Une école de cadets prussienne (Journal des Débats du 15 août 1884)
Une école de cadets prussienne (Journal des Débats du 15 août 1884). — M. J.-J. Weiss a envoyé récemment d’Allemagne au Journal des Débats des impressions de voyage écrites de la plume alerte et spirituelle que l’on connaît. Nous en détachons, pour l’offrir à nos lecteurs, une page exquise où il est question d’éducation.
Nous sommes à Oranienstein, au réfectoire de l’École des cadets.
« Le repas des cadets est animé de leurs conversations. Ils ont toute liberté de s’épancher gaiement. Si la gaieté devient trop bruyante, de capitaine frappe légèrement des mains et aussitôt le ton général se rassied. Si un commencement de litige s’élève quelque part, résultat d’une conversation trop vive, le capitaine mande par devers lui les disputeurs et incontinent les apaise.
» À la table des plus petits, tout à coup, le capitaine avise un bonhomme d’environ huit ans qui est évidemment dans une situation anormale ; l’enfant n’a pas achevé sa soupe : il repousse les pommes de terre dont il est d’ordinaire très friand ; il laisse tomber tristement sa fourchette dans l’assiette ; une grosse larme glisse le long de sa joue. Le capitaine se porte vers la table. Il n’interroge pas le petit affligé, mais ses camarades. « Pourquoi, leur dit-il, celui-ci ne mange-t-il pas ? » Le capitaine connaît les mœurs des enfants où la tribu tout entière est presque toujours responsable des chagrins d’un seul. Le petit quine mange pas fond alors en larmes. Il conte que ses camarades conjurés contre lui se refusent de plus en plus à le traiter en militaire sérieux ; ils viennent encore une fois de l’appeler Pfœffchen (prêtraillon). Les autres sourient et baissent le nez sur leur assiette. — « Quand le dîner sera fini, dit le capitaine, vous viendrez tous me parler. »
Le repas est terminé. « Tandis que l’assistance se forme en pelotons et gagne les locaux de récréation, le petit Pfœffchen et l’escouade coupable se présentent devant le capitaine pour le rapport et pour l’enquête. Le Pfœffchen est un Wurtembergeois à l’œil éveillé et à la mine morfondue. Son père, major à la disposition, a obtenu pour lui une demi-bourse. Il n’est pas à l’école depuis plus de quatre mois. Si jeune, entre huit et dix ans, il a quitté papa et maman, le cœur bien gros, pour venir à Oranienstein revêtir l’uniforme de l’empereur et roi. C’est pour la vie ! C’est comme une prise de voile ! Ses parents, qui sont de pieuses gens, lui ont donné, au moment de la séparation, une Bible d’enfant, et ils lui ont bien recommandé d’en lire souvent les belles histoires en souvenir d’eux. Et il les lit ! Et il se dérobe dans les coins, seul et farouche, avec sa chère Bible ! Déjà deux ou trois fois, le capitaine a eu à défendre le pauvre enfant, dont les autres ont un peu de tendance à faire leur souffre-douleurs. Il ne prend pourtant pas un ton de sévérité et de rudesse. Il fait honte au petit dévot de ce qu’il rougit du nom honorable de Pfarrer, impliqué dans le diminutif Pfœffchen ; il remontre aux autres qu’il est mal de faire de ce nom respectable un objet de dérision ; il les assure qu’on n’en est pas plus mauvais militaire parce qu’on lit la Bible, et en tout cas ilentend que, sur ce sujet, chacun soit laissé tranquille : tout cela sans hausser le ton, avec patience, avec sobriété dans le discours, sans l’ombre de pédantisme. Les enfants s’en vont l’air confus ; ils ne recommenceront pas. Le pédagogue, si doux et si mesuré, qui les a remis dans l’ordre, est soldat de la tête aux pieds. Il a près de vingt ans de service. Il a fait la guerre de France. Il était du corps et il est de l’école de Manstein, qui fut peut-être le plus rude à la fatigue et le plus exigeant pour les officiers et pour la troupe entre les généraux prussiens de l’an 1870.
» C’est pour ce capitaine, le baron von L…, qu’on m’a donné des lettres à Francfort. Il veut bien me servir de guide dans une visite à l’établissement…
» Je n’ai pas l’intention, vous le pensez bien, de descendre dans le détail des matières d’enseignement ni dans celui de la distribution des heures d’étude et de classe. Je veux seulement signaler un point de pédagogie sage, original, admirable, dont tous les internats d’éducation pourraient faire leur profit. Cinq ou six fois par mois, et plus, en dehors du dimanche et des heures ordinaires de récréation et de promenade, pendant trois et quatre heures de l’après-midi, les cadets, tous les cadets, les plus petits comme les plus grands, sont laissés libres de se livrer à l’occupation qui leur plaît. Si même ils préfèrent ne pas s’occuper du tout, ils le peuvent. Ce dernier cas se présente rarement. Quelques-uns d’entre eux s’en vont bien d’abord s’ébattre sur la pelouse, devant le château, ou y rêver, étendus patulæ sub tegmine fagi ! Ils finissent toujours par se mettre à un travail ou à un exercice quelconque. L’un se lance à plein corps dans la gymnastique ; un autre se fait apporter des cartes de géographie, les lit et les dessine. Celui-ci dévore un livre d’histoire ; celui-là s’en va au cabinet de physique ; les plus avancés en âge demandent à la bibliothèque de l’établissement quelque ouvrage à leur portée sur l’art militaire ou la description des guerres. J’ai vu un bambin de douze ans, enfoncé dans la botanique, science qui n’a pas beaucoup de rapports avec la tactique et la stratégie. Il avait formé le projet de mettre dans son herbier toute la flore du Nassau. À Oranienstein, d’ailleurs, on ne réunit pas les élèves par cinquante ou par vingt dans les salles d’étude. Chaque groupe de trois, quatre ou cinq cadets, selon l’âge, possède à sa disposition une pièce à part ; chaque élève du groupe a dans cette pièce sa table à lui, spacieuse, et une armoire suffisante où il met ses papiers, ses livres, ses dessins, ses ustensiles de travail. Cette distribution des salles d’étude rend bien commode à chaque élève l’usage des heures qu’on laisse à sa pleine et entière discrétion, et cette liberté absolue de certains après-midi est bien propre à assouplir de jeunes cerveaux, à y verser la gaieté intellectuelle, à leur faire sentir le prix et le bonheur du travail volontaire et solitaire. En cette conjoncture encore, nos lecteurs remarqueront combien en Allemagne la rigidité, même militaire, sait à l’occasion se plier et se détendre, combien il arrive souvent que la ponctualité, imposée par des règlements, laisse des échappées salutaires à l’initiative et à la fantaisie individuelles…
» Nul subalterne, feldwebel ou adjudant sous-officier, n’a autorité sur les élèves. Officiers seront ceux-ci ; c’est à des officiers seuls qu’on réserve la tâche délicate de faire naître en eux et de développer le sentiment de l’honneur et de la vertu militaire. Le baron von L… m’explique encore tout cela, au moment où je prends congé de lui sur la pelouse. Je m’éloigne charmé de tout ce que j’ai vu et en même temps un peu triste. Je vois toujours ce gentleman qui est de vieille noblesse silésienne, qui a assisté aux batailles de Metz et de la Loire, qui a l’expérience du monde et celle de la guerre, et qui, dans la force de l’âge et dans la maturité de son intelligence, s’emploie si simplement, si doucement, si modestement, à diriger des enfants, à apaiser leurs disputes, à former leur moral ; et en même temps j’évoque l’image du « maître d’études » qui dans nos lycées remplit la même fonction que le capitaine baron von L… à Oranienstein. ».