Une Bataille électorale en Angleterre - Deux Candidats

UNE
BATAILLE ÉLECTORALE
EN ANGLETERRE

DEUX CANDIDATS.


I.

Le 1er juin 1892, lorsque Richard Winterbottom s’éveilla, sa résolution était prise. Oui, décidément, il serait candidat aux prochaines élections législatives dans le borough qu’il habitait. La veille, deux de ses amis politiques avaient dîné chez lui. Au dessert, selon l’habitude anglaise, les dames s’étaient retirées, et les trois hommes, sitting over their wine, avaient attiré à eux les vieilles assiettes en crown derby où s’étalaient, avec une belle couleur dorée, ici les amandes grillées, là les sardines cuites sur le pain rôti. Certes, on n’avait pas oublié de rapprocher et de placer à la portée de la main les carafes ciselées pleines de claret et de porto, et si vastes et imposantes qu’à côté d’elles, devant les convives, on cherchait instinctivement les vidrecomes. Mais les trois insulaires se bornaient à verser le vin dans de jolis verres de Bohême et ils en vidaient, à petits coups, le contenu, ne s’interrompant de boire que pour grignoter les friandises salées où leur soif, à intervalles réguliers, se renouvelait. Au centre de la table, des fleurs exotiques, produits superbes des serres de l’hôte, languissaient dans l’atmosphère surchauffée. L’argenterie resplendissait, avec le motto qui l’ornait, symbolique devise qu’à défaut d’armes le chef de famille avait adoptée. À coup sûr, il eût préféré autre chose, et sa vanité s’accommodait mal de la modestie de cet ornement. C’est d’un blason authentique qu’il aurait souhaité de décorer le linge, la vaisselle et les voitures de la villa. Mais, comme il n’était ni lord, ni fils de lord, ni baronnet, ni knight bachelor, ni même entitled to bear arms, il se contentait, faute de mieux, d’une figure emblématique quelconque, telle que ses pareils en roture et en opulence en inventent tous les matins pour se différencier des petites gens.

Il était riche. De bonne heure il avait aidé son père à diriger le magasin que ce dernier, dans une inspiration de génie, avait fondé, il y a cinquante ans, au quartier populeux de la ville natale. D’abord, on avait ri de cet industriel extraordinaire, n’affichant aucune spécialité, vendant les objets les plus divers, et qui s’avisait d’offrir à la clientèle étonnée des cotonnades et des lainages au rez-de-chaussée, au premier des jouets et des meubles, du fromage, des conserves et du tard au sous-sol de la boutique. Pourtant les dames étaient venues l’une après l’autre, car ce n’était pas un événement de mince importance que l’ouverture d’un pareil établissement. Du rayon des soieries, les visiteuses étaient descendues au département de l’épicerie, le sourire aux lèvres, prêtes à railler, pourtant réduites au silence par l’aspect engageant des marchandises. Même elles remarquèrent que le beurre du Danemark était d’un penny moins cher qu’ailleurs et que les jambons américains suspendus, manche en l’air, par des crochets d’acier luisant, avaient une couleur et une apparence qui défiaient la comparaison. Bref, les plus hardies s’étaient risquées. Curiosité ou condescendance, elles avaient laissé tomber des ordres que des jeunes gens bien habillés, d’une politesse irréprochable, avaient immédiatement enregistrés. Mais quelle surprise, quand, le lendemain, une tapissière à la caisse noire et aux roues jaunes, portant une inscription flamboyante, The Pantheon, s’arrêta devant les villas, les lodges et les cottages ! Ainsi le service se faisait à domicile, dans des conditions d’élégance et de célérité jusqu’alors inconnues. C’était bien une révolution qui commençait. Moins de dix ans après, le père de Richard était millionnaire.

Un brave homme d’ailleurs, dans toute l’acception du mot. Il avait, ce qui n’est pas rare en Angleterre, épousé une fille d’une naissance supérieure à la sienne, sans fortune, mais que le compte à la banque du commerçant avait éblouie et fait passer sur la mésalliance. Elle était jolie, avec ses yeux bleus, sa taille mince, son teint admirable, et on la regardait avec plaisir, encore que l’ensemble fut sans expression. Malheureusement pour son mari, elle s’était montrée, en quinze années de mariage, dépensière, vaniteuse, sotte à faire pleurer. De sept garçons qu’elle avait eus, six, fatigués de bonne heure de la maison paternelle, couraient le monde à la recherche d’une situation indépendante. Sur l’aîné, Richard, resté au logis, elle avait reporté tout ce qu’une âme égoïste et sèche peut contenir de tendresse. L’éducation du jeune homme avait été celle de la plupart des Anglais de la classe moyenne. Il menait une existence terre à terre dont la platitude tranquille le charmait, loin de le lasser. Dépourvu de culture, d’ailleurs, et sans la moindre curiosité dans l’esprit. Nothing like England ! s’écriait-il volontiers, et c’est en vertu de cette croyance qu’il était resté indifférent aux événemens du dehors, n’ayant même pas voyagé. Il ne concevait pas qu’il y eût au monde quelque chose de plus intéressant que la lecture du journal local, le cricket en hiver, le tennis en été et la course quotidienne entre la villa et le magasin, où son cob le traînait vivement, dès la première heure. D’ailleurs suffisamment matin en affaires. Comme son père, il s’entendait à acheter, à écouler, au meilleur prix, le stock encombrant du magasin, rubans fanés, confections démodées, toute la friperie restée pour compte. C’était vrai, il n’y avait personne comme lui pour lancer, deux fois par an, dans le public, l’alléchant prospectus où s’annonce, en lettres énormes, la liquidation des soldes. Mais son flair n’allait guère au-delà, et qu’importait, au reste, puisque ainsi il vivait heureux, si heureux, qu’à la mort de son père, il craignit de troubler sa vie et n’osa pas se marier ! D’ailleurs, une aventure avait guéri Richard de l’amour. Un jour, ne s’était-il pas avisé de s’éprendre d’une de ses vendeuses, jolie fille de vingt ans, qui n’avait renoncé qu’à force d’argent à lui intenter un procès en breach of promise ? Les femmes, voilà une superfluité dont on pouvait bien se passer ! Et le fait est qu’il s’en passait bien, comme tant de jeunes hommes en Angleterre, sans émotion devant elles parce qu’ils sont sans désir.

Alors, il lui parut que la vie n’avait plus de jouissances à lui apporter. Ses frères étaient loin, et régulièrement il en recevait des nouvelles. C’étaient de rudes travailleurs qui réussissaient à se créer une situation, tous d’un tempérament tenace, froids et pratiques comme il convient. Même deux d’entre eux, l’un de l’Afrique australe, l’autre de la Nouvelle-Zélande, s’étaient mis en relations d’affaires avec la maison paternelle, et des correspondances s’échangeaient où les chiffres, les bordereaux, l’offre et la demande tenaient lieu d’effusions familiales. Que manquait-il donc à Richard Winterbottom ? Héritier de la fortune de son père, à qui la liberté de tester avait permis de laisser au préféré la plus grosse part de son bien, il avait systématiquement écarté de sa route tout ce qui préoccupe ou passionne. Bien qu’il ne s’absentât guère du magasin, il en avait abandonné la direction à un fondé de pouvoirs intelligent, vif, parti de très bas, d’abord factotum, plus tard associé. Aux environs de la ville, se dressait une sorte de château-fort d’une architecture extraordinaire, the Towers, résidence majestueuse où il vivait dans un grand luxe, donnant des fêtes, soucieux surtout d’attirer la première société des environs. Car un nuage obscurcissait son existence. Riche et considéré à Barton, membre du Board of guardians, du conseil communal, alderman, puis maire enfin pendant une année, il s’était heurté, le jour où il avait voulu monter plus haut, à la barrière infranchissable dont s’entoure la gentry anglaise. Ses invitations avaient été refusées, ses visites à peine rendues. Certes, les commerçans, ses confrères, se pressaient à sa table et quelquefois même les magistrats locaux ne dédaignaient pas de s’y asseoir ; mais les châteaux du voisinage boudaient, les majors et les capitaines l’ignoraient absolument. Il était no one, un inconnu, non méprisé à coup sûr, mais simplement dédaigné. Une fois, il avait tressailli d’espoir. À l’occasion de l’inauguration d’un hospice, l’honneur lui était échu de recevoir l’héritier de la couronne. Maire de la ville, il présenta la clé d’or à l’altesse, promena le prince dans la journée, et le soir, dans un grand banquet, prononça l’éloge traditionnel de la souveraine et de sa famille. Le lendemain, quand des maisons pavoisées pour la circonstance, flammes, drapeaux et écussons disparurent, il rêva, espéra, attendit avec anxiété que la faveur royale comblât enfin ses vœux les plus chers. Baronnet, il n’y songeait pas, c’était trop gros ; mais knight bachelor, pourquoi pas, puisque c’était l’usage ? Ce qui avait été souvent octroyé à des maires, après des cérémonies que la reine ou son fils aîné avaient honorées de leur présence, il ne l’aurait pas, lui qui était si généreux, si bienfaisant, le leading citizen de la ville de Barton ? On ne lui fournirait pas les moyens de pénétrer dans ces salons orgueilleux qui se fermaient bien devant Mr Winterbottom, mais qui ne pourraient tenir rigueur à sir Richard ? Il y compta, fut désabusé. Des semaines passèrent ; une lettre vint, du secrétaire du prince, remerciant le maire de l’accueil que ses administrés avaient fait au noble visiteur, et ce fut tout. Notre héros fut accablé. C’était le plus grand chagrin qu’il eût éprouvé de sa vie.

Il en parla avec amertume. Encore s’il avait appartenu au parti d’opposition, au clan libéral de la ville ! Oui, s’il était devenu, comme d’autres qui avaient mal tourné, radical ou home-ruler il aurait compris l’ostracisme dont on le frappait. Mais quand on avait, comme lui, toujours professé les plus purs principes du conservatisme, refusé toute transaction sur les choses les plus sacrées, il y avait lieu de s’affliger de l’iniquité des hommes. Ce n’était pas lui qu’on aurait pu accuser, par exemple, de frayer avec les sectes dissidentes, de réserver ses générosités pour d’autres personnages que les ministres de la religion officielle. Deux fois, le dimanche, il occupait régulièrement son banc à l’église, se refusait à prendre la moindre distraction le jour du Seigneur, blâmait en termes solennels les sacrilèges qui jouaient au tennis entre deux murs clos. Une bouteille de port-wine deux tout au plus, vidées entre amis intimes, c’était bien là tout ce qu’il se permettait. Tory, oui, certes, il l’était, jusqu’à trouver souvent le Premier trop tiède. Questions extérieures ou intérieures, il parlait de tout, en homme sûr de soi, avec une intarissable faconde. Et quand il pérorait ainsi pendant des heures, ses amis l’applaudissaient, déploraient avec lui l’injustice du pouvoir qui tenait obstinément dans l’ombre ses plus dévoués serviteurs. Et on rêvait de réparations éclatantes.

Tout s’y prêtait, et ce soir-là, à l’heure où commence ce récit, M. Richard Winterbottom le démontra avec son éloquence accoutumée. On était à une époque troublée où l’Angleterre hésitante voyait devant elle deux voies ouvertes. L’une, la vieille route, déjà foulée par d’innombrables générations, était la plus sûre, celle qu’avaient suivie les chefs de tout ordre qui avaient fait du pays l’un des plus forts et des plus prospères. Le peuple s’y était engagé après eux, docile à leur voix, fidèle, malgré d’intermittens égaremens, aux leçons de l’histoire et aux préceptes du passé. Ce qu’il en avait coûté à la Grande-Bretagne de prêter l’oreille aux libéraux, tout le monde le savait, Richard surtout. Il parlait avec une emphase impressionnante des malheurs qui accableraient la nation si elle se laissait violer une fois de plus par la décevante éloquence d’un vieillard de quatre-vingts ans. Une fraction du pays deviendrait autonome, légiférerait pour son compte ou à peu près, et déjà séparée par la distance, se désintéresserait de plus en plus de l’Angleterre. Il montrait le pays affaibli, démembré, et bien qu’à ses yeux l’habitant d’Erin ne valût pas grand’chose, il l’injuriait de vouloir partir et s’indignait qu’ayant l’honneur d’être Anglais, il songeât à s’éloigner de l’empire, au lieu de tenter de s’en rapprocher. Et que penser de cette idée singulière qu’il était injuste qu’un électeur disposât de deux votes ? Alors, les riches n’étaient plus les riches ? Froissé dans son amour-propre, dépouillé, non d’un privilège, mais d’un droit, le grand propriétaire tombait au rang de l’humble householder dont le loyer ne dépassait pas trente livres. Et les affaires de Galles ! n’était-ce pas abominable que les habitans de ce pays rêvassent de se défaire d’une religion qu’ils ne pratiquaient pas, pour s’en tenir simplement à la leur ? Ces gens refusaient de contribuer à l’entretien des ministres du culte anglican et il y avait, pour encourager ces tendances subversives, des députés qui allaient plus loin encore, qui inventaient la question agraire, parlaient couramment de l’intérêt ou de la possibilité qu’il y avait à favoriser l’achat des terres par les fermiers. Tout cela était si étrange, si funeste, qu’il englobait dans un mépris général les hommes, les journaux et les livres qui leurraient le peuple de telles sornettes. Et sa colère ne tarissait pas, trouvait encore des alimens dans des griefs de moindre importance. C’étaient la lente invasion des usages et des mœurs du continent, le repos du dimanche de moins en moins observé, la frivolité des habitudes françaises où s’abandonnaient les hautes classes, le tunnel sous la Manche, le pont enfin que des compagnies trop audacieuses songeaient à jeter entre les deux pays. Oui, il était temps que les sujets de la reine, demeurés fidèles à la monarchie et aux vieilles traditions britanniques, opposassent à cet envahissement la résistance que d’honnêtes gens se doivent d’opposer à la barbarie.

La barbarie ! Il n’y avait que la Grande-Bretagne qui fût capable d’en triompher. Personne n’ignorait à quel point elle s’entendait à civiliser. Au besoin, les nègres de l’Afrique auraient pu en témoigner. Rien assurément n’était plus glorieux et plus fécond en résultats incomparables que ces missions commerciales, politiques et évangéliques à la fois, qui parcouraient le continent noir du Niger à la côte orientale. Il en savait quelque chose, lui qui expédiait chaque mois des chargemens de cotonnades et de coutellerie, à destination des communautés africaines. Un de ses voisins, l’armurier de High-street, — son ami, non pas, — mais un homme bien pensant avec qui, une fois l’an, il daignait s’entretenir, aurait pu, lui aussi, certifier qu’il y avait moyen de s’entendre avec ces sauvages et de leur livrer des armes en cachette, pour lutter contre des Européens prétendument civilisateurs. N’était-ce pas une manière comme une autre d’agrandir le champ commercial de la nation ? Richard le voyait s’étendant encore ; il énumérait les peuplades primitives successivement englobées, attirées et comme fascinées par l’irrésistible rayonnement de la puissance britannique. Ce soir-là, son exaltation ne connut plus de bornes. Il montra l’Egypte conquise, la vieille terre des Pharaons à jamais asservie à une Angleterre partout victorieuse. L’univers n’eut plus d’autre marché que les trois royaumes, l’or des peuples passa la Manche, tous les Anglais devinrent millionnaires ; et ainsi fut résolue la question du paupérisme. Il entrevit une Britannia gigantesque, dressée sur un piédestal autour duquel figuraient en relief les races domptées. Des laboureurs, des négocians, des artistes, l’attitude heureuse et reconnaissante, tournaient les yeux vers la déesse dont la main les avait comblés ! Ainsi s’exprimait Winterbottom avec une éloquence fougueuse, maîtresse d’elle-même cependant. Il allait, venait, se levait pour se rasseoir, arpentait une fois de plus la salle à manger. Ses amis, MM. Simpson et Watkins, se seraient plutôt lassés de boire que de l’écouter. Ils contemplaient sa majestueuse personne, la chaîne de montre dont le métal rouge ruisselait sur le gilet très ouvert, la cravate blanche irréprochable, l’habit sorti des mains du meilleur tailleur de Piccadilly. Les escarpins vernis, les chaussettes de soie à fleurettes fines complétaient la tenue du personnage. Et ainsi l’ensemble était imposant, — encore que la face fût enluminée, le crâne chauve, la barbe rousse, et qu’il ne fût que trop apparent, en regardant Winterbottom, que l’élégance et la distinction ne s’obtiennent pas à prix d’argent.

Mais la soirée ne pouvait finir par des discours, si intéressans qu’ils fussent, car c’est peu de parler quand il faut agir. On s’était réuni pour prendre des résolutions sérieuses. Les élections générales étaient proches, tout l’indiquait. Sans doute, fort d’une majorité que les scrutins partiels avaient, hélas ! bien entamée, le premier ministre tenait de la constitution le droit de conserver le parlement jusqu’à l’expiration des sept années. Mais tout démontrait que le marquis de Salisbury n’aurait pas recours à un semblable moyen. Déjà l’opposition était impatiente. Elle harcelait les ministres de ses questions, et dans la presse, dans les couloirs de la chambre, aux clubs et en tous les lieux où s’agitent les politiciens, on commentait les réponses, d’ailleurs hésitantes, des membres du cabinet conservateur. Poussés dans leurs derniers retranchemens, chaque jour assaillis par un ennemi différent, — gladstonien, nationaliste, parnelliste, représentant ouvrier, ils faisaient une belle défense, les Balfour, les Goschen et les Hicks-Beach ; ils tenaient tête à leurs adversaires avec une vaillance intrépide. Quand aurait lieu la dissolution ? On l’ignorait encore au 1er juin et il appartenait aux tories, aux hommes soucieux de l’avenir de l’Angleterre, de s’occuper d’ores et déjà de la lutte future et de s’organiser pour la victoire. Barton était une ville de quelque importance. À une époque où on y comptait cent habitans, Elisabeth traversa en carrosse l’humble village ; sa majesté était altérée ; d’une belle fille elle daigna accepter du fait, honneur insigne qui fut bientôt suivi d’un plus grand. La population fut investie du droit d’envoyer un député aux fidèles communes. Mais cet homme politique, jadis l’élu d’une vingtaine de privilégiés, tenait aujourd’hui ses pouvoirs de près de 5,000 électeurs, acquis à l’opinion libérale, et qui votaient invariablement contre les cabinets conservateurs. Depuis 1879, le siège était occupé par un bel homme réjoui, sir Francis Careford, Bar’, — grand propriétaire, chasseur, excursionniste, yachtsman accompli, qu’on rencontrait à Paris, à Nice, à Monte-Carlo, partout ailleurs qu’à la chambre. Si gai du reste, et si populaire qu’on ne songeait pas à lui en vouloir. À un électeur exigeant qui lui reprochait ses absences, il avait répondu qu’il ne quittait jamais Londres sans avoir conclu avec un de ses collèges de l’opinion opposée l’accord en vertu duquel deux députés, désireux d’être libres, s’engagent à s’abstenir l’un et l’autre dans les votes importans. C’était une tâche malaisée que de vaincre un pareil homme. Il était riche lui aussi : et son titre de baronnet lui donnait une situation que Winterbottom était bien loin de posséder. La distance sociale qui séparait les deux personnages irritait infiniment plus le commerçant que le libéralisme mondain et élégant de sir Francis. Lutter contre lui, lui arracher son siège au nom d’une morale supérieure dont le négociant se croyait le champion, c’était là, aux yeux de Richard, une action essentiellement méritoire, un succès qui attirerait sur sa personne les sympathies bienveillantes du gouvernement.

Alors les têtes se rapprochèrent. Le gros Simpson et le long Watkins pérorèrent à leur tour ; fort avant dans la nuit, on discutait encore, on convint qu’on ne laisserait pas au représentant libéral de Barton la faculté d’être élu, comme aux renouvellemens précédens, unopposed. Jusqu’à présent, en effet, l’heureux législateur avait eu la chance de passer sans concurrent. Sa réélection n’avait jamais été combattue ; aussitôt qu’était fixé par l’autorité compétente le jour de la « nomination, » c’est-à-dire de la désignation des candidats, deux de ses fidèles se procuraient auprès du returning officer chargé de présider aux opérations électorales, une formule imprimée dont ils n’avaient qu’à remplir les blancs. « Nous, soussignés, écrivaient-ils, A et B électeurs et habitans, de Barton dans le Moorshire, désignons par les présentes la personne suivante comme apte à remplir l’office de membre du parlement pour ledit borough de Barton. » Venaient ensuite les indications relatives au nom, au prénom, au domicile, au rang ou à la profession de l’aspirant député. Au-dessous, les deux signatures de A et de B, véritables initiateurs de la candidature et appelés, comme tels, proposer et seconder. Et plus bas, après leur paraphe, on pouvait lire cette mention : « Nous soussignés, électeurs inscrits de la ville de Barton, donnons notre assentiment à la désignation de sir Francis Careford, Bar’, comme propre à exercer, pour ladite ville, la charge de membre du parlement. » Puis, les signatures de huit autres électeurs nommés ceux-ci, assenters, et dont l’intervention avait été nécessaire pour assurer la légalité de la procédure. Les choses suivaient alors leur cours régulier ; le précieux papier était déposé entre les mains de l’officier électoral et, si une heure après cette remise, aucune opposition n’avait été signifiée, le candidat était proclamé élu. Ainsi, depuis fort longtemps, sir Francis passait sans difficulté et c’était là ce qu’il s’agissait d’empêcher. Le returning officer serait, en temps utile et dans les mêmes formes, saisi d’une proposition analogue en faveur de Winterbottom. Il proclamerait l’élection ajournée et fixerait immédiatement le jour du scrutin.

Aussi bien n’était-ce point de ces préliminaires obligés de toute élection disputée que les trois amis s’entretinrent jusqu’à une heure avancée. Non, ils examinèrent d’abord par quel côté on entrerait en campagne. La dissolution étant proche, on pouvait déjà commencer une propagande par la presse, par les affiches et les réunions, et il était loisible tout au moins de s’assurer des services d’un election agent, ce factotum indispensable des aspirans à un siège législatif en Angleterre. Personnalité importante ! À vrai dire, du choix de cette sorte d’homme d’affaires chargé de toute la partie matérielle d’une élection, dépend souvent l’échec ou le succès de l’entreprise. Les relations du candidat et de son agent sont de nature étroite et particulière. On les a parfois assimilées à celles qui existent entre un shérif et son sous-shérif, le premier restant responsable non-seulement des actes du second, mais même des faits et gestes des intermédiaires dont s’est servi ce dernier. Quelques-uns les ont comparées à la position respective qu’occupent vis-à-vis l’un de l’autre le maître et le domestique, le premier répondant nécessairement des négligences de son inférieur, quelles qu’aient été la précision et la rectitude des ordres donnés. Mais le rapprochement le plus ingénieux, à coup sûr le plus anglais, est bien celui qui consiste à mettre en scène, à ce propos, le propriétaire et le capitaine d’un yacht de course. Une erreur de ce dernier vient-elle à léser, pendant l’épreuve, les intérêts d’un rival ? Le possesseur du bateau où la faute a été commise ne peut prétendre au prix de la lutte. Le préjudice causé n’est pas de son fait, soit, il le peut prouver jusqu’à l’évidence ; le concurrent n’aurait pas gagné, c’est encore vrai, alors même que le dommage en question ne l’eût pas atteint. Il n’en est pas moins écarté avec autant de rigueur que l’élu du suffrage populaire dont l’election agent a contrevenu, sans le vouloir ou sans le savoir, aux multiples prescriptions de la loi.

Pour tenir le rôle, Winterbottom pensa tout de suite à l’homme de confiance qui dirigeait depuis si longtemps le Pantheon. C’était un personnage rusé, alerte, toujours sur le qui-vive, pratique comme pas un. Oui, little Mr Cook ferait bien l’affaire. On pouvait s’en rapporter à lui pour côtoyer la légalité et n’enfreindre aucune des dispositions compliquées de la législation électorale. Décidément, il fallait le mander et lui expliquer ce qu’on attendait de son dévoûment. Quand les trois amis se séparèrent, les points principaux étaient arrêtés. Dès le lendemain la candidature du commerçant serait partout annoncée. Au surplus, la période préparatoire était virtuellement commencée. On s’agitait en Angleterre, on entendait gronder l’orage des réunions publiques. C’était à qui prendrait les devans, à qui ne se laisserait pas surprendre par une dissolution jugée imminente. Il n’y avait aucune raison de tarder à faire connaître aux électeurs de Barton que Richard Winterbottom sollicitait leurs suffrages. D’ailleurs, Cook n’avait pas paru surpris des velléités ambitieuses de son patron. Peut-être les avait-il pressenties, car il déclara d’un ton grave que personne n’était plus qualifié que son chef pour représenter au parlement les intérêts politiques des citoyens de la ville. Il eut quelques phrases très nobles et très flatteuses sur le rôle qu’un fidèle sujet de sa majesté pouvait jouer dans les conseils du pays ; il insista sur l’intelligence et le loyalisme impeccable de l’homme qui lui avait confié, à lui Charles Cook, une part prépondérante dans la direction de ses affaires. Et on parlait déjà d’affiches à apposer, de circulaires à lancer, quand M. Cook, de la voix et du geste, calma l’impatience des trois amis. On ne pouvait rien faire sans s’être mis en rapport avec l’agent conservateur de Barton, le délégué des comités centraux d’élection qui se rattachent eux-mêmes aux cercles politiques de la capitale. Pure formalité après tout, car la candidature Winterbottom devait être accueillie avec joie et marquer le réveil du parti dans une ville où depuis douze ans le libéralisme régnait en maître. Mais M. Cook était précisément un formaliste, il ne voulait s’engager qu’à bon escient, il entendait ne rien négliger de ce qui pouvait contribuer au succès de la campagne. Maintenant on se réunissait tous les jours, et c’était curieux de voir le petit homme enfoui dans un large fauteuil du cabinet de son maître procéder à une sorte d’enquête préliminaire et interroger longuement le solennel Winterbottom. « Il y a, disait-il, certaines situations ou certaines affections cérébrales qui entraînent pour ceux qui les occupent, ou qui en souffrent, l’incapacité électorale. Nous allons, si vous le voulez bien, les passer en revue ; mon devoir est de m’assurer que vous êtes parfaitement éligible…

« — Vous n’avez jamais été banqueroutier ; vous ne vous êtes jamais rendu coupable d’illégalités ou de fraudes électorales, de corruption ou de tentatives de corruption ?

« — Mais… non, répondit Richard, un peu surpris.

« — À merveille. Poursuivons. Vous n’êtes ni juge de la haute cour de justice, de la cour d’appel ou des cours de comté, ni recorder de la ville de Barton, ni juge de paix, ni receiver, encore moins shérif ou gouverneur d’une colonie ? »

Pour le coup, le gros Simpson et le long Watkins se mirent à rire. En voilà des questions ! Mais Cook restait grave et il continua son interrogatoire :

« — Vous n’êtes pas pair d’Angleterre, car vous seriez alors inéligible, mais vous pourriez appartenir au corps des pairs irlandais autres que les vingt-huit pairs d’Irlande, élus pour représenter leur ordre à la chambre des lords. Ceux-là, vous le savez, peuvent siéger pour l’Angleterre, l’Ecosse ou le pays de Galles…

« — Non, dit Richard en soupirant, je ne suis rien de tout cela. Un jour peut-être…

« — Nous verrons bien, interrompit Cook. Je constate, n’est-ce pas, que vous n’êtes ni membre du clergé national d’Angleterre ou d’Ecosse, ni ministre de l’église catholique ou de l’une quelconque des sectes dissidentes ?

« — En aucune façon.

« — Voilà qui va bien. Passons à un autre ordre d’idées. Avez-vous été condamné aux travaux forcés ou à un emprisonnement de plus d’un an avec hard labour ? Notez que l’inéligibilité qui vous atteindrait dans l’un de ces deux cas aurait pu cesser si vous aviez subi votre peine ou que vous eussiez été gracié. Cependant, ajouta Cook d’un air dégagé, la chambre paraît souveraine en ces matières. Elle n’a pas hésité à expulser de son sein des députés condamnés pour misdemeanor et qui avaient reçu leur grâce de l’autorité compétente. Veuillez rappeler vos souvenirs et répondez-moi… »

Cette fois, les trois amis éclatèrent. Ce diable de Cook, il était étonnant avec sa science ! Pourtant, la plaisanterie parut un peu forte, et c’est d’un ton assez sec que Richard le pria de continuer.

« — Allons, allons, tout cela est superflu, mon ami ; abrégez, s’il vous plaît. »

Mais l’autre ne se laissa pas déconcerter :

« — Il n’y a rien d’inutile dans ce que je dis, cher et respecté M. Winterbottom. Je connais les obligations d’un agent d’élection. Elles sont minutieuses et innombrables. C’est mon devoir que j’accomplis en ce moment, rien que mon devoir. Je suis tenu de le remplir avec due care, diligence and skill. Et voilà pourquoi je n’hésite pas à clore cet interrogatoire en vous adressant une dernière question, non la moins importante. La législation anglaise déclare que les idiots sont incapables d’être membres du parlement. Êtes-vous idiot ?

« — By Jove, cria le négociant très égayé, j’en serais un fameux, si je répondais à pareille demande. Je crois, ajouta-t-il, qu’à cet égard ma réputation est bien établie…

« — Je le crois aussi, murmura Cook, les lèvres pincées. Vous êtes décidément tout à fait en situation d’être élu et si, comme je l’espère, la victoire couronne nos efforts, il n’y aura, j’y compte bien, aucun motif d’invalidation. Pour le moment, nous sommes en règle ; les comités centraux de Londres vont appuyer votre candidature. Vous avez déjà désigné votre election agent, et c’est à votre humble serviteur, Charles Cook, que vous avez adressé la déclaration écrite réglementaire établissant que vous faisiez choix de sa personne. À l’œuvre maintenant, mon cher maître, je saurai prouver au meilleur des hommes que je suis digne de sa confiance ! »

Il voulut s’en aller, car on l’attendait. Mais Richard ne le laissa pas partir tout de suite. Il fallut boire au succès de la campagne, à la défaite de sir Francis. On vida les coupes avec enthousiasme cependant qu’au cerveau de Winterbottom montait lentement l’ivresse plus noble des gloires futures.


II.

M. Charles Cook avait raison de dire que le rôle d’agent officiel d’un candidat à un siège législatif en Angleterre est particulièrement difficile. Il doit penser à tout et, dès le début, mille préoccupations l’envahissent, mille soins réclament sa vigilance. Tout d’abord, il faut qu’il arrête un local où les avis, les communications, les writs et les documens de tout genre lui seront envoyés. Le returning officer[1] qui est, comme nous l’avons dit, l’agent délégué aux opérations électorales, doit être informé de son adresse en même temps que du choix qui a été fait de sa personne. Il tient dans ses mains la fortune politique d’un homme, et par là, celle d’un parti. Qu’il commette une erreur, qu’il transgresse, de la meilleure foi du monde, l’une des prescriptions de la loi, voilà l’élection annulée après que l’élu en a supporté les fatigues et la dépense. Il faut que sa probité soit à l’abri de toute épreuve ; on en a connu qui travaillaient ostensiblement pour Brown, cependant qu’ils faisaient en secret les affaires de Smith. Et les pièges, les traquenards, les subtilités de la loi anglaise ! Les limites qui séparent ce qui est permis de ce qui est défendu sont si vagues, si mal définies qu’aux plus savans et aux plus honnêtes, il arrive de les franchir. L’election agent doit connaître à fond la circonscription où il opère. Il désigne et enrôle sous sa bannière une foule de subalternes qu’il rétribue et envoie à droite et à gauche faire de la propagande et semer la bonne parole. Sans le vouloir, il peut affaiblir les chances du candidat qu’il représente, rien qu’en faisant des choix malheureux et de nature à froisser les électeurs. Il faut qu’il soit en mesure d’indiquer à son patron politique quels sont les quartiers réfractaires et vers quels points du district il doit porter ses efforts, multiplier les réunions, rallier l’opinion médiocrement disposée. S’il manque de coup d’œil, de confiance en soi, s’il hésite, s’il perd du temps, il se heurte à des difficultés qu’un plus habile eût lestement résolues. Enfin, il est préférable qu’il soit jeune pour qu’il n’ait peur ni du froid ni de la chaleur, ni des rhumatismes gagnés le soir, dans l’humidité des routes, après une journée écrasante.

La rémunération de l’agent électoral fait généralement l’objet d’une transaction de gré à gré. Souvent les deux parties insèrent dans la convention écrite et signée par eux une clause en vertu de laquelle l’importance du salaire dépend du surplus resté sans emploi après acquittement des frais. On sait, en effet, que la loi anglaise (corrupt and illegal practices prévention act 1883) a établi une échelle de dépenses proportionnée au nombre des électeurs du borough ou du comté et que le maximum ne peut en être dépassé sous aucun prétexte. L’election agent a donc un intérêt évident à surveiller de très près ses subordonnés et ses fournisseurs. Aussi se refuse-t-il quelquefois à souscrire à cet arrangement, selon lui trop aléatoire. Il fait observer qu’il aurait sans doute trop de tendances à l’économie et que la réussite finale pourrait s’en trouver compromise. Il préfère que le montant de la somme à payer soit débattu à l’amiable et qu’aussitôt accepté de part et d’autre, il ait la faculté de le porter immédiatement en compte, c’est-à-dire en déduction de l’ensemble des dépenses autorisées. Le taux de l’allocation est habituellement établi entre 5 et 10 pour 100 du capital dont les règlemens permettent au candidat de se servir. On considère que c’est là une base équitable, car si les services demandés à l’agent sont aussi sérieux que pénibles, ils ne peuvent cependant comporter une récompense dont la valeur absorberait la plus grosse part des fonds consacrés à l’entreprise. Le borough de Barton n’était guère étendu. Il renfermait un peu moins de 5,000 électeurs. Or, la législation établit que pour les circonscriptions ou divisions où le nombre des votans dépasse 2,000, le candidat a droit à une dépense personnelle de 380 livres sterling, augmentée de 30 livres pour chaque millier d’électeurs supplémentaires. Winterbottom ne pouvait donc, en dépit de son opulence, consacrer à sa propagande plus de 470 livres sterling.

Aussi n’était-ce point pour le dixième de pareille somme que M. Cook consentait à servir d’agent à son maître. Il n’avait pas songé un instant à refuser à Richard le service que ce dernier réclamait de lui. Habile, concentré, flairant le vent avant de prendre une décision importante, cette fois il était allé droit au but comme si quelque instinct supérieur l’eût averti qu’il y trouverait profit et gloire, Il était bien décidé à s’employer de toutes ses forces au triomphe du commerçant, encore que la connaissance des lieux lui laissât peu d’espoir de déposséder sir Francis. En vérité, il aurait eu mauvaise grâce à se dérober. Depuis dix ans qu’il était à la tête du Pantheon, M. Charles Cook avait dirigé l’établissement avec une méthode admirable. S’il en enrichissait le propriétaire, il avait aussi travaillé pour lui, et c’était avec une satisfaction profonde qu’il constatait, aux balances annuelles, que sa propre part dans les bénéfices était chaque fois plus importante. Riche, il ne l’était pas encore, mais il n’en jouissait pas moins d’un revenu de 700 ou 800 livres par an, a comfortable little income, comme on dit là-bas. D’ailleurs ambitieux, espérant bien monter encore, monter sans cesse, et doué d’autant d’initiative et d’audace que son chef avait de faiblesse et de préjugés. Oui, il irait loin, il le sentait, il en avait le clair et intime pressentiment ! Une fierté le prenait le soir quand, après avoir vérifié les comptes de la journée, donné ses ordres pour le lendemain, signé la correspondance et les chèques, il mesurait, pensif, l’étendue du chemin parcouru. De l’élégant cabinet qu’il occupait, si chaud, si respectable, avec son téléphone et ses tuyaux acoustiques, — Toutes les commodités modernes, — sa pensée vagabondait, le ramenait à un passé déjà bien lointain. Il revoyait tout, l’abandon où l’avaient laissé des parens morts sans fortune, et la maison paternelle, déserte et nue, et l’auctioneer mettant aux enchères les meubles où avait grandi son enfance. Ah ! quelle pitié ! Il n’oublierait jamais les épreuves qu’il avait traversées, ses débuts au Pantheon où le père de Richard, avec sa bonté accoutumée, avait consenti, sur la recommandation d’amis communs, à lui confier un emploi. Et il riait au souvenir des 8 schellings par semaine qu’il gagnait à ficeler des paquets, tracer l’adresse des destinataires de sa belle et ferme écriture. Lentement d’abord, puis rapidement, il montait en grade, passait à la comptabilité, s’insinuait dans les bonnes grâces du patron frappé de sa vive intelligence et des qualités de ce jeune homme moins fait pour obéir que pour commander. Autour de lui, il avait bien senti qu’il soulevait des colères et des jalousies. On ne s’était pas aisément habitué à le voir acquérir une position prépondérante. Mais, avec le temps, sa supériorité s’était affirmée, on ne la contestait plus, on s’inclinait, et quand le fondateur de l’établissement mourut, on trouva tout simple que l’héritier fît à M. Cook une situation exceptionnelle. C’était une chance pour Winterbottom que d’avoir sous la main un pareil fondé de pouvoirs. Et le personnel s’égayait, on se demandait ce que serait devenue la maison sans ce petit homme furet, silencieux et grave, dévoré du désir d’être quelqu’un, prêt à balayer de sa route tout ce qui pourrait faire obstacle à sa marche victorieuse.

Mais d’autres souvenirs, plus intimes et plus émus, s’emparaient alors de lui, le plongeaient dans une méditation délicieuse. Là-haut, au-dessus des vastes magasins du Pantheon, — les plus vastes du monde ! — son cœur entendait aller et venir la compagne qu’il s’était choisie. Quelles délices lorsque le passé lui apparaissait, tout rempli d’heures exquises, depuis l’époque où il s’était fiancé jusqu’à la minute même où il rêvait, les yeux noyés et l’âme heureuse ! Comme il l’avait trouvée jolie, cette petite Maud, quand il s’était assis pour la première fois à la table de l’humble lodging house, où il abritait sa détresse ! Tout de suite il fut à l’aise dans cette modeste maison que la mère et la fille tenaient si propre, toutes deux hautement respectables, courageuses aussi et attentives aux soins du ménage. Il se sentait gagné, pris de reconnaissance pour ces deux femmes, elles-mêmes charmées de leur locataire, de son ardeur au travail, de sa confiance robuste dans l’avenir. Et lorsqu’après quatre années d’intimité avec elles et de vie commune, il confia un soir à Maud Jackson que sa position lui permettait de prendre femme, l’enfant leva les yeux sur lui, si émue et rougissante qu’il comprit qu’il était aimé. C’était fini, ils étaient fiancés. Ils sentirent qu’ils seraient heureux, si heureux qu’ils eurent presque peur de leur bonheur. Lui ne se lassait pas de la regarder, détaillant son visage, épris jusqu’au délire de ses yeux bleu clair, de ses tresses blondes, de ses petites lèvres charnues. Jusqu’au nez qu’il adorait, fantaisiste pourtant et irrégulier, mais dont l’extrémité retroussée lui semblait cent fois préférable au pâle et froid dessin des profils antiques, vaguement entrevus au musée de la ville natale. Légère et menue avec cela, des poignets frêles, un corps d’oiseau, mais où il devinait une volonté de fer, semblable à la sienne, égale, sinon supérieure, en ténacité et en courage.

Brusquement, M. Cook se leva. Est-ce qu’il était fou de rêver ainsi ? Il avait à s’occuper sur l’heure d’une foule de détails dont l’examen et le règlement ne pouvaient souffrir aucun retard. On était au 15 juin et les commentaires allaient leur train sur la récente déclaration du premier lord de la trésorerie. Le 13, M. Balfour avait fait savoir à la chambre que, selon toutes probabilités, la dissolution serait prononcée dans les quatre derniers jours du mois. De date définitive, il ne pouvait pas en fixer, deux conseils devant être tenus à des époques différentes, l’un pour y traiter de la prorogation du parlement, l’autre de la dissolution. Sur ces paroles, quelque peu vagues, les interprétations se donnaient libre cours. Ici, on affirmait que le parlement serait prorogé le vendredi 24 juin et que la reine, ce jour-là, autoriserait la proclamation d’usage concernant les communes. Dans ce cas, le royal warrant transmis au lord high chancellor, investirait ce personnage du soin de lancer, le samedi 25, les writs de convocation du corps électoral. Confiés à la poste, ces documens ne parviendraient guère que le lendemain aux returning officers ; mais, le dimanche étant un dies non en Angleterre, la période des neuf jours, au cours desquels les élections dans les boroughs doivent s’accomplir, ne commencerait qu’à partir du lundi 27. Pareillement, il y aurait lieu de tenir compte du temps nécessairement consacré aux formalités de la nomination (désignation) des candidats ; et il s’ensuivait que le scrutin dans les boroughs ne pourrait, en aucun cas, s’ouvrir avant le 1er juillet. Calculs hâtifs que ceux-là et significatifs de l’impatience fiévreuse qu’avait le parti libéral d’en venir aux mains avec ses impassibles adversaires. D’autres, les gladstoniens d’importance, ceux qui siégeaient au front opposition bench, hochaient la tête, paraissaient croire que l’apparente irrésolution du gouvernement cachait un secret dessein, celui d’empêcher que les élections dans les bourgs n’eussent lieu un samedi. Trop d’électeurs du chantier, de l’atelier ou de l’usine auraient, en ce jour demi-férié, profité de leur liberté pour courir aux urnes. Masses profondes, dévouées au libéralisme, qu’on pouvait, jusqu’à un certain point, tenir à l’écart en ajournant la dissolution au 27 ou au 28.

Les suppositions ne tardèrent pas à tomber devant les explications décisives de M. Balfour. Dans la séance du 17 juin, le vieux Gladstone, le sourire aux lèvres et la fleur à la boutonnière, se leva et, avec la plus parfaite courtoisie, demanda au jeune leader de la chambre des communes s’il était en mesure de fournir au parlement des informations précises quant à la date de la dissolution. La réponse, l’opposition ne la jugea pas satisfaisante et l’accueillit par des murmures. Ce n’était guère que le 29 ou le 30 que la chambre cesserait d’exister ; la bataille électorale, — cette bataille qui ne se livre pas le même jour sur le territoire de la Grande-Bretagne, mais dure, au contraire, tout près d’un mois, — s’engagerait donc plus tard encore qu’on ne l’avait supposé. Sans doute, expliqua le premier lord de la trésorerie, il n’y avait pas de raison pour que les communes n’eussent pas terminé leurs travaux le 22. Mais il convenait qu’une semaine supplémentaire fût réservée aux pairs du royaume pour donner à ceux-ci le temps d’en finir et aux députés la faculté de discuter les amendemens que les lords pourraient introduire dans les bills soumis aux deux chambres. On s’indignait dans le camp de l’opposition, on attribuait des motifs perfides à une conduite assez naturelle, quelque chose comme le désir de reculer la consultation nationale, peut-être d’en affaiblir la portée et le verdict solennel.

M. Cook suivit avec le plus vit intérêt toutes les phases qu’avait traversées la grande lutte qui se préparait. Bientôt, sous sa direction, un état-major d’employés inférieurs se mit en campagne. Il fallut assigner à chacun ses fonctions et sa place. On le vit, pendant les journées qui suivirent, racoler des sub agents (sous-agens), des polling agents (préposés au scrutin), des clerks et des messengers (commis et commissionnaires). Bien que la législation lui conférât le droit de nommer un sous-agent par district de vote, il préféra n’en pas user. Il confia à chacun de ces courtiers électoraux deux quartiers à parcourir et à visiter. Ainsi il effectuait une économie et il limitait, en même temps, le champ des irrégularités et des erreurs, car il est clair qu’avec un personnel restreint, le risque est moindre des excès de zèle qui donnent prise aux chicanes de l’adversaire. Aux polling agents il rappela en quoi consistaient leurs devoirs : assister en personne au scrutin, — demeurer jusqu’à la clôture dans la salle de vote, — s’assurer que ceux-là seuls y prennent part qui figurent sur les registres, vérifier leur identité, signaler les supercheries s’il venait à s’en produire, accepter, pour tout ce qui concerne le bon ordre, l’autorité du président du bureau, enfin surveiller le dépouillement. Restait à engager, — outre les courriers, commis, porteurs, distributeurs de professions de foi, — ces auxiliaires volontaires et non rétribués qu’on appelle des canvassers, véritable armée au service du candidat et dont il importe de dire quelques mots. C’est qu’en effet, lorsque un election agent a fini de recruter l’état-major dont il s’entoure, il s’en faut que sa besogne soit accomplie. Le concours des employés rétribués étant, en vertu de l’act du parlement, strictement limité, une obligation s’impose, celle de faire appel aux services d’une clientèle politique non payée qu’on désigne communément sous le nom d’unpaid agency. Jusqu’où un candidat peut-il aller dans cette voie, de quels procédés peut-il user, voilà la question, et elle est extrêmement délicate. Mener à bien une élection, sans l’assistance de ces partisans désintéressés, constitue une véritable impossibilité. Rien cependant ne semblerait plus aisé que de confier à des admirateurs la tâche de prêcher pour soi, si l’aspirant député n’était pas, dans ce cas comme dans les autres, responsable des actes de ses émissaires. Ce ne fut pas sans travail et sans grande peine que M. Cook parvint à organiser la troupe alerte des canvassers. Les amis de Winterbottom, hommes, femmes, jeunes filles même, se déclarèrent prêts à envahir la circonscription, à forcer la porte des inscrits, à engager avec eux des discussions passionnées sur le mérite respectif des concurrens. Il équipa ces mouches politiques de tout l’attirail ordinaire, circulaires, professions de foi, feuilles détachées relatant le nom, l’adresse et l’opinion présumée de l’électeur à convaincre et à ramener. Il leur remit des cartes de visite portant le nom du président du comité central et des imprimés où on pouvait lire : Mr’s (le nom en blanc) vote and interest are respectfully solicited on behalf of Richard Winterbottom the conservative candidate. Ainsi les votans de Barton se transformèrent en personnages académiques, priés, requis, conjurés d’accorder leurs suffrages au client des canvassers. La plupart d’entre eux résistèrent. Beaucoup éconduisirent plus ou moins poliment ces commis-voyageurs en élections politiques. On remarqua que les femmes insistèrent avec une ténacité bien supérieure à celle des hommes : outre qu’elles se sentaient protégées, par leur sexe même, contre l’humeur des intransigeans, elles apportaient à la lutte une âpreté extraordinaire. Peut-être M. Cook avait-il employé le bon moyen pour les gagner à sa cause. Sans doute, dans l’oreille de quelques-unes, il avait murmuré des promesses alléchantes, quelque chose comme un fort rabais sur des marchandises convoitées ou l’ajournement discret et indéfini d’un règlement depuis longtemps en souffrance.

D’ailleurs, il était infatigable. Il existait à Barton un conservative club, avec lequel il importait qu’il entrât immédiatement en relations. C’est dans le sein de ces assemblées locales qu’un agent électoral rencontre ses plus chauds partisans. Tirer parti de leur zèle, de l’influence dont ils disposaient, c’était un des premiers devoirs de M. Cook. Mais là aussi, on a quelquefois affaire à des amis maladroits, ne possédant sur la loi et les pièges qu’elle renferme que des notions superficielles. Accepter l’assistance d’associations de ce genre, c’est encore se rendre responsable des actes individuels ou collectifs de leurs membres, encore qu’il soit difficile au candidat d’en modérer les témérités. Mais quel est l’aspirant à un siège aux communes qui consentirait à se priver de leurs services, à refroidir l’ardeur des siens, et par là à réduire ses chances ? Cook n’hésita pas ; il utilisa le local du club en y installant le central committee room, c’est-à-dire le comité directeur. Avec cette souplesse qui lui était particulière, il se fit conférencier, il mit en garde son auditoire contre les pièges qui l’entouraient. « Évitez, s’écria-t-il en terminant, les faits répréhensibles connus sous le nom de bribery, car vous savez que la corruption de l’électeur est interdite ; — De treating, car un verre d’ale offert mal à propos nous causerait le plus grave préjudice ; — de undue influence car les menaces sont sévèrement défendues ; — de personation, car nul n’a le droit de voter pour un absent ou pour un mort, ou de voter deux fois dans la même élection. Ne payez, ni ne vous engagez à payer des voitures pour transporter les électeurs au bureau de vote. Élisez maintenant les membres du comité directeur ; à leur tour, ceux-ci désigneront leur président, vice-président et secrétaire. » Puis, toujours ferré sur le code, il annonça que la législation lui donnait le droit d’organiser autant de committee rooms de district que la circonscription comptait de lois cinq cents inscrits. Il put ainsi en créer neuf dont il arrêta la composition avec soin ; et ce furent encore des entretiens familiers où il s’expliqua de nouveau sur les pratiques condamnées par la loi.

Cook, répétons-le, aurait pu agir en dehors de tout club local, mais il était, ne l’oublions pas, à peu près sûr que Richard ne passerait pas ; dès lors, il y avait un effort honorable à accomplir pour conquérir à son maître le plus grand nombre de voix. D’ailleurs, au cas où le commerçant aurait battu sir Francis, il ne craignait pas que l’élection courût le risque d’être invalidée, tant il se mouvait avec aisance dans le dédale des lois britanniques. Constatons-le en passant, les mœurs électorales de la Grande-Bretagne sont en progrès si sérieux sur les vieilles et ignobles pratiques d’il y a cent ans, qu’elles paraissent aujourd’hui presque irréprochables. Le ballot act, le corrupt and illégal practices prevention act ont singulièrement purifié l’atmosphère jadis si trouble et empoisonnée. L’obligation qui s’impose à l’agent du candidat, heureux ou non, de rendre compte de ses dépenses au returning officer dans un délai de trente-cinq jours après la proclamation du scrutin, est la juste sanction des sévérités de la loi. Cook soldait lui-même ses factures ; et le dossier qu’il avait ouvert, dès la première heure, ne contenait que des documens bien en ordre, classés par date, minutieusement étiquetés. D’un coup d’œil, il pouvait savoir ce qu’il avait déjà payé, quelle somme restait encore à débourser avant d’atteindre la limite extrême prévue par les règlemens. À mesure que le temps marchait, il remplissait avec méthode tous les devoirs de sa charge. Le jour vint où il fallut organiser des réunions publiques. Il s’acquitta, non sans souci, de ce nouveau soin : Winterbottom l’en pressait vivement.

Une fois de plus, Charles Cook se mit à l’œuvre. Un meeting fut annoncé dans la presse locale dévouée à sa cause, des affiches gigantesques tapissèrent les murs de la ville. Mais cette réclame ne lui parut pas suffisante. Un matin, l’électeur reçut une carte postale où l’heure et le lieu de la réunion étaient soigneusement indiqués. Attention délicate qui fut appréciée à cause de son caractère individuel. On se décida à confier la présidence de l’assemblée à un alderman, gros négociant de Barton, l’un des plus fort imposés. Les leaders du parti décidèrent qu’ils entoureraient leur candidat et se grouperaient autour de lui sur la platform. Pensant à tout, toujours en éveil, Cook examina lui-même les affiches, s’assura qu’elles portaient bien le nom et l’adresse de l’imprimeur. Il fit expédier aux électeurs la profession de foi de Richard par la poste, moyen sûr qu’il jugeait plus digne, bien supérieur, depuis les réformes, à l’ancien electioneering hurlyburly. Avant le meeting il acquitta lui-même tous les frais que nécessitait la réunion, location de la salle, placards, en général toutes les notes dépassant deux livres sterling. Enfin, il se rendit au local choisi une heure avant l’ouverture et quand on fut placé, quand la séance fut ouverte, il se mit discrètement en arrière, évitant ainsi de se donner de l’importance, de paraître too prominent.

Elle était houleuse, la salle, et médiocrement disposée en. faveur de Winterbottom, lorsque celui-ci s’y présenta le 24 juin à 8 heures du soir, flanqué, nous l’avons dit, de six personnages importans du parti conservateur. On était dans un de ces lecture halls, comme il s’en rencontre partout dans les villes anglaises. La veille peut-être, des conférenciers, des voyageurs y avaient exposé leurs idées sur les questions du jour ou sur les résultats d’une exploration dans des territoires lointains qu’il convenait de saisir. L’auditoire se composait d’élémens divers. Le parti radical et home-ruler y était largement représenté. De temps en temps des hourras s’élevaient : Three cheers for M Gladstone ! Une partie de l’assemblée applaudissait bruyamment. Mais une contre-manifestation ne tardait pas à se produire, et cette fois, c’était le nom de lord Salisbury ou celui d’A.-J. Balfour que les amis de Richard lançaient à toute volée à leurs partisans. Un instant après, c’était sur la personnalité, — sacro-sainte ou détestée, — de MM. Sexton ou O’Brien que la foule se livrait à des démonstrations tumultueuses. Quand le gros alderman Oaksmith monta au fauteuil, tout de suite le tapage commença. « Gentlemen, dit-il, je n’ai pas besoin de vous présenter mon éminent (rires)… mon éminent ami Richard Winterbottom. Vous le connaissez (oui, oui) et vous allez l’entendre. Je vous demande de voter pour lui, de l’envoyer représenter au parlement les intérêts de la ville (Bravo 1 — Jamais ! — We’ll thrash him !) » Richard se leva, après ce bref préambule, et fit deux pas en avant, car il s’était jusque-là dissimulé derrière le président. Ses favoris roux, son teint animé et l’air de confiance répandu sur son visage excitèrent d’abord quelque hilarité. Mais à peine ouvrit-il la bouche, des grognemens l’accueillirent et ce fut, pendant cinq minutes, dans les deux camps, un vacarme si prolongé qu’il tenta vainement de se faire entendre. Sur quoi, ses amis s’empressèrent et réussirent à obtenir le silence. « Mr Chairman, gentlemen, dit-il d’une voix altérée, j’espère que malgré les divergences d’opinion qui séparent les hommes qui sont ici, l’assemblée voudra bien me permettre de parler (oui ! non ! shut up !)… Je vais vous expliquer pourquoi je suis au milieu de vous. Je viens défendre une grande et noble cause, je viens m’élever de toutes mes forces contre le démembrement de la patrie (oh ! oh !)… J’ai hésité, je l’avoue, avant de me constituer le champion des intérêts les plus sacrés du royaume-uni, tant j’espérais qu’il se rencontrerait dans cette intelligente ville de Barton (rires),.. un homme plus qualifié que moi pour vous représenter (so there will !)… Mais pour des raisons qu’il serait inutile de développer, personne, parmi mes amis politiques, ne s’est déclaré prêt à soutenir les grands principes conservateurs. C’est dommage ! j’ai dû faire violence à ma modestie (applaudissemens d’une partie de l’auditoire : go ahead !)… Quant à ceux qui sont venus ici dans le dessein de m’empêcher de parler (haussant le ton), je le leur dis avec toute Ténergie dont je suis capable, ils ne réussiront pas dans leur entreprise (à la question ! go home ! you are a fool !)… »

L’orage gronda de plus belle. On sifflait, on riait de la colère de Winterbottom, de ses yeux enflammés, de sa parole lourde et heurtée. Pourtant il avait prononcé les phrases qui précèdent sans trop de difficulté, aucun Anglais de la classe moyenne n’éprouvant d’embarras pour débiter des lieux-communs. Dans le pays où le geste est sobre, l’attitude froide et compassée, où il est de mauvais goût d’employer plus de mots qu’il n’en faut pour exprimer sa pensée, il se produit, à l’issue des banquets et au cours des cérémonies, un phénomène singulier. C’est à qui se livrera à des démonstrations oratoires dont le moindre défaut est l’insignifiance. De ces hommes habituellement concentrés s’échappe un flot de platitudes, de clichés entendus ailleurs et soigneusement retenus, toujours les mêmes, à quelques variantes près. Winterbottom était bien le type achevé de ces discoureurs. Mais il n’était pas de force à résister à des interruptions prolongées. Le président de la réunion dut intervenir : « Je mettrai dehors moi-même les meneurs de la bande. »

Cette façon de rétablir le silence parut malheureuse. Le tumulte s’accrut. On accabla de sarcasmes l’infortuné commerçant qui s’épuisait en efforts, ouvrait démesurément une bouche dépeuplée. On lui servit, avec des gestes appropriés à la circonstance, l’inévitable For he’s a jolly good fellow, ce à quoi ses partisans répondirent en entonnant le Rule Britannia. Ce fut une cacophonie épouvantable. On entendit, dans une éclaircie, le candidat demander à ses ennemis quelle était la somme qu’ils avaient reçue pour insulter un homme de son importance et de sa valeur. Un instant, on en vint aux coups ; il y eut des horions échangés, ce dont un conservateur profita pour s’écrier, dominant le désordre : « Voilà bien le spécimen de ce que serait un parlement irlandais !» À ce moment, M. Cook apparut derrière Richard et lui glissa deux mots à l’oreille : la situation devenait intenable, il fallait dissoudre le meeting, l’assemblée étant trop hostile. Si on continuait, le compte-rendu de la feuille libérale serait trop chargé. Alors, après une consultation à voix basse, on vit les personnages qui occupaient la platform disparaître au milieu des groupes. Quelques assistans chantèrent le God save the Queen. C’était leur manière de faire comprendre que le spectacle était terminé.


III.

Cependant la chambre de 1886 expirait. La cérémonie de la prorogation, sorte de prélude d’une dissolution imminente, avait eu lieu au bruit des cloches qui célébraient l’anniversaire du couronnement de la reine. On eût dit que la capitale se réjouissait de voir la fin d’un parlement unioniste. L’air des rues était imprégné d’une brume tropicale, la chaleur était écrasante. Chez les lords, les formalités habituelles s’accomplissaient prestement, sans qu’aucun incident tranchât si peu que ce fût sur le cérémonial consacré par les âges. Le lord chancelier suait à grosses gouttes sous son énorme perruque et les quatre fellow commissioners ne paraissaient pas à l’aise sous la pourpre et sous l’hermine. Il n’y avait heureusement qu’un petit nombre de bills auxquels manquât encore la sanction royale. Le reading clerk n’eut pas à crier trop souvent d’une voix monotone : « La Reyne le veult. » Au banc de la trésorerie, lord Cross, le comte de Mount-Edgcumbe, — en face, le duc d’Argyle. Dans la galerie, des étrangers ouvraient la bouche à ce décor suranné. Ils regardaient lord Halsbury qui marmottait, de la voix la plus sourde, le discours du trône, lequel, d’ailleurs, ne contenait rien d’intéressant. « Vous n’en pouvez plus, fidèles communes, disait en substance ce document. Je vous ai fait appeler pour vous dire adieu. Good bye ! good bye ! Partez tranquilles, je n’ai l’intention de chercher querelle à personne, ni aux États-Unis, ni à la France. Je suis contente que vous ayez voté le budget. On parle de transformer le laboureur britannique en fermier, et celui-ci en propriétaire : c’est bien, l’idée me plaît. Aux Indes, on s’achemine, — oh ! bien lentement, — vers une sorte de home-rule. L’île Maurice, ravagée par les élémens, n’a pas été oubliée par vous. Merci, c’est parfait, que Dieu vous bénisse ! » — Était-ce fini ? pas encore ; restait la procession du speaker qui, lorsqu’il passa chez les lords, fut encore précédé de la masse. Mais dès que la prorogation eut été lue, ce symbole d’autorité disparut. On le serra soigneusement, car il ne devait plus servir qu’au nouveau président. L’ancien, dépouillé de ses attributions, retourna à la chambre sans aucun insigne. À son tour, il donna lecture du message royal, mais de la table simplement, non du fauteuil de la présidence qu’il n’avait plus le droit d’occuper. Puis les membres présens défilèrent devant lui avant de sortir. C’était le shake hands, la poignée de main du départ, pour quelques-uns l’adieu définitif à une chambre qu’ils ne verraient plus.

Le même soir, aux quatre points cardinaux du royaume-uni les writs s’abattaient en masses serrées. Ceux qui étaient à destination des comtés allèrent au haut shérif ; au maire, on remit ceux des boroughs, ou au returning officer s’il était autre que le magistrat municipal. Tous avaient été confiés à la poste, par plis chargés, et cette administration, d’ailleurs remarquable, avait l’ordre d’en hâter la distribution. Londres seul était l’objet d’un traitement privilégié. Les courriers du Crown office les déposaient en personne dans les circonscriptions de la grande ville, laquelle, tenant ainsi la tête, élisait ses représentans un ou deux jours avant la province. Comme les autres boroughs, Barton avait reçu l’arrêté qui enjoignait au returning officer de convoquer les électeurs dans les délais prescrits par la loi. Winterbottom procéda immédiatement aux démarches nécessaires. Cette fois, sir Francis Careford ne passerait pas unopposed et la lutte allait s’engager. Déçu par l’échec subi au meeting, certes, le directeur du Pantheon l’avait été ; mais de penser que le résultat final en lût compromis, c’était une idée qui ne lui vint point. D’ailleurs, Cook se multipliait. L’élection avait été fixée au vendredi 8 juillet. Les amis de Richard remuaient ciel et terre dans l’intérêt de sa candidature. Brusquement, une nouvelle éclata qui semblait en assurer le succès.

Deux jours avant le poll, Cook, le soir, rentra chez lui, harassé. Vraiment, il lui tardait que tout cela fût fini !.. Il se donnait un mal énorme pour gagner des voix à son patron, avec la claire intuition qu’il perdait son temps. Lui, si régulier d’habitude et si méthodique, quittait maintenant le logis dès le matin, rentrait rarement à l’heure des repas. Mais sa mauvaise humeur se dissipait vite à l’accueil tendre et souriant de sa femme. — Vous voilà donc, Charlie, lui cria-t-elle du plus loin qu’elle l’aperçut. Hein ! que dites-vous de l’événement ? — Un événement, quoi, quel événement ? dit Cook, déjà vautré sur un siège… — Vous ne savez pas ? Sir Francis Careford est mort à neuf heures, après dîner. Un domestique l’a trouvé dans sa chambre, respirant à peine, suffoqué. On a appelé des médecins qui n’ont rien pu… Maintenant la route est libre, ajouta Maud en regardant fixement son mari.

Cook demeura stupide. Quoi ! sir Francis emporté ainsi, tout d’un coup ? Il se fit répéter la nouvelle, n’en croyant pas ses oreilles, demandant des détails que Maud n’avait pas. Elle ne savait qu’une chose, c’est que le député sortant de Barton n’existait plus. Et elle émit des conjectures. Sans doute, quelque congestion l’avait foudroyé à la suite d’une fête trop prolongée…

— Eh bien ! dit Cook ébahi, voilà un incident auquel je ne m’attendais pas. M. Winterbottom a de la chance, car il n’est pas probable que d’ici à après-demain… Mais j’y pense, expliqua-t-il, aux termes de la loi, le returning officer va être obligé de décommander le vote et de reporter à un autre jour les opérations du scrutin. N’importe ! À supposer qu’une candidature libérale surgisse, elle viendra bien tard, et le nouveau concurrent ne sera pas aussi populaire que ce pauvre baronnet. Oui, répéta-t-il en riant, décidément, c’est de la chance.

— Je ne suis pas de votre avis, répliqua tranquillement Mrs Cook. Je connais un candidat qui se présentera certainement et battra le plus aisément du monde M. Richard Winterbottom.

— Qui donc ? demanda Cook, de plus en plus ahuri.

— Vous !

— Moi ?

— Oui, vous. L’heure est solennelle, chéri. Voilà assez longtemps que vous faites les affaires des autres, il est temps de penser à vous. Vous allez vous démettre de vos fonctions d’election agent pour le compte d’autrui. Vous en choisirez un pour vous, sans perdre une minute. Comme vous le disiez justement tout à l’heure, le scrutin va être remis à une date ultérieure ; mais dès que le nomination day aura été désigné, vous chercherez et vous trouverez facilement le proposer et le seconder ainsi que les huit assenters nécessaires. En attendant, nous brusquerons les choses. Il faut que votre candidature soit annoncée dès demain et que les murs de la ville se couvrent d’affiches. Votre profession de foi sera libérale, bien entendu, courte aussi, mais nette et vigoureuse comme doit l’être l’entrée en scène d’un homme de valeur. Si nous avons le temps d’organiser une réunion, nous n’y manquerons pas. Sinon nos émissaires, nos canvassers se chargeront de travailler pour nous. Mon ami, l’opinion sera avec vous. Vous me l’avez affirmé cent fois, le patron ne sera pas élu. En le supplantant, en prenant le siège qu’il sollicite, vous ne lui faites, par conséquent, aucun tort. Eh bien, quoi ? ajouta-t-elle, en voyant que son mari restait silencieux, mais répondez donc, qu’en pensez-vous ?

Cook regardait sa femme, qui était charmante ce soir-là dans son peignoir rose, jolie et fraîche comme aux premiers jours de leur mariage. Certes, il avait de l’aplomb, et les scrupules, en général, ne l’étouffaient point. Mais de penser qu’il allait ainsi jeter le masque, porter au public et à Richard un tel défi, la peur le prenait et aussi un vague remords. Il murmura :

— Mais, Maud, c’est impossible. Que voulez-vous qu’on dise de moi ? Songez à Winterbottom, aux vengeances que lui soufflera sa colère. Le moins qu’il puisse faire, c’est de me mettre à la porte…

— Et le traité qui vous lie encore à lui pour plusieurs années, vous l’avez oublié, mon chéri, répliqua Maud de sa voix douce. Il ne pourra ni ne voudra se priver de vos services, il a trop besoin de vous, mon trésor. Au début, je le veux, il ne sera pas satisfait. Mais que désire-t-il, après tout, cet homme ? Une distinction honorifique, un titre, le hochet dont s’éprennent les âmes vulgaires ; nous savons cela, Charlie, nous avons assez souvent ri de sa vanité et de ses manies. Eh bien, quand vous représenterez Barton aux communes, c’est alors seulement qu’il aura des chances d’obtenir ce qu’il convoite. À votre âge, on a devant soi une carrière admirable. Vous ne tarderez pas à être connu à la chambre, vous y parlerez, vous y serez apprécié et admiré. Je ne vous en donne pas pour quatre ans à être sous-secrétaire d’État parlementaire. Ministre de la couronne, vous le deviendrez, je le sens, j’en suis certaine ! Oh ! my darling, ne me privez pas, ne vous privez pas vous-même de l’avenir glorieux que je rêve pour vous ! Il y a dans la vie des occasions qui ne se présentent qu’une fois. Il faut les saisir, Charlie, et les saisir de si magistrale façon qu’il n’y ait pas de risque qu’elles s’échappent. Je le répète, vous serez nommé, parce que vous êtes aussi fort et intelligent que Winterbottom est faible et borné. Pas d’hésitation, je vous en supplie. N’est-ce pas, vous ferez ce que je veux, vous le ferez, n’est-ce pas, mon amour ?

Elle s’était assise sur ses genoux et de ses bras entourait la tête de Charlie. Elle lui parlait dans les yeux, presque dans la bouche. Quelquefois, elle s’interrompait pour l’embrasser. Toute sa personne était séduisante, et dans ses regards brillaient la tendresse et le courage. Quelle artiste et comme elle fut pratique ce soir-là ! Elle discourut à perte de vue ; — affaires, argent, élections, comité libéral, votes, scrutin, majorité, elle n’omit rien, discuta tout, réfuta tout. Il résistait encore cependant. Il argumentait, hochant la tête, montrant les points faibles. Alors elle se dégageait, arpentait la chambre conjugale, recommençait son plaidoyer avec plus d’ardeur que jamais. À deux heures du matin, Cook fut conquis, et, quand les époux s’endormirent, la grande résolution était prise.

Charlie, le lendemain, remercia sa femme. Il ne comprenait pas comment il avait pu hésiter. L’aventure lui plaisait parce qu’elle flattait ses instincts, son goût de l’étrange et de l’imprévu. Il s’habilla et expédia son breakfast à la hâte, courut au club libéral où l’agitation était à son comble. Il y comptait de nombreux camarades avec lesquels ses relations restaient les mêmes, quoiqu’il fût au service d’un adversaire. D’ailleurs, il n’avait jamais professé d’opinion tranchée ; l’eût-il fait, il ne se fût point aliéné les sympathies, car en Angleterre, — heureux pays ! — il est rare que les dissentimens politiques engendrent la brouille et la discorde. Il ne rencontra que figures consternées. On s’abordait, on se demandait s’il serait possible de découvrir un candidat, et si la mort de sir Francis, en désorganisant le parti, n’assurerait pas la victoire tranquille de Winterbottom. Cook n’hésita pas à dévoiler ses desseins. Quand, après un court préambule, il joua, comme on dit, cartes sur table et annonça qu’il se présentait contre son patron, les groupes qui l’entouraient s’esclaffèrent. L’idée fut trouvée si drôle qu’elle obtint, par cela même, un succès fou. Cependant on ne pouvait accepter sa candidature sur une simple déclaration. Il dut subir un examen auquel il se prêta de fort bonne grâce. Il promit tout ce qu’on voulut, s’engagea à voter tout ce que M. Gladstone proposerait, à se ranger, en un mot, parmi les fervens de la bannière libérale. Vif et intelligent, il le fut comme d’habitude. Pourquoi donc ne l’aurait-on pas accepté ? En un clin d’œil, tout s’arrangea. Des télégrammes furent lancés à Londres, on accomplit les formalités nécessaires. La première consista à fournir au returning officer la preuve officielle de la mort du baronnet. Celui-ci recula le poll de quelques jours, comme la loi le lui prescrivait.

Ainsi tout marchait à souhait de ce côté-là. Fort de l’appui qui lui était accordé, Cook, au sortir du club, fit quelques pas dans une direction bien connue de lui, s’arrêta, rétrograda et réfléchit au milieu de la rue, le front penché, l’attitude irrésolue. Mais il n’était pas de ceux qui tergiversent. Relevant la tête, il héla un hansom, donna l’adresse de la villa Winterbottom. Une demi-heure après, il sonnait à la grille des Towers, et en attendant qu’on lui ouvrît, s’applaudissait in petto de sa décision et de sa vigueur. Il jugeait qu’il était préférable d’attaquer la bête par les cornes, c’est-à-dire de communiquer à Richard les événemens de la matinée. Puisqu’il les apprendrait infailliblement, autant valait, n’est-ce pas ? qu’il les tînt de sa propre bouche. Lui seul, avec sa souplesse rusée, était capable de lui glisser la pilule et d’en adoucir l’amertume.

Il trouva le patron très grave, prêt à sortir. Le gros Simpson et le long Watkins étaient avec lui : « La Providence est avec nous, Cook, déclara Winterbottom. Il est évident qu’elle m’a chargé d’une mission. En terrassant le frivole Careford de sa main puissante, elle a montré, n’en doutez pas, le cas qu’elle fait des hommes qui conduisent les nations à leur perte. Venez, mon ami, je vais vous ramener à Barton dans ma voiture. En route, nous nous entretiendrons des conséquences que peut amener cette mort extraordinaire.

— Excusez-moi, répliqua Cook, j’ai à vous faire une communication de la plus haute importance et qui rendra sans doute inutile votre course en ville. Nous serons mieux dans votre cabinet, moi, pour exposer ce qu’il faut que je dise, — vous, cher et respecté monsieur Winterbottom, pour l’écouter. Ces messieurs ne sont pas de trop, ajouta-t-il, en se tournant vers les deux amis. »

Tous demeurèrent. Alors Cook prit la parole, passa en revue la situation. Jamais il ne s’était senti si en verve. Il représenta à Richard que le décès de son concurrent n’augmentait pas les chances du conservateur, laissait simplement les choses en l’état. À l’entendre, le parti libéral était décidé à faire un effort vigoureux pour conserver ses positions. Sûrement, — il ne pouvait le celer à son maître, — cet effort serait couronné de succès. Certes, leurs adversaires découvriraient aisément un homme, — un homme quelconque, — prêt à affronter la lutte et dont le triomphe, — hélas ! — ne serait pas douteux. Il rappela à Richard l’échec de la réunion publique qu’il avait organisée, et insista sur l’impossibilité où se trouvaient les conservateurs de détourner le courant qui entraînait les électeurs vers le radicalisme de Gladstone et de Morley. C’est alors qu’il avait eu, lui, Cook, une inspiration de génie. Flairant la déroute, sentant la partie perdue, soucieux d’épargner à son bienfaiteur l’humiliation de la défaite au-devant de laquelle il courait, il s’était spontanément offert aux suffrages des libéraux. Si étrange que cela parût, il avait sollicité la candidature. Et pourquoi ? Oui, pourquoi se résignait-il à ce sacrifice, pourquoi consentait-il à laisser peser sur lui l’horrible accusation de duplicité et d’ingratitude ? Simplement pour continuer d’être utile à Winterbottom, jusqu’à la mort. Était-il préférable, — il le demandait à son chef, — que Barton fût représenté par un député hostile ou simplement indifférent au propriétaire du Pantheon, ou que le siège aux communes fût, au contraire, occupé par un de ses amis les plus dévoués, par un homme qui s’emploierait, — ici Cook se rapprocha de son interlocuteur et lui par la presque à l’oreille, — qui s’emploierait à lui faire obtenir ce qu’il désire ? — Entre ces deux alternatives, il n’avait pas balancé, il avait résolument choisi la seconde, car il convenait d’être pratique et de tirer des événemens le meilleur parti. En résumé, il fallait opter entre l’insuccès, le cortège de chagrins et de déceptions qu’il entraîne, — et la victoire, non de Richard, il est vrai, mais de quelqu’un qui était si bien un autre lui-même qu’il faisait litière de ses convictions pour l’honneur et dans l’intérêt de son patron.

Winterbottom avait écouté, sans mot dire, l’insidieuse rhétorique de Charles Cook. Aux premières paroles, il avait tressailli de surprise et de colère. C’était la fin d’un rêve, l’écroulement d’espérances longtemps caressées. Il regarda ses deux amis, mais ceux-ci détournèrent la tête ; sans doute ils ne croyaient plus à son étoile. N’importe, il n’accepterait pas sans combattre la solution que son factotum apportait ainsi toute prête, sans qu’il eût le choix de la rejeter. Il allait parler, on ne lui en laissa pas le temps. À peine Cook, d’une voix vibrante, eut-il achevé sa péroraison, Simpson et Watkins applaudirent avec frénésie. Ils entourèrent Richard, l’accablèrent de félicitations si bruyantes, le complimentèrent avec tant de chaleur sur l’héroïque dévoûment de son employé, qu’en son âme, il se sentit ébranlé. Il voulait discuter encore, on le réduisit au silence. Les argumens tombèrent sur lui, pressans, irréfutables, drus comme grêle. Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ? Qu’il cédât, et il finit par s’y résigner, de guerre lasse. On convint qu’il adresserait par écrit le retrait de sa candidature au returning officer.

Huit jours après, Cook fut élu ; Dieu sait si on en fit des gorges chaudes ! Lorsqu’il accourut aux Towers pour annoncer à Winterbottom l’heureux résultat, celui-ci soupira profondément. « Vous seriez le dernier des hommes si vous tardiez à être ministre ! » murmura-t-il à l’oreille du nouveau parlementaire. Cook le regarda, sourit sans répondre. Mais il fallait boire à ses succès à la chambre et quand on servit le vieux vin d’Espagne, tous y goûtèrent. Un instant le fin cristal garda la trace de leurs fortes lèvres, pendant que sur les parois des verres brillaient quelques gouttes de pâle sherry, pareilles à des larmes mal essuyées…


JULIEN DECRAIS.

  1. Le maire, d’habitude, dans les bourgs, et dans les comtés, le shérif.