Une épopée byzantine au Xe siècle - Les exploits de Dignéis Akritas

Une épopée byzantine au Xe siècle - Les exploits de Dignéis Akritas
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 10 (p. 922-946).


UNE
ÉPOPÉE BYZANTINE
AU XE SIÈCLE

LES EXPLOITS DE DIGÉNIS AKRITAS

I. Constantin Sathas et Émile Legrand, les Exploits de Digénis Akritas, épopée byzantine du Xe siècle, publiée pour la première fois d’après le manuscrit unique de Trébizonde, Paris 1875. — II. E. Legrand, Recueil de chansons populaires grecques, Paris 1873. — III. E. Legrand, Collection de monumens pour servir à l’étude de la langue néo-hellénique, Paris et Athènes, 1869-1874. — IV. C. Sathas, Bibliotheca grœca medii aevi, Paris et Venise, 1872-1874. — V. Auguste Dozon, Chansons populaires bulgares inédites, texte et traduction, Paris 1875. — VI. Alexandre Vessélovski, Fragment de l’épopée byzantine dans l’épopée russe, dans la Viestnik Europy, Saint-Pétersbourg, avril 1875.


I.

Un grand écrivain du XVIIIe siècle croyait pouvoir affirmer que les Français n’avaient pas le génie épique. Les découvertes de nos érudits lui ont donné tort : la Chanson de Roland, la Bataille d’Aliscans et près de cinquante autres poèmes assurent au contraire à la France du moyen âge le premier rang parmi les nations épiques. Ces œuvres remontent à une époque où notre pays, tout hérissé de châteaux-forts, peuplé d’une noblesse demi-barbare et toujours en armes, était revenu à un état social assez semblable à celui qui dans la Grèce d’Homère donna naissance à la poésie héroïque. La découverte d’une épopée byzantine paraîtra plus surprenante La civilisation hellénique du Xe siècle semble un terrain favorable à de telles productions : elles naissent ordinairement dans les sociétés simples et primitives, aux mœurs rudes et guerrière, où l’écriture est un art presque entièrement inconnu. Au contraire, la Constantinople de Léon le Philosophe et de Constantin Porphyrogénète est l’héritière de la culture grecque, alexandrine et romaine ; elle est la résidence de tout un peuple de lettrés, familiers avec les œuvres les plus raffinées du bel esprit antique, blasés sur tous les artifices de la rhétorique et de la poétique, plus enclins à goûter les pastorales de Longus ou les mièvreries anacréontiques que les grands vers d’Hésiode et d’Homère. Les écrivains de Byzance, surtout à cette époque, se bornent à dépecer les ouvrages anciens, à en faire des collections d’extraits, comme le Myriobiblion du patriarche Photius, ou les encyclopédies de l’empereur Constantin VII. Ils sont surtout des éplucheurs et des discuteurs de textes, d’admirables bibliographes. À côté d’eux, des jurisconsultes rompus à l’interprétation et à la chicane des lois, des théologiens pour lesquels l’art de disputer n’a plus de secrets, des grammairiens qui, dans Eschyle et Sophocle, se préoccupent surtout des formes d’aoristes ou d’optatifs, puis toutes les variétés de ces savans qui se rendent

 
……………………. Fameux
Pour savoir ce qu’ont dit les autres avant eux.


L’esprit grec à cette époque est un esprit critique, positif, avec des instincts de curiosité scientifique, mais sans enthousiasme, sans élan, amoindri et appauvri, débilité en quelque sorte par les jeûnes intellectuels que lui impose le cléricalisme orthodoxe, découragé par la croyance généralement répandue alors, consignée notamment dans les Oracles de Léon le Philosophe, que Constantinople et la civilisation hellénique touchaient à leur fin. Ce raffinement poussé jusqu’à l’énervement, cette anémie morale contrastent avec les conditions exigées pour la poésie épique, non pas celle que des lettrés comme Virgile ou le Tasse peuvent composer à loisir dans quelque cour élégante, mais celle qui naît spontanément chez les nations héroïques, d’un sang jeune et bouillant, riches d’avenir et d’illusions.

Si nous considérons d’autres côtés de la vie byzantine, nous sommes tout aussi loin de l’épopée. Nous voyons partout la richesse le luxe, je dirai presque le confort d’une de nos grandes capitales modernes. Nous voyons une cour polie, tout absorbée dans les menées souterraine, les rivalités de coteries, les intrigues des femmes et des moines, et dans laquelle le souverain est au même titre que ses courtisans l’esclave de la convention et de l’étiquette, ― une administration rigoureusement hiérarchisée, entichée de réglementation et de paperasserie, suppléant par l’activité de ses innombrables bureaux et chancelleries à l’inertie des citoyens ; ― des artisans qui vivent, au jour le jour de leur petit métier, des gens d’affaires et des gens de plaisir, des industriels et des banquiers, des marchands qui spéculent sur les blés de la Scythie ou les vins de la Grèce. Constantinople n’a donc rien à voir avec la féconde barbarie des âges épiques, avec l’Inde de Rama, la Germanie des Niebelungen, la Cambrie du roi Arthur, la France de l’empereur Charlemagne. Elle est la métropole de ce qui subsistait, encore de culture européenne, la capitale des beaux-arts et des belles-lettres, la reine de la mode et de la cosmétique. C’était là qu’on trouvait la bijouterie la plus exquise, les parfums les plus rares, les moines les plus érudits, les acteurs et les danseuses les plus en renom. Aucun centre analogue ne s’était encore créé en Occident : Rome germanisée ne pouvait plus s’égaler à Byzance ; celle-ci n’avait de rivale qu’en Asie, dans la Bagdad des califes. Constantinople était sans conteste le Paris du Xe siècle : on peut se demander si ses quais de la Corne-d’Or ou sa place Sainte-Sophie étaient plus favorables à l’éclosion d’une épopée que notre place de la Bourse ou le boulevard des Italiens.

Mais Constantinople n’était pas tout l’empire : la civilisation byzantine était loin de s’étendre jusqu’aux limites de la monarchie. Ces habitudes littéraires, ce raffinement de culture, cette administration perfectionnée n’avaient guère de prise que sur les provinces les plus rapprochées de la capitale : la Thrace, les rivages de l’Archipel et de la mer de Marmara, les îles de la mer Égée. Au-delà le rayonnement de ce centre lumineux diminuait, s’éteignait. Sur tous les confins de l’empire, on retrouvait la lutte contre les nomades, la guerre en permanence. Là-bas, à force de combattre les barbares, les représentans de l’hellénisme devenaient de demi-barbare. Ne risquait-on pas chaque jour d’être emmené en esclavage par les Arabes, empalé par les Turcs, étranglé par le lazzo d’un Slave ? Cette existence aventureuse, ces dangers quotidiens, retrempaient les hommes, lavaient ce vernis superficiel de civilisation. Ils oubliaient vite les leçons de l’université, de l’église, du cirque ou du théâtre. Ils vivaient de cette vie héroïque qu’on mène sur les frontières longuement disputées, borders d’Écosse, marches de Germanie, ukraines des pays russes. De Constantinople était parti pour les camps un petit-maître ; au bout de quelque temps il était devenu un héros d’Homère. On grattait le Byzantin, on retrouvait le palikare. Sur les confins du nord, on avait eu à combattre les Huns, les Avars, les Bulgares, les Hongrois, les Russes, les Khazars. Dans la Grèce proprement dite avaient fait irruption les tribus slaves, et un auteur du Xe siècle assure que la Hellade avait perdu sa population hellénique et s’était totalement slavisée. Dans les montagnes du Péloponnèse, les Milinges et les Ézérites du Taygète, qui étaient des Slaves, les Mardaïtes du Magne, qui passaient pour les descendans des anciens Spartiates, sonnaient dans leur indépendance et leur paganisme, bravaient l’autorité de l’empereur et recevaient ses percepteurs ou ses soldats comme les Monténégrins ont longtemps accueilli ceux du sultan. Les populations helléniques ou romaines de la Dalmatie se défendaient à grand-peine contre les pirates serbes ou croates ; celles de l’Italie méridionale luttaient contre les invasions germaniques, celles de l’Archipel et de la Crète étaient insultées par les forbans arabes, celles de la Crimée se débattaient avec les Khazars et les Petchenègues. Sur les confins de l’empire, la guerre était donc partout. Souvent on ne s’y défendait contre les barbares qu’en les recevant, en les colonisant sur les terres de la monarchie, qui dès lors perdaient leur caractère hellénique et échappaient à l’influence intellectuelle de Byzance.

De toutes ces frontières, la plus souvent assaillie peut-être était celle de l’Orient. Ces lignes de l’Euphrate et du Tigre pour lesquelles avaient combattu les grands empereurs romains, les Trajan, les Probus, les Julien, l’armée byzantine essayait de s’y maintenir ou de les recouvrer. Aux Perses qu’avait victorieusement combattus Héraclius succédèrent les Arabes, ses vainqueurs. Au Xe siècle, il y avait déjà trois cens années qu’on luttait contre eux. Sarrasins et Byzantins se combattaient presqu’à force égale, et, bien que la guerre fût continuelle, les limites se déplaçaient fort peu. C’est que les Arabes, comme avant eux les Perses, n’étaient point des barbares. Ils opposaient aux Grecs, non des hordes tumultuaires qui du premier élan se répandaient sur tout l’empire et qui succombaient ensuite devant sa force renouvelée, mais bien des troupes régulières, des légions disciplinées, qui avaient presque les mêmes armes offensives, les mêmes armures, la même tactique, les mêmes principes de fortification et de castramétation que les Byzantins. Eux aussi étaient, quoique indirectement, les héritiers du vieil art militaire des Romains. Il en résultait qu’à chaque campagne on se bornait ordinairement à livrer quelque combat, à emporter quelque forteresse. À moins que l’un des deux états ne fût profondément ébranlé par quelque révolution intérieure, il n’y avait pas de grands succès à espérer pour aucune des deux armées. De cette guerre déjà trois fois séculaire, mais en somme peu dangereuse, on avait fini par prendre son parti ; elle constituait comme un modus vivendi normal entre les deux monarchies.

Pour la soutenir avec plus d’avantage, l’empire grec avait organisé ses provinces en gouvernemens militaires qu’on appelait des thèmes et à la tête desquels il y avait un chef appelé stratége. Les stratéges des thèmes frontières jouaient donc à peu près le même rôle que, sous Charlemagne, les commandes des marches d’Espagne, de Carinthie, de Saxe. Tels étaient au Xe siècle les stratèges de Chaldée, de Mésopotamie, de Lycandos, de Séleucie, de Colonée, de Cappadoce. Sur ces espèces de confins militaires vivaient des stratiotes, successeurs des milites limitanei de l’empire romain. Ils tenaient du souverain de Constantinople, sous l’obligation de le servir, des espèces de fiefs militaires qui, comme ceux d’Occident, se transmettaient de mâle en mâle et qui ne tombaient entre les mains d’une fille qu’à la condition que celle-ci, en se mariant, présenterait un guerrier capable de desservir le fief. Les stratiotes, que certains textes appellent aussi des cavaliers (caballarii), subdivisés en escadrons et en bandes, formaient donc sous les ordres du stratège une manière de milice féodale. Quand les croisés français, au XIIIe siècle, s’emparèrent de la Morée, ils trouvèrent tant de similitude entre les stratiotes grecs et les barons d’Occident que la fusion entre les deux noblesses s’opéra promptement. La Chronique française de Morée n’hésite pas à donner aux guerriers indigènes le titre de gentilshommes, et ceux-ci, dans leur langage, qualifient les croisés de stratiotes ou de cavaliers. En face des marches byzantines de Cappadoce et de Mésopotamie, le monde musulman avait les siennes. Les émirs d’Erzeroum, de Mélitène, d’Édesse, de Mossoul, retenant sous leurs étendards un certain nombre de guerriers arméniens ou arabes, protégeaient les frontières du califat. Les bords de l’Euphrate se hérissèrent de clisurœ byzantines et de forteresses sarrasines comme les bords du Rhin et du Danube se couvraient à la même époque de donjons féodaux. Des rivages du Pont-Euxin aux déserts de Syrie s’étendait une double série de postes ennemis. Partout des tours, des créneaux, des ponts-levis ; partout des guerriers bardés de fer, des bandes de stratiotes conduits à la bataille par des stratèges ou des émirs. Les margraves byzantins, comme ceux des Allemagnes, ne se piquaient pas d’une obéissance aveugle aux ordres de leur souverain. Si le gouvernement central faiblissait, ils ne prenaient plus conseil que d’eux-mêmes. Les émirs de leur côté, profitant de la décadence du califat, vivaient en princes indépendant contractaient des alliances à leur fantaisie. Les subordonnés imitaient l’indocilité de leurs chefs. Dans le désordre universel, des aventuriers chrétiens ou musulmans avaient trouvé moyen de se créer entre les deux partis de petites principautés. Des bandes de bannis et de brigands s’étaient formées, semblables à ces malandrins qui surprenaient quelque château de la Souabe ou de la Franconie et s’y cantonnaient pour inquiéter le pays. Toute l’Asie antérieure retentissait du bruit des armes, du renom des exploits individuels. On s’y sentait fort loin de Byzance. On se serait cru non pas dans les provinces d’une monarchie policée, mais dans l’anarchie féodale de l’Occident.

Ce milieu héroïque des thèmes anatoliques n’était pas moins propre.que la France des premiers Capétiens à enfanter la grande poésie guerrière. C’est là en effet qu’est née l’épopée de Basile Digénis Akritas. Le nom même du héros résume bien cette civilisation étrange des marches helléniques qu’il est chargé de personnifier. Il s’appelle Akritas, c’est-à-dire le gardien des akra (extrémités ou frontières) ; il s’appelle Digénis, parce qu’il appartient à la fois aux deux races qui étaient là en présence : Grec par sa mère, qui était une Doucas, musulman par son père, l’émir Mousour, prince d’Édesse. Au cycle épique qui se forma autour de lui il ne nous reste que des fragmens. Les uns sont des tragoudia ou cantilènes isolées qui ont déjà été éditées dans divers recueils ; les autres ont pris place dans un grand poème d’environ trois mille vers qui est publié aujourd’hui pour la première fois. On n’en connaît jusqu’à présent qu’un seul manuscrit en langue grecque : c’est celui qui a servi à l’édition. Il appartient à la bibliothèque publique de Trébizonde. M. Joannidis l’avait déjà signalé en 1870 dans son Histoire et statistique de Trébizonde. Il fut envoyé deux ans après à MM. Sathas et Legrand, qui en ont entrepris la publication. Le poème avait une étendue plus considérable ; mais de graves lacunes se rencontrent dans le manuscrit. Sur les dix livres de cette Digénide, il manque notamment tout le premier livre, la moitié du second, un feuillet du septième et la plus grande partie du dixième. Je vais présenter un aperçu d’abord du poème, puis des cantilènes isolées.


Le poème se compose en réalité de deux parties : la première est consacrée aux amours du père et de la mère du héros, la seconde aux exploits de Digénis Akritas. On voit que le rhapsode byzantin avait oublié le précepte d’Horace et qu’il avait une tendance, à reprendre les choses ab ovo. Les premiers feuillets du manuscrit faisant défaut, nous sommes transportés brusquement en pleine action, sur un champ de carnage. Le poème se trouve donc débuter ainsi : « Frappés de stupeur à cette vue, ils étendent les mains, saisissent les têtes des cadavres et regardent les visages afin de reconnaître leur sœur, cette admirable jouvencelle qu’ils recherchaient. Ne la voyant pas, ils ramassèrent de la terre et la répandirent sur les têtes ; puis ils se mirent à pleurer… »

Ceux qui retournent ces cadavres, ce sont les cinq fils du stratége grec Andronic Doucas, dont l’aîné s’appelle Constantin. Celle qu’ils cherchent, c’est leur sœur, « l’admirable jouvencelle » comme l’appelle le poète, qui d’ailleurs ne juge pas à propos de lui donner un autre nom. En leur absence, un ennemi a fondu sur le château paterne, exterminé les serviteurs. Leur sœur a disparu. Comme ils ne doutent pas de sa mort, ils se lamentent, et cette lamentation poétique rappelle tout à fait les chans funèbres, improvisés en l’honneur des morts, qu’on retrouve chez les Grecs, les Slaves, les Écossais et chez presque toutes les nations primitives Celle qu’ils pleurent n’est pas morte. Elle vit, elle est prisonnière de son ravisseur, l’émir d’Édesse. Nous retrouvons les cinq frères, l’épée nue en présence de l’émir, le sommant de rendre leur sœur. Le musulman, fort effrayé de leur démarche, leur demande des explications, apprend qui ils sont et à son tour leur fait une déclaration. Lui qui commande à 3,000 palikares, qui a conquis la Syrie, pillé Héraclée, Amorium et Iférium, lui que n’effrayèrent jamais ni armées, ni bêtes féroces, il a été vaincu par les charmes de leur sœur. Il a conçu pour elle un amour si vif qu’il est prêt à renier l’islamisme et à se faire Romain, un amour si respectueux qu’il ne s’est jamais permis d’entrer dans la tente de sa captive, ni de lui dérober un baiser. Il conduit les cinq frères auprès de leur sœur, qu’ils trouvent couchée sur un lit d’or, et avec laquelle ils confondent leurs larmes. La joie est générale à la nouvelle de la conversion du redoutable émir et « la renommée publie dans le monde entier qu’une charmante jouvencelle, par les prestiges de sa beauté, a vaincu les fameuses armées de la Syrie. » L’émir se trouve pourtant dans une situation difficile. D’une part, sa vieille mère vient d’apprendre son apostasie et lui adresse une lettre de reproches dans laquelle, sous les plus terribles imprécations, elle lui enjoint de revenir à Édesse ; d’autre part les cinq frères le soupçonnent de vouloir abandonner leur sœur et sont toujours prêts à tirer l’épée. Le terrible chef, devenu débonnaire par amour, trouve moyen d’apaiser ses beaux-frères ; puis il repart pour la Syrie, fait à sa mère une touchante peinture de sa passion et lui expose avec tant d’éloquence les vérités de la religion chrétienne qu’il convertit à sa foi nouvelle non-seulement la vieille musulmane, mais tous ses parens. Tous l’accompagnent en Romanie pour se mettre au service de l’empereur orthodoxe. Dès lors l’émir Mouzour goûte aux côtés de « l’admirable jouvencelle » un bonheur sans mélange. Devenu vieux, il consacre ses derniers jours « à l’étude des voies du Seigneur. » Il peut se reposer sur ses lauriers, car Dieu lui a donné un héritier de sa valeur. De l’émir d’Édesse et de la fille des Doucas est né un héros, Digénis Akritas. Avec le quatrième livre commence le récit de ses exploits.

À six ans, on le baptise. Pendant trois années, on le remet entre les mains d’un professeur, et il acquiert promptement une connaissance profonde des belles-lettres. Avec son père, il s’exerce à manier la lance et l’épée. De ses oncles, et surtout de Constantin, il prend aussi des leçons de vaillance. À douze ans, « il brille comme un soleil entre tous les enfans. » Déjà il est impatient de parcourir les forêts pour y combattre lions, léopards, ours et dragons. Son père est contraint de céder à ses instances et avec son oncle Constantin l’accompagne à la chasse. Un ours se jette sur Digénis pour lui broyer la tête : l’enfant le saisit par la gueule et l’assomme d’un coup de poing. Une biche sort du bois : il l’atteint à la course et de ses mains nues la déchire en deux. Il attaque une lionne l’épée au poing et d’un coup lui fend la tête jusqu’aux épaules. Son père et son oncle sont dans le ravissement : « Ce jeune enfant nous fait voir des choses terribles. Ce n’est pas là un homme de ce monde-ci. Dieu l’a envoyé pour châtier les apélates, dont il sera la terreur pendant toute sa vie. »

Les apélates, dans le sens propre du mot, sont les bannis, les outlaws. Ces brigands hantaient les montagnes et les cavernes de l’Anatolie, ne reconnaissaient ni l’empereur, ni le calife, infestant le pays pour leur propre compte. En temps de paix tout le monde se liguait contre eux, ainsi qu’on le faisait en Occident contre les écorcheurs des grandes compagnies : stratèges et émirs rivalisaient alors d’empressement à « exterminer les irréguliers. » En temps de guerre, chacun des partis s’appliquait à les attirer à son service et s’efforçait de les discipliner. Ils sont les klephtes du Taurus. C’est à ces redoutables hôtes de la montagne que Digénis brûle maintenant de s’attaque. Il se rend seul auprès de leur chef, le vieux Philopappos, qu’il trouve couché sur un amas de peaux de bêtes. Il le salue courtoisement et lui déclare qu’il entend se faire apélate. « Jeune homme, répondit le vieillard, si tu as réellement cette ambition, prends cette massue et condescends à faire la garde ; vois si pendant quinze jours tu peux rester à jeun et bannir le sommeil de tes paupières, et aller ensuite tuer des lions et apporter ici leurs dépouilles. » Une lacune interrompt la suite du récit, et nous trouvons au feuillet suivant Digénis assommant les apélates à coups de massue et apportant à leur chef les armes qu’il a conquises sur eux : « et si cela n’est pas de ton goût, dit-il à Philopappos, je te traiterai aussi de la même façon. »

Bientôt le jeune akrite entend parler de la belle Eudocie. Comme l’admirable jouvencelle de l’émir, elle se trouve être une Doucas. Digénis s’approche du palais où habite le père de sa bien-aimée, un illustre général de l’empereur. Ses chants attirent la jeune fille, qui se met à la fenêtre ; elle s’éprend de sa bonne mine et consent la nuit suivante à se laisser enlever ; mais le stratège Doucas avec ses trois fils et ses serviteurs se met à la poursuite des fugitifs. Akritas, serré de près par les cavaliers, fait asseoir la jeune fille sur un bloc de rocher, puis il charge ses adversaires, qui prennent la fuite. Le stratège Doucas reste seul en présence du jeune homme, pleurant et se lamentant sur la défaite de ses serviteurs et la perte de sa fille. Mais Digénis, apercevant le vieillard, va au-devant de lui et, joignant les mains comme un suppliant, le prie de vouloir bien l’accepter pour gendre. « Si jamais, ajoute-t-il, tu avais à me charger de quelque affaire, tu t’assurerais quel homme est le gendre que tu possèdes. » Doucas remercie alors le ciel de lui avoir procuré l’honneur d’une telle alliance. Il propose à Digénis une dot magnifique ; mais celui-ci a pris Eudocie pour ses charmes, et distribue toutes ces richesses à ses beaux-frères. Après les noces, qui durèrent trois mois entiers, Digénis se rend avec sa jeune épouse dans le désert. Sans suite et sans escorte, il guerroie solitaire contre les monstres et les apélates. L’empereur de Byzance, Romain Lécapène, instruit de ses hauts faits, conçoit un vif désir de faire sa connaissance et l’invite à venir le trouver en Cappadoce. « Seigneur, répondit le gardien des frontières, je suis ton esclave, et si tu désires voir ton inutile serviteur, prends avec toi quelques personnes seulement et viens sur les bords de l’Euphrate. » C’est donc l’empereur qui se déplace pour visiter ce rempart de ses états. Digénis refuse les présens que Lécapène voulait lui faire, et lui adresse un discours sur les devoirs et les vertus d’un souverain. L’empereur le nomme « chef de la Romanie, » c’est-à-dire généralissime de ses provinces d’Orient, et s’en retourne enchanté de lui.

Dans le sixième livre, le poète raconte, comme le tenant d’Akritas lui-même, une aventure qui n’est pas précisément à la gloire de son héros. Le fils d’Antiochus, illustre général byzantin, avait été fait prisonnier par l’émir Haplorabdis : la fille de l’émir, suivant l’invariable coutume de toutes les princesses sarrasine, s’éprend du captif, brise ses fers et s’enfuit avec lui. Arrivés dans le désert, ils se reposèrent trois jours à l’ombre des grands arbres, au bord d’une claire fontaine. La troisième nuit, le perfide Byzantin disparut avec les deux chevaux et les trésors que la jeune Arabe avait dérobés à son père. Dans sa fuite, il fut arrêté par des brigands et délivré par Digénis. Abandonnant le jeune homme, à la garde de ses palikares, Akritas continue sa route et trouve la désolée jeune fille au bord de la fontaine. Il la rassure, s’assied auprès d’elle, et, comme Thésée auprès d’Ariadne, écoute le récit de ses aventures. Puis il conçoit le généreux dessein de la ramener auprès du volage fiancé. « En chemin, raconte le héros, un criminel désir s’alluma en moi. Je chassai d’abord ces pensées d’incontinence afin de pouvoir éviter le péché ; mais il est évidemment impossible à la flamme d’épargner l’herbe. J’étais tout entier la proie d’un feu ardent. L’amour ne cessait de croître en moi et se glissait par tous mes membres dans mes sens. Enfin, grâce à l’intervention de Satan et à la négligence de mon âme, malgré toute la résistance que m’opposa la jeune fille, me conjurant au nom de Dieu et par les prières de ses parens, un acte des plus coupables fut consommé, et la route fut souillée d’un crime. » Il remit la pauvre fille aux mains de son amant, auquel il raconta comment il l’avait retrouvée, « passant sous silence ce qu’il ne fallait pas dire, afin que le jeune homme n’y cherchât point une occasion de scandale. » Il lui donna force bons conseils, l’engageant à ne jamais abandonner la jouvencelle et à la prendre pour femme suivant sa promesse ; mais Akritas sentait bien qu’il n’avait pas imité en cette occasion la continence de Scipion l’Africain. « Accablé sous le poids de son péché, la conscience bourrelée de remords, il se blâmait lui-même de sa coupable action. »

Il retourna cependant auprès de sa bien-aimée, et n’en continua pas moins à goûter auprès d’elle la félicité la plus complète. Il avait établi sa tente dans une vallée ravissante ; les eaux gazouillantes, le parfum des fleurs, tout y invitait à l’amour. La belle Eudocie secouait sur lui l’eau de rose, et le héros, prenant sa lyre, accompagnait les chants de la jeune femme. Ces gracieuses descriptions sont coupées par le récit de ses exploits : il tue un lion qui sortait d’un marécage pour dévorer la jeune fille ; il extermine un dragon à trois têtes qui avait pris la forme d’un beau jeune homme pour lui faire violence ; il détruit 300 apélates qui étaient venus pour l’enlever. Enfin apparaît sur la scène un personnage singulier, une reine de brigands, l’héroïne Maximo : elle descend, assure le poète, des Amazones qu’Alexandre le Grand avait amenées avec lui du pays des brahmanes. Elle veut traverser l’Euphrate pour attaquer Digénis : « C’est aux hommes à prévenir les femmes, » dit courtoisement le héros, et ; passant le fleuve, il engage le combat. D’un coup de sabre, il décapite le coursier de l’Amazone : celle-ci roule à terre, elle demande la vie et sa revanche pour le lendemain. À la seconde rencontre, elle est encore vaincue. Alors elle déclare à Digénis qu’elle avait fait vœu de conserver sa virginité jusqu’au jour où elle aurait rencontré un homme plus vaillant qu’elle. Cet homme, c’est Digénis, elle veut lui appartenir par le droit de la guerre. Akritas invoque la sainteté du mariage, le souvenir de son épouse légitime « dont, ajoute-t-il avec peu de sincérité, il n’a jamais osé mépriser l’amour. » À la fin, le diable le poussant encore une fois, il se rend aux désirs de Maximo.

Le huitième livre est consacré à la description du magnifique palais que le héros se fait bâtir au bord de l’Euphrate et aux splendeurs de sa vie princière. La terreur de son nom se répand au loin. Les Sarrasins n’osent approcher des frontières gardées par lui. Les apélates, domptés et disciplinés par sa volonté de fer, deviennent les plus fidèles défenseurs de la monarchie. Le grand empereur Nicéphore Phocas lui envoie chaque année de riches présens. Rien n’égalait la réputation de Digénis Akritas, « l’orgueil, des empereurs, la gloire des Grecs, l’élite des braves, l’audacieux gardien des limites, le type de la sagesse, l’honneur des vertus, le généreux distributeur de largesses, le pacificateur de la Romanie. » Il ensevelit successivement son père et sa mère. Enfin son tour vient : il est atteint d’une maladie mortelle. On fait venir des pays lointains d’illustres médecins : leurs remèdes sont inutiles, ils ne peuvent que lui prédire sa mort prochaine. Alors il les fait chasser de son palais. Il appelle sa bien-aimée et commence, dit le poète, « le récit complet de ses aventures. » Si ce récit, qui par endroits devait être une confession, fut réellement complet, nous l’ignorons, car ici commence la lacune du dixième livre. D’après le poème, Digénis mourut en sa trente-troisième année : d’autres traditions le font vivre plusieurs vies d’homme. L’argument du dixième livre donne à entendre que sa bien-aimée ne lui survécut pas ; mais le poème mutilé ne dit rien de la manière dont elle mourut. Les tragoudia ou cantilènes sont plus explicites.

Parmi les tragoudia qui se rattachent au cycle de Digénis Akritas, les suivantes surtout méritent d’être connues. Souvent elles s’écartent essentiellement de la donnée du poème, les noms des personnages ne sont pas toujours les mêmes filiations et les degrés de parenté sont autrement indiqués, le héros lui-même porte quelquefois un autre nom.

La première et la plus connue de ces cantilènes est intitulée le Fils d’Andronic. Les Arabes ont fait une irruption et enlevé la femme d’Andronic. Dans la prison de l’émir, elle donne le jour à un fils, qui est un héros. « À un an, il saisit l’épée, à deux ans la lance, et quand il marcha sur trois ans, on le tint pour palikare. Il sort, il devient fameux. Il ne craint personne, ni Pierre Phocas, ni Nicéphore, ni Petrachilos, qui fait trembler la terre et le monde, et, si la guerre est juste, il ne redoute pas même Constantin. » Il part sur son cheval moreau et trouve des Sarrasins qui s’exerçaient à sauter. Il les provoque. « Les sauts que vous faites, vous autres, des femmes enceintes les font. Liez-moi les mains derrière le dos avec une chaîne trois fois redoublée, cousez mes paupières avec un fil trois fois redoublé, mettez sur mes épaules une masse de plomb de trois quintaux, attachez à mes pieds deux entraves de fer, et vous verrez comme sautent les palikares grecs. » On fait ce qu’il désire, mais le voilà qui brise tous ces liens, franchit neuf coursiers d’un seul bond et retombe à cheval sur le sien. Puis il va à la recherche de son père. Sa mère lui a dit à quel signe il distinguera, parmi toutes les autres, la tente paternelle. Peu s’en faut qu’un combat ne s’engage entre le père et le fils ; mais Andronic reconnaît son sang et, levant au ciel ses yeux baignés de larmes : « Je te glorifie, Dieu de douceur, deux et trois fois. J’étais l’épervier solitaire et maintenant nous voici deux éperviers. » Cette chanson, comme on le voit, fait du jeune héros le fils d’Andronic, dont la femme aurait été enlevée ; dans le poème au contraire, il n’est que le petit-fils d’Andronic Doucas, et c’est la fille de celui-ci qui est enlevée par l’émir d’Édesse.

L’enlèvement d’Eudocie par Digénis est une chanson qui s’accorde mieux que la précédente avec les données du poème. Digénis est amoureux d’une jeune fille « aux yeux noircis de khol. » Il charge un de ses amis d’aller la demander pour lui en mariage. La coutume nationale exigeait en effet, alors comme aujourd’hui, que l’union fût négociée par un tiers. La mère de la jeune fille a fait cette réponse : « La mère de Digénis est Sarrasine, son père est Juif, et lui, c’est un aventurier. Je ne veux point de lui pour gendre. » Quand cette réponse est transmise au prétendant, il monte à cheval et court au palais de la jeune fille. En chemin, il coupe un sapin, taille dedans un violon et, sous les fenêtres de la bien-aimée, se met à en jouer si mélodieusement que les oiseaux du ciel l’accompagnent. Alors, comme dans le poème, Eudocie su met à la fenêtre et Digénis en profite pour l’enlever. On se lance à sa poursuite ; il s’arrête pour faire tête à ses ennemis et fait asseoir la jeune fille sur un bloc de rocher. Un dragon en sort : Digénis lui assène un coup de poing qui lui déforme la mâchoire et lui dit : « Veille, dragon, veille sur ma maîtresse. » Il extermine les assaillans et, moins respectueux que dans le poème du sang de la jeune fille, tranche la tête à sa belle-mère. Le beau-père consent au mariage et offre une dot ; mais Digénis, toujours généreux, répond : « Sans dot je la voulais, sans dot je la prends. »

Cette inimitié de la belle-mère contre son gendre Digénis, inimitié dont ne parle pas notre poème, doit avoir eu quelque réalité, car elle a vivement frappé l’imagination populaire. Dans la Chevauchée funèbre, la mère d’Eudocie ne peut se consoler d’avoir marié sa fille en pays étranger. Ce sont ses fils qui lui en ont donné le conseil, mais maintenant ils sont tous morts. Dans son ardent désir de revoir sa fille, elle s’en va pleurer sur les tombeaux des neuf frères ; sur la tombe de Constantin surtout, qui a le plus contribué au mariage, elle s’arrache les cheveux : « Lève-toi, mon cher Constantin, je veux mon Eudocie. Tu m’as donné Dieu et les saints martyrs pour garans d’aller me la chercher, joie ou chagrin que j’aie, trois fois en été et trois fois en hiver. » ― « La malédiction de sa mère fit sortir Constantin du cercueil : la pierre sépulcrale devint un cheval, la terre devint une selle, ses beaux cheveux blonds devinrent une bride, le ver du tombeau devint Constantin., Il court chez Eudocie et la ramène avec lui sur son cheval. Sur le chemin qu’ils parcourent, les petits oiseaux se mettent à chanter : « Comment se fait-il que les vivans marchent avec les morts ? » Eudocie commence à s’effrayer. Son frère la rassure ; mais sur le seuil de la maison paternelle, il disparaît. Eudocie tombe dans les bras de sa mère ― cet embrassement est le dernier, et, mortes, « on les ensevelit dans la terre où l’araignée file sa toile. » Comme le remarque M. Legrand, il existe en langue grecque plusieurs versions de cette chanson : on en a recueilli chez les Albanais et chez les Serbes ; M. Dozon vient d’en publier un texte bulgare. Enfin tout le monde connaît la ballade allemande : les Morts vont vite.

Le poème ne nous a pas dit précisément pourquoi meurt Akritas. Les chansons populaires en savent plus long. Deux cantilènes, l’une de l’île de Chypre, l’autre de Trébizonde, racontent comment Akritas fut provoqué en combat singulier par Charon, c’est-à-dire par la Mort. Il accepte, et dit : « Si je suis vaincu, Charon, prends mon âme ; mais si je suis vainqueur, Charon, donne-moi la vie. » Ils se prennent par la main et ils descendent dans la lice. « Là où Charon le prit, le sang jaillit ; mais là où Digénis le saisit, il lui broya les os. Ils luttèrent et combattirent pendant trois jours et trois nuits. Digénis vainquit Charon. » Ainsi le chevalier byzantin a triomphé même de la Mort ; mais Dieu en personne intervient et reproche à Charon de s’amuser à combattre au lieu de prendre les âmes. « Et Charon se transforma en un aigle doré : il se plaça sur la tête de Digénis, et il la creusa avec ses ongles pour lui arracher l’âme. Et Digénis agonise en un palais de fer, sur un lit de fer, sous des couvertures de fer. » Telle est la chanson chypriote ; dans celle de Trébizonde, il est dit au contraire que « Digénis lutta, lutta, ― et Charon ne fut pas vaincu. » Le résultat est le même : dans les deux tragoudia, comme dans le poème, l’invincible est dompté par la Mort.

Une dernière chanson semble combler la lacune du dixième livre, qui nous laisse au moment où Digénis fait approcher sa femme de son lit de mort. Alors, dit la chanson, « il presse les deux mains de la bien-aimée, lui-donne mille baisers et l’étouffé dans un étroit embrassement. » M. Triantaphyllidis, l’auteur du drame des Fugitifs, publié à Athènes en 1870, rapporte également dans sa préface une tradition d’après laquelle Digénis aurait étouffé sa femme entre ses bras pour ne pas l’abandonner vivante à ses ennemis.

On voit que la gloire d’Akritas s’était répandue au loin, puisqu’on retrouve des cantilènes en son honneur dans presque tout l’Orient byzantin, de la Mer-Noire à l’île de Chypre. Elle a même dépassé les limites de l’empire grec. Dans un manuscrit en langue slavonne-russe du XIVe ou du XVe siècle (ce même manuscrit qui renfermait la célèbre Chanson d’Igor et qui a péri dans l’incendie de Moscou en 1812) se trouvait un poème intitulé Vie et gestes de Digénis Akritas. Karamzine en a publié quelques fragmens. En outre, M. Pypine a rencontré dans un manuscrit russe du XVIIe· siècle le texte mutilé d’une chanson en honneur de ce héros. M. Vessélovski, dans un des derniers numéros du Messager d’Europe, à un moment où il avait connaissance des indications de M. Johannidis sur le poème de Trébizonde, mais non du poème lui-même, a entrepris une étude comparée des chansons en langue russe et en langue grecque sur Digénis Akritas. Les deux manuscrits slavons, à part quelques variantes, semblent avoir reproduit la même donnée, mais ils présentent d’importantes différences avec le poème byzantin. On y voit notamment Digénis hésiter d’abord entre Maximo et la fille du stratège, qui, elle aussi, est une héroïne célèbre ; mais il finit par épouser Eudocie.

Le cycle de Digénis Akritas, grâce à des traductions en langue slavonne, ne fut donc pas inconnu des lettrés de l’ancienne Russie. Il y a plus : leur peuple même, par je ne sais quelle infiltration de légendes, semble avoir entendu parler du héros grec. Dans des contes et des chansons russes, qu’analyse M. Vessélovski, il est question d’un certain Anika, originaire d’Evless. Faut-il reconnaître ici notre Akritas, né dans le palais d’Édesse ? ou bien Anika est-il purement Russe ? M. Vessélovski dit qu’on montre son tombeau dans la vieille Moscovie, près de Vologda, et que sur cette tombe maudite chaque passant est tenu de jeter une pierre. Si Anika est Akritas, il faut que le souvenir de celui-ci se soit bien déformé et perverti. Anika en effet est un brigand, un impie, qui détruit les églises, outrage les images, massacre le peuple chrétien. Il se met en route dans le dessein de couronner ses crimes par la profanation de Jérusalem. Sur son chemin, il rencontre un champion étrange : il a une tête d’homme, un corps de bête fauve, des pieds de cheval. L’inconnu décline son nom ; il s’appelle la Mort. Anika essaie de payer d’audace ; il menace son ennemi de le broyer avec sa massue et de le fouler aux pieds. « J’ai fauché bien d’autres héros, répond froidement la Mort, et toi aussi je te faucherai. » L’audace du brigand s’évanouit ; il demande grâce, offre un trésor pour se racheter, implore un délai d’un an, d’un mois, d’un jour. La Mort inexorable avec une scie invisible lui tranche les os et les veines. Le souvenir d’Akritas, non plus d’un brigand, mais de celui que le poème de Trébizonde appelle le type de la sagesse, se retrouve encore dans un conte russe, où la Mort lutte contre un guerrier. Elle lui adresse ces paroles calmes et terribles, bien propres à décourager tout adversaire : « Depuis Adam jusqu’à maintenant, tout ce qui a vécu de tsars et de princes, de voïévodes et de petites gens, de femmes, de jeunes filles et d’enfans, j’ai tout pris. Samson n’était-il pas un héros ? sa force n’était-elle pas énorme ? Il avait osé dire : « S’il y avait un anneau fixé dans la terre, je pourrais soulever la terre. » Et cependant je l’ai pris. Et Alexandre, le tsar de Macédoine, n’était-il pas un brave et hardi compagnon ? Et le tsar-David n’était-il pas un prophète qui pouvait prédire l’avenir ? Et le tsar Salomon n’était-il pas savant et avisé ? Et Akir (Akritas), dans le royaume d’Alep, n’était-il pas un homme sage ? Plus sage que lui ne se rencontre jamais sous la lumière du soleil. Et cependant il n’a pas osé disputer avec moi, et je l’ai pris ! »


Revenons au poème grec et aux tragoudia. Entre ce poème et ces chansons, il y a une différence radicale. Celles-ci sont des productions vraiment populaires, celui-là est une œuvre de lettré. Si nous ignorons le nom de l’écrivain qui le composa à tête reposée dans le silence du cabinet, nous savons du moins à quelle époque il a vécu ; il fut le contemporain, l’ami, le confident de son héros. « Le poète, est-il dit à la fin du cinquième livre, tient de la bouche même de l’illustre Basile Digénis Akritas les détails des sixième et septième livres. » Bien que le manuscrit unique de Trébizonde soit du XVIe siècle, le poème fut certainement composé à la fin du Xe. Au contraire les chansons, après s’être transmises de bouche en bouche pendant neuf cens ans, ne furent recueillies et écrites pour la première fois qu’en notre siècle. Que d’altérations n’ont pas dû subir, dans ce milieu ignorant et passionné, les faits primitifs ? Le poème dès le début s’est trouvé fixé et arrêté par l’écriture, mais les chansons, d’âge en âge, de pays en pays, n’ont cessé de se transformer au gré de la fantaisie populaire, et comme elles tenaient de près au peuple, cette source toujours vivante de poésie, ce foyer toujours ardent de création, elles n’ont cessé, en s’éloignant des données rigoureuses de l’histoire, de se développer chaque jour davantage dans le sens épique. Akritas n’a cessé de grandir dans l’imagination des masses et d’y prendre les proportions colossales d’un héros national, personnification de la race grecque tout entière, en lutte contre l’islam.

Tout annonce que notre poème est bien une œuvre de lettré, une épopée en quelque sorte artificielle. Les éditeurs signalent plusieurs vers qui sont des imitations presque littérales d’Homère, ceux-ci, entre autres, qui rappellent un passage de l’Iliade : « Quel serait l’homme capable de dire et d’exposer tout ce qui se passa dans cette fête ? Eût-il un cœur de fer, eût-il dix bouches, eût-il dix langues, une voix puissante, une poitrine de fer ! » Ici une citation de Pindare, ailleurs une allusion aux fabuleux exploits d’Achille, d’Hector ou d’Alexandre le Grand. Lorsque l’émir d’Édesse entreprend de convertir sa vieille mère, il reproduit le mot du Christ : « à quoi sert de gagner le monde, si l’on vient à perdre son âme ? » Il lui récite un symbole des apôtres, qui est rigoureusement conforme à l’orthodoxie : on voit que le poète a dû suivre un catéchisme de persévérance. D’ailleurs il est aussi versé dans la mythologie profane que dans les histoires bibliques ; il y a presque de l’érudition dans la description qu’il nous fait des peintures dont Akritas embellit son palais de l’Euphrate. Elles représentent toutes les péripéties de l’histoire de Samson avec Dalila et les Philistins, de David avec Goliath et Saül, ainsi que les autres événemens importans du Livre des Rois. »

Bien que le poète ait la prétention d’écrire la biographie de Digénis Akritas, et que par exemple il calcule à une livre près le montant de ses revenus annuels, il est assez visible qu’il a mêlé aux faits réels des traits de pure imagination, empruntés soit à la légende même de Digénis, soit à ses propres lectures, aux épopées antérieures ; mais avec son éducation de lettré byzantin, il ne pouvait manquer d’affaiblir tous les traits épiques qui se présenteraient à sa mémoire. Ainsi les rapts de femmes lui étaient imposés à la fois par ses modèles et par son sujet. Rien n’est plus commun dans les anciennes épopées, et rien n’était plus ordinaire au Xe siècle dans la vie des pays frontières. Dans notre poème, il s’en rencontre jusqu’à trois exemples : l’enlèvement de l’admirable jouvencelle par l’émir, celui d’Eudocie par Digénis, celui de la jeune Arabe par le fils d’Antiochus. Ces faits ne demandaient ni à être expliqués, ni à être adoucis : ils sont une conséquence naturelle de la guerre asiatique. Mais le poète a été trop bien élevé : il souffre de voir violer ainsi le quatrième commandement du Décalogue qui prescrit le respect des parens ; ce défenseur, de la famille trouve un biais pour concilier le droit canon et le droit héroïque. Le rapt a bien lieu, et plus d’une tête est cassée parmi ceux qui poursuivent les fugitifs ; mais le ravisseur finit toujours par faire à ses beaux-parens toutes les soumissions désirables et ceux-ci en viennent toujours à se dire que le ciel ne pouvait leur envoyer un meilleur gendre.

Une autre donnée qui se retrouve dans la plupart des épopées, ce sont les infractions du héros à la chasteté ou à la foi conjugale. Elles ont quelquefois un sens mythique : telles sont les infidélités de Jupiter ; mais dans aucun cas, Homère ni Hésiode ne songent à se formaliser de ces peccadilles. Il n’en est pas de même chez l’Akritas du poème. Ce n’est pas qu’il soit exemplaire : il viole une pauvre fille qui s’était mise sous sa protection, il s’unit à Maximo, l’amazone des apélates ; mais ce qui le distingue de tous les dompteurs de monstres qui se sont laissé dompter par l’amour, c’est la façon bizarre dont il exprime ses remords. Il gémit sur ses péchés, il a honte de ses « criminels désirs » et de ses coupables défaillances ; après qu’il s’est conduit comme un soudard, il a des repentirs de séminariste.

Où l’on retrouve encore les préoccupations du lettré, c’est lorsqu’il met son héros pendant trois années entre les mains d’un professeur de belles-lettres. Les chansons vraiment populaires n’exigent pas tant de savoir chez un porteur de massue : il leur suffit qu’il puisse lire le livre qui « traite de sa vie et de sa mort. » La rédaction des tragoudia est toujours sobre, énergique, pittoresque. Celle du poème comporte des développerons de rhétorique, de longues descriptions de jardins merveilleux comme ceux d’Armide ou ceux des Mille et une Nuits, des invocations à l’amour et au printemps. Les personnages y sont prolixes et émaillent leurs discours de citations des bons auteurs. Malgré sa pruderie, l’auteur multiplie les peintures voluptueuses : la moitié de l’action se passe en épanchemens amoureux. La vraie poésie épique est plus chaste et plus sévère. Les hésitations du poète byzantin, lorsqu’il entame le récit de quelque exploit surhumain, sont risibles. Quand Akritas raconte qu’il a vaincu 300 apélates ou assommé un lion d’un coup de poing, il lui prend des scrupules de vraisemblance. Il s’interrompt pour dire : « Je rougis de raconter ces choses-là, mes chers amis, de peur que vous ne croyiez que je me vante, car l’homme qui raconte ses exploits est considéré comme un vaniteux par ceux qui l’entendent. » Les précautions oratoires ont pour effet de détruire l’espèce d’illusion épique qui nous permet d’assister sans protestation aux exploits les plus étonnans des demi-dieux. Quand un écrivain se montre à la fois hyperbolique et discuteur, lorsqu’il doute lui-même de ses fictions et qu’il marchande notre crédulité, il peut bien arriver à l’exagération la plus absurde, il ne s’élève pas jusqu’à l’épopée.

On voit par là combien l’œuvre d’un lettré diffère des chansons vraiment populaires, nées du fécond éveil des masses. Dans les traditions déjà formées sur Akritas, notre poète byzantin avait trouvé les élémens d’une Digénide ; mais il n’y a puisé que timidement et n’a pas osé présenter au public délicat de Constantinople les hardies inventions des hommes de la frontière. Son œuvre, sorte de compromis entre la grandiose épopée des Orientaux et le réalisme byzantin, n’en est pas moins infiniment curieuse. Nous y voyons comment cette poésie en fusion, cette lave enflammée jaillie de l’imagination populaire, s’est refroidie entre les mains d’un rhapsode de salon, d’un Homère sans génie. Sur les colossales créations des marches helléniques, l’esprit académique, la froide culture des écoles a laissé sa marque. L’auteur des Exploits de Digénis Akritas a traité cette poésie demi-barbare, mais inspirée, comme nos littérateurs corrects du XVIIIe siècle ont traité les fières conceptions de Shakespeare. Notre poète est une sorte de Ducis byzantin. Sachons-lui gré du moins d’avoir sauvé en les rédigeant maintes traditions qui sans lui seraient aujourd’hui perdues. Il n’est sans doute pas le seul qui se soit livré à un pareil travail : il a dû avoir des imitateurs, peut-être des rivaux, puisque le Digénis en langue russe, qui a dû être traduit du grec, diffère notablement du sien.

L’importance du rôle historique qui échut à Akritas sur la frontière asiatique de l’empire est attestée par le long souvenir qu’il a laissé après lui. Sur les bords du Pont-Euxin, le peuple s’attend à le voir surgir de sa tombe, armé de sa terrible massue, épouvantant de son cri de guerre l’Asie musulmane. Ne fut-il pas le dernier représentant de la nationalité hellénique ? Sa mort précéda de si peu l’invasion turque ! À peine était-il couché dans le tombeau que les barbares envahirent les provinces qu’il avait si longtemps protégées et vinrent fouler sa cendre. On se plaît à attribuer à Digénis la fondation de plusieurs forteresses, après lui impuissantes contre les infidèles. Près de Trébizonde, on montre son tombeau, et les mères, assure M. Joannidis, y portent leurs nouveau-nés pour les préserver du mauvais œil. Dans l’île de Chypre, le peuple chante les exploits d’Akritas et retrouve partout son souvenir : dans un village de l’île, en voit deux colonnes qu’il appelle « les massues de Digénis » ; une statue gigantesque, retrouvée dans les ruines d’un temple païen, a passé pour être celle du titan byzantin. Les races étrangères, les nations ennemies ont appris du peuple grec à le connaître. Firdousi, l’auteur de l’épopée persane, ne nomme qu’un seul des généraux romains : c’est le pehlevan ou gardien des frontières Farfourious, dont la valeur arrête un moment les succès des Persans. Les Ottomans, dont le premier domaine fut précisément la province qui avait été le théâtre des exploits d’Akritas, se souviennent d’un certain Akratès, général de l’empereur Heraclius, qui lutta corps à corps avec leur héros national, Sadji Batthal. Le renom de sa sagesse est arrivé jusque dans les campagnes russes, où il est devenu Akir. Sur cette grande réputation populaire, l’histoire positive n’a-t-elle donc rien à nous apprendre ?

Akritas, héros d’épopée, est bien un personnage historique. Les monumens byzantins permettent de contrôler les récits du poème de Trébizonde, et à leur tour reçoivent de lui une vive lumière. Dans la savante introduction que les éditeurs de la Digénide ont mise en tête de leur publication, se trouvent réunis tous les textes qui se rapportent au héros ou à sa famille. On y voit quelle fut la grandeur de cette maison des Doucas, à laquelle il était allié par sa mère et par sa femme, et qui, rattachant ses origines à Constantin le Grand, a donné à la monarchie tant d’illustres généraux et jusqu’à des empereurs. On y apprend quel homme était Andronic Doucas, l’aïeul de Digénis, et son oncle Constantin qui, en 913, osa pénétrer à main armée dans Byzance pour y détrôner Constantin Porphyrogénète et s’emparer de la couronne. Quant au père de Digénis, l’émir d’Édesse, il n’était réellement pas de race arabe. Il était fils de Chrysochir, le chef de ces fameux Pauliciens, manichéens et briseurs d’images, les albigeois de l’Anatolie, qui, poussés à bout par la persécution, ravagèrent l’Orient et firent trembler Constantinople. Chrysochir avait épousé la fille d’un chef arabe ; lorsqu’il fut tué en 873 dans une bataille contre les Byzantins, Mousour, le fils qu’il laissait après lui, fut élevé par sa mère et ses oncles musulmans dans la loi de Mahomet, et se distingua dans les expéditions contre les Grecs. Il changeait de religion sans trop de difficulté, car, fils d’un manichéen, émir musulman, il devient ensuite chrétien par amour. Digénis Akritas, sous le nom que lui donne le poème, est absolument inconnu dans les sources byzantines, à part un poème du XIIe siècle ; mais MM. Sathas et Legrand démontrent clairement que leur héros avait un autre nom. Ni Digénis, ni Akritas, ne sont des noms de famille : c’est plutôt un sobriquet suivi d’un nom de guerre. Le « gardien des frontières » s’appelait Panthérios : c’est ce mot qui, grâce à des corruptions successives, est devenu Porphyre dans une chanson de Trébizonde, Tarfaurions dans le poème persan, et même Pamphile dans une chronique byzantine. Après avoir retrouvé sa véritable appellation, il devenait facile de reconstituer son histoire. Les chroniqueurs nous apprennent que Panthérios fut nommé par son parent Romain Lécapène « domestique des écoles d’Orient, » c’est-à-dire généralissime de toutes les légions d’Asie. C’est lui qui en 941 contribua efficacement à la défaite de 40.000 Russes qui étaient venus par mer assiéger Constantinople : Nestor, le chroniqueur de Kief, s’est souvenu du « domestique Panthir » et de ses troupes d’Orient. C’est lui qui très probablement fit en 944 le siège d’Édesse et obligea l’émir à livrer une image miraculeuse du Sauveur ; mais à la chute de Romain Lécapène, le premier acte de son successeur Constantin Porphyrogénète, fut de signer la destitution de Panthérios : il ne pouvait lui pardonner d’être le neveu favori de ce Constantin Doucas qui avait voulu lui enlever sa couronne. L’inimitié du Porphyrogénète eut des conséquences plus fâcheuses pour la gloire du héros : ce prince, qui rédigea ou fit rédiger un grand nombre d’ouvrages d’histoire, imprima à ces travaux une direction conforme à ses intérêts et à ses passions. On y vanta ses amis, on y dénigra ses ennemis, on chercha à les faire oublier. Le nom de Panthérios est un de ceux autour desquels les écrivains officiels semblent s’être étudiés à faire le silence. Dans le récit du siège d’Édesse ou de la défaite des Russes, on évita de le nommer. C’est Nestor, l’historien des vaincus, qui a sauvé de l’oubli le domestique Panthir. Quelque rares que soient les indications des chroniqueurs, elles expliquent cependant certains passages du poème et des tragoudia. Panthérios, disent les historiens, fut en faveur sous Lécapène, en disgrâce sous Constantin : l’un le nomme généralissime, l’autre le destitue. Or le poème ne nous montre-t-il pas Romain Lécapène faisant visite à Digénis sur les bords de l’Euphrate et le comblant d’honneurs ? Au contraire la chanson sur le fils d’Andronic prête à son héros un langage menaçant pour le Porphyrogénète : « et si la guerre est juste, il ne redoute pas même Constantin. »

Le poème nous dit que Romain se rendit avec une faible escorte sur les terres de Digénis et de ses akrites, or un document officiel du temps, le Livre des cérémonies, montre que telle était la coutume ; le prince était tenu de se livrer à la bonne foi de ses stratiotes comme un roi capétien à celle de ses barons. Les apélates du poème nous représentent exactement ces klephtes qui infestaient à cette époque tant de provinces de l’empire grec et qui plus tard ne devaient pas épargner celles de l’empire turc. Les mœurs militaires du temps y sont assez fidèlement rendues. Il y avait moins de différence qu’on ne le croit généralement entre la chevalerie d’Occident et celle d’Orient. Les chroniques byzantines relatent nombre de combats singuliers : de braves empereurs, avec leurs brodequins rouges et leur manteau de pourpre, s’exposaient comme leurs derniers soldats, et un certain point d’honneur n’était pas inconnu aux Byzantins.

Le poème, qui est un document contemporain, renferme plus de traits historiques que les chansons, mais les chansons présentent plus de traits épiques que le poème. C’est dans les tragoudia qu’éclate surtout la parenté qui unit le cycle d’Akritas avec les grandes épopées de la Grèce antique, de l’Asie, de la Scandinavie, de l’Occident. Les fictions héroïques, chez presque toutes les nations de notre race, semblent avoir une origine commune, et même il faut croire qu’elles ne sont pas le patrimoine exclusif des peuples indo-européens. Si l’on cherche à quelle famille poétique se rattache le cycle d’Akritas, on trouve que c’est avec le cycle également hellénique d’Héraklès qu’il offre le plus de rapports. Akritas n’est-il pas, comme le fils d’Alcmène, la vivante personnification de la force grecque ? M. Sakellarios, dans ses Cypriaca, l’appelle « un Hercule chypriote. » On retrouve chez Digénis nombre de traits légendaires qui semblent empruntés à son divin prototype. Comme lui, il apparaît doué d’une énergie précoce. Il a son activité sans trêve, il a même quelques-uns des défauts qu’Euripide a livrés en risée aux Athéniens. Dans une des chansons, on lui prête une gloutonnerie tout herculéenne ; à cinq jours, il engloutit une fournée de pains. Il est, comme Héraklès, de caractère fantasque et redoutable ; il fait peur à ses amis comme à ses ennemis ; dans le poème, il assomme d’un coup de poing un de ses cuisiniers. Akritas, comme l’amant d’Omphale, est faible aux attraits féminins. Dans rémunération de ses exploits, on retrouve presque la série des « douze travaux. » Il guerroie, lui aussi, contre des Amazones, et use avec elles des droits de la guerre. Il combat sans relâche les monstres et les brigands, il est obligé de disputer sa maîtresse aux apélates, sorte de centaures qui chevauchent sans cesse par les montagnes, et qui semblent possédés comme ceux de la fable d’instincts lubriques et violens. Enfin, dernier trait d’analogie, Akritas lutte corps à corps avec Charon, comme Hercule avec la Mort dans la tragédie d’Alceste.

Après le cycle héracléen, c’est avec les épopées orientales, les traditions des peuples, que le gardien des frontières eut mission de combattre à cette époque, que les légendes sur Akritas offrent le plus de rapports. Celles de la Perse furent seulement coordonnées par Firdousi dans le Shah Namèh ; elles devaient cependant, sous forme de cantilènes isolées, courir l’Asie antérieure. Avec les Sarrasins, conquérans de l’Euphrate, les légendes du désert, celles qui avaient inspiré les grands poètes arabes du VIe et du VIIe siècle, firent leur apparition sur la terre hellénique. Il est à remarquer que les héros-de plusieurs épopées orientales sont nés comme Akritas de deux races différentes. Sorhab, le guerrier au corps de fer, est fils de Rustem l’Iranien et d’une princesse touranienne ; Antar est fils du guerrier arabe Schédad et d’une captive noire Zébiba. Akritas, pour son début, ne se contente pas de tuer les bêtes sauvages, il les déchire de ses mains nues. De même le premier exploit d’Antar est de disloquer un chien formidable. Samson, adolescent, prend un lion par les deux mâchoires et le déchire, « ainsi qu’il aurait fait d’un chevreau. » Les chansons grecques insistent sur la légende d’Akritas enchaîné, garrotté, et qui d’un seul effort recouvre sa liberté. C’est une donnée presque uniquement orientale : Samson, lié de cordes neuves, n’a qu’à étendre les bras, et les Philistins ont déjà mordu la poussière. Antar livre son premier combat, les jambes enchaînées par l’ordre du roi Moundhir. Il est probable que les traits de délicatesse chevaleresque, de respect pour les femmes, qu’on trouve semés dans le poème d’Akritas, parmi les traits de cruauté et de débauche, sont dus à l’influence des Arabes. Antar peut être opposé à tous les preux d’Orient et d’Occident, comme un modèle de chevalerie, comme le miroir des amans héroïques. Ce Bédouin, ce demi-nègre, ne connaît pas la jalousie cruellement orientale d’Akritas. Il n’étouffe pas sa bien-aimée dans ses bras : il meurt en lui sauvant la vie. Tel est l’idéal d’héroïsme que se créait la poésie des Arabes avant et après Mahomet. Est-il étonnant que leur apparition sur la scène du monde ait renouvelé les traditions de bravoure et contribué peut-être à la naissance de la chevalerie ?

Ce goût que manifeste Akritas pour la solitude, ses promenades sur le bord des fleuves, parmi la splendide végétation de la nature syrienne, sans autre compagnie que celle de la bien-aimée, rappellent la vie que, dans le poème hindou, Rama voulut mener au désert, seul avec sa femme Sita et son frère Lachmana. Le dragon, qui prend la forme d’un beau jeune homme pour essayer de séduire Eudocie, se retrouve non seulement dans la Genèse, mais dans le Ramayana. La vertueuse Sita n’est-elle pas trompée par le démon Ravana, qui prend la figure d’une gazelle aux poils d’or ? Bien d’autres traits épiques de la Digénide ou des chansons akritiques n’appartiennent en propre à aucune épopée. Akritas est un moment séparé de son épouse et ne la reconquiert qu’après avoir accompli maint exploit ; mais la plupart des héros n’ont-ils pas été soumis à de telles épreuves ? Presque tous ont dû courir après leur maîtresse enlevée par des ravisseurs, qui sont tantôt des centaures, comme dans le cycle d’Hercule, tantôt des raksasas, comme dans le Ramayana, tantôt les Arabes d’une tribu ennemie, comme dans le poème d’Antar, tantôt de méchans magiciens et enchanteurs, comme dans les romans d’Occident. Il est un trait fort épique, qui n’est pour ainsi dire qu’indiqué dans la Digénide : beaucoup de jeunes gens qui ont voulu courtiser Eudocie ont péri victimes de leur témérité. C’est son père, le terrible Andronic Doucas, qui leur a fait trancher la tête ou crever les yeux. Dans les manuscrits slaves analysés par M. Vessélovski, le mythe a pris un peu plus de consistance : c’est la fille même du stratège qui est une redoutable guerrier et qui ne trouve aucun héros assez fort ; mais notre poète byzantin n’a pas osé offrir à ses lecteurs le type si connu de la vierge dangereuse. Il n’a pas osé faire d’une jeune personne de condition, d’une fille de son excellence le stratège, une de ces viragos orgueilleuses de leur force et de leur virginité sauvage, qui ne veulent appartenir qu’à l’homme qui les aura vaincues et qui mettent leur liberté comme enjeu de sa tête. En revanche, l’auteur nous a conservé dans Maximo un autre type d’héroïne, qui a ses analogues dans les amazones de la fable, dans les filles géantes des chansons russes ; on le retrouve dans toutes les poésies des peuples danubiens. Dans le recueil de chans bulgares récemment publié par M. Dozon, nous voyons, entre autres, Boiana la Romaine qui est devenue chef des palikares et qui commande à « septante sergens : » nul parmi ces braves ne sait comme elle traverser un anneau avec la flèche d’acier et franchir d’un bond neuf sabres fichés en terre. Ces héroïnes sont si bien dans la tradition épique que même des épopées artificielles, comme celles de Virgile ou du Tasse, ont dû admettre le type de Camille, la vierge volsque, et de l’altière Clorinde, l’effroi des chevaliers chrétiens.

La donnée la plus hardie qui se rencontre dans les chansons akritiques, c’est la lutte de Digénis contre Charon. Sans doute plus d’un héros de l’Orient en est venu aux mains avec des êtres « qui ne sont pas de ce monde-ci ; » Jacob a lutté avec l’ange ; Rustem a vaincu le Dive blanc de la caverne ; Sisyphe, « le plus rusé des mortels, » est parvenu à enchaîner la Mort ; Hercule, plus d’une fois, a fait sentir le poids de son bras aux hôtes de l’enfer ; mais le trait qui manque à toutes ces fables, et qui fait l’originalité des chansons anatoliques, c’est que le héros se trouve aux prises, non avec un ennemi ordinaire, mais avec sa propre destinée, et que, fût-il victorieux, il faut qu’il succombe. Je crois qu’on ne rencontrera d’analogies avec cette tradition étrange que chez les peuples slaves. Dans le recueil de M. Dozon, le héros bulgare Stoïan lutte avec une dive ; il allait la vaincre lorsque les élémens se déchaînent, et Stoïan, enlevé par un ouragan, retombe fracassé sur une pointe de rocher. Nous avons vu la chanson moscovite sur Anika. D’autres bylines russes reproduisent, mais avec des circonstances différentes, ce motif essentiel : la lutte du bogatyr contre la fatalité.

Les fictions du cycle d’Akritas présenteraient avec les épopées étrangères bien d’autres rapprochemens. C’est ainsi que le personnage de Basile Panthérios, surnommé par les poètes Digénis Akritas, semble suspendu entre les régions nuageuses de l’épopée et le terrain solide de la réalité historique, tour à tour émule des Hercule, des Rustem et des Antar, ou membre de la sacro-sainte hiérarchie de Byzance, le premier fonctionnaire des thèmes anatoliques.


Le poème que viennent de publier MM. Sathas et Legrand est un monument fort important : la découverte de cette relique est un fait considérable dans l’histoire de l’hellénisme. L’écrivain qui composa cette Digénide manquait de souffle épique ; son œuvre nous révèle du moins comment un lettré byzantin du Xe siècle comprenait l’épopée. Rédigé peu de temps après la mort d’Akritas, le poème peut être considéré comme une biographie presque fidèle d’un général grec dont le nom a retenu dans tout l’Orient et autour duquel les historiens officiels avaient fait le silence. Il complète et explique les chronographes, il aide à faire connaître la civilisation et les mœurs du siècle des Porphyrogénètes. Il nous apprend quelle était la vie des frontières romaines et comment les idées chevaleresques et les institutions féodales s’y étaient développées. Il nous a conservé de magnifiques légendes que la tradition orale aurait pu négliger : il nous montre comment se maintenaient au sein des populations de l’Anatolie la flamme poétique et l’énergie créatrice, et comment dans leur vive imagination se reflétaient non-seulement les anciennes traditions de l’Hellade, mais encore les mythes de la Perse, de l’Inde et de l’Arabie. Au point de vue philologique, l’importance de ce poème n’est pas moins considérable : c’est le plus ancien monument jusqu’à présent connu de la langue vulgaire : on peut y saisir la transition du grec des écoles et de l’église au grec du peuple.

Les auteurs de cette publication sont déjà connus des amis de la littérature hellénique. M. Émile Legrand a édité de curieux débris du passé grec, contes et romans, chansons d’amour et d’aventure, poèmes de cour et de chevalerie. Ses travaux forment une véritable " collection de documens pour servir à l’histoire de la langue néohellénique. M. Sathas, ancien étudiant en médecine de l’université d’Athènes, s’est consacré tout entier à la recherche des documens qui se rapportent au moyen âge grec. Son histoire de la littérature nationale depuis la chute de Constantinople jusqu’à la proclamation de l’indépendance, sa Chronique de Galaxidi, où sont racontées les tentatives sans nombre des Hellènes pour secouer le joug ottoman, avaient déjà attiré sur lui l’attention des savans. Il a édité en 1867 le poème de Coronaïos en l’honneur du capitaine d’estradiots Mercurios Bouas ; c’est un document dont la place est marquée dans toute collection un peu complète des historiens de la France. Le capitaine Mercurios est un de ces chefs de soldats helléniques qui furent mêlés à toutes nos grandes guerres du XVIe siècle, comme mercenaires à la solde des rois et des républiques d’Occident. Il combattit contre nous à Fornoue, où il se vante d’avoir désarçonné Charles VIII ; il combattit pour nous à Marignan avec François Ier et l’Alviane.

Il y a trois ans, M. Sathas entreprenait cette Bibliotheca medii œvi qui sera une des plus vastes collections qu’on ait encore consacrées depuis le XVIIe siècle à l’histoire de la Grèce pendant les siècles intermédiaires. Quatre volumes ont déjà paru : deux surtout nous intéressent plus particulièrement, puisqu’ils renferment des chroniques inédites sur l’île de Chypre pendant la domination de ses rois français. La renaissance de ces grandes études ne peut nous laisser indifférens. N’est-ce pas en France qu’on en a pris d’abord l’initiative ? C’est à Paris qu’a été publiée au XVIIe siècle la grande Byzantine du Louvre, que les éditions de Venise et de Bonn (1828-1855) se sont bornées à réimprimer. C’est un Français, Ducange, qui, par ses Familles byzantines, sa Constantinople chrétienne, son Glossaire de la basse grécité, ses éditions annotées de chronographe, a été comme le fondateur de cette branche de l’histoire. Le moyen âge hellénique en notre siècle a été trop dédaigné parce qu’il n’était pas assez connu : c’est par lui cependant que la Grèce antique, objet de nos enthousiasmes, se rejoint à la Grèce moderne, chère à nos philhellènes. Par les croisades, par l’empire latin de Constantinople, par la principauté française de Morée, par les royaumes français de Macédoine, de Chypre et d’Arménie, il est intimement lié à nos propres annales. Au XVIe siècle, c’est à cette Grèce byzantine que nous avons dû notre renaissance. N’est-il pas curieux d’ailleurs de savoir comment le seul survivant des grands peuples de l’antiquité a pu garder sa langue, se maintenir sur le sol natal pendant tant de siècles et contre tant d’ennemis ? Les Grecs d’aujourd’hui commencent à comprendre tout ce qu’ils ont d’honneur à acquérir par cette reconstitution de leurs annales, et quel service ils rendront par là, non seulement à la cause universelle des études classiques, mais à leur propre cause ! L’indépendance est acquise, la liberté est fondée, il reste maintenant à rattacher le présent assuré au passé lointain. M. Sathas, qui entreprend pour la Grèce ce que Pertz a fait pour l’Allemagne en publiant ses Monumenta historica germanicœ, cite avec reconnaissance en tête de sa collection les noms des généreux citoyens qui ont voulu contribuer à l’édification d’un monument national. Bien que la chambre des députés vote annuellement des fonds pour cette publication, les Grecs savent que les finances du royaume sont limitées ; ils tâchent d’y suppléer par l’initiative privée. C’est là un signe infaillible de virilité politique. Nous pouvons constater avec satisfaction que la France, toujours sympathique à la Grèce, ne s’est point abstenue. À Paris, non plus que dans son propre pays, les encouragemens n’ont pas manqué à M. Sathas. Si quelques-uns de ses travaux ont été honorés de divers prix par l’Académie d’Athènes, il a été trois fois couronné par notre « association pour le progrès des études grecques. » Le ministère français de l’instruction publique, comme le ministère hellénique, lui est veau en aide par ses souscriptions. La publication entreprise par M. Sathas, poursuivie sous nos yeux, sortie en partie de presses parisiennes, éditée par la librairie hellénique et orientale de Maisonneuve, a donc jusqu’à un certain point un caractère international, gréco-français, et c’est encore avec le concours d’un des nôtres qu’il nous donne aujourd’hui l’épopée du gardien de la frontière romaine, le bon chevalier Digénis Akritas.


ALFRED RAMBAUD.