Une ambassade américaine au Japon
AMBASSADE AMERICAINE
AU JAPON
- I. Narrative of the Expedition of an American squadron to the China seas and Japon, performed in the years 1852, 1853. and 1854 under the command of Commodore M. C. Perry, by Francis L. Hawks ; New-York, 1856. — II. A Visit to India, China and Japon in the year 1853, by Bayard Taylor ; New-York, 1885.
Depuis quelques années, on s’occupe beaucoup du Japon. Anglais, Français, Russes, Américains, tous les peuples qui entretiennent des relations avec l’extrême Orient ont fait paraître leurs pavillons dans le port de Nagasaki ou dans la paisible baie de Yédo. Il semble que le monde entier ait conspiré contre ce singulier pays, qui s’obstine à vivre seul dans sa lointaine retraite, et repousse d’une humeur si jalouse les regards de l’étranger. Plusieurs fois déjà on avait tenté de rétablir les communications interrompues au commencement du XVIIe siècle entre le Japon et l’Europe ; les Hollandais eux-mêmes, que la proscription avait épargnés en leur laissant le petit établissement de Decima, auraient désiré que le gouvernement japonais modifiât sa politique extérieure. Ces tentatives officieuses et ces conseils timides avaient échoué. Les États-Unis ont inauguré la nouvelle croisade : l’expédition qu’ils ont envoyée à Yédo en 1852 sous les ordres du commodore Perry marquera dans l’histoire du Japon une date décisive, et l’empressement avec lequel les autres peuples maritimes se sont élancés sur les traces de l’escadre américaine atteste que l’on est aujourd’hui bien résolu à se faire ouvrir les portes de l’empire japonais.
À défaut des Hollandais, qui, dans la crainte de compromettre leur monopole, ne pouvaient guère intervenir vigoureusement en faveur des nations occidentales, c’était aux États-Unis qu’il appartenait de frapper le premier coup. Ils expédient chaque année dans le nord de l’Océan-Pacifique un grand nombre de navires baleinière ; leur commerce et leur navigation ont pris dans ces parages un grand essor, depuis surtout que leur immense territoire, successivement peuplé de l’est à l’ouest, s’est prolongé jusqu’à la mer par la conquête de la Californie et fait face à l’archipel japonais. L’Angleterre s’était chargée de la Chine ; les États-Unis devaient naturellement, sous la pression de leur intérêt commercial, tenter au Japon la même aventure. S’ils n’ont point tout à fait réussi, on est forcé de reconnaître qu’ils ont obtenu, pour leur début, un résultat considérable. Leur ambassadeur a été admis en présence de diplomates japonais, expressément délégués pour le recevoir au nom de l’empereur ; il a conclu un traité en bonne et due forme, traité dont on peut contester l’utilité immédiate au point de vue des relations commerciales, mais qui n’en constitue pas moins un acte diplomatique très régulier, destiné à rattacher le Japon par les liens d’un contrat sérieux à la grande famille des peuples. Les États-Unis se montrent très fiers, et ils en ont le droit, de cette entreprise, qui offrait de graves difficultés et pouvait en cas d’échec les placer vis-à-vis de l’Europe, comme vis-à-vis du Japon, dans une situation embarrassante, sinon périlleuse.
Le journal de la mission confiée au commodore Perry a été récemment publié par ordre du sénat américain ; on y trouve le récit détaillé des négociations engagées avec les autorités japonaises. Indépendamment de la publication officielle, on peut consulter les impressions de voyage d’un vaillant touriste, M. Bayard Taylor, qui a fait partie de l’expédition. Ces deux écrits méritent de ne point passer inaperçus. Lors même que l’ouverture de relations officielles avec le Japon ne figurerait point au nombre des faits les plus remarquables de l’histoire contemporaine, on ne saurait voir sans intérêt l’amiral yankee face à face avec les diplomates de Yédo ; c’est en effet un curieux tableau. Aussi une place à part est-elle réservée dans les archives des chancelleries au traité de Kanagawa.
Le 24 novembre 1852, le commodore Perry, à bord du bateau à vapeur le Mississipi, partit du port de Norfolk. Les autres navires composant son escadre devaient le rallier dans les mers de Chine. Nous n’avons point à raconter les incidens, peu variés d’ailleurs, du long voyage qu’il eut à accomplir pour se rendre à sa destination ; transportons-nous sans délai sur le théâtre des événemens. Le 8 juillet 1853, le commodore, ayant son pavillon sur la frégate à vapeur Susquehannah, et accompagné du Mississipi, du Plymouth et du Saratoga, arriva en vue du cap Idzu. Après une navigation de quelques heures, l’escadre doubla le cap Sagami, remonta le chenal qui forme l’entrée de la baie de Yédo, et à la tombée du jour elle prit son mouillage en face de la ville d’Uraga.
Dès que les navires eurent pénétré dans la baie, l’amiral ordonna le branle-bas de combat. Il était peu probable que les Japonais eussent l’idée de provoquer une lutte ; cependant la précaution pouvait n’être pas inutile, et en tout cas ces quatre navires, arrivant avec leur tenue de guerre, — les gabiers armés dans les hunes et les canonniers à leurs pièces, — présentaient un aspect imposant qui devait, dès la première heure, exercer sur les dispositions des autorités japonaises une influence salutaire. Tandis que l’escadre longeait la côte, plusieurs embarcations chargées de soldats tentèrent de se porter sur son passage ; mais elles arrivèrent trop tard, la vapeur les avait distancées, et elles étaient obligées de virer de bord, toutes honteuses de ne recevoir pour réponse à leurs interpellations que l’insolente fumée qui s’échappait des steamers. Les bateaux pêcheurs et les jonques de commerce qui croisaient dans la direction de l’escadre, et dont le nombre infini annonçait l’approche d’un grand port, s’écartaient respectueusement, et formaient en quelque sorte la haie pour faire place à ces visiteurs inattendus qui, en dépit des lois de l’empire, s’aventuraient si hardiment dans leurs eaux. À un signal de deux coups de canon tirés d’un fort, l’amiral donna l’ordre de laisser tomber l’ancre. Bien que l’on fût très près de terre, la sonde indiquait un fond de trente-cinq brasses. Les navires se rapprochèrent encore de la côte, et ils mouillèrent au moment où un troisième coup de canon retentit dans la baie.
Une flottille d’embarcations japonaises se mit immédiatement en mouvement, et se disposa à entourer les quatre navires pour leur fermer toute communication avec la terre. La plupart des bâtimens européens qui avaient précédé dans les ports du Japon l’escadre américaine avaient dû subir cette démonstration réglementaire, qui les condamnait à une sévère quarantaine. Plusieurs canots s’approchèrent même du Saratoga, mais on les repoussa vigoureusement. L’un de ces canots se dirigea vers la frégate amirale ; l’officier qui le commandait insista pour être admis à bord. Il s’exprimait en hollandais et faisait mille questions auxquelles l’interprète se borna à répondre que le commodore n’entrerait en pourparlers qu’avec le gouverneur d’Uraga. Le Japonais répliqua que le gouverneur ne pouvait venir en personne, les lois du pays ne lui permettant pas de se rendre sur les navires en rade, mais que le vice-gouverneur, présent dans le canot, était prêt à conférer avec un officier américain d’un grade correspondant au sien. Le commodore finit par accepter cette proposition, et il délégua un officier du Susquehannah, le lieutenant Contée, pour entendre le vice-gouverneur. Celui-ci monta donc à bord. Dans cette première entrevue, on lui fit connaître que le commodore était porteur d’une lettre adressée à l’empereur du Japon par le président des États-Unis, et qu’il désirait qu’un haut dignitaire fût chargé de venir prendre une copie de cette lettre, et de fixer, d’accord avec lui, un jour pour la remise officielle de l’original. Le vice-gouverneur, Nagazima Saboroske (il faut nous habituer à ces noms japonais), rappela que, d’après les lois de l’empire, Nagasaki était le seul point ouvert aux relations avec les étrangers, et que l’escadre devait s’y transporter sans délai. L’observation était prévue et la réponse toute prête : — Le commodore est venu exprès à Uraga, parce que ce port est plus rapproché de la capitale Yédo, et il n’ira point à Nagasaki ; il se présente en ami et s’attend à être traité comme tel ; il ne veut point que ses navires soient entourés par un cordon d’embarcations japonaises ; ces embarcations doivent immédiatement prendre le large, sinon elles seront dispersées par la force. — À cette déclaration catégorique, le vice-gouverneur se leva vivement, et donna du haut de l’échelle quelques ordres. La plupart des embarcations s’éloignèrent de la frégate. En même temps un canot du Susquehannah alla donner la chasse aux retardataires, de sorte qu’en un clin d’œil les abords de l’escadre furent complètement dégagés. Quant à la remise de la lettre du président, le vice-gouverneur fit savoir qu’il n’avait point qualité pour traiter une question aussi importante, mais que le lendemain matin le commodore recevrait la visite d’un haut dignitaire qui serait en mesure d’en conférer utilement.
Ce début avait eu pour résultat d’apprendre aux Japonais que leurs nouveaux hôtes ne seraient pas d’humeur à endurer les procédés soupçonneux et peu courtois qui jusqu’alors avaient été employés à l’égard des navires étrangers. Le commodore avait dédaigné d’entrer en pourparlers avec un fonctionnaire d’ordre inférieur, qui ne lui paraissait pas même digne d’être admis en sa présence ; il avait signifié résolument qu’il ne voulait pas entendre parler de Nagasaki ; il s’était débarrassé sans le moindre délai de la ceinture de gardes-côtes qui, selon l’usage, étaient venus s’enrouler autour de son escadre. Le malheureux vice-gouverneur d’Uraga devait se sentir mal à l’aise devant cette vigueur inaccoutumée. Il faut croire cependant que les Japonais avaient été prévenus de la prochaine visite du commodore Perry, et qu’ils connaissaient l’objet de la mission américaine, car, tout en maintenant strictement le blocus autour de ses propres côtes, le cabinet de Yédo est au courant des faits qui s’accomplissent dans les diverses parties du monde, et plus d’une fois, aux questions qui leur furent adressées, les officiers de l’escadre virent bien que leurs curieux interlocuteurs étaient assez exactement informés non-seulement des mouvemens de la politique européenne, mais encore des découvertes les plus remarquables de la science moderne. Indépendamment de ses rapports avec l’établissement hollandais de Décima, le gouvernement japonais a recours, pour observer ce qui se passe au dehors, aux journaux et aux livres étrangers, et il ne serait pas surprenant qu’il eût à Yédo un bureau de traduction parfaitement organisé, où se rédige un sommaire plus ou moins arriéré de l’histoire contemporaine.
Le 9 juillet, au lever du jour, un bateau s’approcha du Susquehannah ; il contenait des artistes qui parurent très activement occupés à dessiner les formes, nouvelles pour eux, des navires américains. C’était, en effet, pour la première fois que des bâtimens à vapeur abordaient ces parages du Japon. Ces dessinateurs étaient évidemment attachés à la police, ils venaient prendre le signalement de l’escadre ; mais on ne jugea point à propos de les troubler dans l’exercice de leurs innocentes fonctions, et les Américains posèrent volontiers devant eux. — A sept heures, le haut dignitaire dont la visite avait été annoncée se présenta, accompagné d’une suite nombreuse. C’était Yezaïmen, gouverneur d’Uraga. La veille, le fonctionnaire qui était venu à bord du Susquehannah avait déclaré que les lois du Japon s’opposaient à ce que le gouverneur s’aventurât en mer : il paraît que la nuit avait porté conseil, et le gouverneur reconnut sans doute que, dans de si graves conjonctures, sa grandeur ne devait point l’attacher au rivage. C’était pour le commodore un indice précieux de la flexibilité des usages japonais et un encouragement à ne point se laisser rebuter dans la suite des négociations par une première difficulté. Le gouverneur d’Uraga était vêtu d’une belle robe de soie brodée avec bordures en or et en argent, et il portait les insignes qui distinguent les nobles du troisième degré. Lorsque l’interprète qui faisait partie du cortège et qui s’exprimait en hollandais eut décliné les titres et qualités du visiteur, le commodore, qui entendait se réserver pour les grandes occasions, pensa qu’un simple gouverneur, un noble de troisième classe, n’était point un assez haut personnage pour qu’il dût le recevoir en personne, et il chargea trois officiers de son état-major, les capitaines Buchanan et Adams et le lieutenant Contée, de donner audience à Yezaïmen. — Comme on s’y attendait, le gouverneur reproduisit, contre la présence irrégulière de l’escadre dans le port d’Uraga, les objections que son subordonné avait émises la veille, et il insista vivement pour que le commodore reprît au plus tôt le chemin de Nagasaki ; mais on lui signifia nettement que si on n’envoyait pas un personnage d’un rang convenable pour recevoir la lettre adressée à l’empereur, le commodore débarquerait avec ses matelots, et irait lui-même, quelles que pussent être les conséquences, porter cette lettre à Yédo. À cette menace, Yezaïmen ne songea plus qu’à gagner du temps, et il sollicita un délai pour consulter son gouvernement ; . Il demanda quatre jours ; le commodore lui en accorda trois, et il était presque généreux, car il suffisait de quelques heures pour obtenir une réponse de Yédo.
Le gouverneur n’était pas au terme de ses tribulations. Remonté sur le pont du Susquehannah, il aperçut des canots américains disséminés dans toutes les directions pour sonder la baie. Il hasarda une observation en invoquant les défenses édictées par la loi japonaise. — Mais cela est prescrit par les lois américaines, et il faut bien que le commodore obéisse aux lois de son pays, — Le malheureux Yezaïmen, dont la quiétude venait d’être si fatalement troublée par l’arrivée de cette maudite escadre, s’inclina devant l’argument, et les sondages continuèrent de plus belle. Les canots s’approchaient audacieusement du rivage ; les officiers braquaient leurs longues-vues de tous côtés pour découvrir au plus loin les mystères de cette région étrange, qui avait pour leurs regards l’attrait du fruit défendu ; ils contemplaient les forts japonais, armés çà et là de quelques méchans canons dont une seule bordée de frégate eût aisément éteint le feu ; parfois un corps de troupes se rangeait sur la rive et se mettait en bataille comme s’il s’agissait de repousser un débarquement. Les Américains s’amusaient de ces innocentes et inutiles démonstrations. À deux ou trois reprises cependant leur croisière dans la baie faillit être inquiétée par des jonques qui tentaient de se placer en travers et de fermer le passage ; mais ces incidens n’eurent aucune suite, et en peu de jours le commodore, après avoir amplement constaté le droit d’aller et de venir qu’il s’arrogeait dans les eaux japonaises, eut la satisfaction d’apprendre, par les rapports de ses officiers, que la baie d’Uraga offrait un excellent mouillage, et que les navires du plus fort tonnage pouvaient remonter sans péril dans la direction de Yédo.
C’était le 12 juillet qu’expirait le délai de trois jours accordé par le commodore. Les Japonais furent exacts. À dix heures du matin, le gouverneur Yezaïmen se représenta à bord du Susquehannah, où il fut reçu par les capitaines Buchanan et Adams. Les premières paroles échangées révélèrent un malentendu qui s’était produit, lors de la précédente conférence, au sujet de la remise de la lettre adressée à l’empereur par le président des États-Unis. Le commodore avait entendu qu’il remettrait d’abord une copie de la lettre, puis que le gouvernement japonais lui enverrait un haut dignitaire pour recevoir l’original. Les Japonais avaient compris que la copie et l’original seraient délivrés en même temps. De là une discussion très longue entre les officiers américains et Yezaïmeny Celui-ci déclara d’ailleurs que le gouvernement était disposé à déléguer un fonctionnaire pour recevoir, au nom de l’empereur, la lettre du président, et que l’on construirait sur le rivage un pavillon où aurait lieu la cérémonie ; « mais, ajouta-t-il, il ne sera donné aucune réponse dans la baie de Yédo. La réponse de l’empereur, transmise à Nagasaki, parviendra aux Américains par l’intermédiaire des surintendans hollandais ou chinois. » Cette restriction ne pouvait, en aucune manière, convenir au commodore, qui s’empressa de rédiger le mémorandum suivant, recommandé aux plus sérieuses méditations du gouverneur :
« Le commandant en chef n’ira point à Nagasaki, et il ne recevra aucune communication par l’intermédiaire des Hollandais ou des Chinois. Il est porteur d’une lettre du président des États-Unis, lettre qu’il est chargé de remettre soit à l’empereur du Japon, soit au ministre des affaires étrangères, et il n’en remettra l’original à nul autre. Si cette lettre amicale du président n’est pas reçue et s’il n’y est point fait une réponse convenable, le commandant en chef considérera son pays comme insulté, et il décline à l’avance toute responsabilité pour ce qui pourra s’ensuivre. Il attend une réponse sous peu de jours, et il ne recevra cette réponse qu’à proximité de son mouillage actuel. — Baie d’Uraga. »
Dès que ce mémorandum lui eut été notifié, Yezaïmen demanda encore le temps de réfléchir, et il quitta la frégate, promettant qu’il reviendrait le soir. Pendant les conférences, le commodore s’était renfermé dans son salon, où ses officiers venaient à chaque incident, c’est-à-dire à chaque instant, lui demander des instructions. La partie n’était pas égale pour Yezaïmen, qui se trouvait seul à faire tête aux capitaines Adams et Buchanan, et qui n’avait point la ressource de rentrer dans la coulisse aux momens critiques et d’y chercher une solution ou un mot d’ordre. Il avait ainsi bravement lutté durant près de trois heures, non-seulement contre ses deux interlocuteurs, mais encore contre cet adversaire invisible qui puisait dans le mystère même dont il s’entourait l’autorité et le prestige d’un oracle. Le mémorandum, que le commodore avait pu écrire fort à son aise et sans se préoccuper d’objections qu’il ne devait pas entendre, fut le coup de grâce pour Yezaïmen, qui, lui aussi, avait bien le droit de recueillir ses idées et de rentrer sous sa tente. Il est probable qu’il y avait à Uraga quelque haut personnage de la cour, envoyé pour suivre de plus près les préliminaires des négociations et pour diriger Yezaïmen ; autrement celui-ci n’aurait pu s’engager à rendre réponse dans la soirée.
Il reparut en effet vers trois heures, et la conférence fut reprise. Après de nouveaux débats, et grâce aux sentimens de conciliation qui se manifestèrent de part et d’autre, on finit par tomber d’accord sur la nature et l’ordre des cérémonies officielles. Le commodore consentit à ce que l’original et la copie de la lettre du président fussent remis en même temps et à ce que cette remise eût lieu entre les mains d’un dignitaire japonais, d’un grade égal au sien, expressément accrédité par rescrit impérial. Il fut entendu que la cérémonie se bornerait à un échange de civilités et de complimens et qu’il n’y serait point question d’affaires. Enfin le commodore n’insista point pour obtenir une réponse immédiate à la lettre du président ; il devait revenir dans quelques mois chercher cette réponse. De leur côté, les Japonais ne parlèrent plus de Nagasaki, ni de Hollandais, ni de Chinois ; ils acceptèrent la baie de Yédo pour siège des conférences ultérieures que pouvaient amener les propositions contenues dans la dépêche américaine. — Ces points réglés, on décida que l’entrevue solennelle aurait lieu le surlendemain, et le gouverneur fit connaître que les dispositions nécessaires avaient été prises à terre. Les Américains remarquèrent que l’endroit désigné était trop éloigné de leur mouillage, et ils exprimèrent le désir que l’on choisît un lieu plus rapproché. Yezaïmen promit de s’occuper de ce détail et de rendre réponse le lendemain ; puis on se mit à table, formalité qui n’est jamais oubliée dans les travaux diplomatiques, et les Japonais, délivrés des émotions pénibles qu’ils avaient éprouvées pendant ces longues discussions, se livrèrent sans réserve à leur joyeuse humeur et à leur goût nouveau pour le whiskey.
Le 13, Yezaïmen vint annoncer que le prince de Idzu, conseiller de l’empire, était arrivé à Uraga, et il exhiba la lettre impériale qui accréditait ce haut dignitaire. Voici la traduction de cette lettre : « A son altesse Toda, prince de Idzu. Je vous envoie à Uraga, pour recevoir la lettre qui m’est adressée par le président des États-Unis et qui a été apportée par l’amiral. Vous reviendrez ensuite à Yédo, et vous me remettrez la lettre. » C’était court, mais en règle ; le sceau de l’empereur se trouvait apposé au bas de cette prose laconique. Le bref de sa majesté était enveloppé dans une couverture de velours et renfermé dans une cassette de bois de sandal. Yezaïmen, après avoir produit ce précieux document, rappela que le prince d’Idzu n’avait mission de traiter aucune affaire et qu’il était chargé seulement de prendre la lettre. Il déclara ensuite que les préparatifs pour la réception du lendemain étaient presque terminés et qu’on ne pouvait choisir un autre emplacement. Le commodore s’attendait à cette déclaration ; mais il avait eu soin de faire sonder ce côté de la baie, et il s’était assuré que les steamers y trouveraient assez d’eau pour se tenir à portée de canon du rivage. On fixa l’heure de l’entrevue, le nombre d’hommes qui devaient accompagner le commodore, les coutumes, les saluts à échanger ; aucun détail de l’étiquette ne fut oublié, et tout fut discuté, concerté avec une entente et une précision merveilleuses.
Le jour de l’entrevue officielle, le 14 juillet, arriva enfin. Les Japonais avaient complété à la hâte leurs préparatifs. Une nombreuse flottille de bateaux était rangée en bon ordre dans la baie au fond de laquelle devait s’effectuer le débarquement. La plage, où s’élevaient deux pavillons, semblait parée comme pour une fête. L’extérieur des forts était tapissé d’étoffes élégamment découpées en forme d’éventails et couvertes d’inscriptions ou de dessins qui représentaient les armes impériales. Mille pavillons aux couleurs brillantes flottaient aux angles ; de grands mâts, portant la flamme et laissant tomber jusqu’à terre d’éclatantes banderoles, étaient disposés symétriquement sur la façade des pavillons. Le soleil du matin vint éclairer ce joyeux tableau, qui, de loin, ressemblait à un décor d’opéra. Vers huit heures, le Susquehannah et le Mississipi, ayant à bord les détachemens de l’escadre qui avaient été désignés pour former l’escorte du commodore, levèrent l’ancre et se dirigèrent à petite vapeur vers la baie de Gorihama, où ils prirent leur mouillage dans la situation la plus favorable pour combattre au besoin le feu des forts et pour dominer la plage. Le commodore n’avait aucune raison de suspecter la bonne foi des Japonais, mais il voulait être prêt à faire face à tout événement ; le branle-bas avait été exécuté à bord des deux navires, et les canonniers étaient à leurs postes. Le gouverneur d’Uraga, sur le pont du Susquehannah, put assister à ces préparatifs. C’était lui qui remplissait dans cette solennité le double rôle de maître des cérémonies et d’introducteur des ambassadeurs. Il s’était donc porté avec empressement à la rencontre des bâtimens américains, et, secondé par le vice-gouverneur Saboroske, il allait présider à tous les détails matériels de la fête.
Dès que les deux navires eurent jeté l’ancre, on amena les canots qui devaient porter à terre le commodore et son escorte. Les Japonais avaient offert leurs embarcations ; mais cette proposition fut écartée. En moins d’une demi-heure, quinze canots, dépliant à l’arrière le pavillon étoile des États-Unis, furent prêts à recevoir les officiers, matelots et soldats de marine qui avaient été désignés et dont le nombre s’élevait à près de trois cents. Le capitaine Buchanan prit la tête de la petite escadre, qui se dirigea à force de rames vers le rivage. Le commodore Perry s’embarqua dans le dernier, canot, et son départ fut annoncé par un salut de dix-sept coups de canon. De leur côté, les troupes japonaises se mettaient en ligne. Le front était occupé par des bataillons d’infanterie et par des détachemens armés d’arcs ou de lances. À quelque distance en arrière, on apercevait des escadrons de cavalerie. Plus loin, à travers les vides laissés entre les troupes, se pressait une population nombreuse, avide de contempler les envoyés des terres lointaines. L’armée japonaise, réunie à Gorihama, pouvait compter environ 5,000 hommes. Les soldats paraissaient convenablement équipés ; les uniformes étaient propres et bien tenus ; fantassins et cavaliers étaient rangés en assez bon ordre. S’il faut en croire les récits américains, cette armée eût été peu redoutable ; on sentait qu’elle était plutôt destinée à la parade qu’au combat, et elle manquait de l’aplomb militaire et de l’air martial qui distinguent une vaillante troupe ; mais les affaires avaient pris la tournure la plus pacifique, et il n’y avait pas à craindre que les Japonais, résignés à accueillir les Américains comme des hôtes, méditassent la moindre trahison.
Le commodore, guidé par Yezaïmen, se dirigea vers la tente où devait avoir lieu l’entrevue. Deux matelots, choisis parmi les plus robustes, portaient le pavillon des États-Unis et le guidon de l’amiral. Deux mousses étaient chargés des boîtes qui renfermaient la lettre du président et les autres documens officiels qui allaient être remis aux plénipotentiaires japonais. Enfin deux nègres, aimés jusqu’aux dents, se tenaient à droite et à gauche de l’amiral et lui servaient de gardes du corps. C’étaient les plus beaux nègres que l’on eût trouvés dans l’équipage. La narration officielle ne nous dit pas pourquoi le commodore avait pris de pareils satellites, et nous chercherions vainement dans l’exhibition de ces deux nègres, si beaux qu’ils fussent, un effet de couleur locale. La population noire des États-Unis ne s’attendait sans doute pas à être représentée dans ce défilé à un poste d’honneur. — Les plénipotentiaires japonais, Toda, prince d’Idzu, et Ido, prince d’Iwami, étaient dans la salle d’audience lorsque le cortège américain fit son entrée. Ils se levèrent aussitôt, saluèrent gravement sans prononcer aucune parole, et se rassirent pendant que l’amiral et les principaux officiers prenaient place dans les fauteuils qui avaient été disposés pour eux. Le prince d’Idzu était un homme d’environ cinquante ans ; il avait les traits intelligens et la physionomie aimable ; son collègue, de dix à quinze ans plus âgé paraissait au contraire de très mauvaise humeur. Peut-être la cour de Yédo avait-elle réuni à dessein ces deux figures de diplomates. Sa véritable pensée à l’égard des Américains était écrite sur le visage renfrogné du prince d’Iwami ; le prince d’Idzu avait pour mission de sauver les formes. Les hauts dignitaires étaient magnifiquement vêtus de robes de soie, dont le tissu disparaissait sous des broderies en or et en argent. Comme étiquette, tout était irréprochable.
L’ambassadeur des États-Unis et les plénipotentiaires japonais se trouvaient donc en présence. L’étonnement devait être égal de part et d’autre, mais combien différentes les censées secrètes qu’inspirait aux représentans des deux puissances ce rapprochement solennel ! Le commodore éprouvait en portant ses regards autour de lui une légitime fierté. Avant lui, aucun officier européen n’avait été admis à fouler si près de la capitale le sol du Japon, ni à voir face à face des princes de la cour de Yédo, expressément investis de la délégation impériale. Son entrée dans la salle d’audience était pour le Japon, pour le monde entier, un grave événement, et pour lui-même un triomphe. Quant aux princes d’Idzu et d’Iwami, ils comprenaient que leur pays était vaincu, humilié par la seule présence de ces étrangers, qui jusqu’alors avaient été traités avec tant de dédain, et qu’il fallait aujourd’hui recevoir en grande pompe, en grand costume, avec tous les dehors de la plus parfaite égalité. Que devait penser la population, vainement éloignée des abords de la tente par un triple rang de troupes, en voyant ces démonstrations inaccoutumées ? L’orgueil des plénipotentiaires était soumis à une rude épreuve, et jamais peut-être princes japonais n’eurent à accomplir de corvée aussi pénible. Certes le sujet prêtait aux réflexions, et il est à croire que les préoccupations des personnages réunis dans la salle d’audience étaient en effet très vives, car il s’écoula près d’un quart d’heure dans le silence le plus complet. Enfin l’interprète se décida à demander si le commodore était disposé à remettre ses dépêches, et il montra une boîte où elles devaient être déposées. Le commodore fit aussitôt avancer les deux mousses porteurs des dépêches, puis les deux nègres, qui, après avoir déplié les feuillets et montré les sceaux, placèrent le paquet de lettres sur le couvercle de la boîte désignée par l’interprète. Celui-ci s’approcha ensuite des plénipotentiaires ; il reçut des mains du prince d’Iwami un rouleau qu’il remit directement au commodore, en indiquant que c’était l’accusé de réception. Ces différentes formalités, auxquelles les interprètes eurent seuls à prendre part, furent suivies de quelques minutes de silence. Le commodore tâcha d’engager la conversation ; il pria son interprète de faire connaître qu’il partirait sous deux ou trois jours pour les îles Liou-tchou et pour Canton, et qu’il se chargerait volontiers des dépêches du gouvernement de Yédo ; il annonça son retour pour le printemps prochain. L’interprète japonais demanda si le commodore se représenterait avec ses quatre navires. — Assurément, et même avec un plus grand nombre, car les quatre navires ne forment qu’une division de l’escadre. — L’interprète fut sans doute médiocrement satisfait de cette réponse ; il n’insista pas. On échangea encore quelques mots sur la révolution de Chine ; puis le gouverneur d’Uraga, Yezaïmen, déclara que l’objet de la conférence était rempli, et que l’on n’avait rien de plus à se dire. Le commodore se disposa à prendre congé des princes, qui se levèrent, saluèrent, et restèrent debout pendant que les Américains se retiraient.
Telle fut cette entrevue, qui dans l’histoire marquera le point de départ des relations diplomatiques ouvertes entre le Japon et l’étranger. Tout s’était passé suivant le programme préparé par Yezaïmen. Les princes n’étaient chargés que de recevoir les dépêches adressées à l’empereur ; ils n’eurent garde d’excéder leurs pouvoirs. Pendant la conférence, ils ne jugèrent pas à propos de desserrer une seule fois les lèvres ; ils laissèrent au gouverneur d’Uraga et aux interprètes le soin de soutenir le dialogue, et encore avons-nous vu que le dialogue n’était ni vif ni animé. Peut-être trouvera-t-on que ce rôle de personnages muets, qu’ils soutinrent jusqu’au bout avec un flegme imperturbable, était quelque peu dédaigneux pour le commodore. Pas un mot, pas même une tasse de thé ! Les diplomates chinois, dans leurs premiers rapports avec les envoyés européens, s’étaient montrés plus communicatifs et plus familiers. Il y avait évidemment dans l’attitude plus que réservée des plénipotentiaires japonais un parti-pris qui révélait de la part de la cour de Yédo des dispositions peu favorables pour des négociations. Quant au commodore, il parut ne point s’étonner ni s’émouvoir de cette attitude ; il avait obtenu une conférence avec tous les honneurs dus à son rang ; il avait remis ses dépêches et s’était fidèlement acquitté de sa commission. Il n’exigeait pour le moment rien de plus, mais il devait revenir au printemps, et il comptait bien qu’alors, ses canons aidant au besoin, la glace serait rompue.
Nous ne reproduirons pas ici la lettre écrite à l’empereur du Japon par le président des États-Unis, ce document ayant été déjà publié[1] ; nous préférons donner la traduction des lettres que le commodore Perry adressa lui-même à l’empereur, et qu’il remit dans l’entrevue du 14 juillet. La première de ces lettres n’est d’ailleurs que la paraphrase de la dépêche du président Fillmore.
À bord de la frégate à vapeur Sutsquehannah, en vue de la côte du Japon, 7 juillet 1853.
« Le soussigné, commandant en chef de toutes les forces navales des États-Unis d’Amérique en station dans les mers des Indes, de la Chine et du Japon, a été chargé par son gouvernement d’une mission amicale, et il est muni de pleins pouvoirs pour ouvrir des négociations avec le gouvernement, japonais au sujet de diverses questions qui se trouvent développées dans la lettre du président des États-Unis. Trois copies de cette lettre, ainsi que trois copies de la lettre de créance du soussigné, en anglais, en hollandais et en chinois, sont annexées à la présente. — L’original de la lettre du président et celui de la lettre de créance seront présentés par le soussigné en personne lorsque votre majesté aura daigné fixer un jour pour le recevoir. — Le soussigné a été chargé de faire connaître que le président est animé des sentimens les plus amicaux à l’égard du Japon, mais qu’il a été surpris et peiné d’apprendre que les citoyens des États-Unis, lorsqu’ils se rendent volontairement ou sont jetés par la tempête dans les domaines de votre majesté, sont traités comme s’ils étaient vos plus cruels ennemis. — Le soussigné se réfère à ce qui s’est passé pour les navires américains Morrison, Lagoda et Lawrence. — Les Américains, de même que toutes les nations chrétiennes, considèrent comme un devoir sacré d’accueillir avec bienveillance, de secourir et de protéger tous les naufragés qui abordent leurs côtes, à quelque nation qu’ils appartiennent, et telle a été la conduite des Américains à l’égard de tous les sujets japonais qui ont eu besoin de leur protection. — Le gouvernement des États-Unis désire obtenir de celui du Japon l’assurance positive que les étrangers qui désormais seront jetés par un naufrage sur les côtes du Japon, ou qui chercheront dans les ports de cet empire un refuge contre la tempête, seront traités avec humanité.
« Le soussigné est chargé d’expliquer aux Japonais que les États-Unis ne sont liés avec aucun gouvernement d’Europe, que leur législation n’intervient en aucune manière dans les affaires religieuses de leurs propres nationaux, et qu’à plus forte raison elle n’a rien à voir dans les affaires religieuses des autres pays. — Les États-Unis occupent un vaste territoire qui s’étend entre le Japon et l’Europe, et qui a été découvert par les Européens à peu près vers le même temps où ceux-ci ont pour la première fois visité le Japon. La portion du continent américain qui est la plus voisine de l’Europe a été d’abord cultivée par des émigrans venus de cette partie du monde, et sa population, après s’être promptement répandue sur la surface du territoire, est arrivée jusqu’aux rives de l’Océan-Pacifique. Nous avons maintenant de grandes cités d’où nous pouvons, à l’aide des navires à vapeur, nous rendre au Japon en dix-huit ou vingt jours ; notre commerce avec toute cette partie du globe s’accroît rapidement, et les mers du Japon seront bientôt couvertes de nos navires.
« C’est pourquoi, la distance qui séparait les États-Unis et le Japon devenant moindre chaque jour, le président désire nouer des relations pacifiques et amicales avec votre majesté ; mais il n’y aurait point d’amitié durable, si le Japon ne cessait point de traiter les Américains comme s’ils étaient ses ennemis. Quelque sage qu’ait pu être dans l’origine cette politique, elle est devenue imprudente et impraticable depuis que les rapports entre les deux pays sont plus aisés et plus rapides.
« En présentant ces argumens, le soussigné espère que le gouvernement japonais comprendra la nécessité d’éviter tout conflit entre les deux nations, et acueillera les propositions sincères d’amitié qui lui sont faites. La plupart des grands navires de guerre qui doivent visiter le Japon ne sont pas encore arrivés dans ces mers ; ils sont attendus d’un moment à l’autre. Le soussigné, pour mieux prouver ses intentions amicales, n’a amené que quatre petits bâtimens, avec l’intention, si cela était nécessaire, de se présenter à Yédo le printemps prochain à la tête d’une escadre beaucoup plus nombreuse ; mais on pense que le gouvernement de votre majesté impériale rendra cette démarche inutile en accueillant les propositions très raisonnables et très pacifiques contenues dans la lettre du président, propositions qui seront expliquées avec plus de détails par le soussigné à la première occasion favorable.
« C’est avec le plus profond respect pour votre majesté impériale et en faisant des vœux bien sincères pour votre santé et pour votre bonheur que le soussigné se dit :
« M. C. PERRY. »
La lettre qui précède avait été écrite en mer ; une seconde dépêche que le commodore remit en même temps, mais qui est datée de la baie d’Uraga 14 juillet, porte la trace des concessions que l’envoyé des États-Unis s’était vu obligé de faire lors des négociations engagées entre ses officiers et Yezaïmen. Ainsi non-seulement le commodore ne songe plus à être admis personnellement en présence de l’empereur, mais en outre il n’insiste point pour obtenir une réponse immédiate, et il laisse au cabinet de Yédo un répit de quelques mois pour l’examen de ses propositions que, dans sa première dépêche, il présentait sous la forme plus ou moins déguisée d’une sommation. Voici la traduction de la seconde lettre :
- A Lord de la frégate Sasquehannah, Uraga, baie de Yédo, 14 juillet 1853.
« Comme il a été représenté au soussigné que les propositions qu’il est chargé de soumettre au gouvernement du Japon sont si importantes et soulèvent des questions si graves, qu’un long délai est nécessaire pour les examiner et arriver à une décision, le soussigné, tenant compte de ces observations, se déclare disposé à n’attendre de réponse qu’à l’époque de son retour dans la baie de Yédo, c’est-à-dire au printemps prochain. Il espère fermement qu’alors toutes les affaires seront réglées à l’amiable et à la satisfaction des deux pays. Avec un profond respect,
« M. C. PERRY. »
En échange des deux dépêches dont on vient de lire la traduction, le commodore n’obtint pour le moment qu’un accusé de réception ainsi conçu :
« La lettre du président des États-Unis, ainsi que la copie de cette lettre, est reçue par les plénipotentiaires, et sera remise à l’empereur. On a fait connaître à maintes reprises que les affaires concernant les pays étrangers ne peuvent être traitées qu’à Nagasaki ; toutefois l’amiral ayant fait observer qu’en sa qualité d’ambassadeur du président il considérerait comme une insulte le refus de recevoir la lettre à Uraga (observation dont on reconnaît la justesse), ladite lettre est reçue à Uraga, contrairement à la loi du Japon.— Comme cette ville ne peut être le siège d’aucune négociation avec des étrangers, il n’y aura ni conférences ni cérémonies officielles. C’est pourquoi, la lettre ayant été reçue, vous pouvez partir. »
Les diplomates japonais, dont nous rencontrons ici pour la première fois la prose, ne s’étaient pas mis en frais de style. Pendant la conférence, ils n’avaient pas daigné dire un seul mot ; par écrit, ils ne se montraient guère plus explicites. Leur accusé de réception n’était assurément pas de nature à inspirer au commodore de grandes espérances sur le succès de sa mission. Il annonçait des difficultés, des objections plutôt qu’une solution favorable. Il s’attachait à représenter comme anormale, exceptionnelle, et pour ainsi dire comme non avenue la conférence tenue à Uraga contrairement aux lois du Japon ; il restreignait autant que possible les proportions que les Américains auraient été désireux de donner à cette conférence ; enfin il se terminait par une signification de congé dont la forme, sèche et brève, devait à bon droit paraître brutale. On ne dit pas plus clairement : « Allez-vous-en, » et les Japonais auraient ajouté très volontiers : « Ne revenez plus. » Ils n’osèrent, mais ils avaient gagné du temps pour réfléchir à l’aise sur les demandes des États-Unis ; ils ne s’étaient nullement engagés, et ils venaient d’obtenir l’éloignement momentané de ces visiteurs incommodes dont la subite apparition avait mis en émoi la cour de Yédo. Si le commodore, peu susceptible à l’endroit des protocoles, se déclarait satisfait du résultat de sa démarche, puisqu’il avait été, sinon accueilli, du moins reçu par les délégués de l’empereur (et c’était sans aucun doute un grand point), les plénipotentiaires japonais durent éprouver de leur côté un vif contentement à l’issue de ce premier acte des négociations, car ils avaient réussi à ajourner les explications délicates, et ils allaient être en mesure de faire connaître à leur souverain que les étrangers étaient partis.
Mais le commodore, tout en paraissant très flatté de la réception qui lui avait été faite, n’était pas homme à se résigner aisément à l’ordre de départ que lui avait notifié le document japonais. Il manœuvra donc de manière à constater qu’il ne se considérait pas comme tenu d’obéir immédiatement à l’injonction, et il résolut de promener son escadre dans la baie en remontant dans la direction de Yédo. Le gouverneur et le vice-gouverneur d’Uraga, qui, à l’issue de la conférence, l’avaient accompagné à son bord, furent bien surpris lorsque la frégate, après les avoir fidèlement déposés dans leurs canots par le travers de la ville, continua sa route, suivie des trois autres navires, et se dirigea vers l’intérieur de la baie. L’escadre, défilant à petite vitesse, ne s’arrêta qu’à dix milles du mouillage d’Uraga. Le commodore prenait sa revanche. Que d’angoisses pour ces malheureux Japonais, qui s’attendaient à voir les Américains mettre le cap sur la pleine mer et la fumée des bateaux à vapeur se perdre dans la brume lointaine de l’Océan ! Était-ce là l’exécution des promesses faites le matin même ? Ces étrangers que l’on avait reçus à la condition qu’ils s’en iraient au plus vite voudraient-ils par hasard manquer à leurs engagemens, s’installer dans la baie de Yédo, effrayer et insulter par leur présence les palais de la cité impériale ? Les plénipotentiaires japonais, qui se félicitaient déjà de leur triomphe diplomatique, durent éprouver un désappointement cruel. L’infatigable Yezaïmen accourut à force de rames, rejoignit la frégate à son nouveau mouillage, et demanda tout effaré des explications sur la manœuvre de l’escadre. On le rassura plus ou moins, et le lendemain le commodore, s’embarquant sur le Mississipi, poussa plus avant dans la baie, remontant, remontant toujours, jusqu’à ce qu’il fût en vue des faubourgs de Yédo. Là il eut la générosité de virer de bord. L’effet était produit. L’escadre regagna paisiblement Uraga, et le 17 juillet elle s’éloigna des rivages du Japon.
Au sortir de la baie de Yédo, l’escadre se rendit aux îles Liou-tchou. Le commodore eut plusieurs entrevues avec les autorités de cet archipel, qui est considéré comme une dépendance du Japon. Il obtint la faculté d’établir à terre un dépôt de vivres et de charbon qu’il plaça sous la garde d’une vingtaine de matelots. Ce magasin fut immédiatement surmonté du drapeau américain, et avant de quitter le port, le commodore déclara, par une proclamation, qu’en attendant la réponse du cabinet de Yédo aux réclamations légitimes des États-Unis, il jugeait nécessaire de prendre possession d’une portion de territoire appartenant aux Japonais ; en d’autres termes, il se saisissait d’un gage. Il motivait en outre cette occupation sommaire sur les manœuvres des Anglais, des Français et des Russes, dont les pavillons rôdaient depuis quelque temps autour du Japon, et qui auraient pu avoir la pensée de s’installer aux îles Liou-tchou. Le procédé n’était point fort régulier ; il n’était même pas très loyal à l’égard des autorités de Liou-tchoui qui, en concédant l’établissement temporaire d’un dépôt de vivres, croyaient simplement accorder une faveur et faire acte de gracieuse hospitalité ; mais le commodore n’y regardait pas de si près, et il faut reconnaître que les évolutions auxquelles se livraient les escadres de la Russie et de l’Angleterre dans ces parages étaient de nature à justifier ses soupçons. Du reste, les négociations avec le Japon ayant abouti à un traité, le drapeau des États-Unis cessa de flotter sur Liou-tchou.
Cette île ne fut pas le seul point où le commodore songea à préparer un lieu de relâche et de ravitaillement à l’usage des bâtimens américains qui sillonnent en si grand nombre ces régions de l’Océan-Pacifique. Déjà, avant sa première apparition au Japon, il avait visité l’archipel Bonin, situé au sud-est du Japon, par les 26e et 27e degrés de latitude nord, et il avait fait à Port-Lloyd l’acquisition d’un terrain pour le cas où les États-Unis voudraient y créer plus tard un établissement maritime. En septembre 1853, il y expédia de nouveau un de ses navires, le Plymouth, commandé par le capitaine Kelly, qui prit officiellement possession, au nom des États-Unis, d’un groupe d’îles situé à peu de distance au sud des Bonin, et connu jusqu’alors sous le nom d’îles Baily. Le capitaine Kelly donna à ces îles le nom de Coffin, en souvenir d’un capitaine américain qui les aurait découvertes en 1823. Les mers du Japon sont ainsi peuplées d’un grand nombre d’îles plus ou moins désertes, qui ont reçu plusieurs baptêmes ; les officiers anglais, américains, russes, français même, se font tour à tour les parrains de ces malheureux coins de terre qu’ils s’empressent d’inscrire sur leurs cartes comme autant de découvertes destinées à perpétuer leurs noms ou ceux de leurs navires. Ce n’est point là précisément le moyen de rendre la géographie plus claire, et il serait en vérité fort désirable que les nations maritimes s’entendissent pour mettre un terme à cette confusion des langues, — La visite des Américains à l’archipel Bonin, et particulièrement l’achat d’un terrain à Port-Lloyd, éveillèrent la susceptibilité du gouvernement anglais, qui crut y voir une tentative d’établissement définitif et une atteinte à ses droits, attendu qu’il se prétendait fondé à revendiquer l’archipel comme appartenant à la couronne britannique. Il est probable que les archives de l’amirauté sont remplies de procès-verbaux constatant que toutes les terres, toutes les îles, connues ou inconnues, ont été visitées un certain jour par quelque officier de la marine anglaise, qui y a planté un drapeau et prononcé la formule sacramentelle de prise de possession. Ces procès-verbaux dorment dans la poussière des cartons, tant que l’Angleterre ne croit pas avoir intérêt à user, des droits d’occupation qu’ils lui confèrent ; mais ils apparaissent tout d’un coup sitôt qu’il s’agit d’écarter une prétention rivale. Il ne nous semble donc pas surprenant que le gouverneur de Hong-Kong, sir George Bonham, se soit avisé, conformément aux instructions reçues de lord Clarendon, d’interpeller le commodore Perry sur le caractère de l’acquisition faite à Port-Lloyd pour le compte des États-Unis. Cet incident donna lieu, en décembre 1853, à une correspondance assez curieuse, dans laquelle est retracée l’histoire de l’archipel Bonin. Dès 1675, l’île principale avait été visitée par les Japonais, qui la nommèrent Bune-Sima. En 1823, elle fut abordée par le capitaine américain Coffîn, et en 1827 par le capitaine anglais Beechey. La découverte n’appartient donc pas aux Anglais, mais on peut supposer que le capitaine Beechey se livra patriotiquement et selon toutes les règles à la formalité de la prise de possession, détail que le capitaine américain, venu trois ans avant lui, avait complètement négligé. En 1830, cinq habitans des îles Sandwich, — deux Américains, un Anglais, un Génois et un Danois, — se mirent eh tête de s’établir dans quelque île déserte de l’Océan-Pacifique, et, d’après les indications du consul anglais, ils se rendirent à l’archipel Bonin, accompagnés de vingt-cinq où trente indigènes. À son arrivée, le commodore Perry trouva à Port-Lloyd huit Européens et une trentaine d’hommes de couleur, originaires des Sandwich. Au mois d’août 1853, la population tint une assemblée générale, s’intitula « colonie de l’île Peel, » vota une constitution et se donna un gouvernement composé d’un président et d’un conseil de deux membres. L’Américain Nathaniel Savory fut élu président de la petite république. Voilà donc l’objet si grave de la correspondance diplomatique engagée entre sir George Bonham et le commodore ! Le cabinet de la reine d’Angleterre s’est occupé des îles Bonin, le Foreign-Office a écrit des dépêches sur ce pauvre archipel ! En même temps les journaux anglais dénonçaient au monde l’impertinente prétention d’un amiral américain, osant acheter quelques acres d’une terre qui devait être, qui était britannique ! Cette affaire est aujourd’hui tombée dans l’oubli, et il faut espérer que les grandes puissances permettront désormais à la famille de Robinsons établie à Port-Lloyd de vivre indépendante et tranquille, à l’abri de sa jeune constitution.
En janvier 1854, le commodore se retrouvait à l’île Liou-tchou, et il se disposait à retourner au Japon, le délai qu’il avait accordé au cabinet de Yédo pour la reprise des négociations étant expiré. À la veille de partir, il reçût de Batavia une dépêché par laquelle le gouverneur-général des Indes hollandaises, M. Duymaer van Twist, l’informait qu’il était chargé par le gouvernement japonais d’annoncer au gouvernement des États-Unis la mort de l’empereur du Japon et de faire connaître que les longues cérémonies du deuil impérial, ainsi que les formalités en usage à l’avènement d’un nouveau souverain, ajournaient forcément toute délibération sur la politique étrangère ; le cabinet de Yédo exprimait donc le désir que l’escadre s’abstînt de reparaître dans les ports du Japon à l’époque qui avait été fixée. Le gouverneur-général se bornait à transmettre cette communication, sans garantir l’exactitude de la nouvelle. Le commodore lui répondit de Napa, à la date du 23 janvier 1854, par un simple accusé de réception qui laissait pressentir qu’il n’en serait pas moins exact au rendez-vous donné dans la baie de Yédo. Cette mort de l’empereur, survenue si à propos pour fournir aux Japonais un prétexte d’ajournement, ne lui semblait pas naturelle, il craignait quelque piège ; il savait que les autorités de Yédo étaient capables de tout imaginer pour conjurer son retour, et il ne voyait dans la mort de l’empereur qu’une maladie exagérée de diplomate. Au surplus, la nouvelle fut-elle vraie, il ne jugeait pas qu’il y eût là un motif suffisant pour l’empêcher de donner suite à son projet, annoncé depuis plusieurs mois. Il partit donc, et le 13 février son escadre, composée de sept navires, après avoir dépassé le mouillage d’Uraga, jeta l’ancre à 12 milles au-dessus de cette ville et à 20 milles environ de Yédo.
C’était aller trop loin, au gré des Japonais. Plusieurs officiers furent envoyés à bord du navire qui portait le commodore pour demander des explications et pour inviter les Américains à retourner à Uraga ; mais on leur répondit que l’escadre se trouvait bien où elle était, et qu’elle n’en bougerait que pour remonter plus haut encore, jusqu’à Yédo. Le lendemain, les Japonais revinrent à la charge avec leur obstination ordinaire ; ils indiquèrent un autre mouillage, en face d’un village nommé Kama-kura, où, disaient-ils, les commissaires délégués par l’empereur avaient ordre de recevoir l’ambassadeur des États-Unis. Ils n’obtinrent pas plus de succès. Ils demandèrent alors que l’un des officiers de l’escadre fût envoyé à Uraga pour conférer directement avec les commissaires sur le choix de la ville où s’ouvriraient les négociations. Pendant huit jours, sous un prétexte ou sous un autre, ils se présentèrent à bord, tournant et retournant en tous sens leurs argumens, faisant appel aux sentimens d’amitié dont on leur avait donné l’assurance, invoquant les ordres reçus de Yédo. Le commodore étant tombé malade, chaque matin les Japonais venaient aux nouvelles et manifestaient la plus vive sollicitude pour une santé qui leur était si chère ! On consentit enfin à accorder l’entrevue préliminaire que les Japonais avaient sollicitée si instamment, et le capitaine Adams fut chargé de se rendre à Uraga et de remettre aux délégués de la cour de Yédo une note par laquelle le commodore exprimait de nouveau sa ferme intention de remonter presque en vue de la capitale, offrant de recevoir à son bord les membres de la cour impériale et de leur montrer les curieuses machines de ses steamers. En présence des efforts tentés pour le pousser vers Uraga, c’est-à-dire pour l’éloigner de Yédo, l’offre, en apparence si polie, du commodore n’était qu’une amère dérision. Les commissaires impériaux, à la suite de leur entrevue avec le capitaine Adams, répliquèrent par une note qui reproduisait purement et simplement leurs premières propositions. Le commodore tint bon, et enfin, après plus de quinze jours de lutte, il fut convenu que les négociations auraient lieu dans un village (Yoku-hama) situé en face du mouillage de l’escadre. Les conférences devaient s’ouvrir le 8 mars ; les Japonais se mirent donc à l’œuvre pour construire un pavillon destiné à recevoir le commodore. À en juger par la vivacité de cette première escarmouche, dans laquelle les autorités japonaises déployèrent, vainement il est vrai, tous leurs talens pour la temporisation et l’objection, le négociateur américain dut s’attendre à de longs et difficiles débats sur les propositions qu’il avait à cœur de faire triompher ; mais il avait apprécié le caractère de ses antagonistes : il savait par expérience qu’il n’était point dans les habitudes du cabinet de Yédo de pousser la résistance jusqu’à la lutte ouverte ; il était donc résolu à s’armer, lui aussi, de patience et d’obstination.
Le 8 mars, vers onze heures et demie du matin, vingt-sept canots, se détachant des navires de l’escadre, emportèrent cinq cents hommes, matelots et soldats de marine, qui se rangèrent en ligne sur le rivage en attendant le commodore. Celui-ci parut bientôt accompagné de son état-major, passa, au son des fanfares, entre la double haie que formaient ses troupes, puis, prenant la tête de la colonne, se dirigea vers le pavillon, où il fut accueilli par un grand nombre d’officiers et de fonctionnaires japonais qui l’introduisirent dans une vaste salle, à peu près semblable à celle qui avait été disposée à Gorihama pour la remise de la lettre du président. Au moment où il faisait son entrée, un salut de vingt et un coups de canon pour l’empereur et un second salut de dix-sept coups pour le plénipotentiaire Hayaschi furent tirés par les chaloupes, sur lesquelles on avait placé des obusiers. Le commodore avait voulu, comme à Gorihama, donner à cette cérémonie toute pacifique l’appareil imposant et bruyant d’une fête guerrière. Les troupes japonaises étaient peu nombreuses ; mais les habitans des villes voisines se pressaient autour de l’espace réservé, et manifestaient le plus vif désir d’assister à cette solennité, dont le commodore avait préparé avec tant de luxe la mise en scène. La curiosité de ces populations ne trahissait aucun sentiment de malveillance ; c’était une curiosité de bon aloi, sans arrière-pensée de crainte ni de menace, et les Américains, en défilant sous les yeux de cette foule que les injonctions répétées de la police indigène avaient quelque peine à maintenir dans l’ordre, n’eurent qu’à se féliciter de l’effet produit par la représentation extraordinaire que pour la seconde fois ils donnaient au peuple japonais.
Introduits sous le pavillon, le commodore, son état-major et ses interprètes furent invités à prendre place à gauche, sur les sièges qui avaient été préparés ; — au Japon, la place d’honneur est à gauche. Presque immédiatement entrèrent les cinq commissaires impériaux qui se dirigèrent vers la droite. Dès qu’ils parurent, les officiers japonais présens dans la salle tombèrent à genoux, la tête penchée en avant, et ils gardèrent cette posture très respectueuse, mais peu comfortable, pendant toute la durée de l’entrevue. Quelques-uns même s’étendirent franchement, le front, la poitrine et les genoux collés au parquet. Les Américains, qui aiment les tours de force et d’adresse, ne purent s’empêcher d’admirer la flexibilité que les Japonais déployaient dans ces exercices de prostration, qui paraissaient exiger une souplesse et des membres de clowns. Les Japonais passent une partie de leur vie à saluer leurs supérieurs et à être salués par leurs inférieurs ; leurs saluts sont interminables, ils les exécutent à tout propos, et toujours, même dans les circonstances les plus vulgaires, avec la plus sérieuse gravité de physionomie et de gestes. S’il faut en croire le récit américain, un peintre de genre ferait un joli tableau de deux Japonais qui s’abordent. Cette politesse extrême peut sembler fatigante ou ridicule, surtout aux yeux des Européens, qui ont peu à peu relégué dans des figures de danse la gymnastique des saluts profonds ; mais les marques extérieures de respect que les mœurs, japonaises imposent aux inférieurs dans leurs rapports avec les supérieurs attestent chez ce peuple un sentiment enraciné de hiérarchie et d’ordre qui a bien son mérite, si l’on considère l’influence qu’il exerce sur les liens de famille et sur les relations sociales. Au Japon plus encore qu’en Chine, la conservation de l’état repose sur une pyramide de : saluts. Le salut, poussé parfois jusqu’à la prostration, est réellement une institution politique. Pour peu que l’on réfléchisse, on reconnaîtra combien doit être solide un gouvernement où les inférieurs n’osent pas lever les yeux vers leurs supérieurs et ne peuvent point les voir en face ! Parmi les Japonais qui se tenaient humblement prosternés dans la salle d’audience à Yoku-hama, très peu sans doute auraient été en mesure de décrire, ainsi qu’a pu le faire l’historiographe de l’ambassade américaine, le costume et la physionomie des cinq dignitaires délégués de la cour de Yédo. Ces nobles personnages portaient un vêtement de dessous assez semblable à un pourpoint et un pantalon très large en soie brochée, tombant jusqu’à mi-jambe. Ils avaient aux pieds des sandales, fixées par des bandelettes. Une robe de soie brodée, taillée en forme de camail, recouvrait le pourpoint et le pantalon. Ouverte sur le devant, elle laissait voir une ceinture dans laquelle étaient enveloppés deux sabres, dont les poignées, disposées dans le même sens, faisaient relief sur l’ensemble du costume. Le droit d’être armé de deux sabres n’appartient qu’à la noblesse ou aux fonctionnaires d’un ordre élevé. On remarquait que, sur les cinq plénipotentiaires, trois seulement avaient une chemise dont l’étoffe blanche se détachait sous le pourpoint de soie : c’étaient les trois princes. Les princes et les personnages les plus éminens de l’empire ont seuls le droit de porter des chemises. Voici maintenant, par rang d’âge et de dignité, le signalement des délégués de la cour de Yédo : — Hayaschi, cinquante-cinq ans, assez bel homme, figure grave, mais bienveillante ; manières très distinguées ; — Ido, prince de Tsusima, cinquante ans environ, grand et gros, physionomie assez vive ; — le prince de Mimasaki, quarante-six ans, figure agréable, caractère gai, aimant le mot pour rire : il professait des idées très libérales en matière de politique étrangère, se montrait disposé à accueillir les Européens, et, en attendant mieux, il se délectait à entendre la musique de l’escadre ; — Udono, membre du conseil des finances, grande taille, figure mogole ; — Matsusaki Michitaro, personnage énigmatique dont le rang et le rôle ne parurent pas clairement définis, soixante ans au moins, visage laid, teint jaune, vue très basse. — Tels étaient les cinq dignitaires en présence desquels se trouvait le commodore dans le pavillon de Yoku-hama. Pourquoi la cour de Yédo avait-elle laissé à l’écart les princes d’Idzu et d’Iwami, qui, lors du premier voyage de l’escadre, avaient présidé aux préliminaires des négociations ? La relation américaine ne donne aucune explication à cet égard. Il est probable que ces deux princes, après avoir essuyé le premier feu de la diplomatie du commodore, ne furent point désireux de repasser par les mêmes épreuves. L’honneur de conférer avec l’envoyé des États-Unis ne dut pas être chaudement brigué parmi les seigneurs de la cour.
L’entrevue commença par un échange de politesses banales ; puis les Japonais offrirent aux Américains des pipes, du thé servi sur des plateaux de laque, des gâteaux, etc. Après une légère collation, Hayaschi proposa de passer dans une autre pièce où les plénipotentiaires et le commodore, accompagné seulement d’un petit nombre d’officiers, seraient mieux à l’aise pour parler d’affaires. Les personnages qui devaient prendre une part directe aux négociations se retirèrent donc dans un salon attenant à la grande salle d’audience ; chacun s’assit, et, avant d’engager la conversation, Hayaschi rappela qu’il était d’usage au Japon de parler très lentement. Il prévoyait qu’il aurait besoin de toute sa prudence et de toute sa réflexion pour le débat solennel qui allait s’ouvrir. Cette observation faite, il tendit au commodore un rouleau de papier qui contenait la réponse officielle à la lettre du président. Voici la traduction de ce document :
« Le retour de votre excellence, en qualité d’ambassadeur des États-Unis, était attendu, d’après les termes de la lettre de sa majesté le président, lettre que votre excellence a remise l’année dernière à sa majesté l’empereur de cet empire.
« Il nous est complètement impossible d’accueillir à la fois toutes les propositions de votre gouvernement : cela nous est formellement interdit par les lois de nos ancêtres. Cet attachement pour nos anciennes lois semble méconnaître l’esprit des temps nouveaux ; mais pour le moment nous devons obéir à une impérieuse nécessité.
« L’année dernière, lors de votre première visite, l’empereur était malade. À sa mort, sa majesté l’empereur actuel est monté sur le trône. Les nombreuses occupations que lui impose son avènement absorbent encore tous les instans, et il lui est impossible de songer à d’autres affaires. En outre, sa majesté l’empereur a promis aux princes et aux dignitaires de l’empire d’observer fidèlement les lois. Il est donc évident qu’il ne saurait, quant à présent, apporter aucun changement à l’ancienne législation.
« Dans le courant de l’automne demies, lors du départ du navire hollandais, le surintendant du commerce hollandais au Japon a été prié de faire connaître cet événement au gouvernement de votre pays, et cette communication a été suivie d’une réponse par écrit.
« Récemment un ambassadeur russe est venu à Nagasaki pour transmettre un désir exprimé par son gouvernement. Il a depuis quitté ce port, attendu qu’il ne saurait être donné de réponse à aucune nation qui adresserait des demandes analogues à celles qui nous ont été soumises. Nous admettons toutefois l’urgence des propositions que vous nous faites de la part de votre gouvernement en ce qui concerne le charbon, le bois, l’eau, les provisions, le sauvetage des navires et des équipages en détresse, et nous sommes prêts à y adhérer complètement. Quand nous connaîtrons quel est le port choisi par votre excellence, nous y ferons les préparatifs nécessaires, ce qui prendra environ cinq ans. On peut néanmoins convenir tout de suite qu’à partir du commencement de la prochaine année japonaise (16 février 1855), on fournira du charbon à vos navires dans le port de Nagasaki.
« A défaut de précédent dans l’espèce, nous prions votre excellence de nous expliquer approximativement ce qu’elle désire quant au charbon ; nous accueillerons ses propositions, si elles ne sont pas contraires à nos lois. Qu’entendez-vous par provisions, et quelle quantité de charbon voulez-vous obtenir ?
« Enfin tous les produits de l’empire dont les navires pourront avoir besoin seront fournis. Les prix des marchandises et les articles d’échange seront fixés par Kurakawa Kahei et par Moryama Yenoske. Ces divers points réglés, le traité sera conclu et signé à la prochaine entrevue.
« MOUYAMA YENOSKE. »
Cette réponse pouvait, jusqu’à un certain point, être considérée comme satisfaisante, car, bien qu’elle restreignît singulièrement le champ des négociations, elle signifiait que le gouvernement de Yédo était disposé à conclure un traité. Le commodore insinua que s’il ne réussissait pas à accomplir l’objet de sa mission, les États-Unis enverraient probablement une nouvelle escadre, plus nombreuse, pour obtenir le redressement des griefs qu’ils avaient à faire valoir contre le Japon ; mais, ajouta-t-il, j’espère bien que nous ne tarderons pas à nous entendre, et alors je m’empresserai d’envoyer aux États-Unis deux de mes navires pour empêcher que l’on n’en fasse partir d’autres qui devaient me rejoindre. Cet argument allait droit au cœur des plénipotentiaires. Le commodore leur remit ensuite une note, accompagnée d’un exemplaire du traité conclu avec la Chine. Je reproduis cette note, datée du 8 mars 1854.
« L’ambassadeur américain apprend avec satisfaction que le gouvernement japonais est disposé à conclure un arrangement amical avec les États-Unis. En ce cas, il serait beaucoup plus avantageux pour les deux pays, et particulièrement pour le Japon, qu’un traité fût conclu, même à court terme, parce que les citoyens et sujets des deux parties contractantes se trouveraient légalement tenus de se conformer aux stipulations de ce traité, ce qui préviendrait les malentendus et les discussions.
« C’est ce qui se pratique dans tous les pays, et telle est aujourd’hui la condition du monde, que les traités sont devenus nécessaires pour éviter les dissentimens et la guerre. L’obligation de respecter ces contrats est imposée non-seulement par des considérations d’honneur, mais encore par l’intérêt de la paix et de la prospérité de chaque pays. Sans les traités, les nations de l’Occident ne pourraient conserver entre elles de relations amicales.
« Bien que nous ayons dans l’escadre d’abondantes provisions de vivres, nous désirerions avoir chaque jour de la viande fraîche, des légumes, etc., et nous paierions les prix qui nous seraient demandés. Il nous serait également nécessaire d’obtenir du bois et de l’eau, et nous serions reconnaissant qu’on nous en fournît. La santé des officiers et de l’équipage exige qu’ils puissent descendre à terre. Jusqu’ici, par respect pour les lois japonaises, j’ai tenu la main à ce que personne ne débarquât, si ce n’est pour le service, mais j’ai la confiance que nous pourrons nous entendre pour autoriser quelques excursions dans le voisinage.
« Nous avons l’intention d’offrir au gouvernement impérial la copie des travaux hydrographiques auxquels se livrent nos officiers.
« Pour rendre ces travaux plus parfaits, nous aurions besoin de planter sur quelques points du rivage des poteaux destinés à mesurer les angles ; on demande donc que les officiers qui débarqueront à cet effet ne soient pas inquiétés.
« On pense que les négociations à intervenir seraient plus faciles, si les questions et réponses auxquelles elles donneront lieu étaient consignées par écrit.
« M. C. PERRY. »
En même temps que cette note, le commodore remit au prince Hayaschi une longue lettre qu’il avait écrite le 1er mars à bord du Powhattan, et dans laquelle il rappelait avec détail les divers argumens qui devaient déterminer le gouvernement japonais à suivre l’exemple de la Chine et à conclure un traité avec les États-Unis. « Les Chinois, disait-il, ont retiré de grands avantages de ce traité… Près de trente mille sujets de l’empereur ont visité l’Amérique ; ils y ont été bien accueillis, et nos lois leur ont permis de se livrer à toute espèce de trafic. Ils ont pu ériger des temples et pratiquer librement leur religion. Tous ont gagné de l’argent, et quelques-uns, après une courte absence, sont retournés en Chine avec des capitaux variant de 300 à 10,000 taëls[2]… Je n’oserais, en vérité, retourner aux États-Unis sans y apporter des réponses satisfaisantes sur toutes les propositions du président, et je dois rester ici jusqu’à ce que ces réponses me soient parvenues. » Cette double menace d’un séjour prolongé dans les eaux du Japon et de l’arrivée d’une seconde escadre était comme une double épée de Damoclès suspendue sur la tête des négociateurs japonais, et le commodore savait bien qu’il ne pouvait employer une meilleure arme pour amener à composition le cabinet de Yédo.
La conférence se prolongeait, et le commodore venait d’y introduire un nouveau sujet de discussion en demandant la faculté de faire ensevelir à terre un soldat de marine qui était mort l’avant-veille. Il faut se rappeler que l’on est au Japon pour s’expliquer qu’une pareille demande puisse rencontrer la moindre difficulté ; mais au Japon rien n’est simple quand il s’agit des étrangers. La chose parut si grave que les plénipotentiaires exprimèrent le désir d’en conférer mûrement avant de donner une réponse définitive, et ils se retirèrent dans une autre pièce, laissant le commodore et ses officiers en tête-à-tête avec une légère collation qui avait été préparée. Peu d’instans après, deux des plénipotentiaires reparurent et se mirent à table. Leur bonne humeur permettait de compter sur une réponse favorable. — A la reprise de la séance, le prince Hayaschi fit remettre à l’amiral une note écrite dans laquelle il était dit que le corps du défunt pouvait être envoyé d’abord à Uraga, d’où il serait ultérieurement transporté, sur une jonque japonaise, à Nagasaki, et enseveli dans un temple disposé à cet effet pour les étrangers. Le commodore n’accepta point cette combinaison : il insista pour que l’enterrement eût lieu dans une petite île voisine de son mouillage, faisant savoir qu’en cas de refus il passerait outre. Le débat fut très long, et les plénipotentiaires ne concédèrent que très difficilement un coin de terre situé près d’un temple de Yoku-hama, en vue de l’escadre ; encore exigèrent-ils qu’un officier japonais assistât aux cérémonies des funérailles. Ce point réglé, le commodore retourna à bord du Powhattan.
Le lendemain, un détachement, accompagné du chapelain de l’escadre et de l’interprète, porta à terre le corps du soldat, dont la dernière demeure avait été l’objet d’une si vive discussion. Les officiers japonais se montrèrent pleins de prévenances, et près de la fosse qui avait été creusée à proximité du cimetière de Yoku-hama, les Américains trouvèrent un prêtre bouddhiste vêtu de son costume de cérémonie et assis devant un petit autel qui était garni des divers ornemens de son culte. Le chapelain récita les prières protestantes, que les Japonais écoutèrent dans un profond recueillement. Quand les Américains se furent éloignés après avoir comblé la fosse, le prêtre bouddhiste officia à son tour. Il battit le gong, murmura ses litanies, brûla l’encens. Les Japonais pensaient-ils faire simplement acte de piété en consacrant la tombe de cet étranger que la mort venait de déposer sur leur rivage, ou bien voulaient-ils étouffer sous la psalmodie du chant bouddhique les échos profanes de la prière chrétienne ? Il vaut mieux croire à l’inspiration d’un pieux sentiment et ne voir dans la présence du prêtre de Bouddha sur la tombe du soldat américain qu’un hommage touchant rendu à la mort. Les Japonais professent le plus grand respect pour les tombeaux.
La journée du 13 mars fut employée au débarquement des présens que le président des États-Unis envoyait à l’empereur du Japon. Le choix de ces présens avait été fait avec le plus grand soin. Il était essentiel de frapper vivement l’intelligence et l’imagination des Japonais, et ces cadeaux diplomatiques, destinés à la cour de Yédo, ne devaient pas évidemment ressembler à ceux qui, dans notre vieille Europe, entretiennent de temps à autre l’amitié des souverains. Il y avait bien, parmi les présens, une caisse d’armes, quelques montres, un télescope, des balances, des caves à liqueur, des bouteilles de whiskey et de marasquin, des paniers de vin de Champagne (fabriqué peut-être aux États-Unis), des boîtes de savon, mille objets de pacotille qui étaient là pour faire nombre et garnir l’étalage ; mais ce qui devait surtout exciter l’attention des Japonais, c’était une collection complète d’outils et d’instrumens agricoles, un appareil télégraphique, enfin un chemin de fer avec une locomotive et un tender. Les Américains posèrent les fils du télégraphe entre le pavillon des conférences et un autre bâtiment situé à une distance d’environ deux kilomètres. Que l’on juge de la stupéfaction des Japonais, lorsqu’ils assistèrent à la manœuvre des appareils et virent leurs messages transmis d’un point à l’autre avec la rapidité de la pensée ! En même temps on établissait les rails, qui formèrent une voie circulaire sur laquelle la petite locomotive, chauffée à toute vapeur, fut lancée avec une vitesse de trente kilomètres à l’heure. Jusqu’au départ de l’escadre, les Japonais se pressèrent avidement autour du télégraphe et de la locomotive. Chacun voulait envoyer sa dépêche et demandait à prendre place sur le char qui était accroché au tender. Les Américains avaient touché juste dans le choix intelligent de leurs cadeaux. Leur exhibition industrielle obtint plein succès, et elle confondit d’admiration et d’étonnement un peuple qui, soit tradition, soit orgueil, est peu disposé à admirer ce qui vient du dehors, et dont l’esprit défiant semble inaccessible à la surprise.
Le commodore avait obtenu, pour les états-majors de l’escadre, la permission de faire quelques excursions dans la campagne. Les officiers en profitèrent et virent ainsi plusieurs villages. Partout ils recevaient un accueil bienveillant, car au Japon comme en Chine la prétendue aversion que les classes populaires éprouveraient pour les étrangers n’existe que dans l’imagination ou plutôt dans la politique des gouvernemens, obstinés à repousser toute influence extérieure et en particulier toute relation avec les Européens. Si les Japonais se montraient peu expansifs, s’ils refusaient de répondre aux questions qui leur étaient adressées, cette réserve extrême ne devait être attribuée qu’au mot d’ordre très rigoureux donné par les autorités du pays. En maintes circonstances, pendant leur séjour dans la baie de Yédo, les officiers de l’escadre eurent à remarquer avec quel soin les Japonais se cachaient les uns des autres lorsqu’ils conversaient avec un Américain, et surtout lorsqu’ils avaient l’audace d’accepter le plus minime cadeau, une pièce de monnaie ou un bouton ! C’est que l’interdiction prononcée par le gouvernement à l’égard des étrangers ne peut être respectée qu’à l’aide d’un système d’espionnage établi à tous les degrés, et ayant l’œil sur le personnage le plus élevé comme sur le dernier des prolétaires. Aussi l’espionnage est-il réellement dans ce singulier pays une institution nationale. Chaque Japonais est doublé d’un espion ; il doit voir ce que fait son voisin de droite et observer si son voisin de gauche le regarde. Cela explique comment les Américains, d’après leur propre aveu, ne purent recueillir que des informations très incomplètes sur les lois, les mœurs ou les habitudes du Japon.
Très réservés et presque impénétrables sur leurs propres affaires, les Japonais manifestaient pour tout ce qui concernait les Américains la plus indiscrète curiosité. Quand ils venaient à bord (et ils saisissaient les moindres prétextes pour visiter les différens navires de l’escadre), ils observaient tout, furetaient partout, demandaient sur toutes choses des explications, et à chaque instant on les voyait saisir leur pinceau et prendre des notes ou des croquis, afin de mieux garder en mémoire les objets qui les avaient frappés. Ils examinaient particulièrement les canons et les armes, et ils passaient des heures entières à contempler les machines des steamers. Ils prenaient la mesure des canots, palpaient les cordages, tournaient autour du cabestan, suivaient la chaîne de l’ancre ; en un mot, ils touchaient à tout,’comme des enfans terribles. À terre, quand ils rencontraient un officier, c’était la même curiosité, s’acharnant après les moindres détails, cherchant à analyser, jusqu’au dernier bouton, le vêtement de l’Américain, observant ses pas et démarches, et couchant sur le papier le résultat de cette enquête infatigable. Les Japonais avaient le soin de toujours questionner et le talent de ne jamais répondre. Aussi, après le départ de l’escadre, les Japonais en savaient beaucoup plus long sur les États-Unis que les Américains sur le Japon. Ce n’était point précisément avec cette intention que le commodore avait pénétré si avant dans la baie de Yédo.
Les négociations ne marchaient pas très rapidement. Le 16 mars, les plénipotentiaires répondirent aux communications écrites que le commodore leur avait adressées le 8 et le 11, relativement à la conclusion d’un traité analogue au traité chinois ; voici la note japonaise :
« A notre conférence du 8, vous nous avez remis une note dans laquelle sont exposées les vues du président, et le 11 nous avons reçu, en réponse à notre lettre, une autre note qui reproduit les idées que vous nous aviez exprimées déjà au sujet des relations de commerce qui existent aujourd’hui entre les États-Unis et la Chine. Nous avons examiné attentivement ces deux communications. Vous désirez savoir si nous sommes disposés à accepter un traité semblable à celui que la Chine a conclu. Les idées contenues dans votre note du 8 sont la reproduction de celles qui étaient exprimées dans la lettre du président, et vous demandez si nous y adhérons. Dans notre lettre, il vous a été clairement notifié que notre empereur venait de monter sur le trône, qu’il avait à régler de nombreuses affaires, et qu’il n’avait pas le loisir de s’occuper de négociations avec les étrangers. Ce fut pour ce motif que, pendant l’automne dernier, il pria le surintendant du commerce hollandais de porter ces événemens à votre connaissance, afin que vous puissiez en rendre compte aux États-Unis.
« Parmi les points dont vous nous proposez l’adoption, il en est deux qui nous paraissent très fondés, et qui doivent être concédés sans difficulté. Nous accorderons, d’une part, assistance et protection aux navires naufragés ou poussés vers nos côtes, d’autre part nous fournirons du charbon et des provisions de vivres aux bâtimens qui relâcheront dans nos ports ; mais quant à l’ouverture du commerce telle qu’elle a eu lieu entre votre pays et la Chine, nous ne saurions assurément y consentir dès à présent. Les mœurs et les sentimens de notre population ne ressemblent en rien à ceux des autres contrées, et il serait extrêmement difficile de modifier à cet égard nos vieilles habitudes. Les Chinois étaient depuis longtemps en rapport avec les pays de l’Occident, tandis que nous n’avons eu jusqu’ici de relations de commerce qu’à Nagasaki, et seulement avec les Hollandais et les Chinois. Nous n’avons jamais songé à trafiquer avec d’autres pays, et il en est résulté que nos opérations d’échange sont demeurées très restreintes.
« C’est pourquoi les bâtimens américains doivent commencer les transactions à Nagasaki à partir du premier mois de l’année prochaine. Ils se procureront dans ce port du charbon de bois, de l’eau, de la houille et d’autres articles ; mais comme nos goûts et notre manière de procéder sont encore très dissemblables, comme nous n’avons pas les mêmes notions sur les prix et sur la valeur des objets, il est indispensable que nous nous observions mutuellement pendant un temps d’épreuve ; puis, après un délai de cinq ans, nous pourrons ouvrir un autre port au commerce, ce qui sera avantageux à vos bâtimens. Nous conserverons de part et d’autre, comme exprimant nos vues respectives, un exemplaire de votre projet de traité et un exemplaire de celui que nous vous remettons.
« Kayei, 7e année, 2e mois, 17e jour (15 mars 1854). »
À cette note, qui reproduisait purement et simplement, et presque dans les mêmes termes, les idées, exprimées dans la première réponse à la lettre du président, étaient annexées sept propositions qui devaient servir de base aux négociations futures. Le lendemain, 17 mars, le commodore eut une nouvelle entrevue avec les plénipotentiaires, et il insista sur la nécessité d’agrandir le champ du débat. Il déclara ne point vouloir accepter pour les Américains le port de Nagasaki, où depuis si longtemps les autorités étaient habituées à traiter avec tant de dédain les sujets hollandais ; il demanda que trois ports au moins fussent ouverts immédiatement ou sous un bref délai aux navires des États-Unis ; il ajouta qu’à aucun prix il n’accepterait pour ses concitoyens les conditions humiliantes auxquelles s’étaient soumis les Hollandais et les Chinois pour conserver la faculté d’entretenir avec le Japon un trafic presque insignifiant. — Les Japonais ne devaient point être surpris de ces prétentions, que leur avait fait pressentir l’attitude ferme et résolue de leur adversaire ; mais ils s’étaient à dessein retranchés derrière une haie d’objections, espérant ainsi que leurs concessions successives auraient pour les Américains d’autant plus de prix qu’elles semblaient plus difficiles à obtenir. La narration américaine s’étend longuement et avec complaisance sur les luttes en apparence très vives qui s’engagèrent entre le commodore et les princes japonais. Chaque proposition rencontrait une objection insurmontable. Indiquait-on un autre port que Nagasaki, les princes se récriaient comme si les destinées du Japon étaient en jeu. Le commodore insistait, il invoquait d’excellentes raisons, et, pour conclure, il présentait l’épouvantail de cette seconde escadre qui allait venir des États-Unis, — argument suprême et toujours décisif. Les princes demandaient à délibérer entre eux sur une si grave affaire, ils se retiraient dans leur cabinet ; puis, au bout de quelques instans, ils reparaissaient pour annoncer eux-mêmes leur défaite : excellente comédie en plusieurs actes, que les diplomates de Yédo jouèrent jusqu’au dénoûment avec une gravité imperturbable, et dans laquelle ils semblaient, presque à chaque scène, se laisser arracher violemment des concessions dont ils avaient d’avance fait le sacrifice. Le rôle brillant était pour l’Américain ; mais, quoique battus, les Japonais étaient contens de n’être pas poursuivis trop loin dans leur déroute, et ils surent en définitive manœuvrer si habilement, que leur adversaire put se croire autorisé à chanter victoire et à se reposer dans son triomphe, sans que la cour de Yédo eût à payer trop chèrement les frais de la guerre. — Le 21 mars, après de nombreux pourparlers, officiels et officieux (car, indépendamment des conférences auxquelles assistait le commodore, il y avait tous les jours dans la coulisse, entre les officiers américains et les interprètes japonais, des négociations très actives), on convint que le pavillon des États-Unis serait admis dans les ports de Simoda et de Hakodade, et dès ce moment on comprit de part et d’autre qu’il serait facile de s’entendre sur les termes d’un traité.
Le 24, le commodore fut invité à se rendre à terre pour recevoir les présens que l’empereur et les principaux dignitaires destinaient au président des États-Unis et à l’ambassade. Le pavillon de Yoku-hama avait été transformé en un véritable bazar, où l’on avait exposé les plus riches produits de l’industrie japonaise. Les soieries, les laques, les porcelaines tenaient une grande place dans cette exhibition, qui attestait une extrême habileté de travail, et dont plusieurs collections apportées en Europe, notamment à La Haye, peuvent nous donner une idée. Tous les cadeaux étaient rangés avec ordre et réunis par lots pour chacun des destinataires. Parmi ceux qui échurent au commodore, on distingua deux collections complètes de monnaies du Japon ; elles furent remises séparément et avec mystère par le prince Hayaschi comme une marque extraordinaire d’amitié et de confiance, les lois japonaises interdisant d’une manière absolue toute exportation de numéraire. La liste des présens était complétée par le don de deux cents sacs de riz, de trois cents poulets et de quatre chiens. Il paraît, d’après les informations qui furent prises, que le riz et les chiens figurent toujours parmi les présens qui proviennent de la munificence impériale.
Pendant que le commodore et ses officiers étaient occupés à examiner cette exposition, une bande de vingt-cinq individus fit bruyamment son entrée dans la salle. C’étaient d’immenses gaillards, très hauts de taille, très gras, très laids, et à peu près nus. Les yeux, le cou, la forme des membres, disparaissaient sous leur graisse, à travers laquelle pourtant on sentait vibrer les muscles. Les Américains ne comprenaient rien à cette subite apparition. On leur expliqua qu’ils avaient en face d’eux les lutteurs les plus renommés du Japon. Les premiers et les hauts dignitaires ont un certain nombre de lutteurs attachés à leur personne, et c’est pour eux une grande gloire de posséder les plus forts hercules. Nos rois jadis n’avaient-ils pas leurs fous ? Les lutteurs du Japon portent ordinairement un riche costume sur lequel sont brodées les armoiries de leur maître ; mais quand ils doivent se livrer à leurs exercices, ils ne gardent qu’une légère ceinture autour des reins, et alors ils peuvent étaler avec orgueil leur vigoureuse difformité. Les Japonais invitèrent le commodore à les suivre dans la salle des conférences, qui avait été disposée pour un spectacle. Tous les lutteurs vinrent successivement en scène et engagèrent, deux par deux, des combats acharnés. Les uns se portaient d’affreux coups de poings, sous lesquels le sang coulait à longs flots ; les autres, semblables à des taureaux furieux, se rencontraient tête baissée et se heurtaient en plein élan. C’était horrible à voir, bien que les Japonais parussent contempler avec un vif sentiment d’orgueil les exploits féroces de ces immondes créatures. Après chaque lutte, la musique de l’escadre faisait entendre une fanfare en l’honneur du vainqueur. — Cet épisode, que le narrateur américain raconte très longuement, nous gâte ces princes japonais, dont l’attitude, jusqu’alors pleine de réserve, et les manières distinguées et polies annonçaient des goûts plus relevés. Les Chinois possèdent des jongleurs très habiles et des clowns qui rivaliseraient aisément avec nos plus lestes, mais on ne voit point sur leurs théâtres ces représentations de la force brutale. S’il fallait juger de la civilisation d’un peuple d’après les spectacles qu’il affectionne, le peuple japonais devrait céder le pas à la nation chinoise, pour laquelle il professe cependant un si fier dédain. Quand les exercices des lutteurs furent terminés, le commodore fit procéder à son tour à la remise officielle des présens envoyés par le gouvernement des États-Unis, et les princes examinèrent de nouveau le télégraphe, le chemin de fer, les instrumens agricoles, qui depuis plusieurs jours excitaient la curiosité de la foule. Enfin, pour achever dignement cette laborieuse journée, on donna aux Japonais le spectacle d’une parade militaire, et un détachement de soldats de marine exécuta de nombreuses évolutions qui méritèrent les complimens des délégués de Yédo.
Le 27 mars, le commodore invita les plénipotentiaires et leur suite à une fête qu’il donnait à son bord. Le Powhattan avait été pavoisé pour cette circonstance solennelle ; c’était la première fois peut-être que des princes japonais, des conseillers de l’empereur acceptaient l’hospitalité sur un navire étranger. Après avoir visité le sloop Macedonian, où leur arrivée fut annoncée par un salut de dix-sept coups de canon, les plénipotentiaires se rendirent à bord de la frégate amirale. On les conduisit dans toutes les parties du navire ; leur attention se porta principalement sur la machine, que l’on mit en marche, et sur l’artillerie. Ils écoutaient avec curiosité les explications qui leur étaient transmises par leur interprète, et qu’ils provoquaient eux-mêmes, sur le mécanisme de la vapeur, sur le tir des canons, etc., et on voyait, à leurs questions multipliées, que leur curiosité était intelligente. Les Japonais n’ont pas une grande réputation militaire, et les deux sabres qu’ils portent enfouis dans leur ceinture de soie brodée ne leur donnent pas une apparence bien terrible ; mais comment seraient-ils demeurés indifférens en présence de ces formidables engins de destruction, qui pouvaient, d’un jour à l’autre, être employés contre eux ? Il y avait là, pour les diplomates de Yédo, plus d’un grave sujet de réflexion, et sur leur physionomie égayée par l’appareil de fête qui les entourait, on eût surpris parfois la trace fugitive d’amers soucis. On se mit enfin à table. Les plénipotentiaires et les officiers supérieurs de l’escadre, ainsi que les interprètes, prirent place dans la cabine du commodore. Quant aux fonctionnaires et officiers subalternes qui composaient la suite, on avait disposé pour eux une table sur le pont, car les règles sévères de l’étiquette japonaise n’eussent point permis de les faire asseoir au même banquet que les princes. De part et d’autre, le repas fut des plus gais. Hayaschi conserva la gravité de son emploi : il se contenta de goûter à tous les mets, comme s’il voulait simplement se livrer à une étude sur la cuisine américaine ; mais il n’en fut pas de même de ses collègues, qui burent et mangèrent largement, à la grande satisfaction de leurs hôtes. Les flacons de liqueurs, et surtout le marasquin, furent vidés avec une remarquable rapidité. Les Japonais apprécièrent également le vin de Champagne. Le plénipotentiaire Matsusaki manifesta en cette occasion, un penchant décidé pour les idées européennes, et il se posa franchement en ami des vins étrangers. Il en vint même à ce point de gaieté qui inspire les idées tendres ; après avoir maintes fois bu à la santé des États-Unis et du Japon, il lui fallut embrasser le brave commodore. Sur le pont, la scène n’était pas moins pittoresque. L’entente cordiale se révélait par une lutte d’appétit et par un concert d’exclamations bruyantes qui étouffaient les sons harmonieux de la musique du commodore. Il y eut à la sortie de table un beau moment. Les convives tirèrent de leur poche de grandes feuilles de papier dans lesquelles ils enveloppèrent les restes du festin. Ils firent plats nets. La table fut littéralement mise au pillage. Il paraît qu’il en est toujours ainsi dans les repas du pays, l’usage permettant d’emporter tout ce qu’on n’a pas pu manger. En hommes prudens, les Japonais ont soin d’avoir toujours leurs poches pleines de papier : il y a le papier qui sert de mouchoir, le papier sur lequel on prend les notes, enfin le papier qui est destiné à recevoir les restes des plats. Les poches sont énormes.§Les Américains s’amusèrent beaucoup des manœuvres gloutonnes de leurs hôtes, qui les quittèrent dans l’état le plus heureux du monde, et emportèrent du Powhattan les souvenirs les plus agréables et un second repas pour le lendemain.
Au milieu de toutes ces fêtes, dans lesquelles l’intimité allait croissant, le commodore ne perdait point de vue l’objet de sa mission. Il ne suffisait point de désigner les ports où désormais le pavillon des États-Unis serait admis, il fallait encore décider si les citoyens américains seraient autorisés à établir au Japon une résidence permanente, s’ils pourraient se promener dans la campagne, si le gouvernement des États-Unis instituerait des agens consulaires, si le traité serait exécuté immédiatement ou dans quel délai. Chacun de ces points fut discuté avec opiniâtreté ; les plénipotentiaires firent une belle défense contre les prétentions du commodore, et ils réussirent à restreindre dans les plus étroites limites des concessions qui leur étaient successivement arrachées. Le traité, connu sous le nom de traité de Kanagawa, fut signé le 31 mars dans le pavillon des conférences, et la cérémonie se termina par un festin.
D’après le traité, les porcs de Simoda et de Hakodade sont ouverts aux bâtimens des États-Unis ; les Américains peuvent s’y procurer le bois, l’eau, les provisions, le charbon et autres articles dont ils auront besoin. Des garanties sont stipulées en faveur des naufragés. Les sujets des États-Unis résidant temporairement dans les deux ports ne doivent pas être soumis aux restrictions que subissent les Hollandais et les Chinois à Nagasaki, et ils ont le droit de circuler à une certaine distance des deux ports. Ils peuvent échanger des marchandises, en se conformant aux règlemens du pays, et seulement par l’intermédiaire des fonctionnaires japonais. Le gouvernement des États-Unis a la faculté d’instituer un consulat à Simoda, et il est assuré, quant au reste, d’obtenir le traitement de la nation la plus favorisée.
Ainsi les facilités commerciales concédées aux États-Unis se trouvaient réduites à la plus simple expression, et elles n’étaient pas de nature à ouvrir le marché du Japon. Le commodore, quoiqu’il s’estimât très heureux d’avoir amené le cabinet de Yédo à signer un engagement diplomatique, ne se dissimulait pas que le résultat des négociations ne répondrait pas entièrement à l’attente du peuple américain. On s’était imaginé à New-York que les murailles du Japon tomberaient comme par enchantement à la voix des États-Unis, et que, s’il y avait résistance, les canons de l’escadre auraient bientôt fait de pratiquer une brèche ; on avait même raillé assez agréablement la pusillanimité ou la maladresse des Anglais et des Russes qui n’avaient pu encore se frayer ; la route vers Yédo, et les démocrates yanhees se glorifiaient à l’avance de la grande conquête que la civilisation allait remporter sous leur invincible drapeau. Le commodore, qui alliait à l’esprit de résolution naturel à sa race la froide raison que donne aux plus audacieux le sentiment de la responsabilité, comprenait bien que les braves de New-York pourraient être tant soit peu désappointés ; mais il avait accompli son devoir, et le but principal de sa mission était atteint. Le 4 avril, il envoyait à Washington le traité du 31 mars ; le 12, après avoir fait manœuvrer son escadre presqu’en vue de la capitale, il quitta la baie ; il visita successivement les ports de Simoda et de Hakodade, revint à Simoda le 7 juin, conféra de nouveau avec les plénipotentiaires sur l’exécution future du traité, et enfin le 28 il s’éloigna définitivement des rivages du Japon.
Je me suis appliqué à mettre en relief dans ce récit le caractère de la diplomatie japonaise en face de la diplomatie américaine. Dès l’arrivée de l’escadre, le cabinet de Yédo avait pris son parti, il était résigné à passer sous les fourches caudines des négociations ; mais il se promettait bien d’épuiser tous les délais, toutes les ressources de la plus subtile procédure avant de signer sa défaite. On a vu avec quelle fidélité ses plénipotentiaires ont obéi à ce mot d’ordre, et comment, par une défense habile et opiniâtre, ils sont parvenus à ne laisser entre les mains de l’envoyé des États-Unis qu’un semblant de traité ; Ils ont dû céder pourtant, et se départir, au moins en principe, de la vieille politique qui séparait presque absolument le Japon du reste du monde. L’avenir se chargera très prochainement peut-être de compléter le traité de Kanagawa. Les événemens dont la Chine est aujourd’hui le théâtre attirent l’attention de l’Europe vers l’extrême Orient. De gré ou de force, le Japon sera entraîné dans le mouvement universel qui tend à supprimer les barrières internationales partout où elles gênent encore l’invasion des idées modernes et les échanges du commerce ; La mission à laquelle demeure honorablement attaché le nom du commodore Perry aura ouvert la route qui doit conduire un jour la diplomatie européenne à la cour de Yédo.
C. LAVOLLEE.