Une Apologie anglaise de l’islamisme

Revue des Deux Mondes tome 22, 1877
Albert Réville

Une apologie anglaise de l’islamisme


UNE APOLOGIE ANGLAISE
DE L'ISLAMISME

Mohammed and Mohammedanism, lectures delivered at the Royal Institution of Great Britain, by R. Bosworth Smith. London 1876. Smith, Elder and Cie.

Le numéro de décembre 1876 de la Contemporary Review, un des périodiques les plus estimés de nos voisins d’outre-Manche, commençait et finissait par deux articles consacrés tous les deux à la question orientale, se rencontrant sur quelques points, mais au fond de tendances très opposées. Dans le premier, l’honorable M. Gladstone, continuant la campagne inaugurée par lui contre la politique traditionnelle de son pays, revendiquait en faveur des populations grecques soumises aux Turcs leurs droits à une émancipation formelle du joug musulman ; dans le dernier, M. R. Bosworth Smith, assistant-master à la célèbre école de Harrow, tout en passant condamnation sur le gouvernement Turc qui a réussi, même en Angleterre, à gâter sa cause, s’attaquait aux préjugés qui règnent dans toute l’Europe chrétienne contre l’islamisme, sa doctrine et sa valeur morale. Si les deux écrivains s’unissaient dans une très médiocre estime du Turc en tout ce qui concerne la capacité gouvernante, il était facile de voir que deux appréciations très différentes étaient à la base de leurs jugemens respectifs sur sa religion. Évidemment l’islamisme est pour M. Gladstone une forme très inférieure de religion, incapable d’exercer la moindre heureuse influence sur le développement des peuples qui l’ont embrassée. M. Bosworth Smith au contraire voit dans la religion originaire de La Mecque l’une des plus remarquables productions de l’inspiration religieuse, départie au genre humain ; il ne lui connaît de supérieur que le christianisme ramené à son principe originel, et il n’hésite pas à lui attribuer une supériorité positive sur bien des christianismes déformés. On serait tenté de croire qu’aux yeux de M. Gladstone le tort proprement dit du Turc, ce qui explique au fond ses erreurs et ses crimes, c’est qu’il est musulman, tandis que, selon M. Bosworth Smith, le Turc, ou du moins son gouvernement, déshonore l’islamisme par ses infidélités à la véritable loi du Koran. En un mot, d’accord pour blâmer sévèrement la politique ottomane, les deux écrivains, quand il s’agit de l’islamisme, sont séparés par toute la distance qui va du parce que au quoique.

Nous serions pour notre part très enclin à décerner en cette rencontre la palme de la pénétration à l’assistant-master de Harrow plutôt qu’à l’illustre représentant du libéralisme anglais. Nous n’entrerons pas dans la recherche des motifs qui ont déterminé une grande partie du public anglais, sous l’impulsion de plusieurs de ses plus éminens leaders, à changer de position sur le terrain des affaires orientales juste au moment où elles se compliquaient de la façon la plus critique. Il nous suffit que le fait lui-même soit constant. Or nous avons toujours entendu dire aux hommes compétens qu’un changement de position s’exécutant sous le feu de l’ennemi est une manœuvre dangereuse, et il faut bien reconnaître que celui-ci s’opère en face des batteries de la diplomatie russe, qui a l’avantage de n’avoir pas à bouger de la place qu’elle occupe depuis longtemps. Il s’agit pour l’Angleterre de s’établir sur une position nouvelle qui lui permette de coopérer à l’émancipation des populations chrétiennes de la Turquie sans contribuer par cela même aux progrès de la puissance dont elle redoute le plus les envahissemens. Il fut un temps où, d’accord avec un gallant ally de l’autre côté du canal, elle aurait pu sans trop de risques défier les difficultés d’un pareil changement de front. Mais ce temps n’est plus, et une autre alliance, prônée un peu étourdiment à l’heure de nos revers comme plus efficace et plus sûre que la nôtre, n’a pas précisément réalisé les espérances que l’on fondait sur elle. Et voici le dilemme fort embarrassant de la politique anglaise à l’heure où nous sommes : elle ne peut évidemment pas joindre ses efforts à ceux de la Russie pour améliorer un état de choses devenu intolérable, mais, au train dont vont les choses, elle risque de se trouver isolée, de laisser sa rivale bénéficier seule des changemens qui sont à la veille de modifier profondément l’Europe orientale, et c’est ce que M. Gladstone et ses amis ont clairement compris ; d’autre part, il lui est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de s’associer, soit à la dislocation, soit même à la mise en tutelle de l’empire ottoman sans porter un coup terrible à la suprématie musulmane, sans soulever par conséquent les colères musulmanes et sans les provoquer par contre-coup dans son immense empire indien, où 40 millions de musulmans n’en demandent pas tant pour vouer une haine inextinguible à une puissance ouvertement ennemie du croissant. Si donc la politique anglaise a quelque chance de réussir dans la voie nouvelle où les événemens la poussent, c’est à la condition expresse qu’elle distinguera soigneusement le Turc du musulman et qu’elle prouvera par sa manière d’agir vis-à-vis de l’islam qu’elle ne le rend pas solidaire des griefs dont on poursuit le redressement aux dépens de la domination turque. Je ne dis pas que cette distinction sera facile à traduire en faits éclatans, je me borne à observer qu’elle est absolument nécessaire, et pour qu’elle soit possible, il importe que le public anglais se fasse de la religion musulmane une idée très différente de celle que des jugemens superficiels ont accréditée en Angleterre comme dans tous les pays chrétiens.

Ce serait faire tort à M. Bosworth Smith que de rapporter à un calcul politique la peine qu’il a prise dans ces dernières années pour redresser l’opinion de ses compatriotes au sujet de Mahomet et du mahométisme. Avant tout littérateur et savant, il n’a abordé sa tâche en 1872 que du point de vue de la justice historique, au nom du principe de philosophie religieuse d’après lequel toutes les religions humaines ont une origine commune. Cette manière de comprendre les religions et leur histoire ne force nullement à leur attribuer à toutes une même valeur, tant s’en faut, mais elle ne permet plus aux partisans de l’une d’entre elles de lancer contre toutes les autres ces arrêts de condamnation absolue dont l’ancienne théologie était si prodigue. En étudiant l’islamisme à la lumière d’un tel principe, le savant anglais devait naturellement trouver bien des injustices dans les notions courantes, et il s’est appliqué à les corriger avec un zèle qui ne fait certainement aucun tort à la sincérité de son christianisme, mais qui confine parfois à l’enthousiasme et qui peut-être l’amène par momens à des appréciations selon nous un peu trop optimistes. Il faut comprendre ces entraînemens inévitables d’une première réaction contre des préjugés séculaires. Les lectures que M. Bosworth Smith fit sur cet intéressant sujet à Harrow en 1872 eurent du retentissement et furent répétées sur demande à l’Institution royale de Londres en février et mars 1874. Il en est sorti un beau livre intitulé Mohammed and Mohammedanism, dont la seconde édition a paru l’an dernier[1]. Pour les raisons que nous venons de déduire, les circonstances lui ont procuré le bénéfice de l’actualité. Nous sommes presqu’aussi intéressés que les Anglais dans cette discussion d’histoire religieuse. L’impératrice des Indes compte sans doute presqu’autant de sujets musulmans que de sujets chrétiens. Mais nous avons aussi nos sujets musulmans, et tous les peuples civilisés à cette heure ont les plus sérieux motifs de sortir du clair-obscur en face d’un problème qui s’impose avec une urgence que chaque jour voit accroître. Avant de se décider sur ce qu’il convient de faire des musulmans, il conviendrait de savoir ce qu’il faut penser de l’islamisme.


I

Ce qui fait tout à la fois la faiblesse et l’attrait du mahométisme, c’est qu’il est né en pleine histoire. Des grandes religions qui se partagent l’humanité, c’est la seule dont nous puissions étudier les origines dans une complète sécurité d’esprit. Rien de cette pénombre mystérieuse où se dérobent les formes premières du mosaïsme, du bouddhisme, du christianisme lui-même. On connaît assez bien l’état social et religieux des Arabes avant Mahomet ; on connaît parfaitement la vie du prophète, ses antécédens, ses fluctuations, ses exploits et ses fautes. Luther et Milton ne sont pas plus exposés au grand jour de l’histoire. Mahomet n’est point, quand on comprend bien l’islamisme, l’objet direct de la foi de ses disciples, comme Jésus et Bouddha l’ont été de la grande majorité des chrétiens et des bouddhistes, il est exclusivement prophète, révélateur ; mais il n’en a pas moins imprimé son sceau personnel à la religion qu’il a fondée. Ce mélange de mysticisme passionné et de sécheresse dogmatique, qui fait de son caractère religieux l’un des plus curieux de l’histoire, n’a pas cessé de distinguer la piété musulmane partout où elle s’est maintenue vivante et pure d’alliage hétérogène. Le Koran, qui relève incontestablement de son inspiration, est monotone, d’une lecture fatigante, étroit, souvent puéril. Il n’a pas, comme la Bible, l’avantage de réunir des livres d’origines et de formes très distinctes, pleins de mouvement, de variété, de drame. Il y a pourtant des sentences de Mahomet d’une originalité vigoureuse et d’une haute portée morale, celle-ci, par exemple, en l’honneur de la bienfaisance :


« Quand Dieu eut fait la terre, elle vacillait de çà et de là jusqu’à ce que Dieu eût fait les montagnes pour la tenir ferme. Alors les anges lui demandèrent : « O Dieu, y a-t-il dans ta création quelque chose de plus fort que les montagnes ? — Et Dieu répondit : Le fer ; car le fer est plus fort que les montagnes, puisqu’il les fend. — Et dans ta création est-il quelque chose de plus fort que le fer ? — Oui, le feu est plus fort que le fer, car il le fond. — Et est-il quelque chose de plus fort que le feu ? — Oui, l’eau, car elle l’éteint. — Est-il quelque chose de plus fort que l’eau ? — Oui, le vent, car il la soulève. — O notre soutien suprême, est-il dans ta création quelque chose de plus fort que le vent ? — Oui, l’homme de bien qui fait l’aumône. S’il donne de sa main droite sans que sa gauche le sache, il surmonte toutes choses. »


Et plus loin :

« Toute bonne action est charité. Quand tu souris à la face de ton frère, quand tu remets un voyageur dans son chemin, quand tu donnes de l’eau à boire à l’altéré, quand tu exhortes ton prochain à bien faire, tu fais de la charité. La vraie richesse d’un homme dans l’autre vie, c’est le bien qu’il a fait dans celle-ci à son compagnon d’existence. Quand il meurt, le peuple demande : Quelle fortune laisse-t-il derrière lui ? Mais les anges demandent : Quelles bonnes œuvres a-t-il envoyées devant lui ? »


Un autre côté du Koran qui mérite notre intérêt, c’est qu’on y peut marquer le point précis où une religion devient mythologique. Nous y voyons comment un prophète qui se refusait à lui-même le pouvoir des miracles put passer aux yeux de ses contemporains pour en faire de stupéfîans, et comment le même homme qui se proclamait incapable de prédire l’avenir se trouva nanti par l’enthousiasme de ses disciples du pouvoir le plus surnaturel de prévision.

Ce serait du reste un chapitre curieux de l’histoire des opinions humaines que celui qui raconterait toutes les idées que les chrétiens se sont faites de Mahomet et du mahométisme. N’est-il pas bizarre que les chrétiens des temps carlovingiens n’hésitèrent pas un moment à se représenter Mahomet, l’iconoclaste, l’ennemi juré de toute idolâtrie, comme se faisant adorer sous la forme d’une grande idole d’or ? Dans la Chanson de Roland, Mahomet se présente flanqué à droite du roi des dieux, à gauche de Satan, roi des diables. Marcille, calife de Cordoue, jure ordinairement « par Jupiter, par Mahom et par Apollyon. » Les écrivains chrétiens des Xe et XIe siècles s’imaginent qu’on lui offre des victimes humaines. L’expédition de Robert Guiscard en Sicile, alors soumise aux Sarrasins, passe pour une croisade contre l’idolâtrie. Plus tard, Marco Polo, judicieux pourtant et bon observateur, parle des musulmans comme « des adorateurs de Mahomet. » Dans un lai de Baudouin de Sebourg, il est question d’une chrétienne qui veut abjurer sa foi devant le sultan Saladin et qui s’écrie :

Mahom voel aourer ; aportez-le-moi chà !

« Je veux adorer Mahomet, apportez-le-moi ici ! » Sur quoi Saladin commande :

Qu’on aportast Mahom, et celle l’aoura[2].

Au XIIe siècle, Mahomet devient un hérésiarque. En cette qualité, Dante lui assigne une place de premier rang dans son enfer, en compagnie de fra Dolcino, un communiste, et du troubadour Bertram de Born. Des démons lui déchirent la chair et recommencent au moment où ses blessures sont à demi guéries. Plus tard encore nous voyons des romans où « Baphomet » est dépeint comme souillé de tous les crimes, débauché, voleur, assassin, ou bien encore c’est un cardinal qui, ayant échoué dans ses efforts pour devenir pape, invente une religion nouvelle pour se venger de ses rivaux. Les premiers théologiens protestans ne sont pas plus doux. Luther se demande lequel est le pire de Mahomet ou de Léon X ; Mélanchthon, si ce n’est pas lui qui est Gog, à moins qu’il ne soit Magog. Au XVIIe siècle paraît sous le titre Antichristus Mahometes, et avec un sous-titre long d’une aune, un savant traité qui démontre plene, fuse, invicte, solideque que Mahomet est le véritable Antéchrist. Les écrivains catholiques ne restaient pas en arrière en fait de jugemens passionnés. « Pourquoi, se demande Genebrard, controversiste qui eut un certain renom, pourquoi Mahomet a-t-il écrit son Koran en arabe, et non pas en hébreu, en grec ou en latin ? — C’est, répond-il, que Mahomet était une bête et ne savait qu’une langue appropriée à son état bestial. »

Pourtant le Koran fut traduit pour la première fois en français en 1649 par André du Ryer. Cette publication fit scandale, et quand l’abbé Maracci en 1697 en fit une autre traduction, ce ne fut pas sans y joindre une volumineuse refutatio Alcorani. De même, lorsque l’Anglais Alexandre Ross fit passer dans sa langue natale la version de du Ryer, il eut soin de faire précéder son œuvre d’un bénin caveat dont voici un échantillon : « Bon lecteur, le grand imposteur arabe est enfin, après mille ans, arrivé en Angleterre par voie de France, et son Alkoran ou galimafrée d’erreurs, — un petit babouin aussi disgracieux que son père et aussi plein d’hérésies que sa méchante tête l’était de teigne, — a appris à parler anglais. »

Il n’est pas possible, en présence de pareilles préventions, de s’attendre à un jugement quelque peu impartial ; mais au XVIIIe siècle l’opinion subit une première modification, qui fut, il est vrai, bien moins provoquée par le sentiment nouveau de la grandeur historique de l’islamisme que par l’esprit d’hostilité à toutes les religions se disant révélées. Pour faire pièce à l’église, il n’était pas maladroit de relever le mahométisme et son fondateur ; mais, à un point de vue plus général encore, il paraissait de bonne guerre de montrer comment l’une des plus puissantes religions du globe n’avait d’autre origine que l’habileté suprême d’un fourbe. C’est ainsi que Mahomet apparaît dans la célèbre tragédie de Voltaire. Son œuvre est ramenée aux proportions d’une imposture grandiose dont il faut admirer la hardiesse, le prestige, la réussite, mais dont l’auteur est moralement méprisable.

Il faut toutefois signaler dès lors l’ouvrage bien oublié aujourd’hui, mais qui fit sensation en son temps, d’un certain Gagnier, Français de naissance, chanoine de Sainte-Geneviève, qui tout à coup voulut se faire protestant, passa en Angleterre et dut à sa connaissance étendue des langues sémitiques d’être nommé professeur d’arabe à Oxford. C’est lui qui le premier composa une histoire de Mahomet d’après celle d’Abulfeda, le plus ancien et le plus fidèle des historiens arabes alors connus. Gibbon s’en servit beaucoup dans sa remarquable biographie de Mahomet, l’une de ses meilleures compositions. Il est vrai que ses tendances bien connues empêchèrent la plupart de ses lecteurs de lui accorder une confiance entière ; la part qu’il fit à l’éloge dans ses appréciations leur semblait toujours du parti-pris contre le christianisme. Notre siècle vit enfin paraître les grands travaux d’histoire religieuse, fondés sur une connaissance de plus en plus riche des sources originelles. Les travaux de MM. Muir, Caussin de Perceval, Barthélémy Saint-Hilaire, Weil, Dozy, Sprenger, etc., bien que conçus à des points de vue très différens, ont en tout cas dégagé les faits primitifs et positifs sur lesquels on peut asseoir un jugement motivé. Incontestablement la personne de Mahomet a plus gagné que perdu à cette mise en pleine lumière de son œuvre. Cependant, telle est la force des préjugés traditionnels, l’Angleterre se rappelle encore la surprise qui la fit tressaillir le jour où elle apprit que M. Carlyle, dans son ouvrage sur les Héros et leur culte, voulant étudier le « héros en tant que prophète, » avait choisi comme type du genre, non pas Moïse ou Élie, mais Mahomet.

Il est évident que, pour juger le prophète de La Mecque, il faut avant tout se rendre compte de l’état social et moral de l’Arabie avant son entrée en scène. On sait que depuis des siècles cette vaste contrée était parcourue en tous sens par d’innombrables tribus de pasteurs guerriers. Bien peu d’Arabes vivaient de commerce comme les habitans de La Mecque, ou d’agriculture sédentaire comme ceux de Médine. Faut-il attribuer au charme étrange de la vie au désert, charme dont témoignent les voyageurs européens qui l’ont menée quelque temps, la répugnance que les Arabes ont toujours opposée à toute idée d’émigration en masse vers des régions plus fertiles ? Ce qui est certain, c’est qu’ils se sont toujours montrés très réfractaires aux civilisations qui se sont succédé sur la frontière de leur péninsule. Ils se vantent de n’avoir jamais subi le joug étranger, et cela est vrai. Alexandre rêva qu’il avait conquis l’Arabie, mais ce ne fut qu’un rêve. Trajan fit frapper des médailles pour éterniser la mémoire de cette même conquête, mais sa domination ne dépassa pas une province limitrophe et ne put même pas s’y maintenir. En fait, l’Arabie n’a pas changé depuis les jours d’Abraham. Un grand dédain du luxe et de la science, une fierté indomptable, un attachement passionné à la liberté de leurs mouvemens, l’élection des cheiks ou chefs par les membres de chaque tribu, l’hospitalité et le pillage, la guerre perpétuelle entre voisins, le goût du bien dire et de la poésie lyrique, tels sont les traits permanens et bien connus de la société, arabe, et nous n’y insisterons pas. Ce qui peut-être est moins connu, ce sont les vices barbares, les abominables coutumes, qui s’étaient perpétués sous le couvert de cette vie du désert aux dehors si poétiques et si austères.

Par exemple, l’ivrognerie était répandue chez les Arabes à un degré exceptionnel en Orient. La passion du jeu, celle des paris, et leurs suites ordinaires, faisaient de continuelles victimes. Mais surtout le sexe féminin était le souffre-douleurs de cet état social. Souvent les filles à leur naissance étaient enterrées vives, quelquefois à l’âge de six ans. Le père, après avoir ordonné à la mère de parfumer et de parer sa fille, la menait au bord d’une fosse creusée à dessein, l’y jetait la tête la première et rabattait la terre sur la pauvre enfant. La femme n’avait d’ailleurs absolument aucun droit : elle ne pouvait hériter, elle était héritée, c’est-à-dire qu’elle devenait la propriété de l’héritier de son mari défunt. De là la coutume des unions conjugales entre fils et belles-mères. La polygamie et le divorce étaient sans aucune restriction ; il est parlé dans les chroniques arabes d’une femme qui eut quarante maris. Un missionnaire américain en Syrie, le docteur Jessup, a réuni une collection d’anciens proverbes arabes qui font clairement ressortir l’état de dégradation des femmes antérieurement à l’époque musulmane. En voici quelques-uns :


« Envoyer des femmes dans l’autre monde, c’est bien faire. — Le meilleur des gendres, c’est le tombeau. — Le cœur des femmes est adonné à la folie. — Notre mère nous défend d’errer, et elle-même se plonge dans l’erreur. — Mon père se bat, et ma mère en jase. »


Tout cela dénote une grande brutalité de sentimens, et ne laisse pas de rappeler notre moyen âge, qui, n’en déplaise à ses admirateurs de parti-pris et malgré son incontestable poésie, révèle tant de corruption et de grossièreté à ceux qui l’étudient de près.

Quant à l’état religieux de l’Arabie avant Mahomet, il n’était pas de nature à réagir sérieusement contre ces vices invétérés. Le nord de la contrée avait reçu des réfugiés juifs chassés de Palestine par la conquête romaine. Quelques représentans de la même race étaient disséminés dans le reste de la péninsule. Il y en avait près de Médine, et même il arriva au IIIe siècle de notre ère qu’une tribu méridionale adopta le judaïsme. Le christianisme y sema aussi quelques germes, du reste sans grand avenir, et qui ne changèrent rien aux mœurs ni aux coutumes. Le calife Ali pouvait, sans trop d’exagération, dire d’une tribu où le christianisme semblait prédominer : « Ces gens-là ne doivent rien au christianisme, si ce n’est la permission de boire du vin. » Le fait est qu’aucune des deux religions ne jeta en Arabie de profondes racines. L’immense majorité des Arabes était adonnée à un culte très superstitieux qui mêlait à de vagues aspirations monothéistes l’adoration d’une multitude de divinités inférieures et même un fétichisme des plus grossiers. Il y avait des « fils et des filles de Dieu. » — « Ils veulent que Dieu ait des filles, s’écrie Mahomet dans le Koran, et pourtant ils ne veulent pas en avoir eux-mêmes. Si l’on annonce à l’un d’eux qu’une fille lui est née, sa face se rembrunit, et l’on dirait qu’il veut l’étrangler. » Mais il y avait un sanctuaire qui pouvait passer pour central, celui de La Mecque, la Kaaba, de forme cubique, et qui, véritable panthéon, contenait les trois cent soixante idoles vénérées dans toute l’Arabie. On y remarquait une statue d’Abraham, la source Zemzem, qui jaillit du sol tout exprès pour empêcher Ismaël de mourir de soif, et surtout la pierre tombée du ciel au temps d’Adam, jadis d’une blancheur éblouissante, mais depuis longtemps noircie par les baisers des pécheurs. Les pratiques du culte étaient barbares. Il n’était pas rare que des pères immolassent leurs enfans pour apaiser le courroux céleste. Une certaine divination magique s’opérait au moyen de flèches sans plumes que l’on mêlait avant d’en tirer une au hasard. Ce serait pourtant une grande erreur de s’imaginer que l’Arabe soit dévot de nature. Il peut avoir des accès de fanatisme, des réveils de religiosité ardente, mais à l’ordinaire il est plutôt indifférent, sceptique et mauvais pratiquant ; c’est ce qui frappe encore aujourd’hui les voyageurs qui peuvent comparer la ferveur des musulmans de l’Asie-Mineure ou de l’Afrique avec le relâchement habituel des Arabes. La plupart de leurs anciens poèmes respirent un épicurisme complet. Les idées concernant la vie future étaient vagues et contradictoires. Tandis que les uns croyaient à l’anéantissement total, les autres attachaient un chameau au tombeau d’un mort pour que celui-ci eût une monture qui pût le porter au jour de la résurrection.

On ne voit donc pas très bien ce qui, dans la situation décrite, pouvait faciliter la transformation radicale que Mahomet devait opérer. Cependant il faut noter d’abord que le fond de cet amalgame religieux est sémitique, par conséquent marqué au coin d’une certaine tendance au monothéisme, ou du moins d’une aptitude spéciale à le concevoir. La tradition arabe plonge par ses origines dans le même sol que celle d’Israël. Lors même que les motifs suffisans manquent pour adopter l’hypothèse ingénieusement développée par M. le professeur Dozy, il y a quelques années, d’une ancienne transplantation d’israélites sur le territoire de La Mecque, il ne faut pas contester qu’un sanctuaire comme la Kaaba devait diriger les esprits vers le monothéisme. Les panthéons exhalent toujours un certain parfum d’unité divine ; les dieux nombreux qu’on y voit réunis font naître le sentiment du divin, c’est-à-dire de leur essence commune, et le divin, à son tour, mène à l’idée d’un Dieu. Il y eut, avant Mahomet, plus d’un mouvement monothéiste en Arabie. Si celui dont il fut l’initiateur les dépassa tous en intensité et en durée, c’est sans doute que les esprits étaient plus mûrs, et il est naturel que La Mecque, avec ses traditions patriarcales, ses familles sacerdotales, son prestige de capitale religieuse, ait été le foyer de la révolution monothéiste.

Les prodiges qui, d’après certaines traditions musulmanes, persanes surtout, auraient signalé la naissance de Mahomet, sont des inventions de date relativement récente ; cela est aujourd’hui de notoriété. Ni Mahomet lui-même, ni aucun de ses contemporains n’y font la moindre allusion. Ce qui est réel, c’est qu’il appartenait à une famille assez distinguée de la tribu des Koraïtes, la première à La Mecque. Né en 575, peu de jours après la mort de son père, il fut confié par sa mère, trop faible pour le nourrir, à la femme d’un berger nomade. Il perdit sa mère à six ans, n’ayant pour tout bien que cinq chameaux, quelques brebis et une esclave. Son grand-père, Abd’al-Muttalib, se chargea de lui, et, à sa mort, le confia à son oncle, Abou-Taleb, qui était très pauvre. Bientôt Mahomet dut, pour vivre, mener son troupeau au désert. Lui-même, par la suite, aimait à relever cette analogie avec Moïse et David. Taciturne, concentré, il se fit de bonne heure une solide réputation d’honnêteté rigide. On l’appelait Al-Amin, « celui en qui l’on peut se fier. » Une riche veuve, Khadija, lui confia la direction de quelques expéditions lucratives en destination de la Syrie, et c’est ainsi qu’il devint conducteur de chameaux. Il s’acquitta de cette mission avec tant de probité que Khadija, ravie, ne crut pas l’en trop récompenser en lui offrant de l’épouser. Elle avait quinze ans de plus que lui, elle aurait pu, en Orient, être sa mère. Cependant Mahomet, reconnaissant, demeura fidèle à l’affection profonde qu’elle lui avait inspirée, et jusqu’à sa mort, c’est-à-dire pendant vingt-quatre ans, il ne lui donna point de compagne ; bien que la coutume du pays l’y autorisât pleinement. La vie de Mahomet, jusqu’à sa quarantième année, s’écoula paisiblement, sans incidens notables. Sa famille était de celles à qui la garde héréditaire de la Kaaba était confiée, et rien ne donne lieu de croire qu’il ait pendant toute cette période manifesté la moindre opposition au culte idolâtrique dont ce sanctuaire était le centre.

Ce qu’il faut noter toutefois, c’est que son tempérament, dès l’origine très nerveux, très impressionnable, le devint toujours plus avec les années. L’un de ses récens biographes, M. Sprenger, a déployé beaucoup de science médicale pour démontrer que Mahomet fut d’abord hystérique, puis cataleptique. Ce qui est certain, c’est qu’il était sujet à des accès du genre de ceux que les Grecs appelaient le « mal sacré, » et que les Juifs attribuaient à une possession démoniaque. La coutume d’observer le mois du Ramadan était déjà en vigueur chez les Arabes dévots, et il s’y conformait rigoureusement. Il se retirait alors dans la solitude, se cachant dans les cavernes du mont Hira, passant ses journées en méditations et en prières. Bientôt le goût de la retraite devint chez lui une passion, et c’est dans un de ces dialogues mystiques avec l’Esprit invisible qu’il cherchait au désert que la conscience d’une grande mission religieuse à accomplir s’empara de tout son être. Évidemment ce ne fut pas le résultat de réflexions prolongées ni de discussions dialectiques avec lui-même. Dans une heure d’extase, l’Esprit le saisit pour ne plus le quitter. Une grande vérité à proclamer, une grande réforme à effectuer, tels furent les deux élémens essentiels de la révélation dont il fut ébloui. La vérité, c’était l’unité divine ; la réforme, c’était la destruction radicale de toute idolâtrie. Quand il sortit de la caverne apocalyptique, il entendit partout, dans les rochers et les buissons du désert, des voix qui le saluaient envoyé de Dieu.

Observons ici que cet élément premier de la doctrine musulmane est, au point de vue juif et chrétien, parfaitement inattaquable. On peut sans doute reprocher au rêveur solitaire de s’être adjugé présomptueusement le titre d’envoyé divin ; mais ceux qui seraient tentés d’y voir une inspiration de Satan éprouveraient peut-être quelque embarras à expliquer pourquoi Satan se donna la peine de s’emparer d’un homme tout exprès pour répandre des vérités qu’il avait tout intérêt à cacher. L’Arabie était polythéiste et idolâtre, ce qui a toujours beaucoup plu à l’ange des ténèbres, et il aurait fait tout ce qu’il fallait pour qu’elle ne le fût plus ! Cela implique, comme on disait autrefois dans l’école.

Ainsi que bien d’autres prophètes, Mahomet passa par une première période de trouble et d’indécision. Et ici nous ne pouvons nous empêcher de porter en compte à son actif le fait que la bonne Khadija fut la première qui crut à sa vocation prophétique. On aura beau dire, n’est pas prophète qui veut aux yeux de sa femme.

Les débuts de sa mission n’eurent cependant rien de très encourageant. Pendant les trois premières années, le nouveau prophète ne réussit à faire que 14 prosélytes. On le montrait au doigt quand il passait, on lui jetait des pierres, ses oncles se moquaient de lui, les habitans de La Mecque n’en parlaient qu’avec dédain. Avec tout cela, ses prédications ardentes pouvaient avoir au moins ce résultat négatif que le culte de la Kaaba ne serait plus aussi fréquenté, et les Koraïtes, comme les orfèvres d’Éphèse, finirent par avoir des craintes au sujet de leurs revenus. Ils décidèrent l’oncle Abou-Taleb à raisonner son neveu, en lui faisant entendre que, s’il persistait, on en viendrait contre lui aux mesures les plus sévères. Il faut encore avouer que Mahomet fit à ces ouvertures une réponse à la Luther : Quand ils rangeraient contre moi, dit-il, le soleil à droite et la lune à gauche, tant que Dieu me l’ordonnera, je persévérera dans mon dessein.

Dix années se passèrent ainsi pendant lesquelles le cercle des fidèles s’élargit insensiblement, mais aussi la persécution devint plus sérieuse. Khadija mourut, l’oncle Abou-Taleb, qui le protégeait, bien qu’il ne crût pas à sa mission, mourut aussi. La position devenait intenable à La Mecque. En prêchant ses doctrines réformatrices aux pèlerins venus pour faire leurs dévotions à la Kaaba, Mahomet avait fait quelques conversions parmi ceux de Médine, et ils lui avaient offert, en cas de besoin, un asile chez eux. Vint le moment de mettre à profit cette offre hospitalière. Les jours du prophète étaient décidément menacés. Accompagné du seul Abou-Bekr, Mecquain revêtu d’une sorte de magistrature et qui lui était dévoué, il échappa aux assassins apostés contre lui et passa trois jours caché dans une caverne, pendant que ses persécuteurs battaient la campagne pour le découvrir. C’est là, dit-on, qu’eut lieu le prodige du fil d’araignée que les émissaires des Koraïtes virent tendu en travers de l’entrée de cette caverne, et qui leur fit croire qu’il était inutile d’en sonder les profondeurs. Il en sortit enfin et se rendit à Médine où l’attendait le meilleur accueil.

Avec l’hégire, c’est-à-dire la fuite à Médine, finit ce qu’on serait tenté d’appeler la phase évangélique de l’islamisme. L’âge de la première innocence est passé sans retour. Jusqu’alors la nouvelle doctrine n’avait eu recours qu’à la persuasion, ne s’était adressée qu’aux consciences. Si Mahomet eût péri sous les coups des assassins lancés contre lui, il eût fallu le ranger parmi les prophètes martyrs de leur dévoûment à la cause qu’ils croient sainte. La question de sa mission surnaturelle mise de côté, il n’y aurait que des éloges à lui adresser pour la fermeté de ses convictions, son désintéressement, sa moralité, son courage ; seulement tout porte à croire que sa religion eût péri avec lui.

A La Mecque, Mahomet était un réformateur doux, patient, résigné ; à Médine, il devient une sorte de messie au sens juif, le chef d’une théocratie belliqueuse, conquérante et oppressive, il relâche à son profit les règles limitatives de la polygamie qu’il avait lui-même édictées, il épouse la femme divorcée de son fils adoptif. Des scènes de discorde éclatent dans son sérail. Les pieux musulmans ont bien de la peine à expliquer ces faiblesses de leur prophète ; mais il ne faut pas oublier que les idées arabes en matière de mariage et de polygamie sont très différentes des nôtres, et, de plus, que la sainteté immaculée du fondateur de l’islamisme ne constitue pas un dogme musulman au même titre que celle de Bouddha ou du Christ l’est devenue dans les deux religions qui se rattachent à leurs noms respectifs. Un musulman et un juif peuvent admettre sans trop de difficultés que Mahomet et Moïse ont commis des fautes.

Mahomet, à La Mecque, enjoignait à ses disciples d’être tolérans ; à Médine, il devient intolérant. C’est depuis ce moment que l’islamisme déclare la guerre aux infidèles, en leur offrant le triple choix de la conversion, du tribut ou de la mort. A plusieurs reprises, Mahomet se montre vindicatif et cruel ; il puise de malheureuses inspirations dans les guerres de Moïse contre Madian, de Josué contre les Cananéens, de Saül et de David contre les Amalécites et les Philistins. Il ne craint pas de conniver moralement avec les meurtriers de ses ennemis les plus ardens. L’exercice du pouvoir temporel évidemment rabaisse en lui le caractère. Le politique rusé l’emporte souvent sur le rêveur idéaliste. Il faut toutefois signaler à son honneur la magnanimité qu’il déploya lors de sa rentrée victorieuse à La Mecque, où il aurait eu tant de vieilles injures à venger. Il détruisit les idoles, purifia la Kaaba, mais il n’autorisa ni pillage ni proscription. En tout cas, sa sincérité resta toujours entière ; exposé à des tentations de tout genre, il subordonna toujours ses actes, excepté pourtant ses mariages, à ce qu’il appelait sa mission divine. Les idées régnantes pouvaient certainement lui permettre, comme à plus d’un rabbin juif, de croire que la prérogative du prophète l’élevait au-dessus des lois morales imposées au commun des hommes. Les défaites qu’il subit plus d’une fois ne l’ébranlèrent pas un moment. On peut même citer plusieurs beaux traits. Un jour qu’il s’était endormi sous un arbre loin de son camp, il aperçut en se réveillant Durthur, un de ses plus grands ennemis, debout devant lui, une épée nue à la main. « Mahomet, s’écria celui-ci, qui pourrait en ce moment te sauver ? — Dieu ! dit le prophète d’un ton grave. » Saisi d’une terreur religieuse, Durthur laissa tomber son épée, Mahomet la ramassa. « Durthur, s’écria-t-il à son tour, qui pourrait maintenant te sauver ? — Personne, répondit-il. — Eh bien ! apprends de moi à devenir miséricordieux, » Et il lui rendit son épée. Lui-même ne prétendait nullement à la sainteté parfaite. Comme la belle Ayisha, sa favorite, lui demandait s’il n’entrerait pas tout droit en paradis en vertu de ses mérites : « Non, lui dit-il, et Dieu devra me couvrir de sa miséricorde. » Quand il eut rendu le dernier soupir, le fougueux Omar tira son cimeterre et déclara qu’il couperait la tête à quiconque oserait dire que le prophète était mort. Et ce fut en rappelant la doctrine constante du prophète que le vieil Abou-Bekr, l’un de ses plus anciens amis et le premier des califes, calma l’exaltation d’Omar. « Est-ce donc Mahomet, lui dit-il, ou le Dieu de Mahomet que nous avons appris à adorer ? »

Pour avoir de tels amis qui l’avaient longtemps suivi de près, pour inspirer tant d’affection et de confiance, il faut bien que Mahomet ait déployé des qualités personnelles dont ses fautes n’ont pas affaibli le prestige. Sir William Muir, orientaliste distingué, a pu remonter jusqu’à des sources très rapprochées de la toute première tradition pour nous tracer le portrait physique du prophète arabe. Il était de taille moyenne et bien proportionné. Sa tête était forte, et à travers un large front, au-dessus de sourcils arqués et finement dessinés, courait une veine proéminente qui, dans les momens de colère, se colorait en brun. Ses yeux étaient d’un noir de charbon, d’un éclat perçant. Il portait la barbe longue comme tous les Orientaux. Il marchait d’un pas ferme et rapide. Entre ses épaules, on remarquait le fameux signe, en forme d’œuf de pigeon, où ses disciples voulaient voir la marque de sa vocation prophétique. Le plus souvent silencieux, il ouvrait tout à coup la bouche pour émettre quelque parole grave, quelque sentence ou proverbe dans le goût arabe. Quand il riait, c’était de bon cœur et en montrant ses dents qu’il avait fort belles. Il aimait les animaux et les enfans, et il était extrêmement fidèle à ses amitiés. Il avait l’habitude des ablutions fréquentes et des parfums ; du reste sa vie était fort simple, il habitait avec ses femmes un groupe de maisonnettes séparées l’une de l’autre par des parois de palmiers cimentés avec de l’argile. Il ne dédaignait pas de s’acquitter lui-même d’humbles travaux domestiques, il allumait le feu, balayait le sol, réparait ses habits et ses chaussures. Il donnait beaucoup aux pauvres, et, quant à lui, il se contentait à l’ordinaire de dattes et de pain d’orge. Il ne buvait que de l’eau, et se permettait rarement le luxe d’ajouter à son frugal régime du miel ou du lait, que pourtant il aimait beaucoup. Un tel genre de vie, quand il aurait pu, s’il l’eût voulu, s’entourer de tout le bien-être connu de son temps et dans son pays, n’est certainement pas celui d’un ambitieux ou d’un voluptueux qui aurait spéculé sur la crédulité de ses dupes.

En résumé, quand même on ne saurait disculper Mahomet de tout fanatisme ni de toute présomption, malgré les taches que nous avons signalées dans sa vie, il nous faut reconnaître impartialement qu’il fut sincère et qu’au milieu du peuple arabe tel que nous l’avons décrit il rehaussa par son caractère personnel la valeur de la révélation dont il se crut le porteur ; mais il ne faut pas oublier que dans l’islamisme, plus qu’ailleurs, la doctrine doit être jugée en elle-même, indépendamment de celui qui l’a prêchée.


II

L’islamisme consiste essentiellement dans un monothéisme rigoureux, dans un ensemble de devoirs et de pratiques pieuses dont l’observation constitue le vrai musulman, et dans la croyance que l’Arabe Mahomet fut l’homme destiné par Dieu à révéler cette religion pure et définitive. Il y a donc, même à notre point de vue chrétien, quelque chose d’incomplet dans cette appréciation sommaire de Gibbon, qui, à propos de la confession fondamentale des musulmans : Il n’y a d’autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète, disait que l’islamisme se résumait dans une vérité éternelle jointe à une fiction nécessaire. Il oubliait le rituel que cette fiction rattache indissolublement à cette vérité. Dans la série des religions, l’islamisme occupe un niveau parallèle à peu de chose près à celui du judaïsme. Il est, comme celui-ci, une religion de la loi. Un Dieu unique et invisible, une morale élevée, mais mélangée d’observances arbitraires, un livre sacré que des scribes interprètent subtilement et qui est censé contenir la réponse à toute question possible, la prétention, non pas précisément de convertir, mais de dominer le monde entier, voilà les traits communs, et ils sont essentiels. Il faut noter toutefois cette différence importante, que le judaïsme repose sur l’idée d’une aristocratie de race. Le vrai juif doit être né fils d’Abraham ou bien avoir acquis la naturalisation dans la famille sainte ; l’islamisme est plus universaliste et ne stipule aucune primauté nationale de droit divin. Il est d’ailleurs indispensable de se bien rappeler que Mahomet ne s’adjugea pas l’honneur d’avoir révélé une religion nouvelle. Il prétendit simplement ressusciter la vieille foi patriarcale. Les pratiques sanctionnées par ses préceptes et son exemple, le Ramadan, le jeûne, les cinq prières quotidiennes, étaient en vigueur avant lui. Quelques-unes même, telles que les pèlerinages, furent de sa part plutôt une concession à des habitudes invétérées qu’une institution logiquement déduite de ses principes. La religion pure, celle que professait Abraham, a été altérée par l’ignorance et la corruption humaines ; Mahomet a reçu d’en haut l’ordre de la reconstituer, voilà son programme. L’islamisme originel n’aspire pas, comme l’Évangile, à innover. Nous pensons que Mahomet s’est trompé et qu’il a été plus novateur qu’il ne se l’imaginait, mais il importe de bien préciser l’idée qu’à son origine l’islamisme donne de lui-même, car cette idée influera beaucoup sur ses destinées comme sur le jugement définitif que nous porterons sur lui. Il n’y a rien dans ses enseignemens qui suggère l’idée d’un progrès, d’un développement du royaume de Dieu. Le nom lui-même de musulman indique bien le caractère éminemment passif du mahométisme. Il signifie le soumis, le résigné, le confiant en Dieu. Islam est un substantif dont la racine est la même que celle du participe muslam ou musulman. Ce sera par conséquent la religion de la foi soumise et résignée plutôt que de l’élan vers l’idéal. Nous avons donc à signaler ici une lacune, une imperfection religieuse, tout en reconnaissant qu’il y a là un des élémens principaux de toute religion.

Que faut-il penser du Koran ?

Les livres sacrés d’une religion n’acquièrent pas arbitrairement leur dignité. La critique peut découvrir de l’incohérence dans leur mode de rassemblement, des causes fortuites à la base de leur consécration canonique ; il n’en faut pas moins, pour qu’ils arrivent à un tel honneur, qu’ils expriment bien les idées, les tendances du temps où ils devinrent populaires, que les fidèles qui les ont lus les premiers s’y reconnaissent et s’y complaisent, que l’esprit qui les inspire soit homogène avec celui de la société religieuse qui les adopte comme livres modèles. Voilà pourquoi, en dehors de toute critique historique, le Koran et le Nouveau-Testament demeurent les documens-étendards, si je puis ainsi dire, des deux religions qu’ils représentent respectivement. Ils diffèrent beaucoup. Le Nouveau-Testament réunit plusieurs auteurs qui ne sont pas toujours d’accord entre eux, ni sur les faits, ni sur les doctrines ; il est plein de mouvement, de variété, de vie, et l’unité d’esprit fait seule le lien des formes diverses que le christianisme revêt dès les premiers jours. Le Koran est beaucoup plus un ; bien que réuni par des intermédiaires, on peut le considérer comme l’œuvre personnelle de Mahomet. Les enseignemens sentencieux du prophète avaient été recueillis par ses plus fervens disciples, tantôt sur des os de mouton ou des coquilles d’huître, tantôt sur des tablettes ou des pierres. Le tout formait un mélange confus, sans aucune suite, ni chronologique, ni rationnelle. Ce fut Abou-Bekr qui, après la mort de Mahomet, les fit ranger dans un ordre régulier ; mais cet ordre ne contribua pas à rendre la collection plus intéressante : il consista simplement dans la mise en rang des Suras ou chapitres d’après leur longueur respective. Les plus longs viennent en tête, les plus courts en queue. Des variantes, comme on peut s’y attendre, se glissèrent dans les différentes copies. Alors une commission fut constituée par le calife Othman pour réviser le texte, « afin, est-il dit, de prévenir les différences comme celles qu’on peut voir dans les livres des juifs et des chrétiens, » et, l’œuvre de la commission achevée, l’édition sortie de son travail fut déclarée seule autorisée, toutes les autres furent saisies et brûlées.

Cependant, tel qu’il nous est parvenu, le Koran peut prétendre à une authenticité au moins aussi grande que celle qu’on peut réclamer en faveur des livres sacrés des chrétiens. C’est bien l’esprit, la doctrine, les variations même de Mahomet, qui plus d’une fois corrigea ou amenda ses premiers enseignemens. On peut dire, sans craindre de démenti compétent, que le Koran tient plus étroitement à Mahomet que le Nouveau-Testament dans son ensemble à Jésus-Christ. De savans orientalistes se sont appliqués de nos jours à reconstituer d’après les indices épars dans le texte l’ordre chronologique auquel les premiers collecteurs des Suras avaient attaché si peu d’importance. Sur un assez grand nombre, ce travail peut passer pour avoir réussi, et il en résulte qu’en règle générale ce sont les Suras les plus courts qui sont les plus anciens. C’est à la condition d’un commentaire historique suivant de près et illustrant chaque Sura l’un après l’autre que notre goût occidental pourrait trouver du charme à la lecture du Koran. Tel qu’il est, il distille l’ennui, et il faut admirer la patience avec laquelle M. Bosworth Smith l’a lu et relu, et dans l’ordre traditionnel et dans tordre chronologique. Son jugement final est en somme très favorable à la Bible musulmane. Il relève quelques fragmens qui ne le cèdent ni en majesté, ni en vigueur aux plus beaux passages des livres de Job ou d’Esaïe. Citons seulement la vision du dernier jour, du jour du jugement :


« Quand le soleil sera replié sur lui-même, — quand les étoiles tomberont du ciel, — quand les montagnes seront en mouvement, — quand les chamelles et leurs petits seront négligés, — quand les bêtes sauvages seront mêlées ensemble, — quand les mers bouilliront, — quand les âmes seront rejointes à leurs corps, — quand la petite fille enterrée vive demandera pour quel crime on l’a fait mourir, — quand les feuilles du livre seront déroulées, — quand les deux seront lacérés comme une peau, — quand l’enfer vomira des flammes, — quand le paradis sera rapproché de nous, — alors toute âme saura ce qu’elle a fait »


Mais ce n’est pas sur des fragmens plus ou moins poétiques qu’il faut juger une religion et son livre sacré. Il vaudra mieux demander au Koran ce qu’il faut croire des reproches les plus accrédités que l’on fait à l’islamisme et à son fondateur. Ces reproches se résument assez bien dans les miracles bizarres attribués à Mahomet, dans le fatalisme énervant qu’il aurait enseigné, dans la guerre sainte qu’il aurait prescrite comme un devoir permanent à ses fidèles, enfin dans le paradis tout plein de voluptés sensuelles qu’il aurait proposé comme récompense éternelle aux élus. Reprenons rapidement chacun de ces chefs d’accusation.

Ceux qui ne connaissent l’islamisme et le Koran que de réputation seront peut-être bien étonnés d’apprendre qu’il n’est pas de religion au monde qui soit moins solidaire du miracle comme preuve à l’appui de ses prétentions. Les prodiges que l’opinion vulgaire endosse à Mahomet sont imputables à ses successeurs. Il est à ce propos très curieux d’observer que les censeurs de l’islamisme se sont partagés en deux camps. Les uns, et ce sont les plus nombreux, n’ayant pas étudié les sources, se sont moqués des miracles attribués à Mahomet, en ont relevé l’absurdité ou la niaiserie et ont pensé que par là ils démasquaient « l’imposteur. » Les autres, plus circonspects, ont cru au contraire que le christianisme prouvait sa supériorité par les miracles qui avaient entouré son berceau ; tandis que l’islamisme en était dépourvu. Il y a bien dans le Koran dix-sept passages où Mahomet est sommé de faire un miracle, et où il refuse. L’un des plus remarquables est celui-ci, Sura XIII : « Les incrédules disent : A moins qu’un signe ne lui vienne d’en haut de la part de son Seigneur, nous ne croirons pas. Mais, ô Mahomet, tu n’es qu’un prêcheur ! » On ne peut citer que deux versets douteux et s’expliquant fort bien naturellement en faveur de l’opinion contraire. Sans doute Mahomet lui-même n’avait contre le miracle en soi aucune de nos préventions modernes, l’essentiel est pourtant qu’il n’y croyait pas comme à un élément nécessaire de sa révélation. Les miracles ne persuadent pas, dit-il à mainte reprise.

Quant au fatalisme, il y a sans contredit plus d’un passage dans le Koran qui le suppose ou l’enseigne. Mais y en a-t-il plus que dans la Bible ? La réponse à cette question est au moins douteuse. En traitant cette matière, il faut toujours se rappeler que le langage et le sentiment religieux, quand la pensée n’est pas éveillée sur les conséquences, se complaisent dans une certaine prédestination qui fait trembler les uns et qui rassure les autres. Le fait est que musulmans et chrétiens se sont divisés sur ce problème, que ni théologie ni philosophie n’a encore résolu au gré de tout le monde. Il est même une école musulmane, celle des mutazalites, qui enseigne à peu près ce que nous appelons la liberté d’indifférence. Les divers partis ont su puiser dans le Koran des argumens contradictoires. N’en est-il pas encore comme chez nous ? Si donc on argue du fait que les peuples mahométans en général professent aujourd’hui un fatalisme qui éteint chez eux toute énergie réformatrice et progressive, il faudrait en chercher la cause bien plutôt dans des circonstances de climat et de race que dans l’influence proprement dite du Koran.

Il est moins facile de disculper l’islamisme d’avoir érigé la guerre religieuse en moyen légitime et même obligatoire de propager la vraie foi. C’est depuis son arrivée à Médine, nous l’avons dit, qu’un changement significatif s’opéra sur ce point dans l’esprit du prophète. Convaincu de l’inutilité des miracles pour forcer les récalcitrans à se convertir, il lui sembla qu’il ne restait d’autre moyen que l’épée. Les exigences de ses partisans, les attaques des Mecquains, furieux de ce que leur ennemi leur avait échappé, tout poussa Mahomet à faire la guerre. Général de rencontre, il se trouva vainqueur d’une façon inespérée, et les résultats de ses premiers succès furent de nature à le confirmer dans l’idée qu’il pouvait achever par le glaive ce qu’il avait commencé par la parole. Les califes continuèrent et fondèrent avec une rapidité éblouissante un des plus merveilleux empires du monde. Il n’y en a pas moins là, à notre point de vue moderne, un élément d’infériorité incontestable quand on compare l’islamisme au christianisme de Jésus et des premiers apôtres. Seulement il ne faut pas oublier que la chrétienté n’est familiarisée que d’hier avec l’idée que la force est sans droit en matière religieuse. Les guerres faites par les chrétiens sous prétexte de répandre la vérité divine ne diffèrent des guerres musulmanes que parce qu’elles furent encore plus intolérantes, encore plus atroces. Que l’on pense seulement aux guerres d’extermination de Charlemagne contre les Saxons, d’Othon le Grand contre les tribus slaves de la Baltique, des croisés du nord contre les Albigeois, des Espagnols au Mexique et au Pérou, sans compter tant d’autres explosions plus modernes du fanatisme chrétien, et l’on conviendra qu’il y aurait une souveraine injustice à faire retomber sur l’islamisme seul la responsabilité des guerres religieuses. L’islamisme n’a pas connu d’institution infernale comme l’inquisition. L’esprit occidental moderne, dégoûté, harassé des guerres religieuses, confirmé dans sa juste répulsion par les enseignemens d’une philosophie très éclairée et très humaine, a reconnu avec un grand plaisir que sur ce point il était pleinement d’accord avec l’esprit comme avec la lettre de l’Évangile. Mais encore une fois cette découverte est relativement récente, de nos jours même des voix sinistres voudraient presque nous faire croire qu’elle est encore contestée, et tout ce qu’on a le droit de dire, c’est que l’islamisme, en ordonnant la guerre sainte par la voix même de son fondateur, a contracté un vice originel dont il ne pourra se purifier entièrement sans se renier lui-même. Le christianisme au contraire, en réprouvant désormais la contrainte comme moyen de propagande, n’en est que plus fidèle à lui-même. Cela n’empêche que longtemps il y eut cette différence entre lui et l’islamisme que celui-ci tolérait les religions vaincues à la condition que leurs adhérens payassent tribut au vainqueur musulman, tandis que, durant des siècles, le vainqueur chrétien n’offrit aux populations terrassées par ses armes d’autre alternative que la conversion ou la mort.

Au chapitre de la polygamie, la critique impartiale éprouve un certain embarras. Voilà certainement un autre vice indélébile de la constitution sociale des peuples musulmans, un vice que Mahomet sanctionna par son exemple personnel. Si les nations musulmanes semblent condamnées à une décadence irrémédiable, c’est en grande partie à la polygamie qu’elles le doivent. Et pourtant, quand on se reporte au temps et au pays, il n’est pas de réforme plus bienfaisante ni plus hardie que celle dont Mahomet prit l’initiative en faveur des femmes. Rappelons-nous ce que nous avons dit sur la condition déplorable qui leur était faite en Arabie. Si Mahomet avait voulu interdire la polygamie, il eût certainement échoué. Pas de comparaison possible sur ce point avec sa réforme religieuse proprement dite. Les Arabes au fond étaient assez disposés à reconnaître l’unité divine : il y avait de vieilles et mystérieuses traditions favorables au monothéisme ; mais oncques l’ombre d’un scrupule ne s’était élevé dans une tête arabe au sujet de la polygamie. L’état des choses sur ce point ressemblait toujours à celui dont témoigne l’histoire des Juges d’Israël, de David, de Salomon, et le fait est qu’en comparaison la loi musulmane fut un progrès marqué. Elle limita la polygamie, ainsi que le droit absolu du divorce. Le nombre des femmes légitimes fut borné à quatre. La femme divorcée, qui auparavant perdait jusqu’à son douaire, reçut le droit de l’emporter en quittant la maison conjugale. Les filles, qui, avant l’islam, ne pouvaient rien hériter, eurent droit depuis lors à la moitié de la part d’un fils. Les mariages entre les fils d’un autre lit et leurs belles-mères furent notés d’infamie. Enfin Mahomet réussit à détruire l’abominable coutume du meurtre des petites filles. Il est absolument faux que l’islamisme exclut les femmes de la participation à la vie future. « Quiconque fait de bonnes œuvres, est-il dit, et est un vrai croyant, qu’il soit homme ou femme, sera reçu dans le paradis. » On raconte qu’une vieille femme vint un jour trouver le prophète et lui demanda d’intercéder pour elle afin qu’elle fût admise au bienheureux séjour. « Les vieilles femmes n’y sont pas reçues, » répondit Mahomet. Alors la pauvre vieille fondit en larmes, mais Mahomet sourit et lui dit d’un ton bienveillant : « Non, parce que toutes y redeviennent jeunes. » Il est vrai qu’il autorisa les maris à châtier corporellement leurs femmes dans des cas extrêmes, pourvu que ce fût avec modération, qu’il approuva leur réclusion dans les harems, qu’il déclara licite le concubinage avec les prisonnières de guerre. Assurément rien de tout cela n’est très édifiant, et pourtant, il faut le redire, la femme d’Orient doit beaucoup à son prophète, le Koran contient de remarquables passages sur les droits. de la femme, les égards qui lui sont dus par l’homme, et l’on ne saurait donner tout à fait tort à quelques musulmans distingués de nos jours qui, partant du principe que le véritable esprit de l’islamisme est contraire à un certain nombre de doctrines du Koran, soutiennent que, par fidélité à cet esprit, il serait temps d’abolir la polygamie comme une institution vieillie, incompatible avec l’état présent du monde et inconciliable avec la dignité que le Koran lui-même reconnaît à la compagne de l’homme.

Quant à l’esclavage, le Koran et le Nouveau-Testament sont d’accord en ceci que ni l’un ni l’autre n’énonce la moindre velléité de l’abolir comme une chose mauvaise en soi et illégitime ; mais tous deux réclament en faveur de l’esclave, enjoignent au maître de le traiter avec humanité comme une créature de Dieu, et leur tendance commune est certainement favorable à l’abolition. Par exemple Mahomet posa en principe que le captif qui embrassait l’islamisme devenait libre ipso facto. La femme captive que son possesseur réduisait à l’état de concubine ne pouvait être renvoyée ni vendue si elle devenait mère, et à la mort de son maître elle recouvrait sa liberté. De même, le maître qui battait son esclave sans motif était tenu de l’émanciper. En général, on peut dire que l’égalité et la fraternité de tous les musulmans, sans distinction de naissance ou de richesse, est une des doctrines explicites du Koran. Les musulmans ont eu des asiles pour les aliénés avant qu’on eût l’idée d’en fonder dans l’Europe chrétienne. Le Koran contient les plus louables préceptes sur la protection due aux animaux domestiques. Le fait est que, dans les pays orientaux, il n’est pas besoin d’autre loi que la loi religieuse pour les préserver de ces mauvais traitemens que notre législation et nos sociétés spéciales ont tant de peine à diminuer. Enfin la plus grande victoire morale que Mahomet ait remportée, c’est d’avoir obtenu que ses disciples renonçassent à l’usage des boissons fermentées. L’ivrognerie était avant lui très répandue en Arabie, et, malgré les subtilités que plus tard certains musulmans imaginèrent pour passer à côté de la lettre prohibitive, il est certain que, partout où l’islamisme s’est maintenu intact, rien n’est plus rare que les excès de boisson.

Il ne nous reste plus à envisager que le reproche le plus populaire qui soit fait depuis des siècles à la religion musulmane, nous voulons parler de la manière dont elle conçoit la vie future promise en récompense aux fidèles. Le paradis de Mahomet, avec ses houris aux yeux noirs, ses parfums, ses épices, ses tapis et ses sorbets, défraie depuis longtemps les critiques superficielles. Le Koran dépeint les joies comme les peines de la vie future sous des couleurs matérielles, et il n’en pouvait être autrement dans un système qui, comme l’orthodoxie juive et chrétienne, se représentait la vie d’outre-tombe comme déterminée par la résurrection du corps actuel. Même au point de vue d’une eschatologie moins grossière, il est bien difficile de parler de l’état futur sans recourir à des images empruntées au monde sensible. Les théologiens chrétiens ordinairement n’hésitent pas à appliquer une interprétation symbolique aux passages du Nouveau-Testament qui, pris à la lettre, incluraient des notions parfaitement matérielles du monde à venir. Nous n’avons pas le moindre droit d’interdire ce même genre d’explication aux docteurs musulmans. Les fontaines jaillissantes, les jardins pleins d’ombre, les rafraîchissemens délicieux sont des images naturelles à l’imagination d’un Oriental qui médite sur l’autre vie ; mais il n’est point question de houris transformant le paradis en un sérail éternel, tout en conservant non moins éternellement leur virginité immaculée. Les successeurs de Mahomet et des mollahs rêveurs ont pu broder sur le canevas du Koran les élucubrations de leur sensualité, comme certains docteurs de l’église sur les symboles évangéliques ; il serait très injuste d’en rendre Mahomet, l’islamisme et l’Évangile responsables.

On s’est souvent demandé quels avaient été précisément les rapports originels de l’islamisme avec les religions juive et chrétienne. L’idée que Mahomet avait très bien connu ces deux religions monothéistes et, par orgueil, les avait rejetées l’une et l’autre pour en fonder une troisième devant lui rapporter gloire et pouvoir n’est pas étrangère aux jugemens défavorables dont il a été si souvent l’objet. Quand le moyen âge en faisait un hérétique ou même un cardinal révolté contre son pape, c’est à cette manière de comprendre son rôle qu’au fond il se rattachait. Incontestablement Mahomet connut l’existence des deux religions sorties comme la sienne du vieux tronc sémitique. La tradition patriarcale de l’islamisme se confond avec celle d’Israël, si ce n’est qu’Ismaël, le fils d’Agar, le père des Arabes, occupe un rang supérieur à celui d’Isaac, fils de Sara. Jésus est vénéré par les musulmans comme révélateur et prophète, n’ayant au-dessus de lui que Mahomet lui-même. Les dévots de l’islamisme ne prononcent pas son nom sans y ajouter la formule de bénédiction « sur lui soit la paix ! » Dans la grande mosquée de Médine, tout à côté du tombeau de Mahomet, un autre tombeau est préparé pour Jésus, dont les croyans attendent le retour, qui combattra l’Antéchrist et mourra victorieux, après avoir établi une paix parfaite sur la terre. Il arriva sans doute, il arrive toujours dans l’ardeur des controverses et des luttes qu’au lieu d’honorer le fondateur du christianisme, des musulmans le rendent solidaire de leurs préjugés haineux contre les chrétiens, mais ceci encore est l’accident, non la substance de la foi musulmane. Les sectateurs conséquens du prophète ne supportent pas qu’on blasphème le nom d’Issa. Il arriva sous Mahomet IV qu’un chrétien renégat, désireux de prouver la sincérité de sa conversion, se mit à maudire le Christ. Dénoncé au divan comme blasphémateur, il paya son impiété de sa vie.

Pourquoi donc Mahomet ne songea-t-il pas même un instant à se faire chrétien orthodoxe ou catholique ? Il y en a plusieurs raisons qui se résumeraient assez bien dans celle-ci qu’à ses yeux le christianisme de son temps manqua de prestige et d’attrait. Dans son entourage, le christianisme n’était connu que de nom. Ce fut seulement à ses voyages qu’il dut quelques notions un peu moins vagues de ce que pouvait être la religion de Jésus. Et sous quels traits apprit-il à la connaître ? Les beaux jours de l’église d’Orient étaient passés. Le monde grec s’endormait dans une léthargie qu’interrompaient seulement quelques soubresauts causés par des disputes sur les points les plus inextricables de la théologie. En fait d’évangiles, Mahomet ne semble avoir connu que ces évangiles apocryphes dits de l’Enfance, les Actes de Pilate, etc., rapsodies incohérentes que l’église officielle désavouait, mais qui devaient avoir conservé une certaine autorité dans les districts chrétiens limitrophes de l’Arabie. Dans tout le Koran, les commentateurs ne relèvent que trois passages permettant de supposer quelques notions des évangiles canoniques. Dans l’un d’eux, où il est question du Paraclet ou du consolateur qui doit venir, Mahomet crut trouver une prédiction de sa propre mission. Ailleurs, sur la foi peut-être de quelque tradition ou traité docète[3], il se refuse à croire que Jésus ait été réellement crucifié : Dieu ne l’aurait pas permis ; ce fut sans doute un autre, peut-être Judas, qui subit le supplice à sa place. Rien de tout cela ne permet d’admettre une connaissance réelle du christianisme. Mais il y a plus. On ne peut nier que les faits dont il était témoin n’étaient pas de nature à inspirer à un homme possédé comme lui par la passion du monothéisme et la haine de l’idolâtrie une idée tellement haute du christianisme qu’il fût poussé à le considérer comme la religion définitive. Le christianisme qu’il put connaître était trinitaire et tout hérissé des définitions abstruses auxquelles avait donné lieu l’élaboration du dogme commencé à Nicée et achevé à Chalcédoine. Ce n’était pas un esprit comme le sien qui pouvait s’ouvrir à la persuasion que la reconnaissance de trois personnes divines pouvait se concilier avec la proclamation de cette unité, devenue son idée fixe. « Dieu a engendré, » « un Dieu a été engendré, » de telles définitions lui paraissaient blasphématoires. « Au jour du jugement, dit-il, Jésus s’élèvera à la fois contre les juifs et contre les chrétiens, contre les juifs parce qu’ils ne l’ont pas reçu comme un prophète, contre les chrétiens, parce qu’ils l’ont reçu comme un Dieu. » Le culte des saints, la vénération des images, qui commençaient à devenir populaires dans les pays chrétiens, durent lui faire l’effet, comme aux protestans d’un autre temps, d’une espèce nouvelle d’idolâtrie. Enfin l’insuccès patent du christianisme en Arabie, l’impuissance dont il avait fait preuve contre le polythéisme de ses compatriotes, devaient le confirmer dans sa conviction qu’il ne fallait voir en lui qu’une étape de la révélation divine, non pas le dernier mot de Dieu à l’humanité. Encore aujourd’hui la résistance opposée par les musulmans d’Europe, d’Afrique et d’Asie aux exhortations des missionnaires chrétiens, — et cette résistance est bien forte, à en juger par les minces conquêtes de ceux-ci, — s’appuie absolument sur le même ordre d’argumens.

Quant au judaïsme, la même conclusion tirée de son impuissance, la reconnaissance de Jésus comme d’un vrai prophète que les juifs avaient eu le tort de repousser, le sentiment national du descendant d’Ismaël refusant de croire au privilège exclusif des descendans d’Isaac et de Jacob, tout devait détourner Mahomet de se rallier à cette forme particulière du monothéisme. C’est par infiltration, emprunts indirects et, tout porte à le croire, inconsciens que le Koran présente assez souvent des analogies remarquables avec le judaïsme talmudique. Mais il est constant que le véritable mahométan n’oublie jamais que sa religion, malgré la supériorité qu’il lui attribue, repose sur un sous-sol commun aux deux autres religions monothéistes et que le Dieu de l’islamisme est aussi celui des chrétiens et des juifs. Les trois religions ont un « livre, » un « Koran, » voilà pour lui un des traits essentiels de leur parenté. « Ne disputez qu’avec courtoisie, dit Mahomet (Sura V, 73), avec ceux qui ont reçu les Écritures, c’est-à-dire avec les juifs et les chrétiens ; mais dites-leur : Nous croyons à la révélation qui nous a été envoyée et aussi à celle qui vous a été accordée ; notre Dieu et le vôtre ne sont qu’un. » Et ailleurs (Sura V, 52, 53) : « S’il avait plu à Dieu, il aurait fait de vous un seul peuple ; mais il a fait que vous différiez afin qu’il pût vous éprouver dans ce qu’il a donné à chacun de vous. Tâchez donc de vous surpasser les uns les autres en bonnes œuvres. Vous retournerez tous à Dieu, et alors il vous dira ce qui concerne les choses sur lesquelles vous ne vous êtes pas accordés. »

Ce sont certainement là des paroles très religieuses, très sensées, très tolérantes, et si l’on objecte que la pratique des musulmans ne ferait guère soupçonner que leur Koran contient des passages aussi pacifiques, nous devons encore une fois demander si l’histoire de l’église chrétienne conduirait aisément quelqu’un ne connaissant pas l’Évangile à deviner que le Christ a lui-même résumé sa morale dans l’amour de Dieu et du prochain.


III

Telles sont les raisons, puisées aux sources mêmes, qui ont paru suffisantes à M. R. Bosworth Smith pour revendiquer le bon droit de Mahomet et de l’islam contre les préjugés vulgaires. L’islamisme serait même à ses yeux, tout bien considéré, la forme de christianisme adaptée aux besoins des populations de l’Asie orientale et de l’Afrique. Il justifie son dire en insistant sur le fait qu’il a répandu autant de principes chrétiens et de morale chrétienne que ces populations en pouvaient recevoir, et qu’il a beaucoup mieux réussi que le christianisme proprement dit à les transformer. C’est bien à tort qu’on parle souvent de l’islamisme comme d’une religion qui se meurt. Qu’elle soit très affaiblie, du moins comme puissance temporelle, dans la Turquie d’Europe, en Égypte, là où elle doit tenir tête aux ardeurs envahissantes de la civilisation chrétienne, c’est ce qu’on ne saurait contester. Mais ce n’est là qu’une fraction, en définitive assez faible, du grand empire de l’islam. La réalité est qu’il fait encore aujourd’hui des conquêtes considérables, et, il faut le dire, il en fait là où les missions chrétiennes n’obtiennent que de maigres résultats, il en fait aux Indes, en Chine et surtout en Afrique. Lui seul sait combattre avec succès parmi les noirs l’ivrognerie, le fétichisme, l’idolâtrie et le cannibalisme. Pourquoi le noir se range-t-il plus volontiers à ce monothéisme rigide et sans images que du côté chrétien, protestant ou catholique ? C’est ce qu’il n’est pas très facile de deviner. Peut-être le fait que l’islamisme lui est apporté par des congénères ou du moins par des hommes de sa couleur, sans préjugé contre elle, suffit-il pour qu’il le préfère à la religion de l’homme blanc, dont il se sent toujours, quoi qu’on fasse, l’inférieur dédaigné. Que telle soit ou non l’explication de ce singulier phénomène, ce qui est certain, c’est que les progrès de l’islamisme à l’intérieur du continent africain sont attestés par tous les voyageurs, reconnus et déplorés par de nombreux missionnaires. Aux Indes, il a jusqu’à présent beaucoup mieux réussi que la mission chrétienne à saper les murs élevés entre les diverses castes. Il parait toutefois que, dans la grande péninsule hindoue, il se mélange aisément avec des rites ou des superstitions brahmaniques qui l’altèrent ; mais il n’est pas le seul monothéisme qui perde de sa rigueur en s’établissant au milieu des populations païennes. En Chine, il semble avoir définitivement détaché de l’Empire du Milieu tout un royaume et augmenté par là d’une unité considérable le nombre des états musulmans. Nous savons combien il est vivace dans les îles de l’archipel malais, à Java comme à Sumatra. Ceux qui disent que l’islamisme se meurt prennent évidemment leurs désirs pour des réalités.

Nous noterons cependant, comme un indice à ne pas négliger des sentimens nouveaux qui se font jour en Angleterre depuis quelque temps, que cette appréciation optimiste de l’islamisme n’empêche pas M. Bosworth Smith de faire retomber sur le Turc, surtout sur le Turc gouvernant, la plus grande partie des griefs que l’Europe civilisée nourrit encore contre la religion de Mahomet. Ce n’est pas le Sémite, c’est le Tartare qui, depuis l’expulsion des Maures d’Espagne, représente l’islamisme au milieu des peuples européens. Or le Tartare a pu rivaliser en diplomatie fine et savante avec les hommes d’état de tous les pays, mais il n’a jamais compris clairement les conditions d’un bon gouvernement. L’empire ottoman, soutenu par une puissante organisation militaire, par la diversité des races que le conquérant a soumises, par les jalousies mutuelles de toutes les puissances, n’en est pas moins depuis longtemps en proie à une décomposition effrayante. Les outils de la civilisation ou n’existent pas ou se rouillent dans les mains turques. Les routes sont négligées, les ponts rompus ne sont pas réparés, les mines sont inexploitées, l’administration des pachas est une pieuvre insatiable, le plus complet désordre local s’associe à une centralisation oppressive. L’empire Turc n’a su conserver qu’une organisation militaire encore aujourd’hui redoutable. Il n’est plus possible aujourd’hui de parier de sa probité à toute épreuve. De la civilisation européenne, avec laquelle il est bien obligé de compter, le Turc, dirait-on, ne sait prendre que les vices, et il y a une lugubre vérité dans l’hyperbole bien connue que l’herbe ne pousse plus là où il a mis le pied. Il serait juste toutefois de ne pas oublier la très grande part qui revient aux Occidentaux eux-mêmes dans les progrès de cette consomption chronique. Tout compte fait, on peut se demander si ce que le Turc a encore de bon, il ne le doit pas précisément à l’islamisme. Race conquérante, il aurait pu, comme d’autres hordes de sa famille, ne laisser que des ruines ou ne fonder qu’un empire éphémère. Le fait est qu’il a maintenu sa suzeraineté sur des peuples nombreux et divers, qu’il a plus d’une fois trompé les prévisions de ceux qui s’attendaient à la prompte mort de « l’homme malade, » et que, s’il faut en croire bien des autorités de l’ordre politique, le maintien de son empire est encore une condition absolue de la paix du monde.

La conclusion dernière de l’auteur anglais est donc que l’islamisme ne mérite ni les anathèmes ni les dédains de l’histoire impartiale. Il tient sa place, et une place fort distinguée, parmi les religions supérieures. Il a droit, non-seulement à notre tolérance, mais même à notre sympathie en tant qu’agent, et seul agent efficace, du progrès humain sur une grande partie de notre planète. Étudié dans ses origines, il échappe à la plupart des reproches traditionnels dont il est l’objet ; suivi dans son développement historique, il présente des pages tantôt fort belles, tantôt très laides, absolument comme d’autres religions qui se prétendent plus parfaites ; en un mot, à côté de la synagogue, du temple et de la cathédrale, la mosquée a le droit de dresser fièrement ses minarets et de réclamer sa place au soleil.


IV

Assurément, tant qu’il ne s’agira que de revendiquer pour l’islamisme la liberté de s’affirmer et le droit de participer à la tolérance religieuse universelle, nous ne contesterons pas les conclusions de M. Bosworth Smith. Nous reconnaîtrons même volontiers qu’il a eu raison de plaider la cause de l’islamisme contre les préjugés enracinés par l’étroitesse et la passion théologique. En Algérie, malgré quelques faits de détail qu’il était difficile de prévenir entièrement, la domination française a toujours respecté les croyances de la population vaincue et n’a jamais permis de propagande violente. S’il est vrai, comme tout semble le démontrer, que l’islamisme réussisse mieux que toute autre religion à extirper les abominables coutumes qui souillent le sol de l’Afrique, tant mieux pour lui et pour l’humanité. Il serait absurde de s’en formaliser, souverainement injuste de lui en faire un grief. Cependant, avant de partager absolument la très haute idée que M. Bosworth Smith se fait du mahométisme, ne conviendrait-il pas d’examiner d’un peu plus près l’autre face de la médaille ?

Par exemple, nous ne nierons pas que le Koran cherche à adoucir l’esclavage ; mais pourquoi n’a-t-on jamais vu surgir chez un peuple musulman la moindre opposition au principe même de cette odieuse institution ? Est-ce seulement par hasard que ce sont des musulmans qui perpétuent le trafic des noirs et qui défient encore à cette heure toutes les mesures prises par les nations civilisées pour supprimer la traite ? Nous voulons bien que la femme musulmane soit dans une condition meilleure que sa sœur des nations polythéistes et idolâtres. Cependant la polygamie, avec tout son attirail de claustration tyrannique, est légitimée par les enseignemens comme par l’exemple du prophète, et les marchés de chair féminine n’ont pas cessé de s’étaler dans tout l’Orient musulman. Mahomet a pu améliorer le sort de la femme, mais il faut avouer qu’il a sanctionné des principes qui ne permettent pas de pousser bien loin cette amélioration.

Il est vrai que l’islam, une fois sa suprématie fondée et reconnue, laisse le droit de vivre sous lui aux sectateurs des autres religions. Il n’en reste pas moins que le musulman se croit obligé, partout où il le peut, d’imposer l’épée à la main sa domination de droit divin à tous ceux qui ne veulent pas reconnaître avec lui la mission divine de Mahomet. Voilà ce qui le rend toujours dangereux et ce qui justifie nos défiances séculaires.

Le caractère lui-même du prophète est certainement plus beau, plus estimable, qu’on ne le croyait du temps où on le rangeait sans autre forme de procès parmi les imposteurs de première catégorie. Cependant on ne peut nier que plus d’une faiblesse, plus d’une tache, plus d’un crime ne déparent sa vie, et si le musulman n’est pas strictement forcé d’approuver ni d’imiter en tout le fondateur de sa religion, il est dans la nature des choses qu’il ne se sente jamais bien coupable quand il peut dire qu’il a pris son prophète pour modèle.

Tout compte fait, rien ne montre plus évidemment que l’islamisme combien nos jugemens en matière religieuse doivent rester dans le relatif, ne jamais prétendre à l’absolu. Comparé au polythéisme immoral, abrutissant, du sein duquel il surgit, l’islamisme est grand et saint, un levain de régénération religieuse et morale ; mais il y a bien des raisons de croire qu’il est incapable de conduire les populations qu’il inspire plus haut que l’état relativement assez bas où il les a amenées et maintenues. On nous parle de la civilisation brillante dont Bagdad et Cordoue furent un jour les foyers. On nous demande si l’Espagne chrétienne a dépassé en culture les splendeurs de la période mauresque. A merveille, mais Bagdad n’est plus qu’un foyer depuis longtemps éteint où restent à peine quelques cendres mortes. Les Maures ont succombé en Espagne sous les coups de la force ; mais ont-ils fondé en Afrique, au Maroc, à Alger, à Tunis, quoi que ce soit qui ressemble à une civilisation sérieuse ? Le Koran, comme les Proverbes de l’Ancien-Testament, fait souvent l’éloge de la science ; mais de quelle science ? Les savans arabes ont été nos maîtres pendant toute une époque ; mais comme il y a longtemps ! Et, depuis des siècles, y a-t-il en pays musulman quelque chose qui soit digne du nom de science ? Le fait est qu’en règle ordinaire le musulman hausse les épaules devant nos démonstrations et nos découvertes. La façon dont il conçoit le monothéisme lui rend très difficile de s’ouvrir à la notion des lois naturelles. Son Dieu est toujours ex machina, intervenant arbitrairement dans le cours des choses, de sorte qu’il est impossible au musulman fidèle de concevoir des rapports constans et des connexions nécessaires. C’est pourtant là-dessus que repose toute science.

On me dira, je le sais bien, que le christianisme n’a pas élevé lui-même un très grand nombre de ses adhérens plus haut que la conception musulmane de la relation entre Dieu et le monde ; mais, impartiaux comme nous le sommes dans notre estime de l’islamisme, sachant très bien discerner la véritable doctrine musulmane des abus et des contradictions des musulmans, nous avons le droit de réclamer la même distinction en faveur du christianisme. Depuis que les deux religions existent côte à côte, il a toujours pu se faire que telle ou telle couche de la chrétienté fût inférieure à la couche musulmane correspondante. Il n’est pas sûr que les croisés ne fussent pas moralement et intellectuellement au-dessous des musulmans qu’ils allaient combattre. J’ignore entièrement si le Serbe ou le Monténégrin est en moyenne supérieur au Turc dont il coupe si prestement le nez et les oreilles quand il l’a tué dans un combat ; mais là n’est pas la vraie question. Je compare les deux religions à deux pyramides dont l’une est devenue incontestablement beaucoup plus haute que l’autre et grandit toujours, tandis que l’autre semble avoir complètement cessé de grandir, lors même qu’elle pourrait s’élargir encore par la base. L’islamisme paraît, comme la société chinoise, voué à une incurable impuissance en matière de progrès continu. On nous parle bien de mouvemens réformateurs qui s’agiteraient dans son sein, des wahabites surtout, qui, écrasés en Arabie, doivent avoir trouvé dans les Indes un nouveau champ de propagande et d’influence. Peut-être en effet ce curieux mouvement de retour à l’islamisme pur, débarrassé du ritualisme et des légendes que la tradition a consacrés, serait-il assez vigoureux pour lui ouvrir une ère nouvelle ; mais que penser d’une réforme qui relève de préférence, parmi les dogmes essentiels de la religion qu’elle professe, l’obligation de faire la guerre aux infidèles pour que la vérité triomphe ? N’est-ce pas retomber dans le pire des erremens et peut-on sérieusement espérer que des gens qui font du fanatisme une loi supérieure et permanente pourront servir de promoteurs à une transformation féconde et durable ?

Nous ne savons si, dans l’avenir, la constitution religieuse des peuples influera aussi fortement que par le passé sur leur développement social. Quelques-uns penseraient plutôt que dorénavant, chez les plus avancés, la politique et les institutions sociales détermineront les tendances religieuses plutôt qu’elles ne seront commandées par celles-ci ; mais quoi que nous devions présumer de l’avenir, il est évident que dans le passé c’est bien la religion d’un peuple qui a le plus fortement agi sur le genre de civilisation qu’il a réalisé. Et cette action religieuse a bien moins eu pour ressort actif les dogmes et les rites que l’esprit, la manière de concevoir et de sentir les choses. Le christianisme a revêtu bien des formes, parlé bien des langages. Sa grande supériorité philosophique et sociale consiste dans la hauteur inaccessible où il a placé son idéal tout en excitant le chrétien à y tendre sans cesse. C’est par là qu’il a toujours inspiré, tout au moins à l’élite, le regard en avant, le mécontentement du présent, une recherche inquiète du meilleur, c’est ce qui a fait de lui une religion de progrès et de rénovation constante. Voilà comment il se fait qu’il a pu souvent se montrer dans la réalité inférieur à l’islamisme, et pourtant, avec les siècles, élever les peuples obéissant à son impulsion à une hauteur que l’islamisme n’a pas atteinte et n’atteindra jamais. Nous touchons, je crois, ici le tuf même de la question. L’islamisme est hermétiquement fermé à l’idée comme au goût du progrès. M. Bosworth Smith remarque très judicieusement qu’en lui-même il est une religion de la crainte, non de l’amour de Dieu. Or, pour tous ceux qui savent établir une certaine concordance entre les sentimens religieux et les tendances sociales, cela dit tout. L’amour de Dieu, — ce qui manque précisément aussi au bouddhisme, — est ce qu’il y a de plus essentiel au christianisme ; mais il n’est qu’un mot vide ou une exaltation stérile, s’il ne s’identifie pas avec l’amour de cette perfection rayonnante qui est la face aimable de la Divinité. Cela posé, comment l’amour de la perfection n’engendrerait-il pas le désir ardent du perfectionnement ? Aussi voyons-nous, quand nous comparons l’Évangile à l’islam, que le premier cherche aussi fortement à s’annoncer comme une nouveauté, un accomplissement, une « bonne nouvelle, » que le second prend à tâche d’affirmer qu’il n’est autre chose qu’un retour au passé. L’idéal du premier est en avant comme celui du second en arrière. Sans doute l’Évangile ne prétend pas rompre avec la tradition qui le précède, il veut bien plutôt en être le prolongement, pour ainsi dire, l’épanouissement ; mais cet épanouissement lui-même n’est que la condition préalable du royaume de Dieu qui n’est pas encore venu, qui viendra. De même, l’islam est en réalité bien plus novateur qu’il ne veut bien le dire, mais il s’en défend de son mieux. Si l’histoire du monde eût dépendu de lui, l’humanité ne serait jamais sortie de l’état d’Abraham le nomade, poussant devant lui ses troupeaux sous le regard du Tout-Puissant.

Tout le reste vient de là. Notre besoin de perfectionnement, notre désir, quand nous souffrons, de remonter à la cause du mal pour le guérir en la supprimant, notre instabilité, nos variations d’idées, nos révolutions sociales, tout cela est incompréhensible pour le musulman. Sa seule idée bien claire en matière sociale, c’est que les vrais croyans doivent être les maîtres, qu’ils sont conquérans de droit divin, que les populations non croyantes sont faites pour leur être soumises, et que par conséquent le chef des croyans doit être un empereur gouvernant militairement, c’est-à-dire despotiquement, les états conquis par l’épée des fidèles. Nous verrons ce qu’il adviendra de cette constitution qu’en un jour de détresse la diplomatie turque a inventée pour payer l’Europe en monnaie courante. Pour peu qu’ils la connaissent et la comprennent, les musulmans en masse auront dû la trouver bien étrange, si ce n’est scandaleuse au premier chef. Si réellement elle garantit l’égalité des droits et des charges entre les croyans et les infidèles, elle est le contre-pied le plus paradoxal qui se puisse imaginer de ce qui, depuis l’hégire, forme le fond intime de la conscience musulmane.

Il ne faut donc pas se faire illusion : l’islamisme, en tant que religion, peut et doit être apprécié plus favorablement qu’il ne l’a été par les chrétiens des siècles passés. Il peut même, dans certaines conditions de race et de climat, l’emporter sur les autres religions par son action bienfaisante et moralisatrice. Mais, religion par son principe même inférieure au théisme chrétien, il restera le partage des peuples inférieurs eux-mêmes et reculera partout, comme il l’a fait toujours, lorsque des races désormais mieux exercées pour la lutte sociale, animées de l’esprit de progrès, se répandront sur les territoires soumis à sa domination. Tout ce qui ne peut marcher finit par tomber, l’histoire de l’humanité est inconciliable avec l’immutabilité, et par conséquent l’avenir est au mouvement.


ALBERT REVILLE.


  1. L’ouvrage est dédié, avec une galanterie conjugale toute anglaise, uxori suæ, laboris participi, comme studorum communitatis primitiæ.
  2. C’est du reste une illusion fréquente chez les sectateurs ignorans d’une religion que de reporter naïvement sur les religions inconnues les formes qui leur sont familières. Les peintres jusqu’au XVIIe siècle dessinent des clochers au milieu des toits de Jérusalem. Ils habillent en Turcs les soldats romains qui crucifient Jésus, puisque ces soldats sont des païens et que les Turcs sont païens. Je me rappelle que, me trouvant à côté d’un brave homme au moment où j’entrais dans la petite mosquée érigée au Champ de Mars en 1867, je l’entendis expliquer à ses compagnons comment c’était là que « les mahométans disaient la messe. »
  3. On se rappellera que le docétisme est le trait commun des doctrines gnostiques, toutes plus ou moins imbues du principe de l’impureté de la matière et inclinant par conséquent a reléguer dans le domaine de l’apparence, de l’illusion, le corps et la vie corporelle de Jésus-Christ.