Une énigme de l’histoire : la captivité de Jeanne la Folle

Une énigme de l’histoire : la captivité de Jeanne la Folle
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 81 (p. 663-690).
UNE
ENIGME DE L'HISTOIRE

LA CAPTIVITE DE JEANNE LA FOLLE
D'APRES DES DOCUMENS NOUVEAUX

Calendar of letters, despatches, and state-papers relating to the negociations between England and Spain, preserved in the archives at Simancas and elsewhere, edited by G. A Bergenroth, published by the authority of the lords commissioners of her majesty’s treasury, under the direction of the master of the rolls. Supplement to vol. I. et II. London, Longmans, Green, Reades and Dyes 1868.

A mesure que s’ouvrent les archives d’état, l’histoire moderne semble se transformer et appeler des historiens qui la présentent sous sa figure nouvelle. La convention, la légende, s’évanouissent pour faire place à la réalité. Nous étions comme des enfans qui voient la surface des choses sans se demander ce qui s’agite au-dessous. Lorsque nous essayions de démêler les causes secrètes les mobiles cachés, le rouage intime des drames de l’histoire, c’était une sorte de divination, tout au plus un calcul de probabilités, qui nous guidaient, qui souvent nous égaraient. L’hypothèse psychologique avait libre jeu, et il était rarement permis de la contrôler d’une manière sûre et efficace. Qui ne se souvient du temps où un patriotisme mal entendu veillait avec un soin jaloux sur le trésor des documens historiques, — notes, dépêches, instructions, correspondances, — qui auraient pu porter la lumière dans l’obscurité du passé ? On semblait craindre qu’ils ne fissent descendre jusqu’aux neveux la solidarité des erreurs ou des crimes commis par les ancêtres. On revient de plus en plus aujourd’hui de ce préjugé si funeste aux recherches savantes, et toute l’histoire moderne est en train ou à la veille d’être renouvelée de fond en comble.

On sait les révélations que les archives de Simancas, accessibles depuis vingt ans seulement, ont apportées au public étonné ; on n’ignore pas les conclusions inattendues qu’en ont tirées les Prescott, les Ranke, les Mignet. Tout le monde a lu le beau livre dans lequel le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques a substitué à la légende de l’ermite ascétique de San Yuste l’histoire de l’homme d’état infatigable qui, de sa retraite peu rigoureuse, dirigeait, par habitude de gouverner plus encore que par ambition ou illusion, tous les fils de la politique européenne. Grand fut donc l’émoi du monde savant lorsqu’à la fin de l’année dernière on annonça une nouvelle découverte faite dans ces célèbres archives, et qui éclairait, disait-on, d’un jour étrange un autre point légendaire de cette histoire si intéressante de l’Espagne du XVIe siècle, la folie de Jeanne, mère de Charles-Quint. Bien qu’il faille un peu rabattre des conclusions trop hardies de l’érudit allemand, les documens publiés par lui renferment encore des détails accablans pour la mémoire des trois souverains, père, époux et fils de l’infortunée reine de Castille. — Grâce aux pouvoirs discrétionnaires dont jouissait l’archiviste en chef de Simancas, ceux qui s’occupaient de cette époque de l’histoire d’Espagne n’avaient jamais pu obtenir communication de certaines pièces très importantes de la collection. M. Bergenroth fit pendant six ans des efforts plus persévérans qu’heureux pour arriver jusqu’à ces papiers. Soutenu par le ministre de Prusse, le baron de Werthern, il parvint enfin, il y a un an environ, à se faire ouvrir ces armoires mystérieuses. Son zèle fut récompensé au-delà de ce qu’il avait pu attendre. Il trouva en effet des pièces du plus haut intérêt, et il s’est empressé de les publier in extenso, contrairement à l’habitude des calendars, et en les accompagnant d’une traduction anglaise, dans la collection des State-Papers, qui paraît à Londres sous la direction du master of the rolls ; elles en remplissent un gros volume. En tête de ces documens, M. Bergenroth publiait une introduction étendue où il essayait d’établir la parfaite santé mentale de Jeanne. Il donnait en même temps au recueil de M. de Sybel un extrait en allemand de l’introduction qu’il avait publiée à Londres. Peut-être, s’il eût vécu, aurait-il mitigé un peu ce que ses conclusions ont de trop absolu ; malheureusement la mort vient de le surprendre à Madrid même. Il paraît que ses travaux n’avaient point enrichi l’obstiné chercheur, qui a dû être enterré, il y a trois mois, aux frais de la légation de l’Allemagne du nord. Nous avons tenu à contrôler le récit de M. Bergenroth, et nous avons lu avec attention les cent quatre pièces publiées par lui et relatives à l’histoire de Jeanne la Folle. C’est donc dans ces pièces que nous puisons les élémens de l’exposé qu’on va lire et du procès que nous allons instruire sommairement. Si, après cet examen, nous arrivons à des conclusions sensiblement différentes de celles de l’érudit allemand en ce qui concerne l’état mental de la reine, au moins ne pouvons-nous que partager la désapprobation indignée dont il frappe Ferdinand le Catholique, Philippe de Bourgogne et Charles-Quint, qui imposèrent à la malheureuse souveraine un martyre de près de cinquante ans.


I

On connaît la légende. Jeanne de Castille, éperdument éprise de Philippe de Bourgogne, son mari, en devint jalouse à l’excès, et sa jalousie la rendit presque folle. Quand le beau Philippe mourut, elle en fut inconsolable, ne voulut point se séparer de son corps, lui fit rendre par les grands de Castille les honneurs dus à des souverains régnans, et ne consentit jamais à ne plus compter parmi les vivans celui dont la dépouille mortelle l’accompagnait partout. Qu’y a-t-il de vrai en tout ceci ?

Jeanne, fille de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille, naquit en 1479 et fut élevée en Espagne sous les yeux de sa mère. Bien que ce ne fût pas encore l’usage de la cour, comme au temps de Philippe II, d’assister aux auto-da-fé, aux fustigations et aux tortures des hérétiques, ces exploits du fanatisme religieux « en honneur de Jésus-Christ et de sa sainte mère » faisaient cependant dès cette époque le sujet préféré de toutes les conversations dans l’entourage dévot d’Isabelle la Catholique. Le sens droit et tous les bons instincts de Jeanne semblent s’être révoltés contre ces excès de la foi, et elle osa dès lors se mettre en opposition avec sa mère. On comprend la douleur d’Isabelle en voyant sa propre fille se perdre de gaîté de cœur, car n’était-ce pas se perdre à ses yeux que de douter de la sainteté des procédés de l’inquisition ? Aussi essaya-t-elle d’étouffer ces premiers germes de désobéissance. Elle ne recula devant aucun moyen pour amener Jeanne à de meilleurs sentimens : devant aucun, disons-nous. Voici en effet ce que, trente ans plus tard, le marquis de Dénia, geôlier en chef de la malheureuse captive, écrivait à Charles-Quint, fils de Jeanne, — la lettre est du 25 janvier 1522 : « Si votre majesté voulait employer contre elle la torture, ce serait à bien des égards rendre service à Dieu et faire en même temps bonne œuvre envers la reine elle-même. Les personnes de sa disposition ont besoin de cela, et la reine, votre grand’mère, punissait et traitait sa fille, la reine, notre dame souveraine, de la même façon. » On comprend que Jeanne s’empressa d’accepter la main de Philippe de Bourgogne, un des plus beaux cavaliers de son temps, qui devait la conduire en Flandre et la soustraire à « l’éducation » de sa mère. Qui n’en eût fait autant à dix-sept ans et en de pareilles circonstances ?

A peine fut-elle arrivée à Bruxelles (1496), que des bruits inquiétans sur l’orthodoxie de la jeune archiduchesse parvinrent à Madrid, et Isabelle envoya aussitôt en Flandre frère Thomas de Matienzo, sous-prieur de Santa-Cruz, pour ramener sa fille à la vraie foi. Le moine la trouva froide, glaciale même, s’il faut en croire ses rapports, et surtout méfiante à son égard. Elle ne demanda pas même des nouvelles de sa mère, au moins dans les premiers temps du séjour de frère Thomas. Elle négligeait le ménage (la gobernacion de la casa). Au demeurant, il la jugea tiède dans la croyance, mais non incrédule. Si elle ne consentait point à se confesser, au moins assistait-elle à la messe, qu’elle faisait célébrer dans le palais même. En somme, elle lui apparut, et elle nous apparaît dans ses lettres telle qu’avaient dû la faire l’éducation de sa mère et la conduite brutale de son mari, qui allait, dit-on, jusqu’à la battre. Elle est nerveuse, irritable, un peu capricieuse ; elle a des audaces et des révoltes subites suivies aussitôt de soumissions et de lassitudes non moins soudaines. C’est un caractère comprimé, absolument dépourvu d’énergie active, hors d’état de tenter une entreprise hardie ou de prendre une résolution décisive, mais doué d’une prodigieuse énergie passive, pour nous servir des mots de M. Bergenroth, d’une force d’inertie presque invincible. Elle le prouva en résistant à toutes les exhortations de frère Thomas aussi bien qu’à celles de son ancien précepteur, frère André, qui la suppliait dans ses lettres de renvoyer tous les ivrognes (bodegones) de Paris, — c’est ainsi qu’il qualifiait les savans théologiens de la Sorbonne dont Jeanne s’était entourée, — et de choisir pour confesseur un bon moine espagnol. Jeanne ne daigna même pas lui répondre.

On se figure le dépit d’Isabelle en apprenant ces fâcheuses dispositions, et on comprend l’intérêt de Ferdinand et du parti clérical de Madrid à entretenir l’hostilité entre la mère et la fille, surtout après la mort de don Juan et de don Miguel, le frère et le neveu de Jeanne, héritiers mâles des deux souverains catholiques (1500). Aussi ne fit-on rien pour les rapprocher. Une réconciliation eût détruit d’un seul coup le rêve de toute la vie de Ferdinand, le but suprême de sa politique depuis son avènement au trône, l’union de l’Aragon et de la Castille[1] ; elle eût en même temps porté un coup mortel à l’institution dont dépendait le règne du clergé en Espagne, à la sainte inquisition. La loi salique n’étant pas admise dans la Péninsule, Ferdinand aurait dû, à la mort de sa femme Isabelle, céder la corona (Castille) à sa fille et se contenter de la coronilla (Aragon). On devait penser que Jeanne, presque hérétique, très tolérante en tout cas, n’eût point continué les erremens religieux de sa mère. Celle-ci s’en préoccupa. Dès 1501, elle présenta aux cortès de Tolède un projet de régence qu’ils s’empressèrent d’adopter, et que Rome ne tarda point à confirmer. Par ce projet, Isabelle, vu la « grande expérience » de son époux Ferdinand, le nommait régent à vie de Castille, « au cas où Jeanne serait absente, peu disposée ou inapte à exercer elle-même ses droits de souveraine. » Cette singulière prévision semblait justifiée par le peu de goût que Jeanne montrait à Bruxelles pour les affaires d’état, et elle s’explique à nos yeux. Aurait-on pu dire la vraie appréhension d’Isabelle et les dangers que l’avènement de Jeanne eût fait courir à l’inquisition, alors si impopulaire en Espagne ? Ici se place d’ailleurs un épisode important que M. Bergenroth a eu le tort de passer sous silence, bien qu’il contribue singulièrement à excuser la conduite d’Isabelle. Nous voulons parler des voyage en Espagne de Philippe et de Jeanne. L’archiduc et sa femme arrivèrent dans la Péninsule au commencement de 1502 ; ils y furent reçus à merveille. Les fêtes succédèrent aux fêtes, et, ce qui est plus important, les droits de Jeanne furent solennellement reconnus par les cortès de Tolède et par les bras de Saragosse. Philippe cependant ne se plut pas en Espagne, et il n’attendit pas la fin de l’année pour quitter le pays et sa femme, grosse alors de l’infant don Ferdinand. Chargé par son beau-père de négocier la paix avec le roi de France, il conclut (5 avril 1503) le traité de Lyon en outrepassant toutes les instructions de Ferdinand, qui en conçut un ressentiment très vif, et ne songea plus qu’à se débarrasser d’un gendre aussi incommode. Un fait grave vint à son secours. Jeanne avait été d’une tristesse morne pendant sa grossesse et surtout depuis le départ de son époux, qu’elle ne cessait d’adorer malgré ses déportemens. A peine fut-elle accouchée qu’elle demanda d’aller rejoindre Philippe. On l’en empêcha de force ; elle tenta de fuir dans des circonstances presque romanesques. On parvint à l’arrêter et à la retenir à Medina del Campo jusqu’en 1504. La conduite de l’archiduchesse, qui pendant des journées entières s’était obstinée à ne vouloir pas rentrer dans ses appartemens, donnait au moins un prétexte pour son interdiction ; peut-être même sa mère y vit-elle réellement un acte de démence. Ce qui est certain, c’est que dans son testament, qui reproduisait le texte de la loi récente, Isabelle ne renouvelait pas même la clause sur l’incapacité éventuelle de sa fille, et nommait son mari régent sans condition. A peine a-t-elle fermé les yeux (23 novembre 1504), Ferdinand s’empare du pouvoir, et déclare aux grands du royaume, réunis à Médina del Campo, qu’il a « ôté la couronne de Castille de sa tête pour la placer sur celle de sa fille, mais qu’il continuera de gouverner comme lieutenant et régent à vie ; » puis il réunit les cortès à Toro (février 1505), leur renouvelle sa déclaration dans un discours du trône comme il savait en faire, et est acclamé par ses sujets.

Philippe protesta sur-le-champ contre les « mensonges et bourdes infinies » que Ferdinand répandait sur l’état mental de Jeanne. Bientôt il apparut en personne à la tête d’un corps de troupes et accompagné de sa femme, afin de réclamer pour lui-même et pour Jeanne la couronne de Castille. Leur succès fut plus grand encore qu’ils n’avaient osé l’espérer. De tous côtés, les partisans affluèrent, et l’armée allait grossissant au fur et à mesure qu’elle avançait dans l’intérieur de la Péninsule. Ferdinand, d’ordinaire si maître de lui, eut un véritable accès de fureur ; un moment, il fut sur le point d’aller trouver son gendre avec capa y espada pour le tuer en combat singulier à l’espagnole. Soudain il se ravisa, et revint à des dispositions qui lui étaient plus habituelles. Que s’était-il passé ? Sous la conduite du connétable d’Espagne, un tiers-parti s’était formé, lequel repoussait Philippe, et ne reconnaissait que Jeanne pour souveraine de Castille. Le vieux politique n’hésita pas longtemps. Il vit tout de suite et nettement d’où lui venait le danger principal, et il résolut de s’attacher Philippe, que l’Espagne redoutait, non sans raison, car elle connaissait sa dureté, son avarice, et elle voyait en lui l’étranger. Ferdinand savait que l’entourage de Philippe, composé de Flamands et d’Espagnols exilés, serait pour le mari plutôt que pour la femme. Il savait que Jeanne vivait en hostilité ouverte avec les courtisans depuis qu’elle avait annoncé son intention formelle de mettre un frein à leur avidité. Il n’ignorait pas que Philippe lui-même ne se souciait ni du rôle effacé de prince-époux, ni du contrôle que Jeanne, entourée d’une cour espagnole, exercerait sur lui et les rapines de ses amis flamands, les Chièvres, les Chimay, les Sauvaiges, les Bèvres. Le rusé Aragonais va donc à la rencontre de Philippe, et passe la nuit du 1er au 2 juin presque seul à Villafranca del Valcarcel, d’où il envoie à son gendre l’archevêque de Tolède, chargé de négocier une entrevue. Cette entrevue eut lieu le 26 juin à Villafafila. Le contraste fut grand entre les deux princes ; il fut certainement prémédité de la part du beau-père, qui arriva monté sur un âne, accompagné de son secrétaire d’état, et au lieu d’armes « la paix à la main, l’amour dans le cœur. » On eût dit un bon bourgeois venant traiter une affaire de commerce sur le marché de la petite ville. Philippe au contraire, un grand beau blond légèrement enclin à l’embonpoint, vint tout couvert de velours et de soie, sur un cheval richement caparaçonné, entouré d’une noblesse chamarrée, suivi de troupes nombreuses. Ferdinand et Philippe descendirent de leurs montures pour entrer seuls dans l’église. Ce qui s’y dit n’arriva aux oreilles de personne. Les gentilshommes chargés de veiller aux portes virent les deux princes aller et venir dans la nef, et il leur sembla que Ferdinand parlait beaucoup et avec insistance, tandis que Philippe leur parut embarrassé et gêné. Au bout de deux heures, ils sortirent, et ils signèrent aussitôt le traité. Quel traité ? celui par lequel Philippe cédait son semblant de droit à son beau-père ? Ce serait mal connaître Ferdinand que de lui supposer pareille naïveté. Le vieillard n’avait employé ces deux heures qu’à persuader à son gendre, si convaincu la veille encore de la santé parfaite de sa femme, que Jeanne, avec laquelle il vivait depuis dix ans sans se douter de son état, était en réalité folle à lier, ou plutôt qu’elle avait « une maladie que des considérations de décence et de dignité empêchaient d’indiquer clairement. » Aussi le traité signé à Villafafila cédait-il tous les droits sur la Castille à Philippe de Bourgogne. Le roi renonçait à faire valoir les titres que lui conféraient une loi régulière des cortès et le testament d’Isabelle ; il faisait plus : il s’engageait à quitter l’Espagne pour ne pas entraver, ne fût-ce que par sa présence, l’action de son « fils chéri. » Il est vrai qu’il avait eu soin, aussitôt après avoir prêté serment sur l’Évangile, de s’enfermer avec son secrétaire d’état, don Miguel Perez Almazan, qui ne l’avait point suivi sans intention, et de rédiger une protestation en due forme : il y affirmait qu’il était tombé, tout seul et sans armes, dans un guet-apens tendu par son gendre, lequel lui avait extorqué le traité de renonciation ! Voilà le mot de la modestie bourgeoise du cortège royal. La protestation a encore pour nous un intérêt plus direct : Ferdinand y déclarait vouloir aider sa fille Jeanne, « tenue injustement captive par son mari, à recouvrer sa liberté, » et il y démentait, implicitement du moins, sa folie. Qui trompe-t-on ici ? se demande le lecteur en voyant toutes ces déclarations et ces protestations contradictoires qui font de Jeanne tantôt une femme sensée et tantôt une folle, selon les besoins de l’intrigue et des personnages. Pour le moment, Ferdinand ne produisit pas encore cette protestation. Il se contenta de recommander à un de ses fidèles Aragonais. Mosen Luis Ferrer, le bien-être de ses enfans chéris, et même leur paix conjugale ; puis, il se rendit à Naples. Cependant. « Dieu eut pitié du plus fidèle de ses serviteurs. » A peine arriver en Italie, le roi apprend la nouvelle de la mort subite de son gendre Philippe. On voit que Ferrer avait admirablement compris et exécuté les instructions de son maître. Personne en effet ne douta que Philippe ne fût mort de poison. Les médecins, il est vrai, déclarèrent qu’ils n’avaient point trouvé de traces suspectes dans le corps du duc ; mais il est bon de dire qu’ils n’avaient pas voulu examiner les entrailles, et qu’ils les avaient fait enterrer pendant qu’ils procédaient à l’embaumement. Les tribunaux, trouvant le cas trop délicat, n’osèrent intervenir ni contre les auteurs présumés du crime, ni contre les calomniateurs ; on s’empressa même de mettre en liberté les criminels qui eurent assez d’esprit pour déclarer qu’ils savaient quelque chose du bocado’ (c’était l’euphémisme employé alors pour ce genre d’assassinat) donné à Philippe[2].

Voilà, donc Jeanne veuve, et elle a pour dot le royaume de Castille. Les prétendans ne manquèrent pas, comme bien l’on pense : parmi eux se trouvaient Gaston de Foix et Henry VII d’Angleterre, qui, on le sait, aimait l’argent, et que la folie de Jeanne n’effrayait point, car il l’avait vue peu auparavant. Ferdinand s’empressa de parer le coup. Il écrivit à toutes les cours des lettres sentimentales et doucereuses où il parlait de « sa profonde douleur » et de la démence de sa pauvre fille, démence qu’il avait niée deux mois auparavant ! Ce sont ces lettres qui, selon M. Bergenroth, seraient l’unique source de toute la légende ; les témoins contemporains en effet sont muets sur ce point. Maquereau, officier de la maison de Flandre, témoin de la mort de son maître, et qui la décrit tout au long dans son Traité et recueil de la maison de Bourgogne, ne dit pas un mot de la folie de Jeanne, qui, selon la tradition, aurait éclaté en ce moment. Jean de Los, abbé de Saint-Laurent, près de Liège, parle de la folie de Philippe, non de celle de la reine. Pierre Martyr cependant, dont les lettres sont datées de 1506 et 1507, sans parler précisément de folie, raconte les faits étranges qui se passèrent lors de la translation du corps de Philippe, et il les représente comme des excentricités. Ce n’est que dans l’histoire de Charles-Quint par Sandoval, écrite vers le début du XVIIe siècle, que nous trouvons la première mention catégorique du fait. Encore Sandoval ne consacre-t-il, dans son immense volume, qu’une seule petite phrase à ce détail si important, et il a soin d’ajouter : pues dicen, « à ce qu’on dit. » Or les pièces semblent prouver que, depuis le lendemain de l’entrevue de Villafafila, Jeanne était captive, enfermée par son propre mari, et qu’il lui eût été absolument impossible de faire rendre au corps de Philippe les honneurs solennels dont parlera légende, et qui se rapportent simplement, selon toute apparence, à une messe de bout de l’an (cabo d’año). Nous savons d’ailleurs ce qui s’était passé l’année précédente à Bruxelles. Jeanne surprit la liaison de Philippe avec une de ses dames d’honneur, à laquelle elle fit une scène violente. Son mari ne l’avait négligée que davantage après cet éclat. Bientôt après il découvrit qu’elle avait écrit à son père, pour lequel elle professait une admiration et une confiance sans bornes, et que dans sa lettre elle semblait approuver la conduite de Ferdinand. Outré de ce qu’il considérait comme une trahison, Philippe la maltraita et l’enferma, il dut en être de même après son arrivée en Espagne, car les serviteurs de la reine qui furent entendus comme témoins en 1520, lors de l’affranchissement momentané de celle-ci, déclarèrent tous qu’elle était emprisonnée depuis « plus de quatorze ans, » ce qui mous mène au moins jusqu’en juillet 1506 ; et que c’était Philippe qui l’avait privée de sa liberté. On sait quel intérêt il y avait.

Philippe était mort à Burgos ; il s’agit de faire porter son corps à Grenade, où il devait être enterré. Ferrer, qui se trouvait chargé de la personne de la reine, fit coïncider le voyage de sa prisonnière avec le transport du cadavre, soit sur les instances de Jeanne, soit pour un motif politique. Jeanne devait être conduite à Tordesillas, et cette forteresse se trouvait sur le chemin de Burgos à Grenade. Aussi M. Bergenroth croit-il qu’une considération d’économie a pu dicter la conduite de Ferrer. Sans doute l’argent était bien rare à cette époque, et les souverains firent plus d’une fois d’étranges choses pour épargner quelques milliers d’écus ; pourtant ce n’aurait jamais pu être là qu’un motif secondaire. Le motif principal de ce bizarre arrangement, il est difficile d’en douter, fut le désir de frapper les imaginations et de mieux répandre la fable que l’on avait inventée sur la veuve inconsolable, folle de douleur, obstinée à croire vivant son époux mort. Nous ne possédons, paraît-il, aucun document sur la manière dont se fit le trajet de Burgos à Tordesillas ; mais nous connaissons les dispositions prises par le marquis de Dénia, gouverneur de la forteresse, lors de deux voyages projetés en 1522 et en 1527, l’un à Arevalo, l’autre à Toro[3]. La reine devait être enlevée de force et portée dans une litière. « Son altesse royale doit partir d’ici à onze heures du soir ou minuit et être amenée jusqu’à un endroit situé à trois milles d’ici et qu’on appelle Pedrosa. Il faut qu’elle y reste tout le jour ; la nuit suivante à la même heure, il faut qu’elle se remette en route et qu’elle arrive encore de nuit à Toro. On aura soin de ne la laisser voir de personne à son arrivée. » Il est probable que les choses se passèrent de la même façon en 1507. On voit d’ici l’effet que ce cortège nocturne à la lueur des flambeaux d’une reine folle et d’un prince mort devait produire sur les imaginations espagnoles. D’ailleurs, quand même on pourrait ajouter une foi entière à Ferdinand et à Pierre Martyr, qui prêtent à Jeanne elle-même l’idée de ce singulier voyage, tous ces faits, s’ils prouvent la violente passion dont elle fut la proie en ce moment, n’autorisent point à conclure à l’insanité d’esprit. Sa sœur Isabelle en avait presque fait autant à la mort de son mari Alonzo, et Jeanne donna en même temps des preuves de prudence et de tact. On voulut lui faire signer un acte pour la convocation des cortès et d’autres pièces importantes ; elle refusa, et renvoya les ministres à son père, qui arriverait bientôt. La seule mesure qu’elle consentit à approuver par sa signature, — c’est la seule pièce qu’elle ait signée jamais, — consacra même un acte de haute politique : elle annulait tous les dons faits à la noblesse castillane par Isabelle, sa mère, sur les biens de la couronne. Au demeurant, elle restait accablée et ne demandait quelque consolation qu’à la musique. Avant de quitter Burgos (fin décembre 1506), elle avait bien fait ouvrir le cercueil, s’il faut en croire Pierre Martyr, pour revoir encore une fois les restes embaumés de son époux ; mais elle n’avait pas versé de larmes. La source en était tarie, dit-on, depuis le jour où elle avait découvert l’intrigue de Philippe avec sa dame d’honneur. Arrivée à Tordesillas, la reine fut renfermée, le corps de Philippe fut déposé au couvent de Santa-Clara, le tombeau de Grenade n’étant pas terminé encore. Cependant la reine ne paraît pas avoir demandé une seule fois à voir le cercueil de son époux, et en vingt-cinq ans elle ne mit pas le pied à Santa-Clara, dont elle n’était séparée que par une centaine de pas. Dans ses conversations avec son geôlier, dont nous avons des rapports très fidèles faits par lui-même, elle ne parle jamais que très simplement de Philippe, comme le ferait toute veuve et sans jamais songer à le croire vivant. Que devient dès lors sa prétendue monomanie de ne vouloir se séparer du corps de son mari et de s’obstiner à le traiter comme s’il était vivant ? Par contre, on comprend fort bien pourquoi le char funèbre qui en 1507 avait rendu de si bons services fut remis à neuf en 1518 (10 août), en 1522, en 1527 enfin, lorsqu’il s’agit de quitter Tordesillas.

II

Depuis la mort de Philippe (1506) jusqu’à la révolte des comunidades en 1520, Jeanne resta prisonnière dans la forteresse de Tordesillas, et n’apprit plus rien de ce qui se passait au dehors. Ferdinand, son père, qu’elle avait revu en 1507, non sans une profonde émotion, mourut en 1516, laissant à son petit-fils Charles le royaume-uni. Il n’avait pu le lui conserver qu’en agissant envers sa fille comme il l’avait fait, car la mort même de Jeanne n’eût pu le servir autant que son incapacité de régner. Jeanne morte en effet, Ferdinand eût été obligé de donner la Castille à son petit-fils et de paralyser ainsi sa propre action dans la Péninsule. Charles, qui avait hérité des états de son père, qui bientôt après allait hériter de ceux de son grand-père Maximilien ainsi que de la couronne impériale, se trouva héritier de l’Espagne réunie, et il avait plus intérêt encore que Ferdinand à laisser sa mère où elle était. Il avait été élevé par sa tante Marguerite dans « la grande idée » de la monarquia, qui devait réunir entre ses mains tous les pays du monde civilisé et lui permettre de maintenir partout la vraie foi, ou, comme on disait alors, « d’assurer la paix à la chrétienté et de défendre la cause de notre Sauveur contre les infidèles et les hérétiques ; » il eût vu s’échapper la clé de voûte même de son édifice, l’Espagne, en laissant Jeanne monter sur le trône. Les idées hétérodoxes, alors si répandues dans la Péninsule, y eussent sans doute triomphé à l’ombre d’un gouvernement modéré, comme l’aurait été infailliblement celui de la reine. Il sacrifia résolument sa mère à sa « mission, » comme Philippe avait sacrifié sa femme à son avarice, comme Ferdinand avait immolé sa fille à ses plans politiques. Ce n’est pas que Charles ait agi sciemment ; loin de là, et c’est ici un des nombreux points où nous nous séparons de M. Bergenroth : Charles avait à peine seize ans quand son grand-père mourut, et depuis dix ans il n’avait jamais rien su de sa mère que sa captivité et sa folie. Comment aurait-il pu songer, si prématurément corrompu qu’il fût, à une supercherie de son aïeul, qu’il vénérait et admirait ? Peut-être eût-il dû s’assurer de la vérité ; il ne mit aucun empressement à le faire. Arrivé en Espagne dès l’été de 1517, il ne vint à Tordesillas qu’au printemps de l’année suivante. Ce qui est certain, c’est qu’après cette visite il ne lui fut plus guère possible de croire à l’incapacité absolue de sa mère, nous ne disons pas de gouverner, mais de vivre en liberté. Il y eut là évidemment une de ces illusions à moitié volontaires auxquelles les hommes aiment à se laisser aller quand elles sont favorables à leurs intérêts. Le soin du salut spirituel et terrestre de la chrétienté fit le reste ; Jeanne resta donc à Tordesillas sous Charles comme elle y était restée sous Ferdinand.

Au premier moment du nouveau règne, il sembla toutefois qu’il allait y avoir un peu de soulagement dans l’état de la princesse. Le cardinal Cisneros (Ximénès), vice-roi d’Espagne en attendant l’arrivée de son maître, destitua le terrible geôlier Mosen Luis Ferrer, moins par pitié pour la reine que par haine des « Aragonais, » que la noblesse castillane comptait bien remplacer dans la faveur royale après la mort de Ferdinand. Le cardinal envoyait en même temps à Charles une personne de confiance pour lui dire que Ferrer avait, par son traitement, mis en danger « la vie et la santé » de sa mère. Ferrer, qui voyait réellement de la démence dans la mélancolie de Jeanne, déclara qu’il n’avait jamais donné la cuerda à la reine que sur les ordres du roi Ferdinand. La cuerda consistait, d’après M. Bergenroth, à suspendre la victime par les bras et à lui attacher aux pieds de gros poids qui finissaient par désarticuler les membres. Le cardinal ne voulut point écouter ces excuses, maintint la destitution de Ferrer, et le remplaça par un certain Estradas. Quant à Charles, loin de s’indigner de la conduite de Ferrer, il se fâcha presque contre l’indiscret vice-roi. « Comme, il ne convient à personne plus qu’à moi-même d’avoir soin de l’honneur, du contentement et de la satisfaction de la reine, ma souveraine, ceux qui se mêlent de ces choses ne peuvent avoir de bonnes intentions. » En Flandre, s’il faut en croire Diego Lopez de Ayala, qui vivait à la cour de Bruxelles, on ne fut pas dupe des belles paroles de Charles. « Ici, écrivit-il le 12 juillet 1516 à Cisneros, ils ne parlent, à ce que je vois, de la santé de la reine que prœter forman, et sans le moins du monde la désirer. Ce sont gens très dangereux, et on est obligé d’avoir garde à sa langue. »

Nous ne savons rien de la première visite de Charles à Tordesillas, si ce n’est qu’elle eut lieu le 15 mars 1518 ; et que Charles, en quittant sa mère, lui laissa comme gouverneur don Bernardino de Sandoval y Rojas, marquis de Dénia et comte de Lerma, revêtu de pouvoirs discrétionnaires sur la personne de la reine, ses serviteurs, les autorités et la bourgeoisie de la ville. A partir de ce moment, nos renseignemens deviennent exacts et abondans, car outre la correspondance officielle, destinée à être lue devant les conseillers privés du roi, il y eut une seconde correspondance, que celui-ci lisait seul, et que le marquis écrivait de sa propre main pour ne pas initier son secrétaire, ainsi qu’il le dit lui-même, à ce terrible secret. Charles en effet lui avait recommandé (18 avril 1518) d’être aussi prudent que possible, de ne jamais parler avec Jeanne devant du monde, pas même devant ses femmes., Il l’avait hautement approuvé d’avoir empêché la reine de sortir. « Il faut, avait-il ajouté, que, pour les choses concernant son altesse, vous n’écriviez à personne qu’à moi-même, et que vous envoyiez toujours les lettres par un messager sûr, puisque la chose est si importante pour moi et de nature si délicate. » Dénia répond qu’il apprécie toute l’importance du secret, et jure que « personne n’apprendra rien sur l’état vrai de la reine. » Il s’excuse même d’avoir écrit à Ferdinand, frère de Charles. « Quand même, ajoute-t-il, il resterait cent ans en ce pays, je ne lui communiquerai rien de ce qui se passe ici. » Plus tard, il demande à Charles des chiffres pour correspondre plus sûrement encore. A chaque lettre, nouvelles recommandations, nouvelles promesses de garder le secret. Est-ce la folie de la reine-mère qu’on essaie ainsi de cacher à tous, même aux conseillers privés, alors que Charles ne règne qu’en l’invoquant ? Ne serait-ce pas plutôt la crainte de voir des doutes s’élever sur cette folie, qui pouvait paraître et parut en effet à beaucoup de personnes une simple surexcitation nerveuse augmentée par la contrainte ? La correspondance secrète trouvée par M. Bergenroth va répondre à ces questions.

Ce que l’on appelait pompeusement le palais de Tordesillas était un bâtiment grossier qui ressemblait plus à une maison bourgeoise qu’à un château royal. Une grande et vaste pièce tenait presque tout le rez-de-chaussée, et avait vue sur le Duero et la triste plaine qui s’étend au-delà. Les autres pièces, assez nombreuses, mais mesquines, étaient occupées par l’infante doña Catalina, née immédiatement après la mort de Philippe, pendant le voyage de Burgos à Tordesillas, par le marquis de Dénia et sa famille, enfin par les femmes de service et de surveillance. Quant à la reine elle-même, elle habitait une petite chambre attenante à la grande salle et complètement dépourvue de fenêtres et même de lucarnes. Une lampe, qui brûlait nuit et jour, l’éclairait seule. Jeanne ne devait quitter cette pièce sous aucun prétexte, et c’est en vain que sa fille Catalina, dans une lettre touchante (19 août 1521), conjurait son frère Charles, « par l’amour de Dieu, de permettre que la reine, sa souveraine, pût se promener dans le corridor le long de la rivière ou dans celui où l’on gardait les tapis, et qu’on ne l’empêchât pas de se rafraîchir dans la grande salle. » Comme les passans eussent pu entendre son appel, on jugeait prudent de la confiner dans sa pièce noire. Dans les rares occasions où elle put en sortir pour quelques momens, elle était strictement surveillée.

Ses dépenses annuelles étaient fixées à 30,000 écus d’abord, puis à 28,000 ; mais son trésorier, Ochoa de Olanda, avait ordre de ne lui en laisser rien parvenir. Le service et l’entretien de la reine et de l’infante, ainsi que du marquis de Dénia et de sa famille, étaient payés sur cette somme, qui pourrait paraître suffisante, si l’on ne se rappelait qu’elle n’atteignait pas même le quart du revenu de la plupart des ducs, ni la moitié de celui de bon nombre de marquis espagnols, si l’on ne se rappelait surtout le luxe et l’éclat dont s’entouraient les cours du XVIe siècle, précisément pour mettre la royauté hors de page vis-à-vis d’une noblesse soumise depuis peu. Les femmes qui surveillaient la reine, — car on ne laissait pénétrer aucun homme dans le château, — étaient habituellement au nombre de douze, et il paraît que le marquis eut beaucoup de peine à maintenir l’ordre et la discipline parmi ces suivantes. Dès qu’il en réprimandait une, toutes « prenaient fait et cause pour elle, » et se soulevaient « comme un régiment. » On s’efforçait de les empêcher de communiquer avec le dehors, ce qui ne faisait, comme bien l’on pense, qu’accroître leur désir de sortir et de jaser. Il ne se célébrait pas, dit le marquis, de noce, de baptême, de funérailles dans la ville sans qu’elles en prissent prétexte pour demander à y assister, la cérémonie eût-elle lieu dans des familles parentes ou alliées au dixième degré seulement. Bien entendu, on leur en refusait la permission, et on donnait aux sentinelles la consigne de les arrêter ; mais elles n’eussent pas été femmes, si elles n’avaient réussi souvent à tromper la vigilance des factionnaires et à porter au dehors de vagues rumeurs de ce qui se passait dans le palais. Quelque chose de l’état réel de la prisonnière ne laissait donc pas de pénétrer dans le public. « La conséquence de ces visites, écrivait Dénia à Charles, est qu’elles ne peuvent s’empêcher de jaser avec leurs maris, parens et amis, et de bavarder de ce qui ne devrait pas être connu… Des membres du conseil privé m’ont questionné sur des choses qu’ils n’ont pu tenir que du rapporteur licencié Alarcon, mari d’une de ces femmes appelée Léonor Gomez, qui ne sait point se taire… Il n’est pas bon d’employer au palais des femmes mariées, surtout lorsque ce sont des femmes de conseillers privés, car il est absolument nécessaire que ce qui se passe ici soit tenu caché au monde entier et particulièrement au conseil d’état. » Il demande des ordres sévères ; « sans cela, le secret ne saurait être gardé. » Pourquoi tout ce mystère ? Puisqu’il y avait des doutes dans le pays sur la réalité de la folie de Jeanne, que ne s’empressait-on de les dissiper en montrant la reine à tout venant ?

Il était des cas où il semblait difficile qu’on ne laissât pas pénétrer des hommes à l’intérieur du palais. En 1519, Jeanne devint sérieusement malade. « Son altesse a eu pendant dix jours une fièvre violente, et elle désirait qu’on appelât un médecin ; mais, comme la fièvre a diminué, je n’en ai pas appelé. » Comme la fièvre diminuait après dix jours ! le mot est unique. L’infante Catalina tomba malade à son tour ; elle eut une maladie bien peu séante pour une future reine, la gale. Elle ne fut traitée que d’une façon empirique et par des femmes, si bien que sa santé en reçut une grave atteinte. Force fut bien cette fois d’appeler un médecin. On manda Soto, ancien médecin de la reine du vivant de Philippe et déjà un peu au courant de ce qui se passait. On le choisit de préférence à quelqu’un qui n’eût encore rien su. Malgré une stricte surveillance, la reine parvient à échanger quelques mots avec Soto, et le marquis insiste pour que Charles-Quint le couvre d’honneurs et d’argent afin d’acheter son silence (6 juin 1519). La petite infante, qui avait six ou sept ans de moins que Charles et qui partageait, sans doute pour des raisons d’économie, la captivité, de sa mère, écrivait de temps en temps des lettres à son frère, et ces lettres d’enfant ne respirent que le contentement et la joie. « On admire, dit à ce propos M. Bergenroth, la souplesse de la nature humaine, qui se plie à tout, et se fait même à une vie aussi misérable ; » mais on découvre bientôt que ces billets naïfs lui ont été dictés par le marquis et sa femme. En 1521, la jeune princesse a en effet occasion de faire parvenir à son frère, à l’insu de Dénia, un long mémoire écrit de sa main. Ce mémoire est d’un tout autre ton que les lettres. Elle y énumère ses griefs en se plaignant amèrement de tout ce que sa mère et elle ont à supporter de l’avarice et du mépris de leurs geôliers. On la visite quand elle sort et quand elle rentre. Le marquis la traite avec dureté et hauteur, les filles de Dénia mettent ses robes, lui enlèvent ses bijoux. Un jour qu’elle a reçu une lettre de la comtesse de Modica, femme de l’amiral de Castille, qui compatissait au sort de Jeanne, on lui « arrache presque les yeux. » On ne lui permet pas de visiter sa mère ; celle-ci est ramenée dans sa chambre noire dès qu’elle vient voir sa fille. Une lettre écrite d’une autre main est jointe à ce mémoire ; elle se termine par un post-scriptum de la propre main de doña Catalina. « Je prie votre majesté, y dit-elle, de pardonner que cette lettre soit écrite d’une main étrangère, mais je n’en puis plus ! »

S’il y avait disette de médecins au château, les moines n’y manquaient point : parmi eux, ce fut frère Juan de Avila et frère Antonio de Villegas qui se distinguèrent surtout par leur zèle. On tenait beaucoup à la conversion de la reine, qui, sans être hérétique, était fort tiède en matière religieuse, et pratiquait peu. « En ce qui concerne la messe, écrit le marquis de Dénia, trois mois après la visite de Charles, nous nous en occupons sans cesse. Son altesse désire qu’elle soit lue dans le corridor où votre majesté l’a vue, tandis que je désire, moi, qu’on la lise dans une pièce attenante à la sienne. D’ailleurs, que ce soit à l’un ou à l’autre endroit, on lira bientôt la messe. » Il y revient un mois après. « Tous les jours, nous sommes occupés de l’affaire de la messe. Si elle traîne en longueur, c’est que nous voulons voir si la reine ne veut pas y donner son consentement. Ce serait ce qu’il y aurait de mieux. Pourtant, avec l’aide de Dieu, son altesse entendra la messe. » Au mois de septembre 1518 en effet, on dressa un autel tendu de noir dans le corridor, et la reine consentit à assister, en présence de sa fille et de frère Juan, au service divin célébré par frère Antonio. Elle lut même son paroissien à haute voix ; mais quand, à la façon castillane, on lui présenta l’Évangile et la Pax, elle fit signe de les passer à sa fille, et ne voulut point accepter ce privilège royal. Comment avait-elle été amenée à cette concession, qui, s’il faut en croire une note marginale du secrétaire de Charles, fit « grand plaisir » à son fils ? Était-ce par son propre raisonnement, qui lui disait qu’il ne fallait pas trop renier la religion de la majorité du peuple espagnol ? Était-ce par l’éloquence des moines ? Était-ce par le terrible argument de la cuerda ? Il faut craindre que ce ne soit ce dernier moyen de persuasion qui ait fini par triompher de ses résistances. Dans une autre occasion, neuf ans plus tard, le 11 octobre 1527, Dénia n’hésitait point à écrire à son maître : « Si votre majesté ordonne que son altesse soit traitée avec des égards, votre majesté… agit en bon fils. Il doit cependant être convenu que moi, en ma qualité de vassal, je dois faire ce qui est utile à son altesse. » Or il lui avait dit précédemment ce qu’il croyait « utile à son altesse » en l’assurant que « rien ne lui ferait autant de bien que la torture, » et qu’on « rendrait service à Dieu et à elle-même en la lui appliquant. » Ce qui est certain, c’est que quelques années plus tard, lors de sa seconde captivité, Jeanne fut intraitable sur le chapitre de la religion, et protesta qu’on lui avait fait violence. Elle alla un jour jusqu’à arracher sa fille Catalina de l’autel où elle priait (25 janvier 1522), et les scènes de ce genre se renouvelèrent, si bien que Dénia, le 23 mai 1525, finit par demander à Charles d’abord un dominicain qui s’entendît mieux à la persuader que les moines dont elle était entourée, puis, « bien que ce soit chose grave pour un sujet, » l’autorisation de lui donner la premia, euphémisme qui désigne, s’il faut en croire les lexicographes espagnols, « les moyens violens employés par un juge pour obtenir des aveux[4]. » Au moment toutefois où nous sommes arrivés (septembre 1518), la reine semblait avoir cédé. On ne comprend donc guère pourquoi on la poursuivait encore, si le salut de son âme inquiétait seul son surveillant. Frère Juan de Avila se contente de ce résultat, et devient dès lors un des défenseurs de la reine. Aussi a-t-on hâte de se débarrasser de lui : on le consigne même dans son couvent ; ses lettres deviennent de plus en plus rares ; sa voix s’affaiblit « comme celle d’un homme qui se noie, » dit M. Bergenroth, jusqu’à ce qu’enfin elle se taise complètement. Le marquis cependant ne cessait point de poursuivre encore le but principal de sa mission, qui était évidemment d’extorquer à la victime une abdication en forme ; il n’y réussit point. Nous connaissons déjà la force de résistance de Jeanne, et nous ne pouvons être étonnés de l’insuccès du marquis. Nous verrons d’ailleurs dans la suite de ce récif, que, si Jeanne eut un coin de folie, ce fut une répugnance singulière à mettre son nom au bas d’un écrit quelconque, répugnance qui ressemble à une monomanie, et qui eut certainement sa source dans la terreur qu’on avait su lui inspirer dès sa jeunesse pour cet acte compromettant. Elle était la reine légitime ; il suffisait, — les meilleurs amis de Ferdinand et de Charles le disent à plusieurs reprises, — il suffisait que des ennemis de l’usurpateur lui arrachassent sa signature pour soulever le pays tout entier contre « l’étranger, » — Aragonais ou Flamand.

Pendant tout ce temps, quels sont les symptômes réels d’aliénation chez la reine ? Des repas pris irrégulièrement, une toilette plus que négligée, de longs séjours au lit, ne prouvent pas grand’ chose, surtout quand il s’agit d’une personne séquestrée, à laquelle on interdit l’air et la lumière. En quarante-neuf ans, on ne signale pas un acte de violence, si ce n’est un jour un mouvement d’impatience qui lui fait lever la main sur une de ses servantes ; on ne lui prête point d’idée fixe, car aucun contemporain, pas même Ferdinand, l’inventeur probable de tout ce roman, ne soutient formellement qu’elle refusât de croire à la mort de Philippe ; enfin nous avons encore, attestés et légalisés par des témoins, les comptes-rendus des conversations de la reine avec les rebelles ; nous possédons les longs entretiens du marquis de Dénia avec la prisonnière, entretiens dont celui-ci faisait à son maître un rapport fidèle. Rien n’y révèle le moindre symptôme de folie. Il est vrai que ces entretiens sont bizarres ; mais ce n’est point du fait de la reine, laquelle est pleine de sens dans ses observations, rusée et politique en ses demandes : c’est du marquis lui-même que vient cette bizarrerie. Si tous les morts ressuscitent dans ces étranges conversations, c’est Dénia qui leur rend la vie, ce n’est point la pauvre Jeanne, à laquelle il cachait avec le plus grand soin d’abord la fin de son père Ferdinand, puis celle de Maximilien d’Allemagne, son beau-père, à propos duquel il inventa même une petite fable touchante. Le vieil empereur, disait-il, aimait tant son petit-fils Charles, qu’il avait abdiqué en sa faveur. Le marquis alla même jusqu’à fabriquer une lettre autographe de Maximilien à sa bru pour lui annoncer son action généreuse. En même temps il dictait à la reine une réponse qu’il tenait à montrer, mais que, fidèle à son système, elle refusa d’écrire et même de signer. Charles visita sa mère ; on fit croire à celle-ci qu’il n’était venu en Espagne que pour intercéder en sa faveur auprès de Ferdinand, mort depuis plus de deux années. « J’ai dit à la reine, notre maîtresse, écrit Dénia en 1519, que le roi, mon maître et son père, vit encore, afin de pouvoir soutenir que tout ce qui déplaît à son altesse se fait par son ordre et d’après sa volonté. L’affection qu’elle a pour lui fait qu’elle supporte ainsi son sort plus facilement qu’elle ne le supporterait, si elle savait qu’il est mort. C’est d’ailleurs avantageux pour votre majesté à beaucoup d’autres égards. » On comprend de reste ces autres avantages quand on se rappelle le bruit répandu à dessein que la reine ne pouvait se décider à croire à la mort de Philippe. Une lettre écrite par elle à Maximilien mort ou à Ferdinand mort eût été une preuve irréfutable de sa monomanie, qui trouvait encore beaucoup d’incrédules.

Pour tout le reste, Jeanne fait preuve de beaucoup de bon sens dans ces conversations rapportées presque textuellement par le gouverneur de Tordesillas à son maître. Elle se doute bien qu’on lui cache la vérité sur les choses du dehors ; elle se plaint de ce que tout son entourage joue un rôle imposé par Dénia. Elle essaie, sans beaucoup de succès, il est vrai, de se renseigner d’une manière authentique sur l’état des esprits et des partis dans le royaume. A tout moment, elle demande à voir les grands d’Espagne et à conférer avec eux ; elle réclame une visite du despensero mayor, qu’on ne lui accorde naturellement pas ; elle fait des tentatives pour sortir de prison : tantôt c’est le mauvais air qu’elle veut fuir, tantôt ce sont des douleurs simulées qui lui commandent de quitter le palais ; elle consent même à entendre la messe régulièrement, si c’est dans la chapelle du couvent voisin qu’on veut la lire. On voit à toutes ses paroles qu’elle nourrit l’espoir de rencontrer quelqu’un à qui elle puisse se confier. Elle montre non-seulement une habileté consommée, mais encore une véritable éloquence. « Ses paroles sont si touchantes, écrit le marquis, qu’il nous est difficile, à la marquise et à moi, d’y résister… Il est impossible de laisser pénétrer personne auprès d’elle, car elle persuaderait tout le monde… Ses plaintes m’inspirèrent une grande compassion… Ses discours pourraient attendrir des pierres, » « Après que j’ai eu écrit ma dernière lettre à votre majesté, continue-t-il, son altesse m’a fait appeler deux fois. Elle m’a prié d’écrire au roi son maître (Ferdinand mort) qu’elle ne peut plus supporter la vie qu’elle mène, et qu’il y a bien longtemps qu’elle est ici captive et enfermée. Comme elle est sa fille, il devrait, dit-elle, lui montrer de l’affection et la mieux traiter. La simple raison exige qu’elle vive à un endroit où elle puisse apprendre quelque chose de ses propres affaires. » Le marquis essaie de la calmer, et Jeanne lui répond impérieusement qu’elle « ne lui communique ses plaintes que pour soulager son cœur, et que c’est non de conseils, mais de sa fille qu’elle a besoin. Elle s’est plainte aussi, ajoute le rapporteur, de ce que l’on a renvoyé l’infant[5], car depuis la mort du roi son maître (Philippe) elle n’a d’autre consolation que lui et l’infante… Il est maintenant en Flandre, et, quoique ce soit un meilleur pays que l’Espagne, je voudrais pourtant avoir mon fils dans mon voisinage, et je crains toujours que là-bas ils ne lui donnent quelque chose pour le tuer. A cet égard, elle manifeste mille appréhensions. » Était-ce bien surprenant de la part de la fille de Ferdinand ? « Depuis quelques jours, elle est très inquiète de l’infante et l’appelle à tout instant. Je lui ai demandé pourquoi elle faisait cela. Elle a répondu : J’ai peur que le roi mon maître (Ferdinand) ne la sépare de moi, comme il a déjà fait de l’infant ; mais je vous donne ma parole que, si cela devait jamais arriver, je me jetterais par la fenêtre ou me tuerais d’un coup de couteau. » Voilà ce que l’on mettait sous les yeux de Charles-Quint ! Voilà les plaintes qu’un fils eut le courage de repousser, parce qu’il était enrôlé au service de ce que l’on appelle une grande cause !

Qu’on ne se méprenne pas sur notre pensée. Nous croyons avoir prouvé que Jeanne, ne déraisonnant jamais, ne nourrissant aucune idée fixe, ne se livrant jamais à des actes de violence, n’était point folle dans le vrai sens du mot. Nous admettons cependant que Charles et son confident ont cru à cette folie, bien qu’ils n’y fassent jamais allusion dans leur correspondance. Ils ont vu peut-être une véritable aliénation mentale dans l’humeur fantasque de Jeanne, dans ses répugnances à remplir les pratiques du culte dans son irritabilité nerveuse, dans ses longs abattemens, dans l’irrégularité de son régime ; mais ils n’ignoraient pas que cette prétendue folie n’avait aucun caractère violent, ni dangereux. Charles au moins aurait dû, ce semble, éprouver quelque pitié pour cette malheureuse mère, dont le plus grand tort fut certainement une tendresse vraiment angélique pour ses proches. Cette tendresse, elle l’avait prouvée à son indigne mari malgré tous ses torts envers elle, à son père en se soumettant sans murmurer à ses ordres cruels ; elle allait la prouver encore à son fils en lui sauvant le trône, qui fut sur le point de lui échapper. C’est dans ce danger aussi qu’il faut chercher l’explication de la conduite de Charles. Aussitôt après sa visite à Tordesillas, il avait pu apprendre quel était le véritable état des esprits en Castille. Ses créatures elles-mêmes, Ximénès, Velasco, Tortosa, Dénia, le mirent sur ses gardes. Il se convainquit du peu de popularité de sa personne et de son entourage ; il vit les haines que suscitait la sainte inquisition. Si le parti national pouvait s’emparer de la personne de la reine, c’en était fait du pouvoir des Flamands et du règne de la vraie foi. Le sentiment monarchique était trop enraciné pour qu’on eût à craindre un soulèvement républicain ; mais plus ce sentiment était fort, plus il fallait craindre un mouvement en faveur de la reine légitime. Charles jugea donc qu’il y allait de l’intérêt de l’église universelle et de l’empire du monde que Jeanne fût étroitement séquestrée.


III

On connaît les événemens de 1520 et la révolte des comuneros, trop motivée par les imprudences de Charles et les exactions de ses Flamands. Nous ne ferons point ici le récit des premiers succès de l’insurrection nationale, ni des dissidences qui ne tardèrent point à éclater entre la bourgeoisie et la noblesse ; nous ne raconterons pas la défaite des rebelles à Villelar, l’exécution du chef, l’héroïque défense de Tolède par doña Maria Pacheco, l’illustre veuve de don Juan de Padilla. Ces faits ne nous regardent ici qu’autant qu’ils touchent à la malheureuse victime de la politique idéaliste de Charles-Quint.

Ce qu’avait prévu Dénia quand il avait averti Charles qu’on exploiterait contre lui la popularité de la reine ne tarda point à se réaliser. Dès le 24 août 1520, l’armée des comuneros, commandée par Juan de Padilla, pénétra dans Tordesillas, et s’assura de la personne de Jeanne, fort aimée dans la bourgeoisie, où l’on ne croyait guère à sa prétendue folie. Son avènement n’eût-il pas fait cesser l’union odieuse du royaume avec les orgueilleux Flamands, qui traitaient avec tant de morgue le peuple espagnol ; en attendant que celui-ci prît sa sanglante revanche ? La reine, presque hérétique, très tolérante certainement, n’eût-elle pas mis un terme à l’épouvantable oppression religieuse qui désolait la Péninsule, plus peuplée alors de protestans que l’Allemagne elle-même, et où les exploits d’Hadrien, le précepteur de Charles, faisaient pâlir les hauts faits de Torquemada, le directeur de conscience d’Isabelle ? La veille déjà de la prise de Tordesillas, Bernardino de Castro, le corregidor de la ville, avait réussi à pénétrer auprès de la reine, et l’avait informée « de beaucoup de choses qui étaient arrivées depuis la mort de son père, le roi catholique. » Il ne fut pas plus heureux dans ses instances pour obtenir un ordre d’ouvrir les portes de la forteresse à l’armée populaire que ne l’avait été Dénia pour obtenir un mandat contraire. Jeanne ne voulait rien faire avant d’avoir consulté des membres du conseil privé. Le lendemain, le peuple, maître de la ville, occupa le palais de Jeanne. On renvoya aussitôt le marquis de Dénia ainsi que toutes les femmes de surveillance, à l’exception d’une seule ; puis on instruisit le procès de la reine ou, pour mieux dire, l’enquête sur son état mental. Charles-Quint eut soin sans doute de faire brûler les dépositions, on ne les retrouve plus ; mais Hadrien, le futur souverain pontife, alors cardinal de Tortosa et. un des vice-rois d’Espagne, en transmettait exactement à son maître le résumé. Ce résumé est très fidèle, et l’ancien professeur de Louvain y semble presque partager le sentiment des témoins, lui qui, trois mois après, quand la cause de Jeanne semble perdue, n’a que du mépris pour ceux qui doutent de sa folie. « Presque tous les serviteurs et officiers de la reine, écrit-il le 4 septembre 1520, déclarent que son altesse est traitée injustement, et qu’elle a été retenue de force pendant quatorze ans dans cette forteresse, sous le prétexte que sa raison est troublée, tandis qu’en réalité elle a toujours été aussi raisonnable et de bon sens qu’au commencement de son mariage. » — « Il s’agit non plus d’une perte d’argent, écrit-il plus loin, mais de la ruine complète et permanente, car votre altesse a usurpé le titre royal et a tenu captive de force la reine, qui est tout à fait sensée, sous prétexte qu’elle est folle, — voilà ce qu’on prétend. » Ces mots ne sont point isolés ; ils se répètent dans chaque lettre. Tous, avoue-t-il, la tiennent « pour aussi capable de régner que sa mère Isabelle….. Ils disent déjà qu’elle ne peut pas faire moins que votre altesse, excepté qu’elle ne signe pas de sa propre main, car cela, ils n’ont pu l’obtenir. » Le cardinal, qui suspecte naturellement la bonne foi des rebelles, ne peut nier que Jeanne a répondu « avec intelligence à certains égards, quoiqu’elle ait ajouté des choses dont il est aisé d’inférer qu’elle ne jouit pas complètement de sa raison ; mais ils acceptent ce qui leur convient et les arrange, et ne tiennent point compte du contraire. » Quels que soient les motifs qui guidèrent les capitaines de l’armée des communes, ils firent aussitôt part de leur conviction aux chefs des villes soulevées, et partout le fidèle peuple castillan éleva des prières de reconnaissance vers le ciel.

Dans toutes les transactions où elle fut personnellement mêlée pendant ces cent trois jours de liberté, Jeanne fit preuve, sinon de beaucoup de résolution et de tact politique, au moins de tout le bon sens qu’on peut attendre d’une personne séquestrée depuis quinze ans et qui est dans la plus complète ignorance de ce qui s’est passé durant ce temps-là. Elle apporte quelque soin à sa toilettent s’occupe de celle de sa fille. Nous possédons encore les procès-verbaux des notaires sur les audiences qu’elle accordait aux chefs des comuneros, et rien ne permet de douter de la bonne foi de ces notaires. Les agens secrets d’Hadrien qui assistèrent à ces réunions fournirent des rapports tout à fait conformes aux leurs. La reine reçut très gracieusement, le 1er septembre, don Juan de Padilla et ses amis ; mais elle leur refusa sa signature. Le 24 septembre, elle donna audience aux chefs des rebelles, dont l’orateur, le Dr Zuñiga, professeur (cathedratico) à Salamanque, se mit à genoux devant elle pour lui lire son rapport. Elle lui dit de se lever, qu’elle l’entendrait mieux ainsi, puis se fit donner un coussin pour s’asseoir, car, ajouta-t-elle, « je veux tout entendre avec calme et à fond. » On lui dit d’approuver les actes du peuple révolté. « Tout ce qui est bon, répondit-elle, aura mon approbation ; mais tout ce qui est mal, je le condamne. » Elle passe rapidement sur la conduite de Ferrer et de Dénia envers elle. « Je suis une des deux ou trois reines souveraines du monde ; mais le seul fait que je suis fille de roi et de reine eût dû suffire pour que je ne fusse pas maltraitée. » Elle se plaint d’avoir été trompée par des hommes méchans qui lui ont caché la mort de son père, qui lui ont dit des « faussetés et mensonges, » qui l’ont empêchée de s’occuper des affaires publiques ; elle exprime son regret d’apprendre que les étrangers ont pressuré le pays, et elle félicite ses fidèles Castillans de ne s’être point vengés, comme ils auraient facilement pu le faire. Elle les engage à remédier aux maux du pays ; elle-même s’y emploiera autant que le lui permettra le chagrin dont elle est accablée, car elle vient seulement d’apprendre la mort de son père vénéré ; elle les prie de nommer une délégation permanente de quatre hommes de confiance pour venir délibérer avec elle, et quand Juan de Avila propose qu’on fixe à une séance par semaine les audiences de ces délégués, elle l’interrompt aussitôt pour dire qu’elle veut les voir et leur parler aussi souvent qu’il sera nécessaire. Rien dans sa conduite et dans ses paroles ne ressemble à de la folie. Les chefs du mouvement, intéressés à faire pénétrer dans tous les esprits la conviction qu’ils avaient eux-mêmes de la parfaite santé intellectuelle de Jeanne, appelèrent des médecins du royaume entier pour constater l’état réel de la reine. A plusieurs reprises, ils engagèrent même Hadrien, le représentant de Charles en Espagne, à venir à Tordesillas s’en convaincre. Le rusé Belge, qui ne se soucia jamais de connaître la vérité lorsque la vérité pouvait le gêner, n’eut garde de se mettre dans la nécessité de se rendre à l’évidence ou de mentir. Il pratiqua le grand art d’ignorer les choses désagréables.

Hadrien n’avait pas été rassuré tout d’abord, et dans chacune de ses lettres avait recommandé une amnistie générale, l’expulsion des étrangers, la présence personnelle de Charles, et exprimé la conviction que la cause des rebelles serait gagnée dès que la reine se mettrait à leur tête. Jeanne n’osa ou ne voulut pas. Était-ce scrupule, était-ce manque d’énergie et de résolution ? Il est difficile de le dire aujourd’hui. Élevée dans les préjugés de son époque et de son rang, il lui sembla sans doute inouï que de simples bourgeois s’occupassent des affaires d’état, qui revenaient de droit aux grands. Ignorant complètement l’état des partis et les dispositions de Charles à son égard, trompée par les agens secrets d’Hadrien, elle ne se fiait pas complètement aux chefs des comuneros. N’étaient-ce pas des rebelles contre l’autorité légitime ? ne la trompaient-ils point ? pouvait-elle se prêter à n’être qu’un instrument entre les mains des insurgés contre la famille royale ? Elle, si respectueuse pour son père, qui l’avait tant fait souffrir, si fidèle à son indigne époux, ne pouvait guère se résoudre à agir contre son propre fils. « Que personne n’essaie de me brouiller avec mon fils, disait-elle ; ce qui m’appartient est à lui, et il aura soin du bien du royaume. » M. Bergenroth croit voir dans sa conduite un calcul profond. En refusant catégoriquement au lieu de biaiser et de temporiser, elle aurait fait les affaires des autres prétendans, de la Beltraneja, sa cousine[6], ou de Pedro Giron, le descendant d’Alonzo ; les comuneros se seraient aussitôt adressés à l’un des deux. Il nous semble que ses refus timorés s’expliquent plus naturellement. Abusée depuis quatorze ans, elle était devenue extrêmement méfiante. D’ailleurs des messagers secrets de Charles parvenaient jusqu’à elle, car, comparés aux habiles exécuteurs des volontés impériales, les rebelles étaient bien novices dans l’art de séquestrer une personne. Ces messagers l’engageaient à ne jamais donner sa signature ; ils lui faisaient croire, ce qu’elle était déjà trop disposée à s’imaginer, qu’on se servait d’elle comme d’une arme contre la royauté elle-même. « Je ne puis exprimer en paroles, écrivait Charles le 7 octobre 1520, la douleur que j’éprouve en pensant à la grande insolence et au mépris avec lesquels ils (les députés) traitent la reine ma maîtresse. » Le connétable d’Espagne, Inigo Fernandez de Velasco, qui commandait l’armée de Charles et qui était étroitement lié avec Hadrien et Dénia, ne parlait que de « la sainte entreprise de délivrer la reine légitime des mains d’une soldatesque barbare. » Francisco de Léon, un des agens d’Hadrien, lui promit formellement que le chef de l’armée royale lui laisserait sa liberté. « Ceux qui disent qu’elle sera renfermée de nouveau mentent. » Ces manœuvres ne réussirent que trop auprès de Jeanne. En vain les comuneros insistèrent-ils pour obtenir une décision en leur faveur : elle ne voulut pas se mettre à leur tête ; elle usa même de toute sorte de stratagèmes, et révéla une singulière connaissance des procédures et formalités pour gagner quelques jours et laisser à l’armée des nobles le temps d’arriver. On essaya de l’intimider, elle n’en fut que plus ferme. Si elle ne savait vouloir, elle avait appris depuis son enfance à ne pas plier devant les volontés d’autrui. On la conjurait à genoux, lui présentant la plume et l’encre pour signer la proclamation qui l’eût faite maîtresse incontestée du royaume ; elle refusa, engagea les députés à s’entendre avec les nobles. « Les grands et la noblesse, disait-elle, sont mes loyaux serviteurs, ils ne feront de mal à personne. Laissez-les entrer dans la ville. » On se garda bien d’y consentir, et l’armée royale fut obligée de donner l’assaut à la forteresse le 5 décembre 1520. Elle eut facilement le dessus sur les forces indisciplinées des bourgeois qui s’étaient improvisés soldats. Jeanne, pleine de joie, vint à la rencontre des vainqueurs. Une réception solennelle fut organisée au palais ; la reine se vit entourée de tous les grands si souvent réclamés par elle ; elle eut un mot aimable pour chacun d’eux, lorsque soudain elle aperçut le visage sinistre du marquis de Dénia.

Les nobles délibérèrent, à ce qu’il semble, sur le sort de la reine. L’amiral Fadrique Henriquez déclara qu’il « la tenait pour jouissant de toute sa raison ; » mais Vega, le comendador mayor, soutint avec succès que « ce serait le plus grand malheur pour l’Espagne qu’il y eût deux souverains (8 décembre 1520), » et l’avis de l’amiral ne put l’emporter. Toute cette noblesse avait été enrichie aux dépens des domaines royaux inaliénables ; elle craignit d’être obligée à rendre gorge et d’être dépouillée de ces biens illégalement acquis, si Jeanne venait à régner ; le seul acte de souverain que Jeanne eût signé en 1506 autorisait ces appréhensions. Ces gentilshommes d’ailleurs, même les Flamands qui étaient parmi eux, et qui de tout temps avaient détesté la reine, étaient bons catholiques. Or la foi orthodoxe avait tout à redouter d’une souveraine aussi tolérante[7] ; enfin ils eussent dû partager le pouvoir avec les roturiers qui venaient de se soulever et de délivrer la reine légitime. Ils n’y pouvaient consentir. « Dieu, dans sa sagesse et sa justice, a en créant le monde établi la distinction des classes, dit le marquis de Villenas dans une circulaire adressée à la noblesse, et il est du devoir de tout chrétien de combattre la révolte contre les institutions divines. » Une fois décidés à prendre le parti de Charles, les nobles furent bien obligés de se conformer à ses ordres, et ses ordres furent catégoriques. Le lendemain, Jeanne rentra dans sa prison pour ne plus la quitter.


IV

La deuxième captivité de Jeanne fut plus dure encore que la première. Dénia, rétabli dans ses fonctions, était irrité des insultes qu’il avait dû essuyer pendant ces trois mois : on l’avait traité de geôlier, de bourreau, de tyran ; il s’en vengea sur la prisonnière. C’est de cette époque surtout que datent les supplices dont nous avons parlé. Jeanne de son côté était indignée du rôle qu’on lui avait fait jouer, outrée de l’imposture dont elle avait été la victime. Elle résista plus que jamais aux règlemens de Dénia, et ne cessa de protester contre les devoirs religieux qu’on voulut lui imposer.

Frère Juan de Avila, qui était devenu son ami et son soutien, fut écarté. On lui enleva l’infante pour la marier au roi de Portugal ; elle-même, absolument seule désormais, fut presque gardée à vue. Charles vint la voir à sa seconde visite en Espagne, mais sans rien changer à son traitement. Harcelée par les moines convertisseurs, en proie à ses remords et à ses regrets, comprenant que désormais toute occasion de recouvrer sa liberté lui était enlevée, toujours en face de ce passé irréparable, se sachant la victime de son propre fils, on comprend que sa raison ne résistât plus. Elle se crut poursuivie par de mauvais esprits ; il lui sembla voir un grand chat noir déchirer les âmes de Ferdinand, son père, et de Philippe, son époux, elle eut des terreurs subites. Après ces hallucinations venaient des momens de calme et de lucidité où elle raisonnait comme dans les vingt premières années de sa séquestration. Cependant, si l’esprit résistait encore, le corps était brisé. Elle finit par ne plus quitter le lit infect où elle prenait sa nourriture ; elle tomba enfin dans un état tout à fait bestial, et les dernières infirmités ne lui furent point épargnées.

Le jour de la délivrance parut le 12 avril 1555, après quarante-neuf ans de captivité et quand elle eut atteint l’âge de soixante et seize ans. Ce ne fut qu’après avoir subi de terribles luttes qu’elle quitta cette épouvantable existence. La veille, fray Domingo de Soto était arrivé et avait eu avec elle une longue conversation. On voulut la forcer à se confesser, à remplir ses derniers devoirs religieux. Jusque dans la ville, on entendit les cris déchirans de la malheureuse, qui se débattait. Le fils du marquis de Dénia, qui avait succédé à son père, — c’était là comme une dynastie de geôliers, — prétend qu’elle mourut sans s’être confessée et sans avoir reçu l’extrême-onction. La princesse Jeanne, petite-fille de la reine, affirme au contraire qu’elle consentit au dernier moment à communier. Quoi qu’il en soit, le matin, entre cinq et six heures, elle expira « en rendant grâces au Seigneur, » qui la délivrait enfin de ses longs tourmens.

Peu de mois après, Charles abdiqua. Serait-ce trop s’avancer que de soutenir que la mort de sa mère fut pour quelque chose dans sa décision ? Ce terrible avertissement n’invitait-il point à réfléchir sur l’inanité des poursuites humaines ? Il est difficile d’imaginer une plus cruelle punition d’une politique cruelle que la conscience de ce long crime, de ce crime inutile. Ainsi que le dit M. Bergenroth, Charles n’était point de ces hommes qui, dans la mêlée de la vie, ont perdu les notions du bien et du mal ; il n’a point pour excuse, comme son grand-père Ferdinand, l’indifférence morale de son époque. Il savait qu’il était criminel en traitant sa mère de la sorte, et il éprouvait certainement de poignans remords. N’avait-il pas dit lui-même qu’il y avait des choses mauvaises qu’il fallait savoir faire quand on était souverain ? Sacrificar su consciencia, voilà, selon lui, le plus pénible, mais le premier devoir du monarque. « Celui qui n’est pas prêt à cela n’a pas le droit de gouverner. » Charles-Quint a cru que son idée ne pouvait se réaliser qu’au prix de sa conscience ; il a consenti à payer ce prix, et l’idée ne s’est point réalisée. Après avoir guerroyé et rusé toute sa vie, il est obligé de quitter la scène du monde avant d’en être rappelé, de partager de ses propres mains cette fameuse monarquia à laquelle il a tout sacrifié, jusqu’à sa famille, jusqu’à sa mère. Déjà il prévoit la défection de son pays héréditaire de Flandre, et lui qui prétendit réunir l’univers entier sous la couronne impériale d’Allemagne fut le premier césar qui dut laisser arracher à l’empire une partie de son propre territoire, les évêchés lorrains. Il ne fut pas plus heureux dans sa mission de maintenir la vraie foi : le traité de Passau d’abord, celui d’Augsbourg ensuite, consacrèrent l’hérésie et lui reconnurent une existence légale. C’en était fait à tout jamais de l’unité religieuse dont il avait si longtemps caressé le rêve. C’est ainsi que, chargé de crimes infructueux et accablé sous l’insuccès, il se retira à San Yuste.

On demande parfois à quoi servent les études historiques et pourquoi on ne se contente pas simplement des faits de notoriété publique attestés par les historiens contemporains. Il serait inutile de répondre à ceux qui posent cette question, que l’histoire est avant tout une science, qu’elle poursuit la vérité, et n’a d’autre préoccupation que celle de la découvrir. Jamais ils ne comprendront l’intérêt que trouve le savant à cette poursuite incessante, ni la joie du chercheur qui parvient à établir le vrai caractère d’un fait, sans se soucier si sa découverte flatte ou blesse ses passions, ses intérêts de parti, ses préjugés. C’est là une de ces satisfactions que les travailleurs désintéressés peuvent seuls goûter. Un autre genre de bonheur est réservé aux happy few. Pour eux, l’histoire est un art ; pareille à une tragédie shakspearienne, elle reproduit dans leur essence les actes et les acteurs du grand drame humain. Ce qui semble mystère, contradiction ou hasard dans les choses du monde s’éclaire alors devant le regard de celui qui sait contempler : les mobiles cachés, les ressorts secrets des âmes, les mœurs, les passions, les caractères, s’agitent devant lui dans un lointain qui en rend les contours plus distincts, tout en plaçant les résultats au-dessus de nos intérêts directs, de nos craintes personnelles, de nos appétits immédiats. Ce que tout le monde devrait comprendre, c’est l’enseignement moral qu’apportent les recherches historiques. D’abord on y saisit la marche d’un progrès évident de la conscience. Aucun souverain ne pourrait plus faire ce que trois princes du XVIe siècle purent impunément accomplir contre une fille, une femme et une mère. Ce progrès ne va point en se ralentissant, il s’accélère tous les jours au contraire. Il y a cinquante ans, le cabinet noir était une chose acceptée de tout le monde ; le seul soupçon d’une violation du secret d’une lettre soulève aujourd’hui une véritable tempête dans un pays civilisé. Il y a plus : au fur et à mesure que nous pénétrons davantage dans les entrailles mêmes de l’histoire, certaines grandes lois se dégagent de plus en plus, et il y a en elles une singulière force de consolation, une leçon bien faite pour encourager ceux qui défendent la cause de la liberté. Ce n’est pas que les hommes d’état tirent un profit direct de cet enseignement : jamais aucune situation ne se reproduit de la même façon ; les acteurs varient, les idées se transforment, les circonstances changent, et la politique sera éternellement une grande improvisation qui s’inspire du moment et de la nécessité, pour laquelle il n’y a pas plus de modèles et de précédens qu’on puisse imiter qu’il n’y a de règles et de théories pour s’y conduire. La grande loi qui se dessine dans l’histoire n’en est pas moins de nature à fortifier ceux qui se sentent faiblir dans la lutte, à consoler ceux qui se laisseraient aller à désespérer, car elle proclame l’impuissance des idées fausses. Voilà une idée que le moyen âge a caressée pendant mille ans, pour laquelle les cœurs les plus nobles ont lutté, que les plus pervers ont défendue par des forfaits : l’idée de l’unité politique et religieuse de l’Europe. Eh bien ! ni courage, ni sacrifices, ni crimes, ni violences, ni richesses, ni forces, n’ont pu réaliser cette idée, dont le triomphe eût été le signal de mort de notre civilisation, qui ne s’est développée que grâce à l’émulation pacifique ou même à la rivalité guerrière des peuples européens. C’est pour avoir méconnu la nécessité des vivantes individualités nationales que Charles-Quint échoua dans son entreprise politique, comme il échoua dans sa mission religieuse pour n’avoir pas compris la nécessité des sectes. Si le protestantisme avait au XVIe siècle triomphé sur toute la ligne, nul doute qu’il n’eût dégénéré bientôt en théocratie plus intolérante que tout autre système hiérarchique. Si au contraire c’eût été le catholicisme qui eût étouffé la réforme, s’il n’avait été forcé d’avoir recours à la grande rénovation du concile de Trente et de la compagnie de Jésus pour lutter contre son dangereux rival, il ne serait probablement pas la religion vivace qui a résisté à tant d’attaques et que des événemens prochains pourront transformer, mais ne sauraient ébranler.

Unité politique ! unité religieuse ! vains rêves des esprits chimériques ou des ambitieux insatiables, rêves qui jamais ne deviendront réalité, tandis que la lutte entre les rivaux, l’affirmation des droits réciproques, le respect des diversités de nature et de conviction, la liberté en un mot, religieuse ou politique, civile ou internationale, combattue souvent par les grands de la terre, plus souvent par les passions et par les intérêts, a triomphé de tout et de tous, et poursuit sa marche victorieuse de plus en plus assurée vers le règne de la tolérance, dont on devait se croire si loin encore il y a quelques siècles. La somme de liberté dont nous jouissons aujourd’hui dans l’état le plus despotiquement gouverné de l’Occident ne ressemble-t-elle pas à de la licence, si nous la comparons à la contrainte et au silence qui régnaient il y a trois cents ans, et rendaient possibles des crimes pareils à celui que nous venons de raconter ?


K. HILLEBRAND.

  1. En mariant sa fille aînée, Isabelle, qui mourut en 1498, avec Alonzo, roi de Portugal, puis avec son successeur Emmanuel, il avait songé à réunir dans un avenir peu éloigné la péninsule tout entière dans une même main.
  2. Lettre des alcaldes del crimen à Charles, le 3 février 1517.
  3. Ces voyages, bien que M. Bergenroth semble croire le contraire, n’ont point eu lieu en réalité. La reine refusa catégoriquement.
  4. M. Gachard, dans un récent travail sur le même sujet, arrive à des conclusions différentes des nôtres, et donne, par exemple, au mot premia un sens moins accus » ; s’appuyant sur le Dictionnaire de l’Académie de Madrid, il le traduit simplement par contrainte, violence ; M. Bergenroth au contraire en appelle au lexique de Ramon Joaquim Dominguez, « le seul qui fasse autorité pour l’espagnol du XVIe siècle. »
  5. Ferdinand, frère cadet de Charles. On voit par là que ce prince était resté à Tordesillas avec sa sœur Catalina au moins jusqu’à l’âge de quinze ans. Tout ce qu’on dit à la reine de lui et de sa sœur Éléonor est complètement faux.
  6. Jeanne, appelée la Beltraneja parce qu’on la croyait fille adultérine de Beltran de la Cueva, avait été, après la mort de son père putatif, Henri IV de Castille, soutenue comme héritière par une partie de la noblesse. Elle ne mourut qu’en 1533.
  7. Les documens que nous analysons contiennent quatre réquisitoires des nobles contre « l’erreur de Luther, qui a pénétré en Espagne. »