Une Annexion d’autrefois - Le royaume de Jagello et son dernier historien, Karol Szajnocha/02

Une Annexion d’autrefois - Le royaume de Jagello et son dernier historien, Karol Szajnocha
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 82 (p. 652-681).
◄  I
UNE
ANNEXION D’AUTREFOIS

II.
L’ORDRE TEUTONIQUE ET LE ROYAUME DE JAGELLO.


I.

Vers le milieu du XIVe siècle, du temps d’Olgerd et de Keystut[1], vivait à Rome dans la retraite et dans toutes les rigueurs de la pénitence une fille royale de Suède qui fut depuis sainte Brigitte. Pâle fleur du nord tout imprégnée d’une charité mystique, — rosa rorans bonitatem, comme s’exprime son pieux biographe, — la princesse de Néricie avait des visions : le Christ lui-même lui apparaissait, lui parlait, dévoilant devant ses regards l’avenir des royaumes, et ces Révélations dévotement recueillies, sanctionnées même plus tard par le concile de Bâle, passaient aux yeux des contemporains pour des prophéties vénérables. La reine Hedvige les fit traduire en polonais. Un passage curieux de l’apocalypse féminine annonçait aussi, — bien des générations avant la grande journée de Grunwald, — le prochain « jugement de Dieu » contre l’ordre teutonique, le châtiment mérité des chevaliers de Marienbourg, que la visionnaire Scandinave avait contemplés à l’œuvre de bonne heure et de bien près, des bords mêmes de la Baltique. « En vérité, y disait le Seigneur, ils devaient être des abeilles d’utilité, ces chevaliers que j’avais institués pour la défense des états chrétiens, pour la garde de leurs frontières ; mais ils se sont révoltés contre moi. Ils n’ont aucun souci de l’âme du peuple prussien, aucune pitié de son corps. Ils l’oppriment de travaux de servitude, ils lui ravissent ses libertés, ils ne lui enseignent point les commandemens de la foi, ils lui retiennent les saints sacremens, et le poussent vers un enfer pire que l’ancienne idolâtrie. S’ils font la guerre, ce n’est que pour augmenter leur superbe et pour étendre leur cupidité[2]... »

Que malgré la parole enflammée et vengeresse de sainte Brigitte l’Europe chrétienne ait encore cru longtemps aux « croisades » contre les « Sarrasins du nord, » qu’au lendemain même de la mission apostolique de Jagello en Lithuanie et de la fondation d’une cathédrale catholique à Wilno les preux les plus renommés de l’Angleterre, de l’Ecosse et de la France, un Lancaster[3], un Percy, un Douglas, un Boucicaut, fussent accourus à l’appel du grand-maître de l’ordre pour combattre des a infidèles » et pour porter par deux fois (1390 et 1391) le siège devant Wilno, — cela n’a guère de quoi étonner. La veille de Sadowa, combien d’âmes naïves parmi nous ne s’obstinaient-elles pas à saluer un champion de la grande cause des nationalités dans la personne de M. de Bismarck, qui déjà cependant avait donné sa mesure lors de « l’exécution fédérale » sur l’Eider! Au temps de Jagello, les fils nobles de l’Angleterre, de l’Ecosse et de la France avaient, depuis tantôt deux siècles, appris à considérer les soldats de Marienbourg comme les héritiers légitimes de Godefroy et de Tancrède, à vénérer en eux les défenseurs de la foi, les paladins de la chrétienté; par ces temps de publicité plus qu’insuffisante, on était assurément très excusable de ne pas voir bien clair dans les expéditions lointaines au-delà du Niémen et de la Wilia. « Comment pouvez-vous défendre des païens, des fils du diable? » demandaient naïvement aux Polonais pendant le siège de Wilno les chevaliers français, et les autres de répondre que la Pologne et la Lithuanie étaient bien chrétiennes, bien baptisées, de proposer même de prouver leur dire par une ordalie, — un combat singulier entre quatre Français et quatre Sarmates. Mieux avisés, les Polonais auraient pu retourner la plaisante question aux joyeux compagnons du sire de Boucicaut, et, montrant du doigt la Samogitie voisine, ils auraient pu demander si ce n’était pas dans cette terre demeurée sous la tutelle des « manteaux blancs » que se dressaient encore les seules images de Perkunos, que fumaient toujours les autels de Znicz l’inaccessible. Cette province lithuanienne en effet, située au bord de la mer et que Jagello avait dû abandonner aux seigneurs de Marienbourg lors de sa lutte avec Keystut, était devenue depuis quatre ans, depuis la conversion du royaume de Gédimin, le dernier refuge de la religion des kriwés. Les anciennes divinités et les sacrifices humains étaient en honneur à Rosienie, et, pour mieux encore s’assurer le concours de ces étranges auxiliaires dans « la guerre sainte » contre Jagello, le grand-maître de l’ordre avait eu soin de faire venir cette année même à Kœnigsberg des « députés de la Samogitie, » et de signer avec eux un traité formel (29 mai 1390) qui garantissait aux habitans de ce pays le libre exercice de leur culte idolâtre. Certes le sort a rarement poussé aussi loin l’ironie que dans cette bizarre campagne de Wilno, où les croisés de Marienbourg se faisaient les protecteurs officiels du paganisme, tandis que les enfans de saint Adalbert et de saint Stanislas demandaient à prouver aux Français par un combat singulier qu’ils n’avaient point affaire à des mécréans... Ce double siège de Wilno fut du reste marqué par des actes de barbarie épouvantables. Un jour les assiégés virent se dresser devant eux, du milieu du camp teutonique, une longue perche au bout de laquelle pendait livide une tête bien comme, la tête du prince Casimir, le propre frère du roi Jagello... On était loin déjà des combats courtois du temps de Keystut !

C’est que de part et d’autre on sentait maintenant qu’on touchait à une crise suprême. La situation commençait à se dégager des brouillards longtemps accumulés avec une industrie supérieure; la prodigieuse fiction qui avait charmé et leurré les esprits pendant près de deux siècles s’évanouissait peu à peu devant une réalité tout autrement respectable et saisissante. Les braves compagnons de Boucicaut pouvaient bien encore se persuader que c’était la « guerre sainte » qu’ils faisaient sur les bords de la Wilia; les clairvoyans seigneurs de Marienbourg n’avaient plus cette douce illusion, si tant est qu’ils l’eussent jamais partagée. L’événement fatal que les chevaliers teutoniques n’avaient cessé de redouter dès l’époque de Mindowé s’était enfin accompli; ce que Zollner de Rotenstein avait un jour naïvement appelé « une calamité immense pour le monde chrétien et pour l’ordre, » la conversion des « enfans de Baal » entrait désormais dans le domaine des faits acquis, indéniables. Déjà le successeur de Zollner, le grand-maître Conrad de Wallenrod, n’osait point, dans les négociations qui suivirent la campagne infructueuse de Wilno, contester la validité du « baptême de Cracovie; » le fils d’Olgerd n’était plus le « mécréant Jagel, » le « chien enragé » d’il y a cinq ans : c’était le roi Ladislas II, un prince chrétien et légitime comme les autres, un monarque auquel le pape Urbain VI donnait même « la première place parmi tous les rois de la terre dans les affections de l’église. » Or, l’équivoque grandiose et séculaire des « croisades » contre les « Sarrasins du nord » une fois disparue, la condition vitale de l’ordre teutonique se trouvait détruite d’un coup. L’ordre avait été institué et doté pour combattre les païens, pour les convertir par le glaive; c’était là la tâche qui avait fait sa position en Europe, la « mission » qui lui avait valu l’enthousiasme des preux, la bienveillance inépuisable et prodigue des chefs spirituels et temporels du monde chrétien. Si maintenant il n’y avait plus de païens, s’il ne pouvait désormais être question des « ennemis du Christ « au-delà du Niémen, si, pour propager l’Evangile dans un « pays sans soleil, » point n’était besoin de l’épée des Zollner et des Wallenrod, l’ordre perdait toute raison d’être : dans la meilleure même des combinaisons possibles, il descendait forcément des hauteurs mystiques et augustes qu’il avait occupées jusque-là au simple rang d’une « marche » allemande, d’un fief du saint-empire. Et en effet ce n’était plus au nom de l’église et de la conversion des gentils, c’était au nom de l’empire et d’une donation ancienne de Frédéric Barberousse que l’ordre réclamait désormais la Lithuanie, les provinces de la Baltique, les terres de Dobrzyn et de Culm; il réclamait jusqu’à Pskov et Novgorod! Par deux fois même à cette époque (en 1388 et en 1392), une négociation curieuse et secrète fut entamée entre l’empereur et le grand-maître Wallenrod touchant le partage complet des états de Jagello. Le projet dut pour le moment être abandonné comme trop « chimérique, » au jugement du grand-maître; chimérique également pouvait paraître alors l’essai même beaucoup plus modeste de constituer les terres conquises par les « manteaux blancs » en simple puissance territoriale. Sans parler de sa situation géographique très précaire, une telle puissance aurait manqué de ce solide point d’appui que donnait aux autres états le principe héréditaire, — car enfin ces grands vassaux de Marienbourg, ils n’étaient que des moines; ce chef de l’état, ce grand-maître de l’ordre, il devait faire vœu de chasteté et ne pouvait fonder une dynastie... Ah ! si Luther était apparu dès 1390 ! Le monde aurait, selon toute probabilité, vu dès cette époque, en Prusse, l’artifice incomparable de « sécularisation » qui plus tard, au XVIe siècle, fit la fortune prodigieuse du grand-maître Albert de Brandebourg. En 1390, Conrad de Wallenrod aurait hasardé, lui aussi, bien sûrement le « saut périlleux » vers un trône héréditaire, lui qui déjà aimait si peu la cour de Rome et avait surtout en horreur les prêtres. « S’il dépendait de moi, disait ce singulier moine, je ne laisserais dans chaque pays qu’un seul prêtre; encore aurais-je soin de l’enfermer dans une haute tour, pour qu’il ne me gâtât pas les gens[4]... » La ressource de la réforme manqua malheureusement à l’ordre teutonique pendant cette « immense calamité » de la conversion de Jagello. Il y avait bien quelque part, à Prague, un pauvre bachelier en théologie qui déjà méditait alors dans une sombre cellule les écrits de Wicleff, et qui bientôt devait donner le branle au monde religieux; mais son action véritable ne commença guère qu’après la catastrophe de Grunwald. D’ailleurs le mouvement de Prague était pour le moins aussi slave et anti-germain qu’hérétique et utraquiste, il protestait bien plus fortement encore contre le joug de l’empire que contre la corruption de l’église; c’est à un Jagello, à un Witold, que les patriotes de la Bohème devaient plus tard offrir la couronne des Premislaw : la grande idée allemande n’avait aucun « profit à tirer » en se faisant hussite.

Retour étrange et dramatique des choses d’ici-bas, la « mission chrétienne » qui échappait ainsi pour toujours aux grands-maîtres de Marienbourg, elle allait échoir par contre très légitimement et pour ainsi dire tout naturellement au « baptisé de Cracovie, » à la dynastie de Gédimin. Placé entre deux paganismes aussi sérieux que redoutables, entre la horde d’or du Kaptchak et les Osmanlis du Balkan, le nouveau royaume de Jagello était désormais appelé à une « guerre sainte » bien différente assurément des « parties de chasse » et des « tables d’honneur » des chevaliers teutoniques dans les forêts de la Lithuanie, — à une croisade véritable qui devait durer trois siècles, qui devait commencer par l’héroïque désastre de Warna (1444) et finir par la glorieuse délivrance de Vienne. En vérité, ce petit fait du « baptême de Cracovie » vers la fin du XIVe siècle a eu dans l’histoire des conséquences nombreuses, presque incalculables. Vers la fin de ce siècle, un grand royaume chrétien, le royaume serbe, tombait aux pieds du sultan Amurat, et la victoire de Kossovo sonnait déjà le glas funèbre de l’empire des Paléologues; or c’est précisément dans ces années fatidiques que le fils d’Olgerd plantait le signe du Sauveur sur les ruines du temple de Znicz à Wilno, et constituait une forte puissance militaire à l’extrême Occident par la réunion de la Pologne et de la Lithuanie. La Providence semblait ainsi vouloir réparer au nord de l’Europe la perte immense que l’Évangile allait faire au sud; elle élevait au moment opportun une digue salutaire contre les débordemens futurs de l’islamisme. Et c’est ici qu’il faut se donner le spectacle de la grandeur morale de ce royaume des Jagellons, qui, sorti d’abord d’un mouvement légitime de réaction slave contre l’esprit envahisseur de l’Allemagne, ne devait pas cependant tarder à défendre les Slaves et l’Allemagne elle-même contre les envahissemens de la barbarie orientale. Ce que l’on doit admirer encore davantage peut-être, c’est que ce rôle magnanime et élevé ait été tracé au royaume-uni dès le début et par un barbare, par un païen converti d’hier, un « sauvage » sorti des forêts vierges, et qui jusqu’à la fin de ses jours ne put apprendre à mouler les lettres.

Rien de plus saisissant en effet que le travail continu de Jagello pour marquer son gouvernement d’un cachet occidental, pour faire de son état une puissance éminemment européenne au service de la civilisation et du catholicisme. Ce fut là la pensée immuable du roi Ladislas II, qui sut maintenir sa politique jusqu’au bout dans ce qu’un historien allemand a très heureusement appelé « un juste milieu idéal[5], » dans une sérénité de vue qui, tout en affirmant les droits du monde slave à un développement original et indépendant, ne leur sacrifiait cependant jamais les droits plus généraux du monde chrétien. Witold n’aurait pas demandé mieux que de passer outre. Esprit ardent, ambitieux et libre de tout scrupule, le fils héroïque de Keystut et de Biruta tenait à suivre la voie tracée depuis longtemps par ses ancêtres, les grands-ducs de la Lithuanie, et voulait pousser le nouvel état de Jagello à la conquête des régions immenses de l’est. Le royaume des Piasts n’était à ses yeux qu’un arsenal bien muni d’armes modernes et de capitaines intelligens dont il fallait profiter pour accomplir les vastes desseins d’Olgerd sur les contrées du Dnieper et du Don, pour aller briser, à son exemple, la lance lithuanienne aux portes de Moscou. Peu lui importait que l’empire ainsi agrandi de peuples façonnés au rite oriental eût nécessairement subi l’influence délétère de l’église byzantine. Il ne reculait pas non plus devant l’idée d’un arrangement avec la horde d’or du Kaptchak pour le partage des pays situés entre l’Euxin, la mer Caspienne et les monts d’Ural. «Dieu nous a préparé la domination sur toutes les terres, » aimait-il à dire à l’instar de ces lieutenans de Tamerlan avec lesquels il cherchait toujours à entretenir des relations amicales malgré des guerres souvent renouvelées. Contrairement au fils de Keystut, la reine Hedvige, la fille de Louis d’Anjou, avait ses regards tournés du côté opposé, vers l’ouest, vers ce royaume d’Arpad, l’apanage de sa sœur aînée Marie, dont Sigismond de Luxembourg, a fiancé » plus heureux que le duc Guillaume d’Autriche, était parvenu à s’emparer au milieu des déchiremens intérieurs de la nation magyare. Après la mort de sa sœur, Hedvige devint même l’héritière légitime de la couronne de saint Etienne, elle prit résolument le titre de reine de Hongrie, et aurait bien voulu faire appuyer ce titre par les armes polonaises au-delà des Carpathes. Ainsi placé entre son cousin et son épouse, sollicité par deux systèmes opposés, mais dont chacun parlait fortement à la passion et à la raison d’état ordinaire, Jagello sut pourtant s’élever au-dessus de tous les deux vers un ordre d’idées plus général et d’un intérêt permanent. Il n’encouragea les entreprises de Witold qu’autant qu’elles pouvaient fortifier la position catholique du royaume-uni en Europe, et il refusa de s’engager dans les affaires de Hongrie, si riantes que pussent y sembler les perspectives, si fondés que fussent les droits d’Hedvige. A cet égard, il donna des assurances positives et sincères à Sigismond de Luxembourg, le futur empereur, alors que celui-ci vint lui faire une visite « amicale » à Cracovie, en 1396, après avoir, quatre ans auparavant, négocié avec l’ordre teutonique le projet d’un partage de la Pologne. A aucun prix, Ladislas II ne voulut assumer la responsabilité d’une rupture avec l’Occident. Il n’eut qu’une seule ambition, aussi généreuse que bien entendue, l’ambition de conserver au royaume des Piasts le caractère d’une puissance paisible et bienfaisante au milieu de la république chrétienne. Il n’eut qu’une seule convoitise, assurément légitime; il aspirait à remplacer les seigneurs de Marienbourg dans leur rôle usurpé de défenseurs de la foi et de la civilisation contre la barbarie et le paganisme. Ce duel même avec l’ordre teutonique, duel fatal, inévitable, le fils d’Olgerd l’évita autant qu’il put; il ne le provoqua point, il ne l’accepta qu’à la dernière extrémité, après vingt ans d’une longanimité très pesante, et poussé à bout par un ennemi hautain et perfide, dont le sentiment d’une ruine prochaine n’avait fait pendant tout ce temps qu’augmenter l’aveuglement et l’insolence.

Dans les précieuses archives de l’ordre teutonique qui sont encore conservées à Kœnigsberg, on trouve parfois parmi la correspondance diplomatique de ces temps, caché dans le pli d’une missive officielle, un petit billet écrit par la reine Hedvige à l’insu de son « époux bien-aimé[6]; » la fille de Louis d’Anjou y entretient le grand-maître du fâcheux effet que telle mesure ou tel procédé des chevaliers a produit sur le roi Ladislas II, et supplie les seigneurs de Marienbourg de ne pas rendre plus difficiles les relations déjà si tendues entre les deux gouvernemens. Dans d’autres pièces confidentielles de la chancellerie de Marienbourg, dans les rapports adressés aux « manteaux blancs » par les nombreux agens secrets qu’ils entretenaient à l’étranger, il est aussi souvent parlé de la « disgrâce » encourue par la jeune reine auprès de la cour de Cracovie à la suite de ses continuels efforts pour empêcher tout conflit sanglant avec la Prusse. Les chroniqueurs de l’ordre sont unanimes à lui attribuer presque exclusivement le mérite de la longue paix conservée depuis la campagne désastreuse de Wilno, à lui en garder un souvenir reconnaissant, et il n’est pas douteux en effet que sans son intervention incessante, vigilante, infatigable, ce grand drame ne se fût dénoué bien des années avant 1410. Dans les momens critiques, on voit Hedvige prendre en main les négociations épineuses, traiter directement avec le grand-maître et les comthurs influens dans des entrevues tout intimes, et revenir toujours avec un arrangement quelconque, peu satisfaisant à coup sûr, mais propre à conjurer la collision déjà imminente. Certes cette fille des Piasts, qui à l’âge de quatorze ans s’était saisie d’une hache dans la célèbre « scène du guichet, » ne manqua pas non plus de courage et de résolution alors qu’elle fut devenue la femme de Jagello, et qu’elle eut à veiller aux intérêts d’un vaste empire. L’année même qui suivit son mariage, et au moment où le « baptisé de Cracovie » était engagé dans sa mission apostolique à Wilno, Hedvige étonnait le monde par une expédition intrépide qui conserva à la Pologne une de ses plus belles provinces. Sans tarder, sans même prendre l’avis de son royal époux, elle réunit, au commencement de 1387, les barons dévoués et quelques troupes d’élite, et se mit en marche pour la Galicie, sur laquelle Sigismond de Luxembourg, ce « fiancé » de la Hongrie, élevait alors des prétentions au nom de la monarchie de saint Etienne. On aime à se représenter, d’après les chroniques du temps, cette jeune reine de seize ans, « coiffée et gantée de zibeline et montée sur un cheval magnifique, » traversant ainsi bravement à la tête d’une petite armée et au beau milieu de l’hiver un pays occupé par des garnisons hongroises, gagnant à sa cause ou chassant devant elle les capitaines étrangers et recevant le serment d’hommage et de fidélité de ses bons bourgeois de Jaroslaw et de Léopol. Non moins ferme et décidée se montra-t-elle dans la suite à l’occasion de graves démêlés avec les grands vassaux de la couronne, le présomptueux duc de Mazovie, l’intrigant et perfide prince d’Oppeln, et il a été déjà parlé plus haut de la politique vigoureuse, téméraire même, qu’elle voulut suivre dans les affaires de Hongrie après le décès de sa sœur. Seules les affaires de l’ordre trouvaient cette reine toujours désarmée, indulgente à l’excès et inébranlablement pacifique. C’est que là se dressait devant la fille de Louis d’Anjou le souvenir d’un père qui fut l’ami des « manteaux blancs, » qui s’était fait jadis armer chevalier durant une de leurs « croisades, » et dont l’étendard était précieusement conservé dans la fameuse salle des drapeaux du château de Marienbourg. Les rusés moines teutoniques avaient soin de rappeler ces faits dans leur correspondance avec l’épouse de Jagello, d’évoquer souvent « l’âge d’or » de leurs relations si intimes avec le bon, l’illustre, l’incomparable Angevin. — « Oh ! si le roi Loys était encore parmi les vivans ! écrivaient-ils avec componction ; nous serions sûrs alors de ne point éprouver de dommage, car c’était un prince juste et amoureux de l’équité, notre bienveillant seigneur en toute occasion, notre défenseur toutes les fois que nous avions besoin d’une protection. Aussi prions-nous jour et nuit pour son âme… » De tels appels ne furent jamais faits en vain au cœur généreux et aimant d’Hedvige ; elle puisa dans ce sentiment de piété filiale une force de résistance et une énergie de volonté vraiment extraordinaires pour calmer des disputes sans cesse renaissantes, pour éteindre des flammes qui s’élevaient à chaque instant sous ses pas, et maintenir pendant de longues années une paix qu’elle savait elle-même n’être qu’une trêve. « Tant que je vis, — devait-elle s’écrier un jour douloureusement dans une entrevue célèbre avec le grand-maître Conrad de Jungingen, le successeur de Wallenrod, — aussi longtemps que je vivrai, la couronne saura bien supporter vos iniquités ; mais après ma mort le châtiment du ciel ne manquera pas de vous atteindre, et une guerre alors inévitable consommera votre ruine !… » Quel que soit le jugement de l’historien réfléchi sur cette politique, toute de cœur et d’expédiens magnanimes, il n’en restera pas moins ému à la vue d’une femme belle, courageuse, dévouée à la mémoire de son père, qui, en souvenir de ce père, ne cessait de séparer des fers toujours prêts à se croiser, et, blanche colombe de l’arche, ainsi que s’exprime un écrivain contemporain, portait toujours le tremblant rameau d’olivier au-dessus des flots montans de passion et de haine.

Hedvige mourut en 1399[7], et sa douce ombre protégea encore longtemps les chevaliers-moines dans les conseils du roi Ladislas II. Soit déférence pour les vœux de sa défunte épouse, soit lassitude et effet naturel d’un âge qui s’avançait déjà rapidement vers la vieillesse, Jagello semblait de plus en plus renoncer à tout appel aux armes dans ses litiges nombreux avec l’ordre, et de son côté le grand-maître Conrad de Jungingen était fermement résolu à maintenir le débat dans le champ clos des chancelleries. Esprit tenace et cauteleux, mais assez clairvoyant pour redouter un choc, le successeur de Wallenrod pratiquait à l’égard de la Pologne un mélange ingénieux d’intrigues perfides et de démarches conciliantes, de convoitises impudentes et de protestations amicales : système irritant, énervant, et dont le dernier mot, dans la pensée du grand-maître, ne devait jamais être la guerre. Que peuvent cependant les desseins des hommes contre cette logique inexorable des choses et des situations à laquelle nous donnons si souvent et très improprement le nom de fatalité? Il n’est pas jusqu’aux digues élevées pour arrêter le torrent des événemens qui ne servent parfois à le faire déborder avec plus d’impétuosité et de violence. Conrad de Jungingen voulait évidemment préparer à la Prusse des destinées toutes nouvelles, poser sur les bords de la Baltique les fondemens d’un édifice sérieux et solide. Il faisait des efforts très louables pour relever en Prusse les conditions de prospérité et de bien-être; il entourait l’agriculture, le commerce et l’industrie d’une sollicitude inconnue à ses prédécesseurs : les travaux de la paix étaient pour la première fois en honneur dans un état qui jusque-là n’avait eu d’estime que pour les parades militaires. Phénomène curieux et au plus haut point instructif, de pareilles vertus gouvernementales, très précieuses assurément chez tout autre souverain et d’un augure heureux pour le pays, n’en devenaient pas moins des symptômes alarmans alors qu’elles apparaissaient chez un grand-maître teutonique : elles sonnaient le glas funèbre de l’œuvre séculaire des « manteaux blancs. » La prétention de jouir en toute sécurité et avec quiétude des biens acquis était si peu en accord avec l’idée et l’essence même d’une « milice du Christ, » qu’il n’était guère permis de se tromper sur cet aveu déguisé de déchéance et de licenciement; une politique tellement bourgeoise d’un ordre tellement chevaleresque impliquait une contradiction étrange, accablante, et dont les chevaliers eux-mêmes ne furent point les derniers à s’apercevoir et à être profondément choqués. Ces cadets des grandes familles accourus des bords du Rhin et du Danube pour continuer sur une terre de « Sarrasins » la glorieuse tradition des Godefroy et des Tancrède, ces fils nobles couverts de pesantes armures, montés sur des coursiers piaffans, tenant toujours d’une main le fusil et de l’autre le chapelet, ils frémissaient à la pensée d’être transformés en « scribes et marchands. » Ce n’était pas la peine en vérité de prononcer des vœux de chasteté et de jeûner quatre fois par semaine, si l’on devait seulement se morfondre toute la vie dans les bureaux ou faire sur la côte le vilain métier de douanier! La politique du grand-maître finit par soulever contre elle tous les comthurs, tous les preux de Marienbourg; le propre frère de Conrad, Ulric de Jungingen, était à la tête des mécontens. Il n’y eut pas de sarcasmes assez amers contre le chef si dégénéré d’un ordre qu’avaient illustré les Winric de Kniprode et les Zollner de Rotenstein ; « on le peignait sur les murs, » racontent les chroniques, on le trouvait « digne tout au plus d’être le prieur de moines ventrus, » on l’appelait « une nonne pudibonde, » et le lendemain de sa mort on eut hâte de protester par une manifestation éclatante contre un règne bourgeois et astucieux qui n’avait que trop longtemps duré. C’est en vain que, sentant sa fin approcher, Conrad avait réuni autour de son lit tous les membres du chapitre pour leur recommander le maintien de la paix, pour les supplier surtout de ne pas lui donner pour successeur son frère Ulric ; le nom de Ulric de Jungingen fut acclamé d’enthousiasme dans la grande réunion électorale de l’ordre (1407). Ce nom signifiait la guerre.

Pourquoi ne point le reconnaître? Dans ce défi jeté au sort, il y eut de la part des « manteaux blancs » un réveil de dignité, un effort honorable pour arracher l’ordre au bourbier d’infamies et d’impudences au milieu duquel il se débattait depuis bientôt quinze ans. Il faut lire les documens de ce temps, les pièces volumineuses émanées de la chancellerie de Marienbourg depuis la mort de Wallenrod[8], pour apprécier à sa juste valeur la diplomatie effrontée et tortueuse de son « pacifique » successeur. On y voit le grand-maître traiter sans cesse du partage de la Pologne avec Sigismond de Luxembourg, empereur désigné et roi de Hongrie, en même temps que dans les lettres les plus tendres à l’adresse d’Hedvige il insinue à la fille de Louis d’Anjou, — réginœ Poloniœ et herecli Ungariœ, — de revendiquer la succession de son père sur les bords de la Theiss : Conrad de Jungingen offrait la Hongrie à Hedvige avec le même généreux abandon que put montrer M. de Bismarck, au sujet de la Belgique à un certain jour bien néfaste de notre histoire contemporaine. À l’instar de M. de Bismarck également, qui en 1864 prétendait rester en paix avec le roi Christian IX tout en procédant à « l’exécution fédérale » contre les duchés, le grand-maître, au commencement du XVe siècle, affirme, lui aussi, n’attaquer en rien la couronne de Pologne par ses incursions incessantes en Lithuanie, par ces fameuses « croisades » que l’ordre continuait d’organiser de temps en temps en l’honneur de la Vierge et pour le plaisir des hôtes venus de l’étranger. Le litige est porté devant le chef de tous les fidèles ; le pape flétrit en termes indignés ces scandaleuses « croisades » contre de bons catholiques, il défend aux chevaliers, sous peine d’excommunication, leurs équipées lithuaniennes, — et le grand-maître de protester avec violence contre la bulle de Rome, « bulle surprise par captation[9] ; » ce pieux moine qui avait juré obéissance filiale au saint-siège, il appelle tout à coup du pape à l’empereur ! Il n’est pas non plus de créance véreuse et de cession frauduleuse que le chef prussien ne s’empresse d’acquérir contre Jagello afin d’en faire aussitôt un sujet de revendication ; il revendique tantôt telle province en Pologne, tantôt telle autre en Lithuanie, tout en priant le roi Ladislas II de vouloir bien l’éclairer avec « la sagesse qui lui est innée, » si par hasard ou par mégarde il arrivait à l’ordre de ne pas se conformer très scrupuleusement aux stipulations convenues. Les historiens récens de l’époque qui nous occupe, un Szajnocha, un Caro, ne dissimulent pas leur satisfaction lorsque, au sortir du récit de la diplomatie cauteleuse et suffocante de Conrad de Jungingen, ils se trouvent enfin en face de son frère, le grand-maître Ulric ; ils respirent avec volupté un air purifié par le canon après s’être si longtemps attardés dans une atmosphère surchargée de « miasmes. » Combien plus fort et plus épanoui devait être à cet égard le sentiment des « manteaux blancs, » des acteurs mêmes du drame ! Le règne des « scribes » a vécu ; c’était maintenant à la vaillante et noble chevalerie de reprendre son rôle, de relever l’ordre de son abaissement profond, et de faire sentir au «baptisé de Cracovie » tout le poids de l’épée teutonique.

« On ne saurait nier, — dit à cet endroit l’historien allemand souvent invoqué dans le cours de cette étude[10], — on ne saurait nier que Jagello n’ait gardé jusqu’au bout des dispositions conciliantes ; il est également juste de reconnaître que les bases de l’arrangement proposé au moment suprême de la crise par le roi de Pologne étaient au plus haut degré conformes aux exigences d’une saine politique; mais le chevalier l’emporta sur le chef de l’état dans l’esprit du grand-maître : le chevalier Ulric de Jungingen n’eut de pensée que pour la guerre... » D’ailleurs tout semblait favoriser les « manteaux blancs » dans leurs desseins et présager à la lutte une issue heureuse et splendide. Les négociations avec Sigismond de Luxembourg, tant de fois reprises et abandonnées, venaient enfin d’aboutir à un traité secret qui promettait des résultats magnifiques. Dans l’action qu’on allait engager, le roi de Hongrie et vicaire de l’empire était appelé à jouer jusqu’à la dernière heure le rôle d’un médiateur bienveillant; à la dernière heure pourtant, il devait jeter le masque, dénoncer la paix à Jagello et procéder avec la Prusse au démembrement de la Pologne. Un subside de 370,000 florins hongrois était assuré à l’honnête allié; 40,000 furent payés sur-le-champ. « J’ai compté moi-même les pièces une à une, nous informe le bon Eberhard Windeck, le secrétaire de Sigismond, dans ses précieux mémoires; c’étaient de belles pièces, toutes marquées au grand lis (le lis d’Anjou)... » Chose curieuse, alors comme en 1866, la Prusse étonna le monde par l’abondance de son trésor et la perfection de ses armes. « J’ai toute une tour remplie d’or, aimait à dire Ulric, et plus qu’il n’en faut pour conquérir dix royaumes,.. » « Les fonderies de Marienbourg, remarque de son côté un écrivain de l’ordre, fabriquèrent à ce moment un canon d’une grandeur et d’une puissance extraordinaires, et tel que ne le connurent point les autres pays; » — c’était le fusil à aiguille de ce temps !... On ne négligea pas non plus les moyens qui pouvaient diviser l’ennemi et introduire la discorde dans son camp. On connaissait de longue date l’esprit ambitieux et délié de Witold, et l’on essaya de le détacher de la fortune de Jagello. Il était le lieutenant du roi à Wilno avec le titre de grand-duc ; on lui fit entrevoir un trône indépendant et une couronne héréditaire en Lithuanie, « son apanage légitime. » Rebuté par le fils de Keystat, on se tourna du côté de Jagello; on voulut (pensée absurde et ridicule!) lui persuader de rester « neutre » dans un conflit possible entre l’ordre et le grand-duc Witold! « Une guerre avec la Lithuanie est une guerre avec la Pologne, » répondit l’ambassadeur du roi Ladislas II, l’archevêque de Gnesen. « Merci de votre franchise, répliqua le grand-maître; c’est donc du côté de la Pologne que j’ouvrirai les hostilités; au fait, mieux vaut attaquer l’ennemi à la tête qu’aux pieds[11]... » Il attaqua aussitôt Dobrzyn (août 1409), et donna par là le signal de la guerre, de la « grande guerre, » — bellum magnum, bellum stupendum, bellum punicum, ainsi que l’appellent les chroniqueurs du XVe siècle. Ce n’est toutefois que dans l’été de l’année suivante qu’eut lieu la campagne décisive. Elle ne dura qu’un mois et ne compta qu’une seule bataille rangée ; mais cette bataille fut l’immense désastre de Grunwald.

Lorsque, dans la matinée du 15 juillet 1410, le soleil, en se levant sur la grande route de Marienbourg, commençait à éclairer de ses ardens rayons le vaste amphithéâtre qui, des hauteurs de Tannenberg, s’étend en pentes douces jusqu’aux buissons de Grunwald, deux armées, on dirait deux mondes, s’y trouvaient déjà en présence. D’un côté, dans les broussailles de Grunwald, c’était Jagello avec ses Polonais, ses Lithuaniens, des mercenaires tchèques et valaques et jusqu’à un corps auxiliaire de Tatares que Witold, « l’ami des khans, » n’avait pas hésité à amener avec lui sur le champ de bataille. En face, sur le plateau de Tannenberg, les chevaliers teutoniques, couverts du fameux manteau blanc à la croix noire, parcouraient les rangs de leurs troupes bien disciplinées et des mercenaires nouvellement engagés ; ils saluaient aussi avec joie les anciens frères d’armes, les « frères allemands, » les preux et vaillans fils nobles de toute l’Europe, qui, cette fois comme toujours, s’étaient empressés de venir à la rescousse du glorieux ordre dans sa lutte suprême avec les « païens. » Jamais la chrétienté n’avait encore vu un pareil déploiement de forces, car le grand-maître commandait dans cette journée à plus de quatre-vingt mille hommes, et le roi Ladislas II à plus de cent mille. Ulric de Jungingen n’était nullement préoccupé de la supériorité numérique de l’adversaire, « Cette vile tourbe a plus de cuillers que d’épées, » avait-il dit à ses comthurs bardés de fer, lorsqu’il fut question un jour de l’armée que saurait réunir Jagello. Et que pouvaient en effet les grossiers arcs et les ridicules catapultes des pauvres Lithuaniens contre les fusils, alors déjà très perfectionnés, de l’ordre, et contre les canons « extraordinaires » des célèbres fonderies de Marienbourg ? D’ailleurs, dans le camp des chevaliers, tout le monde savait déjà la grave nouvelle que Jagello cachait soigneusement depuis trois jours à ses troupes, la nouvelle que Sigismond de Luxembourg venait enfin de dévoiler son jeu. Les ambassadeurs de Sigismond avaient jusque-là constamment accompagné Ladislas II dans sa marche vers la Prusse ; ils étaient des médiateurs, ils allaient d’une armée à l’autre avec des propositions de paix, lorsque soudain, le 12 juillet, trois jours avant la bataille, ils remirent au roi une lettre du vicaire de l’empire qu’ils portaient sur eux depuis longtemps. — et cette lettre était tout simplement une déclaration de guerre !

Les heures s’écoulaient, le soleil s’approchait déjà du zénith, et les Polonais ne faisaient pas encore mine de quitter le bois de Grunwald. Le roi Ladislas, qui le matin avait assisté à deux messes et qui avait communié la veille avec toute son armée, était toujours en prière dans une petite chapelle située au bord d’un étang. Très gênés dans leurs pesantes armures et plus exposés que l’ennemi aux chaleurs d’un jour d’été par la position qu’ils occupaient sur le plateau, les chevaliers teutoniques devenaient impatiens du combat, et les comthurs s’assemblèrent pour aviser au moyen d’amener Jagello en champ clos. Les plus âgés dans le conseil rappelèrent alors un antique usage de la chevalerie, qui autorisait l’envoi à une armée trop lente dans ses mouvemens de deux glaives nus en signe d’une provocation solennelle, à laquelle l’adversaire était tenu de répondre immédiatement, sous peine de forfaire à l’honneur. On acclama l’avis, et on eut soin que, des deux hérauts d’armes qu’on chargea de cette mission, l’un fût « l’homme » de Sigismond, et portât l’écusson de l’empire, un aigle noir sur un champ d’or. Ce langage symbolique des deux glaives nus, peu usité et mal compris dans le camp même des chevaliers, fut fort improprement interprété par les Polonais : ils y virent une raillerie amère sur le piteux état de leur armement, et pour ainsi dire l’illustration du propos déjà bien connu d’Ulric sur « les cuillers et les épées[12]. » Il paraîtrait que Jagello, lui aussi, n’en jugea pas autrement, car des larmes brillèrent dans ses yeux pendant l’étrange scène où les hérauts, s’acquittant de leur mandat, lui tinrent le langage qui suit : « À toi, roi, et à toi, prince Witold, nous apportons, au nom du grand-maître, du grand-maréchal et de tous les frères de l’ordre, ces deux glaives nus afin qu’ils vous servent de secours et d’encouragement dans le combat que vous allez accepter aujourd’hui. Et de même ces seigneurs de l’ordre vous permettent de choisir le lieu de la rencontre dans tel endroit qui pourra vous convenir. C’est pourquoi ne perdez pas de temps, ne vous cachez pas dans le crépuscule du bois, ne vous dérobez pas dans votre pusillanimité, et n’éludez pas un combat que vous ne saurez éviter !… » Le roi répondit avec une humilité toute chrétienne : « Nous ne cherchons d’autre encouragement qu’en Dieu; c’est en son nom que nous acceptons vos glaives et que nous allons aussitôt donner le signal de la lutte. Nous ne saurions vous indiquer le lieu de la rencontre, car Dieu seul connaît et désigne le champ des combats. Il l’a déjà choisi pour vous comme pour nous... »

Il disposa ensuite son armée : il en confia les deux ailes, les deux « cornes, » au prince Witold et au porte-glaive de la couronne, Zyndram de Maszkowice; lui-même il prit place au centre et donna pour mot d’ordre : « Cracovie et Wilno. » Les Polonais commencèrent à déboucher du bois de Grunwald en entonnant l’hymne antique de leur premier apôtre saint Adalbert, le fameux chant de Boga-Rodziça, leur « péan militaire » depuis des siècles[13]. Pour ne pas rester trop longtemps exposés à l’action meurtrière de l’artillerie prussienne, ils eurent hâte d’en venir aux mains avec les « manteaux blancs; » l’intervalle qui les séparait des collines de Tannenberg, ils le traversèrent impétueusement, « portés sur les ailes de la mort, » couvrant littéralement la route de cadavres. Bientôt la mêlée devint générale. La bataille eut trois phases successives dont les deux premières semblèrent donner le dessus aux seigneurs de Marienbourg. La « corne » gauche, celle que commandait Witold, fut surtout fortement entamée; le corps auxiliaire de Tatares s’était dispersé au premier choc, semant au loin l’alarme. Il y eut un moment où le roi lui-même ne dut son salut qu’à l’intervention d’un jeune secrétaire de sa chancellerie, de celui qui plus tard fut le grand cardinal Zbigniew de Olesniça. Vers la fin cependant, Witold réussit à rétablir ses lignes ébranlées, et dans un dernier effort, après des heures de carnage, les Polonais remportèrent la victoire, — une victoire comme en ont enregistré rarement les annales ensanglantées de ces rudes âges. L’armée ennemie fut complètement anéantie; elle perdit tous ses drapeaux, au nombre de cinquante et un; 40,000 de ses hommes lurent faits prisonniers, 18,000 avaient péri dans le combat, et parmi ces derniers étaient le grand-maître Ulric, le grand-maréchal, le grand-intendant, le grand-trésorier et presque tous les comthurs de l’ordre. Placé sur une colline, Jagello put contempler vers le soir le spectacle sublime et horrible d’une « vallée de Josaphat » que couvraient des milliers de cadavres, des chevaux mutilés, des monceaux d’armures brisées et ces canons « extraordinaires » tant redoutés, dont la gueule maintenant refroidie avait vomi pendant des heures la mort et la dévastation dans les colonnes qui débouchèrent des broussailles de Grunwald. Les larges manteaux blancs dispersés sur le champ semblaient former l’immense linceul d’une tombe « vaste comme le monde, » et, le soleil couchant venant encore embraser le tableau de ses lueurs rougeâtres, le ciel et la terre ne parurent un moment qu’une seule et grande mare de sang. Le vieux roi se mit à genoux en versant des larmes; il remercia Dieu et pria pour les morts. Il ordonna ensuite de rechercher le corps du grand-maître et de le renvoyer avec tous les honneurs à Marienbourg; puis il alla embrasser Witold, le héros de la journée, et l’octogénaire Janusz, duc de Varsovie et de Czersk, le descendant de ce duc Conrad de Mazovie qui, le premier, deux siècles plus tôt, avait installé et doté le perfide ordre teutonique sur la terre polonaise pour la défense du royaume de Piast et la sauvegarde de ses frontières.

Le « jugement de Dieu » annoncé de longue date par la grande visionnaire scandinave avait enfin commencé. « Le jour viendra, avait dit sainte Brigitte[14], où les chevaliers teutoniques auront la mâchoire brisée, le bras droit et la jambe droite arrachés : ils vivront encore, mais seulement pour témoigner de leur propre iniquité, » — et la prophétie allait maintenant se réaliser à la lettre. Certes les conditions imposées par Jagello aux vaincus de Grunwald (paix de Thorn, 1411) ne furent point onéreuses : il ne leur prit que la terre de Dobrzyn et la province de Samogitie; mais les graves symptômes révélés pendant la « grande guerre » n’en laissèrent pas moins prévoir dès lors la ruine complète et prochaine de l’ordre teutonique. « Bien lamentable, — ainsi s’exprime un chroniqueur contemporain, — et calamiteux au-delà de toute expression fut le sort du saint ordre après cette bataille de Tannenberg. Les nobles, les vilains et tous les bourgeois de la Prusse s’abattirent sur les castels de nos chevaliers et les livrèrent au roi de Pologne en lui jurant fidélité et obéissance. A l’exemple des nobles, des bourgeois et des gens du peuple, les évêques, eux aussi, les prêtres, les hommes de toute condition, passèrent au vainqueur, et il y eut une si grande trahison parmi les habitans, un si effroyable changement des cœurs dans toute la Prusse, qu’on en chercherait vainement un autre exemple en pays chrétien... » Cette défection générale de toutes les classes de la nation n’embarrasse pas légèrement les historiens allemands qui s’obstinent à parler de la civilisation et de la prospérité que « les manteaux blancs » avaient implantées sur les bords de la Baltique. La vérité est que les « seigneurs croisés » ont de tout temps opprimé et pressuré le peuple prussien, qui, par un jeu de mots significatif et douloureux, n’appelait jamais ces maîtres farouches autrement que « les seigneurs crucifians[15]. » La vérité est que, dès 1440, une révolte toute semblable à celle qui eut lieu pendant la « grande guerre, » une révolte spontanée des nobles, des bourgeois et des paysans de la Prusse devait encore une fois éclater contre cet ordre teutonique, de plus en plus dégénéré et abaissé, et cette fois le soulèvement finit par proclamer la souveraineté dans ces pays du roi de Pologne, Casimir IV. Alors la « ligue de Marienwerder » acheva l’œuvre inaugurée dans la journée de Grunwald, et fit du grand-maître Louis de Erlichshausen l’homme lige et le vassal du petit-fils du « baptisé de Cracovie. »


II.

Au commencement du mois d’octobre 1413, trois ans après le «jugement de Dieu » dans la plaine de Tannenberg, une petite ville située aux bords du Bug, sur les confins des « terres de Piast et de Gédimin, » recevait dans ses murs des hôtes nombreux et illustres dont les traits, fidèlement reproduits, au lieu même de la réunion, dans une fresque contemporaine, devaient charmer pendant des siècles les regards de tout visiteur du château royal de Horodlo[16]. On y voyait d’un côté le vieux roi Ladislas II à la tête des prélats, barons et nobles de la Pologne; de l’autre, on distinguait le grand-duc Witold avec les évêques, princes et boyars de la Lithuanie; la peinture représentait les premières grandes assises du royaume-uni, le premier « parlement» que tinrent ensemble en cette année 1413 le peuple d’Hedvige et le peuple de Jagello. Associée déjà depuis vingt-sept ans aux destinées de la Pologne, sous le sceptre du fils d’Olgerd, la Lithuanie avait été, pendant toute cette période, lentement, graduellement, initiée à la société chrétienne et à la civilisation occidentale. En 1387, on s’en souvient[17], au lendemain même de la destruction du temple de Znicz à Wilno, le grand-duché recevait des mains de son prince la première charte politique, ce salubre monumentum jurium ac libertatum, qui assurait aux anciens adorateurs de Perkunos la jouissance de leurs biens, la libre disposition de leurs propriétés, la faculté de se marier, de tester et d’obtenir justice dans leurs litiges sans l’intervention du kniaz. Treize ans plus tard, alors qu’avec la mort d’Hedvige semblait disparaître le symbole vivant et gracieux des «promesses,» des « fiançailles, » contractées tacitement entre les deux peuples dans la personne de leurs deux souverains, un acte écrit et solennel vint définir une situation et préciser un droit jusque-là demeurés dans le vague. Witold était nommé grand-duc à vie dans le pays au-delà du Niémen, et dans des assemblées distinctes, tenues l’une à Wilno et l’autre à Radom (18 janvier et 11 mars 1401), la nation de Piast et la nation de Gédimin prenaient l’engagement de se prêter assistance mutuelle contre tout ennemi du dehors et de régler aussi d’un commun accord la question de succession, à la mort de Jagello ou de Witold. Tel était le caractère légal des relations entre Cracovie et Wilno jusqu’à la journée de Grunwald, et cette autonomie complète laissée au grand-duché fut un des prétextes spécieux que mettaient toujours en avant les seigneurs de Marienbourg pour en déduire leur droit d’être à la fois en paix avec Cracovie et en guerre avec Wilno, pour prétendre ne porter aucune atteinte aux droits de la « couronne » par leurs incursions dans les terres des « Sarrasins. » Enfin la « grande guerre » vint ajouter une nouvelle pierre angulaire à l’édifice ébauché lors du baptême de Ladislas II. Sarmates et « Sarrasins » avaient mêlé leur sang dans la « vallée des morts, » au pied du Tannenberg; ils avaient combattu ensemble et écrasé un ennemi séculaire, redoutable; pleins encore des ardeurs de la lutte et de l’enthousiasme du triomphe, ils se rencontraient maintenant (octobre 1413) pour la première fois dans une assemblée législative commune, — conventio generalis, parlamentum, ainsi que s’expriment les documens officiels, — et ils décidaient de plus « de tenir de pareilles conventions ou parlemens pour le bien et le profit de l’empire toutes les fois que besoin serait, de les tenir soit à Lublin, soit à Parczow ou dans tel autre lieu avec le consentement et l’autorisation du roi... »

Ainsi la Pologne, dans l’espace d’un quart de siècle, venait d’introduire le pays « sans soleil » dans la grande famille chrétienne et de le doter de tous les droits de la vie civile ; elle lui assurait ensuite une autonomie pleine et entière, et finissait par l’appeler à la vie politique, au régime de discussion, au noble exercice des libertés parlementaires ; elle faisait un souverain de ce boyar lithuanien qui naguère encore ne connaissait que « l’esclavage organisé, » et ne pouvait disposer de sa fortune ni marier sa fille sans la permission d’un chef autocrate. Rien de plus original du reste que la manière dont il fut procédé, dans la diète de Horodlo, à cette dernière et suprême initiation. Les temps féodaux ne connurent d’homme pleinement libre que le gentilhomme, le noble ; lui seul aussi eut droit de suif rage dans les rares pays qui jouissaient d’un régime représentatif ; seul il fut électeur et éligible, « citoyen actif, » s’il est permis d’employer une expression toute moderne, mais parfaitement adaptée à la circonstance. La Pologne partageait à cet égard une croyance alors universelle, et il serait ridicule de vouloir lui en faire un reproche ; une recherche impartiale lui reconnaît au contraire le mérite d’avoir pratiqué le principe nobiliaire avec une libéralité et une largeur d’esprit étonnantes[18]. Dans les états de l’Occident, c’était le souverain qui conférait les privilèges politiques à celui qui n’en jouissait point par droit de naissance ; il le faisait noble, le créait chevalier et lui « donnait des armes. » Autre fut l’application de cette idée en Pologne. Là, par suite d’un mélange curieux de l’ancienne constitution slave, basée sur la commune, sur le clan (gminy, rody), et de l’institution féodale de la chevalerie, les « armes » n’étaient point individuelles et n’étaient pas créées par le souverain. Les blasons (herby) étaient en quelque sorte fixes et d’un nombre limité ; chacun de ces blasons avait son appellation propre (Jelita, Pilawa, Nalencz, Poray, etc.), et appartenait à une « fraternité, » à une « maison (braçtwo, dom), » c’est-à-dire à tout un groupe de familles originairement unies entre elles par l’étroite parenté du clan[19]. En devenant noble, on « entrait dans un blason » déjà existant, on était reçu dans une « maison, » adopté par une « fraternité » de familles. C’est ainsi qu’après la victoire célèbre de Wielko-Luki le grand-connétable Zamoyski fit entrer un bon nombre des soldats dans « sa maison de Jelita, » et ce système fut également pratiqué sur une vaste échelle à l’égard de la Lithuanie lors de l’assemblée de Horodlo. Les a maisons, » les « fraternités » polonaises de Leliwa, de Zadora, de Topor, etc., reçurent alors dans leurs « blasons » les familles boyares des Monwid, des Jawnis, des Butrym. Le lecteur moderne est parfois enclin à sourire en trouvant dans les annales des siècles passés, et jusque dans des pièces officielles, l’union des deux pays de la Vistule et de la Wilia désignée si souvent du nom de « fiançailles, » ou du nom encore plus insolite « de l’anneau nuptial d’Hedvige; » ce fut cependant la foi de ces temps, l’idée fondamentale du royaume des Jagellons. En 1386, au moment où le fils d’Olgerd jurait devant l’autel du Christ amour et fidélité à la fille de Louis d’Anjou, plusieurs parmi les princes et les seigneurs lithuaniens épousèrent des demoiselles « léchites » en signe du mariage entre les deux nations. De même c’est une espèce de mariage mystique, une « union d’amour » que la noblesse polonaise déclarait contracter avec la noblesse de la Lithuanie par ce document de Horodlo, que nous transcrivons ici dans son originalité naïve et touchante[20].


« Au nom de Dieu, amen. En mémoire éternelle. Celui-là ne connaîtra jamais la grâce du salut, qui ne se sera point appuyé sur l’amour. L’amour seul ne travaille pas en vain; éclatant par lui-même, il éteint les haines, adoucit les ressentimens, procure à tous la paix, réunit ce qui a été dispersé, relève ce qui est tombé, aplanit les aspérités, redresse les choses courbées, assiste chacun, n’offense personne, et quiconque se réfugiera sous son aile trouvera la sécurité et ne craindra les menaces d’aucun. C’est l’amour qui crée les lois, gouverne les royaumes, organise les cités, conduit les états de la république vers les meilleures fins, perfectionne les vertus des vertueux, et quiconque le méprise perd tous les biens. C’est pourquoi nous, prélats, barons et nobles de la couronne de Pologne, voulant reposer sous le bouclier de l’amour et inspirés d’un sentiment pieux, nous avons uni et lié, et par le présent document déclarons en effet unir et lier nos maisons, nos générations, nos familles, nos blasons et nos armoiries, avec tous les barons et boyars des terres lithuaniennes, afin que dorénavant et pour tous les temps ils puissent se servir des blasons, armoiries et devises que nous avons hérités de nos pères et aïeux, et en jouir, en signe de vrai amour, comme s’ils les avaient reçus de leurs propres aïeux en légitime héritage. Qu’ils s’unissent donc à nous en amour et fraternité, et qu’ils deviennent nos égaux par la communauté du blason comme ils sont déjà nos égaux par la communauté de la foi, des droits et des privilèges. Et nous leur promettons, sous la foi de l’honneur et du serment, de ne les abandonner en aucune contrariété ni danger, mais au contraire de les assister en toute occasion, leur donner des conseils contre toute entreprise ennemie, et intercéder avec zèle et ardeur auprès de nos doux maîtres, notre auguste seigneur Ladislas, par la grâce de Dieu roi de Pologne, et notre illustrissime prince Witold, grand-duc de la Lithuanie, afin qu’ils ouvrent toujours plus largement pour nos frères de la Lithuanie la main de la libéralité, les gratifient de libertés toujours plus généreuses, et ne cessent jamais d’augmenter envers eux les grâces et bienfaits; ce que de leur côté lesdits sires des terres lithuaniennes ont promis également de faire à notre égard sous la foi de la parole et du serment... »


« Le parlement de Horodlo mit le sceau à une union des peuples comme on n’en rencontre guère de pareille dans toute l’histoire européenne, » dit M. Caro[21], et ce jugement mérite d’être recueilli; il vient d’un fils dévoué de la Germanie, d’un érudit estimable, mais qui à chaque pas trahit sa répugnance pour la grande conception de Jagello, son regret patriotique que l’Allemagne ait échoué dans sa « mission providentielle » sur les bords du Niémen et de la Wilia. Sans exemple en effet est une telle association entre deux états longtemps ennemis, acharnés dans leurs luttes séculaires, différens de race, de langue, de religion et de culture, et finissant pourtant par se joindre, par se fusionner au nom de l’Évangile, au nom de la liberté et « de cet amour qui seul fonde les empires. » Pour la première fois au monde, un grand empire était fondé sans qu’il en eût coûté un seule goutte de sang. Et qu’elle est imposante aussi la diète de Horodlo par le respect religieux qu’elle porta au droit historique, à la nationalité et à l’indépendance du pays de Gédimin ! En échange de tant de bienfaits accordés, elle n’imposa même pas à ce pays le sacrifice d’une autonomie assurément gênante, et ne lui demanda pas de renoncer à son « particularisme » en vue d’un parlement centralisateur, de cette conventio generalis qu’on se promettait seulement de réunir toutes les fois que le bien et le profit de l’empire le réclameraient. Supérieur au peuple de Jagello par sa civilisation, par sa puissance, par sa richesse, par ses armes, le peuple d’Hedvige ne s’arrogea pourtant à son égard aucun droit d’aînesse et ne prétendit même pas le « diriger » dans la vie politique à laquelle il venait de l’appeler. Un article formel de la « constitution » de Horodlo réservait expressément aux a indigènes seuls » toutes les hautes positions des palatins, des castellans et des starostes, ainsi que tous les emplois inférieurs dans le pays au-delà du Niémen. Après comme avant Horodlo, la Lithuanie était un grand-duché distinct, associé seulement à la Pologne par l’union personnelle d’une dynastie commune, et elle demeura telle encore pendant près de deux siècles, jusqu’au moment où l’extinction douloureusement prévue de cette dynastie commune vint apporter de toute force une modification notable au contrat international de 1413. Ce fut l’œuvre de la célèbre diète de Lublin (1569).

A un siècle et demi de d’stance, cette diète de Lublin est à la fois un complément et un contraste de la réunion de Horodlo. Contemplons un moment la situation du royaume-uni vers la seconde moitié du XVIe siècle, alors que touche au terme de son règne le dernier des Jagellons, ce roi Sigismond-Auguste qui présente un pendant si ingénieux, si affiné, à la rude figure du premier fondateur de la glorieuse dynastie. Certes le grand fils d’Olgerd fut loin d’être un « ours tout velu, » un « chien enragé, » ainsi qu’aimaient à le proclamer les chevaliers teutoniques. Le jeune prince qui, dès son avènement au trône de Gédimin, conçut la pensée de génie de convertir son peuple et de le réunir à la Pologne, le profond politique qui a su toujours se maintenir dans un « juste-milieu idéal » entre les aspirations légitimes du monde slave et les intérêts encore plus légitimes de la civilisation occidentale, le kniaz autocrate enfin qui comprit si vite et si bien les devoirs et les fonctions d’un monarque constitutionnel, — un tel homme, quoi qu’on ait dit, ne manqua point d’une intelligence vraiment supérieure. De nombreux témoignages prouvent du reste que le fier « Sarrasin » a baissé sa tête et élevé son cœur lors du baptême de Cracovie, que sa nature a changé sous l’influence pénétrante d’Hedvige, au contact du christianisme et de la société civilisée de Pologne. Combien différent en effet du perfide et ingrat vainqueur de Keystut nous apparaît le héros de Grunwald, qui accepte avec humilité l’insolente provocation des deux glaives nus et donne une leçon de résignation et de foi aux orgueilleux chevaliers, les « serviteurs attitrés du Christ! » Combien touchant en général est le spectacle de la longanimité du roi envers les seigneurs de Marienbourg, longanimité due à l’ascendant gracieux de cette fille d’Anjou dont l’esprit pacifique inspire après elle les conseils de Cracovie jusqu’à la a grande guerre ! » — il inspire même les conditions peu rigoureuses de la paix de Thorn. Qu’il est attendrissant aussi, ce barbare illettré dans sa sollicitude constante pour la propagation des écoles, pour la diffusion des lumières, pour la splendeur de l’université de Cracovie ! En rapportant sa mort, les chroniqueurs l’attribuent à la « mauvaise habitude » qu’avait le roi de passer les longues heures du soir dans le bois, « pour écouter le chant des rossignols, » — et c’est là encore un trait qu’on est étonné de trouver chez l’ancien conspirateur de Krewa. Avec tout cela cependant, Ladislas II n’en garda pas moins plus d’une empreinte de son origine « sylvestre » et d’une jeunesse passée au milieu des habitans de la numa. Ses goûts n’étaient point des plus délicats : il aimait surtout les plaisirs de la chasse et de la table. « Il faut brûler un cierge à Dieu et une petite chandelle au diable, » lui échappa-t-il un jour de dire dans une circonstance solennelle, et ce mot peint d’une manière saisissante le « baptisé de Cracovie, » qui ne laissa point par momens d’avoir recours au génie des maléfices. Peu porté à l’épanchement, il rappelait souvent à ses interlocuteurs « que la parole sortait de la bouche petite comme l’oiseau et revenait grande comme le chameau. » Il péchait surtout par cette méfiance excessive qui accompagne presque toujours l’homme transplanté d’une société naïve ou d’un rang obscur dans une sphère plus cultivée et polie : on eut par exemple toutes les peines du monde à lui persuader que la chancellerie de Marienbourg n’avait pas voulu se moquer de lui alors que dans une de ses missives elle parla un jour de la « sagesse innée » du roi. Il n’est pas jusqu’à ses rapports avec Hedvige que le fils d’Olgerd n’ait ainsi parfois assombris de cette disposition soupçonneuse, et l’histoire le lui a reproché très amèrement et très justement à coup sûr. On aurait tort cependant d’y voir l’indice d’un cœur bas et méchant : chez Jagello, comme chez cet autre « Sarrasin » qu’a su créer le génie immortel de Shakspeare, c’est plutôt le défaut d’une âme humble et ingénue, persuadée de son peu de mérite et à la fois ravie et étonnée d’un bonheur « surhumain. »

Tout l’opposé d’une nature « sylvestre, » au plus haut point cultivée au contraire, élégante et « corteggianesque, » — pour employer une expression de son temps, — nous apparaît la figure du dernier des Jagellons, de Sigismond-Auguste, un vrai prince de l’époque de la renaissance. L’histoire et la poésie ont célébré à l’envi son amour tragique pour la malheureuse princesse Radziwill, bien que le souvenir de cette grande passion de jeunesse ne l’ait point toujours préservé des séductions des femmes, ses « faucons, » comme il disait avec un triste sourire. Le premier des rois polonais, il parlait les langues étrangères, — la langue du Tasse, de Calderon et de Luther, — et portait le costume espagnol. « Humaniste, » quelque peu libre penseur et surtout fin connaisseur en matière d’art, il aimait passionnément la musique, faisait collection de camées antiques et de ciselures délicates de Benvenuto, recherchait avidement la société des lettrés, des sectaires, des « novateurs. » Dans quelques excellens portraits de ce roi qui nous ont été conservés, on découvre sans peine, à côté de la bonté, de la générosité proverbiale de la race jagellonienne, la distinction et la grâce exquises des figures privilégiées de la renaissance, aussi bien que l’alanguissement mélancolique d’un esprit pénétrant qui voyait loin dans l’avenir. Politique éveillé, Sigismond-Auguste avait en effet le sentiment profond des dangers qui déjà se levaient à l’horizon contre la Pologne, encore bien insouciante alors, et on a entre autres de lui une curieuse dépêche qu’il n’est pas inutile de rappeler dans un temps où l’on a vu l’Europe occidentale, aussitôt après la prise de Sébastopol, s’empresser de fournir à la Russie des capitaux et des moyens pour l’exécution de ses grandes lignes ferrées, de ces lignes stratégiques qui supprimeront l’espace, — le seul obstacle que la nature ait opposé jusqu’ici à la « mission » des tsars. Dès le XVIe siècle, l’Angleterre eut la diligence d’envoyer des mécaniciens, des artilleurs et des ouvriers de toute espèce au grand-duc de Moscou, qui n’était autre qu’Ivan le Terrible, — et c’est à cette occasion que le dernier des Jagellons écrivait à la reine Elisabeth : « Nous répétons à votre majesté que le tsar de Moscou, ennemi de toute liberté, augmente de jour en jour ses forces par les avantages de commerce et par ses relations avec les nations civilisées. Votre majesté n’ignore pas sa cruauté et sa tyrannie. Notre unique espérance repose sur notre supériorité dans les arts et les sciences; mais bientôt, grâce à l’imprudence des princes voisins, il en saura autant que nous... »

Non moins changé est l’aspect des diètes vers le milieu de ce siècle. Ce ne sont plus ces conventiones du temps de Ladislas II, sans périodicité, d’un caractère mal défini, d’une autorité problématique, et délibérant a du bien et du profit de l’empire » avec le consentement du prince. Au XVIe siècle, le roi est tenu de convoquer, par les universaux (lettres patentes), à des époques fixes, les « nonces» du pays; la représentation nationale est réglée, les pouvoirs de la chambre sont inscrits dans la loi. Le premier jour de la réunion du parlement, on célèbre la messe du Saint-Esprit; le lendemain, après avoir fait le choix de leur a maréchal, » les nonces entrent dans la salle du sénat, où les attend déjà le roi, assis sur le trône, entouré de ses ministres, des palatins, des castellans et des évêques, membres de la chambre haute. Tous baisent la main du monarque; le chancelier donne à l’assemblée l’exposé des questions à l’ordre du jour et lui soumet les propositions du gouvernement, après quoi les nonces demandent au roi la permission de se retirer dans la salle de leurs séances particulières. Alors commencent les délibérations animées; les débats retentissent de sentences et de maximes de liberté, de contrôle et de self-government comme on n’en entend guère dans aucun autre pays de l’Europe, car les communes de l’Angleterre elle-même sont muettes à cette époque sous la main despotique des Tudors. C’est dans une de ces diètes que le grand-connétable Zamoyski dira tout à l’heure au souverain le fameux rege, sed non impera, qui est bien la traduction anticipée de l’adage, « le roi règne, mais ne gouverne pas, » dont se targue comme d’une extrême nouveauté la science politique de nos jours. Et de même dans la question toujours pendante de la presse c’est Zamoyski encore qui, dès le XVIe siècle, résumera à peu près tous les argumens à venir par ces remarquables paroles adressées au sénat : « Vous voulez supprimer les écrits déplaisans? Vous ne ferez qu’aiguiser en leur faveur la curiosité et en hâter la diffusion. César n’a point songé à supprimer le livre déplaisant de Caton : il lui a répondu par un autre livre; faites comme César! Comment! vous tenez à vos franchises et à vos libertés, et vous voudriez enchaîner la pensée humaine! Ce n’est pas pour cela que vous êtes ici. Laissez cette triste besogne aux oppresseurs lâches et bornés qui aiment les ténèbres : les hommes libres doivent demander la lumière partout et en tout!...[22]. »

Libre, prospère et puissant vers le milieu de ce XVIe siècle, le royaume-uni n’en sent pas moins planer sur lui un malheur immense, irréparable. Sigismond-Auguste n’a point de postérité, la dynastie des Jagellons va s’éteindre avec ce roi, et la Pologne deviendra dès lors une monarchie complètement élective[23]. Rien de plus curieux, de plus poignant aussi que de voir dans les écrits du temps l’angoisse fascinante, s’il est permis d’employer une telle expression, qu’exerce sur les esprits à ce moment la perspective d’une royauté élective, d’une couronne mise périodiquement aux enchères des pacta conventa toujours nouveaux et des « franchises » sans cesse étendues. L’inconnu, béant comme un gouffre, et qui devait en effet engloutir la nation, épouvante et attire à la fois. On prévoit des dangers terribles, on les redoute ; mais on ne fait rien pour les détourner, et, comme telle grande nation de nos jours, on se laisse entraîner par le cri : alea jacta est!… On sent bien mieux l’urgence de régler à temps les rapports avec la Lithuanie et de dénouer une situation assez compliquée au point de vue du droit. Le grand-duché en effet constituait l’héritage propre de la maison jagellonienne ; ce n’est toujours que par l’union personnelle qu’il était jusque-là demeuré associé à la « couronne : » avec l’extinction de la dynastie commune disparaissait tout lien légal entre les deux peuples. Sigismond-Auguste tint à honneur de préserver l’avenir au moins de ce côté et de « ne pas se laisser briser l’anneau nuptial d’Hedvige. » Il commença d’abord par céder « à la république et à l’illustre couronne de Pologne » ses droits héréditaires sur la Lithuanie (1564), et tâcha ensuite d’amener les représentations nationales des deux pays à proclamer leur unité parlementaire : travail délicat, épineux même, et dont la grande diète de Lublin était appelée en 1569 à lever les dernières difficultés.

La diète fut ouverte le 10 janvier 1569 avec une solennité extraordinaire. Le pape, l’empereur d’Allemagne, le roi de Suède, le grand-duc de Moscou et jusqu’au sultan et au grand-khan de la Tatarie y avaient envoyé leurs représentans, et dans la longue liste des sénateurs et des nonces on rencontre presque tous les noms célèbres de l’histoire polonaise. Le vice-chancelier du roi, qui avait préparé les travaux de l’assemblée et eut à soutenir presque tout le poids de la discussion au nom du gouvernement, fut un Krasinski, un ancêtre du poète anonyme, l’auteur contemporain de l’Iridion et des Psaumes[24]. Les débats furent longs, orageux et plus d’une fois prorogés par de véritables sécessions de la part des Lithuaniens. Ce n’est pas que ces derniers aient jamais pensé à rompre l’union : elle était indissoluble. Elle était même alors plus que jamais commandée au pays de Gédimin par le voisinage menaçant de ce tsar de Moscou qui s’appelait Ivan le Terrible ; mais les Radziwill, les Paç, les Chodkiewicz, les Wollowicz, les opulens magnats lithuaniens en un mot (à l’exception toutefois des princes Czartoryski et des princes d’Ostrog), tenaient à un « particularisme » qui leur assurait une influence prépondérante sur les affaires du grand-duché et une situation exceptionnelle dans le royaume-uni. Moins intéressée que ces « potentats d’au-delà du Niémen » et fanatiquement attachée « aux libertés polonaises, » la petite noblesse lithuanienne redoutait cependant, elle aussi, cette unité parlementaire qui cachait des périls pour une autonomie bien chère à son cœur; ces « enfans de la forêt » répugnaient aux engagemens parafés et scellés, aux traités et aux parchemins; ils préféraient s’en rapporter à la « bonne foi, » au « bon sens, » à la tradition, jusque-là si efficace. « Il n’y avait pas de parchemins entre nous, disait l’un de leurs orateurs, à l’époque de Grunwald, et cela n’a pas empêché les Polonais et les Lithuaniens de mêler leur sang dans une défense commune et fraternelle. La fraternité n’a point besoin de parchemins pour exister!... » Pourquoi ne pas continuer de vivre comme on a déjà vécu si heureusement pendant deux siècles? Pourquoi ne pas s’en tenir à l’union personnelle et à deux représentations nationales distinctes dans les deux pays, sauf à se réunir en commun dans les momens critiques, notamment pour les élections des rois?... Sigismond-Auguste tint bon contre les assauts faits à son cœur, au nom de ses ancêtres, des souvenirs patriotiques du pays d’Olgerd et de Keystut : l’union personnelle, qui s’était montrée suffisante sous une dynastie héréditaire, devenait un expédient bien précaire et même un danger immense sous le régime d’une monarchie élective. Il y eut des déchiremens, des protestations, parfois des scènes émouvantes. Un jour, Chodkiewicz, le père du grand héros de Kircholm, tombait à genoux devant le chef de l’état en plein parlement : il suppliait le dernier des Jagellons de laisser au moins à la Lithuanie son sceau antique, le signe de sa souveraineté. « On ne se met à genoux que devant Dieu, » lui répondit Sigismond, et cette parole, sortant de la bouche d’un souverain, est bien curieuse à une époque où partout ailleurs le culte de la royauté touchait à l’idolâtrie. La royauté de Sigismond-Auguste, qui se passait de génuflexions, eut cependant assez de prestige pour vaincre toutes les résistances et subjuguer les volontés les plus récalcitrantes : pas un des sénateurs et des nonces ne refusa sa signature à l’acte final de la diète. Cet acte proclamait l’unité parlementaire des deux nations; Varsovie devait être désormais le siège de leurs assemblées législatives. De ce moment (11 août 1569) date l’annexion complète de la Lithuanie.

Annexion légitime et honnête s’il en fut jamais! Elle a été prononcée sous les auspices de la liberté après une épreuve loyale qui a duré près de deux siècles, qui a démontré la compatibilité des tempéramens, la communauté permanente des intérêts entre les deux associés, les profits immenses enfin que la chrétienté et la civilisation retiraient d’une combinaison politique inaugurée par le baptême de tout un peuple... Même alors pourtant, et l’annexion une fois consommée, la Pologne fut loin de vouloir détruire l’individualité historique du pays de Gédimin ; elle ne fit jamais la moindre tentative de le soumettre à cette centralisation absorbante qui est bien toute la pauvre science de notre pompeux « droit nouveau. » La Lithuanie conserva son autonomie en entier : elle eut un ministère propre, une armée distincte, un statut spécial adapté à ses besoins et à ses mœurs, et elle garda cette indépendance administrative pendant deux autres siècles, jusqu’à la fin de la république, jusqu’à la constitution du 3 mai 1791. Ce n’est qu’à ce moment, — le moment suprême de l’existence nationale, — que le pays d’au-delà du Niémen perdit ses connétables, ses chanceliers et tout l’appareil d’une autonomie religieusement respectée par le royaume de Piast pendant tant de générations. La constitution du 3 mai fut le testament de la Pologne expirante, et la Lithuanie elle-même à ce moment demanda d’effacer jusqu’à la dernière trace de son « particularisme. » Le royaume-uni descendit dans la tombe avec « l’anneau nuptial d’Hedvige; » le « lien d’amour » noué à Horodlo ne fut que plus étroitement resserré, et c’est bien alors que l’amour apparut « plus fort que la mort. » Depuis ce temps, les potences de Wilno ont toujours répondu aux gibets de Varsovie...

Certes les habitans des vallées du Niémen et de la Wilia n’ont pas été ingrats envers ce peuple de Piast qui, au XIVe siècle, leur avait apporté l’Évangile, la civilisation et la liberté. Sans parler des holocaustes sanglans, des tourmens indicibles par lesquels ils ne cessent de témoigner jusqu’à l’heure présente de leur attachement à la « foi léchite, » il est juste de rappeler qu’ils ont donné à la patrie commune plus d’un nom illustre, plus d’une gloire nationale : ils lui ont donné des capitaines comme Chodkiewicz, des hommes d’état comme les Czartoryski, des martyrs du droit comme Reytan, des héros légendaires comme Kosciuszko, des poètes comme Miçkiewicz. C’est aussi la dynastie lithuanienne, ce sont les Jagellons qui ont surtout imprimé au royaume-uni sa politique de tout temps loyale, honnête et généreuse, — son plus beau titre à l’estime de la postérité. La Pologne à coup sûr n’est point sans reproches devant le jugement sévère de l’histoire : elle a montré une inertie immense, une insouciance frivole, un laisser-aller honteux dans la conduite de ses affaires intérieures. Elle n’expie que trop cruellement, hélas ! ces fautes indéniables ; mais dans ses relations internationales, dans ses rapports avec les autres états, elle a toujours fait preuve d’un désintéressement, d’une magnanimité presque sans exemple dans les annales de l’Europe. Elle demeura étrangère à la convoitise, pure de tout agrandissement injuste au milieu des rapacités universelles, et alors que ni les occasions ni les moyens ne lui manquèrent pour rectifier ses frontières ou s’inventer des missions providentielles. « Pourquoi chercher à dominer plusieurs peuples quand il est déjà si difficile de faire le bonheur d’un seul? » dit Sigismond le Vieux, le père de Sigismond-Auguste, au moment où on vint lui offrir les deux couronnes de Hongrie et de Bohême, qu’il refusa. Un successeur des grands-maîtres teutoniques, un ancêtre de Frédéric II, celui que les Prussiens nomment le grand-électeur, écrivait en 1655 à l’empereur Ferdinand III : « La Pologne a toujours préservé l’Allemagne des irruptions des barbares en se jetant au-devant d’eux; elle s’est montrée une voisine commode à tous les états qui l’environnent, n’attaquant et n’opprimant aucun d’eux, contente de ses frontières et laissant à chacun son bien[25]... » Pendant toute son existence en effet, on voit ce peuple défendre constamment le christianisme, la civilisation occidentale contre leurs plus dangereux ennemis, ne demandant rien à l’Europe en échange des services rendus, ne prétendant à aucun salaire, ne s’étonnant même pas de l’ingratitude, étonnant plutôt les politiques, les habiles, par des élans chevaleresques parfaitement en désaccord avec l’intérêt bien entendu. Louis XIV ne comprit rien à l’expédition de Sobieski, à l’empressement que mit la Pologne dans la défense d’un état chrétien qui, la veille encore (sous Jean-Casimir), avait médité son partage. C’est que la Pologne a toujours appris à mettre la cause de la chrétienté au-dessus même de sa cause nationale, et à garder dans la lutte aveugle des races et des influences ce « juste-milieu idéal » que l’historien allemand a si bien reconnu chez le fils d’Olgerd. Ce juste-milieu idéal, la Pologne ne le garde-t-elle pas encore à l’heure présente, toute terrassée et lacérée qu’elle est? Les dénis de droit à Posen et à Léopol ne lui font pas entreprendre de pèlerinages à Moscou; de ses mains défaillantes et meurtries, elle s’efforce de tenir la balance toujours égale entre les aspirations légitimes du monde slave et les intérêts encore plus sacrés de la civilisation véritable. Aujourd’hui comme pendant les siècles passés, elle continue de défendre les Slaves et l’Allemagne contre la barbarie orientale : elle lutte par ses convulsions, par son agonie, et ne fût-ce que par l’exemple effrayant de ses tortures. Les conseils ne manquent pas à ce Job des nations de « maudire ses dieux et de vivre; » il ne prononce pas le blasphème, il reste sur le grabat, fidèle à la religion du devoir. Le triomphe croissant de l’iniquité n’ébranle pas son culte pour le droit, et en présence des annexions qui se font de nos jours il rappelle avec une fierté légitime le baptême de Cracovie; il pense aussi avec le naïf parlement de Horodlo que « l’amour seul fait des unions durables. »


JULIAN KLACZKO.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.
  2. Revelationes sanctœ Brigitœ, lib. II, cap. XIX.
  3. Depuis roi d’Angleterre sous le nom d’Henri IV.
  4. Voigt, Geschichte Preussen’s, t. V, p. 663-664.
  5. Caro, Geschichte Polen’s, t. III, p. 164.
  6. Voyez entre autres la pièce n° 97 dans le Codex diplom. Pruss., t. IV, p. 138.
  7. Ce n’est pas ici le lieu de relever toutes les grâces, toutes les vertus qui ont fait d’Hedvige la reine la plus accomplie, la femme la plus vénérée du monde slave. Elle fut admirable de piété, de charité, d’amour pour les sciences. Elle fonda des écoles sans nombre dans le pays, encouragea sans cesse le développement intellectuel de son peuple ; la littérature moderne de la Pologne date de son règne et de son impulsion. Dans son testament, d’une simplicité et d’une grandeur incomparables, et qui nous a été conservé, elle fait deux parts de sa fortune privée, l’une aux pauvres et l’autre à l’université de Cracovie. Citons enfin un mot vraiment sublime de cette sainte femme, mot que rapportent les chroniqueurs contemporains et que le peuple a gardé dans ses chants. C’était en 1387 ; le couple royal, nouvellement marié, arrivait à Gnesen, et, selon l’habitude alors générale dans toute l’Europe, les gens du cortège s’abattirent dans la campagne et enlevèrent le bétail des paysans sous le prétexte de fournir aux besoins de la cour. Les malheureux campagnards vinrent se plaindre de la spoliation ; ils pleuraient, ils sanglotaient, ils demandaient la restitution de leur unique avoir. Frappé de la profonde consternation d’Hedvige, le roi alla lui-même aux informations et fit prompte justice. « Soyez consolée, dit-il à Hedvige en revenant, j’ai fait rendre leur bien à ces pauvres gens. — Oui, répondit la reine, mais qui leur rendra leurs larmes ?… »
  8. Voyez Codex diplom. Pruss., passiro, et les trois volumes de Lites et res gestœ ordinis Cruciferorum, edd. Titus cornes Dzialynski.
  9. Codex diplom. Pruss., t. V, p. 186, n° 137.
  10. Caro, Geschichte Polen’s, t. III, p. 308.
  11. « Il faut frapper l’Autriche non pas à ses extrémités, mais au cœur, » devait dire également de nos jours la Prusse dans la fameuse dépêche Usedom au général La Marmora du 17 juin 1866.
  12. Eberhard Windeck, le secrétaire de Sigismond de Luxembourg, se méprend également dans ses mémoires sur la signification de ces deux glaives, qu’il dit de plus avoir été trempés dans du sang. Il est hors de doute pourtant que c’était là un usage de la chevalerie ; mais il était déjà bien tombé en désuétude à cette époque et presque complètement oublié. Voyez l’Histoire et chronique du petit Jehan de Saintré : « Comment Saintré envoya par deux hérauts d’armes deux haches à messire Enguerrant. » (P. 153, éd. 1830.)
  13. Le lecteur étranger lira peut-être avec intérêt les premières strophes de cet hymne dans l’élégante traduction latine qu’en a donnée le célèbre Sarbievius au XVIe siècle (Carmina, lib. IV, ode 24 : « Ad D. Virginem matrem, pæan militare Polonorum quem divus Adalbertus apostolus et martyr conscripsit, regnoque Poloniarum testamento legavit.)

    Diva per latas celebrata terras
    Cælibi numen genuisse partu,
    Mater et virgo, genialis olim
    Libera noxæ:
    Dulce ridentem populis puellum
    Prome formosis, bona mater, ninis,
    Expiaturum populos manu demitte puellum.
    Integram nobis sine labe vitam,
    Prosperam nobis sine clade mortem,
    Christe, stellatasque Maria divûm
    Annue sedes.

  14. Revelationes sanctœ Brigitœ, lib. II, cap. XIX.
  15. Kreuziger au lieu de Kreuzritter. Voyez le chroniqueur de l’ordre, Lindenblatt, Jahrbücher, 287.
  16. Saruiçki, Annales Poloniœ, VII, 1166.
  17. Voyez la première partie de cette étude dans la Revue du 1er juillet.
  18. Les « mobilitations » étaient très fréquentes en Pologne pour des actions d’éclat et des services rendus à la chose publique. Sous le roi Sigismond-Auguste, des villes entières furent anoblies, et les électeurs, au XVIe siècle, étaient au nombre de 200,000, chiffre supérieur de beaucoup (eu égard à la population) à celui du corps électoral de la France avant 1848. En France, avant 1848, la classe gouvernante disait : « Enrichissez-vous ! » à ceux qui aspiraient au droit de suffrage. Dans la Pologne du XVIe siècle, la classe gouvernante disait : « Ennoblissez-vous ! » Franchement, sous ce rapport, il n’y a pas encore de quoi crier anathème à la république des Sarmates.
  19. On écrit par exemple Adam Poray Miçkiewicz, Jean Janina Sobieski, Joseph Ciolek Poniatowski (les noms en italique sont les blasons), comme on écrit Marcus Tullius Cicero, Caius Julius Cæsar. En effet, les « fraternités » polonaises répondent aux gentes des Romains, aux φρατρίαι (fratriai) ou φυλαί (phulai) des cités grecques, aux clans des Écossais. Le herb est en même temps le blason et le nom du clan primitif.
  20. On en trouvera le texte latin dans Rzyszczewski, Codex dipl. polon., I, 286, n° 162.
  21. Geschichte Polen’s, t. III, p. 404.
  22. Wiszniewski, Hist. lit., VII, 450.
  23. En principe, la Pologne était une monarchie élective déjà sous les Jagellons; au décès d’un roi, elle était censée élire son successeur, qui en fait était toujours le grand-duc héréditaire de la Lithuanie.
  24. Voyez la Revue du 1«" janvier 1862 (la Poésie polonaise au dix-neuvième siècle et le poète anonyme).
  25. Pufendorf, De reb. Frid. Wilh., Berol., 1659, p. 266.