II
ÉTUDE SUR LE CARACTÈRE ET L'ÂGE DU POÈME
ÉTUDE SUR L’AGE DU POÈME

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Les tablettes, sur lesquelles se trouve inscrite l’épopée de Gilgamès, faisaient partie de la bibliothèque d’Assurbanipal. Notre poème pourrait donc, à la rigueur, ne pas remonter au-delà de 650 av. J. C. Mais un tel document n'est, nous le savons de source certaine, que la reproduction d’un document plus ancien. Assurbanipal, en effet, avait fait copier, par ses soins, l’épopée de Gilgamès. en même temps que les principales œuvres littéraires, qui constituaient la richesse des villes sacerdotales de la Basse-Chaldée, pour en doter sa bibliothèque. Afin que personne n’en ignorât, et que la gloire lui en revint dans la postérité la plus reculée, il avait fait graver au bas de chaque tablette la suscription suivante : « Copie certifiée conforme au texte ancien. Propriété d'Assurbanipal, roi des légions, roi du pays d’Assur.  » C’était là une manière de garantir l’authenticité de l’œuvre et de s’en assurer la propriété. Or, malgré l’état fragmentaire dans lequel nous sont parvenues les tablettes, nous retrouvons à plusieurs endroits, conservée en tout ou en partie, une telle suscription. [1]

Ainsi, l’épopée de Gilgamès dut être rédigée à une époque fort reculée, puisque déjà, au temps d’Assurbanipal, on attribuait à l’original une antiquité vénérable. Mais quelle est au juste la date de la composition d’un tel poème ? C’est là un problème de critique complexe et difficile à résoudre.

Il ne peut pas être question ici, évidemment, de fournir une date précise, mais seulement vague et oscillant entre plusieurs siècles. Même, en se mouvant dans d’aussi larges limites, la tâche n’en reste pas moins ardue. Toutefois, elle ne défie point, sans doute, les ressources d une critique sagace et minutieuse. A supposer, en effet, que nous ne possédions pas, sur le moment probable, où furent composés les poèmes homériques» le témoignage d’Hérodote, nous n’hésiterions pas, cependant, à y voir des œuvres de l’âge héroïque. Il en va de même, en ce qui concerne notre épopée. Si nous n’avions pas sur la haute antiquité du poème chaldéen le témoignage d’Assurbanipal, toutefois, nous y reconnaîtrions sans peine une œuvre des temps primitifs. Il ne peut venir à l’esprit de personne de placer l’épopée de Gilgamès dans la période pleinement historique, pas plus qu’on ne saurait songer à faire descendre l’Iliade et l’Odyssée jusqu’à l’époque classique. L’examen du texte lui-même est ici la meilleure preuve et tout à fait convaincante.

A ne considérer d’abord que le système scientifique de l’univers, tel qu’il se trouve impliqué dans notre épopée, on se sent reporté tout d’un coup à une grande distance en arrière. La description de ce monde, confiné dans la vallée du Tigre et de l'Euphrate, limité à l’horizon par les montagnes du Soleil, entouré de toutes parts par le fleuve Océan, paraît bien avoir été calquée sur quelque mappemonde rudimentaire, œuvre des géographes primitifs. En tout cas, des conceptions si enfantines sont assurément fort anciennes.

Si, de cette vue d’ensemble sur l’univers, nous passons à l’examen du système astronomique en particulier, nous arrivons au même résultat. Ici, certains savants [2] ont essayé d’introduire un élément de précision dans le débat. Prenant comme point de départ la concordance, qui paraît exister entre le cycle des exploits de Gilgamès et la révolution annuelle du soleil, s’appuyant en particulier sur les coïncidences remarquables, que l'on a cru saisir, dans notre poème, entre certains signes du zodiaque, tels que le Taureau, le Scorpion, le Verseau et l’équinoxe du printemps, l'équinoxe d’automne, le solstice d’hiver, ils ont cherché à établir une relation entre l’époque où eurent lieu ces phénomènes et la date de la composition de l’épopée. Or, on a pu vérifier, d’après des calculs astronomiques, que le passage du soleil dans la constellation zodiacale du Taureau a coïncidé avec l’équinoxe du printemps, plus de deux mille ans avant notre ère, comme limite inférieure. On a conclu de là que l’épopée de Gilgamès, où se trouve noté un tel phénomène, doit remonter à peu près à la même époque.

Mais de telles preuves restent toujours un peu conjecturales. Une étude détaillée des éléments historiques et religieux, qui constituent le fonds du poème, semble devoir nous fournir des arguments moins contestables.

Dans la lutte de Gilgamès contre Humbaba, on a cru reconnaître, ainsi que nous l’avons fait observer ailleurs, un souvenir de l'antique rivalité qui divisa la Chaldée et Élam. Or, cette vieille hostilité entre deux peuples voisins a laissé des traces dans les documents historiques qui nous ont été conservés. Ainsi voyons-nous, dans la liste des rois cités par Bérose [3], à la suite d’une dynastie mode ou élamite, qui se maintint durant plus de deux cents ans, à peine séparée d’elle par une série de onze rois de race inconnue, qui auraient régné près de cinquante ans, une dynastie chaldéenne, qui resta dominante pendant une période de quatre cent cinquante ans. De même, Assurbanipal, dans le récit qu’il nous a laissé de ses diverses expéditions [4], raconte qu’il ramena de Suze et réintégra solennellement dans le temple d’Anu, à Uruk, la statue de la déesse Nanâ, qui en avait été arrachée, 1635 ans auparavant, par Kudurnahunti, l’Élamite. Or, en combinant ce double témoignage, on a calculé que la chute de la puissance d’Uruk, causée par les Élamites, et en particulier par Kudurnahunti et sa restauration, accomplie par Gilgamès, auraient eu lieu dans l’intervalle compris entre 2450 et 2250 avant J.-C. L’épopée de Gilgamès, où se retrouve encore vivant le souvenir de tels événements, remonterait à peu près à la même époque [5]. Mais le plus sûr témoignage est sans doute ici celui du poème lui-même. A un endroit [6], se trouve mentionnée la ville de Surippak, comme la cité antique par excellence. Il est question, à un autre endroit [7], « des porteurs de couronnes qui, jadis, gouvernèrent la contrée. » En outre, la situation politique et sociale de la basse Chaldée, telle qu’elle est décrite dans notre poème, nous reporte par delà l’époque historique.

Quant au système religieux, on a fait remarquer [8], avec raison, qu’il était constitué, dès cette époque reculée, comme au temps de Nabonide, que déjà, dans l'épopée de Gilgamès, se retrouve toute entière la double triade des dieux cosmiques et sidéraux. : Anu, Bel et Ea, Samas, Sin et Istar. On no saurait donc tirer de là un nouvel argument, en faveur de l’antiquité de notre poème. Tout au plus pourrait-on faire valoir, dans les divers caractères que l’on prête aux dieux, caractères tantôt physiques, tantôt zoomorphiques et anthropomorphiques, une certaine indécision, qui paraît appartenir à l’époque de transition, sans doute fort ancienne, où s’opérèrent de telles transformations.

Plus encore que le fonds d’idées mythologiques, l’écriture, la langue et la versification sont impuissantes à nous fournir un moyen de vérifier la date, même probable, de l’épopée. La copie que nous en possédons, a été transcrite, suivant le type ordinaire des caractères babyloniens et assyriens, par un scribe du temps d’Assurbarnipal. On sait, en outre, que la langue assyro-babylonienne a persisté pendant quarante siècles presque sans subir de variations, de telle sorte que, dans l’état actuel de nos connaissances, la langue de Sargon d’Agadé et de Naram-Sin (vers 3.800 av. J.-C.) ne nous paraît pas différente de celle de Nabonide (538 av. J.-C.) C’est dire que, pour nous, la langue do l’épopée de Gilgamès ressemble à toutes les deux à la fois, et pourrait, par suite, si l’on se fondait sur ce seul criterium, être regardée indifféremment comme une œuvre très ancienne ou relativement récente. Enfin, les règles de la versification, si tant est qu’il y en eût, sont trop inconnues pour que l’on essaye de fonder là-dessus un raisonnement solide.

De telles considérations et d’autres encore que l’on pourrait ajouter [9], assurent à l’épopée de Gilgamès une antiquité vénérable. Tout, en effet, dans ce poème, nous transporte par-delà l’époque historique, telle qu’elle nous est connue par les annales des rois de Babel et d’Assur. La date de la composition d’une telle œuvre ne saurait être placée au-dessous de l’an 2.000 av. J.-C. et il est possible qu’elle doive être reportée encore plus haut. L’épopée de Gilgamès est antérieure à l’époque de Moïse et sans doute aussi à celle d’Abraham [10].




Notes modifier

  1. II, VI, 46-50 ; V, VI, 47 ; VI, 216-220 ; IX, VI, 38-42 ; IX, VI b, 46-54 ; X, VI, 42-45 ; X, VIb, 46-48 ; XI, 330-334 ; XII, VI, 12-15.
  2. Jensen : Kosmologie, p. 318-320 ; Alf. Jeremias : Izdubar-Nimrod, p. 66-67 ; A. Loisy : Les mythes chaldéens de la création et du déluge, p. 71.
  3. Dans C. Müller, Fragm. historic, graec, t. II, p. 509 (éd. Didot).
  4. IIIR. 23, 9-13 a ; VR. 6, 107-124 b. Cf. Schrader : Sammlung von assyrischen und babylonischen Texten. II, p. 208.
  5. G. Smith : Chaldean Account of Genesis, p. 184-191 (Cf. p. 25) et p. 294-294 ; Alf. Jeremias : Izdubar-Nimrod, p. 9 : A. Loisy : Les mythes chaldéens de la création et du déluge, p. 72-73.
  6. XI, 11-13.
  7. XII (?) b, 38.
  8. Alf. Jeremias : Izdubar-Nimrod, p. 9-10.
  9. Ainsi, les observations tirées d’un examen minutieux des cachets-cylindres, où se trouvent reproduites les principales scènes de notre poème. Nous ne les apportons point ici, les réservant pour une étude spéciale.
  10. Nous arrêtons ici cette introduction, déjà trop longue. Ce n’est cependant que la matière soit épuisée. Il nous resterait encore à illustrer les divers épisodes de l’épopée, à l’aide des représentations figurées, qui se rencontrent si fréquemment sur les cachets-cylindres, à accompagner le commentaire littéraire d’un commentaire archéologique. Ceci sera l’objet d’un travail spécial, qui paraîtra prochainement. Enfin, pour être complet, il nous faudrait rendre compte du succès littéraire de notre poème, en suivre pas à pas les traces à travers la Judée, la Phénicie, l’Asie Mineure et la Grèce. Un tel sujet mérite, par son importance même, une étude séparée, qui sera publiée un peu plus tard sous ce titre : Essai sur les origines du mythe d'Hercule.




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