Une Ambassade au Maroc
Revue des Deux Mondes3e période, tome 76 (p. 785-815).
UNE
AMBASSADE AU MAROC

V.[1]
LA COUR DU SULTAN. — LA VILLE DE FÈS.


XI. — LA COUR DU SULTAN.

Lorsqu’on trouve, dans les journaux et dans les documens diplomatiques d’Europe, des expressions telles que celles-ci : l’empire du Maroc, le gouvernement de sa majesté chérifienne, le cabinet de Fès, on s’imagine que le sultan Moula-Hassan est un prince assez semblable à la reine Victoria ou à l’empereur Guillaume. Lorsqu’on arrive à Fès, lorsqu’on y reste quelque temps surtout, on se demande sans cesse où est l’empire du Maroc, où est le gouvernement de sa majesté chérifienne, où est le cabinet de Fès? De tout cela on ne voit nulle trace. L’empire du Maroc est un composé de provinces, les unes indépendantes, les autres en partie soumises à l’autorité d’un homme, qui est un pontife plutôt qu’un souverain; il n’y a d’ailleurs entre elles aucun lien, aucune cohésion, aucune homogénéité, aucune unité. Quant au gouvernement de sa majesté chérifienne, il n’existe en aucune manière ; car peut-il y avoir gouvernement sans une organisation quelconque, sans un ordre administratif au moins rudimentaire, sans une coordination entre les différens pouvoirs qui, du haut en bas de l’échelle politique, exercent leur action sur le pays? Enfin le cabinet de Fès est une institution tellement grotesque qu’à peine vaut-il la peine d’en faire mention. J’ai vu des Européens très surpris que des millions d’hommes, qui ne sont pas absolument sauvages, pussent vivre ainsi à l’aventure, sans rien de ce que nous regardons comme indispensable à la vie civilisée. Ils s’étonnaient que le Maroc subsistât, pour ainsi dire à l’état dénature, dans une parfaite anarchie, au sens le plus strict du mot; à chaque instant, ils croyaient qu’un édifice aussi dépourvu de fondemens, de contreforts, d’appuis et de soutiens, construit sans aucun respect des règles les plus simples de l’architecture et des lois les mieux établies de l’équilibre, ne saurait durer tel quel au milieu du monde moderne : « — Il va crouler, disaient-ils; il est impossible qu’il ne croule pas ! » — Cette illusion a été partagée par bien des diplomates habitués à l’Europe d’aujourd’hui et qui, trop ignorans ou trop oublieux de l’histoire, ne songeaient plus que l’Europe du passé a traversé des périodes pendant lesquelles elle ressemblait à s’y méprendre au Maroc contemporain. Une longue fréquentation des Arabes m’a préservé de tomber dans la même erreur. Les Arabes sont et ont toujours été incapables de créer et de maintenir ce que nous appelons une organisation politique ; le désordre paraît être l’élément naturel de leur existence sociale, de même que le caprice, la fantaisie, le hasard, paraissent être les conditions de leur art. Aussi me suis-je beaucoup plus appliqué à rechercher au Maroc des renseignemens sur les mœurs privées du sultan et de son entourage que des informations sur la nature, l’étendue et le fonctionnement de leur autorité. Sur ce dernier point, je savais d’avance à quoi m’en tenir; sur l’autre, au contraire, j’avais beaucoup à apprendre, et j’ai appris en effet des choses assez amusantes pour être rapportées.

Il ne faut jamais oublier, si l’on veut comprendre la manière de vivre du sultan, qu’il est avant tout, par-dessus tout, un chef religieux. Son vrai métier est d’être pontife. Guerrier, il l’est par goût; ses ancêtres ne l’étaient pas, personne ne le leur reprochait : pontife, il l’est par naissance, par obligation aussi bien que par droit, et, s’il voulait cesser de l’être, on le verrait immédiatement chassé du trône par un chérif plus saint que lui. Tout en lui est donc réglé par la religion, tout est subordonné à la religion. Malgré ses prétentions au califat, le sultan de Constantinople ne se regarde pas comme astreint à d’incessantes pratiques religieuses. Il va le vendredi à la mosquée, il fait le jeûne du ramadan, et c’est tout. Dans son palais, il agit à sa guise, sans se tourmenter des prescriptions de Mahomet, que personne n’est scandalisé de lui voir enfreindre. Il reçoit des chrétiens, il a de longs rapports avec eux, il se lève à leur approche, il les invite à dîner à sa table, il leur marque publiquement de la considération et de l’amitié. Si le sultan du Maroc imitait cet exemple, un insurrection éclaterait aussitôt contre lui. Il est tenu de faire ostensiblement chaque jour les prières réglementaires; dans son palais et jusque dans son harem, il ne lui est pas permis d’oublier un instant le caractère sacré qui est en lui; on est bien obligé de lui permettre de recevoir des chrétiens, car ceux-ci s’imposent par la force, mais jamais il ne les reçoit sur un pied d’égalité ; il se tient devant eux à cheval ou sur un siège plus élevé que le leur; lorsqu’il les invite à dîner, il n’assiste point au repas, auquel il se fait représenter par un simple amin. Au reste, comment ferait-il autrement, lui qui a conservé non-seulement le costume, mais tous les usages des simples Bédouins? Il mange avec ses doigts, accroupi sur un divan. Il ne saurait se servir d’une fourchette, instrument que n’employait pas Mohammed, auquel il s’efforce de ressembler le plus possible. L’empire du Maroc n’est pas entamé, comme l’empire turc, par les modes chrétiennes. Il n’en admet que ce qu’il est absolument forcé d’en admettre. C’est peut-être le seul pays du monde où les décorations soient inconnues. Bien des Européens, désireux d’orner leur boutonnière d’un ruban nouveau, ont essayé de persuader à Moula-Hassan qu’il serait glorieux pour lui d’instituer un ordre marocain; ils se sont même adressés à un sentiment moins noble que l’amour de la gloire, et ont lâché de lui faire comprendre qu’il serait beaucoup plus économique de donner aux étrangers qui viennent le voir une décoration de fer-blanc au lieu de sabres, de chevaux, et de selles dorées. Moula-Hassan a résisté : « Nous ne sommes pas comme les Turcs, a-t-il dit, qui ont rejeté les traditions de leurs ancêtres. Jamais Mohammed n’a donné de plaques et de cordons ; nous ne saurions faire ce qu’il n’a point fait. »

Que répondre à cet argument? j’ignore à quelle heure se levait Mohammed ; mais Moula-Hassan et toute sa cour se lèvent à trois heures du matin, l’hiver aussi bien que l’été, pour la première prière. Ils ne se recouchent pas. La journée commence après ces sortes de matines. Dès que le sultan a terminé sa prière, son chapelain vient lui lire un passage de Bokhari, célèbre théologien musulman qui est, aux yeux des Marocains, la plus grande autorité religieuse après Mohammed. Peut-être même connaissent-ils beaucoup plus l’ouvrage de Bokhari que le Coran. Le fatras indigeste qu’il contient forme l’unique nourriture intellectuelle et morale de l’immense majorité d’entre eux. Quand le sultan a prié et écouté le Bokhari, il commence à s’occuper des affaires publiques et des exercices militaires, qui sont, comme je l’ai dit, sa grande passion. On est tout surpris, lorsqu’on ne connaît pas les pieux motifs qui l’amènent à se lever de si bonne heure, de voir le sultan et ses ministres donner des audiences à cinq ou six heures du matin. C’est d’ordinaire à ce moment-là qu’ils reçoivent les Européens en visite auprès d’eux. À sept ou huit heures, il est pour eux déjà tard. Il est vrai qu’ils font la sieste en toutes saisons après la prière de midi ou d’une heure. Le milieu de la journée est toujours consacré au sommeil. Les affaires ne reprennent que de quatre ou cinq heures jusqu’à la prière du soir. Au surplus, on ne travaille guère que le matin : c’est tout l’opposé de ce qui se passe à Paris. Mais ne faut-il pas que les prières se disent aux momens prescrits ? Elles ont l’importance d’une affaire d’état, à laquelle on sacrifierait, au besoin, toutes les autres. Lorsque le sultan se lève le matin ou se relève de sa sieste au milieu de la journée, ce sont ses femmes qui procèdent à sa toilette. Il en a, dit-on, un nombre considérable. Les uns affirment qu’il en possède deux mille dans chacune de ses capitales, ce qui ferait six mille en tout, puisque ses capitales sont au nombre de trois : Fès, Meknès et Maroc ; d’autres donnent des chiffres un peu moins élevés, mais encore énormes ; ils ajoutent qu’outre les trois harems fixes des trois capitales, il y en a encore un de fixe, mais moins nombreux, à Rbat, plus une sorte de harem flottant qui marche avec le sultan d’une ville à l’autre. L’organisation de ces harems est fort régulière. Les femmes y sont divisées par escouades d’une trentaine environ. Chaque escouade est administrée par une matrone, personne de tête et d’autorité, généralement née ou nourrie dans le harem et qu’on nomme ârifa. Ces ârifas sont fort intelligentes : elles ont beaucoup vu, beaucoup appris ; leur influence sur le sultan est grande, ce qu’on s’expliquera sans peine lorsque j’aurai exposé toute l’étendue de leurs attributions ; on s’adresse sans cesse à elles pour obtenir des grâces et des faveurs ; comme elles sont d’ordinaire assez laides, qu’elles n’ont jamais eu de prétentions personnelles, elles ont toujours joui d’une liberté relative ; elles aiment à causer ; c’est par elles que, lorsque pour une raison ou pour une autre on parvient à pénétrer dans le harem, on en apprend l’organisation et les mœurs ; elles en savent le passé et le présent ; elles en sont la chronique vivante. Toutes les femmes leur sont soumises. Aucune n’est admise dans le harem sans leur approbation. Le recrutement se fait de la manière la plus simple. Les familles influentes du pays, familles de caïds ou de fonctionnaires, ne se sentent assurées d’une certaine tranquillité qu’à la condition d’avoir une parente au harem. Aussi, dès qu’une jolie enfant arrive à cet âge, si précoce en Afrique, où la jeune fille est sur le point d’éclore, son père ou ses frères s’empressent-ils de la proposer au sultan. Il faut de nombreuses démarches pour que cette proposition soit écoutée, car l’offre dépasse de beaucoup la demande. Lorsqu’elle l’est, le sultan envoie un certain nombre d’ârifas procéder à une enquête minutieuse sur le cadeau qu’on prétend lui faire. Il se fie au goût exercé, au tact très sûr de ces matrones avisées. Mieux que personne, elles ont l’art de distinguer, parmi les promesses d’une beauté naissante, celles qui ne sont qu’une apparence fragile et celles qui, au contraire, ne doivent pas être démenties par la réalité prochaine. Elles ont le discernement que donne l’habitude. Dès qu’elles ont décidé qu’une jeune fille mérite d’être introduite dans le harem du sultan, elles la prennent des mains des heureux parens, qui se bercent de l’espoir que leur enfant sera peut-être un jour remarquée du maître, et qui sait même ? qu’un chérif naîtra d’elle, lequel montera sur le trône des descendans de Mohammed.

La jeune fille est-elle aussi heureuse que sa famille du très grand honneur qui lui est fait ? Oui, sans doute, au premier moment, lorsqu’elle part avec les ârifas pour aller vers cet inconnu glorieux où elle croit deviner de voluptueuses surprises. Il est même probable que la vue du sultan Moula-Hassan augmente ses espérances ou ses illusions ; car j’ai dit que jamais prince ne fut plus beau et ne réalisa mieux le type du souverain des Mille et une Nuits, aux yeux de flamme dans la bataille, aux yeux doux et caressans dans le harem. Son premier regard doit être pour une femme plein de mystérieuses émotions. Mais, après ce premier regard, la nouvelle pensionnaire du harem est embrigadée dans une escouade sous la direction d’une ârifa, et souvent, bien souvent, des mois, des années, parfois même une vie se passe sans qu’un second regard tombe sur elle. Je me sers à dessein du mot de pensionnaire. La vie du harem est, en effet, assez semblable à celle d’un couvent de jeunes filles dont les ârifas seraient les maîtresses. Les femmes y sont enfermées toute la journée dans leurs appartemens, sans avoir l’autorisation de s’en éloigner ; le jeudi seulement est jour de sortie ; tout le harem peut alors s’ébattre dans les jardins, non pas toutefois en complète liberté, car le sultan se promène avec elles, s’amuse avec elles et les surveille. Et qu’on n’aille pas se monter la tête et croire que ces promenades donnent lieu à de jolis incidens, à des aventures charmantes et imprévues. Ce serait oublier que le sultan est pontife et qu’il doit le demeurer même en amour. Tout ce que nous pouvons imaginer, nous autres Européens, d’histoires de mouchoirs jetés à l’improviste, toutes les folles pensées qui peuvent nous venir à propos des bosquets fleuris, des tapis de verdure, des fraîches retraites des jardins du harem, tous les rêves émoustillés dont nous pouvons bercer notre fantaisie, tout cela est erreur, mensonge, ignorance de la réalité. Le sultan du Maroc est un grand monarque, il a, je veux le croire, six mille femmes dans son harem ; mais lorsque, au cours d’une de ses promenades ou ailleurs, il en remarque une qu’il lui plaît d’honorer d’une faveur spéciale, il ne lui est pas permis de mettre immédiatement à exécution un projet aussi galant. Il doit prévenir la ârifa de l’escouade à laquelle appartient la femme qu’il daignera, le soir, admettre auprès de lui. Aussitôt la ârifa s’empare de la favorite et la prépare à une aussi haute destinée. Elle la conduit d’abord au bain, la lave, l’essuie, la couvre de parfums. Elle la revêt ensuite des plus riches habits, des étoffes les plus fines et les plus moelleuses. Puis elle la pare, comme une véritable image, de tous les bijoux et diamans qu’on peut trouver dans le harem : diadèmes sur la tête, bagues et bracelets aux mains et aux bras, cercles d’or et d’argent aux chevilles. C’est dans cet état qu’elle la conduit au sultan qui l’attend avec patience, et elle ne se retire pas après la lui avoir livrée ; elle se tient à quelque distance dans la chambre où sa présence ne gêne personne. Bientôt le sultan lui rend l’heureuse ou malheureuse créature sans avoir touché à son costume, qui est resté intact, à tous ses ornemens qu’il a respectés. Même dans un pareil moment, il est resté roi et pontife.

Au reste, bien que la corruption soit très grande au Maroc, l’amour y est d’une simplicité parfaite. C’est dans les vices inavouables, qui n’y sont pas moins fréquens qu’en Orient, que les raffinemens sont poussés très loin. Mais si la plupart des hauts dignitaires de sa cour ont à cet égard la plus détestable réputation, le sultan, au contraire, n’est l’objet d’aucune médisance, voire même d’aucune calomnie, ce qui est une preuve d’innocence accomplie dans un pays où le dénigrement ne respecte rien. Les mœurs de Fès sont très mauvaises, celles de Meknès le sont plus encore. Le sultan, pour son compte, est immaculé. Son harem, dont il respecte le sévère cérémonial, lui suffit. Quant à ses femmes, j’ignore ce qu’elles pensent de ce cérémonial. Il paraît qu’elles arrivent bien vite à se soucier assez peu de leur maître et à souhaiter fort modérément d’être de sa part l’objet d’une attention particulière Leur manière de vivre est celle de toutes les réunions de femmes oisives et que ne retient aucune pensée supérieure. Les ârifas, personnes prudentes, tâchent que rien n’en transpire aux yeux du sultan, et tout est dit.

Parfois le harem est le théâtre de drames domestiques qui se terminent par le poison. Mais entre le poison et une maladie ordinaire, on fait peu de différence. Les intrigues politiques, les luttes d’influences personnelles sont bien plus vives autour du sultan que les intrigues et les luttes d’amour. Parfois aussi elles sont suivies de crimes. On raconte, par exemple, que le sultan Abd-er-Rhaman avait reçu de l’émir Abd-el-Kader une jolie fille chrétienne et française enlevée dans une ferme de la Mitidja. Il en eut deux fils élevés comme les autres princes, mais qui, à l’âge de vingt ans, portaient ombrage à l’héritier, Sidi Mohammed, le père du sultan actuel, à cause de leur caractère ardent et de leur vive intelligence. Ils furent empoisonnés, moyen de se débarrasser des personnes gênantes qui n’est pas seulement employé dans le harem; il est partout en usage au Maroc. Les empoisonnemens sont plus faciles au harem qu’ailleurs, ils n’y sont pas plus fréquens. Lorsqu’un sultan meurt, ses femmes ne passent pas à son successeur, qui monte à son usage un harem nouveau : elles sont envoyées dans le Sous, où elles vivent dans des sortes de zaouïa d’une vie monastique et corrompue, différant assez peu de celle qu’elles menaient du vivant de celui qui était aussi bien, sinon plus, leur maître, j’allais dire leur propriétaire, que leur époux.

On voit donc que ce n’est pas au harem qu’il faut attribuer la débilité intellectuelle de la plupart des souverains du Maroc. Elle tient à d’autres causes qu’il serait long d’exposer. La première de toutes est l’ignorance profonde, presque invraisemblable, du sultan et de ceux qui l’entourent. En dehors du Coran et du Bokhari, ils n’ont rien lu, ils ne savent rien. Je citerai quelques faits pour donner une idée de cette ignorance, qui dépasse ce qu’on peut imaginer de plus extravagant. Causant un jour avec un Français de la frontière commune du Maroc et de l’Algérie, le sultan ne paraissait pas se rendre compte de la situation de cette frontière ; pour la lui expliquer, le Français s’empressa de mettre sous ses yeux une carte dressée lors des négociations de 1845, où les noms des localités, des montagnes, des cours d’eau, sont écrits en arabe. Le sultan fut tout surpris. Il n’avait jamais vu cette carte, dont plusieurs exemplaires avaient pourtant été remis aux négociateurs marocains au moment où la frontière a été fixée ; naturellement ces exemplaires sont égarés, oubliés, perdus. Le sultan ne voulut pourtant pas être humilié par notre carte, et pour prouver à son interlocuteur que le Maroc était, sous ce rapport comme sous tous les autres, aussi bien fourni que la France, il lui dit : « Moi aussi, j’ai une carte. Je crois même qu’elle vaut mieux que la tienne. » Appelant aussitôt son chambellan, il se fit apporter la carte en question. Le Français fut assez surpris de voir arriver une sorte de boîte étroite et longue semblable à celles dans lesquelles on met les ombrelles ; il fut encore plus surpris de voir sortir de cette boîte quelque chose qui ressemblait, en effet, à une ombrelle, une sorte de manche autour duquel s’enroulait une étoffe. Mais, en ouvrant l’étoffe, elle formait un globe terrestre dont le manche était l’axe. Le sultan paraissait très fier de son joujou, et le présentant au Français avec un certain orgueil, il lui dit : « Étudions plutôt sur ma carte, à moi, la frontière du Maroc et de l’Algérie. » Hélas ! le Maroc avait sur cette mappemonde la grandeur de l’ongle du petit doigt ; et quant à la Moulouïa ou aux montagnes des environs, on n’en distinguait même pas la trace. Il fallut expliquer au sultan que sa carte était excellente pour connaître le monde, mais médiocre pour connaître le Maroc et l’Algérie. « c’est vrai, répondit-il ; aussi j’avais demandé à un Européen de mes amis, de me faire faire une carte particulière et complète du Maroc qui fût ainsi sur un globe ; mais il a prétendu, je ne sais pourquoi, que cela n’était pas possible. Je lui ai proposé alors de me faire un globe terrestre comme celui-ci, dont le Maroc tiendrait tout un côté et le reste du monde l’autre, mais il a soutenu, je ne sais toujours pas pourquoi, que c’était encore plus difficile. J’en suis fâché; car il est bien commode, en voyage, d’avoir une carte ronde qui s’ouvre et se ferme à volonté. » Au fond, le pauvre sultan était chagrin de voir le Maroc si petit ; il aurait voulu se persuader que son empire couvrait presque toute la terre. Il ignorait où était le Tonkin, et s’imaginait que c’était une province d’une étendue insignifiante. En toutes choses, ses connaissances sont celles d’un enfant. Il ne sait des événemens contemporains et de la politique générale que ce que lui en ont appris des ambassadeurs ou des agens diplomatiques intéressés à le tromper. Il croyait, à notre arrivée à Fès, que la première puissance militaire de l’Europe était l’Italie. Il n’était pas même informé de l’état de l’Afrique. Ç’a été pour lui l’objet d’un vif étonnement d’apprendre qu’il y avait encore un bey de Tunis, touchant une liste civile, ayant une maison royale et des ministres. On lui avait dit que nous avions chassé le bey de ses états. Il n’a pas de notions plus exactes sur les chemins de fer. Il demandait avec curiosité combien d’heures il faudrait pour aller en chemin de fer de Tanger à Fès et de Fès à Meknès, et quand on lui répondait que le premier trajet pourrait se faire en six ou huit heures et le second en deux heures, il réprimait mal un sourire d’incrédulité. Il est curieux comme tous les Arabes, mais il est méfiant comme tous les hommes ignorans. Pour comprendre quelque chose à la civilisation européenne, il aurait besoin de la voir de ses yeux, de la toucher du doigt. Seulement, s’il partait pour l’Europe, il serait aussitôt détrôné. Bien plus, il ne lui serait peut-être pas possible d’aller à Tanger, où il n’a jamais mis les pieds, sans qu’aussitôt un des innombrables chérifs qui aspirent à le remplacer sur le trône soulevât le fanatisme musulman contre un sultan qui mériterait, comme le réformateur Mahmoud, le nom de sultan giaour.

Ses ministres, — à l’exception de celui qui traite à Tanger avec les légations européennes, Si-Bargache, lequel est plutôt une sorte d’ambassadeur auprès de l’Europe entière qu’un ministre, — n’ont pas beaucoup plus d’instruction que lui. Le grand-vizir en particulier est d’une ignorance profonde. Croirait-on qu’étant presbyte, il ne savait pas qu’il y eût des lunettes qui pourraient remédier au défaut de sa vue? Quand on lui a parlé d’une loupe, avec laquelle tous les caractères d’une lettre ou d’un livre lui apparaîtraient énormément grossis, il a presque cru qu’on se moquait de lui. Son secrétaire pour les affaires étrangères, homme si intelligent pourtant, Si Fédoul, était tout surpris de voir du papier de trace. Un papier qui buvait de l’encre sans l’étaler, quelle merveille! Pour mettre le comble à sa surprise, nous lui offrîmes un bâton d’une sorte d’encre de Chine employée en Orient et en Algérie pour les cachets qui servent de signatures : de l’encre en bâton, voilà encore ce que n’aurait jamais imaginé l’homme à l’esprit le plus ouvert du gouvernement marocain ! Il n’y a pas plus d’art que de science au Maroc. Ces cachets qui servent de signatures sont parfois en Orient et en Algérie des chefs-d’œuvre d’ornementation. Ceux du Maroc sont d’une grossièreté, d’une lourdeur étonnantes. Le sultan lui-même en a un que le dernier des caïds algériens ou des écrivains des administrations de Constantinople rejetterait comme indigne de lui. Les plus raffinés des Arabes en sont devenus les plus barbares, et le Maghreb, où la civilisation musulmane a brillé du plus vif éclat, est le pays où le reflet en est le plus affaibli.

Comment un gouvernement composé d’hommes aussi primitifs, ne serait-il pas un gouvernement de grands enfans ? En réalité, il n’est pas autre chose. Il n’y a pas la moindre différence pour les Marocains entre les affaires sérieuses et celles qui ne le sont pas, ou plutôt tout est sérieux à leurs yeux, parce que la notion même de la frivolité n’entre point dans leur esprit. Souvent, lorsqu’on songe à traiter avec eux quelque grave question politique, on les trouve occupés d’un joujou quelconque, qu’ils regardent comme aussi intéressant que les questions politiques. Quelques jours avant notre arrivée à Fès, on avait consacré une semaine entière dans le gouvernement marocain à regarder manœuvrer une de ces poupées qui montent et descendent dans un bocal rempli d’eau. Cette invention-là paraissait au moins aussi curieuse au sultan, à ses ministres et à toute l’administration supérieure, que celle. des chemins de fer ou du télégraphe. Tout le monde s’extasiait devant elle : impossible de parler d’un autre sujet! De pareilles dispositions permettent, on le comprend, aux plus éhontés exploiteurs de s’avancer à peu de frais dans les bonnes grâces du gouvernement marocain. Il est fort dommage que les représentans des puissances ne puissent pas, sans quelque déshonneur, employer à le séduire les moyens qui y réussiraient le mieux. Ils s’embarrassent, en allant remettre leurs lettres de créance, d’objets de haut goût et de grand prix qui, le plus souvent, ne sont pas appréciés. s’ils portaient de simples jouets d’enfans à l’usage du sultan et des femmes de son harem, ils obtiendraient un succès éclatant. Un des officiers de notre mission militaire crut un jour faire un coup de maître en offrant à Moula-Hassan, au retour d’un voyage en France, un magnifique vase de Sèvres qui ne valait pas moins de 50,000 francs. Le sultan, après l’avoir longtemps regardé, se tourna vers l’officier : « Voilà ton cadeau ? Tu aurais pu du moins le choisir neuf ; or, il n’est pas neuf, car il a un trou au fond. » Moula-Hassan prenait pour une fêlure le trou de dégagement des eaux. Le vase de Sèvres dédaigné gît dans un grenier, tandis que le sultan montre à ses intimes, comme une chose rare, belle et précieuse, une montre dont le ressort fait mouvoir une image obscène ; il la tient d’un drogman peu scrupuleux, mais parfaitement au fait des goûts du Maroc. C’est à l’aide d’objets de ce genre que les monteurs d’affaires arrivent à l’exploiter. Même lorsqu’il fait en Europe une commande utile, ce n’est jamais sans enfantillage qu’il la fait. Le grand-vizir ou tout autre désire-t-il toucher un pot-de-vin, il s’arrange avec un entrepreneur européen et persuade au sultan d’acheter, par exemple, une batterie de canons. On s’entend sur les prix, qui sont exorbitans. Mais, durant quelques jours, on ne parle au palais que de la batterie merveilleuse dont on vient de faire l’acquisition. Le sultan aura bientôt les plus beaux canons du monde ; ses ennemis n’ont qu’à se bien tenir. Toutes les personnes qu’on rencontre parlent canon, gloire et conquêtes. C’est l’unique objet des préoccupations et des conversations. Il absorbe tous les esprits. L’enthousiasme est général. Au bout d’une semaine, personne n’y pense plus. Les canons sont loin, il faut des mois pour les transporter à travers un pays sans routes. Quand ils arrivent, on a oublié combien on les avait admirés avant de les voir. C’est une fantaisie qui a fui depuis longtemps.

Cet enfantillage des Marocains éclate à chaque instant dans leurs rapports avec les Européens à leur service. Notre mission militaire en constate chaque jour de nouvelles manifestations. Le médecin de cette mission me racontait qu’un vendredi, à midi, comme il se mettait à table, il vit venir à toute bride deux cavaliers qui lui dirent : « Dépêche-toi ; suis-nous, le sultan veut te parler au sortir de la mosquée. » À cette heure-là, je l’ai dit, le sultan fait la sieste et ne reçoit personne ; il fallait un sujet bien grave pour qu’il changeât ses habitudes. Le médecin s’habille en toute hâte ; les deux cavaliers le pressaient : « Tu ne vas pas assez vite ! Le sultan s’impatientera. » Enfin, on part, on arrive : c’était à Meknès, où les rues sont singulièrement étroites, et, comme il était vendredi et qu’on sortait de la mosquée, une foule énorme se pressait. Les cavaliers filent ventre à terre, écrasant les passans pour faire place au médecin. À coup sûr, il y eut des bras et des jambes cassés dans la bagarre ; mais qu’importe, lorsqu’il s’agit du service du sultan ! Le médecin arrive ; il croise d’abord le ministre de la guerre. « Le sultan te demande pour une affaire urgente ! Presse donc ta monture. » Plus loin, il rencontre le grand-vizir : « Ah ! te voilà ! le sultan désire ardemment te parler. » Le médecin fait faire un dernier effort à son cheval ; il tombe comme la foudre aux pieds du sultan. Celui-ci lui montre une ceinture métallique qu’on lui avait envoyée et lui en demande curieusement l’usage. Et c’est pour avoir ce renseignement que la population de Meknès avait été foulée et que plusieurs personnes resteront toute leur vie estropiées ! Un autre jour, le chef de la mission militaire fut convoqué, avec tout son personnel, à une audience chez le sultan. Il crut qu’il s’agissait d’une grande réforme à opérer dans l’armée. Il se mit donc et fit mettre ses collaborateurs en grand uniforme et se rendit, à l’heure indiquée, au palais. Il commença par attendre longtemps, très longtemps. Mais il se consolait, pensant qu’on étudiait sérieusement les propositions qu’on allait lui faire. Au bout d’une heure à peu près, le grand-chambellan parut les mains remplies de boîtes. « Le sultan t’a fait prier de venir, dit-il au chef de la mission militaire, afin que tu examines ces boîtes. — Mais, s’écrie celui-ci, ce sont des boîtes de confitures anglaises ! c’est facile à voir, puisque c’est écrit dessus. — Oui, mais ces confitures sont-elles bonnes ? Sont-elles malsaines ? Avec quels fruits sont-elles faites ? — Pardon, répond le chef de la mission militaire, je suis au Maroc pour faire manœuvrer des canons et non pour goûter des confitures. S’il vous faut un officier pour cela, les confitures sont anglaises, vous avez un officier anglais, donnez-les-lui ! — Ah ! non, réplique vivement le chambellan ; c’est précisément parce que les confitures sont anglaises que nous ne voulons pas les montrer à un Anglais ; il manquerait d’impartialité ; il n’y a qu’un Français qui puisse nous dire ce qu’elles valent. » — La mission militaire sortit un peu découragée du palais. À quelque temps de là, l’officier qui la commande, ayant envoyé un projet de règlement au ministre de la guerre, reçut l’ordre de passer immédiatement chez ce dernier. Il allait enfin discuter son projet : « Tu as une espèce d’instrument chez toi qui marque la pluie et le beau temps, lui dit le ministre en le voyant entrer. Je voudrais bien savoir s’il fera beau demain et si je pourrai aller me promener à la campagne avec mon harem. » J’aurais dû intituler ce chapitre : De l’usage qu’on fait au Maroc des missions militaires !


xii. — fès.


Pendant les trois jours de notre captivité, avant l’audience du sultan, nous n’avions pu voir de Fès que les terrasses chargées de femmes qui s’étendaient en étagères au-dessous de notre jardin. Nous en avions profité pour étudier l’histoire d’une ville qui avait à nos yeux un vif intérêt de curiosité. Il devient de plus en plus rare et difficile de rencontrer une cité arabe immaculée. La plus belle, la plus charmante de toutes, le Caire, est tellement envahie par l’Europe qu’à peine y trouve-t-on quelques quartiers perdus au milieu des constructions modernes qui rappellent encore le passé évanoui. Damas est mieux conservé, bien que, là aussi, ce que nous nommons le progrès, la civilisation, ait largement pénétré. Et puis, les Turcs règnent depuis des siècles à Damas, race barbare et brutale qui souille et dépoétise tout ce qu’elle touche. Jérusalem est aux trois quarts chrétienne, et de plus en plus la vieille ville, heureusement intacte, se voit écrasée sous une ville neuve de couvens, d’hôpitaux et d’églises, où tous les peuples d’Europe rivalisent de mauvais goût. Il restait à l’islamisme deux asiles à peu près inviolés, — car je ne parle pas de La Mecque, où l’art n’a jamais brillé à côté de la religion, — Kairouan et Fès. Nous sommes entrés en maîtres à Kairouan : les mosquées en ont été profanées par les bottes de nos soldats. Fès seule est encore vierge de toute insulte. Les Européens peuvent y séjourner, mais aucun ne s’y est fixé, aucun n’y a bâti, aucun surtout n’a mis un pied téméraire dans ses mosquées vénérées. Nos modes, nos industries, nos mœurs, notre religion, n’y sont pas moins inconnues que méprisées. Rien n’y distrait de la vie arabe, qui se déroule là dans toute sa pureté ; si bien que, quand on a passé quelques semaines à Fès, on ne se sent pas moins éloigné de l’Europe dans le temps que dans l’espace ; on est rejeté de plusieurs siècles en arrière ; on a remonté le cours des âges pour s’arrêter, non pas hélas! à l’époque glorieuse où le Maroc était le rendez-vous de toutes les sciences et de tous les arts, qui se répandaient de là sur l’Europe, mais à l’époque postérieure où l’islamisme, chassé d’Espagne, se repliait sur lui-même en Afrique, cherchant à échapper à l’inévitable décadence par un retour à la sainte ignorance et au plus aveugle fanatisme.

On comprend donc à quel point il me tardait, à moi qui ai visité tour à tour Le Caire, Damas, Jérusalem et Kairouan, de pouvoir parcourir Fès à mon gré. Je savais que, pour la plupart des musulmans d’Afrique, elle est la première ville sainte après La Mecque. Sa sainteté provient, et de son origine, et du rôle glorieux qu’elle a joué dans l’histoire de l’islamisme. Tant que la puissance arabe s’est maintenue dans tout son éclat, Fès en a été en quelque sorte le centre et le foyer. Même lorsque des rivales heureuses, comme Maroc, lui enlevaient le privilège d’être la capitale politique du Maghreb, elle n’en demeurait pas moins, grâce à ses célèbres écoles, à ses fameuses mosquées, à ses tombeaux illustres, la capitale intellectuelle et morale de l’Occident musulman. C’est que la bénédiction de son fondateur était sur elle. Ce fondateur, on le sait, fut le second des imans édrissites, Edriss-ben-Edriss, une des plus nobles figures de l’islamisme. Chassé de l’Arabie en l’an 788 de Jésus-Christ, son père, cinquième descendant d’Ali, gendre du Prophète, était arrivé en proscrit au Maroc ; les Berbères l’y reçurent en maître et l’y proclamèrent leur chef et leur iman. Comme il convenait à un chercheur d’aventures, sa première résidence avait été en pleine montagne, dans le Djebel-Zerhoum ; Oualily, la Volubilis des Romains, était devenue sa capitale. Mais son fils, partout victorieux dans le présent, parfaitement assuré de l’avenir, jugea que la ville d’Oualily était trop petite pour son empire naissant, dont il entrevoyait les glorieuses destinées. Il choisit donc différens lieux pour la construction d’une ville nouvelle. Seulement, chaque fois qu’il en avait jeté les fondemens, une crise de la nature, des torrens débordés, des tempêtes subitement déchaînées, des fleuves sortis de leurs lits les emportaient en quelques heures. C’est ainsi que la volonté de Dieu se manifestait. Tout saint qu’il fût, Edriss-ben-Edriss ignorait peut-être une prophétie du Prophète (que Dieu le bénisse et le sauve !) dont « les propres paroles » ont été rapportées, longtemps après la fondation de Fès, il est vrai, ce qui ne doit rien enlever de leur mérite aux yeux des gens de foi, dans le livre d’Edraiss-ben-Ismaël-Abou-Mimouna, lequel a écrit de sa « propre main » ce qui suit : « Abou-Medhraf d’Alexandrie m’a dit qu’il tenait de Mohammed-ben-Ibrahim-el-Mouaz, lequel le tenait d’Abd-er-Rhaman-ben-el-Kasem, qui le tenait de Malek-ben-Ans, qui le tenait de Mohammed-ben-Chahab-el-Zahery, qui le tenait de Saïd-ben-el-Mezzyb, qui le tenait d’Abou-Herida, lequel avait entendu de Sidi-Mohammed lui-même (que Dieu le sauve et le bénisse !) la prophétie suivante : — Il s’élèvera dans l’Occident une ville nommée Fès, qui sera la plus distinguée des villes du Maghreb ; son peuple sera souvent tourné vers l’orient ; fidèle au sonna et à la prière, il ne désertera jamais la vérité, et Dieu gardera ce peuple de tous les maux jusqu’au jour de la résurrection. » — Ayant donné lui-même son nom à la ville, comment Mohammed n’en aurait-il pas fixé l’emplacement ? Il s’agissait donc de trouver ce lieu prédestiné. Edriss-ben-Edriss chargea son ministre Ameïr-ben-Mozzhab-el-Azdy de le découvrir. Celui-ci parcourut à cet effet Fhahs-Saïs, et s’arrêta aux sources de la rivière de Fès, qui jaillissent au nombre de plus de soixante, sur un beau terrain couvert de romarins, de cyprès, d’acacias et autres arbres. « Eau douce et légère, dit Ameïr après avoir bu à ces sources, climat tempéré, immenses avantages !.. Ce lieu est magnifique ! Ces pâturages sont encore plus vastes et plus beaux que ceux du fleuve Sbou ! » Puis, en suivant le cours de la rivière, il arriva à l’endroit où la ville de Fès fut bâtie ; c’était un vallon situé entre deux hautes montagnes richement boisées, arrosé par de nombreux ruisseaux, où tout paraissait disposé pour un bel établissement. Edriss-ben-Edriss donna l’ordre d’y élever la ville dont il se proposait de faire le siège de sa puissance. Comment lui assigna-t-il le nom de Fès, c’est ce qu’on ignore, puisqu’il ne savait pas lui-même que Mohammed avait décidé qu’elle s’appellerait ainsi. Les uns disent qu’un vieux solitaire chrétien lui ayant appris qu’il avait existé à la même place une ville détruite depuis dix-sept cents ans et qui avait porté le nom de Sêf, il voulut renouer le cours des âges et rendre à la nouvelle ville le nom de sa devancière ; les autres affirment qu’Edriss ayant pris part aux constructions, les maçons et les artisans lui offrirent un fès (pioche) d’or et d’argent, et que, les travailleurs répétant sans cesse entre eux : « Donne le fès ; creuse avec le fès, » le nom de Fès en serait resté à la ville. L’auteur d’un savant livre El-Istibsar-fi-Adjeïb-el-Amzar (Considérations sur les merveilles des grandes villes) rapporte qu’en creusant les premiers fondemens du côté du midi, on trouva un grand fès pesant 60 livres et ayant quatre palmes de long sur une palme de large, et que c’est cela qui fit appeler la ville Fès. Bien d’autres histoires de la même valeur sont racontées par des auteurs graves : grammatici certant ; mais mon opinion personnelle est qu’Edriss-ben-Edriss a obéi d’instinct aux volontés de Mohammed, dont le témoignage nous est parvenu par une chaîne d’irrécusables autorités. Quoi qu’il en soit de ce problème étymologique, au moment d’entreprendre les premiers travaux, l’iman Edriss leva les mains au ciel et dit : « Ô mon Dieu, faites que ce lieu soit la demeure de la science et de la sagesse ! Que votre livre y soit honoré et que vos lois y soient respectées! Faites que ceux qui l’habiteront soient fidèles au sonna et à la prière aussi longtemps que subsistera la ville que je vais bâtir ! » Et, quand celle-ci fut achevée, l’iman Edriss monta en chaire un jour de vendredi, et, levant encore les mains au ciel, il s’écria : « Ô mon Dieu, vous savez que ce n’est point par vanité, ni par orgueil et pour conquérir des grandeurs et de la renommée que je viens d’élever cette ville ! Je l’ai bâtie, Seigneur, afin que, tant que durera ce monde, vous y soyez adoré, que votre livre y soit lu et qu’on y suive vos lois, votre religion et le sonna ! mon Dieu, protégez-en les habitans, et ceux qui viendront après eux ; défendez-les contre leurs ennemis, dispensez-leur les choses nécessaires à la vie, et détournez d’eux le glaive du malheur et des dissensions, car vous êtes puissant sur toutes choses ! » Nobles vœux qui ont été exaucés, puisqu’à l’heure actuelle Fès est encore un des meilleurs refuges du sonna et de la prière, un des derniers et des plus résistans boulevards de l’islamisme.

J’emprunte tous les détails que je viens de donner au Roudh-el-Kartas (le Jardin des feuillets), qui est la source la plus précieuse de renseignemens sur l’histoire de Fès. On ne saurait mettre en doute la parfaite exactitude de ce livre, destiné à faire connaître la vérité sur la ville sainte à tous les esprits curieux « aussi longtemps, — comme dit en son style l’auteur de ce jardin historique, — aussi longtemps que les teintes variées de l’aurore coloreront le vêtement de la nuit, et que les oiseaux chanteront et gazouilleront sur les arbres. » Ce livre nous apprend sur Fès bien d’autres détails intéressans. Et d’abord, il nous fait savoir qu’il faut cinq choses à une ville, « à ce qu’ont dit les philosophes, » pour être réellement agréable: eau courante, bon labour, bois à proximité, constructions solides, et un chef qui veille à sa prospérité, à la sûreté de ses routes et au respect dû à ses habitans. Aucune de ces cinq qualités n’ayant jamais manqué, paraît-il, à Fès, les philosophes ont toujours dû reconnaître en elle la reine des cités. Sa grande supériorité vient surtout de son eau, qui réunit en elle les dons les plus exquis. L’Oued-Fès, qui se nomme aussi l’Oued-Djouari, ou le ruisseau des perles, sans doute à cause de tous ses mérites, « partage la ville, dit l’auteur du Roudh-el-Kartas, en deux parties, donne naissance, dans son intérieur, à mille ruisseaux qui portent leurs eaux dans les lavoirs, les maisons et les bains, et arrosent les rues, les places, les jardins, les parterres, font tourner les moulins et emportent avec eux toutes les immondices. » Ce dernier détail est d’une parfaite exactitude. Fès n’est pas, comme Damas et Constantinople, remplie de chiens chargés de l’entretien de la voirie ; ce soin n’y est pas, comme autrefois au Caire, à la charge du soleil, qui pénètre mal, d’ailleurs, dans ses rues trop étroites, ou à la charge des aigles et des vautours, qui sont rares dans cette contrée. Le nettoyage public est expéditif et simple. Lorsque dans les rues, les boues, les charognes et les tas d’ordures se sont accumulés au point d’entraver la circulation, on ouvre les vannes qui retiennent l’eau de l’Oued-Fès, et on lâche la rivière à travers la ville. Elle descend en bondissant, en formant mille cascades sur les pentes abruptes, et emporte avec elle les amas d’immondices. Parfois elle emporte aussi des animaux vivans, des meubles, des marchandises; mais on ne s’en tourmente pas outre mesure. C’est en plein jour, au moment où l’action commerciale est la plus grande que l’on effectue l’opération, bien entendu sans prévenir personne. Passans, marchands, chalands, femmes et enfans voient tout à coup arriver les eaux, et s’en tirent comme ils peuvent, mais aussi, avouons-le, sans que cela paraisse les émouvoir en rien. Quelques-uns d’entre nous avaient eu l’occasion d’assister à une de ces scènes, toujours pittoresques. Par bonheur pour eux, ils étaient à cheval ; mais leur escorte était à pied. Au moment où ils débouchaient dans une des rues principales, le torrent dégringola vers eux ; en une seconde, l’eau était à la hauteur du poitrail de leurs montures. Les malheureux soldats qui les accompagnaient barbotaient à côté d’eux, noyés jusqu’à la poitrine. Quand le nettoyage est jugé suffisant, on ferme les vannes ; l’eau s’écoule lentement, laissant çà et là, dans les ornières, des flaques plus ou moins putrides. Qu’importe! la ville est réputée propre jusqu’à la prochaine lessive.

Mais il ne faudrait pas croire que l’eau de l’Oued-Fès ne servît qu’à balayer les rues. « L’Oued-Fès, dont l’eau, dit l’auteur du Roudh-el-Kartas, l’emporte pour la douceur et la légèreté sur les meilleures eaux de la terre, sort de soixante sources qui dominent la ville. Cette rivière traverse d’abord une grande plaine couverte de gossampins et de cyprès; puis, serpentant à travers les prairies toujours vertes qui avoisinent la ville, elle entre à Fès... Ses propriétés sont nombreuses : elle guérit de la maladie de la pierre et des mauvaises odeurs ; elle adoucit la peau et détruit les insectes ; on peut sans inconvénient en boire en quantité à jeun, tant elle est douce et légère, qualités qu’elle acquiert en coulant à travers le gossampin et le cyprès. » Je dois avouer que l’eau de Fès ne m’a paru ni douce ni légère; elle est très chargée de terre, et l’on ne peut la boire qu’en la filtrant ou en la laissant déposer. Si elle guérit des mauvaises odeurs, il est dommage qu’on n’en fasse pas un plus grand usage, car sur tous les quartiers de la ville planent d’abominables parfums. Il est une autre de ses qualités au sujet de laquelle je me permets d’émettre quelques doutes. Le médecin Ben-Djenoun rapporte que, « bue à jeun, cette eau rend plus agréables les plaisirs de l’amour. » Bue à jeun, voilà qui est précis ; mais Ben-Djenoun ne dit pas s’il est permis de manger après avoir bu ou si l’expérience tout entière doit être faite à jeun, la force de l’eau suppléant à tout : les médecins arabes ne sont jamais complets. De plus, l’eau de Fès «blanchit le linge sans qu’il soit nécessaire d’employer de savon, et elle lui donne un éclat et un parfum surprenans. On tire de l’Oued-Fès des pierres précieuses, qui peuvent remplacer les perles fines. On y trouve aussi des cheratyn (écrevisses) qui sont très rares dans les eaux de l’Andalousie, et on y pêche plusieurs espèces de poissons excellens et très sains, tels que el-boury (le mulet), el-seniah, el-lhehyn (cyprinum), el-bouka (murex) et autres. En résumé, dit l’auteur du Rodh-el-Kartas, l’Oued-Fès est supérieur aux autres rivières du Maghreb par ses bonnes et utiles qualités. » Mais après ce résumé, il nous donne encore un détail précieux : «Ce qui distingue Fès des autres villes, dit-il, c’est que les eaux de ses fontaines sont fraîches en été et chaudes en hiver, tandis que celles de la rivière et des ruisseaux, qui sont froides en hiver, sont chaudes en été, de sorte qu’en toute saison on a de l’eau froide et de l’eau chaude à volonté pour boire, faire des ablutions et prendre des bains. »

Pour le coup, ce dernier renseignement est absolument faux! L’eau de Fès, qu’elle provienne des fontaines ou des rivières, est froide en hiver et chaude en été. Aussi contribue-t-elle à rendre le climat de la ville singulièrement désagréable. Il n’en est pas de plus malsain. En plein mois de mai, par les journées les plus brûlantes, nous avions peine à supporter l’excessive humidité dont étions enveloppés. M. Henri Duveyrier, qui faisait chaque jour des observations météorologiques, ne trouvait presque pas de différence entre le thermomètre sec et le thermomètre humecté. Nous étions dans une atmosphère saturée d’eau, dans une étuve véritable. Aussi nous réveillions-nous chaque matin tout mouillés dans nos lits. Les murailles de nos maisons étaient profondément salpêtrées; on les avait recouvertes, pour nous recevoir, de beaux haïtis en velours et en soie, que j’ai décrits : ils étaient neufs à notre arrivée ; à notre départ, ils étaient moisis. Il paraît qu’en été l’humidité est plus intolérable encore. Sous prétexte de rafraîchir l’atmosphère, on lâche l’eau dans tous les jardins, qu’enveloppe incessamment une sorte de buée chaude que les indigènes peuvent seuls trouver de leur goût. Au printemps, les orages sont fréquens à Fès. Nous en subissions un presque tous les soirs durant notre séjour. Au reste, c’est peut-être à ces conditions climatologiques, qui nous ont paru pénibles surtout parce que nous ne nous attendions pas à les rencontrer en Afrique, et que nous vivions sur la légende du Maroc, pays d’Orient, c’est à cela peut-être que Fès doit la beauté vraiment éclatante de ses jardins. A cet égard, l’enthousiasme de l’auteur du Roudh-el-Kartas n’est pas trop exagéré, et il est presque dans le vrai lorsqu’il dit : « On trouve à Fès les plus belles fleurs et les meilleurs fruits de tous les climats. L’adaoua (le quartier) el-Kairouayn surpasse cependant l’autre adaoua par l’eau délicieuse de ses ruisseaux, de ses fontaines intarissables et de ses puits profonds; elle produit les plus savoureuses grenades au grain jaune du Maghreb, et les meilleures qualités de figues, de raisins, de pêches, de coings, de citrons et de tous les autres fruits d’automne. L’adaoua el-Andalous, de son côté, donne les plus beaux fruits d’été, abricots, pêches, mures, diverses qualités de pommes, abourny, thelkhy, khekhy¸ et celles dites de Tripoli, à peau fine et dorée, qui sont douces, saines et parfumées, ni grosses ni petites, et les meilleures du Maghreb. Les arbres plantés à Merdj-Kertha, situé au dehors de la porte Beni-Messafar, produisent deux fois par an et fournissent en toute saison à la ville une grande quantité de fruits. Du côté de Bab-el-Cherky, de l’adaoua el-Kairouayn, on moissonne quarante jours après les semailles ; l’auteur de ce livre atteste avoir vu semer en cet endroit le 15 avril et récolter, à la fin du mois de mai, c’est-à-dire quarante-cinq jours après, d’excellentes moissons, et cela en 690 (1291 ap. J.-C.), année de vent d’est continuel et durant laquelle il ne tomba pas une goutte de pluie, si ce n’est le 12 avril. » Que serait-il donc arrivé si la pluie était tombée à foison, comme dans les années ordinaires ?

Cette merveilleuse richesse des jardins et des pâturages de Fès explique l’admiration qu’elle a inspirée aux poètes arabes. Peuple habitué à l’aridité des déserts, partout où ils rencontrent de l’eau, de la verdure et des fruits, les Arabes croient voir un fragment du paradis tombé par hasard sur notre globe. Ceux qui ont chanté Fès l’ont fait avec une ardente conviction. « O Fès, s’est écrié le docte et distingué Abou el-Fadhl ben el-Nahouy, toutes les beautés de la terre sont réunies en toi ! De quelle bénédiction, de quels biens ne sont pas comblés ceux qui t’habitent ! Est-ce ta fraîcheur que je respire, ou est-ce la santé de mon âme? Tes eaux sont-elles du miel blanc ou de l’argent? Qui peindra tes ruisseaux qui s’entrelacent sous terre et vont porter leurs eaux dans les lieux d’assemblées, sur les places et sur les chemins? » Et un autre illustre écrivain, le docte et très savant Abou-Abd-Allah el-Maghyly, étant cadi à Azimour, a dit ce qui suit dans une de ses odes à Fès : « O Fès ! que Dieu conserve ta terre et tes jardins et les abreuve de l’eau de ses nuages ! Paradis terrestre qui surpasse en beautés tout ce qu’il y a de plus beau et dont la vue seule charme et enchante ! Demeures sur demeures aux pieds desquelles coule une eau plus douce que la plus douce liqueur! Parterres semblables au velours, que les allées, les plates-bandes et les ruisseaux bordent d’une broderie d’or ! Mosquée el Kairouayn, noble nom ! dont la cour est si fraîche dans les plus grandes chaleurs!.. Parler de toi me console, penser à toi fait mon bonheur! Assis auprès de ton-admirable jet d’eau, je sens la béatitude ! et avant de le laisser tarir, mes yeux se fondraient en pleurs pour le faire jaillir encore ! »

Cette ville si belle, au dire des poètes arabes, a cela de commun avec Rome, du moins à ce qu’affirme le proverbe, qu’elle n’a pas été bâtie en un jour. Sous la domination des Zénéta, elle fut considérablement agrandie. C’est à l’époque des Almohades qu’elle atteignit toute la splendeur de la richesse, du luxe et de l’abondance. On y comptait alors 785 mosquées ou chapelles; 122 lieux aux ablutions à eau de fontaine ou de rivière; 93 bains publics ; 472 moulins, non compris ceux du dehors. Sous le règne de Nasser, on voyait dans la ville 89,236 maisons; 19,041 mesriza, ou. chambrettes indépendantes pour un homme seul; 467 fondouk ou caravansérails destinés aux marchands, aux voyageurs et aux gens sans asile; 117 lavoirs publics; plus de 1,200 fours; 400 fabriques de papier, etc. Un des plus brillans Merinides, Abou-Youssef-Yacoub, la compléta, en 1276, par la construction d’une ville nouvelle, située à plus d’un kilomètre de l’ancienne, mais toujours sur l’Oued-Fès. « La ville fut fondée sous l’influence d’un astre propice et d’une heure bénie et heureuse, comme on l’a vu depuis, dit le Boudh-el-Kartas, puisque le califat n’a jamais péri dans ses murs, et que jamais un étendard ni une armée partis de son sein n’y sont rentrés vaincus ou en fuite. » La nouvelle ville fut appelée Médinet-el-Beïda, ou la ville blanche. Mais ce n’est pas le nom qu’elle porte d’ordinaire. On l’appelle Fès-Djedid, Fès-la-Neuve, par opposition à l’autre ville, Fès l’ancienne, Fès-Bali, c’est à Fès-Djedid qu’est le palais du sultan et que réside le gouvernement. Il n’y a pas de ministères : toutes les administrations sont réunies dans le palais du sultan et dans ses dépendances, qui tiennent à peu près toute la ville neuve. Elle comprend en outre le mellah, ou quartier des juifs, placé sous la protection directe de l’empereur. La veille même du jour où les fondemens de Fès-Djedid furent jetés, les juifs avaient été massacrés à Fès par les habitans, qui, ayant fait irruption chez eux, en tuèrent quatorze, et il n’en serait pas resté un seul si l’émir des musulmans n’était monté aussitôt à cheval pour arrêter le massacre, en faisant publier l’ordre formel de ne pas approcher des quartiers juifs. Mais cette mesure paraissant insuffisante, le mellah fut placé à côté même de la résidence impériale, où il est à la fois garanti et surveillé de très près par l’autorité. Fès-Djedid offre plutôt l’aspect d’une sorte de citadelle que d’une ville. Elle est entourée de murailles crénelées singulièrement pittoresques, que dominent cinq ou six minarets délicieux. La nuit, au clair de lune, on dirait une de ces vieilles cités du moyen âge, surmontées de hautes tours, où une population restreinte s’enfermait pour se défendre. Les deux Fès s’étendent sur un espace de terrain d’une longueur considérable, mais très resserré dans sa largeur, au fond de la vallée qui forme le bassin de l’Oued-Fès. Fès-Djedid est à la tête des eaux, et c’est de là qu’on les lâche dans les rues de Fès-Bali, qui s’étale au-dessous, le long des pentes souvent fort raides de la vallée. Les habitans disent que l’ensemble de la ville a la forme d’un chacal dont le nouveau Fès serait la tête et le corps, et le vieux la queue. Cette comparaison vaut ce que valent les comparaisons arabes. Le chacal qui serait l’image de Fès aurait, comme les comètes, une queue énorme pour un petit corps ; car la vieille ville est beaucoup plus grande et beaucoup plus resserrée que la nouvelle.

« Les habitans de Fès, dit toujours le Roudh-el-Kartas, ont l’esprit plus fin et plus pénétrant que les autres peuples du Maghreb ; fort intelligens, très charitables, fiers et patiens, ils sont soumis à leur chef et respectent leur souverain. En temps d’anarchie, ils l’ont toujours emporté sur les autres par leur sagesse, leur science et leur religion. » Tout ceci est d’une inexactitude absolue, et complètement démenti par l’histoire. Fès a toujours été, au contraire, une ville d’opposition, très difficile à manier, prompte à s’insurger, portée à la guerre civile, ne se soumettant qu’à la force, et ne s’y soumettant que de mauvaise grâce. La plupart des sultans n’ont pu s’y faire admettre que les armes à la main. Le sultan actuel, Moula-Hassan, a subi la loi commune; c’est en canonnant Fès qu’il y a fait reconnaître son autorité. Ce qui donne à cette ville un tempérament si indocile, c’est la présence des nombreux chérifs, tous descendans de Mohammed, tous ayant, par suite, des droits au califat, qui y résident auprès des tombeaux des saints, ainsi que celle des marabouts et des docteurs, qui y habitent également. Elle est le centre des études théologiques du Maghreb, études qui développent l’esprit de contention et de critique beaucoup plus que celui de sagesse et de patience. Aussi le sultan préfère-t-il de beaucoup ses deux autres capitales, Maroc et Meknès, villes toutes militaires, où règne la plus parfaite discipline. s’il ne suivait que ses goûts, on le verrait rarement à Fès. Il est obligé, au contraire, d’y passer de longs mois, afin de décourager les révoltes latentes qui risquent constamment de s’y produire. Il y a eu sans cesse des insurrections à Fès. Durant tout le moyen âge, on allait jusqu’à se battre de quartier à quartier, tant les divisions et les discordes étaient entrées dans les mœurs. A l’avènement de Moula-Hassan, la ville s’était érigée en république. Aujourd’hui, la surface de Fès est calme, mais il n’est pas difficile de s’apercevoir que ce calme est assez mal assuré. Sous le respect extérieur dont on entoure le sultan se dissimulent à peine des sentimens qui tourneraient vite à l’insubordination. Lorsqu’une partie du harem impérial passe dans les rues de Maroc ou de Meknès, tout le monde se tourne au plus vite contre les murs et s’y colle fortement la figure pour ne pas le voir. A Fès, on juge plus prudent de ne jamais laisser sortir une femme du sultan, car elle courrait le risque de rencontrer non pas de l’impertinence à coup sûr, mais quelque froideur et peu d’empressement dans les égards qui lui sont dus. Qu’on n’aille pas croire, toutefois, à quelque chose qui ressemble à l’irrévérence voltairienne des Parisiens. C’est par pur fanatisme, au contraire, que Fès est peu fidèle au sultan. Elle est toujours portée à ne pas le trouver assez saint et à lui préférer quelqu’un des descendans directs de l’iman Edriss-ben-Edriss, dont le tombeau, qu’elle garde avec un soin jaloux, fait d’elle, à ses propres yeux, la ville noble par excellence, après La Mecque, celle qui devrait donner et retirer le pouvoir, celle à laquelle devrait appartenir la domination de l’islam, et, partant, du monde entier.

Il est beaucoup moins aisé, surtout lorsqu’on fait partie d’une ambassade européenne, de visiter Fès que Le Caire, Damas, Jérusalem, Kaïrouan. On ne peut s’y promener seul, en toute liberté, errer dans les bazars, se mêler à la foule, s’arrêter près des boutiques, causer avec les passans, surprendre la vie populaire dans ses manifestations spontanées. Pour conserver toute sa dignité, on ne doit sortir qu’à cheval ou à mulet ; et pour éviter tout désagrément, tout scandale qui dégénérerait fatalement en affaire diplomatique, on ne doit s’aventurer dans les rues qu’escorté d’un ou de plusieurs soldats. Je ne crois pas que la précaution soit indispensable ; mais si on négligeait de la prendre, on risquerait d’affliger le sultan, dont le plus vif désir est de voir les réceptions d’ambassades se passer toujours dans l’ordre le plus parfait. Aller à l’aventure, sans guide et sans défenseur, serait donc manquer aux convenances de l’hospitalité qu’on vous offre si largement. Il n’y faut pas songer. Mais il est bien clair qu’on voit très mal une ville qu’on ne voit qu’entre des soldats. Il est impossible d’en saisir la physionomie intime, d’en démêler le vrai caractère. On en est réduit à des impressions un peu sommaires, en partie inexactes sans doute, auxquelles on ne saurait se fier absolument. J’ai aperçu Fès, Dieu me garde de dire que je l’ai étudiée et comprise ! Les villes sont comme les hommes : on se trompe presque toujours lorsqu’on les juge sur l’apparence.

Je raconterai donc tout simplement quelques-unes de mes promenades dans Fès, sans chercher à tracer une peinture d’ensemble de cette étrange et célèbre capitale de l’Occident musulman. J’ai commencé à la parcourir, le soir même du jour où nous avions été reçus par le sultan. Nous étions rentrés assez tard de cette longue cérémonie; fatigués par la chaleur, nous nous étions reposés sous les ombrages de notre jardin jusqu’au coucher du soleil. La nuit venue, nous partîmes pour aller rendre au grand vizir, qui demeurait à l’autre bout de la ville, la visite qu’il nous avait faite le jour de notre arrivée. Nous étions précédés et suivis par une escouade de harabas, armés de leurs fusils, et de méchouaris, qui portaient de grandes lanternes comme on en voit partout en Orient. A peine étions-nous engagés dans les rues, qu’il nous semblait que nous avancions dans une ville fantastique, habitée par des fantômes. Les rues sont si étroites, qu’on ne peut guère y circuler plus de deux ou trois de front; et ce qui les fait paraître plus étroites encore, c’est la hauteur, qu’on croirait, la nuit, démesurée, des maisons qui les bordent. Il faut lever la tête avec effort pour distinguer au sommet de ces murailles sombres un ruban de ciel tacheté d’étoiles. On est en quelque sorte écrasé par l’obscurité qui vous domine. La faible lueur des lanternes, se reflétant sur les uniformes rouges des harabas et sur les robes blanches des méchouaris, laissait percer quelque clarté à nos pieds. Nous étions à cheval, dans une région intermédiaire entre la noire obscurité d’en haut et la tremblotante lumière d’en bas. Parfois nous passions sous des voûtes tellement basses qu’il fallait nous courber pour ne pas y heurter nos têtes; ailleurs, au contraire, des arcades légères réunissaient les étages supérieurs des maisons, semblables à des ombres projetées de la terre sur la ligne du ciel étoile. Nous avancions sans mot dire, n’entendant d’autre bruit que les pas de nos chevaux et des soldats de notre escorte. Quand nous passions dans les quartiers les plus populeux, dans les bazars remplis de foule, le silence n’était pas moins profond. Sur les boutiques et le long des murs, des milliers de figures, immobilisées par la curiosité, contemplaient notre défilé ; les unes, celles des femmes, complètement voilées, sauf à la place des yeux, que la nuit ne nous permettait pas de distinguer, les autres, celles des hommes, entièrement découvertes, mais si fixes et si calmes, qu’elles en avaient perdu toute expression : aucune ne bougeait; seuls, quelques enfans nous poursuivaient pour nous voir plus longtemps, et glissaient sans les frôler entre les jambes de nos montures ; ils tombaient parfois dans leur course, ils roulaient à terre, mais sans pousser un cri, pas même un soupir. De loin, nous apercevions bien du mouvement, comme un remous de têtes, comme un flottement de robes et de manteaux ; mais, dès que nous approchions, la vie s’arrêtait : chacun demeurait figé dans la pose où il se trouvait ; les marchands tendaient aux acheteurs des objets que ceux-ci ne touchaient pas; les porteurs d’eau tenaient leur outre courbée sans l’ouvrir pour en laisser échapper le liquide ; de grands nègres hébétés retenaient d’une main une charge sur leur tête, l’autre restant projetée en avant dans un geste de surprise. Nous sommes allés à la maison du grand-vizir et nous en sommes revenus ainsi sans entendre une parole, sauf celles que nous prononcions nous-mêmes pour nous communiquer l’impression que cette scène fantastique produisait sur nous.

J’ai trouvé depuis le peuple de Fès un peu moins silencieux ; toutefois, lorsque je me rappelais le vacarme qui s’élève sans cesse du Caire et qu’on entend du haut de la montagne du Mokatam, qui domine la ville, comme le bruit incessant de la mer venant battre le pied d’une falaise, je ne pouvais m’empêcher d’être surpris du grand calme de Fès. Dans notre jardin, qui surplombait plusieurs quartiers populeux, nous n’étions jamais troublés par la moindre rumeur. Dès que nous paraissions dans une rue, en plein jour comme la nuit, les conversations restaient suspendues, et c’est à peine si, de loin en loin, le cri de quelque marchand d’eau, de quelque vendeur à la criée, interrompait le silence universel. Lorsque nous nous arrêtions dans les bazars pour regarder quelque objet, aussitôt la foule se portait autour de nous ; peu à peu elle nous entourait, elle nous pressait, elle se collait à nous, mais cela sans bruit, sans bavardage, sans rien qui rappelât les démonstrations exubérantes des Orientaux. On nous contemplait, et c’était tout. Les marchands n’éprouvaient pas le besoin, comme ceux du Caire, de Damas et surtout de Constantinople, de nous interpeller pour nous engager à faire de longues poses devant leurs boutiques; encore moins nous y invitaient-ils, comme ceux-ci, en nous offrant des tasses de thé ou de café; si nous voulions de notre plein gré faire des achats, ils nous répondaient poliment, mais froidement. Quand nos soldats bousculaient les passans, ceux-ci se laissaient faire sans protester. Et ce n’était pas seulement notre présence qui répandait partout une si grande tranquillité. Les habitans de Fès ne sont pas naturellement bavards. Si leur ville est inquiète, mécontente, frondeuse, elle n’est point tapageuse. Il y règne en apparence un calme profond. Au premier abord, on la trouve même triste. Les maisons, comme je l’ai dit, y sont très élevées, et les façades qui donnent sur les rues sont de simples murs droits, sans aucun ornement extérieur, presque sans aucune ouverture, percées seulement de loin en loin de toutes petites fenêtres qui ressemblent à des trous. Ici, rien ne rappelle les mille décorations de l’architecture du Caire ; il n’y a ni encorbellemens, ni moucharabiehs, ni moulures d’aucun genre. On est sans cesse entre deux murailles de prison, extrêmement hautes, et de plus fort sombres, car on comprend que le climat de Fès noircisse assez vite les constructions. La seule chose qui charme, ce sont ces légers arceaux, dont j’ai parlé, et qui vont d’une maison à l’autre, au-dessus de la rue. Il y en a parfois plusieurs l’un sur l’autre, et quand on regarde, d’une de ses extrémités, une rue s’allonger en s’amincissant, on dirait, à les voir s’étager en enfilade, une élégante galerie de mosquée. Les quartiers des bazars sont, il est vrai, plus variés. Là, des séries de petites boutiques, semblables, comme toutes les boutiques arabes, à de grandes armoires pratiquées dans les murs, ont de la couleur et de la vie, mais elles sont peu remarquables en elles-mêmes et la vulgarité des marchandises qui s’y étalent ne rachète pas la leur. Des petits auvens délabrés les surmontent, portant une ardente et souriante végétation. En passant à cheval, il faut se courber sans cesse pour ne pas renverser ces petits jardins suspendus ; ce serait un crime de détruire l’unique gaîté des ruelles monotones ! De gros pieds de vigne grimpent aussi de temps en temps contre les boutiques des bazars. J’en ai mesuré un qui n’avait pas moins de soixante-dix centimètres de tour, et dont les branches portaient en tous sens de larges feuilles vertes. On s’amuse à ces détails dans une ville que la nature a plus embellie que les hommes. Quelques grappes de femmes, apparaissant au sommet des maisons, sur les terrasses, comme des corniches multicolores ; quelques fleurs poussant sur les boutiques, sont à coup sûr ce qu’on y voit de plus joli, de plus frais, j’allais ajouter de plus décoratif.

J’exagère cependant ; car il y a deux choses admirables à Fès ; ce sont les fontaines et les mosquées. Malheureusement on n’entre pas dans les mosquées, et c’est là, paraît-il, que se trouvent les fontaines les plus parfaites. Il y en a pourtant un grand nombre d’autres qu’on ne se lasse guère de voir, soit dans les rues, soit dans les maisons particulières. Elles se composent généralement d’une vasque sans aucune originalité, disposée sous un arc tantôt en ogive, tantôt en plein cintre, tantôt en arc outrepassé, mais toujours fort élégant. Le fond de cet arc est tapissé d’une mosaïque de faïence, où se déploient tous les caprices ou plutôt tous les artifices de la décoration arabe. Les Marocains sont bien dégénérés ; cependant ils ont conservé une grande habileté dans la fabrication de ces mosaïques, dont ils combinent les dessins et les couleurs avec une adresse merveilleuse. Une inscription arabe, généralement noire sur fond jaune, sert de bordure. Au milieu, des tuyaux assez vulgaires laissent échapper l’eau. Mais ce qui, avec les mosaïques, contribue à faire des fontaines de Fès une œuvre d’architecture accomplie, ce sont les auvens qui les surmontent. Ils forment une toiture en bois découpé, reposant sur de petites poutres sculptées avec une délicatesse extrême, au-dessous desquelles tombent des pendentifs en ruche d’abeille, colorés des tons les plus variés. Tout cet ensemble est exquis, frais, harmonieux. Quant aux mosquées, je les ai vues aussi bien qu’on peut le faire sans y entrer. Il y en a trois principales à Fès : la mosquée des Cherfa (cherfa est le pluriel de chérif) où se trouve le tombeau de l’iman Edriss-ben-Edriss, la mosquée El-Kairouayn et la mosquée des Andalous. Il est impossible même de s’approcher de la première, tant elle est sacrée. La petite rue qui y conduit ne doit jamais être souillée par les pas d’un chrétien ou d’un juif. Il a donc fallu me borner à en regarder de loin la porte, toute couverte de faïence, et qui me laissait apercevoir à l’intérieur des arabesques en plâtre dont je n’étais pas à même d’apprécier le travail à distance. À quelque heure que je sois passé en face de cette porte, il y avait toujours un grand nombre de dévots qui la franchissaient pour aller prier auprès des restes du saint fondateur de Fès. En revanche, rien ne m’a été plus aisé que de me faire une idée à peu près exacte des deux autres grandes mosquées. J’y ai été conduit à pied, par deux soldats de notre escorte, dont l’un, orné de magnifiques papillotes, était officier, jouissait d’une véritable autorité et paraissait dépouillé de tout fanatisme. Il me faisait arrêter longuement auprès de chacune des portes ouvertes de ces mosquées, pour que je pusse en bien voir l’intérieur. Personne d’ailleurs ne semblait y trouver à redire. Au contraire, les habitans de Fès avaient l’air assez fiers de l’admiration que je manifestais pour leurs plus beaux monumens. La veille, les mêmes soldats avaient accompagné M. Henry Duveyrier, qui voulait photographier les mosquées. On l’avait laissé faire en toute liberté. Bien des gens même s’étaient écartés spontanément pour lui permettre d’opérer. Je suis persuadé qu’il ne serait pas difficile de dessiner et de peindre tout ce qu’il est possible de voir des mosquées sans y entrer directement. Un jeune peintre de beaucoup de talent qui s’était joint à notre ambassade l’aurait fait sans doute, si, au lieu de rester trois semaines à Fès, nous y étions restés trois mois. Chaque fois qu’il s’est arrêté dans les rues pour travailler, il a été l’objet d’une curiosité fatigante, mais d’aucune malveillance.

La mosquée El-Kairouayn et la mosquée El-Andalous ont la même origine. Du temps d’Edriss, un grand nombre de familles de Kairouan étaient venues s’établir à Fès : de ce nombre était celle de Mohammed-el-Fehery-el-Kairouayn, qui était arrivé de la province d’Ifrikya avec sa femme et ses deux filles. L’une de ces dernières s’appelait Fathma, l’autre Meriem ; comme elles étaient toutes deux vertueuses et pieuses, elles résolurent d’employer la grande fortune qu’elles héritèrent de leurs parens à une œuvre pieuse qui leur méritât la bénédiction de Dieu. C’est pourquoi Fathma fit construire la mosquée El-Kairouayn et Meriem la mos’quée El-Andalous. Je n’en finirais plus si je voulais raconter, d’après le Roudh-el-Kartas, toutes les merveilles qui accompagnèrent la construction de ces mosquées, tous les prodiges qui s’y produisirent, enfin tous les privilèges que le ciel accorda immédiatement à deux temples aussi saints que magnifiques. Naturellement, les historiens arabes ont prodigué là leurs plus naïves et leurs plus extravagantes légendes. Mais la mosquée El-Andalous n’a pas eu des destinées aussi glorieuses que la mosquée El-Kairouayn. Aujourd’hui encore, celle-ci est la grande mosquée de Fès, qui vient immédiatement après la mosquée des Cherfa. La mosquée El-Andalous, située dans un quartier éloigné du centre de la ville, est moins fréquentée. Toutefois, sa porte d’entrée est un monument du plus grand style, un des plus accomplis que l’art arabe du Maghreb ait produits. Elle se compose d’un arc gigantesque qui, semblable à la plupart des arcs maghrébins, n’est pas formé d’une seule ligne courbe, mais d’une série de petits arcs reliés les uns aux autres et laissant pendre leurs extrémités, comme une légère dentelure, sur le vide de l’arcade. Cette recherche d’élégance, qui n’est pas sans mièvrerie, surtout dans une œuvre pleine de grandeur, n’est pas non plus sans grâce. Par un raffinement plus complet encore, les deux extrémités de l’arc, au lieu de se terminer en un simple lobe, se rattachent aux deux montans de la porte à l’aide d’une figure en forme d’S renversée du plus ingénieux effet. Au-dessus de cet arc, à la fois joli et puissant, le mur est couvert de décorations de faïences et d’inscriptions dont je ne tenterai même pas la description ; elle serait par trop imparfaite. Ces décorations, à leur tour, sont surmontées d’un auvent en bois, pareil à celui des fontaines, mais dans des proportions monumentales et avec une richesse de ciselures inimaginable. Enfin, le mur continue à s’élever, divisé en deux tourelles carrées qui portent, en guise de créneaux, une énorme végétation d’herbes folles, couronne de verdure posée par la nature sur une splendide œuvre d’art.

Cette superbe porte de la mosquée El-Andalous domine presque toute la ville comme une sorte d’arc de triomphe. La mosquée El-Kairouayn, au contraire, est située en plein bazar, au cœur même de la cité. s’il faut en croire le Roudh-el-Kartas, elle possédait, au temps de sa splendeur, 270 colonnes, formant 16 nefs de 21 arcs chacune, tant en longueur qu’en largeur. « Dans chaque nef s’établissaient, les jours de prières, Il rangs de 210 fidèles, soit 840 fidèles par nef, somme exacte, à n’en pas douter, puisque chaque arc contenait 10 hommes d’une colonne à l’autre. Pour avoir le nombre d’hommes qui pouvaient assister à la prière, on avait donc 16 fois 840, soit 13,440, total auquel il fallait ajouter 560, nombre des fidèles qui se plaçaient, au besoin, devant les colonnes, plus 2,700 que contenait la cour; plus, enfin, 6,000 autres qui priaient sans ordre dans la galerie, les vestibules et sur le seuil des portes, ce qui faisait en tout 22,700, nombre exact ou à peu près des personnes qui pouvaient, le vendredi, entendre ensemble la prière de l’iman, comme cela s’est vu aux époques florissantes de Fès. » Peut-être cela pourrait-il se voir encore. La mosquée El-Kairouayn est fort grande : elle a cinq portes donnant dans plusieurs rues, et je me suis arrêté devant trois d’entre elles qui permettent d’admirer l’étendue intérieure de l’édifice. Il n’offre à l’extérieur aucun intérêt. Les murs en sont droits, nus, sans fenêtres, sans corniches, sans aucune espèce de décoration. L’aspect des portes seul est assez imposant, mais n’a rien qui ressemble ou à la porte de la mosquée El-Andalous ou aux incomparables portes des mosquées du Caire. A L’intérieur, autant qu’il m’a été possible d’en juger, la mosquée se compose d’une série de nefs, qui s’étendent de tous côtés autour d’une cour centrale où se trouve la fontaine aux ablutions. Ces nefs ne sont pas formées par des arcs reposant sur des colonnes, comme le dit le Roudh-el-Kartas, mais par des arcs reposant sur de gros piliers massifs et carrés. Ils sont très bas, en plein cintre, largement outre-passés, et les galeries qui s’ouvrent sous leur voûte profonde semblent s’allonger, au loin, dans une ombre sans fin. Tout cela est d’une simplicité parfaite, sans le moindre ornement; l’œil n’est frappé que de la blancheur unie des murailles. Des lampes, qui paraissent fort belles, pendent au plafond. Des nattes de paille couvrent le plancher et tout le bas des piliers. J’ai remarqué les mêmes dispositions dans les mosquées de Meknès, et généralement dans toutes celles qu’il m’a été donné de voir au Maroc. Mais si les nefs sont d’une parfaite nudité, la cour centrale de la mosquée est, au contraire, remplie d’arabesques et d’ornemens. Je n’en ai bien vu que trois côtés, étant moi-même placé contre celui où se trouvent les portes, et qui d’ailleurs, à cause de cela, ne saurait être très décoré. Celui de face était à l’extrémité de la partie la plus sainte de la mosquée, celle qui est tournée vers La Mecque, et qui contient le mîhrab, la niche chargée d’indiquer la direction de la ville sainte. Dans le vide laissé entre eux par les piliers de la dernière nef, et sur ces piliers eux-mêmes, s’élève une balustrade de plâtre, ouvragée, brodée comme de la dentelle, qui me rappelait les moucharabiehs d’Egypte, mais des moucharabiehs blancs, sur lesquels la lumière du soleil projetait des ombres et des nuances d’une finesse transparente dont le regard était ébloui autant que charmé. Malheureusement, cette délicieuse balustrade cache la chaire de l’iman et le mîhrab, qui sont peut-être des bijoux ! Les deux autres côtés de la cour sont ravissans : ils forment deux espèces de kiosques du genre de ceux de la cour des lions à l’Alhambra, mais plus grands et sans doute plus beaux. De légères colonnes supportent des arcades au-dessus desquelles, et entre lesquelles, courent les arabesques les plus fleuries. Des auvens sculptés, des corniches, des toits de bois prodigieusement ciselés, recouvrent le tout. Au-dessous sont les fontaines aux ablutions, avec leurs mosaïques. Il faudrait pouvoir pénétrer dans la cour pour étudier de près toutes ces merveilles. A coup sûr, l’art du Maghreb n’a ni la grandeur, ni la grâce, ni l’inépuisable ingéniosité de l’art arabe du Caire. Les mêmes motifs s’y répétant à satiété, on dirait presque que ces moulures de plâtre, qui portent partout des entrelacs et des feuillages uniformes, sont sorties de quelques moules toujours semblables. Néanmoins, il y en a de si élégantes et de si fines, et qui s’unissent à des combinaisons d’architecture si imprévues, qu’on ne se lasse pas non plus de les admirer. On y revient sans cesse, l’œil s’y égare de plus en plus ravi. Je serais resté, je crois, des heures entières en contemplation devant la cour de la mosquée El-Kairouayn, si mes soldats ne m’avaient prévenu que j’insistais trop et qu’il fallait partir.

En me retournant pour m’éloigner, je fus frappé de voir, dans la maison qui fait face à la mosquée, des poutres en bois sculptées avec une largeur et une puissance de dessin très supérieures à tout ce que j’avais observé jusque-là. Cette maison est une dépendance de la mosquée, et comme celle-ci a été refaite plusieurs fois, les poutres que j’admirais lui ont certainement appartenu et sont un débris de la plus belle époque de l’art arabe. On rencontre encore dans Fès bien des mosquées, bien des écoles, qui, même aperçues au passage, à travers des portes entr’ouvertes, produisent une vive impression. Les portes elles-mêmes sont souvent des monumens d’architecture d’une grande valeur. J’en ai trouvé dont les battans de bronze, admirablement décorés, n’ont pas été trop endommagées par le temps et par la barbarie des habitans. Ces portes s’ouvrent presque toujours sous une grande arcade en ogive ; sur le mur de la maison qui fait face, une arcade du même genre est dessinée ; enfin, deux arcades, toujours du même genre, dominent les deux côtés de la rue. Au-dessus de ce carré d’arcades, véritable vestibule triomphal, s’étend un plafond arabe, et, sur les pendentifs, des motifs plus ou moins gracieux dissimulent la lourdeur des angles. Tout cela porte la marque d’un peuple qui fut réellement et grandement artiste. On retrouve encore la trace de son passé dans les minarets de ses mosquées. Lorsqu’on les compare aux minarets turcs, on est bien vite frappé de la différence. Ces derniers, qui n’ont aucune valeur comme architecture, ne se prêtent en outre à aucune décoration. Ce sont de simples cheminées d’usines, pour lesquelles on ne s’explique l’enthousiasme des poètes et des écrivains romantiques que par le parti-pris de tout admirer en Orient. Le minaret du Maghreb est favorable, au contraire, à de nombreuses décorations. Sa monotonie architecturale le place bien au-dessous des minarets du Caire, qui prennent, entre les mains d’artistes différens, les formes les plus variées, les plus diversement charmantes ; mais, s’il ressemble trop à une tour, cette tour peut du moins être ornée de mille manières. Elle peut même, dans une certaine mesure, donner lieu à des élégances de construction qui ne laissent pas que d’être rares et imprévues. Tout le monde connaît la Giralda de Séville, qui, avec la Koutoubia de Maroc et la tour d’Hassan à Rbat’, sont les trois exemplaires les plus parfaits des minarets du Maghreb ; tout le monde sait qu’elles vont se rétrécissant de la base au sommet, diminuées peu à peu presque insensiblement, et toutefois assez réellement pour que leurs lignes générales en acquièrent une plus grande légèreté. Mais c’est par les décorations que ces trois tours célèbres, comme tous les minarets du Maghreb, méritent leur réputation. Elles sont couvertes d’une sorte de treillis qui les rend encore plus sveltes que leurs lignes graduellement rapprochées, ou plutôt elles ne sont pas couvertes de ce treillis, elles en sont pénétrées. Les minarets du Maghreb supporteraient mal les encorbellemens dont se parent ceux du Caire ; ils paraîtraient lourds sur de hautes masses, toujours carrées, de la base au sommet; les ombres qu’ils projetteraient seraient trop épaisses : les minarets du Maghreb ont besoin d’être amincis, non d’être chargés. C’est ce que les décorations en bas-relief et les découpures dont on les enveloppe font à merveille. La lumière ne tourne pas autour du monument pour en faire ressortir les formes, qui sont un peu sommaires; elle s’y enfonce, elle s’y introduit, elle joue pour ainsi dire sous sa surface, dont elle rompt la monotonie, elle lui donne quelque chose de transparent ou de coloré qui en rachète l’uniformité. L’emploi de faïences vertes, jaunes, noires, augmente encore cet effet. L’éclat de la coloration empêche de s’attarder à la constante immobilité des lignes. Le minaret du Caire n’a pas besoin de faïences, parce que l’inépuisable variété des siennes, ses moulures délicates, ses encorbellemens, suffisent à des combinaisons lumineuses presque infinies. Il n’en est pas de même du minaret du Maghreb. Il lui faut parfois le secours de la couleur des faïences. Il est vrai de dire aussi qu’entre le soleil d’Egypte et celui du Maroc, il n’y a pas moins de distance qu’entre le minaret du Caire et celui du Maghreb; mais chacun, sous son climat particulier, est une œuvre d’art appropriée à des conditions spéciales, auxquelles il répond admirablement.

Les mosquées de Fès n’ont pas de coupoles, mais de simples toits en pente, parfois formés de tuiles vertes qui brillent à midi comme du verre incandescent. Si je voulais les comparer à celles du Caire, ce serait encore une grande infériorité à constater. Extérieurement d’ailleurs, la comparaison serait impossible, car à part les minarets, les mosquées de Fès, je le répète, n’existent qu’à l’intérieur : au dehors, leurs murailles sont absolument nues ; elles n’ont aucune espèce de façade, aucune fenêtre, rien qui indique que ce ne sont pas des maisons ordinaires. Peut-être ce qu’il va de plus beau comme architecture, à Fès de même qu’à Constantinople, est-ce l’enceinte ruinée qui entoure la ville. Elle se compose d’un grand mur crénelé flanqué de distance en distance de tours carrées également crénelées. Ces créneaux se terminent par une petite pyramide tronquée. Tout cela, au premier aspect, est assez ordinaire; mais ce vieux mur est creusé de si étonnantes lézardes, ces tours à moitié éboulées sont parfois si étranges, une végétation si touffue court le long de ces débris amoncelés, que l’ensemble en est d’une puissante et saisissante poésie. D’ailleurs, cette enceinte de Fès, qui donne à la ville l’aspect d’une cité du temps des croisades, est percée de portes monumentales, d’un style magnifique et original. Elles sont disposées, comme à l’entrée des écoles et des mosquées, en carré formant un superbe vestibule par lequel on pénètre dans les rues principales. Pour avoir une idée exacte de Fès, il est bon de suivre la partie de cette enceinte qui monte au nord sur des collines d’où l’on domine toute la ville. Il y a là un vieux fort qui est censé la défendre. Sur la colline en face, de l’autre côté de la vallée, s’élève un autre fort qui a la même prétention. En réalité, comme ils sont surplombés de tous côtés par des hauteurs, ils tomberaient sous quelques coups de canon. Les sultans ne s’en servent que pour tirer sur Fès, quand il prend à celle-ci fantaisie de se révolter. Mais le fort du nord, ou plutôt les restes d’un palais mérinide situé à côté de lui, forment un observatoire singulièrement bien placé d’où le regard embrasse les deux villes, Fès Djédid et Fès- Bali, et l’ensemble du pays environnant. C’est un splendide panorama. Fès, bâti sur le versant de plusieurs coteaux et descendant avec sa rivière jusque dans la vallée où coule cette dernière, montre à l’œil ébloui l’entassement de ses maisons. L’amoncellement est si épais qu’on ne peut distinguer la trace d’aucune rue. De ce fouillis confus s’élèvent de nombreux minarets qui dressent dans l’espace leurs flèches surmontées de trois boules d’or, auxquelles, aux heures des prières, s’ajoute une oriflamme. Les toitures vertes et luisantes des mosquées se détachent de la blancheur des terrasses, et une ceinture de jardins semble suivre la vieille muraille pour enserrer la ville de tous côtés. Au loin, le Sbou promène ses eaux que le soleil fait briller comme un serpent d’argent.

En descendant du fort du Nord, on s’enfonce dans des sentiers tortueux taillés dans le tuf du terrain. L’olivier, le figuier, la vigne, y poussent pêle-mêle. De nombreuses grottes creusées par la main des hommes et qui servent de refuge à quelques Arabes endormis ou en prière apparaissent çà et là. Un immense cimetière éparpille ses tombes sur le versant de la colline; ce sont de simples pierres où se lit à peine une inscription effacée; quelques arcades solitaires, quelques pans de murs indiquent que des k’oubba de marabouts s’élevaient naguère au milieu de ces pierres vulgaires, auquel le soleil seul donne quelque beauté. On arrive de là sur une route pavée et en pente qui suit le cours de l’Oued-Fès, dont les eaux, perdues au milieu d’une végétation puissante, laissent entendre le bruissement de leur écume. D’énormes érables bordent le chemin et lèvent dans l’air leurs bras tourmentés par le fer de l’élagueur. Le bois est si rare dans ce pays qu’on en vient à dépouiller ces arbres de leurs pousses de chaque année. Leurs troncs, enlacés par des vignes énormes, semblent gémir sous cette étreinte. En ce frais vallon que l’on côtoie s’étendent de jolis jardins, d’où montent le parfum des fleurs et le chant de mille oiseaux. A l’intérieur même de Fès, de vastes espaces non bâtis sont couverts de cultures, de fourrés, de véritables petits bois. Il y a des quartiers où chaque maison a son jardin. La ville paraît et disparaît à chaque détour de la route. Dans ce cadre de verdure, qui n’en laisse voir que des parties successives, elle est d’une délicieuse coquetterie. On dirait un nid blanchâtre suspendu au feuillage. Au bas du vallon, un pont fortement arrondi en dos d’âne franchit le torrent qui gronde sous son arche profonde. Le Djebel-Aï t-Youssef, dont les neiges alimentent le Sbou, montre dans le lointain ses cimes brillantes. A partir de ce pont, le chemin de ceinture monte à l’ouest parallèlement à celui qu’on vient de quitter. La ligne onduleuse des remparts, tantôt cachée par la végétation, tantôt apparaissant au milieu d’elle, suit le mouvement du terrain. On arrive enfin sur une nouvelle colline couverte de tombes de marabouts et, pour faire le tour complet de la ville, on rentre par un sentier bordé d’arbres, de cactus et d’aloès magnifiques. Cette promenade ne vaut pas le tour des murs de Constantinople, mais elle le rappelle: c’est dire assez qu’elle est admirable.


GABRIEL CHARMES.

  1. Voyez la Revue du 15 juin, du 1er et du 15 juillet et du 1er août.