Une Ambulance de gare
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 663-684).


UNE AMBULANCE
DE GARE

I

Une ville de France, et même d’Ile-de-France, toute grise, inégale, serrée dans sa large ceinture de boulevards nobles et déserts comme un coin du parc de Versailles, serrée autour de la place montante d’où jaillit, toute grise aussi, silencieuse et la face hautaine, la cathédrale à l’unique tour. La cathédrale, allongée comme un sphinx ou ramassée en fixité farouche ; surveillant un horizon de collines bleuâtres que longe, paresseusement attardée à contourner les prés et les avoines, la rivière luisante et lente sous les fins peupliers des rives.

Une ville de chez nous, gardée par une église de chez nous... Eglises de chez nous, réserves et sources de lumière, revêtues de rayons et d’ombres, et toujours si singulièrement colorées sur les fonds de ciel, qu’elles paraissent elles-mêmes des foyers de nuit ou d’aurore... Eglises de chez nous ! ô fleurs de notre race épanouie, si puissamment enracinées au sol et si hardiment élancées, si sobrement tragiques au-devant de l’orage et si follement chantantes dans l’azur, ô cathédrales de chez nous, symboles de notre âme, de notre âme d’autrefois et de maintenant, en ces heures de calmes volontés, de douleurs surhumaines et d’espoirs infinis ! Telle était cette église, pareille à toutes ses sœurs de France, qui veillait sur la petite ville parée de gentillesse, de quiétude et de douce raison...

Une lourde chaleur. L’air danse en réseaux blancs. Un silence solennel d’avant l’orage, chargé d’angoisse à en mourir. L’attenté aiguë où les heures sont éternelles, où chaque bruit, chaque herbe qui bouge prend une importance dans le souvenir, une attente à la fois exaspérante et recueillie : chacun seul devant son destin, prêt à crier, sentant la douleur vive d’un doigt pénétrant jusqu’au cœur... Attente.

Et tout à coup l’étrange glas que sonne la cloche la plus grave de la tour... Voix de cauchemar, voix d’agonie, délire ou hallucination ; coups martelés implacablement ; bourdonnement qui va s’élargissant, et qui s’impose, et qui remplit la ville, la vallée, auquel répond en chaque village une autre voix ; appel qui monte du fond des siècles et que chacun, sans l’avoir jamais entendu, reconnaît... Tocsin, voix du tocsin, tragique et lente, la même qu’en ce temps où les guetteurs de l’antique cité voyaient du haut de leur beffroi les flots de l’inondation gagner la plaine, les flammes de l’incendie dévorer les poutres des toits, les froids éclairs d’acier d’une forêt de piques, surgie à l’horizon et grossissante, scander la marche de l’ennemi.

1er -2 août 1914. — Pour ceux qui partaient, c’était bien simple. Ils s’élançaient, sans regarder derrière, les yeux brillans et la bouche gamine. Même enthousiasme, même insouciance, même héroïsme inconscient. Sur les douces collines de France, la Marseillaise s’était dressée, les cheveux dénoués par le vent des Victoires, glaive tiré, criant : Aux armes ! Et tous, au-dessous d’elle voyant flotter les trois couleurs, choisissaient celle de leurs rêves, rouge des batailles, blanc mystique et bleu des poètes... la choisissaient et couraient au tournoi.

Mais ceux qui restaient... oh ! ceux qui restent ! La vie qui s’arrête de battre en plein cours et dans les décors où tout à l’heure elle débordait de puissance ! Tristes maisons changées en châteaux de la Belle au bois dormant, où régnera la mort jusqu’au « Retour, » chambres closes qui gardent le parfum de l’absent, jardins lugubres où fleurit une cruelle moisson de roses, route blanche, qui ne résonne plus d’un cher pas familier, allée tournante où s’encadrait la silhouette disparue. Repas silencieux autour de la table trop grande, les regards se fuyant, et le pain salé par les larmes. Longueur insoutenable des heures et des jours. Vision du bonheur qui s’écroule, et d’une ombre, au-devant de soi, que l’on voit naître, grandir et s’allonger jusqu’à tout ensevelir. Maisons désolées, tristes demeures, désertées même par « ceux qui restent, » avides de fuir la hantise de leur douleur... Tristes habitans des tristes demeures, jetés dans la rue afin de s’enivrer dans les remous qui poussent la foule vers le même pôle : la voie de l’Est, la voie chantante et délirante où passent, hurlant la Marseillaise, les beaux trains fleuris des premiers jours de mobilisation...

Ceux qui restent ! Ah ! la stupidité, l’infériorité, l’inutilité de n’être qu’un « civil » dans l’élan des premiers jours de guerre ! La soif de dévouement, le besoin de s’étourdir dans le travail, le désir d’approcher, quand ce ne serait qu’à genoux, en leur lavant les pieds, tous nos soldats de France, l’orgueil de se sentir « militaire » un peu ! Pauvres civils, en quête d’un brassard, d’un insigne, d’un chef ou d’un drapeau ! Les Croix-Rouge les recueilleront comme des soldats dispersés.


DANS L’ATTENTE

COMMENT ON S’ENRÔLAIT. — Pluie fine sur la place. Le buffet de la gare où flotte désormais le drapeau blanc à la croix rouge. Des messieurs importans font des gestes affairés derrière les vitres dépolies. Une dame sévère préside à l’aménagement des lits et du matériel.

Intimidée, l’aspirante infirmière se promène un quart d’heure devant la porte et, sous la pluie, fait plusieurs fausses entrées inaperçues, enfin, sollicitée d’un « Que voulez-vous, madame ? » assez sec, par des gens qui veulent signifier qu’ils n’ont pas de temps à perdre, entre bravement, la bouche sèche et les membres froids. Humblement et ardemment, cachant ses larmes, elle prie qu’on l’accueille, solitaire et abandonnée, qu’on la sauve de l’horreur de son oisiveté.

Un peu brusques, ils la sondent : « Si jeune ! que savez-vous ? A quoi prétendez-vous servir ? » Narquois, ils la toisent : « Ah ! la petite, peut-être que l’on s’imagine venir jouer à la poupée ? panser un bras articulé ? des mannequins de bois ? Une infirmière qui s’évanouirait à la vue de la première vraie blessure ! » La dame sévère lance, d’un air de ne pas y toucher, et comme si elle parlait au mur : « Nous pouvons choisir. Nous avons dix fois plus de demandes qu’il ne nous en faudrait. » Un monsieur intervient, plus conciliant : « Inscrivez tout de même : nous verrons après. »

Alors la jeune femme se raffermit, bien mieux elle s’exalte, la voix changée, dans sa résolution. Elle sent que la partie se joue, qu’il s’agit d’un seul mot. Un peu de colère lui vient de n’être pas comprise. C’est le fond de son cœur qu’elle voudrait leur montrer. « Servir, oh ! servir ! se donner toute ! » Et des mots éloquens lui montent aux lèvres, vibrans de douleur et d’emportement.

Un courant sympathique s’établit... Elle a trouvé le chemin des âmes, elle reconnait sur les visages, tout à l’heure froids et ironiques, même douleur et même exaltation. Chacun pressent le déchirant secret de l’autre. Les mains se tendent. Le grand registre s’ouvre et la nouvelle enrôlée donne son adresse et son nom.

RÉUNION GÉNÉRALE. — Encore de la pluie, mais par averses. Une énorme tente à plusieurs compartimens, près de baraquemens de fortune dans la cour de la gare des marchandises. On croirait une installation de cirque forain.

Sous la tente, assemblée plénière : quelques femmes du peuple et quelques isolées, puis toute une société. Les plus jolies dames, les plus riches ou les mieux considérées, des commerçans, des industriels, des magistrats, des professeurs, des docteurs, des prêtres. Tous se reconnaissent, se saluent, jacassent comme dans un des salons de la ville... si fort, même, que le Bureau se voit forcé d’intervenir plusieurs fois et très énergiquement pour établir un relatif silence.

Le Bureau : une dame et trois messieurs assis sur de mauvaises chaises devant une table de bois blanc. L’assistance est debout. A quelques dames vacillantes on désigne les uniques sièges vacans : des piles de sacs de grosse toile. Par les jointures de la tente, l’averse pénètre et l’on ouvre des parapluies.

On expose le but de l’œuvre, et c’est très simple : soigner, panser, ravitailler, réconforter les blessés des trains sanitaires qui, bientôt malheureusement, ramèneront de la frontière une partie de cette belle jeunesse dont les chants et les cris, parvenant au passage, évoquent par sursauts la terrible réalité, alimentent les larmes.

Pour assurer le service, trois dames, nuit et jour, veillent à l’infirmerie, à la lingerie, aux cuisines, avec trois hommes de garde, pour les protéger et les aider. Une heure avant le passage des trains sanitaires, de petits cyclistes de bonne volonté préviennent, dans leur demeure, les membres auxiliaires. Le remplacement s’assure par un roulement régulier du personnel.

Exactitude militaire demandée. Obéissance scrupuleuse. Fidélité au poste, — même sous le feu des ennemis. (Ici la voix de l’orateur devient tonnante, son geste pathétique confirme les plus héroïques résolutions, et l’on applaudit chaleureusement, tout en se rappelant avec une secrète complaisance que 400 kilomètres de bonne terre libre séparent la ville de l’ennemi.)

Comme péroraison, la voix de l’orateur (une femme) se brise dans un sanglot... D’enthousiasme, les statuts sont approuvés, la liste des engagés se grossit d’adhésions nouvelles, les mains se serrent, le brouhaha recommence, puis un piétinement dans la boue, un moutonnement de parapluies reluisans d’eau, coulant par toutes leurs gouttières, et les assistans rentrent chez eux.

...On avait dit : « Le costume est de rigueur ! » Et c’était la préoccupation de chacune. Celles dont la garde commençait le lendemain, enfiévrées, soucieuses de bien faire leur entrée, couraient les magasins, mobilisant les couturières et les toiles avec cet enfantin plaisir que toute femme ressent à s’habiller de neuf, et qui fait que les veuves, les plus tristes veuves, savent encore draper coquettement les voiles noirs et les bandeaux sur leurs cheveux.

Costume d’infirmière : jolie vision, banalisée maintenant, mais douce quand même. Blancheurs d’anges, religieuses auxquelles on permettrait un brin de fantaisie sous la coiffe, fronts marqués comme d’une étoile par la petite croix de sang, fiancées, sœurs, épouses, mères, perdant, de par cet uniforme, le droit de n’appartenir qu’à un seul, et devenant toutes, sans âge, beauté, ni rang, les servantes de la Pitié.

Première nuit de veille. — Elles sont deux petites infirmières. La prise de service est à 18 heures (exactitude militaire). Par crainte d’arriver à 18 à 02, ou à 18 à 04, elles ont dîné hâtivement à l’heure où généralement on goûte, et les voilà, doublant le pas sur la route, un peu mal à l’aise dans leur toile blanche et leur voile, que tire le vent ; intimidées surtout par les regards surpris, curieux toujours et parfois railleurs : elles sont les « premières » rencontrées... Elles se pressent, elles se pressent, ayant vu leur chef de service tourner la rue à quelques mètres en avant d’elles, entendent sonner des heures imaginaires à toutes les pendules du quartier, et font leur entrée un quart d’heure trop tôt, ce dont on les félicite : « C’est si rare, chez les dames, » paraît-il.

L’infirmerie est pleine d’infirmières. Elles sont trois dames de garde, mais on ne s’en douterait pas. C’est un remue-ménage indescriptible. Des boîtes, des bocaux, des flacons, des cuvettes remplacent les sandwiches et les liqueurs fines sur le comptoir de marbre blanc. Des mains rangent, d’autres bousculent ce qui vient d’être rangé, des couvercles sont ouverts et fermés dix fois successivement, pour rien, pour le plaisir. Ces jeunes femmes éprouvent une griserie de nouvelles locataires.

Les visiteurs affluent : administrateurs, médecins, infirmières des hôpitaux de la ville, parens et amis. L’infirmière-major fait les honneurs de la maison : c’est une inauguration, un vernissage ; il y a tout le monde dans l’infirmerie... sauf les trois dames de garde qui se sont réfugiées sagement dans leur salle de veille.

Aux approches de la nuit, l’infirmerie se vide et les trois dames se trouvent seules. Au-dessus des vitres dépolies, des têtes de curieux se hissent, depuis la place. Du côté des quais, la porte grande ouverte laisse entrer une chaude vapeur de nuit d’été. L’éclairage est parcimonieux : la ville craint de manquer de gaz.

Elles sont toutes trois à se regarder, comme trois ombres évoquées, entre une rangée de cinq lits vides et le comptoir. Les bocaux ont des lueurs perverses ; ils attendent le magicien pour une scène d’incantation. L’atmosphère est étrange. Est-ce un conte ou un rêve ? De quel culte sont-elles les célébrantes, en ce costume et dans ce décor ? Chaque geste, en ces lieux, prend la valeur d’un rite. De peur de rompre le charme, les voix s’assourdissent et les pas glissent. Tout ne va-t-il pas s’évanouir ?

Une torpeur douce les envahit. Pourquoi sont-elles là ? Qu’y feront-elles ? Cela n’est plus très clair. Elles jouent leur rôle dans le mystère muet des dames blanches, des lits vides, des lampes à demi mortes et de la profonde nuit d’été. Leurs idées se troublent : elles vivent une heure qui ne peut se situer, ni dans l’espace, ni dans le temps. Sont-elles des religieuses ou des pensionnaires au dortoir ?

Un train passe. D’un grand frisson elles recouvrent conscience. Et chacune, en secret, sent la présence d’un quatrième personnage, un redoutable Inconnu qui vient prendre son rôle à côté d’elles, invisible, muet, aveugle et sourd. Chacune se sent guettée par son destin.

Pour cesser l’enchantement et maintenir la hiérarchie, l’infirmière en chef se croit obligée de commander quelques manœuvres inutiles : ouvrir et refermer les couvercles, tapoter les oreillers des lits ; enfin, lasse d’imaginer, elle donne le signal de la retraite. Et les trois ombres s’assurent de toutes les serrures et se glissent à petits pas, sans bruit, sans bruit, jusqu’à leur salle de garde contiguë.

Là, trois fauteuils les attendent, et une table, où des mains bien intentionnées ont déjà déposé le manuel des infirmières et des exercices de piété. Des demi-cloisons de planches séparent leur cellule de toutes ses pareilles qui ont été aménagées dans la vaste salle d’attente.

Trois dames blanches... trois fauteuils... trois couvertures… Les heures s’étirent démesurément.

Les yeux à demi clos, elles suivent les bruits qui meublent le silence : les trois messieurs de garde, leurs voisins, discutent inlassablement ; chez les officiers, leurs autres voisins, une porte claque ; des ronflemens de territoriaux se succèdent en mesure ; des trains passent, sans trêve, mais tellement apaisés que les cris d’un soldat : « A Berlin ! A bas Guillaume ! » restent sans écho. Et la demi-somnolence vient, le sommeil enfin sur les trois voiles qui penchent...

Lorsqu’elles dorment tout à fait, un grand bruit à la porte, un réveil en sursaut, l’estomac chaviré, les paupières piquantes, et la bouche sèche. Les trois remplaçantes viennent prendre leur garde. Il est minuit. Avec elles entre un air glacé qui vivifie la petite salle, chaude et viciée comme un compartiment de train. Elles laissent pénétrer la fraîcheur avec délices. Une voix rageuse, sortie de la salle des officiers, les rappelle crûment à l’ordre :

« Fermez donc la porte, nom d’un chien ! Voilà qu’elles m’ont fait prendre un rhume ! »

Des accompagnateurs. — En moyenne, ils ont cinquante ans. Il leur faut presque un âge de tout repos... et puis les jeunes ne sont plus là.

Ils ont salué ces dames à la sortie de leur salle de garde, se sont enquis de leurs demeures, se les sont partagées, et les voilà dans la nuit noire, chevaliers servans ou paternels gardiens, escortant à travers les rues, voire les faubourgs et même les routes, la respectable bonne vieille dame, la petite jeune femme fringante, bavarde et sautillante comme trois merles, ou la mélancolique forme noire, muette et rigide sous sa grande mante à capuchon.

Il y a de charmans vieux cavaliers qui s’offrent à porter le sac, le réticule ou les menus paquets. Ils s’ingénient à fleurir le temps de délicieuses banalités et jugent leur devoir accompli seulement lorsque le verrou est tiré, à leur nez, derrière leur protégée.

D’autres se prétendent ravis. Leur promenade forcée, ils la qualifient d’hygiénique, de sportive... ou de romantique, et s’extasient sur la fraîcheur de l’air, la pureté de la lune, le chant des crapauds et la sonorité des routes.

Il y en a qui marchent à grands pas, tirant à la remorque la grosse dame essoufflée qui roule comme un petit tonneau. Il est pressé de retrouver sa tasse de camomille et son lit chaud, et n’a que faire de paroles inutiles. A celui-là, justement, échoit la dame qui demeure à l’autre bout de la ville, presque aux champs. Minuit : deux kilomètres... la camomille sera froide... Brr !... Quel brouillard !... Il lève le col de son pardessus et met son mouchoir devant sa bouche. N’arrivera-t-on jamais ? Il ne sera pas couché avant deux heures du matin ! Enfin, voilà ! « Bonsoir ! — Bonsoir ! » Il salue sans s’arrêter, semant la dame plus qu’il ne la dépose au seuil de sa maison, et fait demi-tour avant qu’elle ait eu le temps de remercier.

NUITS DE GARDE. — Les premières sont vides, désespérément vaines. Les équipes de trois remplacent régulièrement les équipes de trois. Et chacune a déjà son allure et ses habitudes vite nées.

Il y a l’équipe où l’on dort, vautré de tout son long, tout bonnement, sans élégance, sur les lits qui sont venus s’adjoindre aux trois fauteuils... et tout à fait sans élégance, puisqu’un beau jour on lit sur la muraille : « Prière d’ôter ses bottines avant de s’allonger. »

Il y a l’équipe joyeuse où l’on bavarde entre deux tasses de thé, grignotant les premiers potins de l’assemblée, riant si fort que du compartiment des officiers monte un : « Tonnerre ! Pourrons-nous dormir ? »

Pour compenser, une équipe de bonnes âmes pourvoit maternellement de café chaud ces messieurs de la gare, et ces messieurs les officiers, vers les minuit.

Ici les nuits se passent confortablement et dignement. On apporte ses pantoufles et des bas à tricoter pour les soldats.

Ici, les nuits sont tristes et muettes, chacune ayant au cœur assez d’ennui. Les plumes grincent sur d’interminables lettres ; les fronts, sous prétexte de mauvais éclairage, restent penchés obstinément sur les feuillets où de grosses larmes font déteindre l’encre.

L’équipe-béguinage : atmosphère de presbytère ou de pensionnaires au couvent. Ces dames n’ont pas d’âge sous leur voile, avec leur front lisse et leur face sans sourire. Les gestes sont menus, les pas glissés. C’est l’équipe méticuleuse et précieuse entre toutes, qui range, époussète et classe inlassablement jusqu’à l’heure fixée pour le sommeil : neuf heures... Toutes les portes fermées soigneusement et silencieusement... Les voix s’assourdissent, au point que les trois voiles doivent, pour s’entendre, se pencher l’un vers l’autre comme des cornettes de sœurs... (Il ne faut pas gêner ces messieurs de la gare.) — Interminables dévotions, par demandes et par réponses, chapelet, litanies, invocations, les trois dames agenouillées devant les trois fauteuils, en triangle, les dos tournés. Et puis, installation correcte sur les trois fauteuils, les mains croisées sur les genoux et la tête bien droite, jusqu’au réveil...

LA PREMIÈRE ALERTE. — La salle d’attente est divisée en alvéoles par des demi-cloisons de planches. Sommeil de « nuit de veille, » à demi conscient, dans la petite cellule des infirmières ; sourd bourdonnement de ruches des autres compartimens en travail ; torpeur, déchirée soudain par un appel sonnant, comme un clairon, l’alarme : « Croix-Rouge ! »

D’un bond, sans réfléchir, les deux jeunes femmes courent aux portes de l’infirmerie, le cœur battant, dans l’angoisse du premier contact avec un premier blessé de guerre... Chez les messieurs, leurs voisins, c’est une bruyante bousculade. Une voix crie : « Aux brancards ! Surtout, pas d’affolement ! »

L’infirmière en chef étudie son visage et se compose des gestes de maîtresse femme, à la hauteur des circonstances. Des ordres, d’abord, il s’agit de donner des ordres... A quoi servirait une infirmière en chef, si elle ne donnait pas d’ordres ?

Donc, elle arrête l’élan des deux novices pleines d’un zèle qu’elle juge intempestif :

— N’ouvrez pas la porte avant que ces messieurs aient le temps de passer leur pantalon... Monsieur l’aumônier, surtout !

Monsieur l’aumônier, un vénérable prêtre, dort à un bout de l’infirmerie ; à l’autre bout, c’est l’important M. S..., pharmacien-infirmier. La vieille dame écarte pudiquement les deux jeunes imprudentes, risque un œil : M. l’aumônier est déjà en soutane. Quant à l’honorable S..., il ronfle béatement. Que faire ? Des brancardiers, au dehors, heurtent déjà la porte... Tant pis ! Les deux jeunes révoltées font irruption dans la salle aux lits blancs... La grande porte des quais s’ouvre... Voilà le Blessé.

Le Blessé, et sa suite... toute une « quadrille, » les officiers à manchon blanc, les messieurs de garde, les brancardiers, vexés de leurs inutiles brancards : le Blessé marche seul. Du moins, six bras le soutiennent ; c’est tout juste s’il n’est pas porté en triomphe : un blessé, enfin !

C’est un grand diable d’artilleur, abandonné par un train montant. Pas le moindre pansement. Pas une trace de sang. Il a tous ses membres ! Les trois infirmières sont désappointées.

Il est assis au milieu de la salle. Les hommes font cercle. Les deux jeunes femmes agenouillées travaillent avec ardeur à extraire ses pieds des énormes bottes. L’infirmière en chef procède à l’interrogatoire.

Le pauvre bougre répond d’une voix pâteuse, l’air abruti et dégoûté : « Il a mal au ventre... Il vient de Chartres... » C’est tout ce que l’on peut en tirer. S..., enfin réveillé et habillé, prépare du bismuth, la tête hirsute et les yeux clignotans.

On décide qu’Il passera la nuit sur un des lits blancs. Pour une simple colique, Madame l’infirmière en chef déclare qu’Il a bien de la chance. — « Encore un qui voudrait arriver lorsque tout serait fini... »

En attendant, le malheureux dort d’un sommeil de plomb, vautré, anéanti. Il sent le cuir et la sueur. Les deux petites sont grondées parce qu’elles ont négligé d’étendre une toile cirée entre le drap et lui.

Avec attendrissement, elles le contemplent : Frère soldat ! Quel sommeil ! C’est un sommeil de guerre, déjà. Harassés, vaincus, ils dormiront n’importe où, tout équipés, sur le bord d’un fossé, dans la neige, dans l’eau... Frère soldat !

Soudain, un gémissement sourd, des cris, des convulsions : le malheureux se tord. — « Il est bien douillet, pour des coliques, » constate dédaigneusement la maîtresse infirmière. Les deux jeunes femmes sont indignées., Elles se mettraient à genoux devant ce grand paysan malheureux. Elles s’ingénient : « Si nous lui appliquions des serviettes chaudes sur le ventre ? » — S... secoué, réveillé, consulté, approuve d’un grognement sans tourner son visage obstinément dirigé vers le mur, en homme décidé à ne pas interrompre son sommeil pour si peu.

La vieille dame organise : l’une des aides chauffera la serviette, l’autre la portera — et se détournera pendant l’application. Car on ne pourra jamais accuser son service de manquer aux convenances. Ce n’est pas elle qui confierait à des jeunes filles un office dangereux pour la pudeur !

La nuit passe en tisanes, en compresses, en tapotages d’oreillers. O gloire ! le lendemain elles apprenaient qu’elles avaient soigné une crise d’appendicite... Comme cela aurait été vexant d’inaugurer par une colique, une vulgaire colique, leur beau cahier-journal ! Et de sa plus belle écriture, l’infirmière en chef couchera sur le registre tout neuf : « Etant de garde, nous, Mme P. de V... assistée de Mmes L... et C... avons recueilli cette nuit un artilleur du 4e corps atteint d’appendicite aiguë... Lui avons administré une potion au bismuth et des compresses chaudes... »

Quelques mesures pour rien. — Monotonie, monotonie, coupée de quelques rares alertes : un coup de pied de cheval, une crise d’épilepsie, une chute de coltineur, un pied ébouillanté, contusions, entorses, bobos insignifians, prétextes à pansemens modèles.

Le pansement au rite sacré ! L’opérateur lave et brosse interminablement ses mains qu’il tient écartées du corps, le pouce et l’index en l’air, tout humides, en attendant le moment d’intervenir... Une aide flambe la cuvette, et les ciseaux, l’autre prépare le membre malade... Eau bouillie, teinture d’iode... « Mademoiselle ! ce n’est pas la peine de flamber votre cuvette si vous en infectez le bord avec vos pouces ! » Vile ! vite ! les pièces de pansement... Les petites aides s’empressent, tenant les bandes, les compresses et le coton, comme un enfant de chœur les burettes. Religieusement, elles contemplent l’épanouissement d’un superbe spica, d’un beau huit de toile, autour d’une entorse, ou d’un bandage de tête en « côte de melon. » O triomphe du pansement ! beau pansement élégant, moulé suivant les règles de l’art, pansement de dispensaire ! Gloire des beaux pansemens exécutés avec tout le calme, tout le loisir voulu !

Les équipes luttaient et comparaient malignement entre elles la méthode de leur chef. On discutait le nombre de tours de bande qu’il fallait donner pour base à certains pansemens. bavardage des premiers jours ! Rien à faire. Rite de l’eau bouillie, rite des compresses, rites des bandes de toile et des carrés de tarlatane, pliage en deux, pliage en trois. Gestes toujours les mêmes dans la chaleur et l’odeur du formol !

Monotonie, monotonie — chaleur, formol ; formol, chaleur — entrecoupée de tasses de thé, de bavardages dans l’attente énervée d’un coup de téléphone qui ne retentit jamais :

« Allô !... de Reims... on vous signale un train de grands blessés pour 17 à 02. »


L’APPRENTISSAGE

Le premier train. — Le premier train ne fut pas signalé. Il arriva dans la nuit du lo août. Froid, pluie fine. Une demi-heure d’arrêt.

Aux cuisines on s’était lassé d’attendre vainement depuis quinze jours. Personne ne veillait. Pendant qu’une des dames se faisait forcer la porte afin de réchauffer bouillon et café, les deux autres prenaient contact.

Oh ! ce premier contact ! Nuit noire, wagons à bestiaux, lourde porte dure à ouvrir qui grince en roulant sur ses gonds. C’est très haut, on se hisse comme on peut avec les coudes et les genoux. Des territoriaux de bonne volonté suivent avec des lanternes.

Deux étages de civières, comme des hamacs de matelots ; une tête ou un pied dépasse, des mains pendent : cela sent l’étable, le renfermé, le sang chaud, odeur fade qui fait tourner le cœur. Dorment-ils ? On dirait des morts... Sur chacun, le brave homme dirige son falot ; la jeune femme se penche, et doucement interroge. « Du bouillon ? Du café ? » — « C’est cela ! » Réveillés un peu, ils tendent la main libre vers le quart brûlant où le bouillon fume ; à petites gorgées, comme rêvant encore, ils boivent jusqu’à la dernière goutte... Ils ont si froid !

« Madame ! Il y en a un, là, blessé aux deux bras... » Elle le découvre en marchant à quatre pattes sous les civières. Il est par terre, sur la paille. Agenouillée, elle soulève le pauvre visage pâle qu’elle appuie sur sa hanche, et doucement, soulevant sa tête, elle le fait boire d’un geste maternel et joli, tandis qu’il avance ses lèvres avec une grosse moue, comme un enfant.

Ils sont transis de froid. Celui-là, blessé aux jambes, a ses culottes fendues de bas en haut par les ciseaux pressés de l’ambulancier du front. Il est tout nu, glacé, rigide. Est-il mort ? Un autre, là, gémit, le pansement défait. Celui-là crie que « ça coule. » Un autre tend un bras tuméfié : de chaque côté du pansement trop serré un gros bourrelet de chair tendue se gonfle. Les bords de la tarlatane séchée entaillent douloureuse sent la peau luisante et rouge.

Il y a tant à faire, et elles ne sont que trois ! Alors, toute la gare les aide : soldats, employés, officiers. De l’infirmerie au train, du train aux cuisines, courses, trots, ordres, appels. Il n’y a plus d’âge, plus de sexe, plus de grades, tout le monde sert. Un commandant s’ébouillante avec un quart de grog brûlant. Deux territoriaux assistent sur la voie un pauvre éclopé que tourmentent d’affreuses coliques. On entortille les pieds nus dans tout ce que l’on peut trouver à la lingerie. Avec des épingles de sûreté l’on façonne deux bonnets de coton blanc en savates. Et pour celui qui n’avait plus de pantalon, le voilà plié dans un maillot de coton cardé, ligoté de bandes de toile. En trois quarts d’heure, tout est fini. Ils sont mieux, ils sourient.. Le train peut partir.

Les trois femmes haletantes se retrouvent à l’infirmerie, enfin close et calme. Un gros soupir dans le lit du fond, un bâillement de fauve, une face hérissée surgissant des mollesses d’un blanc oreiller : c’est M. S..., pharmacien, qui s’éveille après la bataille.

16 août. — Deuxième train. Il est annoncé deux heures à l’avance. Les petits cyclistes ont le loisir de parcourir la ville ; tout le personnel est prévenu.

L’infirmerie est toute blanche d’infirmières. Répétition générale. L’infirmière-major, la grande maîtresse, est là. Point n’est besoin de son brassard rouge pour la reconnaître : les sourcils hauts, le bonnet en diadème, la voix tranchante et le geste sec... tout tremble. Point d’initiative privée, chacune à son poste !

Dans l’hilarité générale on amène le petit chariot à pansement : on n’a pas trouvé mieux qu’un landau d’enfant, sans capote, déguisé sous de la peinture grise et deux croix rouges. L’équipe de service y entasse bouteilles, boîtes, bandes, coton, cuvettes et plateaux. Cela ressemble à la petite voiture d’un buffetier de gare : « Brioches... croissans... petits pains ? » On s’extasie, mais au fond de soi chacun trouve l’objet un peu ridicule, et lorsqu’il s’agit d’une bonne âme pour la pousser, toutes invoquent d’excellentes raisons pour décliner l’honneur... D’office, on désigne la plus jeune.

De même, il y a peu d’empressement autour de la marmite aux compresses. Mais on se dispute l’honneur du plateau chirurgical. L’une s’empare triomphalement du pinceau à teinture d’iode, l’autre d’une carafe d’eau bouillie. L’on s’assure des dames interprètes. (Il y aura des prisonniers.)

— Le train, mesdames !

La procession s’ébranle : l’infirmière-major, le docteur, tout de lin blanc, les manches relevées comme un sacrificateur, les bras humides et les mains hautes, afin d’éviter les contacts impurs. — « Brioches, croissans, petits pains, » la voiture où les bocaux dansent, encadrée de jolies dames aux bras nus qui se sont assurées de la belle ordonnance de leur coiffure avant d’affronter les quais. L’officiante au plateau le tient, ce cher plateau, comme s’il devait recevoir la tête de Jean-Baptiste. Suit : la marmite d’eau bouillie, balancée entre deux autres dames ; suivent : les mannes aux cuvettes ; enfin, les femmes de service avec des seaux hygiéniques.

Il y a foule sur les quais : tout le personnel de la gare : officiers, G. V. C., chapelet de braves territoriaux. Tous les majors des hôpitaux auxiliaires, l’air goguenard. Tout le comité de la Croix-Rouge : directeurs, administrateurs, secrétaires. Tout le personnel des cuisines : les dames auxiliaires avec leurs mannes à provisions établies sur des tréteaux de bois, par petits postes, le long des quais. Les messieurs affiliés... et c’est tout. Le quai regorge. Il n’y aura plus de place pour les blessés.

Le train. Le premier train « officiel, » moitié wagons de troisième, moitié wagons à bestiaux.

Blessés, tous ? oh ! si peu ! Aux bras, aux jambes, et si légèrement ! A peine sales, poussiéreux, noirs du train, rouges du hâle... et si joyeux ! « Ça marche ! On les a ! Ils filent comme des lapins ! Ah ! nos 75 ! Quel bon travail ! Les obus n’éclatent pas. ils visent trop bas ou trop haut. C’est pour ça qu’on est touché aux jambes. »

Ils sont tous sur les quais, pas sages du tout, dévalisant presque les corbeilles de vivres. Et rigolant : « Ah ! si ce n’est que ça, la guerre, pas vrai ! »

A peine trouve-t-on quelques pansemens à consolider. Trop d’infirmières. C’est une foire de rouge et de blanc. La confusion est extrême. On bavarde ! on se bouscule ! C’est un bel après-midi très chaud. Un aéroplane survole la voie comme un épervier, très haut, dans l’air qui danse. Le ciel est poudré d’or. La joie est délirante. ils en reviennent, ceux-là... ils ont vu... ils sont contens... On tes aura ! Noël ! Noël ! — Vive la France ! — Les taches rouges et blanches des costumes grouillent indescriptiblement. Les beaux majors pérorent. Les territoriaux et les blessés se tapent de grands coups sur les cuisses... Il fait bon vivre !

Le lendemain, désagréable constatation : pour six cents blessés on a prodigué deux mille tablettes de chocolat...

LE SERVICE MODÈLE. — A la fin d’une journée de la troisième semaine de guerre, un grand train de douze cents blessés tut annoncé. Il devait rester deux heures garé sur la voie des marchandises.

Tout le long des rails, des postes avaient été aménagés, un pour quatre wagons. Un grand baquet d’eau près d’une potence de bois où pendaient les essuie-mains ; des tréteaux supportant les mannettes pleines de vivres, tartines, chocolat, gruyère, biscuit, jambons, poires et sucre cassé ; mannettes pleines de quarts et de cuillers à soupe ; bidons énormes fumant de bouillon chaud et de café, bidons à grog, à lait, à vin. A chaque secteur, deux messieurs et deux dames auxiliaires.

Deux postes de dames infirmières accompagnant les docteurs à chaque bout du train, munies de leur voilure d’enfant et de leurs bocaux. Un poste central de dames lingères, chargées de serviettes de toilette, de mouchoirs, de chemises, de caleçons, de chaussettes de rechange que l’on avait ordre de distribuer parcimonieusement. Membres du Conseil d’administration circulant d’un bout à l’autre. Boy-scouts, en message continuel de l’infirmerie ou des cuisines aux petits postes. Des prêtres, des aumôniers, des dames visiteuses. Un cordon de territoriaux tout le long de la voie et des grilles d’entrée où la foule palpitante s’écrasait, avide de contempler ceux des leurs qui revenaient de là-bas. Le crépuscule d’été. Les taches blanches des groupes de femmes échelonnées de poste en poste. De l’impatience. De l’anxiété. De la surexcitation. Et l’allégresse de sentir dans la nuit tombante palpiter au vent léger la légèreté du voile blanc, dans un rêve de gloire, de pitié et d’héroïsme... Douloureuse et fervente petite ambulancière, ô femme de France, mûre pour le dévouement suprême et le sacrifice total !

Le train se gare, — oh ! lent, si lent ! — à reculons comme une bête malade et précautionneuse ; silencieusement, comme las déjà de tant de misère ; un train long, long, long, qui n’en finit plus ; si long que l’on doit le sectionner en deux tronçons sur deux voies ; et dont l’arrêt, le plus amorti qu’il soit possible, propage de wagons en wagons un soubresaut pénible et gémissant, où l’on croit percevoir une recrudescence de souffrance dans les pauvres chairs torturées,

Quelques wagons de première pour les officiers (mais la plupart gisent parmi leurs hommes), quelques troisièmes pour les moins atteints, et les énormes wagons à bestiaux, les wagons à civière où déjà quelques-uns s’immobilisent dans la rigidité de la mort.

Engourdis encore dans l’habitude de leur faim et de leur douleur, « ils » restent moroses, répondant à peine aux invites des assistantes. Et puis, ils finissent par comprendre, gagnés par l’entrain communicatif de ceux qui les sollicitent avec des gestes vifs et de bons sourires tendres. Et les valides sautent à terre, courant au baquet d’eau. Ah ! l’ivresse de l’eau, enfin ! Le premier frais contact contre leur peau brûlante, leurs joues noires, leurs fronts où la sueur et le sang collent les cheveux, leurs pauvres mains gonflées sous la (crasse et le cal, durcies comme du cuir, déjà, par quelques jours de vie errante !

Ceux qui portent un bras en écharpe (ou dont la manche vide et flasque révèle le membre coupé) regardent d’un œil d’envie les autres... qui ont deux bras. Timidement, d’abord, une jeune femme s’approche : « Si vous voulez que je lave votre main valide ? » Il balbutie, intimidé aussi : « C’est bien trop sale ! Ce n’est pas la peine ! » Mais les deux petites mains se sont déjà emparées de la grosse main noire et barbotent de compagnie dans le baquet. Maintenant ils rient tous deux, et la jeune femme s’enhardit : « Allons ! que je vous débarbouille, maintenant ! » Un peu rouge, il lui livre son bon visage qu’elle éponge tendrement, fraternellement, avec d’infinies précautions : « Au moins, je ne vous fais pas de mal ? » Lui, se prend d’un gros rire : « Ah ! vous pouvez racler, allez ! » Il trouve qu’elle ne frotte jamais assez fort.

Enfin, la soupe, la bonne soupe, le bouillon, dans les quarts, brûlant... Ceux qui n’ont qu’un bras droit, on les installe sur le marchepied du wagon, une cuiller dans la main, leur soupe à côté d’eux. Les invalides, on les aide, à la becquée, comme de tout petits, en soufflant la cuillerée fumante.

Pain, chocolat, grog, café, lait, vin, le petit poste se vide. Les quatre wagons du secteur ne contiennent plus que ceux que leur mal immobilise. Les visages se détendent, les langues se délient. Réchauffés, restaurés, soulagés, ils se mêlent aux infirmières maintenant ; c’est de nouveau la foule rouge, bleue et blanche, le bourdonnement et l’animation d’une foire.

Pendant ce temps, les docteurs passent, traçant le travail de leurs infirmières. Il y a toujours des pansemens défaits, des plaies à vif, des pansemens trop serrés, des hémorragies, des cas pressans. Ceux qui ne peuvent aller plus loin attendent sur des brancards leur transport aux hôpitaux de la ville. On panse dans les wagons, on panse sur les quais, des bras, des jambes, des torses, des têtes. Des lambeaux de toile maculée traînent partout, on piétine des tampons d’ouate, l’eau des cuvettes est rouge, les tabliers et les blouses blanches se tachent de sang, les doigts s’enfièvrent, les ordres s’exaspèrent, les aides ont à répondre à quatre demandes à la fois... Il y a tant à faire, et le temps est si court !

N’importe ! En deux heures, tout le train est visité, et lorsque, de nouveau, s’ébranle le long convoi, ce n’est plus le pauvre train mort, le train accablé et silencieux de l’arrière. Toutes les têtes sont aux portières, des faces heureuses et consolées, des yeux brillans, de bons sourires. Un déluge de merci, un délire de cris, mouchoirs, bras, mains, képis, s’évertuant à témoigner une gratitude véhémente.

Et quand l’immense clameur partie d’un bout à l’autre du train les salue au passage : « Vive la Croix-Rouge ! » la gorge contractée en un profond sanglot, elles se tiennent toutes là, près de leurs compagnons, debout, comme au port d’armes, tandis que les wagons défilent devant elles, leur train et leurs soldats !


QUELQUES SILHOUETTES

L’ÉVÊQUE. — Haute figure énergique. Aurait été chef de cité, au Moyen Age, debout sur les remparts, la mitre en tête, et la crosse à la main. Hôte assidu de l’ambulance. La tache violette que fait sa soutane devient populaire, sur les quais. Il ne manque le passage d’aucun train. Inépuisable source de médailles et de bénédictions, il soulève un enthousiasme indescriptible. Intrépide, volontaire, généreux, il encourage, électrise, vivifie. C’est l’Évêque. Le premier, à l’ambulance comme dans sa ville, comme devant l’invasion allemande... l’évêque de la bataille de la Marne !

Ne dédaigne pas, aux heures de grande presse, de mettre la main à la pâte, s’échaude plus d’une fois en passant des gamelles de bouillon brûlant, et se laisse bousculer avec bonheur par de petites infirmières courant en écervelées, un lourd bidon à chaque bras...

L’UN DES CHEFS. — Cheveux blancs, pâleur, politesse exquise et grande distinction. Donnant à chacune, par un simple salut, l’illusion d’avoir été remarquée et particulièrement appréciée.

L’âme, la tête, le bras. Le don de la présence simultanée aux cuisines, au conseil, sur le quai et dans les wagons. Le Patron avec une majuscule. L’homme sûr de lui-même, des autres, de sa tâche, de la guerre, de la France et de Dieu. Tranche immédiatement toute difficulté. Vous envoie promener en un tour de bras, et vous rappelle dix secondes après, avec un sourire éclatant...

LE DOCTEUR. — Long, maigre, affairé, si pressé toujours ! Le corps un peu courbé, par habitude ; les grands bras écartés en quête d’opérations. On ne peut se le représenter autrement que dépeçant, coupant, cousant, extirpant, grand sacrificateur, d’ailleurs parfaitement dévoué.

... Parfaitement dévoué, aussi, mais soucieux de ne pas se laisser déborder. Aime le travail propre et fini. Prudent, prudent, ne décidera rien qu’à propos. Le médecin des familles par excellence, le docteur « qui a fait ses humanités, » disert, modeste, un médecin comme on n’en trouve plus. Ennemi juré des microbes. Un peu distrait aussi : met dans la doublure de son chapeau sa pince et ses ciseaux qu’il vient de flamber soigneusement.

INFIRMIÈRES. — Courte, rougeaude, très bonne âme, le cœur sur la main, et si maternelle ! On la croirait descendue du tableau de la « femme hydropique » de Gérard Dow. On ne peut se l’imaginer autrement qu’armée de bols de tisane, ou de gros oreillers ventrus plein les bras. Luisante, suante de graisse, d’application, de bonne volonté, décidée à soigner à tout prix, fût-ce sans eau, ni coton, ni toile. Sourde, de bonne foi, à tout principe d’hygiène trop rigoureux et pansant pour panser, aveuglément, sans envisager les conséquences, comme une bonne chienne lèche la patte coupée de ses petits.

... Svelte, blondie au henné, la lèvre rouge et le tour des yeux bistre. Coiffe savamment adaptée, quoique négligemment posée, fin tablier travaillé de jours, blouse assez longue pour ne point ridiculiser la silhouette, assez courte pour découvrir un modèle de jambe tendrement nuancée par une illusion de bas de soie, talons immanquablement Louis XV, enfin, l’infirmière gravure démode ou réclame pharmaceutique. Se contente de suivre le docteur, un pinceau à teinture d’iode délicatement tenu par une main effilée, le petit doigt élégamment écarté. Ou bien distribue des cartes à écrire, ou des cigarettes, ou fait simplement l’aumône de sa jolie présence, n’oubliant pas, entre chaque train, de rentrer chez elle s’enduire à nouveau de rouge, de noir et de blanc.

... La coiffe en bataille, les poings aux hanches, le verbe haut, hardie, sans respect, sans pitié, sans peur ni reproche, apostrophant un général comme un simple tourlourou, pirouettant au nez de l’évêque ; à toute heure partout, l’indispensable, l’enfant terrible. Bonne fille, au fond, dévouée, enragée de dévouement. Un peu de la cantinière vieux style, ou de la fille du régiment.

...Diplômée, oh ! très diplômée, très suffisante, très digne. Accueille vos demandes d’explication d’un air de grande douceur méprisante, persuadée que vous êtes à jamais incapable de saisir les fins secrets de l’art. Possède des principes très arrêtés sur la façon de plier les compresses. Fignolera, pendant un quart d’heure, de beaux « épis » de toile bien réguliers autour d’un bras.

...Diplômée aussi, un long passé d’hôpital, de charité, de dispensaire, mais bonne, simple et vraie. Votre sœur plutôt que votre maître. Une femme avec toute la douceur, toute l’intelligence, toute la vivacité, tout le dévouement. Suppléerait un médecin, mais ne rougit pas des plus humbles besognes. Noble visage. D’ailleurs fort jalousée.


DES BLESSÉS

L’Alsace, le Luxembourg, Dinant..., les trains descendaient, de plus en plus serrés, de plus en plus nombreux. On commençait à se rendre compte de ce que c’est que la guerre et de ce que c’est que servir.

Tout chauds, tout fumans de la bataille, ils arrivaient là, tels qu’on les avait ramassés sur la terre, ou tels qu’ils s’étaient jetés dans les wagons, dans la hâte et la terreur d’être oubliés. Il y en avait d’exubérans, de hâbleurs, de joyeux, gavroches parisiens ou loustics du Midi. Ceux-là riaient de tout, de leur mal, de leur accoutrement, de leur faim, de leur fatigue, du canon, des mitrailleuses, de la bataille et de la mort. Du beau rire français, de ce rire qui les exaspère, ce rire que nul étranger, même le plus bienveillant, ne peut comprendre... et qui nous vaudra éternellement cette épithète : « Le Français est léger. » O noble légèreté en face de leur lourdeur ! Rire français qui monte aux lèvres comme aux joues d’une jeune fille le rouge de la pudeur ! Rire français, qui pourra jamais comprendre tout ce que tu caches d’héroïsme, d’abnégation, de sérieux profond et de grande bonté ? Rire français derrière lequel se retranche notre race, raffinement de coquetterie suprême, élégante humilité de celle qui sait sa puissance, mais, — voulant plaire, — cherche à se la faire pardonner, à la faire oublier en l’oubliant elle-même de la meilleure grâce du monde, et d’une entière bonne foi ! Insouciance jolie, qui cache un froid courage et le souverain mépris du danger ; inaltérable bonne humeur ; acte de foi magnifique dans les destinées de la race, race des croisés, des chevaliers sans peur et sans reproche, race des poètes, race des saints et des héros ! Rire français, triomphe de la spiritualité sur la matière, affirmation souveraine de l’être indépendant et libre qui traverse la vie comme un voyage et n’a de comptes à rendre qu’à Dieu !

Ainsi le rire monte-t-il, impalpable, cristallin, ailé, des tranchées de la mer aux Vosges, comme l’odeur et le fumet de la bonne terre où gitent les louveteaux de France en attendant l’heure de la grande chasse. Ainsi palpite-t-il, grésille-t-il dans l’air léger, au-dessus du sillon des tranchées, comme le chant de l’alouette de Gaule, bien haut dans l’azur, hors de l’atteinte de leurs mitrailleuses, de leurs 420, de leurs bombes asphyxiantes, de leurs aéroplanes et de leurs zeppelins… haut, si haut, que toujours, — inventeraient-ils des appareils d’optique perfectionnés, — il resterait dans l’Invisible et le Mystère, pour leurs yeux de Teutons…

Ainsi riaient les premiers blessés dans leur grande misère. Et certes, elle était grande. Et jamais plus au cours de cette longue guerre ne se reverront de telles scènes qu’une organisation de fortune rendait quotidiennes, alors.

On avait vu passer les trains montans, trains de gloire, d’espérance, d’allégresse, trains de la Revanche, trains enguirlandés et fleuris, magnifiques trains hurlant la Marseillaise, charriant à flot notre belle jeunesse que nous t’avons offerte en holocauste, ô France, et que tu nous as prise pour l’offrir à Dieu… Trains de la voie montante, ceux qui vous avaient vus disparaître vers le redoutable Inconnu guettaient maintenant sur la voie descendante la première rançon de la gloire, les premiers déchets, les premiers vaincus… Et voilà qu’ils vous voyaient poindre, ô trains reconnus au passage, où lamentablement pendaient les fleurs fanées, où les branches de peuplier séchées encadraient, — comme un triste lendemain de fête, — les pâles visages et les corps abattus de ceux que vous aviez menés vers le divin Rêve…


Mère, voici vos fils qui se sont tant battus.
…………………….
Et voici le gibier, traqué dans les battues,
Les aigles abattus et les lièvres levés,
Que Dieu ménage un peu ces cœurs tant éprouvés,
Ces torses déviés, ces nuques rebattues[1]


Oh ! le premier contact avec la triste réalité ! Vaincus ? Etaient-ils des vaincus ? Dans leur dénuement, leur pauvreté, leur faim, leur soif et leur souffrance ; étages sur leurs civières, ou vautrés comme des moutons à l’étable sur la paille en litière, ou grelottans et ruisselans de pluie sur les wagons à bagage, les trucs découverts ; déchirés, déguenillés, les uns sans veste, les uns sans chemise, les uns sans culotte ; les pansemens maculés de boue, collés à leur peau, collés au drap de leurs capotes raidies par l’empois sanglant ; mutilés, sans bras les uns, les autres sans jambe ; entassés par vingt, par trente, sans médecins, sans infirmiers, au plus vite, confiés aux organisations des gares insuffisantes ou mal entretenues, ils parvenaient à cette ambulance, après deux ou trois jours d’un suppliciant voyage dont chacun gardait un hébétement dans la douleur.

Ceux qui les recevaient se sentaient le cœur crevé, l’âme ébranlée.

Eux, ne doutaient pas. En des sursauts de lucidité, les moribonds se redressaient : « Les vaches ! on les a eus... la belle charge ! » De merveilleux récits couraient de portière en portière, de la tête à la queue du train. Les yeux éteints s’avivaient de lueurs noires. Les masques de souffrance se virilisaient, et le vent des batailles enfiévrait comme hier les soi-disant vaincus, demain fiers à nouveau, debout, l’arme terrible ! La colère et la soif de vaincre les altéraient plus que la brûlure de leurs plaies.

Ils réconfortaient l’âme de ceux qui venaient soulager leur corps. Le même refrain, partout, corrigeait toujours la fâcheuse impression que laissait un récit de lutte sans merci : On les aura !... Ceux-là n’étaient pas des vaincus.

... Seulement dans certains yeux tristes et doux, aux regards lointains, appartenant déjà aux visions d’outre-tombe, se lisaient d’infinies détresses et l’épouvante d’indicibles scènes d’horreur. Lents, sans une plainte, tristes et doux comme leurs yeux, ils exhalaient en des lassitudes suprêmes :

« Ne plus revoir ce que nous avons vu ! »


JOSE ROUSSEL-LEPINE.

  1. Ch. Péguy, Prière pour vous autres, charnels.