Une épopée babylonienne/II.2.1

II
ÉTUDE SUR LE CARACTÈRE ET L'ÂGE DU POÈME
CARACTÈRES PARTICULIERS.
I. LES DIEUX
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Bien que les dieux multiples, dont l’ensemble constitue le panthéon babylonien, soient organisés en une société savante de dieux supérieurs et inférieurs, il n’est pas toujours facile d’assigner à chacun son rang dans la hiérarchie. Aussi avons-nous préféré, pour plus de clarté, les classer, suivant le domaine même où s’exerce leur action, en divinités célestes, divinités terrestres ou marines, divinités atmosphériques et divinités infernales, réservant seulement pour la fin, certaines divinités secondaires, dont la place dans telle ou toile catégorie ne se laisse pas aisément deviner. Pour établir une telle classification, nous n’avons tenu compte que des traits, qui servent à représenter les dieux dans l’épopée de Gilgamès, et nullement des caractères, qu’ils peuvent avoir revêtu dans une théologie postérieure. Ceci est une simple monographie sur les dieux, tels qu’ils nous apparaissent d’après un antique document.

Parmi les divinités célestes, Anu et Antu [1] occupent le premier rang. De leur union, est issue la déesse Istar. Le couple divin habite le sommet du ciel. Anu est regardé comme le père des dieux. Il est l’auteur de la vie et de l’intelligence. Il ordonne, en effet, à la déesse Aruru de créer Eabani, son serviteur [2], et, lui-même, crée de ses propres mains le taureau divin ; il inspire, en outre, à Gilgamès, l’esprit de sagesse. D’humeur débonnaire, puisque, sur la prière des gens d’Uruk, il procure à Gilgamôs un compagnon, il est faible, seulement, et ne sait pas résister aux caprices de sa fille, Istar. Anu était à Uruk l’objet d’un culte particulier. Dans cette ville, son séjour favori, son sanctuaire préféré, il possédait un verger, auquel un maître jardinier était spécialement préposé. Quant à la déesse Antu, on ne la séparait pas, sans doute, de son mari, dans les honneurs qui lui étaient rendus. Mais elle paraît, en outre, avoir été honorée dans l’antique Surippak.

Istar [3], désignée aussi sous le nom de Nana, la fille d’Anu et d’Antu, est la déesse de la guerre. Mais elle apparaît, avant tout, comme la Vénus babylonienne : une déesse fantasque, unissant en elle tous les contrastes, à la fois tendre et cruelle, accessible à la colère comme à la pitié. Ainsi, voyons-nous cette déesse, qui, déjà, s’était éprise tour à tour de Tammuz, le bel adolescent, d’un oiseau aux vives couleurs, d’un lion superbe, d’un cheval fringant, d’un maître berger et du jardinier de son père, concevoir tout d’un coup une folle passion pour Gilgamès, vainqueur de Humbaba. Or, celui-ci l’ayant refusée, non sans lui reprocher hautement les. raffinements et les cruautés, dont avait usé sa volupté savante envers ses nombreux amants, de colère, elle suscita contre Gilgamès, et Eabani le taureau divin, et, après la victoire des deux héros sur le monstre, éclata contre eux en violentes imprécations, qui lui attirèrent, de la part d’Eabani, une vive riposte. Cette même déesse, qui causa en partie le déluge, pour avoir médit des hommes dans l’assemblée des dieux, par un retour subit, se prend à pleurer sur la pauvre humanité détruite, et, toute repentante, prononce son meâ-culpâ, d’une voix si plaintive, que les dieux et les Anunnaki eux-mêmes en sont attendris.

Istar était déjà honorée, sans doute, dans l’antique Surippak, mais, le centre principal de son culte, paraît avoir étéUruk. Cette cité était la demeure de son choix, son sanctuaire de prédilection, où, à certains jours de fête, elle faisait son entrée solennelle, assise sur un char de triomphe, tout étincelant d’or, de pierreries et de diamants, attelé de grands mulets blancs. Elle possédait là un temple magnifique, entouré de jardins et do bosquets, servi par un collège do prêtresses, les Harimtu et les Samhatu. Elle y avait aussi de nombreux dévots, qui lui apportaient, avec leurs hommages, le tribut de leurs offrandes, de l’encens, des fruits exquis et de grasses victimes.

Mais, malgré tous les égards dont elle était l’objet, la bonne déesse avait à souffrir certaines irrévérences, de la part do ses adorateurs. Do bonne heure, elle était tombée au rang des divinités familières. On sent, à travers notre poème, que la malice populaire commençait à s’égayer à ses dépens. Déjà, sa légende touchait de près à la parodie.

Au-dessous de cette triade suprême, se place Samas [4]. Ce dieu, par un singulier mélange, revêt à la fois une nature physique et un caractère moral. Dieu-Soleil, qui, tous les jours, franchit l’Océan, et fixe le signe avantcoureur du déluge, il est en même temps le dieu vengeur de l’iniquité. Il nous apparaît comme l’inspirateur et le protecteur naturel de Gilgamès. C’est lui, qui achève de concilier à Gilgamès l’amitié d’Eabani, c’est lui encore, qui souffle au héros sa haine contre Humbaba. En retour les deux amis l’honorent de leurs libations et de leurs sacrifices.

Comme Samas, Sin [5], le dieu-lune paraît avoir été propice à Gilgamès. C’est à lui, en effet, que le héros s’adresse, alors que, de nuit, inopinément, il se trouve face à face avec des lions, aux abords de la montagne, et encore, lorsqu’il souhaite de voir Eabani revenir un instant à la lumière.

Bel [6], la grande divinité de la terre fait pendant à Ea [7], la grande divinité de la mer. Le rôle attribué à ces dieux, dans notre poème, est similaire, quoique en partie opposé. L’un et l’autre se montrent d’abord favorables à Gilgamès et lui soufflent l’esprit de divination. Seulement, au jour où Gilgamès, poussé par Samas, entre en expédition contre Humbaba, celui que Bel a préposé à la garde de la forêt de cèdres, ce dieu se retourne contre le héros. Aussi, plus tard, lorsque Gilgamès, de retour de son long voyage, supplie tour à tour Bel et Ea, de ramener des enfers sur la terre Eabani, le dieu Bel, qui lui avait gardé rancune, ne daigne pas seulement répondre, tandis que Ea, qui n’avait pas les mêmes raisons de lui en vouloir, sans toutefois lui accorder sa demande, l’écoute sans doute avec bienveillance. Mais, c’est surtout dans le récit du déluge, que s’accusent la similitude et l’opposition de leurs rôles respectifs. Bel, le conseiller des dieux, le guerrier, est l’ennemi déclaré de l’humanité, qu’il veut exterminer toute entière. Ea, au contraire, le dieu de la sagesse, le héraut, en est le défenseur attitré, en la personne de Samas-napistim, qu’il sauve du déluge, sur un vaisseau, dont il a tracé lui-même le plan. Aussi, Samas-napistim, dans le sacrifice d’action de grâces qu’il offre sur la montagne, après le déluge, convoque-t-il tous les dieux, à l’exception de Bel. De même, voyons-nous Bel, irrité tout d’abord, à la vue du vaisseau échappé au déluge, ensuite calmé, par les discours artificieux d’Ea, bénir Samas-napistim et l’élever au rang des dieux. D’un bout à l’autre du récit, Bel est aux prises avec Ea, la force brutale avec la sagesse rusée, qui finit par triompher.

Le dieu Ea paraît avoir eu son complément dans la déesse Siduri Sabitum [8], la reine de la mer. Préposée à la porte de l’Océan, elle la ferme d’abord, à la vue de Gilgamès qui approche, puis, finit par l’ouvrir sur ses instances.

Entre ciel et terre, sont suspendues les divinités atmosphériques, que l’on voit s’avancer, toutes à la fois, dans les airs, aux jours d’orage : Nabu [9] et Marduk [10], ouvrant la marche, Ramman [11] brandissant le tonnerre au sein d’un nuage et dépêchant au ciel ses émissaires, introducteurs de ténèbres, Ninib [12] et Nergal, ministres et exécuteurs des grands dieux, allant à travers la plaine, balayant tout devant eux.

Avec Nergal [13], nous sommes transportés parmi les divinités infernales. Nergal, en effet, désigné aussi à un endroit sous le nom d’Irkalla, est non-seulement le dieu de l’orage, mais encore le souverain des enfers, dont il se partage la domination avec la déesse Allat [14], laquelle se confondait, sans doute, avec la sombre, la noire mère, la déesse Nin-a zu [15], la ténébreuse, au visage voilé et à la poitrine de taureau. Seul, parmi les dieux, Nergal peut entrouvrir la terre et exaucer la prière do Gilgamès, qui désire revoir l’ombre d’Eabani. Il est aussi le dieu de la mort, qui s’avance, impitoyable, à travers la contrée, escorté d’auxiliaires redoutables. Dans les enfers, à côté de Nergal et d’Allat, se trouvaient encore d’autres dieux, Etana [16], Ner [17], qui nous est donné ailleurs comme une divinité champêtre, et aussi, sans doute, Tammuz [18], le premier amant et la première victime d’Istar, en l’honneur duquel se célébrait régulièrement un funèbre anniversaire.

Parmi cette multitude de dieux, nous voyons figurer encore, dans notre épopée, d’autres divinités secondaires, mâles et femelles : Nirba [19], à la chevelure ondoyante, le dieu du Zénith [20], Irnini [21], l’habitant de la forêt de cèdres, le dieu de Marad [22], le patron de Gilgamès, le pitoyable Nin-gul [23], la grande déesse Aruru [24] créatrice d’Eabani, sans doute aussi mère de Gilgamès, sage conseillère, qui paraît avoir eu un temple superbe comme un palais, orné d’une statue magnifique, la puissante Malkat [25], Isbara [26], Silili [27], la mère du cheval que rendit fourbu, dans son intempérance de passion, la reine Istar. A côté de ces divinités, caractérisées d’un seul trait, nous en voyons encore apparaître d’autres, représentées par un nom ou même par un chiffre [28].

Au dessous de ces divinités supérieures et secondaires prennent place les génies : les Igigi [29], génies du ciel, à l’humeur colère, les Anunnaki [30], génies de la terre, lançant des éclairs dans l’orage, décidant de la vie et de la mort avec les grands dieux, et Mammit [31], la maîtresse du destin, à la fois durs et pitoyables, les grands génies de la nuit [32] et les génies de la cité [33].

Notes modifier

  1. Anu et Antu : II, II, 16-32, 33 ; II, III, 4, 31 ; II, IV, 36-37, 44 ; II, V, 22, 27-28 ; VI, 64, 82-86, 87-91, 92-100, 101-106, 107-114 ; XI, 15, 115, 163-164 ; (?), (?) g, 20.
  2. Eabani est qualifié à la fois de kisir an-ninib II, II, 35, et de kis i sa an-anim II, III, 4,31. Il semble, d’après cela, que l’on pourrait établir une équation entre Anu et Ninib. Cf. Alf. Jeremias : Izdubar-Nimrod, p. 46.
  3. Istar : II, IV, 36-37, 44 ; VI, 6-21, 22-79, 80-81, 82-86, 87-91, 92-100, 101-106,107-114, 174-177, 178-183, 184-186 ; XI, 117-124, 325, 327,328 ; (?), III b, 17, 18-26. Cf. Alf. Jeremias : Izdubar-Nimrod, p. 57-66.
  4. Samas : II, V, 21 ; III, IV, 29, 43 ; IV, II, 7-22 ; IV, (?) b, 4446 ; VI, 171-172 ; X, II b, 23 ; XI, 46-47, 76, 87-89 ; (?), (?) j, 8.
  5. Sin : IX, I, 10 ; XII, III, 6-11 ; ( ?), III b, 26.
  6. Bel : II, V, 22 ; IV, V, 1-6 ; V, II, 16 ; XI, 16, 39-41, 43-40, 167-170, 171-175, 176-179, 180-196,197-205 ; XII, II, 28 III, 5 ; (?), III b, 18-26.
  7. Ea : II, V, 22 ; XI, 19-20, 21-31, 32-35, 36-47, 178-179,180-196 ; XI b, 1-11,12-18 ; XII, III, 17-20.
  8. Siduri Sabitum : IX, VI, 30 ; X, I, 1-2, 9-16, 19-22 ; X, II b, 15-19, 20-31 ; X, V, 30.
  9. Nabu : XI, 100.
  10. Marduk : XI, 100.
  11. Ramman : XI, 99 ; 106-108.
  12. Ninib : II, II, 35 (Voir plus haut, p. 320, not. 2) ; XI, 17, 101, 103, 176-179.
  13. Nergal ou Irkalla : XI, 18, 101-102,194 ; XII, II, 25 ; XII, III,3, 10, 18, 21-25, 26-28 ; XII, (?) b, 29.
  14. Allat : XII, (?) b, 46, 47.
  15. Nin-a zu : XII, I, 28-31 ; XII, II, 19-22.
  16. Etana : XII, (?) b, 45.
  17. Ner : II, II, 38 ; XII, (?) b, 45.
  18. Tammuz : VI, 46-47.
  19. Nirba : II, II, 37.
  20. An-usan : IV, II, 22.
  21. Irnini : V, I, 6.
  22. Le dieu de Marad : VI, 192.
  23. An-nin gul : XII, II, 15-26, 27.
  24. Aruru : II, II, 30-35 ; II, V, 25, 26 ; II, VI, 20, 26, 28, 29-36, 37 ; IV, I, 22-23, 24, 27-28 ; IV, II, 3-5 ; IV, III, 47 ; X, V, 39 ; (?), (?) c, 46-50.
  25. An-a-a : IV, II, 20.
  26. Isbara : IV, II, 44.
  27. Silili : VI, 57.
  28. Ainsi, le dieu bélier : III, III (?), 46 ; An-da : X, V, 44 ; la mère 7 : III, III, 10 ; les dieux sanab et parap : (?), (?) i, 21 et 25.
  29. Igigi : XI, 173.
  30. Anunnaki : IV, III, 4 ; X, V c, 42 ; X, VI, 36-39 ; XI, 104-105, 125.
  31. Mammit : X, VI, 37-39.
  32. En-nun-mes sa mi : IV, II, 21.
  33. sêdu : (?), III b, 13-14.




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