Une Amitié féminine de Chateaubriand - Madame de Duras

Une Amitié féminine de Chateaubriand - Madame de Duras
Revue des Deux Mondes5e période, tome 53 (p. 791-829).
UNE AMITIÉ FÉMINIME DE CHATEAUBIAND

MADAME DE DURAS
LETTRES INÉDITES[1]


La duchesse de Duras avait de l’imagination et un peu même dans le visage de l’expression de Mme de Staël : on a pu juger de son talent d’auteur par Ourika. Rentrée de l’émigration, renfermée pendant plusieurs années dans son château d’Ussé, au bord de la Loire, ce fut dans les beaux jardins de Méréville que j’en entendis parler pour la première fois, après avoir passé auprès d’elle à Londres sans l’avoir rencontrée ; elle vint à Paris pour l’éducation de ses charmantes filles, Félicie et Clara. Des rapports de famille, de province, d’opinions littéraires et politiques m’ouvrirent la porte de sa société. La chaleur de l’âme, la noblesse du caractère, l’élévation de l’esprit, la générosité du sentiment, en faisaient une femme supérieure.


C’est en ces termes que Chateaubriand, dans les Mémoires d’Outre-tombe, nous présente, — il dit bien, — « la femme supérieure » dont la « forte et vive amitié, » vingt années durant, de 1808 à 1828, date de sa mort, a survécu à toutes les épreuves de la vie, à toutes les désillusions de l’expérience, aux froissemens, aux jalousies, aux amertumes et aux injustices qui étaient la monnaie courante des amitiés et des amours de René.


I

Elle avait près de neuf ans de moins que Chateaubriand, étant née à Brest le 22 mars 1777. Elle était la fille unique du comte de Kersaint, ce gentilhomme breton qui, nommé vice-amiral par Monge en 1792, joua un rôle si noblement courageux à la Convention, et paya de sa tête, le 5 décembre 1793, la généreuse franchise de sa parole et l’indépendance de sa pensée. Ardente et passionnée, énergique et d’ailleurs libérale comme son père, Claire de Kersaint eut toute jeune beaucoup à souffrir de la désunion de ses parens. À seize ans, elle part, avec sa mère malade, aux Antilles pour y sauver les restes de la fortune maternelle : sa décision, son entente des affaires sont dès lors admirables. Après un court séjour en Suisse, Claire, sa mère et sa tante allèrent se fixer à Londres au mois d’avril 1795. La jeune fille n’avait pas la beauté en partage, mais elle était d’une haute distinction d’intelligence et de cœur ; elle causait, chantait dans la perfection ; c’était, de plus, un assez riche parti. Un autre émigré, le duc de Duras, la remarqua, demanda sa main, fut agréé. Le mariage fut béni à Londres en 1797. Deux filles naquirent de cette heureuse union : l’aînée, Félicie, en 1797, et la seconde, Clara, en 1799.

Les premières lettres que nous ayons de Mme de Duras sont datées de Paris, 1800. Elles sont adressées à son mari, et ont été publiées par M. Bardoux, dans le livre intéressant, encore qu’un peu incomplet, qu’il a consacré à la Duchesse de Duras, et auquel nous ferons plus d’un emprunt. Elles sont charmantes de chaude et jaillissante tendresse, de raison et d’entrain. La jeune femme était venue en France avec sa fille Félicie pour régler différentes affaires de famille et pour faire la connaissance de sa belle-mère. Un peu plus tard, en 1805, nous la retrouvons, avec ses deux filles, à Lausanne, où elle était venue rétablir sa santé ébranlée. Là elle se lia pour la vie d’un « tendre attachement » avec une nièce de Mme de Charrière, Rosalie de Constant ; et cette amitié fut l’origine d’une correspondance qui, conservée à la bibliothèque de Genève, va voir le jour pour la première fois. En essayant d’en extraire, comme nous allons le faire, tout ce qui concerne l’histoire des rapports de Mme de Duras et de Chateaubriand, nous n’épuiserons pas, tant s’en faut, l’intérêt de ces pages pleines de naturel et de vie, et qu’il faut signaler à ceux qui dresseront un jour le bilan épistolaire du XIXe siècle.

Par une piquante coïncidence, la première lettre où il soit question de René est celle où Mme de Duras annonce à son amie l’envoi de son portrait et semble regretter de n’être pas belle :


Paris, 21 avril 1809. — Avez-vous reçu, chère Rosalie, cette laide peinture que vous avez eu la bonté de désirer ? Elle est partie depuis environ quinze jours, et ma sollicitude l’a suivie, parce qu’on m’a fait craindre que le mouvement de la voiture n’effaçât le pastel. Je voudrais savoir si ce portrait avait encore forme humaine lorsqu’il vous est parvenu. On le trouvait ici assez ressemblant. J’ai supposé que vous ne vouliez point de parure, et d’ailleurs, je ne me soucie pas qu’on dise à mon peintre comme à ce sculpteur d’Athènes : Ne pouvant la faire belle, tu l’as faite riche. Enfin, telle qu’elle est, la voilà, laide ou belle, riche ou pauvre, c’est une personne qui vous est tendrement attachée, et à qui vous devez un peu d’amitié pour toute celle qu’elle a pour vous… J’ai entendu parler de ce beau pays [l’Espagne] l’autre jour d’une manière à donner le regret de n’y avoir point été lorsqu’il était encore l’Espagne. C’était par M. de Chateaubriand. Je ne sais si nous avons parlé ensemble de cet homme extraordinaire qui unit à un si beau génie la simplicité d’un enfant. Je ne le connaissais point, je l’ai rencontré, puis il est venu chez moi, et j’espère que ce premier rapport amènera une connaissance plus solide ; il est si simple et si indulgent qu’on se sent à l’aise avec lui. On voit qu’il n’apprécie que les qualités de l’âme. On doit moins avoir besoin de l’esprit des autres lorsqu’on en possède tant soi-même.


Quand Chateaubriand rencontra Mme de Duras, sa « chère sœur, » comme il allait bientôt l’appeler, elle avait trente et un ans ; il en avait quarante. Sa grande passion du moment était pour Nathalie, duchesse de Noailles-Mouchy, celle qui l’attendait à l’Alhambra, à son retour de Jérusalem, et qu’il appelait familièrement la Mouche. Mme de Duras était la cousine par alliance de Mme de Mouchy : elle désirait connaître l’auteur du Génie du Christianisme, ce livre dont elle était, ainsi que tant d’autres femmes alors, une fervente admiratrice. Elle le vit à Méréville, la somptueuse demeure de Mme de Mouchy, où elle assista à la lecture du Dernier Abencerage et du premier volume de l’Itinéraire ; elle le revit à Paris ; et le pacte d’amitié fut vite conclu entre eux. Amitié très passionnée, au moins de sa part à elle, mais toute fraternelle, quoi qu’en ait insinué Sainte-Beuve, sur la foi de cette mauvaise langue de Mme de Boigne, et comme si le « cas » de Mme d’Arbouville n’était pas de nature à l’éclairer sur des sentimens de cet ordre. « Puisque vous voulez bien, madame, lui écrivait Chateaubriand, me permettre de vous donner le nom de sœur, je dois, en frère affectionné, tenir ma parole et vous rendre compte de la manière dont je passe ma vie… J’ai en horreur les livres, la gloriole et toutes les sottises du monde. Une amitié tendre et surtout sans orages, la retraite et l’oubli le plus absolu, satisferaient à tous mes besoins. Je mets au nombre des grands dédommagemens des peines de ma vie passée le bonheur d’avoir rencontré my good sister dans mes vieux jours. Il est si rare de trouver aujourd’hui des âmes nobles qu’on ne saurait trop s’y rattacher, quand, par hasard, le ciel vous les envoie. » Et elle, de son côté, à quinze années de là, lui écrivait ces franches et vives paroles : « Une amitié comme la mienne n’admet pas de partage. Elle a les inconvéniens de l’amour. Et j’avoue qu’elle n’en a pas les profits, mais nous sommes assez vieux pour que cela soit hors de la question. Savoir que vous dites à d’autres tout ce que vous me dites, que vous les associez à vos affaires, à vos sentimens, m’est insupportable, et ce sera éternellement ainsi. »

Et il en fut en effet toujours ainsi. Quoique Mme de Mouchy fût sa parente, qu’elle l’aimât tendrement, et qu’elle lui dût d’être entrée en rapports avec Chateaubriand, je ne jurerais pas que Mme de Duras n’ait pas été quelque temps jalouse de la pauvre Mouche, comme elle le fut de Mme de Custine, et de quelques autres, et surtout de Mme Récamier. Ce qui est certain, c’est que Chateaubriand eut en elle non seulement la plus passionnément dévouée des amies, mais la plus enthousiaste des lectrices et des admiratrices. « Avez-vous lu, écrivait-elle le 24 mars 1810 à Rosalie de Constant, la dernière édition des Martyrs ? Et cet Examen magnifique qui répond si victorieuse-mont aux indignes critiques de la mauvaise foi et de l’envie ? C’est une vraie jouissance que de voir ces odieuses passions expirantes, sous l’autorité de la raison et de la vérité. M. de Chateaubriand triomphe de tous ses ennemis, et j’en jouis plus que je ne puis vous le dire. Je le vois souvent, et j’ai pour lui une véritable amitié et l’admiration qu’on ne peut refuser à sa noble conduite et à la générosité de ses sentimens. L’antique honneur français s’est réfugié dans ce cœur-là, afin qu’il en reste au moins un échantillon sur cette terre. Je ne connais pas trois individus qui en conservent la tradition. Jamais on n’a tant sacrifié à l’or : l’or est le dieu et l’idole d’aujourd’hui, et pourvu qu’on ait de l’or, on s’embarrasse peu du reste. »

Nous ne savons ce que Mlle de Constant répondit à ce débordement d’enthousiasme ; mais nous avons du même temps une lettre un peu trop alarmée, peut-être, mais fort clairvoyante, de Mme de la Tour du Pin, cette amie de jeunesse qui devait être, toute sa vie, pour Mme de Duras, la plus raisonnable, la plus sincère et la plus avertie, et, en même temps, la plus spirituelle des directrices de conscience.


Bruxelles, ce samedi 1810. — Mon Dieu ! ma Claire, qu’il se passera encore du temps avant que vous ne soyez raisonnable ! Ne voilà-t-il pas une belle sentence avec laquelle je commence ma lettre ? Et pourtant cette vérité est partie du fond de mon cœur, à la lecture de votre aimable et bonne lettre, où, comme vous le dites vous-même, chère amie, vous me montrez votre cœur tout entier, mais ce cœur est bien jeune et serait si facile à tromper, que cela me fait frémir ; et lorsqu’on est dans la situation où vous me semblez être envers M. de Chateaubriand, on serait sur le bord du précipice, si on sentait véritablement tout ce que l’on dit, mais vous êtes loin de le penser ; et lorsque vous me dites que, si vous n’aviez pas d’autres devoirs, vous ne songeriez qu’à lui plaire, cela ne m’inquiète pas, car cette phrase n’est sortie que de votre tête, et votre cœur n’y est pour rien ; mais elle n’en est pas moins indigne de vous. En effet, vous parlez de M. de Chateaubriand comme on aurait pu parler de Socrate quand on vivait de son temps. Et cependant, cet homme si spirituel n’est rien moins qu’un sage, et si je ne craignais de vous fâcher, je dirais qu’un poète ou un historien peut être séparé entièrement dans sa vie privée de la réputation que lui acquièrent ses ouvrages ; mais un moraliste, un homme qui a écrit un livre que ses prosélytes veulent mettre sur le même rang, pour l’utilité, que l’Imitation de Jésus-Christ, ce moraliste, dis-je, doit être un sage ; il a dû renoncer à toutes les vanités, à tous les éloges ; et s’il est autrement, je ne conçois pas qu’il inspire des sentimens si passionnés, si ce n’est dans l’orgueil qu’inspire la préférence qu’il accorde ; et cela est si vrai, ma chère Claire, que je suis assurée du besoin que vous avez de dire aux personnes que vous voyez et auprès desquelles vous pensez que cela vous donnera du succès, que vous avez passé tant d’heures avec M. de Chateaubriand, que vous avez été charmée, ravie, de tout ce qu’il vous a dit, ce qui peut se traduire ainsi : J’ai tant d’esprit que je suis tout à fait à la hauteur de M. de Chateaubriand, et il ne se plaît avec moi que parce que je suis digne de le comprendre. Avouez que je suis méchante, ma chère, et que, dans ce moment, vous êtes dans une véritable colère contre moi ; mais je suis avec vous comme Dieu avec sainte Catherine de Sienne, qui se croyait bien sûre d’elle-même. Il lui accorda un quart d’heure de se voir telle qu’il la verrait à l’heure de sa mort, et elle en fut si effrayée qu’elle réforma comme des vices dans son caractère ce qu’elle avait pris jusqu’alors pour des vertus. Si vous viviez toujours avec des gens qui vous valent, ma chère, je ne dirais rien ; mais vous êtes dans le monde entourée de tous ceux qui ne sont guère en état d’apprécier la bonté de vos mouvemens. Pourquoi cette Mme de Noailles [Nathalie] dont vous êtes si entichée, s’est-elle vantée que la deuxième ou troisième fois que vous l’aviez vue, vous lui aviez écrit une déclaration d’amour. Et comment saurais-je cela, si elle ne l’avait pas dit ? Voilà comme vous vous livrez toujours à ceux qui ne sont pas dignes de vous, que vous montrez tout votre cœur à ceux qui vous cachent soigneusement le leur ou ne vous montrent que ce que vous aimez à trouver, et font comme ces marchands qui connaissent le goût de leurs chalands et ne déploient que les étoffes qui leur plaisent. Pour vous, ma chère, vous étalez tout votre magasin, et chacun en peut gloser à sa guise ; et comme dans le monde on tâche toujours de tourner en ridicule les qualités auxquelles il est difficile d’atteindre, on ne manque pas d’appeler votre chaleur de l’affectation ou du romanesque, de l’exagération…


Il est à croire que cet « assez long sermon » produisit le résultat attendu, car, peu de temps après, le 16 avril 1810, Mme de la Tour du Pin écrivait encore à Mme de Duras : « Ma chère amie, quelle longue et bonne lettre j’ai reçue de vous !… Que vous me faites de bien, ma chère Claire, de me parler comme vous faites de ce goût qui m’inquiétait tant ! Maintenant que vous m’avez rassurée et que je crois parfaitement à votre véracité, je n’en parlerai plus. » Mais le vent sans doute n’avait pas tardé à tourner ; car, à trois jours de là, l’amie grondeuse croyait devoir écrire la lettre suivante :


Au moins, ma chère, si je ne suis pas capable de sentir votre langage relevé et passionné, et si je prends l’expression de l’admiration pour celle de l’amour, avouez que je suis bonne pour faire les commissions ; comme il faut de tout dans ce monde, si chacun était au troisième ciel comme vous, il ne resterait plus personne pour faire la cuisine.

J’ai mis vos deux lettres sous enveloppe, et j’espère vous les faire lire dans dix ans et en rire avec vous ; je vous passe vos folies pourvu que vous ne donniez pas un spectacle à tout Paris, comme je crains bien que vous ne fassiez vraiment. Vous étiez en colère en m’écrivant… C’est bien du fond de votre cœur que vous me dites que je vous fais pitié. Je sais bien que l’amie sans charlatanisme ramenant tout au simple et combattant l’effervescence et l’éclat, peut être l’amie utile, mais n’est jamais l’amie agréable. Je vous aime, ma chère, assez pour vous dire la vérité, et cette tâche est souvent pénible, surtout quand vous en jugez mal le motif, comme vous avez l’ait. Je ne suis pas devenue « si étrangère au monde » que je ne sache parfaitement combien celui de Paris donne avec facilité des ridicules et juge mal les intentions les plus pures ; et quand vous vous enfermez avec Mme de Bérenger et M. de Chateaubriand, pourquoi tout Paris le sait-il le lendemain ? Ah ! ma chère, « admiration. » je le veux bien ; mais vanité, vanité toute pure ! Adieu, ne parlons plus de cela, et aimez-moi toujours un peu.

Ces avertissemens étaient-ils d’ailleurs entièrement superflus ? Mme de Duras n’a-t-elle jamais eu à lutter contre elle-même pour contenir sa passion « fraternelle » dans les justes bornes de l’amitié toute pure ? Il semble que certains passages de ses lettres à Rosalie de Constant nous autorisent tout au moins à poser la question. Toutefois, si les inquiétudes commencent, l’admiration n’a pas faibli ; elle est aussi exaltée qu’au premier jour :

« Je vous enverrai, — lui écrivait-elle, — la troisième édition des Martyrs. Si vous en connaissiez l’auteur, vous aimeriez encore mieux son ouvrage. Tous les nobles sentimens qu’il exprime sont dans son cœur et dans sa conduite. Il habite, à trois lieues de Paris, une petite retraite qu’il se plaît à embellir. Ce petit coin de terre sera célèbre un jour. Je ne le vois plus depuis qu’il y est retourné et je m’aperçois qu’il est doux, mais dangereux, de vivre habituellement avec des gens qui plaisent et qui conviennent. On ne sait plus s’en passer, tout est vide et ennuyeux ensuite. Du reste, je pars aussi dans huit jours et je n’en suis pas fâchée. J’ai besoin de calme. Peut-être au mois de décembre aurai-je besoin de mouvement ? » [Mai 1810.]

« Je vous écrirai longuement d’Ussé. Je pars, je n’ai que le temps de vous dire adieu, de vous demander de m’aimer toujours. L’absence ne doit plus rien changer de notre amitié. Je jouis doucement de la sécurité de la vôtre. Rien n’est plus doux que la pensée d’un intérêt dans la vie qu’on ne paie ni par des inquiétudes, ni par des peines d’aucun genre ; qu’on est sûr de retrouver toujours le même. Cela vaut mieux que les passions qui dévorent et ne laissent qu’un cœur vide et si grand que rien ne peut plus remplir. Adieu. Adieu. Ecrivez-moi. » [17 mai 1810.]

«… Je ne suis pourtant pas en train de causer ; je suis tourmentée à l’excès des affaires de M. de Chateaubriand, qui va probablement être de l’Institut, honneur dont il ne se soucie guère et dont se soucient encore moins messieurs de l’Académie. Ce sont de ces bizarreries du temps…

« Vous aurez dans quinze jours son Itinéraire. Je suis touchée de le voir si attendu, si loué, si prôné d’avance. Il est rare qu’un ouvrage justifie de grandes espérances. L’imagination va toujours si loin, et les noms d’Athènes, de Sparte, d’Argos l’éveillent si facilement !… Malheureusement, M. de Chateaubriand n’a vu dans la triste Morée que des fleuves sans eau, des ruines à peine reconnaissables, de malheureux habitans, qui ont perdu jusqu’à la moindre trace du génie de leurs ancêtres ; qui ignorent le nom de la Grèce et qui ne savent pas qu’ils habitent les ruines de Lacédémone ! Tout cela, loin d’offrir des tableaux agréables, resserre l’âme ; le présent, triste réalité qui pèse sur le voyageur, l’arrache sans cesse à ses souvenirs ; cette Grèce désolée, remplie d’agas et de pachas, ne peut plus même faire un contraste avec la Grèce de Léonidas ; elle en est trop loin, le passage est trop heurté. L’esprit ne peut sauter tout à coup des Thermopyles aux vexations des pachas de Morée. Cela fait mal, mais ce mal est inévitable. Je serai impatiente de savoir votre opinion de ce livre dans lequel au reste le talent de l’auteur se montre dans tout son éclat ; mais, ce qui s’y montre plus que tout, c’est son caractère. Vous le trouverez là dans la bonhomie du coin de son feu, peut-être trop simple quelquefois. Mais il est ainsi : c’est un être supérieur, et l’âme et le cœur d’un enfant. » [9 février 1811.]

« Vous recevrez, aimable Rosalie, ce que vous avez eu la bonté de désirer depuis longtemps : une petite vue d’Ussé, assez mal faite, mais qui pourtant donne un peu l’idée du lieu. J’y ai joint l’Itinéraire… j’étais si assiégée de monde et d’affaires, si inquiète de la position de notre ami [Chateaubriand] que je n’étais capable de penser à rien. C’est le jour même de mon départ que l’Institut a rejeté son discours : je ne suis partie qu’après la séance, et bien agitée de cette affaire. Il est à présent à la campagne et fort occupé de son jardin et de ses arbres. Vous me manderez votre avis de l’Itinéraire qui a passé six semaines dans mon armoire, attendant toujours ce mauvais petit dessin… » [17 mai 1811.]

«… Je vais quitter Mouchy, pour retrouver à Paris un ami dont la vie a été bien agitée depuis quelque temps. Vous avez vu l’horrible article dirigé contre lui. J’espère que vous en aurez été indignée. Ce sentiment a été général, et ses anciens ennemis eux-mêmes ont voulu qu’on sût bien qu’ils étaient incapables de cette basse attaque. Mandez-moi si vous avez vu le discours qui a allumé cet incendie. Ceux qui méditaient de troubler le repos d’un homme qui ne demande au monde que ce seul bien ont pris soin de répandre avec profusion des copies d’un discours qu’il avait enseveli dans le plus profond oubli. Ensuite, ils lui ont fait un crime de leur méchanceté et ont fondé sur cette noirceur toutes leurs persécutions. J’ai été bien tourmentée de cette affaire qui paraît à présent s’apaiser un peu. » [24 septembre 1811.] Et pendant qu’elle s’inquiétait et s’alarmait ainsi, lui, René, il bondissait sous l’attaque, et il écrivait à sa « chère sœur » cette lettre, l’une des plus belles qui soient sorties de sa plume, l’une de celles où il laisse le mieux percer le fond de sa nature :


Novembre 1811. — « La première lettre de ma sœur était bien triste ; heureusement, la seconde est moins sombre. Je ne voudrais pas causer la moindre peine à ma sœur, et, quand je lui vois un instant de tristesse et que je crois en être la cause, je suis désolé. Ma sœur veut que j’aie des amis ! Est-ce qu’on se les donne ? Notre caractère peut-il se changer ? Je suis au fond un vrai sauvage. Certainement, si j’étais libre, je vivrais dans la solitude la plus absolue. Toutes les fois qu’on a un goût dominant, on n’est propre qu’à cela. Je sens fort bien que je ne suis qu’une machine à livres. Sans rien exagérer et sans faire de roman, il me faudrait un désert, une bibliothèque et une miss, ou plutôt il aurait fallu. Du reste, je ne suis propre à rien, et me prêcher pour faire ceci, pour faire cela, c’est prêcher un malade ou un fou. Tout s’achète ; si j’ai quelque talent et un peu de gloire, la persécution et les dégoûts font le contrepoids. Au fond, j’aimerais mieux, si je le pouvais, avoir pour amis quelques-uns de mes pairs. Je déteste et méprise souverainement les gens de lettres. Je ne connais pas de plus vile canaille, les hommes d’un vrai talent exceptés, qui sont nobles de droit et pour toujours. Mais irai-je me jeter au cou du premier venu pour obtenir un ami ? Sortirai-je de mon apathie, de ma paresse, de mon insouciance, de ma bêtise accoutumée pour devenir un homme du monde et m’en aller visitant le genre humain ? Je le voudrais que je ne le pourrais pas. On ne force pas sa nature. Je pousse l’incurie jusqu’à ne pas répondre aux trois quarts des lettres d’admiration que je reçois, et je suis sûr que cela me fait une multitude d’ennemis de gens qui seraient mes chevaliers. Mais qu’y faire ? Si j’avais ma sœur pour secrétaire, cela s’arrangerait. Toutes les fois qu’on me parle d’un baptême ou d’un mariage, j’ai envie de pleurer. »


De telles lettres, de tels accens ne pouvaient manquer d’aller au cœur d’une femme trop bien préparée à les entendre. Par la pitié, par la tendresse, par l’admiration littéraire, par toutes les fibres de sa sensibilité, Mme de Duras se laissait prendre à ces déclamations passionnées. Il est probable que le ton de ses paroles ou de ses lettres dut monter à un degré d’exaltation inquiétante, car peu après, elle recevait de Mme de la Tour du Pin la douloureuse lettre que voici :


Bruxelles, ce 17 janvier 1812. — Chère amie, j’avais une longue lettre écrite pour vous, je reçois la vôtre et je déchire la mienne avec chagrin et en ayant le cœur bien oppressé de tout ce que vous me dites et plus encore de quelques phrases dans une lettre de Pauline [comtesse de Bérenger]. Ah ! mon Dieu, que vous êtes avancée depuis mon départ et que vous avez une mauvaise tête ! Votre lettre, ma chère, est le langage de la passion depuis un bout jusqu’à l’autre ; ne vous faites pas illusion, ne vous retranchez pas derrière ce nom de frère qui ne signifie rien, ne me parlez pas de quelques soins que vous donnez à vos enfans, et dont vous vous vantez comme de ce qui peut me faire le plus d’impression. Je vous déclare que cela ne m’en fait aucune et que quelques leçons données à la hâte, avec distraction, avec ennui (et vous êtes trop vraie pour le nier) ne me prouvent aucunement que vous n’ayez pas dans le cœur un sentiment coupable, oui, ma chère, coupable ; l’amitié ne ressemble pas du tout à ce que vous ressentez : fuyez à Ussé, ma très chère, et évitez les adieux. Voici la phrase de Pauline ; je la transcris mot à mot en croyant bien que vous n’êtes pas capable de le lui dire, quoique l’exaltation de votre tête ne vous laisse que bien peu de faculté de savoir ce qu’il faut dire et ce qu’il faut taire. « Claire nous quitte dans la semaine de Quasimodo, désolée de partir avant la grande réception ; elle est heureuse, passionnée, et ne se l’avouant pas, et goûtant tout le charme d’un sentiment exalté sans y mêler une seule inquiétude, ni un seul reproche ; c’est un aveuglement qui la sauve de tous scrupules, et cette profonde ignorance assure à la fois son repos et son bonheur. »

Comment trouvez-vous cela ? peut-on parler d’une passion en meilleurs termes, et plus clairs ? Et ce qu’elle dit, tout le monde le dit, sans doute, je le présume du moins, et vous prenez si peu de soin de cacher vos sentimens, vous en avez si peu le talent, que si on ne les voit pas, c’est qu’on ne veut pas les voir, et à Paris, l’on veut toujours tout ce qui est de la malice et de l’amusement aux dépens des autres. Partez-en, ma chère amie, et calmez votre cœur. Si vous le pouvez, repoussez la pensée de cet homme qui fait votre tourment ; je ne suis pas assez insensée pour vous dire : n’ayez pour lui que de l’amitié ; car je sais que cela n’est pas possible ; mais comme je crois en même temps que votre tête est plus exaltée que votre cœur n’est coupable, j’attends beaucoup du temps. Occupez-vous de vos enfans dont, quoi que vous en disiez, vous ne vous êtes guère souciée pendant votre séjour à Paris ; et croyez qu’elles ne sont pas assez enfans pour ne pas s’apercevoir de ce qui vous distrait ; je ne doute pas qu’elles ne l’aient vu, et quelques mots échappés un jour à Clara ne me permettent pas d’en douter. Eh ! qui ne le verrait pas ? Hélas ! je voudrais qu’il n’y eût que moi. Je renfermerais ce secret dans le fond de ce cœur tout à vous, que vous accusez de froideur-et qui le mérite si peu. Ah ! croyez, chère amie, que tout ce que je suis susceptible de ressentir de tendresse, je le sens pour vous, et que c’est pour votre repos et pour votre gloire que je veux vous arrêter sur le bord du précipice où vous êtes tout près de tomber. Et quand vous aurez succombé, croyez-vous que je vous aimerais moins ? hélas ! non, mais cela me rendrait si malheureuse que je vous demande par pitié pour moi d’éviter ce malheur par la fuite la plus précipitée. Ah ! laissez-le, ma chère, à cette Nathalie, elle est digne de lui puisqu’il s’en accommode si bien. Pourquoi voudriez-vous qu’il ne fût pas à elle ? Quel mal cela vous fait-il ? et que de noirceurs ne vous ferait-elle pas si elle savait que vous l’aimez comme je le sais. Adieu, ayez soin de mon bonheur : il est entre vos mains.


Un peu rassurée sans doute par une lettre plus sage de son enthousiaste amie, Mme de la Tour du Pin lui écrivait quelques jours après, à propos d’une visite que Chateaubriand, — « son Walpole, » disait-elle, — avait promis de lui faire au printemps, « qu’il y aurait de l’affectation à le refuser. » « Je ne sais pas, disait-elle finement, ce qu’il pourrait penser lui-même du danger que vous craignez. » « Néanmoins, s’empressait-elle aussitôt d’ajouter, s’il doit y en avoir, si votre tête vous fait redouter de vous retrouver avec lui dans la solitude de la campagne, ne vous y exposez pas, ma chère, ne me parlez plus de votre vieillesse. Mme du Deffand avait certainement de l’amour pour M. Walpole, et elle avait soixante-dix ans. »

Mais à une nature aussi ardente que Mme de Duras, il était plus facile de prêcher le calme que de l’y ramener. Les multiples embarras d’argent de Chateaubriand, les attaques et les critiques dont il était l’objet, sa mobilité d’humeur, surtout peut-être l’inconstance de ses affections féminines, et les motifs de jalousie qu’il lui donnait, tout lui était sujet d’inquiétude et de trouble. A peu d’intervalle de là, Mme de la Tour du Pin lui écrivait encore la curieuse lettre de direction que voici :


Bruxelles, le 27 juin 1812. — Votre dernière lettre m’a fait une peine très sensible, bien chère amie : votre pauvre âme y est à découvert, et j’y vois un tumulte et un bouleversement épouvantables. Que faire pour calmer tous ces soulèvemens ? Et que je vous plains d’avoir une si mauvaise tête si vive, si facile à vous tourmenter ! Vous n’êtes pas contente de vous-même ; mais, chère amie, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de ne pas fouiller trop avant dans votre cœur. Laissez-le tranquille, et ne veuillez pas tout examiner, tout rechercher dans cet intérieur dont vous n’êtes pas contente ; tâchez de ne pas penser, et vous serez plus heureuse. Il n’y a presque pas de cœur qui supporte un examen journalier ; et cela n’est bien que lorsqu’on a reçu du ciel une grande force de répression et que l’on est assuré de réprimer et de détruire les mauvais désirs, les mouvemens condamnables que l’on y trouve. Mais regarder dans son cœur pour y découvrir ce qu’il faudrait détruire et n’en pas avoir la force, cela est plutôt dangereux qu’utile : on s’accoutume à son ennemi, et à force de le voir, on perd l’envie de le chasser. Pour vous, ma chère, vous ne devez vous occuper que de rendre votre vie agréable, de faire beaucoup d’exercice physique qui atténue la chaleur de vos facultés morales, ne vous occuper que d’études positives, jamais de romans, jamais de métaphysique surtout : étude toujours dangereuse pour les femmes. Nous ne comprenons rien à ces matières, et ce que nous croyons comprendre ne sert qu’à nous donner de nous-mêmes une opinion bien au-dessus de celle que nous devons avoir. L’histoire, la littérature, et encore, dans ce dernier genre, il faut prendre garde à ne pas lire trop de poètes ; vous voyez, ma chère, comme je rabats tout, et comme je vous refroidis : je suis sûre que je vous ennuie à la mort, mais cela m’est égal. Je voudrais vous persuader qu’il y a une quantité de choses dans la vie à calé desquelles il faut passer sans les regarder, et il n’y a personne si raisonnable qu’elle soit (moi par exemple) qui n’ait plusieurs fois par jour à se dire de telle ou telle pensée : Chassons cette pensée-là. Pourquoi tourmenteriez-vous votre vie pour une personne dont vous n’êtes pas certainement le premier objet (ce dont je suis bien aise) ? M. de C[hateaubriand] me paraît comme une coquette qui veut occuper d’elle beaucoup d’hommes à la fois ; il a un petit sérail où il tâche de répandre également ses faveurs pour maintenir son empire ; mais il se garderait bien d’y introduire quelque caractère bien fou et bien tranchant qui irait lever tous les masques, à commencer par le sien ; maintenant il soigne Pauline ; il lui écrit tous les quinze jours ; cela vous met en irritation contre elle ; et quoique vous soyez bonne, vous ne voudriez pas moins me faire soupçonner qu’il est très bien avec elle et vous ne manquez pas charitablement de me donner des hints sur cela ; et qu’est-ce que cela me fait, ma chère ! Je ne suis pas chargée de sa conduite ; et j’ai bien assez d’affaires de vous gouverner sans chercher à étendre ma domination ailleurs… Adieu, chère amie, je vous aime de toute mon âme ; et malgré toutes vos folies, prenez-moi toujours pour votre confesseur ; mais je vous conjure de ne pas étaler l’état de votre cœur et de votre tête à aucun autre : il n’y a que moi à qui il faut dire ces choses-là.


Et elle avait assurément raison, la clairvoyante comtesse ! Mais il était dans la destinée de René de troubler des imaginations ou des cœurs de femmes. Elle-même, qui ne l’aimait point, n’était-elle pas, un autre jour, obligée de faire cet aveu : « Au reste, je rencontre ici des passions incroyables pour lui : des femmes qui ne l’ont jamais vu et qui voudraient une relique de lui, une ligne, un mot de son écriture ? » Et que pouvaient les conseils de prudence de Mme de la Tour du Pin contre des lettres comme celle-ci qu’il adressait, « l’Enchanteur, » le 18 juin 1813, à Mme de Duras :


«… Une fois plongé dans les livres, les jours passeront vite. Ces pauvres jours, voilà comme on les pousse ! Ne croirait-on pas qu’ils ne finissent pas, qu’ils dureront toujours ? Et pourtant, mon front devient chauve, je commence à radoter ; j’ennuie les autres ; je m’ennuie moi-même. La fièvre arrivera, et, un beau matin, on m’emportera à Chastenay. Qui se souviendra de moi ? Le savez-vous, chère sœur ? Quelques vieux bouquins que j’aurai laissés et qu’on ne lira plus, exciteront, au moment où je disparaîtrai, une petite controverse. On dira qu’ils ne valent rien du tout, et qu’ils sont morts avec moi ; d’autres soutiendront qu’il y a quelque chose dans ce fatras. On restera là-dessus, on fermera le livre, on ira dîner, danser, pleurer ; les frères et les sœurs s’écriront par la poste mille choses où je ne serai pour rien. La Vallée [aux Loups] sera vendue à un bourgeois de Sceaux qui fera du vin de Suresnes, où j’ai planté des pins, et voilà l’histoire de tous les hommes ! Bonjour, chère sœur ! je suis tombé dans le noir ; toutes ces idées s’évanouissent en pensant que je vous écris, que vous m’aimez un peu, et que mon attachement pour vous est aussi profond que durable. »


II

L’Empire s’écroule. Une carrière nouvelle va s’ouvrir à l’activité de René. À tort ou à raison, — à raison, je crois, — le grand écrivain se croyait né pour l’action autant que pour les Lettres. Depuis dix ans il rongeait son frein, s’étant mis lui-même, par une démission retentissante, dans l’impossibilité morale de servir « l’usurpateur. » Il va saisir avec ardeur l’occasion qui s’offre à lui de jouer un grand rôle public, et aussi de sortir de la situation de gêne où il se débat lamentablement Justement, M. de Duras, qui est premier gentilhomme de la Chambre, va pouvoir l’y aider. Le célèbre pamphlet De Buonaparte et des Bourbons, des articles du Journal des Débats, de remarquables Réflexions politiques sur quelques questions du jour et sur les intérêts de tous les Français auraient dû faire pleuvoir sur Chateaubriand toutes les faveurs royales. Mais, en dépit des pressantes instances de Mme de Duras, les services qu’il a rendus et les sages conseils qu’il a donnés à la monarchie restaurée sont maigrement récompensés d’une ambassade vacante, celle de Suède, et, après les Cent-Jours, du titre de « ministre d’État » et de la pairie. Il avait d’abord passionnément souhaité ce dernier titre. La pairie une fois obtenue, il porte plus haut encore ses désirs : il rêve de l’ambassade de Rome. Mais la publication de la Monarchie selon la Charte lui aliène la confiance de Louis XVIII : il est rayé de la liste des ministres d’Etat ; et le voilà redevenu plus pauvre que jamais. Sur le moment, il se réjouit presque de sa disgrâce : « Eh bien ! écrit-il à Mme de Duras, je vous l’avais bien dit. Je ne suis plus ministre d’Etat. Vive le Roi quand même ! Revenez demain. Je suis gai, content comme après une bonne action. D’ailleurs, tout est fini ; et l’ouvrage paraît plaire à tout ce qui ne conspire pas. » Mais bientôt, pour payer ses dettes, il devra vendre sa bibliothèque, vendre sa chère Vallée aux Loups ; sa femme va tomber gravement malade ; Nathalie, la duchesse de Mouchy, « sa mieux aimée, » va devenir folle. Au milieu de tous ces déboires, Mme de Duras ne l’abandonne pas ; il va la voir souvent, parfois tous les jours, il lui écrit quand il ne peut aller la voir ; malade elle-même, souvent bien triste et toujours un peu jalouse, elle reçoit toutes ses doléances, le calme, le soutient, l’encourage, lui prête de l’argent ; et comme elle a foi en son génie politique, tout en discutant quelques-unes de ses idées, elle ne désespère pas de lui faire rendre son titre de ministre d’Etat, et de lui obtenir une ambassade, et même un ministère. Elle finira par réussir, et au mois de décembre 1820, Chateaubriand sera nommé ambassadeur à Berlin. Voici quelques-unes des lettres qu’il adresse pendant cette période à la « chère sœur » qui le « protège, » — le mot est de lui, — avec un dévouement inlassable :


[1817.] — «… Je suis désolé de vous voir toujours si triste, et si découragée. Je donnerais tout au monde pour vous voir reprendre à la joie et à vos amis. Je ne sais que vous dire de peur de vous impatienter, mais je suis toujours convaincu que vous sortirez de cet état de langueur et que vous reviendrez à la vie comme à tout le reste. Je suis à la Vallée d’où je viens deux fois par semaine à Paris pour la commission de l’Instruction publique. Cette commission aura fini son travail mardi prochain. Ainsi, je serai en repos pendant quelque temps. Je ne fais aucun plan pour l’avenir. Je vous attends, j’attends les événemens. J’ai bien peur pour cette malheureuse [Nathalie], qui est bien plus malade que vous, et qui est tuée par les médecins appelés à la guérir.

« Bonjour. Si mon tendre et sincère attachement était un remède, de quelle bonne et florissante santé vous jouiriez pour le reste de vos jours ! »


Dimanche. — « Voilà, chère sœur, la notice de mes livres : un auteur qui vend ses livres est comme un marchand qui vend son fonds de boutique : tout cela est pour la plus grande gloire du Roi très chrétien ! Je n’ai point été vous voir aujourd’hui pour vous laisser reposer de votre voyage au Salon. »


[Avril 1817.] — « La bibliothèque est vendue. Je ne puis aller déjeuner parce que j’attends l’argent. J’ai aussi la permission de mettre la Vallée en loterie : ainsi me voilà bien dépouillé. Comme Job, je suis venu au monde nu, et je m’en irai nu… »


[4 juillet 1817.] — « Votre lettre, chère sœur, m’a fait grand’peine et grand plaisir. Si vous êtes seule, je suis seul bien plus que vous : mais je me soumets, parce que je suis las de lutter contre une destinée qui m’entraîne. Passons cela…

« En tout, je suis découragé de l’avenir, et quand je suis arrivé au bout de la journée, j’en ai assez…

« Voilà ma grande écriture qui, comme vous le voyez, est devenue petite. Puisse-t-elle vous réjouir autant que la vôtre m’a fait de bien !

« A vous, tout à vous. Mille tendresses à Mme de Staël… »


Ce mercredi 9 juillet 1817. — « Vous ne me ferez pas reprendre à l’espérance. C’est fait avec cette dame. Nous ne nous reverrons plus. Quant aux triomphes de vos ministériels, peu m’importe : je ne les verrai pas, et je n’y pense plus. Je ne travaille point, j’ai autre chose à faire. Je garde la malade. Sa santé entre dans mes plans : car encore faut-il qu’elle puisse être dans le cas de suivre la résolution quelconque que je pourrai prendre.

« On me mande de Paris que le beau plan de me favoriser d’une justice au mois de novembre subsiste toujours. Cette idée seule me fait bouillonner le sang… Soignez votre santé ; pensez aux beaux épis, bâtissez votre chaumière [Andilly] et gardez-la plus longtemps que je n’ai gardé la mienne.

« Nous verrons sans doute évêques les aumôniers de Buonaparte et les chapelains du cardinal Fesch ; c’est dans l’ordre. Mais les vieux confesseurs et martyrs de l’exil du Roi, les prêtres déportés à Cayenne, ceux-là auront leur pension de cent écus, et les insultes de MM. Molé, Dareste et compagnie. »


Ce 13 juillet 1817. — « Votre lettre m’a blessé ! Je n’ai parlé à qui que ce soit au monde de l’affaire que vous avez suivie. Personne n’en sait les détails, mais Mme de Montboissier (et non pas la dame que vous supposez) et M. Friseil qui voit la sœur de M. de R[ichelieu] s’intéressent à moi dans le sens que vous avez pris et parlent de leur côté de la nécessité d’en finir avec moi, ce qui ne fait aucun mal, puisque c’est une preuve que cette idée n’est pas venue à vous seule. Ce sont eux qui m’ont mandé ce que je vous ai écrit, et qui ont causé votre colère. Je vous prie de ne plus vous occuper de moi ; je ne veux plus entendre parler de rien ; j’ai assez de ce que j’ai, et le fardeau est tout juste ce que je puis porter.

« La rougeole est passée, mais les suites restent. La malade parle de retourner à Paris. Je ferai ce qu’elle voudra, parce qu’elle se lue d’inquiétude… »


Montboissier, ce mardi 22 juillet [1817]. — « Je suis désolé de vos maux et de vos chagrins. C’est une grande augmentation à mes peines. Mme de C[hateaubriand] est aussi bien qu’on puisse l’espérer, mais elle est bien loin d’être guérie ; et aujourd’hui encore elle a été très malade. Je ne puis de longtemps espérer ni loisir, ni joie, et l’avenir est pour moi si triste que je cherche à vivre au jour le jour, sans y penser.

« Je ne forme aucun plan, je traînerai ici et chez Mme de Pisieux, sœur de Mme de Colbert ; alors je verrai ce que je pourrai devenir : cela dépendra de la santé de Mme de Chate… et de ma position d’affaires. Si la Vallée n’est pas vendue, il faudra aller me noyer. Il sera temps de penser à tout cela quand le temps sera venu. Vous sentez que je ne puis faire grand’chose auprès du lit d’une malade. Cependant, j’écris de la politique. Si je quitte la France, il faut qu’au moins je venge ma désolation et laisse une marque à mes ennemis… Je ne lis plus rien et ne me soucie ni du bien ni du mal qu’on peut dire de moi.

« Amitié éternelle. »


Ce samedi [26 juillet 1817]. — « Votre amitié vous trompe, chère sœur. On se moquera de vous. Il n’y a rien à espérer de gens d’aussi mauvaise foi. Remarquez qu’au moment même où vous rêvez arrangement et conciliation, ils envahissent le seul journal [les Débats] où les royalistes étaient, sinon défendus, du moins respectés. Mon pauvre ami Bertin, si longtemps victime de son zèle pour la cause royale, a perdu la censuré, et le premier acte de la police et de ses honorables agens a été de me faire attaquer dans la propriété et pour ainsi dire sur la garantie de mon malheureux ami. Cette dernière indignité m’a révolté au-delà de tout. Si je vous ai donné quelque parole, je la reprends. Ils veulent la guerre ; je vais la faire, et cette fois, c’est aux personnes que j’irai tout droit. Nous verrons si je ne les marquerai pas au front. Ils m’ont trop joué, ils ont trop abusé de ma franchise. D’ailleurs, je ne voudrais pour rien de leur odieuse époque des Chambres. Les paroles mêmes du duc ne me suffiraient pas alors, la guerre donc ! Il n’y aurait qu’un parti, qui me plairait mieux, ce serait de quitter pour jamais le pays que j’ai tant aimé et que j’ai si bien servi et où je reçois de telles récompenses… Je vous en prie, ne vous tracassez plus de moi… Mme de Ch… n’est pas bien. »


Ce dimanche, 27 juillet 1817. — «… J’ai reçu aussi la lettre la plus triste de mon pauvre Bertin. Mis au secret par Buonaparte, enfermé dans l’île d’Elbe, exilé en Italie, dépouillé de son journal, rédacteur du Moniteur à Gand, il ne devait guère s’attendre à être dépouillé de nouveau sous le ministère du roi légitime. Dieu soit loué de tout ! Soignez votre santé, c’est le seul bien qui me reste. J’écris : ne pensez plus à moi que pour m’aimer comme le plus attaché de tous vos amis passés, présens et à venir. »


Montgraham, 4 août 1817. — «… Vous prêchez un converti sur le chapitre des expériences. Je ne crois à la reconnaissance de personne, et je sais parfaitement ce qui adviendrait dans un changement. C’est toujours moi que je satisfais dans ces cas-là ; jamais une idée d’intérêt ou de calcul ne me mène. Je suis malade et las, comme un chien, de la vie. Je finis ce billet, ne me sentant pas le courage d’écrire un mot de plus. »


Sans date [1817]. — « C’est donc moi qui dois vous consoler, lorsque j’avais besoin de tant de consolations. Pour ce qui me regarde, ne vous affligez pas : la seule chose que vous ayez à redire au Duc [de Richelieu], c’est qu’à l’époque des Chambres, rien n’est faisable, et que, si c’est là l’idée qu’on a, il n’y a rien à faire, et il faut renoncer à tout rapprochement. Quant à ce que je pourrai devenir, il sera temps de nous lamenter, quand le jour sera venu. Tant d’événemens, de hasards, de circonstances peuvent déranger nos projets, que c’est folie de pleurer d’avance.

« Pour vos chagrins particuliers, c’est une autre affaire. Mais, chère sœur, la vie ne vaut pas mieux que cela : être trompé dans ce qu’on aime le plus, c’est comme tout le monde[2]. Ou votre fille est entraînée par la jeunesse et elle vous reviendra ; ou elle ne reviendra pas, et vous serez dans la position où nous sommes tous. Moi, très certainement, je ne vous abandonnerai jamais : c’est une faible consolation, mais c’en est une. Je sens bien que mon dilemme ne vous convaincra pas, et qu’un dilemme n’empêche pas le cœur de saigner. Pourtant, il y a un repos dans la nécessité, et c’est ce qui fait que tant de victimes sont mortes courageusement dans la Révolution. Mourez au moral pour ceux qui ne vous aiment pas, et vivez pour ceux qui vous aiment. »


Ce lundi 8 [septembre 1817]. — « Me voilà revenu à Montgraham, en train de politique comme un chien qu’on fouette, plein devons et de mes Mémoires, et sentant le vent d’automne, comme du temps du défunt René ! Et vous, que faites-vous dans votre Andilly ? Le soleil me fait rêvasser de l’Italie, et les hirondelles qui vont s’en aller semblent ne plus reconnaître leur confrère, en me voyant fixé dans cette triste Gaule. Partons pour Rome, ou pour toute autre chose aussi raisonnable que cela ? Cet accès passera, et alors, malheur aux ministres !

« Vous voulez de longues lettres ; je suis si bête que je ne puis arriver à la quatrième phrase. Je n’ai rien dans mon cerveau, mais dans le cœur beaucoup d’attachement pour vous. Ecrivez-moi. J’attends vos lettres avec un plaisir toujours nouveau. Ne comptez pas trop sur les miennes… »


Ce jeudi, 18 septembre 1817. — « Ah ! mon Dieu ! La pauvre Nathalie ! Quelle fatalité me poursuit ! Ne vous ai-je pas dit que tout ce que j’avais aimé, connu, fréquenté, était devenu fou ? Et moi, je finirai par là. Il n’y a rien que je ne fisse ou que je ne donnasse pour voir Mouche heureuse. J’espère encore que sa tête se remettra. Il peut se faire que ce ne soit qu’un dérangement passager. Pour tout le bonheur qu’elle m’a donné, je ne puis rien pour elle. Chère sœur, c’est une déplorable impuissance que celle des amitiés humaines.

« Vous m’avez mal compris. Je ne vous demandais point de conseils. Je raisonnais sur ma position, tout simplement, la jugeant très bien et l’acceptant. Aucune parole de ces gens-là ne peut suffire : il faut des faits : allons donc comme nous sommes ! Molé a réussi, et tous les gens de sa sorte réussissent : il est médiocre, bas avec la puissance, arrogant avec la faiblesse, il est riche, il a une antichambre chez sa belle-mère, où il insulte les solliciteurs, et une antichambre chez les ministres, où il va se faire insulter. Il a été de plus ministre sous Buonaparte et traître à ses sermons pendant les Cent-Jours. Voilà comment on devient ministre de la Marine, sans avoir vu d’autre vaisseau que les péniches que Buonaparte faisait construire à Chaillot. Je me trompe beaucoup, ou le peu qu’il est paraîtra au ministère. Je le connais, c’est un écolier, et du moins, je suis juge en capacité… »


Ce 26 septembre 1817. — «… Les ministres vont se renfoncer dans leur système… Quels pauvres diables ! Au reste, je vais arriver avec un ouvrage. Je serai pacifique, si l’on veut, et prêt à attaquer, si enfin on ne veut pas servir la France.

« J’ai une extrême envie de voir la pauvre Mouche : j’ai le cœur déchiré de ce que vous me dites, et j’y pense continuellement. Quand aurons-nous un instant de bonheur et de repos ? »


Ce dimanche matin [28 septembre 1817]. — « Je suis au Roi et à la France. On a fait des fautes, on peut les réparer. J’oublie tout le mal qu’on m’a fait, et si je puis être utile, je suis prêt… »



Ce mercredi 1er octobre [1817]. — «… Tout cela périra, c’est certain : on n’est point criminel ou stupide à ce point impunément. Je ne compte au reste sur rien pour mes affaires particulières : la même politique, qui fait qu’ils ne sentent pas leur position, les empochera de sentir la paix et la prépondérance d’un homme. Mais je suis si intimement convaincu à présent de la chute de tout ceci, que je suis devenu d’un calme plat sur ce qui me touche. Ils ne peuvent plus me nier mes prédictions. Mes idées ont raison : cela suffit. Peu importe que ma personne ait tort.

« Je me fais une grande joie de vous revoir et pour longtemps. »


Lonné, ce 8 septembre [1817]. — « J’arrive avec un bon ouvrage, et un des plus désagréables et des plus effrayans qu’on puisse faire pour mes lâches persécuteurs. Il est court et peut être imprimé dans vingt-quatre heures. Je pense que le seul parti honorable pour moi est de suivre franchement ma ligne. J’ai assez jusqu’ici capitulé, attendu, écouté. A présent, il est trop tard, et il faut accepter ma position avec tous ses inconvéniens et ses avantages. J’ai grand besoin et grand désir de vous voir.

« Mille tendresses à Mouche. La pauvre créature ! »


Dimanche, 12 septembre [1817]. — «… Quant à mes dispositions, elles sont toujours fondées sur la raison, quoique je sois résolu de faire ce que vous voudrez. Mais soyez sûre que, si vous êtes pour le silence et la faiblesse, je n’y gagnerai rien de la part de gens sans foi. Tout ce qu’ils veulent (si toutefois ils veulent quelque chose et mettent de l’importance à rien), c’est que je me taise sans rien faire pour changer ma position. Ils vous tiendront le bec dans l’eau, toujours parlant de conciliations, de nécessité de s’entendre ; la session s’écoulera, j’aurai perdu le moment de l’attaque, et ils riront de vous et de moi. Je suis intimement convaincu que je suis noyé pour toute la vie du Roi, et peut-être après. J’ai un autre rôle : celui de chef d’une opposition honorable : je le perdrai aussi, si je ne me montre pas. Au reste, je suis si persuadé que toute cette machine dégringole, que tous les calculs sont vains.

« Soyez donc tranquille ; je serai aussi faible, aussi muet que vous le jugerez à propos. Au fond, mon indifférence pour eux est grande ; et comme dans tous les cas je me regarde comme perdu, mieux vaut l’être de la façon qui plaira à mes amis. »


Paris, le 29 juillet 1820. — « Comment avez-vous supporté le voyage ? Je voudrais bien recevoir une lettre de vous. Ne vous découragez pas si d’abord les eaux ne vous font pas de bien. Elles vous fatigueront peut-être, comme ces vilains bains soufrés que je prends à présent, et qui me font un mal horrible ; mais après, vous vous trouverez mieux : vous reprendrez des forces et vous vivrez, comme je vous l’ai prédit, cinquante ans après nous. Je ne sais encore ce que je ferai et ce que je deviendrai. Je m’ennuie ; j’écris un peu sur la politique… »


Paris, ce 10 août 1820. — « Votre petit mot m’a fait grand plaisir. J’espère qu’au moment où je vous écris, vous reprenez santé et courage. Vous resterez, comme je vous l’ai prédit, de longues années après moi, dans ce monde, pour me faire vivre dans votre amitié, au-delà de ma vie. J’ai beaucoup souffert et souffre encore : je suis redevenu sourd d’une oreille, comme l’année dernière. Je vais recourir au même remède. Je pars dimanche prochain pour aller voir ma nourrice, la mer. J’irai à Dieppe, je m’y baignerai quelques jours, puis je reviendrai à Paris.

« Je ne veux point importuner M. de D[uras] de mes affaires ; je n’y pense plus ; je ne sais pas pourquoi on avait pensé à moi, puisque je ne demande rien. Ces gens-là ne peuvent pas vouloir de moi, nous l’avons dit cent fois. Je vivrai ma destinée. J’écris dans ce moment, et je ne sais ce que je ferai de ce que j’écris. Au reste, toute cette machine tombe : j’aurai averti de sa chute, et je me ferai écraser sous ses ruines. Que peut-on de mieux, quand on veut comme moi le Roi et les libertés publiques ? Si j’échappe et que je survive à la monarchie, j’irai achever dans une chaumière, en Suisse, l’Histoire de France. Vous y viendrez, et nous parlerons de ces hommes dont nous n’aurons ni méconnu les fautes, ni abandonné les malheurs… »


Dieppe, ce 16 août 1820. — « Je suis ici depuis lundi. Cet air de la mer me fait un bien infini. Je passe mes jours à regarder ces flots qui nous ont vus naître : apparemment qu’on tient de son berceau comme de sa mère. Je suis allé revoir le château d’Arqués, ce matin. J’ai cueilli un gros bouquet d’immortelles sauvages : elles avaient bien choisi leur sol. Mais les Henri, où sont-ils ? Je vous dirai que je suis tout fier d’avoir retrouvé une preuve de mon ancienne mémoire. Dieppe est ma seconde garnison ; j’y étais en 89. J’ai reconnu jusqu’à la maison où je demeurais, le rivage où j’apprenais à faire l’exercice, et je me souvenais si exactement des ruines d’Arqués, qu’il m’a semblé que je les avais quittées hier. Et pourtant quel hier ! Toute une monarchie a croulé, et moi, je ne suis bon qu’à finir.

« Je ne serai pas longtemps ici. On m’a rendu trop d’honneurs, ce qui m’oblige à trop de visites. Et puis, c’est surtout le mouvement de la voiture qui me fait du bien. Je continuerai mon voyage le long des côtes et reviendrai à Paris par Fervacques et Montboissier. Je n’espère presque plus avoir ici une lettre de vous. Je meurs pourtant d’envie d’avoir de vos nouvelles. Si vous comptiez mon amitié pour quelque chose, vous seriez assurée de guérir. Jésus, fils de Sirach, ne dit-il pas qu’un ami est la médecine du cœur ? Il a bien raison, et je vous dois le soulagement de beaucoup de peines de ma vie. »


Dieppe, lundi, 21 août. — « Vous êtes bien injuste. Depuis votre départ, je n’ai reçu aucune lettre de vous, excepté un mot où vous m’annonciez votre arrivée à Luxeuil. Je pouvais donc croire que vous vous trouveriez bien des eaux, ignorant qu’elles vous avaient fait mal. Je n’ose vous dire que le fond de votre santé est excellent. Vous ne voulez pas qu’on vous dise la vérité. Je ne suis « léger » en rien, et encore moins dans la vive et profonde amitié que j’aurai toujours pour vous, quoi que vous puissiez en penser. Je vous ai écrit régulièrement une fois par semaine, comme je vous l’avais promis. Puisque vous me donnez si rarement de vos nouvelles, je vais en faire demander chez vous. Si cela ne vous fatiguait pas, vous m’ôteriez une cruelle inquiétude, en m’écrivant un mot… »


Paris, 30 août 1820. — «… Je voudrais que vous ayez au moins assez d’humanité pour me faire savoir de vos nouvelles, ne fût-ce que par Mlle Paumier. Je n’ai rien à vous dire sur vos injustices. Si j’osais hasarder quelques consolations sur l’état de votre santé, vous les prendriez pour de l’indifférence et de la légèreté. Vos souffrances vous rendent cruelle, et vous vous plaisez à blesser alors ce qui vous aime le plus. Me voici revenu, j’étais mieux de santé. Cet air de la mer m’avait fortifié. Je vais retomber dans mes langueurs. Au reste, nous nous en allons tous. La monarchie touche à sa fin. Au moins, ce ne sera pas ma faute. J’ai assez averti, crié ; j’ai sacrifié mon repos et mon existence pour des gens qui ne veulent ni voir ni entendre. Maintenant, comme il plaira à Dieu !

« Au nom du ciel, faites-moi donner de vos nouvelles, si vous ne pouvez pas m’écrire vous-même. »


1er septembre 1820. — « Je ne me suis pas lassé, mais j’ai eu à démêler ici l’affaire des dames de Bordeaux, que je devais présenter à Mme la duchesse de Berry. La vanité et la sottise des royalistes ont fait manquer une chose agréable pour moi, qui m’était tombée des nues et qui pouvait avoir pour notre [cause] un résultat heureux. De Sèze a voulu présenter la députation, malgré l’opposition des braves femmes qui criaient qu’elles m’avaient choisi pour leur interprète, et que c’était à celui qui avait pleuré sur la tombe à présenter le berceau. Je me suis, comme de coutume, retiré dans mon coin, et j’ai laissé les honneurs à ceux qui les désiraient. Sic vos, non vobis. Les dames avaient déposé le berceau chez moi, et du moins, j’ai gardé vingt-quatre heures la couche de l’héritier de la monarchie.

« Ma santé ne vaut pas grand’chose, mais je voudrais vous donner ce qui m’en reste. Je persiste à croire que vous me survivrez de vingt-cinq à trente ans. Le fond est excellent chez vous, et vos amis vous aimeront tant qu’il vous faudra vivre malgré vous et vos injustices… »


Paris, 3 septembre 1820. — « Votre lettre m’a désolé. J’étranglerais volontiers votre imbécile de médecin, qui vous aura dit ce que vous aurez voulu pour faire valoir ensuite sa science. Il vous guérira. Je le crois bien… et moi aussi, je vous guérirai ; tous vos amis vous guériront, si vous voulez les écouter. Je sais bien que je vous impatiente en vous disant cela, mais je ne puis abonder dans vos injustes frayeurs. Vous croirez, si vous le voulez, que je ne vous aime pas, que c’est par indifférence que je ne vous vois pas aussi mal que vous le croyez. Mais je ne puis mentir à la vérité. Sans doute, vous souffrez et beaucoup, mais vous êtes au fond pleine de vie, je vous l’ai dit cent fois : vous me survivrez de vingt ou trente ans. Que ne donnerais-je pas pour vous persuader de cette grande vérité !…

« Je vous en supplie, calmez-vous. Ne soyez plus injuste envers vos amis. Cela vous fait trop de mal, et à moi aussi. Je vous écrirai. »


Paris, 10 septembre 1820. — « Votre lettre, quoique bien triste encore, m’a cependant un peu consolé. Vous y êtes un peu moins injuste que dans les autres, et c’est toujours quelque chose de gagné ! La saison s’avance, et il faudra bientôt que vous quittiez les eaux. Vous me direz ce que vous devenez, mais si vous vous déterminez à aller dans le Midi, vous passerez nécessairement par Paris ; ainsi nous causerons de l’avenir. Que la monarchie s’en aille avant nous ou qu’elle nous survive, peu importe désormais ! Comme je ne suis pas Roi, l’affaire ne me touche pas de si près. Je ne m’y suis que trop intéressé, et il est temps de garder pour moi quelques misérables jours qui me restent. Ce qu’il y a de sûr, c’est que rien n’éclairera ni la France, ni l’Europe. C’est la vieille société en enfance qui radote et qui se dissout… »


Jeudi 23 [novembre 1820.] — « Eh bien ! on m’envoie à Berlin, dans le centre de la grande diplomatie. On assure qu’on va me rendre aussi le ministère d’Etat. Tout cela, dans les circonstances difficiles où je me trouve, ne me déplairait pas trop, si je n’étais obligé de vous quitter. Mais j’ai déclaré que je n’acceptais que pour revenir vite, et pour toujours, après la session. Il est certain que je ne pourrais jamais rentrer aux affaires sans passer par un point intermédiaire. Je n’ai pas encore vu le Roi, j’irai vous raconter l’entrevue. Pourtant, les Rois ne voulaient pas de nous dans leurs antichambres !… J’espère vous voir demain. »


Samedi soir. — «… L’audience, très bien. Le maître, plus embarrassé que moi. Pas un mot de reproches. Il m’a dit, à ce que je lui disais sur ma politique, qui peut-être avait pu être en contradiction avec la sienne : Nous commençons une nouvelle ère.

« Ne me grondez pas. Ayez plutôt pitié de moi. Je ne sais à qui entendre. J’irai vous voir au premier moment… »


Jeudi matin. — « Je ne partirai pas, très certainement, sans aller vous voir. Oui, on raconte de moi des merveilles et on me met à la porte. Je vous dirai bien des choses. Voilà un temps bien rude pour vous. »


III

Le séjour de Chateaubriand à Berlin ne devait durer guère plus de trois mois. M. Bardoux a publié les principales lettres que Mme de Duras et son « cher frère » échangèrent pendant cette courte absence. Elle savait qu’il écrivait souvent et longuement à Mme Récamier, et elle en souffrait : « Mon pauvre frère, disait-elle, cela est bien jeune pour un vieux diplomate. Le tour de l’amitié ne viendra donc jamais ? Mais vous êtes comme la poule, vous jetez la perle et préférez le grain de mil. Il est, je crois, mauvais pour l’âme d’être un écrivain pour exprimer ce qu’on éprouve. Il doit y avoir moins de ressort pour les sentimens après qu’on leur a donné une issue, que lorsqu’on les a renfermés dans le cœur. » Mais elle n’en continuait pas moins à le protéger, à le conseiller, à calmer ses impatiences et ses colères : « N’espérez pas, lui disait-elle bien joliment, et non sans profondeur, n’espérez pas trouver des gens qui vous comprennent ! Les talens supérieurs sont, pour les gens médiocres, comme Dieu pour les incrédules. Ils le prient pendant la tempête et l’oublient après. » Un moment, l’on put croire que Chateaubriand allait donner un démenti à l’aphorisme. Villèle, en succédant à Richelieu, le fait nommer à l’ambassade de Londres. Il entrevoit dès lors la possibilité pour lui de jouer dans l’histoire de son temps le grand rôle diplomatique et politique qu’il avait toujours rêvé ; il n’a plus qu’un désir dominant : figurer au prochain Congrès, s’y imposer, et revenir de là ministre des Affaires étrangères. Les circonstances au total, — et l’amitié vigilante de Mme de Duras, — le servirent à souhait. René eut, comme l’on sait, l’honneur de représenter la France au Congrès de Vérone, il fut ministre, il eut « sa guerre, » une guerre qui fut, on en convient aujourd’hui, très heureuse au point de vue français. Mais il eut le tort de n’avoir point le triomphe modeste, et au bout de dix-huit mois de ministère, on lui infligea la plus humiliante des révocations. Moins de quatre ans plus tard, Villèle succombait à son tour sous les coups du grand écrivain, devenu le plus redoutable des polémistes.

La correspondance de Chateaubriand et de Mme de Duras reflète toutes les passions qui, au cours de ces sept années, agitèrent l’âme mobile de René. Mme de Duras a cette fois une autre rivale que celle qui n’a pas cessé de lui porter ombrage. Elle le sait, et elle souffre, non pas en silence, car elle aime trop pour ne pas se plaindre ; et ses plaintes, ses reproches, ses exigences blessent souvent l’ami volage qui, d’ailleurs, lui revient toujours, et qui sait si bien se faire tout pardonner. Les lettres qu’elle écrit au « tyrannique enfant gâté » sont parmi les plus touchantes qu’une amitié de femme a inspirées : « Vous me renverrez à mes romans pour vous délivrer de mes lettres. Hier, je suis restée à pleurer comme un enfant. Puis je me suis dit que c’était une folie. Quand on est jeune, on aime la douleur ; quand on est vieille, on en a peur. On sent qu’on n’a plus la force de la supporter. » — « Savez-vous ce que c’est que l’amitié ? Ce que c’est que de passer une longue matinée, sans voir arriver l’ami avec lequel on a l’habitude d’épancher son cœur, auquel on raconte et de qui on écoute toutes les misères qui remplissent la vie ? J’ai fait arrêter toutes mes pendules pour ne plus entendre sonner les heures où vous ne viendrez plus. » — « Quoi ! cher frère, notre amitié serait-elle comme celle dont M. de Laval disait qu’ils n’avaient pas de quoi aller jusqu’au bout ? Je regretterais bien alors de n’être pas morte dans une de ces grandes maladies qui m’ont mise au bord du tombeau. J’aurais du moins emporté l’illusion qui a fait le charme de ma jeunesse. » — « Eh ! mon Dieu ! tout ce qui vous aime n’est-il pas quelque chose pour moi ? Mais je ne veux pas qu’on prenne toute ma place, parce que j’ai la certitude que personne ne la mérite. » — « Relisez les lettres de la pauvre Lucile qui vous faisaient pleurer avec moi ! Dans ce temps-là vous déchiriez son cœur, comme vous déchirez le mien, sans le faire exprès, ou plutôt ne le sentant pas. »

M. Bardoux a publié un certain nombre des lettres que Chateaubriand ambassadeur à Londres et ministre plénipotentiaire à Vérone adressait à « sa chère et tendre amie. » En voici d’autres qui, datées de 1821, 1822 et 1823, achèveront de nous renseigner sur l’histoire de leur amitié.


Samedi soir, 8 heures, 14 juillet [1821]. — « Les deux magots [Villèle et Corbière] ont eu hier une conversation avec le duc [de Richelieu]. Ils devaient donner leur démission. Il n’y a rien de conclu. Pendant ce temps-là, M. Pasquier m’avait écrit qu’il voulait me voir ce matin. J’y suis allé. Il m’a déclaré qu’il fallait partir pour Berlin. J’ai répondu que, mes amis sortant, je sortirais avec eux. Il m’a répété qu’il fallait absolument un ministre à Berlin. J’ai dit qu’alors, il était bien le maître d’envoyer qui il voudrait à ma place, puisqu’il était si pressé. Le tout en est resté là. Me voilà démis provisoirement.

« Je crois que Pasquier a été trop vite. Je crois à une intrigue indépendante du sot duc. Ma position est très bonne. La démission n’est pas venue de moi ; elle m’a été demandée. Je n’ai dit ni oui, ni non positivement. Maintenant, je laisserai faire. Je ne dirai pas un mot de cette singulière aventure. Je les laisserai venir. Pasquier était furieux au fond de l’âme. Je ne sais ce qu’il avait.

« Croiriez-vous que les deux magots ne m’ont seulement pas fait dire ce qui s’est passé entre eux et Richelieu, quoique je leur eusse écrit que Pasquier me demandait ? Gardez le silence le plus profond sur tout cela. Brûlez le billet… »


Mardi, 9 heures et demie [24 juillet 1821]. — « Votre colère me fait rire aux larmes. Moi, je suis rentré dans mon naturel. Je me sacrifie pour les autres, et j’en ai une vraie joie… J’ai parlé aujourd’hui aux Pairs ; on dit « bien, » et sans blesser personne. En lin j’ai maintenu l’honneur, et j’irai vous voir. Qu’y a-t-il de mieux ? »


[27 juillet 1821]. — « Vous savez bien que mes fins de mois sont toujours pénibles. Je n’ai pas comme vous le vivre et le couvert. Je suis donc obligé de courir. Vous croyez trop cet intrigant qui prétend toujours avoir tout inventé et tout fait Au reste, comme il plaira à Dieu ! Quand le Duc de Bordeaux arrivera, je m’en irai. Ainsi, peu m’importe ! J’en ai assez de la race. »


Samedi matin, 8 heures, 17 novembre [1821]. — «… Je vous prédis que toutes vos folles idées s’en iront, parce qu’elles n’ont pas le moindre fondement.


Le temps qui me prend par la main
M’avertit que je me retire !


« Bonjour, très chère et aimable sœur, je sens surtout combien vous êtes injuste, quand je vous quitte… »


Mardi matin, 20 novembre 1821. Fervacques, par Lisieux. — « Je suis bien empêché. Si je vous écris, vous direz que je veux réparer. Si je ne vous écris point, vous vous plaindrez de l’amitié trahie. Vous prendrez donc ma lettre comme vous voudrez. Me voilà dans ce château qui aurait pu être à Clara ; il me fait bien vieux : que d’années se sont déjà écoulées, depuis que j’y suis venu pour la première fois ! Vous jugez bien que j’ai recommencé mon rêve éternel. Je ne vois pas une solitude que je ne sois tenté d’y vivre et d’y mourir. Vous ne me croyez pas ; mais pourtant le seul désir qui survit à tous les autres, et qui revient sans cesse, et qui m’a persécuté dans ma jeunesse comme sous mes cheveux gris, doit avoir un principe dans mon naturel. Mon mal est d’être né propre à plusieurs choses, mais mon penchant est bien réel pour un seul état, le repos et l’oubli… « J’attends de vous une de ces bonnes lettres comme à Berlin. »


Samedi matin, 15 décembre 1812. — « Vous êtes toujours admirable pour vos amis. Je sais que Villèle dit bien, mais peut-être fait-il mal. Il est poussé dans ce moment par l’opinion royaliste qui jette les hauts cris. Je ne crois pas un mot de l’opposition du Roi. C’est le prétexte éternel, et je sais au contraire que le Roi dans ce moment était mieux pour moi que pour eux. C’est uniquement la faute de Monsieur et de mes prétendus amis. Je regrette, je l’avouerai, les Affaires étrangères. Je suis convaincu que j’y aurais réussi en dedans et au dehors. L’Instruction publique ne me plaît point du tout. Mais je n’ai pas besoin de faire le dégoûté. Je n’aurai rien et je m’en console… »


[Au Mesnil], ce mardi soir [18 décembre 1821]. — «… Je serais heureux ici, si je pouvais l’être où vous n’êtes pas, et si je ne recevais de Paris des lettres qui m’impatientent et qui me troublent. J’ai envie, si cela continue, de rompre toute correspondance avec le genre humain et de mettre un terme à des tracasseries que je ne puis plus supporter. Plus je tâche de n’offenser personne, plus on exige de moi. Je suis trop bête et trop bon. Je me corrigerai. Au reste, chère sœur, c’est bien de tout cela qu’il s’agit ! La politique le matin, le travail le soir, ont bien de quoi m’occuper. Bon Dieu, quand serai-je riche, en paix, seul avec mes livres, oublié en quelque coin du monde, excepté de vous ? Votre amitié me console de tout… J’ai vu dans la Gazette les honneurs de mon ami Mathieu : le voilà chef de l’injustice. Cela va bien avec son nom. Bonjour, chère sœur bien-aimée. Croyez que je vous suis attaché pour jamais, et que votre amitié est pour moi le premier des biens. »


8 heures [fin décembre 1821]. — « On vous trompe et moi aussi. Croiriez-vous qu’ils ont eu l’insolence de me faire demander indirectement si j’accepterais la présidence de l’Instruction publique sans entrer au Conseil ? Moi, chef de division sous Corbière ! Les misérables ! Je n’ai jamais été si blessé. Mathieu a déjà perdu la tête de joie. Il faut prendre notre parti et ne plus nous tourmenter de cela. D’ailleurs, chaque jour qui s’écoule rend la chose plus difficile. Au reste, ils parlent aussi, mais vaguement, d’une ambassade. Voilà mes nouvelles. Savez-vous autre chose ?… »

9 heures. — « J’en tremble de colère en vous écrivant. « L’Instruction publique sans entrer au Conseil ! Monsieur me demande à l’instant, sans doute pour me prêcher dans le même sens. Je vais lui dire tout ce que j’ai sur le cœur… »


[Janvier 1822.] — « Eh ! bon Dieu ! Je sais tout cela. Que voulez-vous que j’y fasse ? N’est-il pas clair que Mathieu doit nommer Adrien de préférence à moi ? Et d’ailleurs, cette ambassade, me la propose-t-on ? Rester en dehors de tout est ce qu’il y a de mieux.

« Vous radotez sur l’Abbaye. Je n’y dis rien, je n’y fais rien, mais ce bruit que je dois ou que je veux aller à Londres, est si public, si général, c’est une idée si naturelle et qui se présente à tant de monde, qu’on dit cela partout sans qu’il y ait de secret confié ou trahi. « Je suis enfin en paix, parce que je ne veux rien et que je me suis habitué à cette idée. Alors, peu m’importe l’opposition du Centre ou le refroidissement de la Droite, s’il doit avoir lieu. Pouvez-vous me demander ce que je deviendrai ? Je deviendrai moi. Je suis désolé de votre rhume. »


Vérone, le 18 octobre 1822. — « Je vous ai écrit en arrivant ici. Je n’ai rien à vous dire de nouveau. J’ai dîné hier chez le prince Metternich. Je dois voir demain les empereurs et les rois. On dit toujours que dans un mois tout sera fini. Chacun est pressé de s’en aller. Mathieu parle de nous quitter dans huit ou dix jours, mais je pense qu’il restera jusqu’à la fin du Congrès. On s’ennuie beaucoup ici… Ce qui m’afflige, c’est que l’Italie ne me fait rien. Je ne suis plus qu’un vieux voyageur qui ai besoin de mon gîte, et puis de ma fosse. Quand on a âge de Congrès, tout est fini… »


Vérone, ce 25 octobre 1822. — «… J’ai vu tous les rois, princes et princesses. L’empereur d’Autriche est excellent et l’empereur de Russie, comme de coutume, généreux, noble et admirable pour nous. Il m’a parlé hier de la France avec une élévation de sentimens, une délicatesse qui me mettait les larmes aux yeux. Tout ce que je puis vous dire, c’est que notre position est bonne, que nous n’avons rien à craindre de qui que ce soit au monde, et que tout me fait espérer que nous sortirons de ce Congrès avec honneur pour nous et sûreté pour notre pays.

« Je ne puis vous dire si je plais à ces rois et à leurs ministres. On ne sait jamais ce que les autres pensent de vous. Je suis arrivé ici sans soutien. Tout était armé contre moi. J’ai vu des gens qui me souriaient et qui auraient voulu m’é ton fier. On avait évidemment travaillé à faire naître contre moi des préventions de toutes les sortes. Je me suis contenté d’être poli, de me promener au soleil, de peu parler, de répondre quand on m’a interrogé, ne recherchant, ni ne fuyant personne. J’ai eu des conversations sérieuses avec le prince Metternich, M. Gentz, le comte de Bernstorff, M. Nesselrode, et même Pozzo.

« — Je suis bien aise, m’a dit l’empereur de Russie, que vous, particulièrement, soyez venu ici. On gagne à se voir mutuellement. Vous connaîtrez par vous-même ce que c’est que l’Alliance. Bien des gens la calomnient, et vous pourrez dire qu’elle est fondée sur les motifs les plus désintéressés et les plus purs. »

« Ce Congrès sera pour moi une rude épreuve, et le chef-d’œuvre de ma conduite politique serait d’y avoir détruit tout ce que la haine et l’envie ont amassé contre moi de calomnies depuis huit ans. Je ne m’en flatte pas, mais j’aurai déjà beaucoup gagné si j’ai forcé l’inimitié à l’estime et si les intrigues viennent échouer contre mon peu de savoir-faire et ma droiture naturelle… »


Vérone, jeudi soir, 31 octobre 1822. — «… Il y a ce soir même une première séance du Congrès à laquelle j’assisterai. Il y sera question de l’Espagne. Nous avons déjà des notes des hauts alliés très favorables à la France. Le prince Metternich m’a fait dire d’un autre côté qu’il désirait avoir une conversation particulière avec moi. Quand M. de Montmorency sera parti, et il doit partir dans huit jours, il est probable que les affaires se rapprocheront de moi. Je vois des symptômes de changement. On commence à avoir moins peur de ma réputation, et les préventions, si longtemps entretenues par des amis, peu à peu se dissipent… »


Vérone, ce 5 novembre 1822.

« Ah ! si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours !


« Vous régnez pourtant, et cela ne vous empêche pas de vous plaindre : voilà vos jugemens ! je n’ai pas reçu un seul mot de Mme R[écamier] ; quant à cette pauvre femme qui était à l’infirmerie, vous ignorez que la supérieure est sa cousine : vous devriez mourir de honte… Voulez-vous savoir ma vie ? Je me lève à sept heures et demie, je déjeune à huit heures et demie avec Hyacinthe : à dix je m’habille. Mathieu m’envoie chercher, ou je vais chez lui parler des affaires ; à midi, je rends ou je fais quelques visites, à trois heures, je vais me promener seul ; à cinq, je dîne avec mes jeunes gens ; à neuf, je me couche, s’il n’y pas congrès chez M. de Metternich. On ne voit ni princes, ni empereurs. Chacun vit à part de son côté…

« Je passerai par Gênes que je ne connais pas, et après cela, je renonce à tout voyage. J’en ai assez. »


Vérone, ce 11 novembre 1822. — «… Je vous parlerai à fond du Congrès dans ma grande lettre qui partira demain et qui vous arrivera peut-être aussitôt que ce billet. Reconnaissez-moi donc au moins la vertu de l’exactitude…

« Henri [de Rauzan] se porte toujours bien. Nous avons tous été souffrans d’un mal peu agréable pour un Congrès. Nous sommes tous guéris : on attribue cela à l’eau du pays. Jugez toutes les plaisanteries que feront sur nous les libéraux… »


[Paris, 27 décembre 1822]. — « Que de pauvretés !

« Ayez pitié de moi et non de vous ! Le Roi m’a donné l’ordre d’accepter. J’ai obéi, mais comme un homme qu’on mène à la potence. J’y périrai, et vous en savez la cause. Je ne puis vous dire si je pourrai vous voir ce soir. Je l’essaierai. »


Samedi [28 décembre 1822]. — « Monsieur, au lieu de me presser d’accepter, m’a serré dans ses bras ut m’a dit que j’agis sais comme un héros, et qu’il approuvait mon retour à Londres où d’immenses affaires m’attendaient. Qui est-ce qu’on attrape ? Au reste, que je serais son ministre, qu’il fallait toujours que je défendisse Villèle, sans lequel il n’y avait pas de salut, etc. Ceci a fixé toutes mes irrésolutions. Je reverrai ce matin Villèle et j’irai vous dire à deux heures où en sont les choses. Blacas est venu hier me dire qu’il ferait sous moi tout ce que je voudrais. Enfin nous avons l’objet de tous nos vœux, un ministère refusé ! ! ! »


3 janvier 1823. — «… Véritablement, vous me feriez renoncer à vous voir. Savez-vous que je me suis couché à minuit et levé à deux heures, que j’ai fait cette nuit toutes mes dépêches pour l’Espagne, l’Angleterre. Il y a trois jours que je fais ce métier, et vous me tracassez. Je suis changé, de fatigue, au point d’alarmer mes amis. Je porterai l’ordonnance. J’irai, si je puis, vous voir, mais songez que cette tyrannie n’est pas de l’amitié. »


Février 1823. — « Lagarde est arrivé le 3 [février] à Bayonne. Je n’ai pu aller vous voir hier et je ne pourrai y aller encore aujourd’hui. Nous avons conseil, et je travaille pour la grande bataille demain à la Chambre des députés. Priez Dieu pour moi. »


Lundi [1823]. — « Il est bien inutile que je me retire pour travailler, si je reviens à Paris. Quand je ne fais rien, vous criez ; quand je m’occupe, vous ne le voulez pas : voilà les amis !… »


Mardi matin 22 juillet. — «… J’irai vous voir la semaine prochaine, et puis viendra le grand jour de la délivrance de Ferdinand. Soignez-vous bien, et surtout ne vous livrez pas à toutes vos folles tristesses. Travaillez, faites un nouveau Moine[3] ; votre tête vous laissera en repos. »


Vendredi matin [12 septembre 1823]. — « Certainement, ma sœur et mon amie, et pour toujours, malgré Cadix et le vent d’est. Cadix, j’espère beaucoup : la chose doit être assurée à présent, puisqu’on a dû attaquer l’île de Léon du 8 au 10 septembre. Attendons donc quelques jours. Nous saurons cela du 15 au 17. Mais cette fortune, cette changeante fortune ! Vous ne sauriez croire combien je m’en défie. Je voudrais bien n’avoir rien à faire avec elle. »


Mercredi, 24 septembre 1823. — «… Vous m’avez blessé ce soir au point que je ne vous le pardonnerai jamais. Il y a un terme à tout, et quand l’injustice va si loin, elle affranchit. »


Mercredi matin [1er octobre]. — «… Un mot d’amitié ? Ne vous ai-je pas dit depuis vingt ans un million de paroles ? »


Samedi matin [4 octobre] , — « Chère sœur, rien de nouveau. Ne grondez pas, nous sommes au milieu de l’événement, et en vérité, je ne puis quitter Paris pour un seul quart d’heure. »


Mercredi matin. — « Je dîne à 5 heures et demie chez l’ambassadeur d’Autriche ; ainsi, je ne pourrais vous voir très tard. A demain donc. Je ne puis rien à toutes les folies tristes que vous me dites. Vous aurez vos étrennes, mais je voudrais que vous puissiez passer vingt-quatre heures au ministère pour juger de mes loisirs. »


Dimanche. — « Je ne sais ce que vous voulez. Vous me tourmentez. Vous me faites mourir de chagrin. Soyez injuste, puisque vous voulez l’être. Je ne sais plus de remède à une imagination qui gâte tout, exagère tout et détruit tout. »


[1823]. — « Mme de C*** n’est point ici. Je suis accablé de travail. J’ai pourtant fait mettre mes chevaux pour aller vous voir. Mais cette violence est bien peu fondée… »


[1823]. — « Votre ennemie n’est pas arrivée. Hier, c’était le conseil, j’ai été forcé d’aller chez le Roi. Lisez le journal. Bon Dieu ! ne recommencez pas vous-même vos tracasseries… »


Les dernières années de Mme de Duras n’ont guère été qu’un long martyre. A ses peines morales, dont sa vive imagination lui faisait souvent exagérer l’acuité, étaient venues se joindre de violentes souffrances physiques. Elle avait en vain cherché un « divertissement, » — ou un dérivatif, — dans les Lettres. Les deux romans que nous avons d’elle, — et dont l’un au moins, Edouard, mériterait d’être mieux connu, et non pas seulement parce qu’il est une des « sources » de Dominique, — ses Réflexions et Prières nous font regretter qu’elle n’ait pas commencé plus tôt et fourni une plus longue et plus active carrière d’écrivain. Comme Mme de Sévigné, — à qui M. Pailhès la compare finement, — elle avait éminemment le tempérament littéraire, je veux dire un certain tour d’esprit et d’imagination, et le don de l’expression. Qu’il soit entré un peu de « littérature » dans son affection pour Chateaubriand, c’est ce qui me paraît l’évidence même, et c’est ce qui, peut-être, nous autorise à ne pas prendre trop à la rigueur ses lettres éplorées et gémissantes. Les hommes ou les femmes de lettres sont ainsi faits, hélas ! que leurs expressions dépassent toujours un peu leur pensée, ou leur sentiment intime. A leur insu, ils arrangent, pour l’exprimer, ce qui se passe au fond de leur cœur, et, en l’exprimant, ils s’en « soulagent. » C’est la commune rançon de leur talent et de leur succès, ou de leur gloire. A en croire certaines lettres de Mme de Duras, Chateaubriand eût été le plus inconstant, le plus ingrat, le plus égoïste des amis. En réalité, il n’était pas aussi noir que la « chère sœur » se le représentait parfois.

« Non, ma chère Rosalie, — écrivait-elle en 1823, dans un jour de justice, à Mlle de Constant, — M. de Chateaubriand ne m’a point abandonnée. Son amitié m’a toujours été fidèle, et la mienne l’a suivi dans toutes ses fortunes. Depuis quinze ans, je le vois tous les jours ; il n’a jamais cessé de m’être attaché, et son affection est aussi une consolation dans ma vie, un adoucissement à mes peines. Mais un des résultats d’une grande douleur, c’est d’empêcher de jouir de ce qui nous reste : on a perdu la sécurité, on n’ose s’appuyer sur rien, et cela suffit pour tout gâter. »

Cette « grande douleur, » c’est celle que lui causa le détachement de sa fille Félicie, qu’elle avait aimée tout d’abord, — et préférée, — comme elle aimait toutes choses, d’un amour passionné, et qui, au fond, fut peut-être moins dénaturée, moins coupable elle aussi, que sa mère n’a voulu le croire… Mais nous sommes toujours mauvais juges des douleurs d’autrui ; et que l’imagination y ait eu sa part ou non, celles dont témoignent les lettres de Mme de Duras à Rosalie de Constant dans les quatre dernières années de sa vie n’en sont pas moins réelles et navrantes. Toute malade qu’elle soit, elle continue à s’intéresser très activement aux faits et gestes du « cher frère. » Elle écrit d’Andilly à son amie de Lausanne, le 24 juillet 1824 :

« M. de Chateaubriand y viendra [à Andilly] après le départ de sa femme qui va passer quelques mois en Suisse, mais ce n’est pas dans la partie que vous habitez. Vous jugez que j’ai été bien fâchée de cette rupture [entre Chateaubriand et Villèle], je ne vois pas de repos possible sans cette union de deux hommes que rien n’aurait dû éloigner l’un de l’autre et qui pouvaient faire tant de bien. Je veux oublier la politique où les femmes ne sont guère que par sentiment. Je voudrais que M. de Chat[eaubriand] travaillât, mais il n’en fera rien. Son Histoire de France eût été admirable. Je lis Froissart qui me fait doublement regretter que M. de Chat[eaubriand] ne soit pas le Froissart de nos temps ! Qui pourrait les peindre mieux que lui ? »

Elle disait un peu plus tard de Mme de Chateaubriand : « C’est une personne qui a de l’esprit et surtout de l’originalité ; elle adore son mari et cela me paraît sa meilleure qualité[4]. » Et, en 1826, les deux époux ayant formé le projet de passer quelque temps à Lausanne, elle adresse lettres sur lettres à Mlle de Constant pour la prier de se mettre à leur disposition et de leur procurer une maison meublée à leur convenance[5]. « Ce ménage ne procède point comme tout le monde, écrivait-elle à son amie ; mais il a tout ce qui est bien et bon à vivre, et vous les aimerez. » Et encore : « J’ai eu tort de ne pas vous prévenir sur les défauts de M. de Chat[eaubriand]. C’est un sauvage et le plus insociable des sauvages. Quand il était ministre ou ambassadeur, on ne pouvait parvenir à lui faire visite ; ne cherchez donc pas à le mettre dans le monde. Il est plus touché que je ne puis vous le dire de vos bons soins ; c’est vous qu’il aime à voir, et la confiance viendra. » Mais elle souffrait toujours, de jalousie peut-être autant que de ses misères physiques. « M. de Chateaubriand, disait-elle à Rosalie, ne me croira malade que quand je serai morte : c’est sa manière : elle épargne bien des inquiétudes, et si j’avais eu cette manière d’aimer, il est probable que je me porterais mieux. » Or, cinq jours après, Chateaubriand lui écrivait, en réponse sans doute à de nouvelles suspicions et à de nouvelles plaintes : « Je vous écrivais de mon côté, tandis que vous m’écriviez du vôtre. Votre bonne écriture m’avait tout réjoui, et puis j’ai trouvé que vous souffriez de nouveau. Je vous prêche une patience que je devrais avoir pour moi. Je souffre des maux cruels dans la jambe droite. Le pays est affreux pour les rhumatismes. Mes nuits sont comme celles du maréchal avant qu’il fût ambassadeur. Je les passe assis dans mon lit avec des rages de jambes comme on a des rages de dents. Le jour, je me traîne sur une béquille sous le bras. Convenez que je prendrais bien mon temps pour être amoureux avec des lunettes sur le nez et une béquille sous le bras. »

Rassurée un moment par ces déclarations, la pauvre malade aurait voulu faire un peu partager à son amie les sentimens qu’elle éprouvait pour René. Elle écrivait, non sans clairvoyance, à Mlle de Constant : « Ma chère, vous me parlez en énigmes sur M. et Mme de Chat… Vous ne me dites pas la vérité, et je veux la savoir. Vous n’en avez pas été contente, je le crains, cela m’afflige. Ils sont sauvages ; il est difficile de faire connaissance avec eux, mais ils sont bien reconnaissans de votre bonté et de tout ce que vous avez fait pour eux… Chère Rosalie, écrivez-moi, brisez la glace sur les Chateaubriand, dites-moi le fond de votre cœur. Hélas ! sans doute il n’est pas toujours ce que je voudrais et m’a souvent affligée ; mais la perfection de caractère ne peut être donnée que par la religion à ceux que le talent et le génie possèdent : ils ne sont pas eux-mêmes les trois quarts du temps. »

Quelques semaines après, à la suite d’une attaque de paralysie, elle écrivait encore avec mélancolie, mais avec plus d’amertume : « J’ai été si malade que je n’ai pu écrire depuis trois semaines, ni vous remercier de cette jolie fleur, encore moins du vase que M. de Chat[eaubriand] avait si bien oublié qu’il m’en a parlé avant-hier pour la première fois et que je ne l’ai pas encore en ma possession. Les génies ont de ces oublis. Heureux quand ils ne s’étendent qu’aux objets matériels ! » Mais, la maladie aidant, elle finissait par se départir de toute indulgence : « Je n’ai point votre petit vase. M. de Chat[eaubriand] a encore oublié de me l’apporter hier, il oublie tout, et surtout ceux qu’il aime : le tien n’est rien pour lui. Je l’ai vu deux fois, depuis son retour, dont hier était une ; je lui ai dit que vous en seriez scandalisée. Il faut l’aimer quand même, mais [ne] jamais compter sur ce qui exige un sacrifice. A Paris, il vient tous les jours, je suis sa promenade et son habitude. Ici, il faut une journée, et chaque jour il dit : Demain. Voilà l’homme ; et voilà ce qui fait que toutes les personnes qui l’ont aimé ont été malheureuses, quoiqu’il ait de l’amitié et surtout beaucoup de bonté. »

Le jugement, cette fois, était sévère jusqu’à l’injustice. Assurément, Chateaubriand était oublieux, fantasque, et je ne dirai pas égoïste, mais égotiste, comme tous les hommes de génie. Mais il n’aurait pas été tant aimé, s’il n’avait pas été aimable, et capable, tout comme un autre, de sacrifice et de dévouement. Nous savons que, pendant ces dernières années de Mme de Duras, il lui donnait le plus qu’il pouvait de son temps, s’ingéniait à la distraire par ses visites, ses conversations, les lentes promenades qu’elle faisait à son bras. Il lui écrivait un 1er janvier : « Ma vie ne sera pas bien longue, mais ce qui m’en reste est à vous. Je ne sais pourquoi je suis si sensible aux nouvelles années. Qu’y a-t-il de différent entre hier et aujourd’hui ? Apparemment qu’un 1er janvier est un jour où l’on tourne la tête et où l’on regarde derrière soi sur le chemin qu’on a parcouru. Je vois que j’ai marché avec vous, et j’achèverai avec vous le voyage. »

Voici peut-être la dernière, ou tout au moins l’une des dernières lettres qu’elle reçut de lui :


Paris, le 27 décembre 1827. — « Cette lettre vous arrivera le 1er janvier pour vous souhaiter la bonne année. Elle le sera pour nous, car enfin vous nous reviendrez. Vous cesserez d’avoir vos amis en antipathie, et comme le temps vous aura prouvé que votre maladie, pour avoir été longue, n’a rien cependant de grave, rassurée sur l’avenir, vous voudrez le passer au milieu de ceux qui vous aiment.

« Je ne puis vous mander les caquets de la société, puisque je ne sors pas de mon hospice, mais je puis vous parler des bruits politiques. Ma position est complètement changée. Les dernières élections ayant prouvé que toute la France est constitutionnelle et monarchique, on convient que j’avais raison. Il n’y a rien de plus comique que d’entendre aujourd’hui la Cour même parler de la Charte et de la nécessité de marcher avec les libertés publiques. On ne parle que d’un ministère de coalition, et personne ne sourcille au nom même de Royer-Collard et de Casimir Perier. En effet, il n’y a qu’un ministère de coalition possible et raisonnable. Avec cela, on aura la session la plus tranquille et la France la plus heureuse et la plus satisfaite. Si, depuis dix ans que nous leur crions d’entrer franchement dans la Charte, ils avaient voulu nous écouter, ils se seraient épargné bien des maux.

« Il est à peu près démontré que Villèle ne peut pas attendre la réunion des Chambres pour se retirer. Si la soif du pouvoir le poussait jusqu’à braver l’orage, il serait assommé par l’Adresse, et ce serait à lui un véritable crime de mettre la couronne en lutte avec le pouvoir démocratique. Mais vous connaissez son audace, sa légèreté et ses continuelles erreurs. Il est homme à rêver qu’il a une majorité, quand il est démontré qu’il n’aurait pas 50 voix dans la Chambre des députés, et qu’il n’a pas même la majorité dans la Chambre des pairs, malgré les 76. Il s’est trompé toute sa vie, et sur tout. Avant les élections, il assurait qu’il aurait dans les collèges 322 ou 323 voix pour lui : il n’avait de doute que pour cette seule vingt-troisième voix !

« Vous me demandez ce que je serai dans le ministère futur. Dieu et le Roi le savent, et j’ai aussi mon secret. Il trompera bien du monde qui croyait à mon ambition effrénée. Quoi qu’il en soit de l’avenir, tous ceux qui veulent être ministres dans toutes les nuances d’opposition, croient avoir besoin au moins de ma non-opposition pour marcher. Ils peuvent être tranquilles. Je ne désire et n’appelle que le repos pour moi, la gloire pour le Roi et une liberté raisonnable pour la France.

« Quand vous reviendrez, vous retrouverez tous les orages passés, toutes les questions politiques décidées. Quand on ne contestera plus nos institutions, on n’en parlera plus, les journaux redeviendront ce qu’ils doivent être ; ils perdront ce ton passionné que produisent l’irritation et les contestations vives. On s’occupera de littérature et d’art. Vous reprendrez votre sceptre, et je passerai auprès de vous mes vieux et derniers jours.

« Hommages et grâces nouvelles pour le nouvel an à la signora Clara. »


Il essayait ainsi de donner le change à son amie, mais sans se faire beaucoup d’illusions sur le sort qui lui était réservé, car il écrivait, le 15 janvier 1828, à Mme de Cottens :

« Je suis menacé d’un grand malheur : Mme de Duras se meurt à Nice : vous avez vu passer à Lausanne cette pauvre femme, comme vous avez vu passer Mme de Custine. J’étais destiné à voir revenir deux cercueils de cette terre où vous respirez et où votre bonté pour moi promettait des consolations à ma vie. Au moment où je vous écris, j’ai envoyé savoir des nouvelles de mon admirable et ancienne amie, et peut-être vous apprendrai-je, avant de fermer cette lettre, l’arrêt fatal. »

Le 18 janvier, Mme de Duras expirait. Le 26 décembre, elle s’était fait relire son testament de 1820 : elle léguait au « cher frère » une copie de la Sainte Famille de Raphaël, par Mignard, une copie de son portrait, et la pendule de son cabinet, — celle qui, tant de fois, avait sonné ce qu’ils appelaient « l’heure sacrée, » et qu’elle avait fait arrêter en 1822, « pour ne plus entendre sonner les heures où il ne viendrait plus. »

Le 3 février 1828, Chateaubriand répondait en ces termes aux condoléances de Mme de Cottens :

« Je vous remercie, madame ; ma peine est profonde, et beaucoup plus que je ne le dis et ne le veux et ne puis l’exprimer. Mme de Rauzan [Clara] arrive aujourd’hui ; ne sais si j’aurai le courage de la voir. Dieu, au reste, est pour tout cela dans notre vie ; et que ferions-nous, sans ce dernier et impérissable appui ?

« Je vous remercie encore : dites aussi à Mlle de Constant que je prends part à sa douleur comme elle a la bonté de prendre part à la mienne. »

Et en 1839, il écrivait enfin dans les Mémoires d’Outre-Tombe :


Depuis que j’ai perdu cette personne si généreuse, d’une âme si noble, d’un esprit qui réunissait quelque chose de la force de la pensée de Mme du Staël à la grâce du talent de Mme de La Fayette, je n’ai cessé en la pleurant de me reprocher les inégalités dont j’ai pu affliger quelquefois des cœurs qui m’étaient dévoués. Veillons bien sur notre caractère. Songeons que nous pouvons, avec un attachement profond, n’en pas moins empoisonner des jours que nous rachèterions au prix de tout notre sang. Quand nos amis sont descendus dans la tombe, quel moyen avons-nous de réparer nos torts ? Nos inutiles regrets, nos vains repentirs sont-ils un remède aux peines que nous leur avons faites ? Ils auraient mieux aimé de nous un sourire pendant leur vie que toutes nos larmes après leur mort.


Si Mme de Duras avait pu lire ces lignes, de quel cœur elle eût pardonné à René toutes les « inégalités » dont il l’avait fait souffrir !


VICTOR GIRAUD.

  1. La librairie Perrin va publier prochainement un important volume de M. G. Pailhès sur la Duchesse de Duras et Chateaubriand. M. Pailhès y a utilisé nombre de lettres inédites, — plus de cinq cents, — de Chateaubriand, de Mme de Duras, de Mme de la Tour du Pin, de Talleyrand, de Humboldt, etc. Il a bien voulu me permettre d’y puiser à pleines mains pour l’étude qu’on va lire. Je lui en exprime ici toute ma respectueuse gratitude.
  2. Un second mariage avait éloigné Félicie, la fille aînée de Mme de Duras, de sa mère. Ce fut la plus grande douleur de sa vie. On lira dans le livre de M. Pailhès les lettres navrantes où la pauvre mère révèle sa blessure intime à Rosalie de Constant.
  3. Roman malheureusement resté inédit de Mme de Duras.
  4. Voyez à cet égard G. Pailhès, Mme de Chateaubriand d’après ses Mémoires et sa Correspondance, 1887 ; Mme de Chateaubriand : Lettres inédites à Clausel de Coussergues, 1888 ; Chateaubriand, sa femme et ses amis, 1896 ; Bordeaux, Féret ; — et les Cahiers de Mme de Chateaubriand, publiés intégralement avec introduction et notes, par M. J. Ladreit de Lacharrière. Paris, Émile-Paul, 1909.
  5. Voyez les deux aimables et intéressans volumes de Mlle Lucie Achard sur Rosalie de Constant, sa famille et ses amis ; Genève, Eggimann.