Une Ambassade au Maroc
Revue des Deux Mondes3e période, tome 77 (p. 42-63).
UNE
AMBASSADE AU MAROC

VI.[1]
LA FÊTE DES TOLBA. — DINERS OFFICIELS.


XIII. — LA FETE DES TOLBA.

« Depuis sa fondation, dit l’auteur du Roudh-el-Kartas, Fès a toujours été propice aux étrangers qui sont venus s’y établir. Grand centre où se réunissent en grand nombre les sages, les docteurs, les légistes, les littérateurs, les poètes, les médecins et les autres savans, elle fut de tout temps le siège de la sagesse, de la science, des études nouvelles et de la langue arabe, et elle contient à elle seule plus de connaissances que le Maghreb entier. » Ce jugement est d’une entière exactitude en ce qui concerne le passé ; Fès, en effet, a joui longtemps d’une réputation littéraire et scientifique méritée ; ses écoles ont même été durant une assez longue période les premières du monde; c’est là que s’élaborait ce que l’on a appelé la civilisation arabe, qui partait du Maroc pour briller en Espagne d’un éclat dont les reflets commençaient à éclairer l’Europe alors barbare. Mais, de cette gloire lointaine, il ne reste rien aujourd’hui ; tout en est effacé, jusqu’au souvenir. Ce qui frappe très vite lorsqu’on cause avec les hommes réputés les plus instruits du Maroc, c’est leur profonde, leur inimaginable ignorance, je ne dis pas seulement des sciences modernes, qu’ils réprouvent comme inventions de Satan, mais de leur propre histoire, mais des hommes et des choses qui ont donné jadis à leur pays une place prépondérante à la tête des nations marchant dans la voie du progrès. « On ne trouve rien dans les bibliothèques des mosquées, écrivait M. Tissot lors de son premier voyage à Fès, rien que de la théologie, et j’ai fait ouvrir des grands yeux aux savans de Fès en leur parlant d’Édrisi et d’Aboul’feda, qu’ils ne connaissaient même pas de nom. Aussi ai-je conquis à bon marché une réputation de science qui fait en ce moment le tour du Maroc. » Et, un autre jour, revenant sur le même sujet, il écrivait : « j’ai constaté une fois de plus l’ignorance de nos savans marocains: ils entassent fautes d’orthographe sur fautes d’orthographe dans la transcription des noms géographiques. Heureusement j’avais à ma disposition leurs anciens géographes, qu’ils ne lisent plus et dont ils connaissent à peine les noms. Ils ne savent même plus qu’lbn-Batouta, un de leurs plus savans géographes du moyen âge, était né à Tanger. L’Orient n’est décidément qu’une ruine, — plâtrée tant mal que bien en Turquie et en Égypte,. — mais destinée fatalement à s’effondrer un de ces quatre matins. »

Et de fait, si c’était la science qui maintînt les édifices politiques, il y a longtemps que le Maroc serait par terre avec tout l’Orient. Il n’y a plus trace de science véritable à Fès. Les bibliothèques de cette ville si fameuse pour ses écoles sont aussi vides que le disait M. Tissot. Lorsqu’on demande aux chérifs et aux tolba de la mosquée de Moula-Edriss ou de la mosquée El-Kairouayn combien de livres ils possèdent, ils répondent : « Oh! nous en avons beaucoup, beaucoup ! » Et lorsqu’on les presse d’en préciser le nombre, les uns disent huit mille, les autres trois cents, tout à fait au hasard, comme des gens qui ne savent pas ce qu’ils disent : personne n’arrive à un chiffre tant soit peu sérieux, parce que personne ne s’est occupé réellement des richesses intellectuelles de Fès. D’après les renseignemens que j’ai pu recueillir, ces richesses ne sont en réalité ni grandes, ni importantes ; on en a publié des catalogues; M. Féraud s’en est procuré et en a rapporté de nouveaux. Il est très douteux que les uns et les autres méritent une véritable créance. Depuis de longues années, les bibliothèques de Fès sont absolument livrées au pillage ; chacun y vient puiser à son gré, et lorsque quelqu’un y trouve un ouvrage qui lui convient, il n’a garde de le rendre, il en fait sa propriété. C’est donc plutôt chez des particuliers que dans des mosquées qu’on pourrait pratiquer utilement des recherches. Mais les particuliers, si par hasard ils en connaissent la valeur, sont très jaloux de ce qu’ils possèdent et ne veulent à aucun prix en laisser soupçonner l’existence. La plupart d’ailleurs ne la soupçonnent pas eux-mêmes. Ils ont hérité de manuscrits sur lesquels ils n’ont pas jeté les yeux, et qu’ils ont profondément oubliés. Il faudrait pouvoir pénétrer intimement chez eux pour découvrir ces trésors ; or, leurs maisons ne s’ouvrent jamais complètement aux chrétiens. De plus, le fanatisme musulman s’est exercé dans les bibliothèques des mosquées avec une sauvage brutalité. Tout ce qui n’était pas livre de théologie a été déchiré, lacéré, brûlé sans pitié. Les réactions terribles que le Maroc a traversées, après les époques où il s’était laissé pénétrer par la civilisation, ont eu là un contre-coup désastreux. Des marabouts ignares, venus du Soudan, se sont appliqués de leur mieux à détruire tout ce qui risquait de raviver une science qu’ils regardaient comme fatale à la religion et, par suite, à eux-mêmes. Ils ont si bien réussi qu’à l’heure actuelle il ne reste probablement plus rien des treize charges de manuscrits déposés en 684 (1285 ap. J.-C.) dans les mosquées de Fès par l’émir Youssef, qui les avait arrachées au roi de Séville, Sancho, fils d’Alphonse X. Les prétendus savans marocains ne possèdent même pas les ouvrages d’Edrisi et d’lbn-Kaldoun. Beaucoup nous ont affirmé ne les avoir jamais vus et par suite n’avoir jamais pu les lire. Ils nous demandaient comme la plus grande faveur que nous pussions leur faire de tâcher de les leur procurer. Tel est le degré de décadence, d’abaissement ou plutôt de nullité intellectuelle où ils sont tombés!

Si parfaitement ignorante qu’elle soit, Fès n’en a pas moins conservé un grand prestige dans tout le monde musulman. Elle le doit surtout à la présence de nombreux chérifs et de nombreux chefs de congrégations pieuses qui font d’elle un grand centre religieux, sinon intellectuel. Les étudians y arrivent donc en foule de tous les points de l’Afrique pour s’y former aux études théologiques, réputées, — et pour cause, — les seules dignes d’occuper un vrai croyant. La ville en est remplie, ce qui lui donne encore plus l’aspect d’une ville du moyen âge. Si ces étudians ont peu gardé de la science du passé, ils en ont, au contraire, soigneusement conservé les usages. Ils vivent encore comme on vivait il y a plusieurs siècles. Nous en avons eu une preuve curieuse dans les récits que tout le monde nous a faits de la fête des tolba, qui venait à peine de s’achever au moment où nous arrivions à Fès. Elle se célèbre tous les ans avec le même cérémonial, les mêmes plaisanteries, la même comédie étrange et burlesque. Son but est, d’ailleurs, des plus louables. La plupart des tolba qui se rendent de l’étranger à Fès, afin de s’y imprégner des bonnes doctrines du Coran et du Sonna, sont dépourvus de ressources et pourvus de bon appétit. Il faut pour les nourrir faire appel à la charité publique, et la corporation emploie pour cela un moyen assez original. En vertu d’un privilège qu’elle tient des sultans, elle désigne chaque année un thaleb[2], qui prend lui aussi le titre de sultan. Il se compose immédiatement une cour sur le modèle de la cour véritable, avec les mêmes hauts personnages soigneusement copiés, soit dans le costume, soit dans les manières. La nomination de ce sultan se fait, en principe, à l’élection, mais en réalité à l’encan ; la charge est achetée par un étudiant plus riche que les autres, qui désire se donner quelques jours à lui-même l’illusion de la puissance et réaliser le rêve bien connu de : Si j’étais roi! Au reste, il ne se réveille pas de ce rêve, thaleb comme devant; lorsqu’on a été sultan des tolba, on est exempté de tout impôt pour le reste de ses jours. Il vaut donc la peine d’acheter par un sacrifice cette précieuse faveur. Pourtant, le trône éphémère des tolba n’est jamais payé bien cher. Il avait coûté, cette année, 50 douros seulement. Mais ce n’est là qu’une partie des ressources que leur fête annuelle procure aux étudians pauvres. Quand le sultan est élu et entouré d’une cour, il a tous les signes extérieurs, tous les attributs de l’autorité souveraine; il marche seul à cheval, précédé de lanciers et de chasseurs de mouches, suivi d’un porte-parasol et d’une nombreuse escorte de méchouari. Il se promène ainsi, majestueusement entouré d’un peuple immense qui se précipite de toutes parts sur son passage. Il parcourt tous les quartiers au milieu des cris, du son des instrumens, au bruit étourdissant de la poudre, pendant que sa suite fait la quête en faveur de la corporation. Il va camper alors à l’extérieur de la ville, sous une tente pareille à celle de Moula-Hassan. Là, durant plusieurs jours et plusieurs nuits, ont lieu les scènes les plus extravagantes, auxquelles tous les habitans de Fès s’empressent d’assister. Un camp de curieux entoure bientôt le camp des tolba, en sorte qu’on croirait qu’une armée véritable est arrêtée aux portes de la ville. Pour terminer les fêt.es, il est de règle que le vrai sultan se rende en pompe et cérémonie auprès du sultan des tolba : celui-ci le reçoit à cheval, avec un air d’arrogance, et lui demande comment il ose se présenter, lui simple souverain du Maroc, auprès du plus grand prince de la terre, d’un prince qui a à sa disposition des armées de plusieurs millions de punaises, d’autant de poux, de puces et autres animaux malfaisans qu’il pourrait lâcher sur ses états. — « Mais je suis indulgent, ajoute-t-il, et si tu reconnais mon empire, je consens à t’épargner le fléau d’une aussi épouvantable invasion. » — Le vrai sultan fait un signe d’acquiescement. Alors le sultan des tolba, feignant d’être satisfait de cette soumission, dit à son confrère : — « Puisque tu t’inclines devant ma puissance, je veux agrandir la tienne. Je te donne et fais hommage de tous le pays qui s’étendent depuis Bahr-el-Nil (l’Egypte) jusqu’à Bahr-el-Kébir (l’Océan), et depuis la Méditerranée jusqu’au Soudan. Désormais tu seras le plus grand des rois, et pour sceller notre amitié, je te convie à faire la prière avec moi.» c’est le dernier mot de la puissance du sultan des tolba : il dit la prière devant le vrai sultan, puis il rentre dans la foule obscure, heureux toutefois d’être libéré d’impôts jusqu’à sa mort.

Il va sans dire que Moula-Hassan fait don d’une splendide mouna au sultan des tolba et à toute la corporation. Les personnes riches de la ville imitent sa libéralité. D’ailleurs, pendant les quelques semaines de réjouissances carnavalesques de leur éphémère empire, les tolba ont mille moyens de solliciter des présens du public. Déguisés en méchouari, ils se promènent dans les bazars sous prétexte d’en faire la police. Ils s’arrêtent devant chaque boutique, demandant à vérifier les poids et mesures ; naturellement, après enquête, ils déclarent que les grammes devraient être des kilogrammes, les mètres des kilomètres, que ce qui vaut 100 francs devrait se vendre 5 sols; qu’il y a donc fraude, vol et concussion, et qu’on ne saurait échapper que par une forte amende au châtiment que méritent tant de crimes. Ces plaisanteries, toujours les mêmes, n’en excitent pas moins la gaîté publique et n’en réveillent pas moins la charité. Les aumônes pieu vent dans la bourse vide des tolba. Ils font une collecte suffisante pour vivre jusqu’à l’année suivante. Ils adressent aussi des lettres-circulaires aux personnages influons et autres pour leur demander, sous forme de tributs, quelques cotisations. Je donnerai, comme exemple du genre d’esprit qui fleurit à l’heure actuelle dans le corps savant de Fès, une de ces lettres-circulaires reçue, il y a quelques années, par le fkhy de la légation de France, qui se trouvait à Fès avec une ambassade. On verra que cet esprit n’est point précisément de l’atticisme et que les Marocains n’ont rien gardé de la Grèce, dont jadis ils avaient importé chez eux la science et les arts.

El Haoussin el Komari, prince des tolba
Que Dieu l’assiste!

Louange à Dieu unique !

Que Dieu répande ses bénédictions sur Notre Seigneur et Notre Maître Mohammed, sur sa famille et ses compagnons !

A notre serviteur très agréable, le docte comblé de satisfaction, Sid Ahmed el Badaoui, que Dieu vous fasse jouir de la sécurité, qu’il vous garde de tout mal et vous préserve de tout dommage.

Le salut soit sur vous, ainsi que la bénédiction et la miséricorde de Dieu très-haut de la part de notre bon maître, que Dieu le raffermisse et lui donne la victoire !

Ensuite notre maître le prince des tolba, détenteur de toutes les faveurs et dispensateur de toutes les nobles vertus, vous ordonne de faire parvenir le présent écrit aux seigneuries généreuses, soutenues par la religion musulmane, voyageant en votre compagnie, c’est-à-dire venues d’Alger avec vous.

Annoncez-leur que notre bienheureuse armée viendra camper dans la journée de samedi, s’il plaît à Dieu, sur les bords de l’Oued-Djouhar[3], au milieu des populations des Beni-Bairout, des Beni-Beki et des Beni- Far[4].

Nous leur avons imposé, pour la subsistance de notre armée protégée de Dieu, une contribution incalculable et sans limites en dehors de la contribution frappée en faveur de Notre Seigneur, que Dieu le rende victorieux, etc.

Ordonnez-leur l’obéissance et la soumission, afin qu’ils nous envoient mille étalons de la race chevaline, que montent les moustiques sellés avec des écorces de glands; — d’envoyer également mille porcs bien gras pour la suite du sultan.

Soyez plein de générosité à l’égard du porteur de la présente, au point qu’il ne puisse pas porter la charge que vous lui donnerez. Envoyez avec lui un cavalier d’escorte pour qu’il nous arrive en sécurité, à cause du grand nombre de coupeurs de route dans le pays des Reribia, et des désordres auxquels se livrent les populations de Kàab el- R’ouzal[5].

Il ne faut point qu’il y. ait du retard dans l’envoi de ces offrandes.

Salut! écrit dans le courant du mois de Leben[6], l’an du sucre et du thé et de. Ce qui leur ressemble.

S’ils ne se conforment point à nos ordres, nous ferons marcher contre eux les tribus des moustiques, qui ne les laisseront en repos que lorsqu’ils auront donné ce que nous avons mentionné dans notre lettre.

Salut. L’an 1622.

Cette belle missive portait, en guise de signature, un cachet en tout semblable à celui de l’empereur.

J’étais assez surpris que, dans un pays où l’autorité souveraine est environnée d’un véritable prestige religieux, où d’ailleurs elle est trop faible pour se laisser parodier, une comédie pareille à celle de la fête des tolba pût se produire librement chaque année. Mais il paraît que l’origine de cette fête se confond avec celle de la dynastie actuelle, et qu’elle est réellement une sorte d’institution nationale. D’après la légende, qu’il ne faut pas confondre avec l’histoire, ce sont les tolba qui ont fondé cette dynastie, et si on leur permet tous les ans de créer un faux sultan, c’est en récompense du sultan vrai qu’ils ont créé autrefois. L’amour de la science n’est pour rien dans l’espèce de royauté accordée pour quelques jours au chef des étudians. Il n’y a point là, comme on pourrait le croire, un souvenir des jours glorieux où Fès exerçait une domination intellectuelle bienfaisante et incontestée dans le monde arabe. Un simple incident historique, ou plutôt romanesque, a donné lieu à la fête des tolba. On sait ou on ne sait pas qu’à la chute des sultans mérinides une anarchie épouvantable régna quelque temps au Maroc. Le gouvernement était passé aux mains de chérifs qui ne l’exerçaient que par le pillage, le meurtre et tous les crimes. Fès, en particulier, eut cruellement à souffrir de leur violence, ainsi qu’en témoigne encore le nom donné à certaines parties de la ville. On raconte, par exemple, qu’une jeune fille d’une grande beauté, sortant un jour du bain, un chérif édrinite la suivit et la saisit devant la boutique d’un cordonnier, Bou Afia, qui était juif; la femme n’eut que le temps de lui crier : « Sauve-moi ! » Le chérif l’enlevait et l’emportait malgré ses plaintes. Le cordonnier se rua sur le ravisseur et, dans son effort pour lui arracher sa victime, il le tua. Quel que fût son respect pour le sang de Mahomet, la population se souleva, massacra les chérifs, les précipita dans le ruisseau qu’on appelle depuis l’Oued-Cherfa[7]. Un autre jour, un chérif entrant dans la maison d’un voisin, trouve dans la cour une femme avec son enfant; la femme se sauve, ferme la porte de sa chambre sans parvenir à entraîner l’enfant avec elle; le chérif lui déclare que, si elle ne lui ouvre pas, il tuera l’enfant; comme elle résiste, il le tue en effet. Le père arrive, trouve son enfant mort et ne prononce pas une parole. Il place le cadavre dans un mekeb[8] et invite ses amis à déjeuner. Lorsqu’ils sont assis pour prendre part au repas, le père enlève le mekeb et leur montre l’enfant égorgé. Aussitôt tous prennent les armes et se ruent encore une fois sur les chérifs. Comme il était naturel, au milieu de cette sanglante anarchie provoquée par les musulmans, les juifs parvinrent à se faire une situation importante; l’un d’eux même devint le maître de Fès et de Taza, jusqu’au jour où le premier sultan de la dynastie actuelle, Moula-Rechid, lui arracha le pouvoir et rétablit l’empire. Mais ici je laisse parler la légende, que je me borne à traduire mot pour mot. Lorsque Moula-Rechid et Ismaël son frère furent venus du Tafilet, ils allèrent d’abord chez le marabout Sidi Kassem ben Asseria, entre Meknès et la plaine du Sbou, lequel leur prédit qu’ils posséderaient l’un et l’autre la puissance suprême ; ils se rendirent ensuite à Fès, où ils entrèrent dans l’école des tolba. À cette époque, un juif du nom de Ben-Mechâal (fils de l’Allumé) commandait les villes de Taza et de Fès, qu’il avait soumises à son autorité à l’aide de sortilèges. Il régnait sur les deux villes et sur le territoire qui en dépend. C’était un cruel despote, qui, parmi bien d’autres horreurs, avait institué la coutume de se faire livrer tous les ans la plus belle jeune fille de Fès et de Taza, pour l’enfermer dans son harem. Or, l’année pendant laquelle les deux jeunes princes se trouvaient à Fès, le chérif Rechid, allant se promener du côté des cimetières, aperçut une femme prosternée sur une tombe et poussant des cris de désespoir; attiré vers elle par ses lamentations, il s’approcha et lui demanda d’où pouvait lui venir une si grande douleur; elle lui répondit, à travers ses sanglots, qu’elle était chérifa[9] et qu’elle pleurait sur la tombe de son mari pour qu’il intercédât auprès de Dieu, afin qu’il délivrât sa fille; que son extrême beauté avait fait désigner comme devant être abandonnée cette année à l’usurpateur. Le jeune Rechid lui dit de ne plus pleurer et qu’il se chargeait du salut de son enfant. Il rentra donc dans la medreha[10] auprès de ses condisciples, qui, lui compris, formaient un nombre de quarante élèves; il leur raconta la scène touchante à laquelle il venait d’assister et, quand il les vit émus de compassion pour la belle victime qui allait être sacrifiée au juif: « Voulez-vous m’aider, s’écria-t-il. Nous allons provoquer une révolution et délivrer le pays du tyran Mechâal. » Ses camarades acceptèrent d’enthousiasme, tout en lui demandant par quels moyens il voulait amener de si grands résultats. Rechid leur répondit : « Mechâal est en ce moment à Taza, où on va lui conduire la jeune Fasyat[11]. Je me substituerai à elle, on m’habillera avec le costume de la jeune fille; j’aurai un pistolet sous mes vêtemens; vous vous embusquerez autour du palais; quand Mechâal s’approchera de moi, je le tuerai et, au bruit de la détonation, vous arriverez immédiatement en criant : « Ben-Mechâal est mort ! vive Moula-Rechid ! » Moula-Rechid était jeune, il était beau, il n’avait point encore de barbe; le déguisement lui fut aisé. Il visa Mechaâl au cœur, le pistolet partit, le tyran tomba foudroyé. En apprenant cette nouvelle, la population de Fès et Taza, qui était lasse de la domination du juif, poussa l’exclamation : « Allah iemer Moula-Rechid! Dieu donne la victoire à Moula-Rechid ! » Et celui-ci devint sultan du Maroc. En souvenir de l’appui que lui avaient prêté les tolba, une fête commémorative s’est perpétuée depuis cette époque, fête dans laquelle, comme je l’ai dit, les étudians sont associés en apparence au pouvoir de l’empereur. Pour faciliter, en outre, les études de ses anciens condisciples, Moula-Rechid créa une magnifique zaouia, qui subsiste toujours et qui s’appelle la Medrena-Rechidia. Il existe à propos d’elle le dicton suivant : El naçr min Allah oua min el arba’în : Avec l’aide de Dieu et le corps d’armée des quarante! — contre-partie de la phrase sacramentelle : Avec l’appui de Dieu, la victoire est promise, porte cette nouvelle aux musulmans : El naçr min Allah ou fatihna garibou, ou bechcher el mouminina!

Naturellement, la légende ajoute encore que Moula-Rechid épousa la jeune fille qu’il avait délivrée. Ainsi finissent les romans, ainsi s’écrit l’histoire chez les Arabes. Je doute fort que les choses se soient passées comme on le raconte dans.la fête des tolba. Moula-Rechid, né d’une affreuse négresse, et féroce autant que peut l’être un mulâtre, commença par asseoir son autorité sur le Tafîlet à l’aide d’une série d’expéditions et d’aventures sanglantes ; c’est seulement lorsqu’il en fut maître assuré qu’il établit et consolida sa puissance dans le bassin de la Monlouia et dans le Riff, qu’il passa à Taza et finit par s’emparer de Fès à l’aide d’une surprise. Nous avons vu qu’il faisait le siège de cette ville, lorsque Roland-Fréjus fut expédié en ambassade auprès de lui par Louis XIV, et que la présence des ambassadeurs du plus grand prince de l’Europe contribua à en amener la reddition. Le gouverneur de Fès-Bali fut immolé, quoiqu’il eût livré ses trésors; celui de Fès-Djedid subit le même sort, en refusant de déclarer où il avait enfermé les siens. Pour obliger les femmes à lui donner l’argent qu’elles possédaient, Moula-Rechid les fît approcher d’un coffre à l’ouverture duquel leurs mamelles furent placées ; puis il monta sur le couvercle et arracha ainsi les aveux qu’il désirait. Il y a loin de ces mœurs-là à la pitié chevaleresque que la légende lui prête pour la malheureuse fille de la cherifa ! Les caïds des environs de Fès ne se sentaient pas de taille à résister à un conquérant aussi féroce ; ils se soumirent. Le seul épisode romanesque de. Cette conquête brutale, c’est le mariage de Moula-Rechid, qui épousa une fille de l’un de ces caïds, nommé Loueti, laquelle prit sur le cœur de son époux assez d’influence pour tempérer son atrocité naturelle. Si Moula-Rechid créa une medreha et s’intéressa au progrès des études, il n’en est pas moins vrai que, sous la dynastie fondée par lui, la décadence intellectuelle du Maroc n’a pas cessé un instant de faire les plus rapides progrès. C’est pourquoi l’histoire des origines et du règne de cette dynastie est encore plongée dans une obscurité profonde. Aucun écrivain arabe de quelque notoriété ne l’a retracée, et l’Europe n’en sait guère que ce que lui ont appris les récits peu dignes de foi des voyageurs et des écrivains étrangers. Il existe pourtant à Tes des ouvrages encore inconnus qui, malgré leur médiocrité, doivent contenir de précieux renseignemens sur les révolutions intérieures du Maroc en ces deux derniers siècles. M. Féraud en a recueilli un qui fait suite au Roudh-el-Kartas, il se propose de le traduire; ce sera un véritable service rendu à la littérature historique, si pauvre pour tout ce qui concerne le Maghreb contemporain.

A partir du XVIIe siècle, il ne reste plus rien, en effet, des sciences, des lettres et des arts du Maroc. Un seul écrivain, Makkari, brille encore dans la première moitié de ce siècle ; mais, s’il avait achevé ses études et travaillé longtemps à Fès, la persécution l’en chassa, et c’est en Égypte qu’il dût passer les années les plus fécondes de sa vie. Quand je cherche à m’expliquer comment un pays, jadis si élevé dans toutes les connaissances humaines, a pu tomber aujourd’hui si bas, qu’il est à tous égards le dernier des pays musulmans, je ne puis en trouver d’autre raison que l’influence constante du Soudan qui s’est exercée sur lui depuis la conquête musulmane. Toutes ses dynasties sont venues du Soudan, et toutes ont traîné après elle, avec des troupes nombreuses dont le sang nègre a alourdi le sang arabe et berbère des Marocains, des cheiks fanatiques qui ont piétiné sur la civilisation jusqu’à ce qu’ils l’aient complètement anéantie. Les révolutions marocaines ont toujours été des révolutions, ou plutôt des réactions religieuses. Quand le Maghreb, cédant à l’attrait du progrès, s’est laissé affaiblir par les mœurs plus douces qui en résultent, quand il s’est livré aux délicatesses de l’esprit qui émoussent la barbarie des courages, quand, sans arriver jamais au scepticisme de la science, il s’est peu à peu relâché de ce que la discipline de la religion avait de trop étroit, de trop déprimant pour les intelligences, il s’est toujours trouvé vers les bords du Niger, quelque marabout strictement orthodoxe, appartenant plus ou moins à la race de Mahomet, pour soulever les élémens sauvages et belliqueux qui s’agitent dans ces tristes contrées et pour les lancer vers le Nord. Sous les pas des envahisseurs, qui ne se sont pas arrêtés en Afrique, qui ont souvent passé la Méditerranée, la fine et charmante civilisation d’Espagne s’est écroulée. Mais, quand le flot musulman, refoulé par les armées chrétiennes, a été rejeté de l’Europe, ce qui avait eu lieu sur un plus grand théâtre a continué de se produire sur le théâtre encore vaste du Maroc. C’est du Tafilet que sont venus, avec leur cortège ordinaire, les sultans actuels. Ce qu’ils ont fait du Maroc est à coup sûr douloureux à contempler. Il n’y a plus rien dans ce pays qui rappelle le passé. L’industrie n’y est pas moins morte que le reste. Quand on parcourt les bazars du Caire ou de Tunis, on est charmé de l’habileté des ouvriers, du goût et de l’élégance des artisans, des qualités ingénieuses et imprévues qu’ils ont conservées jusque dans la décadence de leur race. Les bazars du Maroc, à part quelques broderies qui répètent à satiété des modèles anciens, ne présentent que des objets parfaitement grossiers. L’industrie de Rbat’ elle-même perd de plus en plus l’art des dessins compliqués et des colorations heureuses qui faisaient le mérite des tapis marocains. Mais la déception devient plus vive lorsqu’on passe de l’industrie aux arts et aux sciences. L’architecture y gâte les décorations d’autrefois en les entassant les unes sur les autres avec un mauvais goût révoltant. Pour les sciences, encore une fois, il n’y en a plus trace. On rencontre au Caire, en Syrie, en Tunisie, beaucoup d’hommes qui, malgré leurs préjugés, ont réellement quelque instruction. Au Maroc, l’ignorance est si universelle, qu’on en est rapidement écœuré. Les causes qui ont amené la décrépitude de la Turquie ont agi là avec plus d’intensité encore : la théocratie a tout étouffe sous elle et, comme elle se retrempait sans cesse dans la barbarie du Soudan, elle a été absolument invincible; elle n’a pas rencontré de résistances, ou elle les a brisées avec une violence dont on reconnaît la trace dans les ruines amoncelées partout.


XIV. — DINERS OFFICIELS.

Nous étions prévenus qu’après la réception du sultan nous allions assister à une série de dîners officiels qui font partie du cérémonial obligatoire de toutes les ambassades européennes au Maroc. Quoique pleins d’une juste méfiance envers la cuisine indigène, nous ne pouvions nous refuser à des invitations qu’il eût été malséant de repousser. C’est chez le sultan lui-même que devait avoir lieu le premier de ces dîners; je dis chez, mais non pas avec le sultan. Le sultan est un trop grand saint pour manger et boire en compagnie d’infidèles. Il se borne à se faire représenter auprès d’eux par des personnages de son entourage. Ce n’est même pas dans un palais impérial qu’a lieu le repas ; c’est dans un des nombreux jardins qui en dépendent. En général, on se rend à quelque distance de la ville, au grand parc dont la résidence d’été de Moula-Hassan est entourée. Mais comme la saison était très avancée au moment où nous nous trouvions à Fès, et que la chaleur commençait à devenir accablante, on se contenta de nous conduire sous les murs de Fès-Djedid, au pied même du Mellah, dans une sorte de bois d’orangers, de citronniers et de grenadiers, où toutes les herbes folles du printemps poussaient en liberté sous la voûte verte des arbres. Les bluets, les coquelicots, les boutons d’or, les pâquerettes, les fleurs des champs les plus variées, mêlées aux rosiers et aux jasmins, et surchauffées par un ardent et humide climat, s’élevaient avec une telle vigueur de croissance qu’elles atteignaient les fleurs des orangers, des citronniers et des grenadiers, se confondant avec elles. C’était un fouillis inextricable et charmant. Il me semblait entrevoir un coin de ce jardin enchanté, de cette forêt vierge du Paradou que l’imagination puissante de M. Zola a transplantée, du pays des rêves, dans la prétendue réalité d’une campagne française et naturaliste. Nous avions peine à y pénétrer à cheval, tant les branches nous fouettaient le visage, tandis que la végétation d’en bas s’accrochait aux jambes de nos montures. C’est au milieu de ce fourré impénétrable et multicolore qu’on avait dressé des tentes pour nous recevoir. Nous nous y établîmes à l’ombre, sinon à la fraîcheur. Autour de nous, notre escorte, répandue dans la verdure fleurie, y produisait ces effets si chers aux peintres contemporains : les jaquettes rouges des Arabes, les robes blanches des mechouari tachaient vigoureusement le paysage dont la teinte générale, uniformisée par la lumière de midi, semblait être un indéfinissable mélange de vert doré et de bleu violacé. Les groupes se formaient et se déformaient sans cesse. Tout le monde semblait se presser pour nous servir. Néanmoins, plus on se pressait, moins on allait vite, ainsi qu’il arrive toujours en Orient et en Afrique, où le mouvement ne semble fait qu’en vue d’entraver l’action.

Après une longue attente, nous vîmes pourtant arriver le dîner du sultan. Il était porté solennellement par une longue file de nègres à la tête desquels marchait, un bâton à la main, avec la taille et la prestance d’un tambour-major, le caïd-el-mechouar. Arrivés près de nous, sur un ordre de ce dernier, tous les plats furent mis à terre : placés sur une sorte de plateau de bois à bords très élevés, on avait disposé au-dessus d’eux un couvercle en paille ayant tout juste la forme d’un cône très pointu. Ce couvercle se nomme ghata ; il est parfois décoré de broderies et recouvert de velours. Quand tous les plats furent à terre, le caïd-el-mechouar, d’une voix retentissante, déclara à l’ambassadeur, au bachadour, comme il disait en son patois marocain, que le sultan lui envoyait les produits les plus fins de sa cuisine et le priait de les accepter de bon cœur et de bon appétit. Puis, ayant terminé son discours, il fit un signe avec le bâton qu’il tenait fièrement à la main et chaque nègre, prenant son ghala par la pointe, nous montra le plat qu’il recouvrait. Affreux spectacle dont je garderai longtemps le souvenir ! Qu’on se figure une série de fricassées de moutons et de poulets préparées au miel, au sucre, au sirop, aux fruits, à toutes les horreurs imaginables et inimaginables ! A part un plat de méchoui, c’est-à-dire de mouton rôti, et un plat de couscoussou, il suffisait de voir tout le reste pour perdre à jamais le désir d’être invité à dîner par un sultan du Maroc. Encore le méchoui était-il déplorablement graisseux et, quant au couscoussou, lequel aurait été meilleur, le malheur voulut qu’il fût tout à fait gâté pour nous par la maladresse de celui qui le servait et qui, en ayant laissé tomber une partie dans ses mains et dans ses manches, trouva fort à propos de secouer mains et manches sur le plat pour que rien ne s’en perdît. C’est la règle, paraît-il. Quand on porte le couscoussou, on doit toujours avoir soin d’égoutter ses mains sur le plat de manière à prouver qu’on n’en dérobe pas une seule miette aux convives. Nous nous serions tous passés d’une aussi stricte probité. Je dois dire que la cuisine du sultan est la plus médiocre que nous ayons goûtée au Maroc. De tous les dîners que nous y avons faits, le sien était celui qui avait le moins d’apparence et qui, dans la réalité, valait le moins. Est-ce volontairement qu’il traite ainsi les Européens ou n’est-il pas plus difficile pour lui-même? La seconde hypothèse me paraît la plus probable, car il ne saurait avoir aucun intérêt à se montrer moins civil que ses ministres et les hauts dignitaires de sa cour. Nous eûmes bientôt fini de voir défiler des plats auxquels les plus hardis d’entre nous n’avaient pas le courage de toucher. La chaleur était accablante ; nous nous étendîmes sur des tapis à l’ombre des arbres, tandis que des serviteurs du palais nous apportaient de l’eau de roses et de l’eau de fleurs d’oranger pour en répandre sur nos cheveux, sur nos barbes, sur notre corps tout entier. Comme ils sont vêtus de robes flottantes, les indigènes ont, en effet, l’habitude de se verser des eaux odorantes dans le cou, dans les manches, partout. Ils aiment à s’en imprégner aussi complètement que possible, et ne jugent pas qu’un festin puisse se terminer sans ces douches parfumées.

Le dîner du sultan nous avait modérément intéressé ; celui du grand-vizir nous produisit, au premier abord, un effet tout différent. J’ai dit que le vizir possède une immense fortune. Aussi habite-t-il un véritable palais, situé au versant d’une colline disposée en gradins, où un grand jardin descend en étages jusque dans la vallée. Chacun de ces étages forme une large terrasse, dont le milieu est occupé par une plate-forme en mosaïque et dont les côtés sont couverts de plates-bandes qui combinent heureusement l’utile et l’agréable, le jardin d’agrément et le potager. A côté de superbes rosiers et d’orangers fleuris poussent des carrés de persil pour les sauces et de menthe pour le thé. Le palais s’élève à peu près au milieu du jardin. Derrière lui, des terrasses se poursuivent jusqu’à l’enceinte de la ville et à la forêt verte qui l’entoure. Là sont construits des kiosques bons à bien des usages, avec des portes mobiles qui s’ouvrent dans tous les sens, de manière à ce qu’on puisse recevoir la brise de quelque point de l’horizon qu’elle souille, avec des divans pour s’étendre, avec des pendules européennes pour rappeler la civilisation. La vue dont on jouit de ces kiosques est délicieuse : on a sous ses pieds presque tout Fès-Bali, dont les terrasses, sans cesse remplies de femmes, ont un mouvement et une coloration dont on ne se lasse pas; la ville s’étend dans la vallée, puis remonte sur la colline qui fait face, et se termine par la porte triomphale de la mosquée El-Andalous, qui, nulle part, ne produit un plus splendide effet. C’est dans ces kiosques qu’on reçoit les amis ; c’est là aussi qu’aux heures chaudes du jour, on se livre aux douceurs de la sieste ; c’est là, enfin, si l’on veut, qu’on peut goûter tous les plaisirs que comporte la vie d’Orient. Le palais du grand-vizir est magnifique, bien que d’une architecture trop moderne. On y entre par une porte en ogive extrêmement élevée, au-dessus de laquelle un grand panneau de faïences couvertes d’arabesques brille aux regards. Devant la porte, sous un kiosque ajouré, coule un jet d’eau à plusieurs branches. Le grand-vizir nous attendait debout, sous cette porte, en costume d’intérieur, sans turban, mais le front enveloppé d’un haïk transparent qui retombait sur ses épaules et l’enveloppait jusqu’aux pieds. Il tenait à la main un éventail de plumes, dont il se servait surtout pour se donner une contenance. Quand nous fûmes tous arrivés, il prit M. Féraud de la main qui restait libre et l’introduisit dans une salle monumentale, au milieu de laquelle la table était dressée. C’était une salle très longue, décorée avec le luxe le plus fastueux, sur les deux côtés de laquelle s’ouvraient deux autres petites salles dont le plancher était un peu plus élevé et qui se terminaient elles-mêmes par une sorte d’estrade surmontée d’un arc en ogive souverainement élégant et gracieux. Le grand-vizir se plaça au bord de cette estrade, fit asseoir M. Féraud à côté de lui, mais pas sur l’estrade, de manière à le dominer quelque peu, au milieu d’un groupe composé de ses principaux secrétaires et des grands dignitaires de l’empire. Tous étaient, comme le grand-vizir, vêtus avec une recherche évidente, ce qui ne les empêchait point d’ailleurs d’avoir les pieds nus. Nous entrâmes à la suite de M. Féraud, et nous nous répandîmes en curieux dans tous les sens. La salle valait la peine d’être regardée. Bien que portant l’empreinte du mauvais goût moderne, elle contenait quelques décorations imitées des époques antérieures, d’une délicatesse de dessin et d’une discrétion de couleur vraiment charmantes. Des groupes d’Arabes étaient répandus çà et là. Il y en avait de bien pittoresques. Il faut venir au Maroc pour voir encore des turbans, de vrais turbans ; non de simples foulards serrés autour de la tête, mais de gigantesques bobines s’étendant plus loin que les ailes du plus énorme chapeau, véritables monumens de tulle ou de soie, comme on n’en rencontre plus que dans cette contrée conservatrice des vieilles mœurs de l’islam, ou, ainsi que je l’ai dit, dans la cérémonie du Bourgeois gentilhomme au Théâtre-Français. Le second caïd-el-mechouar, qui venait nous chercher pour nous conduire à toutes les réceptions officielles, en portait un plus semblable à la coupole d’une mosquée qu’au couvre-chef d’un musulman. C’était un nègre à figure maigre, aux yeux perçans, à la nuque relativement fine. Son turban, d’une blancheur éblouissante, terminé par la pointe rouge de son tarbouch, formait le contraste le plus drôle avec sa peau d’ébène. Quand on n’a contemplé des types de ce genre que dans les féeries et qu’on les rencontre dans la réalité vraie, dans le monde vivant, il faut se frotter longtemps les yeux pour se persuader qu’on n’est pas le jouet d’une illusion, et que le décor qu’on a devant soi ne va pas disparaître au bruit railleur d’une musique d’Offenbach.

Après le salut et les complimens d’usage, le grand-vizir fit un geste de son éventail. Aussitôt les domestiques enlevèrent un voile de gaze qui recouvrait les tables. Nous restâmes saisis de surprise! Après le dîner du sultan, nous nous attendions encore à mille horreurs : au lieu de cela, nous crûmes un instant avoir retrouvé les noces de Gamache. Des centaines de plats étaient là serrés les uns contre les autres : des couscoussous au sucre et au beurre, des oies et des poulets rôtis, des moutons grillés et préparés de toutes les manières, puis des crèmes invraisemblables, des compotes de fruits de toutes les espèces, des gâteaux de toutes les formes, des carafes remplies d’orangeade et de citronnade, des pyramides d’amandes, que sais-je ! un spectacle à ravir les appétits les plus exigeans. Chose étrange! il y avait même des verres et des couverts d’argent pour chacun de nous, tandis que, chez le sultan, nous avions dû porter les nôtres pour ne pas boire au goulot des carafes et ne pas manger avec les doigts. Décidément le pouvoir en certains pays rapporte plus aux ministres qu’aux souverains ! Nous nous mîmes à table pleins de confiance. Hélas ! la déception ne tarda pas à arriver. Tous ces mets de si belle apparence étaient empoisonnés des plus odieux parfums, des plus écœurantes sucreries. Il fallait un immense effort de politesse pour y toucher. Les plats les plus tentans ressemblaient à des mélanges de pommades et de beurre rance. Et cette ressemblance s’explique sans peine, puisque l’on met partout au Maroc les odeurs dont nous nous servons pour la pommade, et que le beurre y paraît d’autant meilleur qu’il y est plus ancien. On m’a affirmé qu’à Mogador on plaçait, dans la corbeille des nouvelles mariées, un vase de beurre de sept ans. C’est un don très prisé. Le beurre étant noir, il est d’une force à emporter la bouche : aussi en faut-il très peu pour chaque plat, et, pendant des années, le jeune ménage peut-il vivre sur ses présens de noce. Si le beurre n’a pas sept ans à Fès, son goût et sa saveur n’en sont pas moins insupportables. Tel ne paraissait pourtant point être l’avis du grand-vizir et de son entourage de hauts dignitaires, qui dînaient dans un coin à côté de nous sur une petite table aussi mal servie que la nôtre l’était pompeusement. Lorsqu’un plat, après avoir circulé au milieu de nous, arrivait un peu ébréché sur la table des hauts dignitaires, ceux-ci se jetaient dessus avec une voracité extraordinaire. Ils mangeaient à l’arabe, avec leurs doigts, et il y en avait qui montraient un talent chirurgical de premier ordre pour enfoncer leurs mains et une partie de leurs bras dans une oie rôtie ou dans un mouton grillé, de manière à en retirer victorieusement les bons morceaux. J’avais assisté à bien des spectacles de ce genre en Orient ; mais en Orient, Dieu merci ! on ne connaît pas le couscoussou ; or, la manière de manger le couscoussou est plus révoltante que tout le reste. On en remplit le creux de sa main et on avale de son mieux le contenu ; toutefois il en reste toujours une certaine quantité, qu’on a grand soin de reverser dans le plat pour n’en point priver ses voisins. Même si le dîner du vizir n’eût pas été exécrable, cette petite scène nous en eût dégoûtés. Un orchestre de musiciens hurlant de la voix et raclant à tour de bras ses instrumens, faisait un vacarme à ne pas nous permettre de nous entendre. Le vizir paraissait ravi de cette cacophonie; il prenait des airs inspirés, se rejetant en arrière sur sa chaise, agitant son éventail en mesure, daignant même mêler des accens horriblement chevrotans à ceux de ses chanteurs. Il faut bien, comme on le dit, que la musique adoucisse les mœurs des hommes ; car, au sortir de table, notre hôte, encore sous l’impression du concert et légèrement ému peut-être par le dîner, conduisit M. Féraud sur son balcon qui dominait le jardin du harem : « Regarde, » lui dit-il. — M. Féraud, tout surpris, s’écrie : « Mais ce sont tes femmes. — Oui, ce sont mes femmes, c’est ma famille; je veux que tu la voies : on ne doit avoir rien de caché pour un ami, et tu es tellement mon ami que je tiens à te montrer ce que j’ai de plus précieux, ce qui fait le bonheur et la joie de ma vie.. »

Le soir même de ce dîner mémorable, en dépit de la fatigue de nos estomacs et de la fatigue plus grande, si c’était possible, de nos tympans, nous dûmes en accepter un autre chez le caïd el-mechouar. Nous partîmes, au coucher du soleil, d’assez méchante humeur, il faut en convenir, à la pensée de la nouvelle corvée que nous allions subir. Nous ne nous attendions pas à une agréable surprise ; elle a été ravissante. Je n’ai jamais peut-être assisté à une scène plus réellement orientale que celle de notre dîner chez le caïd el-mechouar. Il faisait encore grand jour quand nous arrivâmes dans sa maison. A peine en avions-nous franchi le seuil, que nous entrions dans une cour qui nous fit pousser à tous un cri d’admiration. Nous étions persuadés que les maisons de Fès étaient toutes médiocres et de mauvais goût. Nous avions sous les yeux une preuve éclatante de notre erreur. La cour du caïd el-mechouar était très vaste, pavée de mosaïques et percée au centre d’un vaste bassin d’où s’élevaient plusieurs jets d’eau. Les murs de deux des côtés étaient pleins, mais également percés, en leur milieu, de portes ogivales surmontées d’auvens en bois sculpté et décorées de mille arabesques. A côté d’une de ces portes se voyait une de ces fontaines avec des mosaïques de faïence dont j’ai essayé de donner une faible idée; la corniche et l’auvent, en bois sculpté, étaient de véritables merveilles qui défient absolument toute description. Des deux autres côtés de la cour, le mur s’ouvrait sur des chambres intérieures tendues de haïtis éblouissans; au-devant de ces murs, deux colonnes, extrêmement élevées, supportaient une large terrasse sur laquelle des femmes, coiffées de hantouzes rouges, bleues, jaunes, vertes, roses, ornées de bijoux, se penchaient pour nous regarder. Les unes étaient voilées, les autres se bornaient à placer de temps en temps, devant leurs bouches, une toute petite main. Si elles étaient jolies, je l’ignore ; mais, vues ainsi dans la lumière du couchant qui brillait sur leur coiffure éclatante, elles avaient quelque chose d’étrange et de fascinant, elles ressemblaient aux figures d’une séduction énigmatique que M. Gustave Moreau aime à peindre dans ses tableaux, et dont on ne sait si on les admire ou si on en est uniquement étonné. La plupart d’entre elles étaient brunes, et la régularité de leurs traits était irréprochable. Mais ce qui charmait en elles, c’était la grandeur des yeux noirs, exagérée encore par le k’hol et par le contraste de la petitesse de la bouche, de la finesse du nez, de la délicatesse de l’ensemble de la figure. Nous les aurions regardées longtemps, si nous n’avions craint de manquer aux lois de la bienséance orientale. Les deux colonnes qui soutenaient la terrasse où elles circulaient étaient carrées, mais les pans en étaient coupés à la base, disposition qu’on retrouve dans toutes les maisons de Fès et de Meknès. Qu’elle soit commode pour la circulation autour des colonnes, c’est possible; elle n’en constitue pas moins une faute d’architecture évidente, car elle donne à celles-ci une apparence de faiblesse à la base qui semble compromettre la solidité de tout l’édifice. Des colonnes qui deviennent plus grosses à mesure qu’elles s’élèvent, n’est-ce pas un non-sens? Mais les Arabes ont toujours manqué, dans leurs œuvres, de logique et de raison. J’ai vu des colonnes dans les cours marocaines, qu’on avait tellement taillées et tailladées dans leur partie inférieure pour y faire des ciselures de toutes sortes, qu’elles paraissaient sans cesse sur le point de tomber. Celles de la cour du caïd el-mechouar étaient loin d’avoir un aspect aussi fragile. Elles se terminaient sans chapiteau ; mais à leur sommet courait une large corniche en bois, presque plate, appliquée contre le mur, à laquelle la pluie et le temps avaient donné une teinte gris passé d’une douceur exquise ; à peine si de légères moulures, d’un ton plus vif, couraient sur ses bords et en son milieu. De grandes lampes pendaient entre les colonnes, et la foule des serviteurs était répandue dans tous les sens en groupes colorés.

Le caïd el-mechouar nous attendait à sa porte pour nous dire son éternel : « Murhaha bikoum ! Soyez les bienvenus! » Il avait à côté de lui une de ses filles, jeune enfant de quatre ou cinq ans, qui tenait de son père des formes massives bien différentes des formes légères des femmes que l’on voyait passer, repasser et s’arrêter sur les terrasses. M. Féraud l’ayant prise dans ses bras et lui ayant baisé la main, le caïd el-mechouar prit à son tour cette petite main dans les siennes et la baisa avec un profond respect. Le baiser de l’ambassadeur en avait fait quelque chose de sacré, même pour un père; la politesse arabe a de ces raffinemens que nous n’imaginerions jamais, nous grossiers! Nous nous mîmes à table dans une des salles qui donnaient sur la cour, et je ne sais si ce fût à cause du décor que nous avions sous les yeux, mais le fait est que le dîner nous parut un peu plus mangeable que les précédens. Un orchestre de musiciens, placé à côté de nous, nous sembla aussi moins discordant que ceux que nous avions entendus jusque-là. La musique arabe du Maghreb est inférieure à celle d’Orient. Elle est plus lourde, moins harmonieuse, plus dépourvue encore d’idées mélodiques. Toutefois, chez le caïd el-mechouar, elle avait au moins une qualité, celle d’être discrète et de ne pas faire trop de bruit. Quand le repas fut terminé, nous allâmes nous asseoir à l’autre extrémité de la cour, de sorte que nous avions en face de nous la salle où nous venions de dîner et que nous apercevions, par la porte ouverte, ces tables encore pleines, autour desquelles les serviteurs venaient tour à tour prendre leur nourriture. Quand ils eurent tous fini, ils se disposèrent, avec un instinct secret du pittoresque, les uns accroupis ou couchés au pied des tables, les autres debout ou allongés sur des tapis, sans ordre, encore au centre, ou sur les côtés de la cour. Les musiciens s’étaient rangés en ligne devant nous : ils jouaient et chantaient plus faiblement, soit fatigue, soit sentiment de la poésie de la nuit. L’obscurité était survenue, mais on avait allumé les lampes, qui éclairaient suffisamment la cour, sans pourtant y répandre une lumière indiscrète. Au-dessus de nos têtes, la clarté des étoiles était si vive qu’elle faisait paraître le ciel tout noir. Nous étions assis ou étendus nonchalamment, nous prenions des tasses de thé et nous regardions. Notre hôte, trop poli pour nous déranger, se tenait toujours avec modestie à la porte ; nous voyions sa grande taille dominer celle de ses serviteurs. La tiédeur du printemps d’Afrique nous enveloppait. Bercés par les sous monotones et doux de notre orchestre, nous jouissions du spectacle de cette étrange fête où rien, absolument rien, ne nous rappelait l’Europe, où tout, au contraire, nous transportait dans le monde arabe et nous le montrait enfin sous l’aspect le plus cher aux imaginations. On eût dit que nous avions remonté le cours du temps, que nous avions échappé à la vie moderne, que nous étions dans la cour de quelque calife du moyen âge ; et quand nous levions nos yeux, déjà à demi clos, sur les terrasses, des ombres légères, dont une lueur égarée indiquait même parfois les formes fuyantes, ajoutaient une dernière illusion à toutes les autres et peuplaient de fantômes ce rêve réalisé d’une nuit d’Orient.

Je n’en finirais plus si je prétendais raconter en détail tous les dîners auxquels nous avons dû assister à Fès pour remplir jusqu’au bout nos devoirs diplomatiques. Je ne parlerai donc plus que d’un seul, celui du pacha de la ville, parce qu’il nous a présenté quelques particularités intéressantes. Le pacha de la ville est un vieux nègre aveugle, frère de l’ancien grand-vizir Si-Mouça, et lui-même personnage d’une grande importance.il habite une magnifique maison, qui est précédée d’une des plus belles fontaines de Fès et qui possède une cour du même genre que celle du caïd el-mechouar, bien qu’à mon avis elle lui soit très inférieure. C’est dans cette cour que le vieux pacha nous attendait. Appuyé sur un long bâton, soutien de sa décrépitude, et tout enveloppé de voiles blancs, il produisait un singulier effet avec sa figure éteinte, et pourtant encore fine et spirituelle. Il voulut qu’on lui présentât chacun de nous, et, ne pouvant nous voir, il nous prit du moins les mains avec le plus cordial empressement. Mais, s’il ne nous voyait pas lui-même, nous nous sentions vus de toutes parts. Les terrasses de sa cour regorgeaient de femmes penchées très bas pour nous mieux regarder. Elles étaient là en nombre incalculable, et néanmoins il y en avait encore bien d’autres qui aspiraient à nous apercevoir. On voyait passer des têtes de blanches et de négresses à toutes les fenêtres, à toutes les ouvertures qui donnaient sur la cour. Derrière chaque porte, il y avait une foule compacte qui risquait sans cesse de la faire éclater à force de la pousser. Des nègres sévères cherchaient à refréner une curiosité si intempérante. Mais les malheureux avaient beau se fâcher, refermer avec violence les battans qui s’ouvraient, les loquets qui se soulevaient, à chaque minute, ils devaient recommencer la même besogne, l’effort des femmes étant plus vigoureux que le leur. Cette petite scène nous expliquait l’état dans lequel se trouvait le pacha. Il a toujours eu, paraît-il, un harem immense, et depuis longtemps déjà, hélas! c’est une propriété purement platonique pour lui. Il y a sept ans, il avait fait à M. Féraud cette triste confidence. Il n’était pas aveugle alors, mais il n’en valait pas beaucoup mieux et il en souffrait beaucoup plus. S’étant aperçu, pendant le dîner qu’il donnait à l’ambassade dont M. Féraud faisait partie, que celui-ci ne mangeait pas, il l’appela auprès de lui et lui dit : « Regarde donc sur mes terrasses. » M. Féraud crut poli de lui répondre : « Au spectacle que j’y vois, je juge que tu dois être un homme heureux. — Au contraire, répondit le pacha, il n’y a pas de plus grand infortuné que moi. Tous ces trésors que tu contemples sont comme s’ils n’étaient pas à moi. » Et le malheureux pacha, développant sa confidence, entra dans les détails les plus navrans sur l’inutilité, voire même sur les inconvéniens de posséder, dans de certaines conditions, un des harems les plus peuplés de l’Afrique. Depuis sept ans, il s’est peut-être fait à son sort, car il a l’air résigné. Mais en passant à mon tour l’inspection de ses terrasses, j’ai compris ce qu’il avait dû souffrir et je n’ai pu m’empêcher d’éprouver une vive compassion pour un homme qui a si cruellement subi le supplice de Tantale.

Pour nous faire honneur et nous recevoir dignement, le pacha de la ville avait convoqué les principaux chérifs de la mosquée de Moula-Edriss, c’est-à-dire les hommes les plus saints et les plus distingués du Maroc. Nous entrâmes dans une pièce où était réunie cette sorte d’institut marocain. Le coup d’œil en valait la peine : le long des murs et sur trois lits en baldaquins placés au centre et aux extrémités de la pièce, était rangée une série d’énormes personnages accroupis sur leurs jambes, tout pareils à des bonzes plongés avec béatitude dans la contemplation d’eux-mêmes. Les deux du milieu, les premiers de la bande, les descendans les plus directs de Moula-Edriss, étaient d’une telle corpulence qu’ils avaient peine à tenir sur le lit à baldaquin où on les avait juchés ensemble. L’un était noir comme de l’encre, ce qui prouvait surabondamment que le sang de Mahomet, avant d’arriver à lui, s’était croisé avec celui de tous les nègres et de toutes les négresses du Soudan. Il était affreusement laid, avec ses grosses lèvres épaisses, ses joues pendantes, ses yeux petits et ternes. Pour ajouter encore à l’aspect repoussant de son visage, la nature l’avait gratifié d’une énorme tache lie de vin sur tout un côté, tache dont la coloration se combinant avec le noir de sa peau était devenue d’un bleu de moisissure horrible à contempler. Les bras nus de ce saint personnage étaient si gros que je les avais d’abord pris pour ses cuisses. Son compagnon de lit était très blanc au contraire, mais il avait l’air parfaitement hébété, sa lèvre inférieure était flasque et pendante, et pendant trois ou quatre heures que nous avons passées chez le pacha, il n’a pas cessé d’égrener son chapelet sans faire d’ailleurs aucune autre espèce de mouvement. Le nègre, à côté de lui, moins dévot sans doute, s’était assez vite profondément endormi. Tous les types académiques de Fès étaient loin d’être aussi parfaitement pédans, lourds et niais. Il y avait même dans le nombre de belles figures ascétiques, des figures de moines bons vivans et, à côté, des figures de gens retors et délurés, de jésuites musulmans. M. Henri Duveyrier ayant entrepris une longue conversation avec deux de ces sortes de personnages, ceux-ci lui témoignèrent une grande bienveillance, sans chercher à lui cacher toutefois le peu de cas qu’ils faisaient des sciences physiques et naturelles auxquelles il leur disait qu’il s’appliquait. À leurs yeux, il n’y a de science véritable que la théologie et la jurisprudence qui en est une branche. Ils estiment très haut aussi les lettres pures et la poésie. Ils connaissent mieux leurs poètes que leurs historiens et leurs géographes. Dès qu’on leur dit qu’on aime leur littérature, ils vous demandent : « Qu’as-tu lu ? qu’as-tu lu ? » Et, si on peut leur citer un certain nombre d’auteurs, ils se regardent entre eux avec des airs de surprise, et vous regardent vous-même avec des airs d’admiration.

M. Féraud était resté dans un coin de la salle auprès du pacha. Un des chérifs dont la physionomie marquait le plus d’intelligence était venu se joindre à leur conversation. C’était un personnage d’importance, Si-Ahmed-ben-Souda, kadi de Meknès, prieur particulier du sultan, chargé de lui lire tous les matins un passage du Bokhari et de lui réciter les prières musulmanes. Deux ou trois autres savans les entouraient. Nous voyions ce petit groupe causer avec une gaîté surprenante ; il fallait que la conversation fût bien spirituelle, car tout le monde semblait ravi. A un moment, M. Féraud prit un morceau de papier et y écrivit quelque chose, nous ne savions quoi. Quand il le passa à Si-Ahmed-ben-Souda pour le lire au pacha, celui-ci manifesta sa satisfaction par les gestes les plus expressifs et par les sourires qui laissaient voir, malgré son âge, deux magnifiques rangées de dents blanches entièrement intactes. Mais il n’eut de cesse qu’après avoir fait écrire à son tour quelque chose qu’il dictait. Il s’y reprit à deux fois, et l’on riait de plus belle. Voici ce qui s’était passé. Comme on parlait à M. Féraud des poètes arabes et qu’il en citait une telle quantité que ses auditeurs ne pouvaient s’empêcher de marquer quelque incrédulité sur des connaissances littéraires aussi étendues, pour dissiper tous ces doutes, il composa immédiatement un quatrain arabe qui disait en beau style :


Au maître de cette maison hospitalière
Paix et félicité!
Que Dieu protège ses jours
Tant que roucoulera la colombe !


Le pacha charmé avait tenu à répondre, et il avait dit d’abord :


A l’ambassadeur du gouvernement français
Que Dieu accorde tous ses bienfaits!
Qu’il vive toujours heureux, que ses honneurs augmentent
Jusqu’au jour de l’éternité !


En entendant ce quatrain, M. Féraud protesta, disant que, si « ses honneurs » augmentaient, il quitterait le Maroc; or, pour lui, le bonheur suprême, unique, sans égal, était de vivre avec les gens qui l’accueillaient si bien. On voit d’ici le succès de ce compliment. Il fallut refaire tout le distique, pour mettre « la gloire » à la place des « honneurs. » Le lendemain, on ne parlait pas d’autre chose au palais du sultan que de la joute poétique qui avait eu lieu chez le pacha de la ville. Cette petite scène était bien orientale aussi ; elle nous rappelait un côté charmant des mœurs anciennes des Arabes ; mais ces jeux d’esprit ne se font plus aujourd’hui que par routine ; l’imprévu et l’inspiration font défaut, et le charme a disparu.


GABRIEL CHARMES.

  1. Voyez la Revue du 15 juin, du 1er et du 15 juillet, du 1er et du 15 août.
  2. Thaleb est le singulier, tolba le pluriel.
  3. La rivière des Perles, l’Oued-Fès.
  4. C’est-à-dire des enfans des puces, des enfans des punaises, et des enfans des souris.
  5. La Reribia, de même que le Kâab el R’ouzal sont des gâteaux. Le premier est rond, fondant, au sucre, à la farine et au beurre. Le second est un petit pâté plein de noix au sucre.
  6. Le leben est du fait aigri.
  7. Cherfa est le pluriel de chérif.
  8. Sorte de couvre-plat.
  9. C’est-à-dire de la famille de Mahomet.
  10. L’école.
  11. c’est le nom des femmes de Fès.