Une Banque allemande - David Hansemann et la Société d’escompte

Une banque allemande – David Hansemann et la société d’escompte
Arthur Raffalovich

Revue des Deux Mondes tome 22, 1904


UNE BANQUE ALLEMANDE

DAVID HANSEMANN ET LA SOCIÉTÉ D’ESCOMPTE


I

L’un des principaux établissemens de crédit allemands, la Société d’Escompte, célébrait, il n’y a pas longtemps, son cinquantième anniversaire. Elle doit sa création à l’initiative d’un homme remarquable, David Hansemann, qui fut ministre des Finances dans le Cabinet libéral en 1848, gouverneur de la Banque de Prusse et qui avait fait ses débuts dans la vie, comme apprenti dans un magasin de détail, puis comme voyageur de commerce.

Avant de résumer l’histoire de la Diskontogesellschaft, il vaut la peine d’esquisser la carrière de son fondateur. David Hansemann a marqué d’une empreinte particulière l’entreprise qui s’est développée avec tant d’éclat et de prospérité, il y a apporté l’expérience pratique d’un self made man, qui connaissait par lui-même tous les services que le commerçant et l’industriel peuvent demander à une institution financière ; il a créé sa Société d’Escompte en dépit du gouvernement, au milieu des entraves d’une législation surannée. Renonçant à toute faveur de l’Etat, obligé de se passer de la reconnaissance par l’Etat, il a trouvé une forme d’association légale en dehors de toute immixtion et de toute surveillance gênantes.

David Hansemann a été une individualité indépendante et forte, comme on n’en rencontre plus souvent aujourd’hui. [1] Il naquit en 1790, dans le presbytère de Fenkenverder (électoral de Hanovre), fils d’un pauvre pasteur protestant. Ses parens avaient un grand mépris pour l’argent ; généreux, charitables, ils traversèrent la vie dans un état voisin de la gêne ; David Hansemann adoucit l’existence de sa mère, dès qu’il fut en mesure de le faire. Il fréquenta l’école du village, reçut les leçons de son père et de son frère aîné, n’alla dans aucune université, mais, à quatorze ans, on l’envoya apprendre le commerce dans la petite ville de Rheda. Son chef était à la fois négociant et maire de la localité : l’apprenti servit donc également de secrétaire au maire, qu’il aidait dans sa correspondance en français, avec le préfet du département et dans l’établissement des rôles des contributions. Le futur ministre des Finances eut l’occasion de saisir sur le vif le fonctionnement des rouages inférieurs de l’administration. A Rheda, il put aussi compléter en partie son instruction, grâce à son frère Charles, qui était précepteur dans la famille du comte Bentheim-Tecklenburg. Les deux frères travaillaient ensemble de quatre à six heures du matin, la journée étant prise par leurs occupations professionnelles. David Hansemann recevait une trentaine de thalers de sa famille, son patron lui donnait comme étrennes un louis d’or ; il y ajoutait les bénéfices d’un petit commerce en plumes d’acier, qui étaient une rareté au début du siècle. En 1809, après avoir fait quelques économies modestes, et pourvu d’un certificat attestant qu’il avait servi avec fidélité et avec zèle, qu’il connaissait l’anglais, le français et qu’il comprenait l’italien, il se mit en quête d’une autre situation. Il entra comme commis et voyageur dans la fabrique de drap de J. H. Elbers, à Montjoie ; nourri et logé, il recevait 250 thalers d’appointement. L’engagement, conclu pour quatre ans, dura de 1810 jusqu’en 1815. David Hansemann, qui s’était fait de nombreux amis et qui avait acquis une véritable compétence dans quelques articles, comme la laine, la garance, les huiles et les bois de teinture, ouvrit une maison de commission en septembre 1817, à Aix-la-Chapelle.

La province du Rhin avait traversé sous la domination française une période de prospérité matérielle, que troubla son incorporation dans la monarchie prussienne ; l’industrie et le commerce perdirent une partie des débouchés que le régime napoléonien leur avait assurés en Europe et il en résulta une crise prolongée. Les sympathies pour la Prusse s’en ressentaient, sans qu’on souhaitât cependant le retour de l’état de choses aboli en 1815.

Hansemann avait un capital de mille thalers, provenant de ses économies, et ses proches lui avaient confié un peu d’argent. Il dut se borner d’abord à des affaires de commission, peu à peu il entreprit quelques opérations pour son compte personnel. En 1818, il eut un mouvement d’affaires s’élevant à un million de francs : au bout de cinq ans, il avait une fortune de cent mille francs. En 1821, il épousa Fanny Fremerey, fille d’un fabricant d’Eupen, qui descendait des huguenots expatriés. Sa maison devint vite un lieu de réunion pour les hommes intelligens et libéraux ; parmi ses amis les plus intimes, figurait Aders, chef de la maison J. H. Brink, d’Elberfeld, qui a rendu, comme bourgmestre, de signalés services et qui, malgré de grosses pertes résultant de la confiscation de marchandises anglaises en 1813, facilita la conclusion de l’emprunt décrété par Blücher en 1815. Aders était un libéral, qui, dès 1820, demandait la liberté des échanges, sans représailles ni guerre de tarif. Hansemann était moins avancé que son ami, il s’en tenait au tarif prussien de 1818, en demandant l’abolition des douanes intérieures. Aders et Hansemann engagèrent une polémique dans la revue Rheinisch Westfalischer Anzeiger, polémique qui eut un certain retentissement.

La première entreprise d’intérêt général, créée par David Hansemann, est la Compagnie d’assurances d’Aix-la-Chapelle, qui obtint la sanction royale en 1825. Une des originalités de la fondation consista dans l’attribution de la moitié des bénéfices à une institution philanthropique, qui s’appelait « Association pour favoriser le développement du travail. » Au bout des dix premières années d’exercice, le capital assuré s’éleva à 116 millions de thalers. Le dividende des actionnaires et le bénéfice attribué à l’Association ne commencèrent à devenir disponibles qu’en 1834, lorsque le fonds de réserve eut atteint 200 000 thalers. La somme dépensée pour l’institution philanthropique jusqu’en 1899 dépasse trente millions de marks ; c’est avec 1 400 000 marks, provenant de cette source, qu’a pu être établie en 1870 l’école technique supérieure d’Aix-la-Chapelle. Hansemann a fait partie de la direction, comme président, vice-président ou membre, jusqu’en 1848. A côté des progrès de l’enseignement professionnel, Aix-la-Chapelle doit à Hansemann et à l’institution philanthropique, l’organisation de caisses d’épargne. Membre de la Chambre de commerce en 1827, conseiller municipal en 1828, Hansemann s’occupait des affaires publiques, élaborait des projets de réforme et se trouvait en lutte à peu près constante avec la bureaucratie, qui avait beaucoup perdu du caractère éclairé et libéral qui l’avait distinguée sous l’influence de Stein et de Hardenberg. Une petite mésaventure personnelle, qui lui arriva en 1825, lorsqu’il négociait à Berlin l’autorisation nécessaire à la Compagnie d’assurances contre l’incendie, montre les tracasseries auxquelles on était exposé à cette époque. Lorsqu’il voulut revenir à Aix-la-Chapelle, la police refusa de lui rendre son passeport, avant qu’il eût fourni la preuve qu’il avait acquitté ses impôts à Aix-la-Chapelle et qu’il n’avait pas fait à Berlin d’affaires défendues. Il n’avait pas emporté la quittance de sa patente de négociant et il dut remettre son départ de quelques jours, jusqu’à ce que la pièce réclamée lui eût été envoyée de la maison. Il se plaignit vertement au directeur général des contributions, et du traitement personnel qu’il avait subi de la part du Bureau des Etrangers et du tort fait en général aux affaires. Il reçut satisfaction : le règlement fut modifié.

Il se trouva en conflit avec la bureaucratie sur d’autres questions, d’une tout autre importance, comme lorsqu’il proposa la fondation d’une banque d’émission pour la province du Rhin, afin de venir en aide au commerce, à l’agriculture, à l’industrie. Une démarche qu’il fit auprès du roi de Prusse, en lui adressant, après la Révolution de Juillet, un mémoire sur les réformes nécessaires, n’était pas de nature à lui gagner les sympathies des hommes du gouvernement. Le Roi le fit remercier et transmit le mémoire au ministre de l’Intérieur, mais lorsqu’il s’agît d’accorder une dispense concernant la durée minimum de séjour à Hansemann, élu député suppléant d’Aix-la-Chapelle aux États provinciaux, cette dispense fut refusée. La perspective d’entrer dans l’Assemblée rhénane avait amené Hansemann à étudier de près la situation administrative et financière de la province : ne pouvant la discuter publiquement, il en fit l’objet d’un livre : La France et la Prusse, au point de vue politique et économique. Il y expose l’organisation fiscale et financière, en fait la critique raisonnée et ajoute le plan de réformes qu’il a soumis au Roi. Modéré et circonspect dans la forme, il examine les causes de mécontentement, les griefs des contribuables ; il conclut à la nécessité d’octroyer une constitution. Il insiste sur les inconvéniens d’une gestion occulte des finances de l’Etat : le budget doit être discuté publiquement. Il croit possible de faire 16 400 000 thalers d’économie dans certains départemens de l’Etat, dont 9 millions sur l’armée, il demande qu’on s’en serve pour améliorer les communications et opérer des dégrèvemens, surtout en faveur des contribuables les moins aisés. Le livre, dont la première édition avait paru sans nom d’auteur, fit sensation. Lorsque la seconde édition fut mise en vente, le nom de Hansemann, simple marchand de laine, fut presque une déception pour beaucoup de gens. Les organes libéraux en dirent du bien, les feuilles réactionnaires lui firent subir un éreintement en règle. Le professeur Dieterici, qui a été directeur du bureau prussien de statistique, combattit plusieurs des assertions de l’auteur de Prusse et France.

Le livre était fait pour déplaire aux ministres et aux bureaucrates. Au commencement de l’année 1834, un anonyme dénonça à Berlin les fonctionnaires supérieurs de Cologne et d’Aix-la-Chapelle comme complices de Hansemann, auquel ils auraient communiqué des documens confidentiels. Un policier, Schnabel, fut chargé d’une enquête : il découvrit que le livre était dû aux manœuvres d’une association, connue sous le nom de parti français, qui préparait quelque chose sur le terrain de l’impôt et qui avait décidé de se servir, comme moyen d’agitation, d’un ouvrage de statistique. Hansemann n’avait fait que prêter son nom ; Je véritable auteur était le conseiller de gouvernement, Ritz, aidé de quelques fonctionnaires, ralliés au parti français. Lorsque le ministre de l’Intérieur eut reçu le rapport de Schnabel, il demanda des explications au président Reimann, d’Aix-la-Chapelle, qui n’eut pas de peine à se disculper ainsi que ses subordonnés ; malgré cela, peu de temps après, Reimann fut remplacé par le comte d’Arnim-Boitzenburg. Hansemann fut réélu juge au tribunal de commerce, avec deux autres négocians de la ville : un arrêté royal confirma l’élection de ceux-ci, mais non pas la sienne.

La nécessité de moyens rapides et économiques de communication et de transport était comprise dans les provinces occidentales de la Prusse : dès 1825, le Westphalien F. Harkort avait fait ressortir les avantages qu’on pouvait attendre des voies ferrées ; en 1828 il avait créé une Compagnie modeste par actions — la première en Allemagne — pour construire, et exploiter d’abord avec traction de chevaux, trois petites lignes. Après la révolution qui avait séparé la Belgique de la Hollande, les villes industrielles du Rhin sollicitèrent du (gouvernement prussien la construction d’un chemin de fer allant jusqu’à la frontière belge, de façon à profiter du port d’Anvers. Cologne prit l’initiative et fonda une Compagnie, à la tête de laquelle fut placée Ludolf Camphausen. Aix-la-Chapelle, craignant pour ses intérêts, créa, sur le conseil et avec la participation de Hansemann, une société rivale qui demanda la concession souhaitée par les gens de Cologne. Une entente intervint, après de longues négociations dans lesquelles Hansemann eut naturellement un rôle prépondérant : lors de la constitution définitive du chemin de fer rhénan (1837), il fut nommé vice-président de la direction. Peu de temps auparavant il avait publié un volume intitulé : Les chemins de fer et leurs actionnaires dans leurs relations avec l’Etat. Cette étude venait d’autant plus à son heure que l’on discutait la question de savoir dans quelle mesure l’Etat devait s’intéresser aux chemins de fer, s’il devait construire et exploiter lui-même, et que les chemins de fer eux-mêmes comptaient encore des adversaires. Le problème envisagé par l’auteur était de trouver la justification de la construction par l’Etat ou, à défaut, de déterminer les conditions dans lesquelles l’industrie privée est appelée à établir et à exploiter les chemins de fer, en tenant compte des intérêts généraux de l’État et des intérêts particuliers des actionnaires. Plus d’un demi-siècle s’est écoulé, l’ouvrage présente surtout un intérêt rétrospectif, comme exprimant les vues d’un homme prudent et réfléchi : l’idéal pour lui, c’est que l’Etat construise et exploite, en se contentant de rémunérer les capitaux dépensés, sans faire de bénéfices qui pourraient être absorbés par les besoins généraux du budget ; l’industrie privée ne construira que les lignes avantageuses. Mais, au moment où il écrivait, des obstacles presque insurmontables s’opposaient à l’exécution de ce programme, et il fallait accepter le concours des particuliers, qui donnait les moyens d’arriver au but ; il fallait accorder aux actionnaires une rémunération du capital engagé, supérieure au revenu des fonds d’Etat, afin d’attirer les capitaux ; il était nécessaire de prescrire l’amortissement du capital et de réserver les droits de rachat par l’État ; enfin, il était indispensable d’arrêter à l’avance le plan du réseau prussien et le programme des travaux. Hansemann eut la satisfaction de rencontrer des approbateurs nombreux, notamment le Kronprinz[2] de Prusse, et bien que toutes ses indications n’aient pas été suivies, il a exercé une incontestable influence sur la législation. Il eut l’occasion, en 1838, de publier une critique de la loi des chemins de fer.

La construction du chemin de fer rhénan ne se fit pas sans difficulté : une augmentation du capital eut lieu, 6 000 actions furent cédées avec une légère prime à un syndicat de banquiers de Cologne ; une baisse survint ; le Conseil d’administration reprit 4 000 actions, moyennant une indemnité de 200 000 thalers, et, ne pouvant déterminer le gouvernement prussien à les acheter, il finit par les vendre au gouvernement belge : il s’exposait ainsi à des attaques en Allemagne d’autant plus qu’il n’assurait pas l’achèvement des travaux. Quelques années plus tard, Hansemann dut négocier avec le gouvernement prussien une avance d’argent et une garantie d’intérêt sur un emprunt : grâce à cela, en 1843, on put inaugurer la ligne Cologne-Aix-la-Chapelle-Herbesthal-Verviers, qui ouvrait au trafic une route jusqu’à Anvers. Peu de temps après, à la suite d’un conflit avec le chef de la maison Oppenheim, de Cologne, conflit dans lequel la majorité des actionnaires se prononça pour Oppenheim, Hansemann donna sa démission de vice-président : il avait voulu faire sortir du Conseil Oppenheim qui, administrateur et banquier, lui paraissait sacrifier les intérêts de la compagnie à ses intérêts particuliers.

Il s’intéressa ensuite à diverses entreprises de chemin de fer, qui ne furent pas heureuses ; il y eut un engouement de la spéculation pour les actions de chemins de fer, qui aboutit à une crise : le gouvernement l’aggrava en interdisant de négocier les titres non libérés à la Bourse.

En 1844, David Hansemann céda sa maison de commerce à son associé Stoltenhoff, tout en restant son commanditaire pour 70 000 thalers ; il plaça le reste de sa fortune, 50 000 thalers, dans une fabrique de draps à Eupen, dont son fils aîné Adolphe prit la direction. Libre de la sorte, il se donna tout entier à la politique, bien qu’il continuât de payer patente comme négociant afin d’avoir le droit, le cas échéant, de faire des affaires. Il s’occupa surtout des affaires publiques, des questions économiques et commerciales, de la réforme de la Banque de Prusse et il développa ses idées dans des brochures. Il commença son activité parlementaire comme député suppléant pour Aix-la-Chapelle à la diète provinciale rhénane, en 1845. On a conservé la liste des livres que Hansemann emporta avec lui à Coblentz : 121 volumes traitant de questions politiques et économiques. Un décret royal convoqua pour le 11 avril 1847 les membres des diverses assemblées provinciales à Berlin pour former la diète commune de Prusse, à laquelle étaient concédés divers droits financiers, en temps de paix, et le droit de pétition pour les affaires d’ordre général.

Hansemann, qui avait alors cinquante-sept ans, combattait depuis dix-sept ans pour l’octroi d’une constitution ; il était connu pour ses idées libérales et sa compétence financière. Il prit une part considérable à la discussion, prononça de nombreux discours, dans lesquels il parla de l’avenir réservé à la nation allemande et de ses intérêts maritimes, dans lesquels il traita les principaux sujets du jour[3]. Son biographe fait remarquer qu’il se montra tacticien consommé.

Il n’était pas un opposant systématique et intransigeant : il défendit le projet du gouvernement abolissant l’octroi municipal sur la farine et la viande, établissant un impôt sur le revenu supérieur à 400 thalers, avec déclaration obligatoire. Le projet fut d’ailleurs rejeté.

L’attitude de l’opposition, notamment dans différentes questions auxquelles le Roi attachait de l’importance, avait produit un très mauvais effet sur le monarque : pour marquer son mécontentement, il s’abstint de paraître à la clôture de la session et fit exclure des fêtes de Cour 137 députés qui avaient signé une déclaration des droits. En province, les députés libéraux furent reçus avec enthousiasme. Hansemann et son collègue Mevissen, de Cologne, entrèrent en contact avec les libéraux modérés du Sud de l’Allemagne, en vue d’élaborer un programme commun de réforme.

Lorsque, après les événemens de mars 1848, Frédéric-Guillaume se fut séparé de ses anciens conseillers, qu’il eut essayé d’un ministère Arnim, il dut se décider à prendre un ministère bourgeois, présidé par Camphausen et dans lequel David Hansemann reçut le département des Finances : ce ministère devait guider les premiers pas de la Prusse dans la voie de la liberté constitutionnelle ; il l’eût fait aisément dans des temps calmes, il ne fut pas à la hauteur de la situation dans une période troublée, au milieu des intrigues de la Cour, des réactionnaires et des revendications tumultueuses du radicalisme. Les démocrates qui s’étaient réjouis de l’arrivée de Camphausen et de Hansemann au pouvoir et qui les considéraient comme les sentinelles de la révolution, eurent vite une déception. La tâche du cabinet était double : d’une part rétablir l’ordre, le respect de l’autorité et de la loi, de l’autre, exécuter les réformes libérales.

Pour le ministre des Finances, la situation était particulièrement difficile : à des travaux de réorganisation dans son propre département[4], vint se joindre le souci de la crise qui avait éclaté à peu près partout et qui était surtout menaçante dans la province rhénane. Dès le 29 mars, la maison de banque Abraham Schaaffhausen, de Cologne, suspendit ses paiemens ; le nouveau ministère venait de se constituer, lorsque Hansemann reçut une dépêche du président de gouvernement, lui demandant une avance de 300 000 thalers pour empêcher un désastre ; le même jour, les trois principales maisons de Cologne, Oppenheim, Herstall et Stein s’adressèrent à Hansemann pour qu’il fit transférer 2 millions de thalers à la succursale de la Banque de Prusse. Dès le 31 mars, des sommes considérables furent envoyées. Sur le conseil du ministre, la maison Schaaffhausen fut transformée en société par actions, les créanciers reçurent des actions pour le montant de leurs créances, l’Etat garantit l’intérêt pendant quelques années sur 2 150 000 thalers. Les statuts du « Schaaffhausensche Bankverein » furent confirmés par arrêté royal, le 28 avril 1848 : cet établissement existe encore aujourd’hui et il est au nombre des plus considérés et des plus puissans de l’Allemagne. La crise sévit principalement encore à Berlin et en Silésie : le commerce et l’industrie réclamaient du crédit et plus de moyens de paiement. Hansemann mit 3 millions de thalers à la disposition de la Banque de Prusse, favorisa la création d’une banque municipale d’émission à Breslau. Il fut lui-même une victime de la tourmente : son ancien associé Stoltenhoff, auquel il avait confié 70 000 thalers de commandite, s’était lancé dans des spéculations en céréales et en actions non libérées, malgré les avertissemens réitérés qu’il lui avait donnés. Dès sa nomination comme ministre, Hansemann intima à la maison Stoltenhoff d’avoir à liquider tous les engagemens de spéculation ; il en résulta la ruine. Hansemann y perdit son capital ; il chargea de ses intérêts son fils aîné Adolphe, alors âgé de vingt-deux ans, dans la fabrique de drap duquel il était intéressé et, qui, en quelques années, reconstitua le capital perdu chez Stoltenhoff.

Le ministre des Finances avait trouvé 15 millions de thalers dans les caisses du Trésor : il en fit largement usage pour combattre la crise, mais il demanda en même temps au Landtag des crédits extraordinaires afin de tenir au moins en partie les promesses faites. Le nouveau cabinet abolit l’impôt sur la farine (octroi municipal) ; ce dégrèvement dura jusqu’en 1851 ; l’abolition complète n’eut lieu qu’en 1875.

Le 4 avril 1848, Hansemann soumit au Landtag ses projets financiers : il demandait le droit de procéder à des relèvemens d’impôt ou à un emprunt pour assurer les ressources nécessaires à l’administration, au rétablissement du crédit public, et pour venir en aide au commerce et à l’industrie. La commission à laquelle les projets furent renvoyés ne voulut pas accorder des pouvoirs illimités : Hansemann se restreignit à demander l’autorisation d’emprunter 25 millions et de garantir jusqu’à 25 millions de thalers sur des avances à faire par l’Etat. Parmi les adversaires du projet, l’un des plus véhémens fut M. de Bismarck, qui était plein de prévention et d’antipathie contre le bourgeois, venu des bords du Rhin pour diriger les affaires de l’Etat, et dont la conception politique était l’abandon de toutes les idées conservatrices, auxquelles lui, Bismarck, était dévoué. L’attaque fut chaude ; Bismarck reprocha à son adversaire de voir les choses de la patrie à travers les lunettes de l’industrialisme, non pas avec les yeux de l’homme d’État qui embrasse d’un regard les intérêts généraux. La projet était tout en faveur des grandes villes, les charges retomberaient sur les petites villes et les campagnes, qui étaient sacrifiées. Bismarck se déclara disposé à voter l’emprunt, si on lui indiquait le plan de l’opération, mais il rejetait la garantie de 25 millions pour les entreprises commerciales et industrielles. Malgré cette critique qui se traduisit en un langage passionné, le Landtag vota les crédits demandés[5]. Hansemann consacra un million de thalers à fonder des caisses d’escompte dans différentes localités, afin de faire des avances aux industriels et aux artisans ; il créa, dans les villes pourvues de succursales de la Banque de Prusse, des caisses de prêts, dirigées par un comité composé de fonctionnaires de la Banque, de représentans du commerce, auxquels un commissaire royal fut adjoint. Les caisses de prêts avançaient, contre nantissement de marchandises et de titres, à trois mois, sous forme d’un nouveau papier-monnaie que les caisses de l’Etat étaient tenues d’accepter ; ce papier-monnaie, dont la couverture consistait dans les gages fournis par les emprunteurs et qui avait le garantie de l’État, était limité à 10 millions de thalers. Il devait être retiré dans un délai de trois ans. Il a été fondé 13 caisses de prêts, avec 10 agences[6].

Quant à l’emprunt de 15 millions, il fut émis le 25 avril 1848, en bons décennaux 5 pour 100 en coupures de 10, 20, 50 et 100 thalers. Les souscriptions furent peu nombreuses. Les adversaires du ministre triomphèrent : leurs prédictions se réalisaient. Un emprunt volontaire ne pouvait réussir dans les circonstances présentes ; ce qu’il fallait, c’était un emprunt forcé, qui fut décrété en effet trois mois plus tard et qui amena des demandes de l’emprunt 5 pour 100. A ces ressources extraordinaires, Hansemann essaya d’ajouter des économies de diverse nature.

Mais les jours du cabinet Camphausen étaient comptés : les ministres étaient désunis ; le président du Conseil lui-même songeait à échanger son poste contre celui de représentant plénipotentiaire de la Prusse à Francfort. Un replâtrage fut essayé. Le 22 mai avait eu lieu la réunion de l’Assemblée constituante, chargée de voter la nouvelle constitution. Le 14 juin, une émeute éclata à Berlin, l’arsenal fut pillé, 2 000 fusils furent emportés, il y eut des morts et des blessés. Cet incident précipita la crise ministérielle. A la surprise générale, le Roi chargea Hansemann de constituer un nouveau cabinet : ce n’est pas qu’il eût de la sympathie personnelle à son égard, mais il le considérait comme un adversaire déterminé de l’anarchie, comme le seul qui ne se fût pas découragé, qui ne fût pas dégoûté par les ennuis du pouvoir, enfin comme un homme populaire. Frédéric-Guillaume indiquait comme collègues Schreckenstein, Schleinitz, qui faisaient partie du cabinet, et Auerswald, frère d’un des ministres démissionnaires. Ce fut un changement de personnes plus que de principes. Hansemann essaya de se renforcer, en complétant le ministère par l’adjonction de membres du parlement, à l’exception de la gauche. Ce n’était pas commode. Hansemann réussit à gagner Kuhlwetter, Milde, Rodbertus et Garke. C’était un ministère de compromis, hâtivement mis sur pied. Le programme ministériel annonça le dépôt de divers projets de loi (garde nationale, rachat des charges rurales, organisation communale, etc.) ; sur le terrain économique et financier, il se référa au programme du cabinet précédent. Une phrase vague et diplomatique constatait l’évolution faite en Prusse depuis le mois de mars, sur le terrain constitutionnel.

Au bout de huit jours, le cabinet, qui s’était divisé en deux camps, l’un de droite, l’autre de gauche, perdit l’un de ses membres : le rural Rodbertus, ministre de l’Instruction publique, donna sa démission. C’était d’ailleurs une idée assez étrange d’avoir choisi Rodbertus, avec lequel on se trouvait en désaccord sur presque toutes les questions. Kuhlwetter se montra plein d’énergie pour rétablir l’ordre dans la rue, l’effectif des sergens de ville fut porté à 2 000 hommes. Les mesures financières prises par Hansemann commençaient à porter leurs fruits ; la confiance renaissait ; le gouvernement fit reprendre les travaux de chemins de fer. Un projet de loi réformant l’administration locale fut déposé, un autre supprimant le droit de chasse sur les terres d’autrui, un troisième abolissant l’exemption de l’impôt foncier. La situation financière était difficile : Hansemann prévoyait pour l’exercice en cours une plus-value de dépenses de 22 millions, une moins-value de recettes de 8 millions, soit un déficit de 30 millions. Les rapports des agens à l’étranger montraient qu’il était impossible de songer à faire appel au crédit sur les places étrangères. L’emprunt 5 pour 100, émis le 25 avril, avait donné 1 million et demi. Hansemann. à contre-cœur, déposa un projet d’emprunt forcé le 10 juillet. Toute personne ayant une fortune de 4 000 à 400 000 thalers serait tenue d’avancer à l’Etat entre 1/2 et 2 pour 100 de son capital contre une rente de 3 1/3 pour 100. Hansemann expliqua qu’il n’y aurait pas lieu sans doute de recourir à cette mesure : la menace seule suffisait. L’événement lui a donné raison : finalement les souscriptions volontaires ont fourni 14 millions en 1848, 1 million en 1849. Le ministre des Finances proposa en même temps de relever l’impôt sur la betterave, sur l’alcool, et de supprimer toute exemption de l’impôt de classe ; il élabora même un projet de rachat des chemins de fer, pour lequel il fallait une centaine de millions ; il demandait un crédit de vingt millions pour commencer et, en outre, 30 millions en vue de lignes nouvelles. Il comptait y faire face en émettant des obligations de chemins de fer 4 pour 100, des obligations gagées sur les domaines, pour 92 millions 1/2. Tous ces projets furent combattus par la camarilla qui entourait le Roi et qui sympathisait avec les grands propriétaires, pour qui les plans du ministre constituaient la continuation de la révolution. Le cabinet Hansemann Auerswald tomba au mois de septembre, sur une question dans laquelle il lui fallut défendre l’armée contre les attaques de la gauche. A la suite d’un conflit entre les troupes et la garde nationale, dans une petite ville de province, deux députés assez obscurs avaient fait adopter une résolution demandant une enquête, invitant le ministre de la Guerre à prémunir les officiers contre les manœuvres réactionnaires et à persuader ceux qui ne pourraient accommoder leurs convictions à un régime constitutionnel, de faire de leur démission un devoir d’honneur (9 août). Un mois plus tard, le gouvernement informa le Président de l’assemblée que les troupes engagées dans l’incident de Schwerdnitz en avaient été retirées, et qu’ainsi les désirs de la Chambre avaient reçu satisfaction ; le ministre de la Guerre avait invité les commandans de l’armée à combattre toutes les manœuvres réactionnaires et républicaines parmi les troupes, mais le cabinet était convaincu qu’on ne pouvait aller plus loin sous peine de compromettre la discipline et l’ordre. Cette lettre fut communiquée par le Président le 4 septembre, elle donna lieu à des débats passionnés. Behnsch et Waldeck, au nom de la gauche, protestèrent contre ce qui leur semblait une rébellion ministérielle. Les ministres se défendirent assez mal, bien que leur cause fût excellente : ils furent battus par 219 contre 143 voix. Leur défaite fut saluée par des cris de joie, la populace cherchait les ministres pour les jeter à l’eau. Hansemann, qui avait quitté la salle avant la fin du vote et qui n’avait pas été reconnu, acheta en route des placards illustrés, où l’on représentait les sept ministres à la potence. Les ministres donnèrent leur démission au Roi, qui se débattit pendant longtemps, qui rédigea un message que les ministres refusèrent de contresigner. Il dut se décider à les remplacer par le général de Pfuel, Bonin, Erchmann. C’était le commencement de la réaction.

Le 21 septembre, un arrêté royal nomma Hansemann chef de la Banque de Prusse, avec 5 000 thalers d’appointement et 1 000 thalers d’indemnité de logement ; Frédéric-Guillaume IV tenait à reconnaître les services et la compétence de son ministre ; il s’élevait au-dessus des préventions et des antipathies de son entourage. Le chef de la Banque était un fonctionnaire représentant l’Etat, nommé par le Roi, le directoire de la Banque lui était subordonné. Ce poste avait été créé durant la période de gouvernement absolu, il avait été confié à des ministres et comme ceux-ci avaient laissé pleine liberté d’action au président et à ses collègues du directoire, on avait évité les conflits qui allaient surgir. Hansemann ne considéra point les fonctions de chef de la Banque comme purement honorifiques, bien que la Kreuzzeitung, qui le traitait de charlatan politique, l’accusât de s’être découpé dans la chair des contribuables une grasse sinécure. Il porta son attention sur deux points : assurer la solidité absolue de la Banque et accorder au public toutes les facilités compatibles avec une bonne gestion. La politique extérieure, la crainte d’une guerre européenne (1849-1830) pesaient sur les affaires et empêchaient la reprise de se faire. Hansemann, dans les deux ans et demi qu’il fut à la tête de la Banque, élabora plusieurs projets qu’il ne put mettre à exécution. Il était convaincu qu’un établissement privé valait mieux qu’une institution purement gouvernementale ou qu’une institution mixte comme l’était la Preussische Bank ; il redoutait l’absorption des ressources de la Banque par l’Etat dans les momens de crise, absorption qui était nuisible au commerce et à l’industrie ; il craignait aussi qu’en cas de guerre malheureuse, les capitaux se trouvant à la Banque ne fussent considérés comme propriété de l’Etat et confisqués par l’ennemi.

Les relations entre Hansemann et Lamprecht, président du « Bankdirektorium, » avaient commencé par être bonnes ; elles ne le restèrent pas longtemps ; Lamprecht avait été habitué à une indépendance complète, lorsque Rother était chef de la Banque, et il ressentit comme des empiétemens sur son autorité toutes les mesures prises par Hansemann, dont il était d’ailleurs l’adversaire politique. C’était de plus un bureaucrate de carrière, tandis que son supérieur était un commerçant. Hansemann entreprit des voyages d’inspection, la gestion de certaines succursales lui parut défectueuse, notamment en ce qui touchait les escomptes et les avances. Le conflit éclata à l’occasion d’un arrêté du chef de la Banque (19 avril 1850) prescrivant de lui soumettre, sans aucune exception, toutes les affaires importantes. Lamprecht et ses collègues répondirent par une plainte formelle concernant la façon dont Hansemann comprenait et remplissait ses fonctions, plainte remise le 2 mai au ministère. Hansemann répliqua par un rapport détaillé, expliquant qu’il avait non seulement le droit, mais le devoir d’exercer un contrôle et une surveillance sévères. Le ministère lui donna raison, au point de vue de la forme, mais refusa d’entrer dans le fond du débat.

La retraite de Hansemann fut amenée par une voie indirecte, que ses ennemis surent choisir avec habileté ; ils portèrent l’attaque sur un point de droit constitutionnel, les relations du chef de la Banque avec le souverain et les ministres ; le chef de la Banque devait être subordonné à un ministre qui aurait à contresigner ses rapports. Au commencement de 1850, la commission du budget de la seconde Chambre s’occupa de la question, sans arriver à une décision ; elle y revint en mars 1851. Une motion fut présentée demandant au gouvernement d’indiquer le ministre qui aurait la responsabilité de la direction de la Banque, et après quelques explications fournies par Hansemann, il fut résolu de remettre au ministère la solution du problème. Le rapport de la commission fut rédigé par Bismarck, qui s’était fait nommer rapporteur, bien qu’il ne fît pas partie de la commission, aux séances de laquelle il assistait comme député. Bismarck insinua que l’avis de la commission avait été de confier le poste de chef de la Banque à un ministre ; dans le débat qui eut lieu le 20 mars, il attaqua Hansemann et se prononça en faveur de l’administration par un collège de directeurs responsables ; la prépondérance du chef actuel réduisait les directeurs à nôtre que de simples chefs de bureau. Il était préférable de confier la fonction de chef de la Banque à un ministre, qui n’aurait pas le temps de s’occuper des détails[7]. Bismarck eut cependant assez d’impartialité pour rendre hommage aux talens et aux services de Hansemann. La Chambre approuva le texte du rapport sans passer à un vote. Quelques jours plus tard, le chef de la Banque de Prusse apprit que le Ministère avait résolu de le destituer, afin de donner satisfaction à ses adversaires, et que l’on s’appuyait sur l’opinion exprimée par le comité central des actionnaires en 1850. Il prépara un mémoire, dans lequel il faisait ressortir l’illégalité de l’avis des actionnaires et montrait tout ce qu’il avait fait pendant deux ans et demi. Il n’eut pas le temps d’expédier son mémoire. Le 6 avril, il reçut communication d’un arrêté royal daté du 2 avril, qui nommait à sa place le ministre du Commerce van der Heydt, « afin d’écarter la contradiction entre la Constitution et l’article 48 des statuts de la Banque, » et le mettait en disponibilité avec un traitement de 2 000 thalers.

Hansemann écrivit au ministre du Commerce d’Autriche, von Bruck : « Le fait que moi, constitutionnel gouvernemental et conservateur, ai pu être destitué pour des motifs politiques, vous fait voir notre situation. Jamais le parti des hobereaux n’a eu plus d’influence, jamais il n’a conçu de projets plus audacieux. » Il était étrange, en effet, que les adversaires du régime constitutionnel eussent employé contre lui de prétendus scrupules constitutionnels. Sa carrière de fonctionnaire était finie : il allait consacrer les années qui lui restaient à fonder une institution privée qui a été très utile au développement financier et économique de son pays et qui est aujourd’hui parmi les plus puissantes de l’Allemagne


II

Au milieu du XIXe siècle, l’organisation du crédit était bien incomplète ; on ne connaissait pas ce réseau serré d’établissemens, d’associations, de maisons qui mettent des capitaux à la disposition non seulement du grand commerce et de la grande industrie, mais encore des producteurs et des négocians de petite envergure. Cette absence de facilités auxquelles nous nous sommes habitués, et sans lesquelles nous ne comprenons pas l’existence journalière, était particulièrement sensible dans les heures de crise, de méfiance, lorsque les capitaux se cachaient et qu’on faisait rentrer les créances. La Révolution de 1848 amena des perturbations politiques, qui eurent leur répercussion, dans presque tous les pays, sur le développement normal des affaires. Presque partout le gouvernement intervint pour apporter des soulagemens et des remèdes : en France, il aida à la fondation de comptoirs d’escompte. En Prusse nous avons vu les mesures que Hansemann, durant son ministère assez court, fit prendre, notamment la création de caisses de prêts, l’émission de bons garantis par des nantissemens. En Belgique, une tentative originale, qui s’appuyait sur l’initiative privée et l’association, avait été faite sous le patronage du roi Léopold, en 1848 : du moins, à cette époque, la fondation d’une société de crédit mutuel avait paru une nouveauté. L’objet de l’association était de procurer aux participans, qui étaient pour la plupart des petits commerçans et des artisans, un crédit plus considérable et dans de meilleures conditions qu’ils ne l’auraient obtenu individuellement : la Société de crédit bruxelloise escomptait des effets de chaque membre jusqu’à concurrence du montant d’actions qu’il avait souscrit. Elle trouva un concours empressé et bienveillant auprès des banques et des banquiers belges. L’attention de David Hansemann avait été attirée sur la nouvelle institution que son beau-frère Weise décrivit dans une brochure. Il en entrevit toute l’utilité pour Berlin, qui était mal pourvu dans cet ordre d’idées, et il conçut un projet qui assurait la coopération de la Banque de Prusse ; celle-ci aurait pris le papier de l’association de crédit à un taux de faveur. Lorsqu’il fut mis à la tête de la Banque de Prusse, il commença une véritable propagande, allant voir lui-même beaucoup de commerçans et d’industriels. En 1850, il publia l’exposé du plan d’une société de crédit, et peu de temps après, il convoqua une réunion de 300 membres qui se tint au siège même de la Banque de Prusse et qui approuva les statuts élaborés par lui. Il ne s’agissait pas de faire concurrence aux banquiers particuliers ; la nouvelle institution se bornerait à escompter le papier de ses membres et à recevoir des dépôts, sur lesquels elle bonifierait un intérêt modéré, elle s’abstiendrait de toute opération pouvant entraîner des risques. Elle aurait à sa tête trois directeurs qui devraient se consacrer entièrement à elle.

Le gouvernement ne montra pas de dispositions bienveillantes ; il demanda, pour accorder les droits de personnalité juridique, de grandes modifications dans les statuts. Les pourparlers durèrent une année entière. Le comité présidé par Hansemann fit des concessions, sauf sur deux points : limitation de la durée de la société à dix ans, au lieu de vingt-cinq ans, et interdiction de bonifier des intérêts aux déposans. Les ministres du Commerce et des Finances maintinrent leur point de vue étroit, bien qu’une commission parlementaire, qui faisait une enquête sur les institutions financières de la Prusse, se fût prononcée dans un rapport spécial en faveur du projet élaboré par Hansemann ; la commission déclara que les objections du gouvernement n’étaient pas fondées.

La disgrâce de Hansemann lui permit de mettre à exécution le projet qu’il aurait dû abandonner, s’il était resté à la tête de la Banque de Prusse et s’il était demeuré fonctionnaire. Il découvrit un moyen de se passer de l’autorisation du gouvernement, de renoncer au prestige de la reconnaissance de la société par l’Etat : il proposa de transformer la société de crédit en société commerciale, en se soumettant aux dispositions ordinaires de la loi. Le 2 juin 1851 eut lieu l’assemblée constitutive ; le contrat est daté du 6 juin : il ne devait avoir force exécutive que si le gouvernement ne modifiait pas son attitude avant le 15 septembre : le gouvernement s’en garda bien. La nouvelle société reçut le nom de Société d’Escompte, et les deux tiers des adhérens de la Société de crédit notifièrent, leur adoption des conditions nouvelles. Hansemann fut élu comme gérant responsable et propriétaire unique de la raison sociale, « Direction de la Société d’Escompte. « Celle-ci ouvrit ses bureaux, le 15 octobre 1851, dans la Kleine Präsidentenstrasse. L’organisation nous semble aujourd’hui compliquée et bien différente de ce que sont les grandes banques par actions ; il ne faut pas oublier le point de départ : il s’était agi d’accommoder une Association de crédit mutuel aux formes légales des sociétés commerciales, n’exigeant pas l’intervention de l’Etat. C’était une véritable société en commandite, comprenant d’une part les gérans responsables et de l’autre les simples associés, auxquels un crédit était ouvert. Les gérans responsables solidairement étaient propriétaires de la raison sociale, ils avaient droit k un prélèvement sur le bénéfice en leur faveur ; de plus, ils étaient intéressés dans l’affaire pour leur mise, leur part tout comme les simples associés qui n’avaient pas de responsabilité vis-à-vis des tiers, mais qui pouvaient être tenus de participer aux pertes dans’ la proportion de leur intérêt. Les parts étaient libérées de 10 pour 100, les versemens effectués rapportaient 4 pour 100 d’intérêt ; les associés participaient également au bénéfice net.

La forme choisie par Hansemann le dispensait de toute relation avec l’État ; elle était conforme à la législation et cependant elle sortait du cadre habituel ; c’était une innovation qui a exercé plus tard une véritable influence sur l’élaboration du Code de commerce. L’objet de la société ne fut pas modifié ; une plus grande liberté fut donnée pour recevoir des dépôts à intérêt de membres et de personnes étrangères à la société ; les sommes, qui n’étaient pas absorbées par les crédits ouverts aux associés, ne pouvaient être employées qu’en escomptes ou en avances sur effets de commerce ; toutes les opérations de spéculation étaient interdites.

La Société d’Escompte entra en activité avec 236 membres, qui avaient souscrit des parts représentant environ 500 000 thalers ; au bout de dix-huit mois, elle en comptait 1 400 avec 5 millions de thalers[8]. Le développement était satisfaisant, mais on se heurtait toujours encore à la mauvaise volonté du gouvernement prussien, notamment au manque de sympathie de la Banque de Prusse. Hansemann ne trouvait personne qui voulût partager les responsabilités de la gérance, ce qui l’empêcha de prendre la direction de la Banque de commerce et d’industrie que Mevissen et Abraham Oppenheim fondaient à Darmstadt : ils offraient cependant 30 000 florins et une participation de 5 pour 100 dans les bénéfices. Hansemann avait réservé à son fils Adolphe le droit d’entrer comme gérant, mais celui-ci ne voulait pas encore abandonner sa fabrique d’Eupen.

Les statuts avaient fixé à trois au minimum, à neuf au maximum le nombre des gérans ; la dictature du fondateur ne devait constituer qu’un stage temporaire. Un des obstacles qui rendaient si difficile l’obtention de concours nouveaux provenait de la modicité relative des bénéfices. Au bout de quelques années, l’expérience montra qu’il fallait doter la société d’un capital stable, au lieu du capital variable, et modifier les statuts afin de permettre de faire toutes les affaires de banque. Le 28 avril 1855, l’assemblée générale adopta les propositions de la direction : à l’avenir, il serait permis de faire des avances non seulement sur effets de commerce, mais sur fonds publics, actions, obligations, et d’étendre le champ des opérations, sans se départir de la prudence et de la circonspection indispensables. Le 9 janvier 1856, il fut décidé, — tout en maintenant l’organisation primitive des parts à capital variable, — de doter la société d’un capital en commandite de 10 millions de thalers, en parts de 200 thalers chacune.

On créait une seconde catégorie d’associés, détenteurs de parts de commandite, qui ont fini par éliminer peu à peu ceux qui étaient membres de la Société d’Escompte avec des participations variables ; les commanditaires, dont la mise de fonds était fixe et qui répondait en premier lieu des pertes, reçurent 1 pour 100 de dividende de plus que les autres associés, dont la mise répondait seulement des pertes leur incombant personnellement. Les deux catégories d’intéressés avaient chacune leurs représentans dans le Conseil d’administration ; toute distinction a disparu en 1884 ; les comptes des anciens associés ont été transférés peu à peu dans la division de banque proprement dite. Le maximum d’activité de la branche primitive a été atteint en 1857, avec 2 400 adhérens et 15 millions et demi de thalers de capital nominal.

L’assemblée générale avait autorisé l’émission de 10 millions de thalers de parts de commandite ; l’émission eut un très grand succès. David Hansemann, qui imposait volontiers le sacrifice d’une part de bénéfice à des objets d’utilité générale, fit accepter des actionnaires l’application de la prime sur les nouvelles actions à la constitution d’un fonds de retraite pour les employés. Ce fonds, qui porte aujourd’hui le nom de Caisse de pension David Hansemann, » s’élève à plus de 3 millions de marks.

La fin de la guerre de Crimée avait été le signal d’une véritable fièvre de spéculation, de création d’entreprises nouvelles ; c’était la période de splendeur du Crédit mobilier que les Pereire avaient fondé on 1852. L’exemple est contagieux : il ne manqua pas de propositions de doter l’Allemagne d’une ou plusieurs institutions similaires ; les promoters, comme on dit aujourd’hui, cherchaient à obtenir le concours de la Société d’Escompte ; les fonctionnaires du ministère des Finances recommandèrent même l’idée d’une institution prussienne de crédit pour favoriser le commerce, l’industrie et l’agriculture. Hansemann se tint sur la défensive ; dans une lettre qu’il écrivit à la direction de sa société le 17 février 1856, il fit ressortir les dangers de la manie du jour pour les actions, manie qui était la principale source de bénéfices du Crédit mobilier français et de la Banque de Darmstadt : « Ces sociétés sont exposées à un double péril ; tout d’abord, les actions peuvent être poussées à des cours qui correspondent aux bénéfices extraordinaires du moment, mais non pas au développement normal des affaires ; ces cours exagérés peuvent entraîner à des entreprises très risquées ; en second lieu, les membres de l’administration peuvent être tentés de conserver pour eux-mêmes la majeure part dans les affaires qui semblent bonnes et lucratives ; d’autre part, lorsque d’autres opérations doivent être faites par leurs compagnies, bien qu’elles ne soient pas commercialement avantageuses, il y a le danger que les administrateurs ne se montrent philanthropes aux dépens de leurs actionnaires. » C’était indiquer avec beaucoup de clairvoyance et de netteté, à une époque où l’on ne possédait pas l’expérience qui a été acquise depuis lors, deux des vices inhérens aux sociétés financières. Que de désastres sont dus aux aventures courues par les directeurs, afin de maintenir le bénéfice, le dividende, le cours des actions au niveau des années de prospérité ! et combien de fois n’a-t-on pas essayé de passer aux actionnaires les entreprises de moindre qualité alors qu’on se réservait les meilleures !

Hansemann mettait ses collègues en garde contre le revirement inévitable, contre la crise, dont il signalait les prodromes. Il indiquait la passion du jeu dans toutes les classes de la société, les achats de valeurs faits uniquement en vue du bénéfice sur la revente. Le capital existant en Prusse ne suffisait pas pour absorber toutes ces valeurs nouvelles, qui venaient sur le marché. La conclusion à laquelle arrivait le gérant de la Société d’Escompte, c’est qu’il fallait redoubler de prudence, surveiller les affaires de ceux dont on prenait le papier ou auxquels on ouvrait des crédits, limiter le chiffre des avances, ne pas craindre de donner des avertissemens aux cliens qui étaient sur le point de se laisser séduire par l’emballement général ; avoir soin de munir la Société d’Escompte de ressources disponibles pour parer à toutes les éventualités, et néanmoins éviter toute anxiété exagérée notamment avec ceux dont les affaires sont solidement conduites.

La crise de 1857 qui, partie des États-Unis, s’était abattue sur l’Angleterre et avait fait des ravages en Allemagne, notamment à Hambourg, prouva la justesse des prévisions et des conseils de Hansemann. La situation était compliquée à Hambourg, qui avait une monnaie de compte spéciale ; on y redoutait une véritable disette de numéraire, tandis qu’en Prusse on craignait la répercussion des faillites hambourgeoises. Le ministre du Commerce von der Heydt en conféra avec le gérant de la Société d’Escompte, qui lui soumit un projet permettant d’escompter les effets sur Hambourg à un change fixe et pour lequel il promettait le concours de son établissement. Le Sénat de Hambourg refusa d’accepter les propositions de Hansemann, parce qu’elles portaient atteinte à l’autonomie du régime monétaire ; il demanda à la Prusse de lui prêter de l’argent non monnayé, qui pût servir de contre-partie à la Mark Banko. La Prusse refusa ; le secours nécessaire fut obtenu à Vienne, où l’on était au régime du papier-monnaie, et où l’on avait un gros stock de lingots d’argent ; la Banque nationale autrichienne prêta 10 millions Mark Banko à 6 pour 100 à l’État de Hambourg, jusqu’au 31 décembre 1858. Un train spécial, parti de Vienne, amena le métal le 15 décembre 1857 à Hambourg : la situation était sauvée, l’Autriche y gagna en popularité, tandis qu’on se plaignit de l’égoïsme et de l’étroitesse de vues de la Prusse.

Depuis 1857, Hansemann avait acquis un collaborateur ; son fils aîné Adolphe céda sa fabrique de draps à son frère cadet et entra comme gérant dans la Société d’Escompte. Il est étonnant que, jusqu’à sa mort en 1864, il n’ait pas été possible de trouver le troisième gérant, et de compléter ainsi le nombre minimum, prévu par les statuts.

Parmi les principales affaires de la Société d’Escompte, jusqu’en 1864, il faut placer la participation aux emprunts de l’Etat : en 1859, la Prusse dut contracter un emprunt de 30 millions de thalers pour couvrir les frais de la mobilisation ; le ministre des Finances chargea Hansemann de constituer un syndicat des premières maisons de Berlin, qui prendraient ferme une partie de l’emprunt et participeraient à l’émission, qui fut un succès. Ce syndicat, avec des modifications amenées par le temps, fonctionne toujours ; il compte aujourd’hui, parmi les participans, les grandes banques d’Allemagne, qui n’existaient pas, il y a quarante ans. C’est lui qui sert ordinairement d’intermédiaire aux emprunts de l’Empire et de la Prusse, comme en 1901 et en 1902 ; la commission qu’il reçoit varie aujourd’hui de 60 à 70 pfennigs par cent marks. Hansemann n’a pu mettre à exécution un de ses projets, la création d’une compagnie qui achèterait des propriétés aux Polonais, les morcellerait et les vendrait à des colons allemands ; son petit-fils, avec le concours de S. Bleichröder et de quelques propriétaires allemands des provinces orientales a mieux réussi, il a créé en 1895 la Land-bank. Le gérant de la Diskontogesellschaft fit en 1863 un assez long séjour à Saint-Pétersbourg, il était venu entretenir le ministre des Finances du rachat des chemins de fer russes et de l’achèvement du réseau. Il n’aboutit pas avec M. de Reutern, mais il réussit à conclure avec la Société du chemin de fer de Moscou Rjazan un contrat pour la cession de 5 375 000 thalers d’obligations garanties par l’Etat, qui furent placées en Allemagne ; c’était une affaire intéressante, en ce qu’elle a ouvert le marché allemand aux obligations des chemins de fer russes, qui sont un des placemens favoris du public et qui, par suite des exigences onéreuses des lois fiscales françaises, ne trouvent pas de débouché en France. Cette ouverture du marché de Berlin a eu pour conséquence indirecte de procurer à l’industrie allemande des commandes de matériel, jusqu’au jour où la Russie a été suffisamment bien outillée elle-même pour fabriquer chez elle les rails, les wagons, les locomotives dont elle a besoin. Citons encore la fondation de la première banque hypothécaire par actions en Prusse, en 1864, qui s’est fusionnée en 1870 avec la compagnie centrale de Crédit foncier, la plus considérée et la plus considérable de l’Allemagne, une société immobilière qui a transformé plusieurs quartiers de Berlin.

M. Adolphe de Hansemann, après la mort de son père, en 1864, se donna un cogérant dans la personne de Meyer Goldschmidt, et lorsque celui-ci prit sa retraite en 1869, il trouva des collaborateurs comme J. Miquel, ancien bourgmestre d’Osnabruck, qui a dirigé pendant une dizaine d’années les finances prussiennes avec un éclat tout particulier. M. Adolphe de Hansemann est demeuré jusqu’à sa mort (1903)[9] à la tête de la Société d’Escompte, tandis qu’autour de lui le personnel des gérans s’est modifié à différentes reprises ; les collègues qu’il a pu qu’il a eus ont généralement été des personnages considérables, des hommes compétens. Il en est de même des membres du Conseil d’administration. Le développement a été graduel ; les étapes ont été franchies avec prudence. Le fait que la Société d’Escompte a conservé la forme de société en commandite par actions avec des gérans solidairement responsables a eu pour conséquence une plus forte concentration que celle qui existe dans les grandes institutions financières, qui sont de simples Compagnies par actions. La Diskonlogesellschaft n’a pas essaimé au dehors par un grand nombre de succursales comme la Deutsche Bank ; en 1900, elle a rompu avec cette tradition rigide, en établissant une succursale à Londres et une seconde à Francfort-sur-le-Mein, où elle a pris en quelque sorte la succession de la maison M. A. de Rothschild, avec laquelle elle avait toujours été étroitement alliée.

Le capital est resté sans changement jusqu’en 1872 ; à cette époque, il a été porté de 30 millions à 60 millions de marks, en 1889 à 75 millions, en 1895 à l’occasion de l’absorption de la Banque d’Allemagne du Nord (Norddeutsche Bank) de Hambourg, à 114 millions, en 1898 à 130 millions, en 1901 à 150 millions, à la fin de 1903 à 170 millions. En 1900, les réserves s’élevaient à 384 millions, elles étaient supérieures au tiers du capital social ; le total des opérations représentait un mouvement de 24 729 millions ; le chiffre des escomptes dépasse 2 milliards, celui des commissions 42 millions[10]. Les frais généraux qui étaient de 25 000 marks en 1852 dépassent 2 millions et demi en 1900, les impôts directs qui frappent la Société en Prusse ont progressé de 167 000 marks à 1330 000 marks. Le chiffre des lettres reçues et expédiées annuellement est de 1 159 000 en 1900, de 12 434 en 1852. La Diskonlogesellschaft a un personnel de 573 employés à Berlin, 43 à Londres, 63 à Francfort. Elle est dirigée par 6 gérans responsables, elle a 6 directeurs suppléans, 3 avocats conseils, 22 fondés de pouvoir ; le Conseil d’administration se compose de 21 membres, parmi lesquels M. Ballin, directeur de la Compagnie de navigation Hambourg-Amérique, Herzog, secrétaire d’État en retraite, etc.

Si l’on embrasse l’ensemble des opérations auxquelles la Société d’Escompte consacre aujourd’hui son activité, on trouvera qu’il ressemble bien peu au programme esquissé par le fondateur. A côté des affaires de banque proprement dites, escompte, avances sur nantissement, encaissemens, commissions : , ouvertures de crédit, la Diskontogesellschaft participe à la fondation d’entreprises de toutes sortes à l’intérieur et à l’extérieur du pays, elle s’intéresse à des mines, à des usines, dont elle facilite la transformation en sociétés par actions et dont elle se charge de placer les actions et les obligations sur le marché ; elle offre ses services aux États, aux villes, aux provinces qui ont besoin de faire appel au crédit ; ensemble avec d’autres institutions ou maisons de banque, elle prend ferme l’emprunt ; la différence entre le cours d’achat et le cours d’émission représente le bénéfice, qu’augmente parfois une commission supplémentaire ; elle élabore des projets de conversion dont elle facilite l’exécution, en un mot, à côté de la banque ordinaire, terre à terre, elle fait de la haute finance. Lorsqu’elle ouvre aux pays étrangers des débouchés sur le marché des capitaux en Allemagne, elle rend service à l’emprunteur, mais aussi au prêteur. car elle assure des relations commerciales entre l’Allemagne et les Etats, les particuliers étrangers. Mais toutes ces entreprises ne sont pas également heureuses. Malgré toute la routine que donne une longue pratique, malgré toute l’habileté, toute la prévoyance d’hommes rompus aux affaires, généralement bien renseignés, les gérans de la Diskontogesellschaft ne sont pas à l’abri d’erreurs et de fautes de jugement. Insuffisamment renseignés par les agens qu’ils envoient au dehors, ils apprécient d’une façon trop optimiste les chances d’avenir d’une entreprise ancienne qu’il s’agit de mettre en actions, la fortune d’un établissement nouveau, la solidité des finances d’un État ou d’une corporation publique, le coût et le rendement d’une ligne de chemin de fer.

Parmi les affaires malheureuses, à côté d’entreprises industrielles en très petit nombre, il faut citer la fondation d’une Société d’escompte provinciale, créée en 1872, afin d’étendre l’action de la Diskontogesellschaft d’une façon indirecte dans l’intérieur du pays ; on avait absorbé plusieurs vieilles maisons de banque, mais l’heure était mal choisie ; c’était à la veille du krach : il y eut une gestion insuffisante dans plusieurs endroits et la société provinciale dut liquider. Plus récemment, on a subi des mésaventures avec la République Argentine, avec le Venezuela[11], avec le Brésil ; si fâcheux qu’aient été ces accidens, ils forment l’exception et grâce aux réserves cachées de la Société d’Escompte, les pertes ont pu être amorties sans laisser de traces durables. A côté d’échecs en somme assez rares, les annales de la Diskontogesellschaft comptent un plus grand nombre d’opérations brillantes et fructueuses. L’institution fondée par David Hansemann a fait de grandes affaires avec l’empire d’Allemagne, avec la Prusse, avec la Russie, avec l’Autriche, avec la Hongrie, avec la Roumanie ; elle a coopéré à la fondation de chemins de fer en Allemagne et à l’étranger jusqu’en Chine, elle a aidé à établir des banques au Chili, dans l’Argentine, à créer une banque asiatique. Elle n’a pas été atteinte dans son prestige par la crise qui a sévi avec tant d’acuité en Allemagne en 1900 et en 1901 : elle a contribué avec les grandes institutions financières, au premier rang desquelles s’était mise résolument la Reichsbank, à atténuer les difficultés et à soutenir ce qui méritait de rester debout.


ARTHUR RAFFALOVICH.


  1. David Hansemann, par Alexandre Bergengrûn, 1901. — Die Diskontogesellschaft 1851 bis 1901. Denkschrift zum 50 jährigen Jubiläum.
  2. Plus tard Frédéric-Guillaume IV.
  3. « L’administration financière n’est pas pour moi seulement l’exécution du budget des dépenses et des recettes, mais l’administration de toutes les ressources, de tous les moyens de l’Etat, l’harmonie de toutes les branches. » Discours contre l’emprunt du chemin de fer de l’Est. C’est alors que Hansemann dit que le premier devoir d’une assemblée parlementaire est d’être très exacte en matière de finances. « Bei Geldfragen hört die Gemütlichkeit auf. » « Dans les affaires d’argent cesse toute sentimentalité, la raison seule doit nous conduire. » Cette phrase eut un succès de fou rire en sa prud’homie.
  4. Il s’agissait de mettre sous la direction du ministre des Finances l’administration de la dette, celle de la Trésorerie, qui étaient demeurées indépendantes jusque-là et de détacher de son Ministère, le commerce, l’industrie, les travaux publics.
  5. L’idée de Hansemann était, afin d’augmenter la circulation monétaire, d’accorder la garantie de l’État aux bons émis par les associations de crédit privées et de les recevoir jusqu’à concurrence d’un montant déterminé en paiement des impôts.
  6. Au commencement de 1850, il y avait 7 millions et demi de bons en circulation.
  7. C’est la solution que Bismarck a fait prévaloir plus tard ; le chef de la Banque d’Allemagne est le chancelier de l’Empire.
  8. L’admission de nouveaux membres était prononcée après examen par une commission spéciale, le Conseil d’administration et la direction. Dès le début, le fonctionnement de la Société d’escompte différa de celui de l’Association de crédit de Bruxelles. Les crédits ouverts aux membres ne dépassèrent jamais 45 pour 100 du montant souscrit.
  9. M. de Hansemann était né à Aix-la-Chapelle en 1826, il entra à l’âge de seize ans dans la fabrique de draps de son cousin Peters à Eupen, dont il dirigea la partie commerciale. En 1857, il devint le second gérant de la Société d’Escompte à côté de son père, il en devint le senior en 1864 à la mort de celui-ci et le resta pendant trente-neuf ans. Il fut anobli en 1872.
  10. En 1900, il a été dépensé 69 000 marks en pensions de retraite à 35 employés, 27721 marks à 34 veuves. Il existe une caisse d’épargne qui bonifie 5 pour 500 jusqu’à 30 000 marks. 4 pour 100 au-delà ; en 1900, les députa des employés s’élevaient à 2 658 000 marks.
  11. La plus importante des réclamations financières allemandes vis-à-vis du Venezuela a été celle de la Diskontogesellschaft ayant trait au chemin de fer de Caracas à Valencia. Les frais de construction de ce chemin de fer, qui fut achevé en 1894, s’élevèrent finalement à plus de 60 millions de marks au lieu de la somme de 27 millions de marks que l’on avait prévue. On a dû procéder à la construction de 89 tunnels et de 215 viaducs et ponts ; l’entrepreneur rencontra tant de difficultés et eut à faire face à tant de dépenses qu’une compagnie anglaise qui avait eu l’intention de construire une ligne concurrente entre Capna et Valencia, abandonna ce projet. La ligne a un parcours total de 180 kilomètres entre Caracas et Valencia. Comme le fait observer l’auteur d’un article intéressant, paru dans le Zukunft, on aurait de la peine, même dans un pays très peuple, à tirer des bénéfices d’une voie ferrée ayant un parcours total de 180 kilomètres et dont les frais de construction se seraient chiffrés à plus de 62 millions de marks. Or, le chiffre de la population du Venezuela ne dépasse guère 2 millions de personnes. Dans le dernier rapport de la Diskonlogesellschaft, au sujet du chemin de fer, on se borne à annoncer que les frais d’exploitation dévorent la plus grande partie des recettes brutes. Le gouvernement vénézuélien avait garanti 7 pour 100 sur le capital qui fut dépensé dans cette entreprise. Le chemin de fer était à peine construit quand la révolution interrompit les paiemens du gouvernement vénézuélien.