Une âme à la mer/Texte entier

Les Gémeaux (p. 7-275).

PRÉFACE


Il y a bien des années, dans un port de Bretagne, nous nous étions rencontrés pour la première fois.

Au détour du chemin, nous avions tourné longuement la tête pour regarder le « Finlandia » qui était en rade. À ce moment, je pensais au « Firecrest », qui m’attendait sur la côte anglaise, et je compris que vous aussi vous aimiez également la mer et les navires

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les années se sont écoulées et, après bien des luttes à la poursuite d’un idéal tout à la fois semblable et différent, nous avons tous deux réalisé nos rêves ! Le sillage du « Firecrest » et celui de « Ailée » se sont de nouveau rencontrés.

L’amour de la mer nous a, une fois de plus, réunis et vous me demandez d’écrire une préface à votre beau livre, préface qui, je l’estime, ne peut rien y ajouter !

Mais je veux formuler un souhait : puisse votre amour de la mer qui vous a permis de vaincre toutes les difficultés gagner aussi vos lecteurs et les attirer loin des plaisirs factices de notre époque, vers les joies saines et honnêtes de la Mer.

Ailée Gosport, août 1929.
Alain GERBAULT.


À Bord du « Finlandia »


Si reconnaissante à ma chère
Maman de m’avoir fait aimer la
Mer
.

18 Juillet 1923.


Oh ! avoir une natte au plus mauvais coin du bateau, entendre sur ma tête les panneaux de cuir résonner sous le choc des embruns.

Oh ! le feu qu’on fait jaillir des pierres ! et dessus la marmite et le bruit vain de l’eau qui bout !

Voir le gamin qui apporte la viande.

En fait de table, un bout de planche sur le pont !

Donne ! Prends ! Jeux et bavardages des matelots.

J’avais tout ce bonheur, moi qui suis de goûts simples.

Antiphile de Byzance.


PRÉFACE


En me faisant l’honneur de me demander une préface pour son volume « À bord du Finlandia », Mme Hériot me donne à la fois une pénible et fort agréable tâche. En effet je ne suis pas un littérateur et je me sens peu qualifié pour faire au public les honneurs du jardin de « Fleurs marines » où nous promène l’âme délicate de l’auteur. Mais, plus favorisée que moi, Mme Hériot ajoute à son grand charme littéraire les qualités d’un vrai marin et je suis sûr qu’elle ne saurait m’en vouloir de pouvoir mieux honorer celle-ci que celui-là. Qu’il me soit donc permis, puisque aussi bien ce sont des pages de souvenirs que doit précéder cette préface, d’en conter un ici, qui m’est personnel, tout en demandant à la modestie de Mme Hériot de me pardonner et aux lecteurs d’en excuser la forme peu choisie, que je ne saurais cependant corriger sans lui retirer une grande part de sa saveur réaliste. — C’était un jour de Septembre 1922, il faisait si gros temps dehors que le « Pourquoi-Pas ? » pourtant habitué à la mer, abandonnait la rade par trop houleuse pour chercher un plus sûr abri dans le port lorsqu’en travers de sa route nous apercevons un yacht de course, gîté, couvert d’embruns, et luttant vaillamment contre la mer. Le timonier me signale : « Un yacht bâbord amures coupe notre route », et il ajoute pour lui-même avec stupéfaction : « Mais ! N… de D… il y a une femme à bord !!! » Reconnaissant alors « l’Aile II » je leur dis : « Mais c’est Mme Hériot qui court toujours sur ses yachts quel que temps qu’il fasse ! » « Eh bien, nom d’un chien, on peut dire qu’elle en a du cran c’te petite femme-là. » Oui, certes ! et j’ajoute à l’opinion de mon timonier, à laquelle tout l’équipage a souscrit, que je voudrais voir en France beaucoup de femmes comme Mme Hériot aimant la mer, la comprenant et entraînant à leur suite dans ce sillon fertile toutes les activités, toutes les énergies masculines qui sauraient rendre à la France la puissance maritime à laquelle elle pourrait si bien prétendre. J’abrège, je ne veux pas empêcher plus longtemps le lecteur de cueillir à son tour les charmantes fleurs que je lui fais pressentir au début de ces lignes et dont j’ai pu moi-même, en privilégié, déjà respirer le parfum.

J. B. CHARCOT.

DÉDICACE POUR MES MARINS


J’écris ces lignes pour chanter mes marins bretons.

Ce n’est pas assez de penser de belles choses sur eux.

Je ne veux pas me contenter de paroles qui s’envolent à la brise.

Je vous écris afin que tous sachent la dévotion que j’ai pour eux.

Mon équipage est une grande famille ; parmi eux ma vie reste simple et bonne.

À vous regarder tous autour de moi comme de grands enfants, dévoués et sages, vous me faites croire au bonheur.

Pour ce mot magique, je vous dédie ce livre.

Et je navigue de par le monde.

Et sous cette chère enveloppe de marin, avec une farouche pudeur, je cache mon cœur dans mon cœur.

Depuis que je navigue, je sais que les paroles ne veulent rien dire.

J’écris ces pages avec l’espoir de décrire mes marins comme ils sont, en gestes et en actions.

Employant le moins de mots possible, ces pages seront rudes et franches, mais elles voudraient, par leur simplicité être comprises de tous.

Bretagne, chère Bretagne, je suis devenue simple, toute simple à naviguer parmi vos cailloux.

Je n’aime plus les fleurs rares.

En pays d’Armor, ronces et genêts et bruyères seulement !


NOTRE-DAME DES FLOTS


Notre-Dame des Flots, je vous ai priée du fond de mon cœur, vous m’avez exaucée.

Notre-Dame des Flots, vous avez toute ma reconnaissance, avec toute ma piété. Je me suis mise sous votre protection. En retour de toutes vos bontés, je vous ai offert mon navire.

Notre-Dame des Flots, protégez-nous tous contre tempêtes et brumes, par les nuits ténébreuses et les matins sereins.

Notre-Dame des Flots, soyez compatissante envers votre équipage, nous les marins, sommes de grands enfants graves.

Un mot de douceur nous console, et nous conduit au bout du monde.

Notre-Dame des Flots, ayez pitié des petits et des grands qui naviguent à votre bord d’un bout de l’année à l’autre. Que votre sollicitude veille plus étroitement sur tous, et individuellement, lorsque nous naviguons à terre, là le danger est plus grand, car il n’est nulle part, et partout à la fois.

Notre-Dame des Flots, protégez-nous à la mer comme à la terre. À la terre surtout où le mal règne, et où habite la douleur, où les larmes sont massées dans les yeux des pauvres, où les rires tintent insouciants dans les bouches des riches.

Notre-Dame des Flots, je veux avoir une sépulture de mouette, et vous continuerez, en regardant la mer, à me protéger encore.

Notre-Dame des Flots, la mer a mon cœur, aussi émets mon âme entre vos mains.

3 mars 1920.



Le Havre, 1er avril.

Finlandia arrive à Southampton.

Sur la Hève, je le découvre à l’horizon comme un point.

Une blancheur apparaît, puis sa silhouette se dessine, et mes yeux ne peuvent plus le quitter.

Je me précipite au sémaphore et là, le cœur battant, je le regarde passer.

Berrézaie m’a aperçue, un matelot court à l’arrière, et hisse le pavillon finlandais, qui flotte, grand carré blanc soutenant une croix bleue. Trois fois le pavillon monte et descend de sa hampe.

Finlandia me salue ! J’ai des larmes plein les yeux.

Ce navire Finlandais, à l’équipage anglais, qui me font signe dans ce port, est à moi.

J’aperçois Canevet et Berrézaie qui me font signe joyeusement, et je reste là, à le regarder s’éloigner doucement.

Je le retrouve au premier pont, puis au bassin du Commerce où j’embarque.


2 avril 1920.

Il y a dans la vie un jour de bonheur, qui peut effacer des années de tristesse.

Mon navire est arrivé hier.

Après des années d’angoisse et de lutte, mon énergie, mon amour de la mer triomphent, j’ai ma récompense.

Mes tristesses d’autrefois semblent s’éloigner ; maintenant que j’ai un présent, mon passé s’efface, et l’avenir m’attire, là-bas, à l’horizon, sur la mer.


MA PREMIÈRE TRAVERSÉE


Comme un vaisseau fantôme, mon navire glisse dans la nuit, la mer est sombre.

L’avant se perd dans les ténèbres, où flottent des ombres confuses, toutes pleines de brume.

La passerelle, sereine de calme et d’assurance, s’éclaire par le compas brillant, où le profil rigide et grave de l’homme de barre reçoit sa lumière.

Le ciel est ruisselant d’étoiles.

Sous ses feux palpitants, les mâts montent d’où s’échappe la clarté des feux blancs.

Les vergues croisées, sous ce beau ciel, semblent des croix d’adoration.

Comme le ciel est immense ! À le voir si lourd, posé au-dessus de ma tête, je m’aperçois de l’infime atome que je suis, perdue dans cette immensité.

Je parle à voix basse, car tout ce qui m’entoure est impressionnant de beauté.

C’était ma destinée, direz-vous, d’être ici ce soir par cette belle nuit ! mais moi seule qui sais, je souris ! C’est par énergie et volonté que je suis la, seule à mon bord, et navigue avec mon équipage.

Le front levé je contemple et m’abîme dans le ciel

Des mines à la dérive nous entourent, on en signale, mais je n’entends rien que le battement régulier de la machine.

Je pense

Je me souviens, mais, distante…

Et seule

Et libre

La mer m’emporte en m’entourant de son étreinte mouvante

Et elle me berce

Et m’endort

Et me sème l’oubli,

Et surtout me donne le repos.


PHARE OUESSANT


Voila trois jours que nous avons laissé Vigo derrière nous.

Nous devons apercevoir Ouessant dans une heure.

Tous les yeux de l’équipage se posent là-bas, où le grand phare doit apparaître, sur l’horizon d’eau.

Je monte sur la passerelle en cueillant mille sourires heureux, rajeunis, ensoleillés comme le temps d’aujourd’hui.

J’entends chuchoter partout : « Chez moi » et « Chez toi », « à la maison ».

Moi qui n’ai plus de maison, ni personne qui m’attend, mon cœur solitaire se serre. Je ne suis plus seule cependant, entourée de cette grande famille de Bretons !

Le pays est proche et la mer n’est vraiment plus tout à fait la même ici, elle ressemble à ce que vous aimez le plus, elle frôle les cailloux, les roches, l’endroit qui vous a vu naître, et le foyer qui vous attend.

Je pense au plus pauvre de ces chers foyers, qui vous espère, en fête, et vous accueille le mieux qu’il sait faire, par reconnaissance pour vous, qui naviguez au loin pour lui.

Je regarde au loin, intensément, une mer calme et lourde, d’un bleu de rêve, jusqu’au moment où, ne pouvant plus lutter contre le soleil éclatant, mes eux se ferment aveuglés.

Le Floch est à la barre.

Loussot, le second capitaine, inlassablement va-et-vient sur la passerelle.

— Ma Dame, nous voici bientôt chez nous.

Ce « Chez nous » me réchauffe le cœur ; Guégen, à mes côtés, a les yeux dans la longue vue.

— Eh bien, Guégen, vois-tu terre ?

— Non, Ma Dame, encore rien, mais je veux la voir le premier pour avoir droit à la double !

Onze heures se piquent à la cloche.

Le Commandant monte sur la passerelle. Guégen ne déjeunerait pas pour voir Ouessant le premier. Je le renvoie, en prenant sa place d’observation ; le quart change, Loussot, le Floch, quittent la passerelle. Picard prend la barre.

La jumelle aux yeux, je regarde encore ; tout à coup, par bâbord d’un vapeur, j’aperçois le phare d’Ouessant.

Je signale de ma voix la plus forte :

— Phare Ouessant, par l’avant à tribord !

Que de sourires joyeux je recueille de tout l’équipage réuni au gaillard.

J’ai droit à la double, mais je commence par l’offrir à l’équipage.


LES ROCHERS DES TAS DE POIS


Tonalité de Bretagne en novembre. Le ciel traîne des épaisseurs de nuages gris.

La profondeur glauque des vagues énormes vient se briser le long des roches.

La teinte adoucie du morne granit tout déchiqueté, continue la mer, continue le ciel !

Cette beauté environnante, je la respire et m’en imprègne toute.

Mon âme se retrouve, se dissout d’abandon, dans ce paysage rude. Mon navire arrive au pied des Rochers des Tas de Pois. Quel chaos ! quel déchirement de pierres que ces profils amoncelés de roches !

Mon commandant est un des pilotes de la flotte, capable de passer le long de ces rochers, de ces récifs épars. Il me demande la permission de répéter un exploit qu’il accomplit deux fois dans sa carrière. La première fois avec un navire de guerre (après avoir les félicitations de l’Amiral, on lui adressa un blâme, car les vaisseaux de files n’avaient pas osé le suivre dans sa manœuvre), la seconde fois ce fut avec le beau voilier Navaho.

Aujourd’hui par grosse houle, il va s’engager entre les deux énormes cailloux, hauts comme des montagnes, étroits comme un passage.

L’instant est impressionnant ! Tout l’équipage se masse à l’avant regardant de tous ses yeux.

Un grand silence tombe sur nous.

Sur la passerelle mon cœur bat, précipité. Guégen à la barre, en est pâle. Le commandant risque mon navire et ses soixante âmes ! La moindre fausse manœuvre, et nous serions en miettes !

Le sémaphore nous surplombait, et semblait nous dévisager, curieux et perché. La côte hérissée à quelques mètres était terrifiante, une longue houle brisante, enlevée par grosse brise, soulevait le navire. Finlandia avança le long des cailloux, puis d’un seul bord revint en grand malgré la houle, et s’engagea entre les deux murailles. Pendant l’espace d’une seconde je me suis demandé si c’était pour notre malheur, ou pour notre fantaisie que nous risquions cela.

Les marins qui risquaient ces choses ne revenaient pas toujours pour les raconter.


« FINLANDIA » PENDANT LA GUERRE


Finlandia naviguait un soir.

Je connais mon navire parfaitement et malgré cela je ne puis me figurer ce qu’il pouvait être exactement ce soir de terreur.

Battant pavillon russe l’équipage se compose de 80 hommes, il fait la patrouille : dur métier. La mer doit être rude, le vent âpre et le doute habite le cœur de ces matelots ! Sans nouvelles depuis des jours, ils naviguent, sans permission depuis des mois, ballottés de jour, de nuit, inlassablement : prenant seulement un peu de repos pendant les charbonnages, et le ravitaillement en vivres.

Le doute habite le cœur de ces matelots, tandis qu’ils sillonnent les mers en tous sens.

Ce soir-là, la T. S. F. reçoit un message. Cet homme, seul dans son poste, arrête tout-à-coup la plus grande nouvelle de la guerre : Révolution russe ! la Famille Impériale est prisonnière ! comme un fou, il sort de son poste, il hurle la nouvelle à l’équipage. Que s’est-il passé ?

Il faut reconstituer la panique de tous ces matelots. Ils veulent rentrer au port immédiatement, savoir… ils exigent. Sombre tragédie dont la mer seule garde le souvenir.

Plus tard le navire abandonné erre à la dérive.

La mutinerie commence, puis vient l’assassinat de tous les officiers qui n’ont pas voulu céder. Les révoltés approchent des côtes, Finlandia se balance mollement aux creux des vagues, il ne gouverne plus. Il n’y a personne à bord. Si, des cadavres. Un patrouilleur anglais le croise, ses marins ne peuvent en croire leurs yeux, ne faisant plus route, et qui continue à se balancer dans la houle.

Ils font signe, rien ne répond : ce silence les étonne, ils envoient une sommation, ils vont tirer, mais rien ne répond et rien ne bouge. Ils approchent, à la jumelle ils croient voir sur le pont des corps. Ils embarquent alors pour constater toute l’horreur du drame que m’a raconté, du reste, le Capitaine anglais Brawn.

Il n’a pas retrouvé le journal de bord, tout avait été détruit, les papiers, les plans. Il prit Finlandia en remorque, et le ramena dans un port anglais, où il fût mis sous séquestre, car il appartenait à un comte finlandais.

Sa campagne à la mer n’avait duré que quatre mois.


LE CAPITAINE NORD ET SUD


Lorsqu’on a un beau navire, il faut avoir un bon capitaine.

Comment faire pour le trouver au milieu des autres ?

Les apparences souvent sont trompeuses, me direz-vous ? Oui peut-être à terre, mais cela devient facile à la mer de voir si un marin est un vrai marin.

Faites entrer un capitaine, s’il vient tout droit s’arrêter simplement devant vous, s’il vous regarde au fond des yeux, comme s’il fixait encore la mer, s’il vous conte, sans phrases, sans gestes, avec des traits impassibles, ses années de mer comme une chose toute naturelle, s’il répond à vos questions par un « Si donc » ou un « Oui donc » vous avez devant vous un vrai marin, prenez-le.

Si dans l’autre capitaine vous remarquez une démarche nonchalante, s’il ne peut rester immobile devant vous, s’il s’assoit tout à coup effondré dans un fauteuil comme chez lui, s’il s’applique une de ses mains sur la figure, si ses doigts s’amusent à tortiller et à caresser sa longue barbe, si ses yeux errent dans la pièce, regardant avec intérêt les objets qui s’y trouvent, s’il vous empêche de lui poser une question, enfin s’il vous raconte pendant une heure les choses inouïes qu’il a faites et trouvées sur la mer avec un accent terrible qui est de Marseille (pardon à Notre Dame de la Garde) attention ! surtout écoutez ceci : c’est grave il est reconnaissable.

Il sera, le plus souvent qu’il pourra, en civil, froidement, ce grand Capitaine. Aimant les vestes amples, et encore les bras de chemise, et les pantoufles rouges s’ensuivront.

Il aimera surtout la terre et l’on revient fatalement à ce que l’on aime, un jour.

Et il y reviendra, soyez-en sûr, en y reconduisant votre navire.

Son parapluie prouve qu’il craint la pluie, son parapluie qui fait partie de lui, et ses galoches donc contre l’humidité.

Quand on craint l’eau, on craint l’océan, et cet homme que vous avez devant vous est celui qui mettra votre navire au plein.

Quand vous arrêterez un capitaine, prenez garde : j’espère que mes recommandations pourront servir ; lorsqu’on a un beau navire, il faut avoir un beau capitaine.


LES LARMES


Vous apercevez rarement des larmes dans les yeux bretons ? Précieuses, elles demeurent suspendues sans leur regard, mais elles ne tombent pas.

Il faut un grand chagrin, un chagrin sacré, qu’elles tombent sur leurs visages tannés. La mort d’un frère, d’une sœur, la mort de leur mère.

Les gens du Midi, eux, pleurent comme ils rient.

Leur rire vous agace, mais leurs larmes ne vous touchent pas trop faciles, puis l’habitude intervient.

Je crois aux larmes des Bretons, je subis les larmes des Mocos.

UN NAVIRE QUI SOMMEILLE


Un navire qui sommeille le long d’un quai n’attire plus le regard des passants. Une fois amaré on s’habitue à le voir là, sans mouvement.

On ne fait pas plus attention à lui qu’à une maison que l’on est sûr de retrouver chaque jour à la même place.

Il devient une chose inanimée, sans mystère, le long d’un quai où dorment les chalands paresseux.

Ici règne l’immobilité.

Oh ! la tristesse infinie qui s’empare des navires au port. Les navires désarmés sont morts, leurs âmes s’en sont allées !

En rade, les navires ne sont plus tristes. L’espoir des départs les anime. La vie les a ressaisis, ils se balancent, ils évitent sur leurs ancres, la mer glisse le long de leurs coques, leurs flancs endurent le bruissement enjôleur.

Le charme du départ habite leur bord, là-bas l’horizon les attire en leur contant de belles promesses.

Il les absorbera tous.

Un navire qui va appareiller s’éveille, l’équipage a tout à faire et la vie revient avec le mouvement.

Un navire en manœuvre retrouve sa raison d’exister, les amarres glissent une à une, puis lorsque la dernière tombe à l’eau lourdement, le grand navire qui n’est plus retenu, se détache sans bruit du quai et s’éloigne libre !

Les gens qui le voient, de toutes conditions et de tous les âges s’arrêtent.

Chacun immobile ressent à sa façon la grande attirance de l’inconnu. Le départ d’un navire, les premiers tours d’hélices battent l’eau, la machine tourne véritable cœur battant, la coque vibre sous la pression : « la Vie », tout à coup revenue, renaît entière dans toutes ses artères.

Et il part lentement, majestueusement, emportant ses aspirations et tous les rêves de ceux qui le regardent s’éloigner, et qui veulent lui confier leurs secrets pour là-bas.


J’AIME MON NAVIRE


J’aime mon navire !

Il est tout plein de mes rêves.

Il garde si fidèlement mes peines et mes petites joies.

Chaque jour se renouvelle avec la fuite des heures, et tout s’écoule et tout s’éteint en une endormante torpeur qui n’a rien de réel et rien d’humain.

J’aime mon navire pour les heures d’oubli qu’il me donne.


EN QUITTANT « FINLANDIA »


Lorsque je prends la chaloupe pour me conduire à terre, je me retourne toujours longuement pour regarder mon navire.

Lorsque je vais à l’intérieur des terres, au moment de quitter la mer de vue, je jette un rapide regard d’adieu à la silhouette blanche là-bas posée entre ciel et eau !

Enfin, lorsque je reviens le soir, lasse de ma journée à terre, j’attends l’instant où le tournant du chemin me permettra de revoir mon navire.

Toujours ravie, mon sourire est pour lui, et ma reconnaissance aussi d’être là à m’attendre, d’être si beau dans la lumière du couchant, et de m’aider si bien à passer mes jours.

Une fois à bord, je me sens renaître.

Je n’aime la terre — comme je comprends la vie que de loin.



Le temps s’écoule à bord si doucement et tout diminue et tout s’estompe et tout s’éloigne.

Le temps passe et l’on ne sait plus exactement et les noms et les dates.

On n’est plus là-bas, on est parti !

On n’est pas encore arrivé.

On navigue entre les deux tentes bleues, et jamais pareilles, du ciel et de la mer.

Vous êtes distant du passé, en attente de l’avenir !

L’indifférence, merveilleusement nonchalante, s’est embarquée à votre bord.

Le temps passe, et l’on va toujours un peu plus loin, et plus on avance dans l’avenir, plus le désir étrange vous pousse à l’horizon, là-bas, plus loin encore !

On vient d’où les montagnes disparaissent, mais vos yeux, avidement cherchent celles qu’ils commencent d’apercevoir…

On n’est pas encore arrivé, on n’est nulle part.

On navigue ?

Rien ne s’arrête car rien ne commence.

Naviguer !

Magie et enchantement ?


RETOUR


Enfin, je retrouve mon bord, tout me dit bonjour avec un bon sourire ; mes bretons d’abord, puis mon navire, car un navire à une âme si vous savez l’aimer !

Quand j’arrive à bord, j’y retrouve les choses très précieuses que je lui ai confiées :

Mon cœur (ce qui m’en reste).

Mes illusions (les dernières).

Quand je vais à terre, je n’emporte que peu de chose en disant : ceci sera perdu.

Sans prendre part au tourbillon de la vie, je la regarde de loin et la juge sans désirer la vivre.

Enfin ! je retrouve ma vie de bord.

Ma vie de couvent, monotone et douce.

Rêveuse, Berceuse, Endormeuse.

« FINLANDIA »


Finlandia appareille — son sifflet monte, déchire l’air et les nuées.

Je n’ai jamais pu entendre la voix de mon navire sans la comparer à un cri rauque, magnifique et sombre, qui monte de mes entrailles, traverse mon cœur, et meurt doucement dans ma tête étourdie.

Cette voix m’émeut, elle m’éloigne du monde en me rappelant ma solitude ; elle envoie le signal de départ pour là-bas à la mer, à tous ceux qui l’entendent.

Les montagnes et l’écho l’emportent, la rejettent et l’envoient plus loin encore pour annoncer quelque part : un petit navire appareille vers son destin.


MARIN


La vie de mer est choisie par les marins comme une religion.

Comme elle, préférée, adoptée.

Vénérée pour toujours.

Le métier de marin est une religion !

Et certain de ces êtres simples à ne pas vouloir et ne pas pouvoir exprimer une pensée profonde, ces marins, parce qu’ils aiment leur métier et qu’ils concentrent tout leur être dans un seul but « Idéal », ces mêmes, s’assimilent chiffres et calculs et comprennent nettement ce que tant d’autres vaguement essaieront de s’inculquer sans jamais pouvoir y parvenir complètement.

Ils seront réservés et silencieux, car ils aimeront.

Ils aimeront avant de croire et sauront voir avant de comprendre parce qu’ils se sont donnés, avant même que de rien demander.

Avant de rien recevoir ils auront tout donné.

Les éléments qu’ils aimaient se laisseront découvrir tout naturellement par eux et cela par les lois divines.

Le métier de marin est une religion !


EN NAVIGUANT


En naviguant ce soir j’aperçois par la fenêtre une étoile merveilleuse.

Large et lumineuse, elle brille sur un fond de ciel bleu intense. C’est Vénus. Elle monte, elle descend à travers la vitre, parce que le navire s’en va doucement remué, bercé au creux des lames.

Je la contemple indéfiniment et je songe à tous les navigateurs qui, avant moi, l’admirèrent par un soir semblable.

Vénus, lumineuse et belle, je pense à ceux qui continueront, le soir venu, à vous admirer, en vous apportant d’en bas — comme moi de la mer — leurs yeux et leurs pensées, mêlés de leurs vœux.


PASSERELLE


Le Jour

Quand j’arrive sur la passerelle, j’aime sentir la marque, le désordre de la grande brise passer dans mes cheveux.

La tête renversée, je puis, confiante, abandonnée, fermer les yeux pour retenir les caresses rouges du ciel et aspirer du plus profond de moi, l’étourdissement de la lumière, et des vagues et du sel, jusqu’au complet enivrement.

Alors je me retrouve et je puis dire :

« Enfin me voici à nouveau dans mon élément, me voici de retour dans le paradis que j’avais perdu. »


la nuit

Tout est sombre sur la passerelle, pas une voix, des ombres penchées, gravement, fouillent ardemment la nuit.

Des pas, des allées et venues, c’est tout.

Maintenant que mes yeux s’accoutument à cette noirceur, j’aperçois l’homme de barre immobile, l’homme de bosse les yeux là-bas, puis l’officier de quart, qui va, vient, nulle part en repos et nulle part en place ; il veille, la responsabilité, sa compagne de nuit, le suis inlassablement dans le silence et la beauté de ses veilles nocturnes.


UNE NUIT À LA MER


Le ciel s’étire, la nuit infinie s’en va… illimitée, les étoiles partout scintillent.

La mer sombre, unie et profonde, s’écoule et chante sous le déchirement du navire qui fend les flots.

Des navires à l’horizon sillonnent la mer, tout illuminés, ils envoient leurs lumières dans l’onde.

Par cette nuit irréelle, l’on dirait que ce sont des bouquets d’étoiles, qui sont venus, curieux, visiter l’immensité qui les regardait d’en bas, admirativement ; et seulement de passage, très précieux, ils semblent en partance pour regagner leur ciel.


LE PAVILLON


Le carré qui flotte à l’arrière de mon navire.

Ce petit carré d’étamine au vent, représente dans la brise parce qu’il est bleu, blanc, rouge, nos chères couleurs.

Il déferle et dit à ceux qui passent qu’ici est un petit morceau de France qui flotte et qui navigue.

Il palpite dans la lumière, parce qu’il est joyeux.

La fierté reste cachée dans ses plis, et il aime à flotter sur toutes les mers.

LE PONT


À travers les mâts et les cordages, les étoiles brillantes, les merveilleuses étoiles étincellent.

C’est un poudroiement d’étoiles que cette poussière lumineuse qui emplit le ciel infini, qui tombe partout comme un immense manteau, si lointain que rien ne se déplace, malgré la vitesse du navire qui glisse sur les flots.


À BORD


Sous la coursive illuminée, la mer de ténèbres s’éclaire, la lame renversée ploie, déferle de neige et d’écume. Oh ! Mer !

Toujours nouvelle.

Mes yeux se perdent et s’abîment dans tes reflets sans parvenir à te peindre.

Tu changes, tu es insaisissable, et mes pauvres descriptions arrivent toujours en retard, elles sont nouvelles mais jamais neuves, et sont déjà vieilles avant d’avoir existé.

Mon cœur et mes yeux ne peuvent te suivre, je ne connais pas assez de mots pour décrire toutes tes couleurs !

Alors de désespoir, je ferme les yeux, mais lorsque je les ouvre, j’aperçois là-bas dans le lointain, que tout est encore infiniment plus beau. Hantée, attirée, je viens. Oh ! mer.

Jamais pareille.

Insaisissable de beauté et de reflets, je m’incline devant la fatalité divine et je t’admire.

Le matin, lorsque je m’éveille, tu es encore endormie.

Tout au long des heures, je te suis fidèlement, mais comme la vie avec la promesse sur toi tu passes en me faisant signe, le jour est si court lorsqu’il est si beau !

Lorsqu’avec la nuit tu disparais.

Je réfléchis en fermant les yeux.

En naviguant, le temps s’écoule, les heures et les jours glissent pareillement, on ne se souvient plus des noms, on oublie les dates et les jours.

Oh ! Mer !

COUPE DE FRANCE — 1922 — HAVRE


Aujourd’hui troisième épreuve de la Coupe de France !

Je fais dire une messe à 7 heures dans l’exquise chapelle de Notre-Dame des Flots.

À l’heure précise, j’arrive avec mes invités ; sur le seuil, les équipages de Finlandia et de l’Aile sont réunis au complet. Le jour est sombre et la tempête monte, les nuages sont échevelés… De Notre Dame des Flots, on ne voit que la mer et le ciel.

Voici tous les marins groupés, les officiers et les tricots-bleus aux lettres blanches ; je lis sur chaque visage le vœu qu’ils forment ; ils viennent demander le triomphe des couleurs françaises. Le commandant Charcot a bien voulu venir, et les commandants des vaisseaux de guerre l’accompagnent.

Je suis émue en entrant dans la douce chapelle illuminée de cierges suivie du flot de toute ma famille de Bretons, depuis les grands marins jusqu’aux tout petits.

Notre-Dame-des-Flots ! Tous agenouillés, la petite chapelle était juste assez grande pour nous contenir, mais toutes nos prières sont montées jusqu’à vous. Notre-Dame qui nous protégez !

Bien souvent je pense au pieux hommage de votre équipage, et si vous le permettez, Notre Dame des Flots nous nous agenouillerons encore à vos pieds.


RÉFLEXIONS DE L’ÉQUIPAGE


« Finlandia est un morceau de beauté posé sur la mer, qui navigue et se déplace dans l’harmonie de ses lignes… »

« Le vent mollit, ça nordit, il va beaucir et les yeux regardent l’horizon en espérance du beau temps ! »

« Ah ! Ma Dame, il en a pris pour son grade, l’houle l’a brutalé. »

« Quelle tête de bois, vrai, double bordée. Il est silencieux comme ceux de Dourduff. »

« Sale temps. Si le Bon Dieu était raisonnable, il ferait beau demain pour l’Aile.

« Béra, tu comprends, il est gros et il est lourd. »

« C’est un bateau de Norvège, quoi, et son temps c’est du gros temps, il ressemble à M. Anker, son propriétaire. »

« L’Aile, lui faudrait un temps léger, elle est fine, elle ressemble à ma Dame. »

Les Norvégiens insistent pour savoir si l’Aile sortira aujourd’hui.

Vaguement je réponds : « je ne sais pas, » car je sens leur désir de nous voir à l’essai.

« Nous ne serons probablement pas prêts ? »

Tanguy plus explicite répond tout haut :

« On le saurait qu’on ne vous le dira pas. »


MON NAVIRE


Adieux à « Finlandia »

Lorsque je quittai mon navire pour la dernière fois, mon cœur chavira, quelque chose s’était brisé en moi.

Une angoisse m’étreignit, et, en larmes, mes yeux le suivirent jusqu’au tournant du chemin.

C’est comme la séparation d’une personne très chère que l’on ne doit plus revoir ici-bas…

Et le deuxième adieu, un peu plus loin, du train, quand penchée à la vitre j’aperçus la mer pour lui donner un dernier regard.

RÉFLEXIONS


Je me retourne… je ne vois plus la mer !

Des collines barrent l’horizon.

Oh ! les arbres trop près, et la vie qui se rapproche à vous toucher !

Rien ne vient relever votre regard vers l’horizon…

Oh ! laissez moi fermer les yeux.


Une petite maison rose ; devant ses fenêtres trois cyprès, quelques oliviers, un pêcher en fleurs ; c’est assez. Il est inutile d’avoir un grand palais pour apercevoir par ses mille fenêtres la tristesse de la vie !

Car de cette petite maison rose la mer est au loin, elle, la divine, la calme qui a gardé la magie de faire rêver encore les hommes.

Je bénis mes larmes, toutes mes larmes.

Je ne renie pas ma plus petite douleur, et je remercie mon plus grand chagrin d’être venu jusqu’à moi.

Je suis ici, si je n’avais pas souffert, la compréhension ne serait pas venue s’abattre et la pitié aussi. Je n’aurais pas puisé la force de vivre solitaire.

N’attendant plus, ne demandant rien, avec sérénité, je sais que la mer est là tout près de moi qui m’attend, qu’elle me donnera ce que le monde m’a pris.

Son perpétuel mouvement m’apporte le renoncement ; en me penchant vers elle, elle dit tout bas, se berçant entre deux vagues ; le jour dernier arrivera à son tour.


Ne suis-je pas semblable à tous ces gens ?

Étrangère, parmi eux je reste l’Isolée. Je ne puis croire, penser, espérer, aimer, comme ces êtres qui me frôlent.

Je suis seule.

Oh ! ma chère solitude, compagne, abri sûr.

Les choses qui leur plaisent ne sont pas les choses que j’aime, et je ne désire pas leur expliquer pourquoi.

Oh ! le large, là-bas.

Le grand large, l’horizon, le lointain qui vous fait signe de son grand regard et qui vous conduit là-bas au loin, au — rêve — au silence, là-bas.


Rien n’est plus impressionnant, à bord, que l’écoulement monotone des heures ! Il vous semble voler des heures à la vie âpre, et lui dire : « Je suis trop lointaine, vous n’arriverez plus jusqu’à moi. »

Mais dans l’angoisse du retour, il faut sans défaillance reprendre le moule implacable avec, au coin des lèvres, ce sourire… qui n’est pas à vous et qui est, pour le monde qui vous regarde, devenu si distant de votre âme nouvelle.

Renouvelée.


Je sais que j’irai à Elle toujours. Celle qui garde mes secrets, mes espoirs et ma peine.

La mer qui me berce depuis toujours, m’endormira monotonement, toujours, au rythme de ces longues vagues lassées.

Je sais que mes yeux vont à elle, toujours, aussi le monde ne me connaîtra plus.


Comme je m’éloigne, comme je m’éloigne de tout, doucement, sûrement.

Rien ne me retient plus tout à fait, je m’échappe comme une galère qui ne vit que lorsqu’elle navigue sous toutes ses voiles.


La mer est un grand cadre d’eau où les visages s’effacent autrement vite que dans les cadres ordinaires.

De par le monde que vous traversez, s’il vous plaît d’avoir encore du cœur, hâtez-vous de fuir, et naviguez pour conserver jalousement le peu qui vous en reste afin d’en embellir vos heures.


Le bonheur n’existe pas chez tous. Il habite seulement quelques âmes.

Pour mettre son amour dans un navire et lui donner toutes ses pensées, il faut avoir enduré à terre quelques désillusions.

Ne plus gaspiller son cœur ! le confier à un navire, quelle sagesse !

Sans regret vous pouvez lui donner votre cœur, et le bonheur sera bien près de vous.

N’avez-vous pas remarqué que certaines gens n’avaient pas d’âme ? Ces âmes errantes se sont embarquées, pleines de lassitude, sur les bons petits navires.


Si les larmes abîmaient les yeux !

Pauvres yeux qui pleurent ; votre désespoir, à travers vos larmes, vous empêcherait de voir les cieux.

Les yeux qui auront beaucoup pleuré seront meilleurs.

Les bons yeux deviennent plus clairs à regarder en attente, là-haut, le doux espoir d’avenir.

Les yeux malheureux seront plus beaux.

Et les autres, ceux qui ne savent pas pleurer, comme attirés, regarderont toujours ceux remplis de larmes. Car, au fond des yeux qui pleurent vogue une âme errante.


« SALVATOR »


Un jour, à Villefranche, que Salvator était mouillé au milieu de l’escadre, je rentrais de Nice sur l’Aile I, après une dure régate ; en passant près du navire amiral, tous rangés, mes marins et moi, nous le saluâmes en allant prendre notre mouillage.

Or, ce soir-là, l’Amiral vint dîner à bord du Salavator.

— « Madame, me dit-il, j’ai ouï-dire que vous étiez un marin, cependant je ne vous ai pas vu à bord de votre petit bateau, qui, si aimablement, m’a salué ce tantôt ?

— Amiral, j’étais à mon bord ; mais si semblable à mes marins, que vous m’avez prise pour l’un d’eux, ce dont je vous remercie infiniment. »

Après cette réponse, je suis certaine que l’Amiral, dans sa pensée, emporta le souvenir d’un marin de plus.

MA SINCÉRITÉ, LA VOICI


Mes yeux contemplèrent, éblouis, la grande beauté de la mer.

Mon cœur désirait emporter tous ses trésors, faits de lumière et de reflets.

Je commençais à écrire.

J’éprouve aujourd’hui l’angoisse de n’avoir pu traduire ce que je voyais, j’ai la hantise et la crainte d’avoir abîmé ce que j’admirais.

En s’ajoutant aux yeux, le cœur les complète, et de par le vaste monde, ils deviennent une petite pensée, qui avant de se perdre dans l’infini, peut se faire entendre.

J’aime trop la beauté, pour avoir osé.

La mer est infinie, j’espère son indulgence.

La mer me pardonnera à cause de ma sincérité.


BRETAGNE


Tu es âpre.

Tu es pure.

Tu es belle.

Sous ton ciel nuageux, et tes ondes glauques, je renais.

Ton empire est total ; envoûtée chaque année, je me réfugie dans ta beauté que j’accepte comme consolation, comme récompense. Tu es persuasive, ton chant divin est enchanté.

Comme une apparition, tu te dérobes, et c’est les pieds meurtris par les genêts, les mains blessées aux roches, à la bouche le goût amer de tes goémons verts, que, dans une course folle, je m’aventure pour t’apercevoir.

En te retrouvant, je m’aperçois que tu es encore plus lointaine.

Oh ! Bretagne, je te regarderai aussi longtemps que mes yeux pourront voir.

C’est l’âme angoissée de ne pouvoir te conquérir, que je m’arrête le cœur battant, dans la crainte, dans le doute, je n’ose aller plus avant.

Bretagne, je viens à toi le cœur triste, et parce que j’ai souffert, ma tête se penche sur ta rude épaule.

Accepte l’offrande.

Ton étreinte mouvante m’enlace, et je reste car je suis bercée !


La Bretagne s’étend là-bas, pas loin de nous !

Farouche et simple, elle demeure inchangée, sur les rochers où elle se dérobe et se termine, laissant le monde se transformer tout autour d’elle. Sachant garder son caractère avec fierté, tournant le dos à la civilisation, d’elle, on peut dire qu’elle ne changera jamais.

La mer est trop autour d’elle ; elle l’enserre. Son enlacement mouvant, son étreinte humide la gardent avec jalousie.

Ses rivières s’écoulent et chantent en elle comme des veines. Ses rochers, sauvages, hérissés et âpres, seront toujours un mur comme un reproche pour l’étranger.

Ceux qui ne la comprendront pas, tant mieux. Comme la mer, on l’aime sans raisonnement. Comme une fatalité, sa beauté pèse sur votre imagination. On s’y attache ; elle vous appartient un peu. Sa solitude d’accalmie vous fait dire parfois : « Dans cette baie désolée, aux ajoncs dorés, où les bruyères et les chèvrefeuilles emmêlés font des haies de parfums ; dans ce chemin creux, près du calvaire, je vous emmènerai un soir… Vous verrez la mer au loin qui s’étend en rêvant, vous verrez les barques de pêche revenir au port comme un vol d’oiseaux apeurés ; avec le soir, les bords desséchés de la rivière se décoloreront en des teintes de laques anciennes. »

Puis, vous direz sans penser : « ma baie, mon chemin, mon calvaire. » Car vous croirez, en revenant, vous retrouver chez vous, tant vous y aurez laissé de vous-même.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Chère Bretagne ! À vous, je peux aller, le cœur triste ; en me promenant dans vos landes navrées, je puis vous offrir ma peine. Vous la comprenez ; n’êtes-vous pas la terre de ceux qui croient encore ?

Dans vos champs fleuris, où passe la brise de mer, mon âme s’effeuille doucement jusqu’à mon cœur, comme ces pétales qui s’éparpillent. Ces lieux calmes apportent en mon être troublé une résignation inconnue.

La vie est là, tout autour de moi, si simple, si paisible ! Une fumée bleue monte d’un chaume enfoui sous la verdure. Tout devient d’un attendrissement enfantin. Il paraît si facile de vivre, d’aimer, de mourir sans trop y penser ; le ruisseau emporte dans son bruissement mon espérance morte, aussi fatalement, aussi légèrement qu’une fleur de rose des prés.

En levant la tête, je vois le soleil qui enflamme un champ de genêts en fleurs. En fermant les yeux, il me reste des points d’or sous les paupières !

PAYS D’ARMOR


Pays d’Armor, je t’ai regardé infiniment.

Tu as compris dans mes yeux clairs mon don total.

Tu es venu le front haut, immense, les pieds nus dans les vagues, tu m’as enlacée dans une farouche étreinte.

Sous ton baiser profond, mon cœur appelé est monté jusqu’à mes lèvres.

Tu as mon cœur.

En naviguant de par le monde, d’autres beaux pays pourront m’arrêter au passage et me plaire certains soirs, par leur charme exotique.

Le désir alors d’arrêter ma vie de vagabonde, pourrait me saisir et me retenir en des pays lointains.

Mais je retournerai à toi, pays d’Armor, c’est à l’ombre de tes bras forts que je vis et que je m’endors, le soir, bercée dans la profondeur de ta houle.


LES YEUX BRETONS


Les beaux yeux Bretons !

Les yeux bleus qui chavirent, tout emplis de vague et de ciel.

Les beaux yeux bretons.

Les yeux noirs où le rêve profond des nuits sombres navigue dans la houle !


PROFIL


Du salon flottant, tout rempli de clarté, le front collé à la vitre, je regarde la mer démontée qui déferle avec bruit, elle passe vite et sombre, échevelée, en crêtes d’écume emportée, renversée.

Sur ce fond de délire, je contemple là-bas, pays d’Armor, ton profil muet.

Il s’est imposé sur le fond de la nuit noire, tout de beauté et de fierté, dessiné à l’encre de Chine.

Cette nuit de tempête et la rumeur même des vagues qui s’enfuyaient, où sont-elles, que sont-elles devenues ?

Mais le souvenir de ton profil aux découpures parfaites, n’a pas quitté ma mémoire ?

Où est la tempête ?

Où sont les vagues ?

Ton profil, là-bas, demeure.

ORAGE


Le navire glisse, malgré sa vitesse, pas la moindre brise. Rien.

Le calme absolu.

L’orage partout nous enveloppe, nous enserre. L’air étouffant nous écrase, irrespirable.

Il est minuit.

Le ciel est lourd d’étoiles, par instant une d’elles s’échappe, glisse, tombe à travers le ciel dans l’infini, comme une perle ou une larme.

Les étoiles continuent à tomber sur la mer ; devant cette beauté environnante, mon cœur s’émeut d’assister à une telle fête.

La côte de Bretagne est là, sous une couche de nuages épais, comme un fantastique écran ; sans interruption, le ciel s’illumine derrière ces nuées, laissant voir la cité nettement, sous un violent éclairage.

Les yeux, à force de fixer, font mal et vacillent devant cette débauche d’éclairs qui illuminent la mer jusqu’au navire.

Le déchirement de l’orage se continue.

Les nuages immobiles sont une muraille.

L’air est étouffant.

Pas la moindre brise.

OUESSANT POUR TOUS NAVIRES


Il fait froid, — il fait noir dehors.

La mer est calme entre le Havre et Biarritz, mon navire va sa route.

Assise dans le salon bleu, tout imprégné du souvenir de la Coupe de France, les mêmes fleurs embaument en se fanant.

Il fait calme, je me repose.

Je regarde les photographies de Béra et de l’Aile ; je rêve à cette semaine inoubliable, si riche d’émotions et de beau sport. On frappe à la porte. C’est le T. S. F. qui entre avec une fiche à la main.

La nuit est froide et il fait tout noir.

Voici la communication :

« Ouessant, pour tous navires, mine à la dérive par 46-13 N. et 6° 34 W. E. (Gr.) ».

— « Bien, va montrer ça au Commandant. »

Je vais à la chambre de veille. Là, sous la puissante lumière… les cartes blanches s’étalent, la mine en dérive est là, à ce point, à 90 milles de nous ; inutile de changer de route.

N’est-ce pas une merveilleuse invention que de pouvoir aider pareillement les navigateurs ?

À peine une demi-heure s’est-elle écoulée après la découverte de cette mine, que tous les navires, dans un rayon de 600 milles, apprennent que là, tout se cache pour eux un danger mortel.

Par cette nuit noire, seule à mon bord où chaque petit événement prend sa place, j’admire cette grande nouvelle qui embarque comme un miracle.


MA DOULEUR


J’ai emporté ma douleur sur ce rocher désert et, seule, au milieu du silence, j’en contemple l’étendue.

Le ciel et la mer s’étendent indéfiniment autour d’elle et de moi.

La nature est ma grande consolatrice ; je me blottis contre elle ; réfugiée dans sa beauté, je me laisse bercer comme une enfant blessée pleure dans les bras de sa mère qui la console en l’endormant.

Étais-je faite pour tant souffrir ?

Oh ! l’agonie étouffante qui monte du cœur et qui se brise dans la gorge ! les larmes qui glissent, monotones, des yeux grands ouverts fixant au loin des horizons qu’ils ne voient pas !

Seule, plus que jamais seule, je cherche, dans mon chagrin, l’isolement.

J’ai mouillé les deux ancres dans le pays de tristesse ; mon cœur ne sera pas assez fort pour remonter le courant !

Ma destinée s’est accomplie. Il s’est fait un grand silence ; un vide effrayant m’entoure ; quelque chose de moi s’est arrêté, et j’attends… quoi ? J’ai brisé le lien qui me retenait au rivage, prisonnière, mon cœur est devenu une île.

Sans crainte, je regarde ma vie en face. Rien ne me fait plus peur ; je sais que ce qui peut arriver ne dépassera pas ce qui est déjà.

J’ai emporté ma douleur sur ce rocher désert et seule, au milieu du silence, j’en contemple toute l’étendue.


LE SOLEIL


Le soleil s’endort à l’horizon.

Le jour se termine dans l’attente de l’apothéose, la nature, comme en suspens, attend, écoute, la disparition merveilleuse de l’astre divin.

Le ciel n’est jamais pareil, chaque fois, les yeux enivrés, suivent angoissés, la fuite éperdue, l’éparpillement, la débauche de cette folle fête !

Oh ! la mer qui retient longtemps après le départ fantastique, les rayons et les couleurs pour s’en embellir et s’en parer comme d’un grand manteau, avant de s’étendre et de s’en envelopper pour dormir.

Mon cher navire, adieu !

Je songe que je riais de bonheur lorsque je vous ai choisi entre tous les navires.

« Il vaut mieux avoir aimé et perdu, que de n’avoir jamais aimé. »

Je vous avais apporté toutes mes pensées, et vous étiez mon orgueil.

Maintenant, vous vous éloignez ; à l’horizon s’enfoncent mes souvenirs et les illusions qui me restaient.

La consolation du monde est d’abîmer ce qui le quitte. Moi, je vous regarde partir. Tu t’en vas plus beau que je t’ai trouvé, égoïstement superbe. Je t’ai donné tout ce que j’avais : mes tristesses, mes espoirs. Tu t’es nourri de mon affection et, plus magnifique, tu glisses sur l’eau, indifférent, tandis que, restée à terre, je te regarde t’éloigner à travers mes doigts et mes larmes qui coulent.

Le ripolin de ta coque fut choisi par moi, comme ta ligne de flottaison, la forme des lettres de ton nom, l’or adouci de ta proue et de ta poupe, où mes initiales en algues comme un enlacement, te disent mon attachement.

Les coursives, la passerelle, la cheminée, pas le moindre détail de peinture, de vernis ou de cuivre qui ne fut exécuté par mes braves Bretons, guidés par moi, depuis trois années.

Lorsque tout ce grand travail fut accompli, je suis obligée de me séparer de toi !

Oh ! mon cher navire, tu avais une âme ! tous ceux qui t’ont vu l’ont sentie !

Une grande âme de douceur.

Sur la passerelle c’était l’action, l’énergie, la qualité de mer, le devoir aussi.

Dans le salon bleu, près de la chambre de veille, la vie de mer continuait, adoucie et rêveuse, c’était un peu un salon de corsaire :

Boussoles, mappemondes, sabres d’abordage, pistolets, livres de pirates ; c’était tout un rêve d’arrimages.

La bibliothèque, lourde de livres, où à travers les fenêtres, le monde passait !

Nuits d’étoiles, nuits de tempêtes et de rumeurs aussi, les jours calmes perdus d’immensité, les pays avec leurs montagnes glissaient.

J’ai vu le monde à travers les fenêtres !

Le grand salon où l’âme du navire se réfugiait parfois, dans la tête égyptienne de marbre noir — énigmatique — de pensées fortes et de sérénité.

Ici la musique régnait, le grand piano sombre et la harpe claire où les divans, verts et profonds retenaient les têtes penchées de ceux qui écoutaient, tout baignés d’enchantement.

Ma chambre où je pensais à mon navire à la tombée du jour.

L’âme extasiée de beauté, je rayonnais doucement et je te bénissais pour le bonheur d’éloignement que tu me donnais.

Mon navire, je t’ai eu par énergie pure, volonté et amour ; j’ai peut-être forcé la destinée, car j’ai su par toi surmonter et supporter mille tourments.

Mais quelle récompense de te commander et de te voir par nuit admirable, naviguer sur une mer infinie !

Il ne faut rien forcer. Il ne faut rien retenir. Il faut vivre chaque jour avec la force de la journée. Ce que l’on attire trop durement se casse, ce que l’on retient trop serré s’échappe. Je te perds d’avoir trop voulu t’avoir.

Va ! navigue sur toutes les mers, continue ton ensorcellement.

Moi, je m’arrête de chagrin et de fatigue. Mes yeux élargis contiennent trop d’horizons et las ils se ferment appesantis d’infini…

Mais mon désir inassouvi de lointains voyages vient d’embarquer sur une goëlette qui passait !…


(22-5-23).


« Goëlette Ailée »



Ce livre,

Pour ma Maman chérie qui m’aide dans la tâche ardue et belle que je me suis assignée :

Développer notre yachting, défendre notre construction, Porter haut l’honneur du pavillon de france.

V. HÉRIOT.


PRÉFACE


Vous, qui lirez ces contes de la Mer, obéissez auparavant au souvenir. Laissez venir à vous les rêves.

Évoquez le dialogue des eaux lamées d’argent et de la lune dans le firmament. Rappelez-vous les chemins parcourus, guidés par les étoiles, vers les terres inconnues. Soulevez le voile du passé.

Silence. Tout est harmonie. Les astres qui miroitent, cette nuit voilée par l’éclat d’Astarté, ces ondes, qui dansent une farandole sans fin, ces chants de l’Océan, ces espoirs des êtres qui voguent, passant du sanglot au sourire vers des destins nouveaux. Quelle ardente symphonie ! Silence. Communions avec les Déesses.

Tout ici a les accents de l’Amour. Voilà qui hurle de douleur. Voici qui brûle de passion.

Au loin les terriens et leurs médiocres intrigues !

Honnis soient les cités, leurs mensonges, leurs haines, leurs vanités ! Mais devant nous les fantômes d’une épopée forgée par la France : Pirates normands, Barons francs, Capitaines d’Honfleur et de Marseille, Corsaires de Dunkerque, Connétables, Aventuriers des Indes et du Nouveau-Monde, Routiers et Maréchaux, Coloniaux d’Afrique et d’Asie, au regard et au corps d’acier, les tempes tendues, les traits barrés au couteau, volonté, énergie, audace à fleur de visage. Vous voilà nos vrais ancêtres. Élevés à votre école, votre exemple nous hante : Je veux, je veux, je veux, disiez-vous, et le grand souffle du large avant l’ingratitude, avant les ricanements de la Fortune, vous a donné la Victoire. Votre verbe est haut, votre voix est rude, vous avez asservi les hommes et les choses.

Mais vous, Ma Dame, n’êtes-vous pas, dans ce siècle, un échappé de cette magnifique phalange ? Vous êtes la fée des flots, des vaisseaux et de leurs équipages. D’un coup de magie tout ce monde vous suit et vous aime. Êtes-vous un Capitaine, un Pirate, un Conquérant ? N’êtes-vous pas aussi un descendant de la lignée romantique ? Sous votre joug, nous sommes grisés toujours d’un parfum de la plus douce poésie.

Vous qui lirez ces contes de la Mer, laissez venir à vous les rêves de votre âme.

Pierre LYAUTEY.

La mer ! la mer !



La mer tragique et incertaine,
Où j’ai traîné toutes mes peines !



Depuis des ans, elle m’est celle,
Par qui je vis et je respire,
Si bellement qu’elle ensorcelle
Toute mon âme, avec son rire
Et ma colère et ses sanglots de flots ;
Dîtes, pourrais-je un jour,
En ce port calme, au fond d’un bourg,
Quoique dispos et clair,
Me passer d’elle ?



La mer ! la mer !

Elle est le rêve et le frisson
Dont j’ai senti vivre mon front.
Elle est l’orgueil qui fit ma tête
Ferme et haute, dans la tempête.
Ma peau, mes mains et mes cheveux
Sentent la mer
Et sa couleur est dans mes yeux ;
Et c’est le flux et le jusant
Qui sont le rythme de mon sang !



Au cassement de soufre et d’or
D’un ciel d’ébène et de portor,
J’ai regardé s’ouvrir la nuit
Si loin vers l’immense inconnu,
Que mon désir n’est point encor
Jusqu’aujourd’hui,
Du bout du monde, revenu.

(Émile Verhaeren).

À LA VOILE


Marin ! en avoir l’âme et le cœur.

Arriver première en régate, cacher sa joie et son sourire sous un visage impénétrable.

Arriver dernière en régate, cacher sa déception sous un sourire.

Savoir gagner.

Savoir perdre.

Marin ! en avoir l’âme et le cœur.

Ne pas oser sourire ; ne pas devoir pleurer, être calme, sous peau tannée et traits tendus, enrayer les tendresses, chasser les élans,

Encore très jeune, et déjà vieux, le cœur lumineux, le visage sans reflets, seulement des yeux remplis de mirages, tournés toujours vers le large.

Ne plus souffrir en n’essayant pas d’être heureux.

Marin ! en avoir l’âme et le cœur.

MON VOILIER À UNE ÂME !


Je connais son langage, sa manière de protester, sa façon de demander ! Je comprends tout ce qu’il dit et je sens lorsqu’il est pleinement satisfait de la façon dont on le fait naviguer.

Il m’est devenu inutile de voir ! dans ma cabine, la nuit, seulement par le murmure, le bruissement, le clapotis le long de la coque, je sais s’il fait 2, 3, 4, 6 nœuds.

Dans l’immobilité morte, sans brise ni mer, je l’écoute vivre sans pouvoir y parvenir. Que de protestations, de grincements, de lamentations lorsque, accalminé dans une houle énorme, il s’effondre inutilement dans les creux monstrueux pour en sortir et recommencer.

Dans la tempête il est déchaîné, tout craque jusqu’aux boiseries, tout crie de désespoir, hurle de douleur et fatigue.

Je reconnais lorsqu’il fait 7 nœuds au près, léger, souple, vivant et joyeux il va serrant le vent, s’amusant de faire son travail !

Je sais, lorsque les ridoirs m’envoient un concert de harpe, qu’il file ses 11 nœuds au large, longuement soulevé, paresseusement bercé.

Lorsque vent arrière, sans résistance, il est poussé là-bas, la mer déferle en coup sourd et gronde comme le tonnerre en ébranlant la voûte arrière.

Je sais tout ce que me chuchote mon voilier et à tant naviguer nous sommes devenus un.

Je vais vous confier le secret qu’il m’a avoué l’autre jour.

Lorsque je ne suis plus à bord, il m’a dit qu’il ressemblait à tous les autres vaisseaux.

Oh ! pouvoir décrire ou peindre un voilier avec toutes ses voiles ouvertes, naviguant sous un ciel lourd d’étoiles !

Dessiner avec un crayon le gréement, les mouvements, traduire en mots le silence, la pesanteur de ce ciel au-dessus de tout cela.

Voir la bordée de quart coucher au vent en travers du pont. L’officier veille avec le timonier. S’il a besoin d’elle aux manœuvres, le sifflet la réveillera, et titubant de sommeil, ils monteront, les matelots, comme des automates, faire ce qu’il y a à faire ! Border, filer, changer d’amure, diminuer ou augmenter la voilure…

Quelle angoisse de ne pouvoir crier la beauté de ce que je vois !

Je m’abîme dans la contemplation de ce ciel, de cette mer, de ce vaisseau fleuri d’étoffe gonflée qui, silencieusement, sûrement, glisse dans la nuit noire. Chacun parle bas et même ceux habitués comme moi à voir et à ne plus rien dire, parce que c’est trop grand et que les mots diminueraient, même ceux-là, ce soir, partent pour un pays de rêverie où ils savent cependant qu’ils n’aborderont jamais !

Mais, devant un spectacle infini, chaque être retrouve en lui un coin de terre ou de mer où il voudrait que les choses se passassent selon son cœur ! Alors, sous les étoiles, dans la marche interminable du quart, s’arrêtant dans les cordages pour repartir vers la lisse la mer ruisselle voluptueuse et bleue, celui qui rêve fait descendre les étoiles et marche au milieu d’elles !

Oh ! les songeries de ces nuits magiciennes, entre ciel et eau.

On tue, on étrangle le laid, l’égoïsme, la jalousie, car de toutes parts il n’y a plus que douceur, loyauté, silence.

Le jour succède à la nuit et tout reste en beauté à sa place.

Toujours distant, loin des humains, le vaisseau navigue et le règne de bonté se continue ; la simplicité, la compréhension se tiennent par la main, et chacun est heureux jusqu’au moment où, en débarquant, il retrouvera sa vie.

Ô la douceur de glisser sous les étoiles ! Grand largue mon voilier bien appuyé fait 10 nœuds. Il vente frais, il fait froid et la nuit est noire. La mer frappe la coque ; toute secouée elle s’agite en racontant des tas de choses.

Mon vaisseau se soulève docile, souple, tranquille et sûr ; je le sens vivre sous mes pieds.

Les scintillantes étoiles palpitent, ruissellent à travers la mâture. Dans la brise âpre je les regarde ainsi que les grands mâts qui se balancent et qui semblent épousseter le ciel !

Oh ! pouvoir décrire les manœuvres sur un voilier, raconter les hommes courant aux bastagues. Tous en ciré et en bottes sur un pont glissant balayé par la mer et sous pluie battante. Ils sont quinze, mais sont un, car ils tirent tous sur la même écoute avec mêmes gestes au cri de En sem ble ! En sem ble !

Le vent emporte les mots, le Maître hurle. Pour empanner par cette mer, ce n’est pas une petite affaire ; dans un grand fracas nous avons changé d’amure, pendant quelques secondes « Ailée » vient debout au vent ; sans appui elle se déséquilibre puis en grand, elle laisse arriver, toute gitée avec ses voiles bien pleines, mais en loffant elle se redresse, reprenant sa route avec son près.

Quel regret de n’être pas un peintre, un écrivain ou un musicien ! Avec ce que voient mes yeux, avec ce que mon esprit absorbe des choses de la mer et ce que contient mon cœur d’amour pour la navigation, que n’aurais-je fait !

Quelles toiles splendides j’aurais dessinées de la mer, du vaisseau, de l’équipage en action. Quels sonnets magnifiques j’aurais composé en décrivant la splendeur de la navigation nocturne. Quels chants j’aurais imaginés pour ressembler à cette rumeur, à ces soupirs de sirènes qui nous viennent du gréement. Oh ! que d’épouvante j’aurais transmise dans la tempête hurlante qui déferle sur les cailloux monstrueux entraînant un voilier désemparé, qui dans la nuit va s’écraser.


« AILÉE » ET « ARABE »


Ailée vient de donner sa position à l’Arabe. Il se rapproche de nous invisible.

Dans la mer du Nord, vent debout depuis deux jours, Ailée tire des bords. Arabe nous a donné sa route hier ; ce soir il doit sérieusement se rapprocher de nous.

Parti de Christianda vingt-quatre heures plus tard que Ailée, filant ses quatorze nœuds, il doit nous dépasser bientôt. La T. S. F. reste muette. Il doit être tout près maintenant. Il est minuit, la nuit est bouchée. Tiens, là-bas, deux petits feux brillent, avec l’Alphabet Scott, Ailée demande votre nom ?

Réponse : « Arabe ».

Ailée signale : « Bon voyage. Salut ».

Réponse Arabe : « Allons vers vous ». Il se rapproche rapidement, il arrive avec ses deux feux bâbord et tribord bien visibles. Rien n’est plus impressionnant que de sentir la présence de ce navire de guerre, qui vient à nous invisible dans les ténèbres. Le voici dans le grand silence. On l’entend respirer, vivre, palpiter de cette vie intense des bâtiments de guerre, sorte de bourdonnement qui s’échappe de tous les services des moteurs en action.

Tout à coup un énorme projecteur nous découvre, nous balaie, nous faisant sortir de la nuit.

Ailée s’illumine ; ses voiles blanchissent, les rayons traînent partout et nous inondent de clarté. Il nous voit splendidement. Je souris à cette lumière blafarde qui nous aveugle et je dis au Commandant Le Moaligou : « Bonsoir ». Comme Ailée doit être belle ! tout haut filant cinq petits nœuds au près par très petite brise. Longtemps Arabe nous pâlit de ses lumineux rayons, il nous dépasse à quelques longueurs.

Le Commandant me demande au porte-voix : « Avez-vous besoin de quelque chose ? » Je réponds : « Merci, tout bien ici ».

Le grand projecteur s’éteint, tout rentre dans la nuit noire, le silence nous enveloppe.

Arabe, Ailée, ont pris chacun leur route différente sur la même mer.

Après ces rayons lumineux, la nuit est encore plus impénétrable et nous sommes davantage solitaires.

Ainsi se croisent les navires dans la nuit, pareillement les êtres s’appellent sous l’éclatant soleil sur les chemins de la vie, aussi distants que les vaisseaux sur la mer.

Ailée est un grand songe qui navigue, si précieux que l’on ne peut détacher ses regards de sa coque bleu sombre, ni de ses voiles claires, de crainte de faire évanouir la vision.

Si je pouvais parler aux mères, aux épouses, aux sœurs qui haïssent l’Océan, je leur reprocherais doucement leur erreur.

La mer entretient la foi et l’amour, elle préserve ses fils de tous les maux qui traînent à terre.

Femmes, ce n’est pas la mer qui appelle les êtres que vous chérissez !

Ce n’est pas elle qui les éloigne de vous ! La vérité est plus simple et plus douloureuse, ce sont les autres êtres autour de vous, hommes et femmes ! c’est la vie qui les empoigne par le collet !

Lorsque vos maris ou vos fils reprennent la Mer, ils vivent si près de vous dans l’éloignement.

Les images qu’ils emportent sont embellies et si douces. Celle de la mère, celle de la femme qu’ils regardent avec attendrissement lorsqu’ils reviennent de leur quart titubants d’air et d’embrun.

Femmes ! ne craignez pas la Mer, ne soyez pas jalouses d’elle.

Les Marins lui apportent leurs peines et leurs désirs, qui ne peuvent appartenir qu’à elle !

Elle devient souvent un clair tombeau. Les noms n’y sont point inscrits, mais la honte ne le touche jamais.

Je dirai à ceux qui souffrent de partir pour un lointain voyage.

Dans l’isolement d’une ville inconnue, au milieu d’une foule qui vous ignore, il est bon de porter sa peine sans que personne s’en aperçoive.

On n’a plus à s’observer, à parler, à sourire, on n’a plus l’angoisse de piétiner ses souvenirs !

Votre douleur est moins poignante, elle est engourdie dans un cadre moins à elle.

Distraitement vos yeux errent sur des choses jamais vues, l’espace entre dans nos esprits, les pays passent avec leurs traditions. À mesure que le grand air balaie nos pensées nous voyons la petitesse des choses qui nous troublent.

L’âme s’épure au contact de la beauté, elle s’affine en devenant moins accessible et plus forte.

Les déceptions, les rancœurs s’éloignent.

Nul chagrin ne peut revenir d’un long voyage !

Il n’est plus en vous.

Vous l’avez laissé le long du chemin, sans savoir où !

Votre cœur tout grand est vide, il ne contient que reflets et douceurs.

L’indulgence est de retour, votre bonté est revenue pour embellir encore votre existence.

CHANTS PIRATES


The Tarry Buccaneer


I’m going to be a pirate with a bright brass pivot-gun,
On an Island the Spanish main beyond the setting sun,
And a silver flagon full of red wine to drink when work is done
Like a fine old salt-sea scavenger,
Like a Tarry Buccaneer




With a spy-glass tucked beneath my arm and a cocked hatcocke
[ed askew]
And a low rakish schooner a-cutting of the waves in two

And a flag of skull and cross-bones the wickedest that ever flew
Like a fine old salt-sea scavenger
Like a Tarry Buccaneer.

John Masefield

C’est la chanson des Pirates ! Pipes, embruns, cordages et chants ! Tous les refrains joyeux des Pirates !

Les Pirates s’instruisent en lisant les beaux récits de leurs frères d’antan. Mêlant le passé et le présent, l’action et le rêve, ils s’enivrent de beaux arrimages, quand, la journée terminée, les bras las, ils devisent !

Quand le pavillon pirate monte sur la hampe, les pirates heureux, reconnaissant leurs couleurs qui se lèvent sur la Mer, comprennent que leurs têtes et leurs mains sont faites pour rêver et travailler et laisser tout cela au fond des eaux !

La pipe aux dents, les trois pirates réunis, accroupis au fond du bateau causent à mi-voix.

Ils préparent un beau coup pour le lendemain.

Ils se sentent forts, la victoire brille et rêve au fond de leurs yeux.

Ils vont entreprendre les choses plus grandes qu’eux.

Vaillamment ils iront à l’abordage car Dieu est avec eux…

Dieu protège les trois pirates qui sont réunis, accroupis au fond du bateau, qui devisent la pipe aux dents, qui sortent de l’action pour entrer dans le rêve, et qui préparent un beau coup pour le lendemain.

Ils font des choses merveilleuses, ils font des choses inouïes, fantastiques, comme celles que faisaient leurs grands frères d’antan. Ils savent qu’ils ne se noieront qu’une fois. Sans cela ils recommenceraient. Ils vivent l’heure qui passe, le temps est à eux, car ils veulent dans leurs bras vaillants saisir les êtres et les choses qui passent.

Rien n’est impossible avec leur volonté et leur cœur !

Si les grands pirates d’antan s’embarquaient encore sur un navire sans gouvernail avec leurs âmes naviguant dans les étoiles, ils se pencheraient pour reconnaître leurs frères.

Les êtres qui habitent les cases serrées sur la terre ferme, les regardent et, ne comprenant pas, haussent les épaules et tournent leurs yeux ailleurs !

Mais les yeux des pirates ne les ont jamais regardés.

C’est leur orgueil de garder les merveilleuses trouvailles qui les enrichissent en regardant et en pillant la mer.

Nous sommes des pirates, les yeux droits, le cœur haut !

La peur ne nous a jamais frôlés, nous ne sommes heureux que sur la Mer.

Notre cri de guerre ressemble à un grand appel rauque qui contient tous les désespoirs du monde, mais, à l’apogée du son, il vacille, s’égrène sur les eaux dans un grand éclat de rire.

Nous sommes des pirates ! Dieu est avec nous !

Dans la barque frêle, les trois pirates sont assis.

Leurs yeux sur leurs voiles, dans le sillage de la lune ils rêvent tous trois. L’action, leur grande compagne de route, se repose, c’est l’heure unique pour eux, où sans détours, sans luttes ils peuvent, unis, se laisser vivre sans danger.

Ils ne sont plus traqués dans la nuit, les trois pirates, ils s’allongent dans leur frêle barque et peuvent rêver.

La nuit complice et la mer indulgente se font plus belles et plus douces, pour les bercer, les consoler :

Les trois pirates dans la nuit sont à l’abri, ils rêvent sur la Mer, au milieu du clair de lune.

C’est la chanson des Pirates ! Embruns et pipes, chants et cordages, tous les refrains des joyeux frères pirates

Mes yeux sont des écumeurs de mer.

À regarder claquer dans la brise mon pavillon de pirate (d’où les yeux sont partis), je pense à tous les regards, à tous les beaux yeux qui se sont fermés.

Avant de ne plus les avoir, il faut tout regarder, admirer, absorber.

Oh ! la joie de voir sous le soleil ! Nous, les pirates, nous savons ces choses, et nos yeux ne cessent sruter l’horizon d’eau qui nous attire.

Aussi lorsque nos yeux comme ceux de notre pavillon s’en seront allés, on pourra dire que nous avons su voir et nous servir de nos yeux !

Mes yeux sont des écumeurs de mer…

Le soleil rouge tombe à l’horizon dans un grand crépuscule violet.

La mer est mauve puis rose.

Mon âme de pirate se fleurit et s’enveloppe de cette éclatante richesse qui s’éparpille sur la mer.

Je reconnais cette lumière pure du Nord, ces couchers de soleil transparents, la limpidité de l’air froid et léger.

La Norvège est proche, je la retrouve sur cette mer et dans cet immense coucher de soleil las.

Mes yeux absorbent le long du jour tous les mouvements de la mer et ses reflets.

Mes yeux sont des écumeurs de Mer. Tous les jours ils vont au pillage de tout.

La nuit venue, lourds de richesses, ils se ferment au chuchotement berceur qui glisse le long de la coque de mon vaisseau Ailée.

Mes yeux sont des écumeurs de Mer !
Le Chef des pirates du Perrey,
V. H.

MÉTÉOR IV EST À MOI


Je pars fin Décembre pour Rotterdam, pour chercher ma goëlette Ailée et la conduire au Havre.

J’emmène avec moi mon capitaine Breton, pour ne pas me trouver seule au milieu de ces étrangers.

J’arrive un soir tard, par la neige et un froid intense.

Le lendemain matin, je quittai l’hôtel pour m’installer à mon bord. J’avais emporté bien ferlés dans mes poches deux petits pavillons, un français et l’autre mon pavillon personnel, pour dire en arrivant chez moi : Envoyez ces pavillons. (L’équipage se composait de l’ancien capitaine du Kaiser, d’un second, d’un charpentier, de quatre matelots Allemands et de onze Hollandais).

Nous prenions la mer le lendemain. Au bout du quai, j’aperçus ma chère goëlette !

De bonheur mon cœur se mit à battre rapide, j’avançai en ne la quittant plus des yeux.

Arrivée à l’échelle de coupée, je vis l’équipage bien rangé et au moment où je montais à bord un coup de sifflet retentit tandis que tous ces hommes se découvraient et que oh ! joie ! à l’arrière on envoyait un grand pavillon français. Mes yeux se remplirent de larmes… Nos trois couleurs ici ! ! ! D’émotion, je ne pouvais détacher mes yeux des plis de l’étamine. Puis je vis au mât de misaine mon pavillon bleu et blanc flotter gaiement.

Délicate attention de l’ancien propriétaire Hollandais ! Au carré m’attendaient mes premières fleurs.

Notre traversée fut fertile en incidents. Grosse tempête heureusement largue avec rafales de neige et deux degrés au-dessous de zéro dans le carré !

L’équipage de fortune ramassé sur le quai n’avait jamais vu de semblable chose.

Ailée largue fuyait avec la tempête à seize nœuds !

La mer s’envolait en écume et la neige nous aveuglait. Près de la descente, je vis un grand blondin pâle tout ruisselant qui claquait des dents. Je hurlai à Loussot : « Donnez-lui mon ciré de rechange pour son quart ! Pourvu, mon Dieu ! que ce soit un Hollandais ! »

Le gréement usé s’en allait en morceaux. Nous fîmes malgré cela un record en mettant 21 heures de Rotterdam au Havre !

À l’arrivée un Marin Allemand et un Marin Hollandais vinrent au nom de l’équipage me féliciter pour le bel exemple que je leur avais donné pendant la traversée.

J’avais travaillé comme eux ! Je reçus la jolie dépêche que voici de l’Amiral Commandant la Flotte Hollandaise : — Les tempêtes favorisent ceux qui les bravent.


UNE JOLIE HISTOIRE MARITIME


Sur Firecrest nous discutions Gerbault et moi, celui qui de nous deux aimait le mieux la mer !

Comme nous ne pouvions nous mettre d’accord, il me raconta la délicieuse histoire d’un vieux marin anglais, qui aurait mérité d’embarquer sur Firecrest, de naviguer sur Ailée, de s’asseoir avec nous pour discuter. La voici :

Un capitaine, très vieux, très vieux, continuait à naviguer, il ne pouvait se résoudre malgré les misères de son grand âge à quitter son navire (c’était naturellement un voilier).

Lorsqu’il quittait la mer des yeux, il était pris d’un tel malaise qu’il regagnait bien vite son bord, là, son angoisse le quittait. Il partit un jour — ce devait être son dernier voyage.

Après des semaines et des semaines de brume, de calme, de tempête, il se sentit très mal.

S’étendant à même le pont, il réunit l’équipage et lui donna avec grand calme et précision les dernières recommandations : le point exact où ils se trouvaient, le nombre de milles qui restaient à faire, où en étaient les provisions d’eau et de poudre.

Lorsqu’il eut dit tout ce qu’il avait à dire, il se tut. Il contempla avec mélancolie ses voiles, ses manœuvres, le grand gouvernail, son poste de commandement, enfin tout son navire, longuement, avec amour. L’équipage muet, tout alentour, contemplait et suivait dans ses yeux le désespoir d’avoir à quitter son navire.

Respectueusement, ils s’agenouillèrent et lui prirent les mains, silencieusement tous pleuraient. Alors lui, encore leur commandant s’occupa d’eux, il avait dit adieu à son vaisseau.

« Mes compagnons » dit-il « mes chers compagnons, que de belles choses nous avons faites ensemble ! » L’émotion cassa sa voix, puis il reprit plus faiblement : « J’ai bien du chagrin de vous quitter, mais il y a autre chose ! Je n’ai fait le bien que dans ma vie maritime. Dieu me pardonnera les faiblesses que j’ai pu avoir à terre. »

« La mer a déjà lavé mes fautes, je suis sûr de vous retrouver, vous entendez, mais il y a autre chose, mes chers compagnons ». Et il pleura, il pleura, vous entendez, les larmes qu’il n’avait pas encore versées. « Pourvu, dit-il qu’il y ait là-haut une autre mer et d’autres vaisseaux ! » Et il expira.

TEMPÊTE DU 22 SEPTEMBRE 1923


Soudain, un bruit effrayant, jamais entendu, une sorte d’ébranlement venu de très haut.

Le capitaine traverse le carré et me crie :

« Le mât de flèche de misaine est parti avec le flying-gib, la T. S. F. s’est écroulée ». Je regarde ma montre. Il est une heure. Je m’habille en hâte. Je ne devais plus quitter le pont qu’à vingt heures.

Au petit jour, sous une aurore blafarde, je vois à mes pieds, puis en l’air, partout des morceaux de bois brisés.

5 heures. — Mer démontée. L’écoute de foc casse. Le foc se déchire. Mise en cape à 5 heures, nous décidons de relâcher à Santander. Viré de bord, vent devant. Aussitôt viré, le mât de flèche du grand mât, n’étant plus tenu à l’avant, tombe à son tour. Faisons vent arrière.

Le loch est arraché par la grande écoute. Amenons le foc et fixons les débris des mâts pour les empêcher de s’abattre sur le pont.

Nous continuons notre route sur Santander.

Nous sommes à vingt milles dans le N. 42 E. du Cap Pénès, vent arrière, tribord amuré. À 8 heures, nous constatons que l’écartement galvanisé haubans, bâbord bout dehors est cassé. Impossible de mettre le foc. Mer démontée.

3 heures — Notre grand’voile se déchire par la moitié. Le gui tombe sur le plat bord bâbord et l’abîme. Avec de grandes difficultés, saisissons le gui avec des palans. Amené la grand’voile ; travail surhumain. Hissé la voile de cape triangulaire ; à 16 heures, la brise calmit, mais la mer devient plus grosse. Elle balaie tout l’arrière. Le gui souffre beaucoup. Nous nous trouvons à douze Milles dans le N. 60 O. du Cap Nayor. Le temps se bouche. Nous hissons le signal Y. P. « demande un remorqueur ». Longue attente. Enfin, le pavillon tricolore.

Un chalutier nous prend en remorque. Il est 7 h. 25. Aussitôt, notre misaine part en morceaux, en dessous du ris. Puis un ris dans la misaine est rehissé.

Nous entrons dans les passés à 18 h. 40.

Mouillons dans le port de Santander à 19 h. 25. Mouillé tribord, un maillon.

L’horreur d’assister, minute par minute, à l’agonie de son bateau. Voir ses hommes en danger, trembler pour ceux qui risquent leur vie dans la mâture écroulée pour sauver la goëlette.

Heures terrifiantes, mais splendides. On est conscient d’avoir fait quelque chose de bien, de beau. On est fier d’avoir vaillamment contribué à sortir vainqueur de la tourmente.

Je suis écrasée par la beauté et la grandeur des heures que je viens de vivre. Je ne sais pas encore les raconter.

Il vous est impossible de répondre à toutes les questions qu’on vous pose. « Ils ne le savent pas, ils ne sauront jamais comprendre, car il faut avoir vu » et la Mer est encore dans mes yeux.

J’étais désespérée de voir mon Ailée s’en aller par petits morceaux et devenir une épave.

J’admirais mon équipage héroïque.

« Restez donc pas là, Madame »… « Pas ici »… « Attention, pas là ». Le capitaine cria « Tout le monde sur le pont ». Le chef de cuisine passa près de moi, livide.

« J’ai failli être tué à l’instant » me dit-il ! Je hausse les épaules et réponds : « Nous tous ».

En suivant toutes les manœuvres, l’équipage considérant que la place n’est pas bonne, me renvoie. « Autant moi qu’un autre », et je reste avec eux dans la lutte.

« Madame, nous sommes perdus », me dit le capitaine. « Je le sais, Beuzit ».

Plus de voilure, plus de gouvernail, plus de loch. Tout est brisé sauf les deux bas-mâts qui vont venir aussi. La bôme menace de crever la coque. La côte terrifiant c’est là, nous sommes drossés dessus. On hisse le pavillon de détresse.

Pendant une heure aucune visibilité.

« Madame », dit mon capitaine, « il n’y a plus rien à faire ; si ce temps persiste, la mer nous mange ».

« Je sais, Beuzit, je sais ».

La côte est là — choisir — y aller, ou empanner.

Si on empanne, la bôme peut crever la coque ; après discussion, nous allons essayer d’empanner.

Mais Ailée ne gouverne plus. L’équipage est là au complet. Dans un grand silence l’ordre est donné, Tous les regards sont tendus vers la manœuvre. Nous avons empanné.

Sous le choc, les épaules se voûtent en attente rien de plus, et nous naviguons encore.

Sous un choc effroyable, la grand’voile se déchire. La bôme qui pèse cinq tonnes et qui a vingt-quatre mètres de long s’engage dans la mer, menaçant à chaque instant de défoncer le rouf et d’enlever le gouvernail.

Beuzit commande : « Toi… vite ! » Sa main s’est abattue sur une épaule et la secoue. La parole lui manque, puis il crie :

« Va, coupe tout ! » Le brave Mescam, une haussière sous les bras, son couteau dans la bouche, se prépare à monter au bas-mât qui vacille. À ce moment, le mât de flèche vient s’écraser dessus. « N’y va pas… » hurle Beuzit. Mescam monte quand même, puisque ce travail doit être fait !

Mes mains compriment mon cœur.

La misaine est arrachée en lambeaux. Nous dérivons. Il faut envoyer une drisse supplémentaire au grand mât pour installer un foc de fortune.

Postic, Corre, Cazoulat s’apprêtent à monter, mais la manœuvre sur ce bas-mât qui vacille et manque à chaque instant de tomber sur nos têtes est terrifiante. Et les voilà, héroïques, qui s’engagent en haut pour sauver Ailée.

3 heures ! J’ai faim.

« Dites en bas que j’ai l’intention de déjeûner… » Oui, en effet, j’ai faim. Sur la ration de l’équipage, j’ai pris du café et du cognac, je claquais des dents de froid.

Je remonte sur le pont. La situation a empiré, je redescends dans le carré pour ne plus voir ce qui se passe là-haut, pour ne plus assister sans avoir la force d’aider à la manœuvre infernale qui consiste à arrimer cette bôme.

Dans chaque houle elle se soulève au loin, pour revenir en grand enlever le gouvernail et défoncer la descente. L’équipage entier est là. Quand elle revient dans la houle, les hommes s’agrippent, puis sont obligés de fuir pour ne pas être écrasés par elle. Quand elle s’éloigne, ils se précipitent pour passer l’aussière.

J’adresse à Notre-Dame-des-Flots une rapide prière.

« Non, non ce n’est pas possible, je ne verrai pas mon équipage disparaître sous mes yeux ! Notre-Dame je vous en supplie ! »

Ma Demoiselle de Compagnie, assise sur les marches de la descente, pieusement dit un chapelet après un autre.

Nous faisons tous notre devoir. On a envoyé le signal par le mât de pavillon arrière qui signifie : « remorqueur et pilote ». Mais la mer nous enserre, nous étouffe, et j’ai l’impression d’être au fond d’un gouffre d’eau.

Personne ne peut nous apercevoir, la mer est trop haute. Je garde le sourire aux lèvres, mais mon capitaine est écrasé par sa responsabilité.

Il commande : « Guéguen, envoie le pavillon tricolore ». C’est le pavillon de détresse, celui que l’on envoie quand soi-même on ne peut plus rien, quand on demande au destin, à ceux qui passeront de vous secourir !

Et je revoyais un très beau tableau que j’avais admiré en Juillet au club des officiers à Horten en Norvège, c’était justement un pavillon Français et un grand voilier qui sombrait.

Dans la voix de Guéguen une détresse passe :

« J’peux pas, il n’y a plus rien ici pour ! »

Le magasin a été pillé, plus une drisse à la traîne. Alors je dis :

« Tu voudrais, peut-être, Guéguen, que j’aille te chercher des rubans et des épingles anglaises ? » Il rit, les autres aussi.

Guéguen se reprenant :

« Quel pavillon, Madame ? Le vieux ou le neuf ? »

« Garde le neuf pour un jour meilleur », répondis-je.

Deux longues heures d’attente, si longues, nous avons l’espoir et nous attendons. Une fumée ! là-bas. Un paquebot nous a aperçus et fait route sur nous ; c’est le crépuscule. Un chalutier voyant sa manœuvre bat la mer et nous trouve entre deux montagnes d’eau.

Voir la détente et le sourire sur toutes ces bonnes figures.

Je serre toutes les mains.

En remorque nous voici à l’abri à l’entrée de Santander. La houle nous accompagne, énorme. Je vois mes braves Bretons exténués en grappe à l’avant. Je fais hisser, Dieu sait comment, les trois couleurs à l’arrière sur le mât de pavillon qui seul dépasse et n’a plus l’air catastrophé.

Puis mon pavillon un peu en berne, puisqu’il ne reste plus de drisse pour l’envoyer. Les voiles qui ne sont pas parties (comme des mouchoirs s’envolent des haies) traînent en longs murmures le long de la coque. Si j’avais pu voir mon Ailée ainsi désaillée, j’en aurais pleuré !

À ce moment, un paquebot énorme sort. Beuzit hausse les épaules. C’est un boche, je me redresse, et regarde où il devrait y avoir des mâts et des voiles et n’aperçois plus que mes pavillons.

Le mien flotte doucement grand ouvert, mais, à l’arrière, le nôtre, le Français a deux tours.

Sur le pont balayé où rien ne tient plus, en pataugeant et en glissant, je vais dérouler dans la houle les deux tours d’étamine, pour envoyer nos gaies couleurs sous les yeux curieux des boches qui nous regardent.

La tempête augmente encore pendant la nuit.

Le lendemain, en recevant les félicitations du pilote Espagnol, je regardais le monstre mouillé près de nous, vaincu par la même tempête.


DÉVOUEMENT SUR « AILÉE »


Le 25 Juin, HAVRE 1925.

Pour récompenser la belle conduite de mon équipage lors de la tempête du 22 Septembre 1924, le Yacht Club de France remit à Postic, Cazoulat, Mescam et Corre des témoignages de satisfaction avec médailles où il est gravé « Dévouement sur Ailée ».

Voici un passage du bulletin officiel du Y. C. F. et de la remise de ses distinctions :


Mesdames, Messieurs,

« Dans la nuit du 22 au 23 Septembre dernier, Ailée, ce magnifique Yacht sur lequel Madame Hériot nous reçoit aujourd’hui avec sa bonne grâce habituelle, et qui se rendait alors en Méditerranée, était assailli par une violente tempête et subissait des avaries importantes. À 1 heure du matin, son mât de flèche de misaine se brisait détruisant l’appareil de T. S. F. À 5 heures du matin, c’était le tour du mât de flèche du grand mât. À 13 heures, la grand’voile se déchirait, le gui tombait sur le plat-bord de bâbord, l’écrasant et menaçant d’arracher la chambre de veille et la roue du gouvernail.

« Tout l’équipage fut à la hauteur des circonstances et se conduisit d’une façon digne des plus grands éloges, et 4 des marins le composant se signalèrent d’une façon particulière. Ce furent : le maître d’équipage Postic, les matelots Cazoulat, Mescam et Corre.

« Il ne pouvait en être autrement car ils étaient encouragés par la présence sur le pont de la propriétaire qui bravait le danger.

« Vous avez pu lire du reste, dans le dernier bulletin officiel du Yacht Club de France, les extraits du livre de bord de l’Ailée qui a valu à son auteur Madame Hériot, le prix décerné par le Conseil du Yacht Club au meilleur récit de croisière.

« À la lecture de ce livre de bord, le conseil a spontanément voté des médailles aux marins dont j’ai les noms plus haut.

« Notre Président, le Docteur Charcot, aurait été particulièrement heureux de les leur remettre en personne ; mais retenu par les derniers préparatifs de sa croisière annuelle d’océanographie, il n’a pu, à son vif regret, se rendre au Havre ; et ses vice-présidents étant eux-mêmes partis en croisière, il m’a fait le grand honneur de me demander de le représenter. Le Yacht Club ne se contente pas d’encourager la navigation de plaisir en subventionnant les sociétés de Régates ; mais se préoccupe également tout particulièrement du sort des marins qui montent notre flottille de yachts.

« C’est ainsi que dernièrement, sur l’initiative, et grâce au bon cœur et à la générosité de Madame Hériot, Yacht Club de France a créé une œuvre sociale qui sous le nom de « Caisse des Équipages » a été reconnue par les Pouvoirs Publics. Caisse destinée à l’attribution, aux seuls marins ayant servi à bord des yachts battant pavillon du Yacht Club de France et à leurs familles, d’avantages spéciaux tels que :
Primes pour 5, 10 et 15 années de service ;
Primes à la naissance à partir du 3e enfant ;
Primes pour actes de dévouement ou blessures éprouvées en service ;
Primes pour ancienneté de service, soit aux marins eux-mêmes, à leurs veuves ou à leurs orphelins.

« Le réglement de cette caisse est actuellement à l’étude, mais dès à présent les marins pourront, je l’espère, apprécier à sa juste valeur, toute la sollicitude dont ils sont l’objet de la part du Yachting de France.

« J’ai pensé que j’avais le droit de faire remplir une partie de la mission dont je suis chargé, par celle qui est l’objet de tant d’affection et de dévouement de la part des marins qui sont à son service, ce qui n’est que justice, car les bons maîtres font toujours les bons serviteurs.

« Je prie donc Madame Hériot, en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, de bien vouloir remettre elle-même aux titulaires les médailles qui leur ont été décernées par le « Yacht Club » ; et lui souhaitant tout le succès qu’elle mérite dans sa nouvelle tentative pour reconquérir la Coupe de France, je la prie d’agréer l’assurance des sentiments affectueux et reconnaissants que tous les Membres du Yacht Club professent pour elle. »

J’étais très émue.

Ailée resplendissait sous sa belle robe neuve (sa peinture bleu foncé venait d’être faite) sur les ponts bien blanc, les cuivres, les vernis étincelaient, sous les tentes, l’équipage en grande tenue, était rangé, les pavillons neufs ondulaient orgueilleusement dans jolie brise ! Qu’il était loin ce jour de tempête, où, lamentables nous rentrions au port.

Pendant la cérémonie et le discours de Monsieur Billard des larmes me montèrent aux yeux, car j’étais de nouveau dans la tempête qui faisait rage, je revoyais mes hommes en danger, et je comprenais mieux alors la lutte que nous avions soutenue.


JOURNAL DE BORD


Lundi 30 Août. — À 8 heures, travers Fécamp petite brise arrière de 6 nœuds. Au large du Havre à 10 heures 1/2. Je reçois un sans-fil de bienvenue de l’École Navale qui me croise au large. Mis le moteur en marche à 5 heures ; stoppé 2 heures après, reconnu désormais inutilisable. Par le travers de Cherbourg, à 7 heures ; calme avec bouchons de brume. Toute la nuit fonctionne la corne à brume.

Mardi 31 Août. — Impossible de relever notre position ; complètement accalminés ; très gêné par la houle, le gréement souffre. Nous dérivons et culons même à certains moments. Pour combien de temps en avons-nous dans cette brume « à couper au couteau » ?

Le capitaine estime que nous devons être par le travers de Guernesey. Craignant de ne pouvoir remplir mes engagements pour la Coupe d’Or et aussi avec une sorte de pressentiment sur les épaules, je demandai assistance à Monsieur Leygues, le priant de m’envoyer, si possible, un remorqueur. Je ne devais pas le regretter, car la journée du lendemain confirma mes prévisions.

À 6 heures, j’ai un sans-fil de Cherbourg m’annonçant que le remorqueur « Mammouth » est parti à ma recherche, de lui indiquer notre position. Nous serions bien embarrassés de le faire, car nous sommes complètement égarés, et le pire est que dans cette brume opaque, s’établit une petite brise qui nous force à naviguer nous ne savons où…

À 8 heures, nous entrons en communication avec « Mammouth » essayant de nous donner approximativement nos mutuelles positions.

Nous recevons du « Mammouth » son dernier appel à minuit.

Mercredi 1er  Septembre. — À 4 heures, nous entrons à nouveau en communication. Nous sommes accalminés et dans une brume si épaisse qu’il nous est impossible de lui dire où nous sommes. Quand au « Mammouth », il est égaré aussi et ne peut indiquer sa position.

Nous correspondons ainsi demi-heure par demi-heure jusqu’à midi. « Ailée » par le courant, dérive beaucoup ; je crains, en voyant ces gros remous, que nous soyons très près de Ouessant, peut-être même en danger.

Le Capitaine attaque Ouessant pour lui demander notre position par rapport à notre sans fil.

Nous sommes très près et je vais passer de vilaines heures avec la crainte continuelle d’un danger. Le « Mammouth », en se rapprochant, communique avec Ouessant qui lui indique aussi approximativement sa position.

Nous pouvons alors communiquer tous deux et « Ailée » donner à « Mammouth » un degré sur lequel il pourra gouverner.

De 2 heures à 4 heures, c’est tous les quarts d’heure que nous nous joignons par sans-fil. Enfin, étouffés dans la brume nous croyons entendre un sifflet… Est-ce un bateau ? Est-ce le « Mammouth » ? Il n’entend pas notre corne à brume plus faible ; enfin nous pouvons entendre et reconnaître les trois coups prolongés de son sifflet qui est le signal convenu par T. S. F.

Le « Mammouth » s’approchant perçoit notre appel.

Après une demi-heure encore de difficultés nous pouvons enfin joindre, c’est-à-dire échanger nos noms par porte-voix, être prêts à nous toucher avant de pouvoir nous voir.

Secondes fantastiques que je n’oublierai jamais. L’énorme avant-droit du « Mammouth » sortant de l’ombre, c’est un impressionnant sauvetage, lorsqu’il nous passe la remorque, et, disparaissant à nouveau, nous emmène pour nous sauver d’un plateau de roches qui est à quelques cents mètres. Puis il stoppe en attente d’une éclaircie. Elle se produit et le bon « Mammouth » nous remorque à Brest où nous mouillons à 2 heures du matin.


L’AILE III DANS UN GROS ORAGE


Le jour se rétrécit puis s’éteint : c’est la nuit.

Dans la tourmente, tonnerre, éclairs, rafales et grains.

L’Aile traîne sa voilure sur la Mer, — elle ressemble à un papillon noyé. — Pendant quelques secondes, nous sommes dans l’attente d’un démâtage. C’est la fuite éperdue à une vitesse vertigineuse ne sachant où nous sommes, où nous allons ! L’équipage et moi, nous vivons du fantastique ; à force de manœuvres, de volonté et de vêtements mouillés, nous arriverons à amener la voilure, elle tombera sur le pont pêle-mêle ; le petit foc même serait de trop.

Nous voilà poussés quand même, emportés en tourbillon dans les vagues énormes qui déferlent sur nous.

La mer est noire dans l’orage de nuit, mais il traîne dans les vagues du vert et du blanc. Nous passons près d’une bouée à éclat qui nous envoie son regard rouge, lugubre vision, à trois heures de l’après-midi.

La rumeur couvre nos voix, nous hurlons pour nous entendre mais la tempête fait rage enlevant de nos bouches les mots que la brise arrache.

La bourrasque tournoyante emporte les vagues mêmes !

Nous n’apercevons plus l’avant de l’Aile qui se perd dans l’écume !…

Les vagues à l’assaut nous envahissent d’embruns salés, tandis que la pluie torrentielle et la grêle s’abattent sur nous.

On ne sait plus d’où ça tombe, d’où ça arrive, on étouffe d’eau !

L’Aile sans toile, avec son grand mât dépouillé, fait le balancier désespérément, elle monte, plonge, roule au creux des lames puis se redresse sur les crêtes pour se renverser à nouveau dans les vagues monstrueuses qui nous engloutissent.

Elle endure en craquant, en geignant sous les chocs, qui résonnent en coup de canon !

Elle vibre toute, s’arrête en agonie puis recommence !

Mais la brave petite Aile courageusement tient bon, harmonieuse et blanche comme une mouette blessée.

Nous vivons des heures magnifiques !

Il me semble que je suis au milieu d’une de ces gravures simples, coloriées, où la mer terrifiante engloutit un brave petit voilier ; les cadres sont généralement dorés ou noirs, ils sont posés à même le trottoir à la devanture de ces petits bric à brac…

Une étiquette collée à la place de la signature vous explique :

Navire sombrant dans la tempête, et comme tout est en papier, le prix de 3 fr. 75 est griffonné en bleu dans un coin.


L’AILE II, L’AILE III EN REMORQUE
DU CHASSEUR « LA BIDASSOA »
D’ARCAHON À SANTANDER
ET RETOUR


1923.

1re  journée. — J’ai pris l’engagement de me rendre aux régates de Santander et de Bilbao et de courir avec l’Aile III et Namouça la coupe d’or de S. M. Alphonse XIII, que perdirent l’an dernier « L’Aile II » et « Gallia ». « Finlandia » désarmé est à Marseille, invendu encore.

Météor IV m’attend à Rotterdam. J’en ferai l’acquisition en Octobre ! N’ayant pas de bateau pour envoyer mes Ailes, j’écris au Ministère de la Marine. Par l’Amiral Grasset, j’ai l’assurance que la Marine me prêtera assistance. L’Aile II et l’Aile III seront remorquées d’Arcachon à Santander et retour, L. L. M. M. le Roi et la Reine d’Espagne m’ayant invitée à participer à toutes leurs régates. Le chasseur de la Bidassoa arrive à 5 heures à Arcachon, je m’entends avec son commandant, le Lieutenant de vaisseau Glotin et décidons de faire trois étapes.

Nous appareillons à 6 heures du matin pour Saint-Jean-de-Luz. Je suis à bord de l’Aile III.

Il nous remorque doucement et le voyage par beau temps s’accomplit sans incidents. Je rêve, je dors, je chante, je mange et je fume, je barre la plus grande partie du temps. Quel soulagement d’avoir quitté la terre, quel bien-être d’être à la Mer ! Mouillé à 5 heures à Saint-Jean, je débarque avec ma femme de chambre et ma valise pour aller dormir à l’Hôtel.


2e journée. — Réveillée à 4 heures, appareillé à 6 heures. Mer très calme, beau temps, remorque très facile en suivant la belle côte. Passages, San Sébastian, Larans, Guétaria. Mouillons à Las Arrenas à 5 heures, à l’entrée de la rivière de Bilbao devant le Club.

Le chasseur fait très bien mouiller en rade, il a l’air comme de protéger, aider sûrement, ses deux petits poussins blancs.


3e journée. — Appareillé à 6 heures, temps très calme avec longue houle habituelle à ces parages. Arrivée à Santander à 6 heures. Merveilleux séjour dont je garde le meilleur souvenir. L. L. M. M. ne cessent de nous gâter.

L’Aile II et l’Aile III prennent part à toutes les régates et remportent de nombreux prix.

Nous appareillons, à 3 heures pour Bilbao. Le chasseur ayant en remorque les deux Ailes. Salué le Palais de la Magdalena et le croiseur, qui non seulement nous rend notre salut, mais me rend les honneurs du piquet d’Honneur, du clairon et du pavillon. Délicate attention de S. M. Alphonse XIII, dont je suis extrêmement touchée. Mais une fois à la mer, le temps se brouille et une bonne tempête se lève. À 6 heures, nous avions cassé 6 remorques. L’Aile II quatre. L’Aile III deux. Pour nous redonner la dernière aussière, l’Aile II faillit avoir des avaries graves ; le chasseur dans la houle l’ayant abordée lui arracha son bout dehors.

La nuit venant, le Commandant me cria par le porte-voix qu’il allait relâcher à Santander, ne jugeant pas prudent de nous remorquer la nuit par cette mer, en effet, par instants, il ne nous voit plus dans la houle monstrueuse. Il a peur de perdre ses poussins dans la nuit.

Dommage : nous étions à moitié chemin. Retour très dur, très froid ; très secoués, nous mouillons à 1 heure du matin. Obligés d’attendre 3 jours que la tempête se calme et nous appareillerons à nouveau pour Bilbao à 7 heures du matin. Le croiseur nous rend encore les honneurs ; minute solennelle et émouvante. Par très beau temps, mouillons à 1 heure à Las Arrenas.

Très belle semaine de régates. La coupe d’or de S. M. est gagnée par l’Espagne. Mais quand même adjugée à la France, les bateaux d’ancienne formule n’ayant pas été bien transformés selon la nouvelle jauge. Après les épreuves, le chasseur prenait en remorque un 3e poussin Namouça.

Appareillons à 6 heures de Bilbao. La brise se lève, largué les remorques, arrivés par nos propres moyens à Saint-Jean à 6 heures.

Le chasseur va faire son mazout à Bayonne, repos.

Le lendemain à 6 heures, le chasseur appareillait avec les 3, 8 Mètres. Traversée terriblement dure, sommes complètement noyés. Le capot de l’Aile II est arraché.

Les pompes sont continuellement en marche et ne suffisent pas.

C’est effrayant de nous voir disparaître dans les creux, précipités sur les crêtes par la remorque implacable qui nous tire sans nous laisser le temps de respirer. À 5 h., j’ai un moment d’angoisse. Le chasseur a stoppé et le Commandant se demande s’il va oser s’engager dans les passes avec cette levée ! Nous sommes trempés, plus de rechange, ma valise nage dans l’eau. S’il faut passer la nuit ici à bourlinguer et à claquer des dents ! J’ai les mains gercées, les yeux me brûlent.

C’est le métier ! mais vrai, c’est dur. Dieu merci ! Le chasseur repart se dirigeant vers les passes.

À 9 h., mouillé devant Arcachon. J’ai gardé un excellent souvenir de ces heures en remorque et de la grande obligeance du brave petit chasseur de sous-marins.


L’AILE II, L’AILE III DE MENTON À GÊNES
EN REMORQUE DE LA « DILIGENTE »


Février 1924.

Ailée est retenue à Barcelone par une terrible tempête. Je ne puis l’attendre. La saison des régates de Gênes approche et il me faut partir.

Pour la première fois, je vais courir en Italie. L’Aile II et l’Aile III sont à Menton.

J’écris à Toulon à l’amiral en lui exposant l’embarras dans lequel je me trouvais ainsi que la flottille de courses françaises à nous rendre à Gênes sans le concours de l’Ailée. On nous envoie de suite la canonnière « la Diligente » à Menton.

Je vais m’entendre aussitôt avec le commandant de la Haye pour l’appareillage fixé au lendemain. Il fait vilain temps et c’est sous une pluie battante que j’arrive sur le quai.

Mes deux barreurs qui m’accompagnent sont d’Arcachon ; c’est vous dire que par ce temps ils ont le cache-nez, les galoches et chacun le parapluie ; mais je suis en ciré, et lorsque je saute à bord de la Diligente par l’échelle de cordes, car la passerelle n’a pas été mise encore, je recueille tous les sourires amusés des Bretons, car les deux arcachonnais ont dû éteindre leurs parapluies pour embarquer.

Le 14 février, à 7 h. 1/2 du matin la canonnière prenait l’Aile II et l’Aile III en remorque.

Beau temps, mer plate. Je suis à bord de l’Aile II.

À 11 h. la Diligente mouille à San Remo. Je vais déjeuner à bord de la Diligente, invité par le Commandant et son second, en emportant mon petit déjeuner froid.

Repartis à 1 h. en remorque ; cette fois la Diligente a, en plus des deux Ailes, 1 autre 8 Mètres, un 6 Mètres, deux 8 m. 50 et trois 6 m. 50.

Le temps se bouche, la houle se fait. À 6 h., très secoués, nous entrons dans le joli port de Onéglia. J’étais trempée, le salut aux couleurs me trouve debout à l’arrière.

Gaiement, je rentre le pavillon national et sous les yeux des pompons rouges je travaille comme un simple matelot.

Les jolies cloches s’égrenaient dans un crépuscule jaune et bleu bien froid.

Mes deux barreurs s’en vont avec mes valises sur les épaules en quête d’un gîte pour la nuit.

Promenade nocturne sous un beau ciel étoilé par un froid noir.

Diner charmant à bord de « La Diligente ».

15 Février. — Réveillée à mon petit Hôtel à 4 heures par mes marins, à 6 heures suis à bord de « La Diligente ».

Il a venté fort toute la nuit, la mer est très grosse. Le Commandant de la « Diligente » discute et me consulte sur la remorque, oui, c’est possible mais cela sera très dur. Je l’accepte pour mes Ailes et donne l’ordre à mes barreurs de préparer les remorques.

Mais ils sont d’Arcachon et n’ont jamais vu une mer semblable !

« On ne sort pas chez nous par des temps pareils ! n’est pas une mer maniable ! on est mieux à la maison ! »

Je fais cesser toutes remarques en leur proposant de prendre le train et de me retrouver ce soir à Gênes.

Le Commandant attend 8 heures pour voir si cela va forcir ou calmir. Le temps s’établit.

L’autre 8 Mètres et la flottille refusent de prendre la remorque.

Chacun est libre : à Dieu Vat ! Nous appareillons. Ma femme de chambre embarque sur l’Aile III, je suis à bord de l’Aile II.

Le Commandant m’a remis un code de route ainsi que deux petits pavillons ; si la remorque fatigue trop mes bateaux, je pourrai faire signe et l’on diminuera de vitesse. Traversée très dure. Mer démontée.

Tantôt à la barre, tantôt aux signaux je travaille pour me réchauffer.

Plus rien n’est sec à bord, il fait un froid glacial. Mangé sur le pouce à 1 heure. « La Diligente » suit la terre pour nous abriter le plus possible.

Devant Savone elle diminue beaucoup de vitesse et son second Commandant vient sur l’arrière et me demande ce que je désire ; rentrer au port ou continuer sur Gênes.

Les bateaux fatiguent beaucoup, mais si l’on s’arrêtait il faudrait recommencer demain !

Je fais signe de continuer. Arrivée à Gênes, à 6 heures, trempée, gelée sous la tramontane, les montagnes sont couvertes de neige. « La Diligente » nous laisse entre les jetées du grand port après m’avoir longuement saluée.

Elle repartait de suite pour Onéglia où le lendemain par un temps presque plus dur elle amenait de force les froussards.

Un petit remorqueur nous prit et nous amena devant le club.

Les pompes en marche et vidant les seaux d’eau nous mettions un peu d’ordre à bord. Nous étions trempés, lamentables.

J’avais l’onglée de tenir la barre et ne pouvais respirer sous les rafales glacées de tramontane !

Enfin, nous mouillâmes au quai. Un élégant Yachtman m’interpella : « Est-ce que Madame Hériot va bientôt arriver ? » Je me retournai en ciré et en bottes et je répondis : « Mais c’est moi » !

C’était le commandeur Giovanelli.

Il me montre alors l’autre Dame en ciré sur l’Aile III. Je lui réponds « Ma femme de chambre ».

« Oh ! » me dit-il, « je viens de faire la connaissance d’un grand marin. »



La mer, ce soir, est un grand miroir.

Tout se pose sur elle avec une grande douceur.

Le crépuscule est violet et elle est mauve avant de venir grise.

Un feu blanc se mire, le croissant roux de la lune se reflète, le phare tournant lui verse à intervalles réguliers son regard rouge, une étoile lui envoie son reflet tremblant qui s’allonge, une barque de pêche posée devient double sur ce miroir en lui donnant son image.

Ce soir la mer reflète le monde et tout lui donne tout.

Mon âme solitaire est aussi reflétée sur le calme miroir que mes rêves ont choisi.



Ailée penchée s’épaule ; elle montre au soleil sa ligne de flottaison, ruban blanc passé à sa taille bleu foncée comme une ceinture !

Elle brille, autre miroir sur la mer qui miroite.

Si penchée elle va, que sa coque renversée ose allonger la jolie ligne de sa quille.

Les vagues sur son passage s’ouvrent, se renversent, en révérences souples.

Mais comme une Princesse hautaine elle n’entend pas ce chuchotement admiratif, elle passe en s’enivrant de son propre chant !

Elle s’écoute vivre, elle est belle, elle aime évoluer sous les regards admirateurs.

Mais elle est bonne ! elle ne fait de mal qu’aux autres goëlettes qui vont moins vite qu’elle ; en leur donnant le regret de ne pas être elle !

Son passage de beauté est discret ; en fendant les flots elle ne laisse pas même un sillage.


Entendre le clapotis le long de la coque, être balancée et comme posée dans un grand berceau où l’eau vous entoure et glisse en chuchotant à votre oreille tout bas, une belle histoire fraîche et rieuse.

Se sentir distante et lointaine parce que posée sur la mer vous n’avez plus rien à faire avec la terre cependant proche.

L’eau mouvante vous entoure et vous protège, vous êtes à l’abri des êtres et des chagrins.

Ne plus entendre de voix humaine, — ne plus voir de larmes dans les yeux, ne plus entendre jamais rire.

Ne plus voir, ne plus sentir les vies et leurs misères. Ne plus vouloir la vie trépidante des rues, trop de bruit, trop de lâchetés, et fuir sur la Mer.

Appareiller et commencer un long voyage, avec le désir qu’il ne se terminera pas. J’ai fui, je suis à bord, je navigue…

Les heures s’écoulent, les jours passent les uns après les autres.

Oh ! continuer, ne plus toucher terre !

Mais la terre est en vue et il faut des vivres pour l’équipage.

Je reviens de la Mer !

Qu’avez-vous tous à scruter mon visage tanné ?

J’ai navigué, vu des choses que vous n’avez pas vues, des reflets que vous ne soupçonnez pas.

Ce que vous avez fait ne m’intéresse pas ; je ne vous pose pas une question. Laissez-moi partir vite, prendre mon envol.

Je suis lourde de pensées, de reflets, de souvenirs. Que viens-je faire ici parmi vous, mes amies, je n’ai plus rien à me mettre et plus rien à vous dire.



C’est la tourmente. La pluie tombe pressée, elle rebondit sur la mer comme sur un miroir. Le bruit est insensé de l’eau sur l’eau.

Tout est gris, vert pâle.

La brise se lève poussée par l’orage, la mer se ride, se plisse de petites vagues vertes qui ne peuvent se former, se mouvoir sous la pression de la tourmente qui s’abat.

Les rides très vertes courent avec le vent vers l’horizon rétréci par la pluie.

La mer ressemble au désert lorsque le vent s’amuse à dessiner des vagues sur le sable fin.

Le grand voilier avance prodigieusement, doucement, dans le silence profond.

Il est tout épanoui, fleuri comme un buisson d’églantines. Il n’y a plus de place pour d’autres pétales !

Toutes gonflées elles portent la brise dans leur rondeur. Comme en silence elles font leur grand travail !

On pique le quart !

Dans cette voix de bronze une heure devient réelle.

Sortant de ma rêverie, mon cher métier est devant eux et je monte prendre mon quart.



Seule par les nuits noires j’étais en nostalgie de ma froide compagne des nuits marines.

Ô lune blanche, douce, triste. Tu sembles privée de vie. Stabilité dans l’immobilité des champs.

L’on dit même, à terre, que tu es morte déjà.

Lune tombant sur les flots, tu es dominatrice et compatissante, les navigateurs aux yeux levés vers les étoiles, aux âmes perdues dans l’espace boivent à longs traits et les distances et les rêves, car tu leur verses l’espoir !

À ce moment ta beauté est saisissante car tu souris, et ta pâleur verse des rayons de lait.

NOSTALGIE


Mon Ailée est sans moi à la mer, elle navigue et je ne sais rien, mon esprit est cependant embarqué et veille inlassablement sur elle.

Je me sens désaxée, comme perdue d’être de nouveau à terre.

Comme je suis détachée, comme je reste lointaine !

Je fais un effort constant pour m’intéresser à ce qui m’entoure et ressembler un peu plus aux autres, mais je n’y arrive plus.

Pardonnez-moi si je reste si peu de temps, mais il me faut mon horizon et je me sens en prison chez vous à terre.

Puis toutes vos bontés, vos attentions qui me comblent, m’attendrissent, me diminuent, je ne me sens plus moi-même.

J’éprouve la crainte de m’habituer à toutes ces douceurs.

Je veux pouvoir supporter la souffrance ou la joie avec le même sourire.

Je veux supporter le froid et le chaud sous le même manteau, je veux rester le marin que je suis devenue.

Pour cela il me faut vivre à la Mer !


Mon Ailée, je te retrouve après une longue absence.

Tu es bien mon abri, mon refuge après de mauvais jours à terre ; qu’il est doux, qu’il est bon de te retrouver !

Tu es pure, tu es claire et calme. Tu me gardes davantage que les plus hauts murs et les plus lourdes portes. Je respire ici mieux que dans un couvent. Je suis devenue inaccessible.

Rien n’arrive plus complètement, les calomnies se noient avant de t’atteindre

Rien de mauvais ne peut embarquer, rien de laid ne peut exister !

Tu es mon couvent et mon refuge et plus j’avance dans la vie, plus je remercie le ciel d’avoir imaginé la mer pouvant compenser la terre !

Les navires ont été créés pour servir, mais aussi pour vivre et rêver loin des Humains !



Le bateau immobile devient froid, silencieux, il est triste sans son âme.

Le bateau qui appareille est joyeux ! les sonneries et les voix, les poulies grincent, les voiles se hissent. Il va partir, quitter la terre ! pour l’horizon.

Une plénitude s’appesantit sur les épaules ! La délivrance dégage les cœurs ! et viendra le détachement béni ! et l’apaisement merveilleux descendra en vous !



Dans le carré d’Ailée mes yeux errent.

Coupes, médailles, photographies, rubans !

Souvenirs d’heures rudes, souvenirs d’heures triste et gaies, souvenirs d’heures magnifiques sur l’immensité des mers.

Elles sont ici ces heures abolies ; elles restent prisonnières.

Elles sont bien à moi !

La claire-voie est trop basse, les hublots trop petits. Elles ne peuvent s’échapper. Ainsi retenues elles flottent, je les respire dans ce carré où mon âme a élu domicile. Ô les fleurs qui embellissent le carré !

Je pense à celles de tous les pays que j’ai traversés. Je pense à toutes celles qui viendront encore se faner ici.

Ô le carré d’Ailée où mon âme a élu domicile !


J’ai contracté un mal dont on ne guérit pas.

Ce merveilleux pouvoir ! il est dans mon sang, dans mon esprit, il règne sur mon cœur. « The sea Fever » ne se calme que dans la rumeur des vagues, sous la pluie amère des embruns.

Je me souviens d’une affreuse crise de sea Fever qui me prit à terre.

J’en garde un poignant souvenir.

Je fermais les yeux pour retrouver l’horizon aimé qui m’était nécessaire, indispensable : je reconstruisais constamment cette immensité vivante, terrible, persuasive, la mer !

Les Médecins qui me traitaient ne comprenaient pas mon mal. « Il lui faut beaucoup de ménagements, calme, silence, lui éviter les émotions, les ennuis. »

Il eût presque fallu changer le monde et ses habitants pour me permettre de supporter la vie !

J’étais si faible que je ne pouvais plus dormir ni m’alimenter, une angoisse m’étreignait, les larmes ne cessaient de glisser sur mon visage. Enfin je pus articuler les paroles nécessaires :

« Il me faut un embarquement ! une goëlette ».

Maintenant sont revenues, plénitude et santé, je rayonne sur la mer.


Quand je songe à toutes mes années à la mer, je souris de contentement.

Que de luttes, d’efforts, d’énergie, de persévérance elles représentent.

Je pense à toutes mes tempêtes, à tous mes orages, à mes calmes, à mes brumes ! Aux superbes navigations où le temps était pour nous !

Nos records de vitesse. Nos records de lenteur. Enfin tout. Tout.

Nos déceptions, nos joies, l’orgueil ressenti le long de tous ces jours et par dessus tout cela planant notre belle humeur dans le danger !

Dans l’âme le reflet de tout le beau ramassé !

Dans le cœur l’amour de mon bateau et de la Navigation.



Bord sur bord, Ailée roule dans la rade.

Une année jour par jour, heure pour heure, qu’illuminée par la même lune elle allait, bercée longuement par la même houle, mouillée à la même place.

Je voudrais ne pas trop penser, je tâche de ne pas trop approfondir et cependant comment faire pour ne pas prendre trop au sérieux la vie et les choses qui passent et les êtres qui vous frôlent, puisque nous allons nous-mêmes sans savoir où et pour combien de temps ?

Ce soir, je bénis la destinée d’être en cette baie lointaine, à mon bord solitaire et de pouvoir contempler le clair de lune, le même que l’an passé, verser la même splendeur en sa pâleur nocturne, sur Ailée et sur moi.

L’équipage massé à l’avant parle bas, il respecte le silence et ma tristesse.



Il fait une nuit admirable et un ciel tout lumineux d’étoiles.

La mer est plate, plus un souffle.

Le moteur est inutilisable et nous voici accalminés juste entre terre et les Îles du Levant. Ailée a sa grande voile triangulaire de Cap, sa grande misaine, sa voile d’étai, le flying jib, puis le dragon, la tringuette et le foc, son beau pont s’allonge, s’élargit au milieu de cette splendeur. Ailée est trop belle ainsi !

Le vent a refusé, puis calmi ; par le travers du Lavandou ne gouvernant plus, nous sommes venus en travers de la lame, nous avons empanné puis la houle nous a repris et nous a fait revirer à nouveau, sans vie, morts sur l’eau. C’est le calme plat, il est dix heures et demie, on devrait avoir la petite brise de terre qui se fait toujours sentir la nuit. Mais rien ne vient.

Une houle d’est voudrait venir, mais le temps orageux de la journée retient tous les souffles. Il fait une admirable nuit d’été ; par moments, le silence est absolu, puis vient une lame de fond, alors toutes les voiles battent à la fois, le gréement fatigue et tout désespérément se balance inutilement en un bruit effrayant.

La bordée de quart est là aux manœuvres, mais la barre n’obéit plus.

Cependant il faut rester au milieu du chenal et ne pas dériver, et se laisser affaler à la côte. La vedette par cette mer maniable et cette visibilité pourrait nous déhaler.

La mer toute sombre est phosphorescente et scintille comme le ciel ruisselant d’étoiles, tout est lumineux ; on se croirait sur un beau lac, cerné par la terre et par ses feux.

Port-Cros s’étend là toute sombre. Malgré moi, mes yeux se posent sur elle et je m’imagine la douceur de cette nuit au milieu de ses bois et de ses rochers.

Elle semble en nous envoyant sa beauté et ses parfums nous faire signe et vouloir nous attirer par des promesses qui n’existent plus, hélas ! et qui ne pouvaient être transmises aux navigateurs que par les chants des sirènes.

Plus tard la lune se levait, c’est un autre jour plus froid, plus calme encore, sa clarté est si belle que les étoiles pâlissent et la mer s’éclaire à n’être plus phosphorescente.

La houle s’est éteinte, pas la moindre risée.

Les voiles ne claquent plus, elles se balancent imperceptiblement, c’est l’immobilité complète.

Quelques heures. Il faisait jour et un éclatant soleil.

Nous n’avons parcouru que sept milles en 24 heures.

C’est Pâques, aujourd’hui ; cependant les cloches ne viendront pas jusqu’ici !



Où appareiller pour trouver enfin douceur et silence ?

J’aurais aimé vivre au soleil, contemplative, sereine au milieu de la nature, en m’extériorisant dans la vie idéale, palpitante et ailée de tous les insectes bourdonnants.

Mais, combien la vie est différente de ce que je croyais. J’ai vu que la douceur n’existait pas, que le merveilleux silence était tué par le bruit ; j’ai alors essayé d’oublier la douceur, le silence et je me suis plongée dans la mêlée, dans l’âpre vie, j’ai eu l’air comme tout le monde.

Mais lorsque j’ai senti que je me dépouillais, je me suis arrêtée.

Je ne puis aller dans la vie plus avant.

Il me faut ma part de silence, il me faut ma part de douceur et mes heures de solitude, de recueillement, d’élévation.

J’ai besoin d’imaginer du Beau, de faire fleurir du rêve, de me promener souvent dans un jardin parmi les fleurs !

Où naviguer assez loin pour atterrir dans le pays où la douceur et le silence existent ?

Je me suis embarquée sur mon cher vaisseau qui a des ailes, je naviguerai toujours pour garder l’illusion du silence et de la douceur.



Ailée vole sur la mer, je me penche sur les cartes.

La France est loin, nous avons laissé la Belgique sa côte a glissé… nous sommes par le travers de la Hollande.

Au petit jour, le Danemark passera.

Demain, dans le lointain, les côtes de Norvège apparaîtront

Ailée épaulée sur les vagues va superbement.

La Mer est bleue.

Les petites vagues par milliers déferlent en crêtes blanches et l’on dirait des moutons joyeux qui galopent en troupeaux. Elle est tourmentée mais radieuse, elle étincelle comme des diamants sous la brise du Nord.

Tout enfant, je suis passée ici sur la « Fauvette » me rendant en Norvège, puis trois fois encore sur « Salvator ». Pour la cinquième fois, me voici sur le même sillage.

Depuis deux jours, Ailée glisse à peine sous un ciel de plomb sur une mer accalminée.

Immobilité.

Ailée, la mer, le ciel, se dévisagent en s’endormant de lassitude appesantie. Nul bruit, ni aucun mouvement dans le silence. Tout s’éteint, tout semble devoir mourir sur cette mer privée de vie. La nonchalance est partout, le sommeil s’installe, la lassitude est sur nos épaules, on s’écoute vivre. Enfin ! voilà la brise dans un grand orage ! Les têtes se relèvent, les bras se tendent pour les manœuvres, la vie revient avec la rumeur et le mouvement.

Ailée est emportée vers l’horizon.


Ailée est épaulée sur les vagues. Sa proue semble palpiter sous les rafales ; couverte d’embruns elle vit en plongeant !

Ses voiles bien tendues, poussées vers l’horizon l’entraînent joyeuse.

Elle file quinze nœuds pleins ; la lisse dans l’eau elle est belle à voir ainsi. L’arrière s’incline au ras de l’eau, le grand sillage est blanc d’écume, la mer passe silencieuse dans un grand remous.

La bôme, petite largue, entraîne la grand’voile qui plaque superbement, puis c’est la misaine que mes yeux contemplent, la trinquette et le foc bordés bien.

Et voici la rumeur venant du gréement qui nous accompagne.

La chanson grave du vent dans les cordages. Les deux mâts de quarante-sept mètres emportent leurs bastaques et leurs balancines. Puis ce sont les poulies et les ridoires.

C’est une harpe à mille cordes qui joue éperdument sous la brise qui nous aide, nous pousse vers le Nord où mon destin m’entraîne.


Clair de lune sur la mer accalminée. Pas de sillage étincelant, pas de reflets sur l’immensité des eaux.

Beauté ! Douceur ! Silence !

Lorsque passe un souffle, c’est une pluie d’étoiles qui palpite et meurt.

Le sillage rejoint la lune de clarté.

Ailée passe silencieusement en traînant ses grandes ailes blanches douces comme des plumes sur cette mer irréelle.

La lune éclaire d’une façon morbide et fausse la mer agitée qui vient battre avec fracas la coque de Ailée. L’avant se soulève éperdument sur les masses noires, puis retombe en ouvrant la mer qui lugubrement forme deux gerbes étincelantes.

Sous la lune sinistre, Ailée navigue ce soir toute pâle sur la mer démontée.

J’ai quitté mon Ailée et mes petites Ailes.

J’ai quitté la Mer. Je suis dans la grande ville bruyante, je vais, je viens, je souris.

Mon âme est ailleurs, mon cœur est à la traîne.

Que me reste-il ici ?

Mes souvenirs collés à moi comme un manteau semblable aux petites herbes sur une coque arrêtée.

Pour oublier le bruit infernal, je lève les yeux par dessus les toits pour retrouver mon horizon familier.


C’était après une longue traversée de tempête de neige et de neige dans la mer du Nord, en décembre. Transie de froid, je pensais que je ne reprendrais plus la mer, que j’en avais assez, que je n’en voulais plus !

Mais les beaux jours sont revenus, je navigue à nouveau dans des contrées splendides et chaudes.

J’ai oublié ce que j’ai dit en hiver !

Cependant les mauvais jours vont venir, les tempêtes et la neige vont s’abattre sur la mer du Nord, je serai toute transie et peut-être malade, mais je hausse les épaules et je souris car j’ai bien l’intention de revivre ces heures à mon bord !

Où un navire a navigué, il naviguera encore…



Ailée s’incline doucement sur la mer.

Elle glisse sans battements, poussée par la brise. J’étais habituée à naviguer sur des vaisseaux qui avaient une machine. Leur cœur en battant m’amenait à l’horizon.

Je n’ai plus ce rythme régulier qui me tenait compagnie, cet accord tacite entre deux cœurs errant et unis. Je suis plus seule dans ce silence profond et davantage lointain.

J’aime le chant d’Ailée qui doucement en chuchotant va, fendant les vagues. La brise dans le gréement, les poulies qui grincent, le vent qui joue en travers de toute résistance posée à son souffle !

L’accompagnement est magnifique ! Étant moins humain, il est plus près du rêve, il vous emporte au cœur du pays que vous cherchiez, où règnent les algues vertes, les vents légers, au milieu des ondes berceuses.

Pays d’où l’on ne revient jamais complètement !

Endroit imaginé où l’âme se retrouve ne désirant plus rien, et le temps n’existe plus !

Ô les voiles, les poulies, les cordages, tout ce qui roule, tangue et se balance sous le chant berceur et que la brise secoue, fait frémir, souvent casse et envoie, dans les embruns, vers le ciel !

Ce chant donne l’ivresse à ceux qui savent l’écouter.

Ainsi est bercé le cœur des mariniers.



Ô la monotonie sans nom, sans vie, d’être accalminée sous un ciel gris et une mer de plomb.

Depuis des heures, depuis des jours, nous bourlinguons bord sur bord sur une houle qui nous cache l’horizon, même le ciel ! lorsqu’elle nous étreint dans ses creux monstrueux.

Tout se lamente, tout se balance, la bôme vas dans tous les sens, les poulies grincent, volent, se cognent et crient !

Pas un instant de repos dans ce bruit continu et assourdissant.

Les voiles claquent lamentablement, les balancines glissent et se promènent sur la grand’voile avec leur bruit à elles et par-dessus tout cela, le rappel pesant de la quille.

Nous sommes dans l’attente de la risée qui viendra ?



Depuis soixante-douze heures, Ailée, vent debout très faible tire des bords dans la Mer du Nord.

Nous n’avons plus rien à manger que des conserves.

L’envie de pirater me prend à regarder les chalutiers hollandais posés autour de nous. Ailée vient à la panne, je descends avec le you-you dans une longue houle. Je m’approche de l’un d’eux.

Il m’envoie un bout, je saute à bord !

Les pêcheurs me montrent des milliers de kilos de poissons, de toutes tailles, de toutes sortes, qui emplissent les soutes du chalutier. Je pirate aussi pour l’équipage et j’emporte un grand panier contenant soles, turbots, plies, maquereaux, merlans tout glissants et blancs. Je suis joyeuse de ma belle prise ! Ailée évolue doucement sous ses sept voiles.

Qu’elle est belle ! je ne l’avais pas encore vue ainsi.



Les vagues énormes se bombent, se renversent, et battent la grève, puis se retirant, aspirent, entraînent et roulent les galets avec le sable.

Ô la chevauchée pressée des crêtes blanches, des cavales échevelées.

Sans répit, sans reprendre haleine, elles recommencent leur galop frénétique.

Oh ! la mer hurle ce soir !

Le vent emporte toutes ces voix qui se lamentent et il accompagne la grande rumeur de la mer démontée.

Je n’ai écouté cette nuit-là que la mer en furie, le monde me paraissait lointain et petit à côté de sa grande colère.

Son sublime mécontentement ébranlait la terre. Les yeux ouverts, je restais absorbée par la grandeur des flots lorsqu’une voix s’éleva grave et douce dans mon âme comme un chant de sirène.



Tout étincelle et blanchit sous le soleil de midi.

Les cordages, le pont, les cuivres et les vernis.

Se mouvoir pieds nus, bras nus dans la chaude lumière. Les yeux clairs clignent sous les reflets, sur les lèvres le sel se pose.

Aller, venir, faire partie de son voilier, en devenir l’âme !

Regarder avec tendresse les belles voiles se balancer mollement la brise étant à peine perceptible.

Rayonnement, silence.

À la barre, gouverner les yeux levés vers les voiles puis les poser sur l’horizon. Pénétrer, approfondir en attente.

Arrive une brise folle, perdue, elle passe, c’est l’accalmie complète, seulement les cordages qui se balancent et les poulies qui grincent.

L’équipage au vent fume la pipe en parlant bas. Sur la mer bleu foncé des marsouins passent.

Le silence est si profond que je les entends souffler, lorsqu’ils respirent à chaque bond hors de l’eau.

Ils ont passé, bondissants, tapageurs.

Des goëlands, des mouettes nous suivent patiemment. Serons-nous accalminés des heures ?

Le soleil a disparu puis le crépuscule. Voici la nuit.

Contemplative, je vis ma vie intérieure.



Il me faut le large et l’horizon pour penser. L’infini sans commencement ni fin se déroule à regarder l’immensité d’eau.

Ainsi l’on peut voir sa vie dans les moindres détails comme on la verrait projetée sur un écran.

À terre, on ne peut pas se reprendre, car on n’a pas le pouvoir d’arrêter la vie, on n’a pas le recul nécessaire pour la regarder.

Il y a aussi trop de monde, trop de bruit. Tous ses objets tassés autour de vous arrêtent vos gestes comme vos regards et vous devez toujours comme dans un cirque tourner sans avoir le temps de descendre en vous-même pour juger les grands événements de votre existence.

Je plains ceux dont l’esprit capté se heurte entre quatre murs car je suis de celles qui ne veulent plus d’entraves et, libres, errent en regardant et en écoutant l’eau chanter !


Ceux qui ont navigué racontent…

… On les regarde attiré, comme si, à travers eux, on apercevait les paysages qu’ils décrivent !

Un beau nom antique sonnera : hanté par lui le désir d’un appareillage pour l’atteindre ! Ceux qui ont navigué parlent et les êtres penchés vers eux voient dans leurs yeux les horizons qu’ils ont rapportés dans leurs regards embués d’océans, tout pleins de beaux cieux parcourus.

Les marins causent, c’est le moyen de s’échapper encore, ils repartent attendris dans leurs voyages comme on retrouve un rêve après le réveil !

Au retour d’une longue campagne, au milieu d’amis, ils aiment traduire avec des mots ce qu’ils ont ressenti de leurs impressions !

Le moment est venu de les extérioriser. À bord, on pense davantage que l’on ne parle. On est silencieux à la mer.

À terre on parle trop. Dans un salon que de la banalité !

Une lassitude immense, un ennui profond me saisit à écouter ces conversations. Tous les sujets sont traités, bousculés, repris, laissés.

On a, ce me semble, tout dit et rien dit, dans cette confusion. Ces gens réunis savent bien tuer le silence !

Aussi je m’échappe ! je songe à un beau clipper, je suis dans les voiles au milieu des bons cordages qui sentent le goudron.


OFFRANDE


Un jour de grande tristesse où j’ai vu les choses exactement à la place où elles sont, j’ai pu avoir la douceur de donner mon collier de perles pour des œuvres de Mer.

Mes perles, ruisseau lumineux, ont arrêté des larmes.


MARINES


Un joli dicton anglais.

S’il y a de quoi faire un col marin dans le ciel, on peut garder l’espoir d’avoir beau temps.

La Mer ! la mer !

Indéfiniment, je la regarde en rêvant à ce que je ne vois pas.

S’envoler avec des ailes ouvertes comme un grand oiseau !

Sous les belles voiles gonflées être emporté à l’horizon !…

Je ne demande plus à la vie que mon vaisseau. Mon beau vaisseau couvert d’ailes blanches qui s’envole avec moi vers de beaux horizons. Je ne demande plus rien à la vie, que ce qu’elle me donne, aurore, crépuscule, grand clair de lune sur la mer.

La vie m’enchante et c’est une joie intense de vivre pour naviguer, de naviguer pour vivre.

Lorsqu’Ailée est au port toutes ses voiles pliées, elle dort dans l’attente de l’appareillage.

Semblable à elle, j’attends repliée et triste en silence aussi le jour où joyeuses nous recommencerons à vivre toutes les deux là-bas, à l’horizon, avec nos ailes.

Je ne désire rien je ne demande plus !

Contemplative au milieu de la nature, je m’enchante de la mer, de ses couleurs de son rythme et de son chant, je découvre ses trésors éparpillés.

Je lui ai tout donné.

Je commence à vivre !…

Le jour se lève.

Nul bruit, tout repose, la Mer dort. Elle est bleutée tandis que l’aurore rosit, tout semble posé sur la mer pour le calme et le silence.

Nul pas, nulle voix, les marins dorment. Le sommeil les pose, les suspend dans leurs hamac.

Le merveilleux sommeil arrête la vie, donne le repos et par ses songes fait encore naviguer les marins !

Sous un grand ciel plombé, sur la mer douce et grise deux ombres passèrent avec quatre ailes veloutées et battantes ; leurs corps confondus se perdirent dans la grisaille comme si une seule âme luttait pour deux.

C’était deux goëlands perdus sur l’immensité morne des Océans.

Un grand voilier, trois-mâts, passe envolé comme un songe, tout haut : ses voiles sont gonflées et si pressées qu’il s’enfuit à l’horizon comme une belle image un peu exagérée.


« FINLANDIA »


J’ai perdu mon vaisseau, dans ma mémoire il était lentement effacé, avec le temps il s’était longuement éloigné.

Mais ce que nous avons aimé est toujours proche de nous quoique oublié.

J’ai embarqué aujourd’hui sur un grand vaisseau qui lui ressemblait comme un frère.

Les amarres jouaient en grinçant, il roulait, longuement, sa poupe énorme était plus haute que le quai.

Je suis montée à bord, sa mâture, sa cheminée étaient si semblables que de souvenance et de regrets je me suis arrêtée.

Il ne faut pas troubler le passé ; qu’il dorme, qu’il dorme.

Je regarde « Finlandia », désert, désarmé le long du quai avec l’écriteau : « Défense d’embarquer sans autorisation ». Mes yeux s’emplissent de larmes et mon cœur bouge au souvenir d’autrefois ! Cependant mon âme est embarquée sur un voilier qui tangue et roule bord sur bord. Aussi je me demande pourquoi je pleure puisque mon cœur a un nouvel embarquement.

Mais je pense que c’est naturel d’éprouver des regrets pour les êtres et les choses que nous avons aimés, si, même en les revoyant, nous les retrouvons si différents.

Nous gardons l’empreinte pleine de tristesse douce pour les heures que nous ne devons plus revivre. Avant que l’avenir nous pousse à l’horizon sans transition, nous aimons à nous attarder au temps où nous pensions moins, à l’époque heureuse où nous ne vivions pas encore de souvenirs.



Quel angoissant souvenir fut celui de « Finlandia », désarmé à Marseille, avec à bord la poignée d’hommes la plus dévouée que j’avais choisie dans l’équipage pour me suivre sur mon voilier. J’étais en pourparlers d’achat et tous attendaient la bonne nouvelle pour faire leur sac et me rejoindre au Hâvre.

Lorsque, en Juillet, en l’espace d’une semaine je perdis deux d’entre eux à l’hôpital de Marseille. Un brave chauffeur, Toudic, qui avait autrefois servi ma mère sur « Salvator », faible des poumons, mourut d’une pneumonie.

Leport, très bon marin, jeune marié, avait un fils de six mois ; il fut emporté par une fièvre typhoïde compliquée de la maladie de foie qu’il avait contractée aux Dardanelles.

Que faire pour ces braves gens ? je ne pouvais plus rien ?

Il me restait leurs veuves et leurs enfants.

Je fus empêchée de partir pour Marseille à cause des engagements que j’avais en Espagne avec l’Aile II et l’Aile III. Mais je donnai tout pouvoir à mon capitaine ; il me télégraphia que leurs veuves voulaient ravoir les corps de leurs maris dans leur cimetière de Bretagne, mais à cause du prix qu’on leur demandait elles étaient obligées d’y renoncer. Je leur envoyai cette somme que j’aurais préféré donner pour leurs petits enfants, mais pour ces malheureuses s’agenouiller sur leurs tombes c’était les avoir moins perdus. Le capitaine eut la triste mission de conduire en Bretagne les deux cercueils et de me remplacer à leurs obsèques. Leurs veuves me remercièrent avec des mots touchants, et ce matin-là, où je devais être, j’entendais sonner les cloches funèbres de ces clochers pauvres de notre Bretagne. Je voyais la terre fraîchement remuée, les petits bouquets aux fleurs serrées et je sentais toute la douleur contenue dans l’étroit enclos.

Ils avaient compris, avec leurs âmes simples et leurs cœurs rudes à naviguer ensemble, que j’avais fait toujours ce que j’avais pu pour les rendre heureux.

Aussi sur leurs deux pauvres visages, je voyais encore ce sourire qui semblait me dire pour la dernière fois :

« Merci, Ma Dame ».


Une année s’en va…

À l’abri des grands chênes-lièges la brise joue dans les branches et la pluie vernit les petites feuilles.

À travers l’ondée grise le soleil apparaît déjà.

Ô Italie, en automne, douceur alanguie, été sans fin, encore des fleurs, des parfums avec un grand soleil plus doux moins chaud mais qui embellit les montagnes dans les buées et la mer unie dans la brume.

Ô douceur désuète, atmosphère calmée, matinée tendre où s’égrènent les heures et les cloches de tous les couvents et des églises ; elles aussi sont moins brillantes et moins gaies ! un peu engourdies, comme recueillies, elles tintent doucement pour leur quartier.

Dans le parc rempli de pluie et de soleil règne la douceur ; les feuilles sont dans les allées et les mousses sur les arbres ; dans cette attendrissante heure d’automne je respire la fin de l’année avec l’odeur âcre des feuilles et des herbes mortes.

Un doigt sur la bouche une femme frileuse glisse ; sur son passage les feuilles tourbillonnent en cortège discret car elles l’ont reconnue.

Comme elle s’éloignait, j’ai pu apercevoir son sourire de déception ; ses cheveux étaient argentés et elle portait une robe toute fanée.

Mon âme endolorie reste bercée par le tintement des cloches et la monotonie de la chanson des feuilles mortes à l’heure où glisse l’ancienne année.

PLUS !…


J’ai tout donné à la mer, sans sourire elle m’a rendu plus.

Avec pressentiment, j’ai souri à l’amour, les larmes m’ont appris que le bonheur n’existait plus.

Maintenant, reposée et claire, je n’attends plus, puisque rien ne me réclame plus.

Seulement, dans la tempête, quand l’Océan hurle et roule désespérément, je pense à ceux qui ne sont déjà plus.

Mais lorsque la nuit divine se laisse bercer par un Océan qui a renoncé à l’effort et que, docile, le voilier se reflète sous le clair de lune, je songe à ceux qui vivent encore…


Le Bateau de mon enfance



Le bateau à vapeur, c’est la spéculation !

Le bateau à voiles c’est bien la vieille navigation austère et croyante.

Les uns cheminent en faisant une réclame, les autres en faisant une prière.

Les uns comptent sur les hommes, les autres sur Dieu.

Victor Hugo.

LE BATEAU DE MON ENFANCE


Depuis longtemps mes cahiers et mes crayons dormaient.

Maintenant mille pensées encombrent mon esprit, car mes yeux te contemplent et mon cœur te garde.


envoi au bateau de mon enfance

Je ne parlerai pas, je regarderai la mer pour ne disloquer mes pensées.

Le voici, le bateau de mon enfance, je le reconnais et mes yeux ne peuvent plus se détacher de lui. Mon voilier, sombre, harmonieux et plat, dans sa manœuvre lente s’approche doucement de lui, les aussières sont envoyées sur le quai. Quel silence !

Sur le grand yacht blanc de mon enfance, étincelant de blancheur et de luxe, tous les visages inconnus se tendent et se penchent curieux vers mon voilier. Tous ces yeux scrutent mon visage, je suis émue ; je suis lasse et je retiens dans mon regard des larmes qui ne couleront pas — j’ai des amies autour de moi — ils pourraient se tromper de visage, non, je sais, ils ont cherché le plus triste, le plus solitaire et le plus marin ; ils l’ont trouvé, et tous suivent mes mouvements. Mon ancien cher bateau où mes années les plus belles se sont écoulées, années ensoleillées de bonheur et d’illusions. Comme vous avez changé sous votre pavillon étranger, comme j’ai changé sous mon même visage.

Si j’avais pu choisir une autre place de l’autre côté du port, j’y serais allée ; je ne suis pas prête à supporter cette peine.

Je suis bouleversée par la présence si proche du bateau de mon enfance.

Je le regarde comme un être bien-aimé que l’on ne reconnaît plus tout à fait, les années ayant altéré ses lignes.

Une sorte d’attirance m’oblige à rester là ; je ne puis le quitter des yeux. Non vraiment je ne savais plus la place qu’il tenait dans mon cœur.

Je n’ose cependant trop le regarder, à cause des propriétaires, de l’équipage qui parlent sur le pont. Par une sorte de pudeur, je descends dans le carré.

Une heure sonne ; la voix de bronze de « Ailée » frappe claire et chantante, mais voici un autre son plus grave, plus doux qui monte, et du bateau de mon enfance, la voix de bronze si aimée et si connue, abolit tristesse et distance.

Le crépuscule tombe, la mer devient noire ; je me recueille, et, réfugiée dans ma cabine, je laisse couler mes larmes.

Comme il est bon de pouvoir pleurer, seule en silence et sans amertume, ce trop plein du cœur qui déborde comme une coupe trop pleine.

Je pleure, je pleure doucement, car j’aime encore trop ce bateau, qui n’est plus le mien.

Je regarde mon cher voilier que j’ai si bien appris à aimer et qui a une âme, et je souris de le trouver si beau, si simple, et de m’avoir rendu l’immense service de n’être plus que ce que je suis : un marin.

La nuit est venue, les amies sont parties, je suis seule. Sous le prétexte de promener mon chien, je vais sur le quai, un instant, mais, près du phare, je m’arrête ; j’ai vu ce que je voulais voir, la ligne, la tonture de ce cher bateau qui fut le bateau de mon enfance.

Je suis moins seule, ce soir, que les autres soirs ; il est là, à côté de moi, si blanc, si beau, si étincelant de lumières. Quel bonheur de l’avoir retrouvé ; qu’il m’est doux de pouvoir m’endormir le sachant si près.

Comme il y avait longtemps que cela ne nous était arrivé !

À 8 heures le lendemain, sa cloche mêlait le son de sa voix grave à celle de « Ailée » plus claire.

Ce jour, commencé par ces sons mélangés, devait me faire vivre un de ces jours uniques et heureux, où, unissant le passé et le présent, la vie n’est plus tout à fait réelle.

J’étais si absorbée que j’avais l’air plus triste et plus distante que jamais.

Puis, un soir, la nuit tombait, une amie me prit par la main et m’amena à bord.

Je répète qu’il était tard, mais c’était mieux ainsi, car j’étais si émue que je tremblais. Sur le pont, je connus son capitaine, qui me montra la chambre des cartes, sa cabine, et un ravissant salon ; c’était assez pour la première fois, et mon cœur battait mal. Trouvant un prétexte, je m’échappai avec la promesse de revenir une autre fois, pour une visite complète.

Je retrouvai mon « Ailée », douce, calme, silencieuse et si maritime.

Comment se pouvait-il que ce dédoublement d’affection entre ces deux bateaux augmentait ?

Probablement comme un amour ancien en présence d’un amour nouveau.

Après quelques jours, l’habitude, la douce et chère habitude intervint ; le même sourire était pour les deux.

J’avais été à bord plusieurs fois ; le capitaine, un marin accompli, comprenait mes regrets, mes angoisses, et, à ses yeux, ce que je ressentais, était tout naturel.

Quelques jours exquis d’un bonheur sans pareil, précieux, intense ; je réalisais que c’était trop beau, de vivre si près des deux bateaux que j’aimais.

Les couleurs étaient hissées en même temps, le soir elles se ramassaient ensemble.

Les voix des quarts se mêlaient.

J’adressais aux deux capitaines les mêmes bonjours.

Mais il n’est pas permis de vivre plus de quelques jours dans une douce torpeur ; il faut que la réalité se dresse devant vous.

Elle arriva ainsi.

Le capitaine du bateau de mon enfance me montra une dépêche.

Il devait appareiller pour le port voisin, devant envisager une location pour le bateau chéri de mon enfance.

Ainsi, non seulement il appartenait à un autre être, mais cet être ne sachant pas assez l’aimer, pouvait s’en séparer à son gré et sans peine, pour récupérer son argent !

En vain, jusqu’au soir, j’essayai de comprendre sans pouvoir y parvenir. Allait-il vraiment me quitter ?

Le lendemain, arriva la confirmation de la fatale dépêche ; j’avais eu le temps de réaliser la tristesse de la vie dans sa compréhension.

Le bateau de mon enfance appareilla, je le vis s’éloigner comme un être qui emporterait mon cœur, assise à l’avant de mon cher voilier svelte et noir, qui retient de grandes ailes pliées ; je le regardai doucement, attristée, comme une figure de proue immuable, qui en a vu bien d’autres.

Le capitaine me salua, le pavillon s’abaissa en salut.

Je restai longtemps à regarder dans le vide, absorbée jusqu’à l’infini.

Je revins lentement à l’arrière de mon voilier, en souriant comme toujours, lorsque cela va très mal.

Comme le port est vide ce matin !

Comme je suis seule ! je regarde tout autour de moi ; le bateau de mon enfance ne me tient plus compagnie. Non, il est parti sans moi pour l’horizon…

À mes souvenirs d’enfance viennent s’ajouter d’autres impressions.

Serais-je trop faible pour porter toutes mes pensées ? Je chancelle…

Et toi, cher bateau, vis pour moi, vis pour toi, ne t’alourdis pas, ne sombre pas, mon rêve et mon regret ont seuls embarqué à ton bord.

Mon chagrin, « Ailée » et moi le partageons.

Tu navigues, serein, dans la nuit ; en connaissant tes mouvements et tes rumeurs, je me perds en toi, personne ne te connaît mieux, pas même celui qui commande, ton capitaine !

Je suis allée plus avant que lui, je connais ton âme, et tu as aimé mon cœur d’enfant.

Après quelques jours de solitude, comme pour mieux faire comprendre l’approche du bonheur, mon beau voilier appareilla pour le port où le bateau de mon enfance était ancré.

Mon visage, dépouillé du sourire, commença avec le jour à s’illuminer.

Lorsque les voiles furent amenées, et aboli le silence aimé fait de rafales et de grincements de poulies, et que le moteur absorba les battements de mon cœur, les manœuvres pour l’accostage à quai commencèrent ; la grande tristesse qui m’angoissait fit place à un grand long sourire ; mon nouveau bateau allait doucement s’abriter à côté du bateau de mon enfance.

Mon cœur aussi demande aide et protection sans doute ?

Quelle douceur d’être à nouveau ensemble.

Le matin, au réveil, de mon hublot, je l’observe et je suis heureuse ; je ne demande plus rien, et je rêve… mêlant l’ancien et le nouveau, je me fabrique, pour la journée, une poignée de bonheur.

Son capitaine et moi sommes devenus des amis ; je puis parler des choses que j’aime, et il comprend mon amour pour son bateau qui a contenu mon enfance, avec sa grande navigation mêlée de ses joies et de ses peines.

Je suis heureuse !

Les deux bateaux côte à côte, s’éveillent à la même heure.

Les deux bateaux s’endorment ensemble lorsque se ferment mes yeux.

Il en est de même, je pense, des êtres et des bateaux.

Ils vous donnent ce que vous leur donnez ; le bateau de mon enfance, par reflet, me rend l’amour que je lui donne.

« Ailée » comprend et me pardonne car elle sait combien j’ai souffert.

Ce matin je ressentis une grosse émotion.

Le capitaine du vaisseau pas ailé vient me dire qu’il s’en allait ancrer de l’autre côté du port ; je changeai de visage ; un charbonnier était annoncé, il fallait partir pour lui laisser d’abord la place, et ensuite pour éviter la poussière noire.

Mes yeux, cependant, ne quitteraient pas de vue le bateau de mon enfance, mais mon cœur satisfait refuse cette petite séparation.

À un jour d’intervalle, nous pûmes nous rejoindre et reprendre notre douce intimité.

Que sera-ce le jour où tu appareilleras dans l’Ouest et moi pour l’Est ?

Sachons, si possible, vivre notre bonheur, le supporter, sans essayer de le comprendre.

Soyons raisonnables, et ne pensons pas trop au lendemain.

Et je vis des jours lumineux, bercée entre les vagues.

Mon visage brûlé de soleil et d’embruns, reflète la vie saine et belle de vivre de rayonnements ramassés sur la mer.

Combien se passèrent-ils de quarts ?

Combien de marches interminables sur le pont ?

Combien de fois les pavillons se déferlèrent ?

Combien de fois les voix des bronzes se mélangèrent ?

Les heures trop belles s’envolent avec des ailes ! c’est pourquoi la douleur est si longue et la joie courte.

Les heures, comme les mouettes, ne se posent pas toujours.

Quel est le poète qui a dit que lorsque les grands vaisseaux quittaient le port pour disparaître à l’horizon, les femmes qui les regardaient partir, laissaient couler leurs larmes, « car il faut que les femmes pleurent, et que les hommes aventureux tentent les horizons qui leurrent ».

Le bateau de mon enfance va appareiller, je vois la fumée s’échapper de sa cheminée ; d’ici j’entends les bruits connus de son appareillage.

Je ne le regarderai pas s’éloigner.

Je ne veux pas assister à cette fuite à la fin du jour.

La nuit l’effacera avec elle.

Je ne puis supporter que le bateau que j’aime s’en aille, sorte de mon cœur où il est ancré, et le déchirant, s’éloigne en devenant de plus en plus petit pour n’être plus qu’un point là-bas, et être absorbé par l’horizon.

Non je m’en irai.

Le bruit du jazz-band est étourdissant ; que de rires, de mouvements et de couleurs.

Pareille aux autres, je me suis assise, d’une main une cigarette, de l’autre, une tasse de thé, semblable.

Mais je ne souris pas comme elles, et dans une angoisse profonde, dans la fumée de ma cigarette, j’assiste sans le voir, à l’appareillage du bateau de mon enfance.

Toutes ces femmes, pareilles comme des poupées, se ressemblent étonnamment ; il y en a des roses, des rouges, des vertes, des bleues et des jaunes.

Elles dansent ; même dans leurs sourires, même dans leurs regards, je ne puis trouver de différence.

Elles doivent avoir raison puisqu’elles sont si nombreuses ; leurs vies doivent être meilleures ! ai-je raison ?

Qui a raison ? qui a tort ?

Un grand sanglot, qui voudrait s’échapper de cœur et qui n’ose, m’étouffe.

Je me perds dans toutes ces questions, toutes ces demandes, je les vois seulement sourire et se ressembler, tandis que, moi, je retiens mes larmes, car le bateau que j’aime est en train d’appareiller.

Je vois son capitaine sur la passerelle, commandant les manœuvres ; oui, il a viré les chaînes, la dernière aussière a été larguée et le télégraphe indique maintenant : avant lentement ; et majestueusement, retenant dans la blancheur de sa coque les derniers rayons du soleil, il s’éloigne étincelant et magnifique.

Le jazz est de plus en plus trépidant ; les danseurs plus nombreux ; l’atmosphère est remplie de fumée bleue et de parfums.

L’air est irrespirable. Mon cœur et mes yeux de marin, essaient d’analyser ces choses. Mon cœur me fait mal, et mes yeux me brûlent. Comme je suis différente de tous ces gens-là, étrangère parmi ces étrangers.

Oui, j’ai revêtu le vêtement bleu et blanc, la dure cheviotte foncée, qui ne s’éclaire que par ses boutons d’or.

Il dit à tous ma dévotion pour mon métier, et il me garde bien de tous les contacts de la terre.

Non, je ne suis plus d’ici avec mon âme d’appareillage.

Ma vie je l’ai donnée pour l’idéal de naviguer sous mes trois couleurs !

Jamais je n’ai ressenti pareillement cette solitude, cette angoisse d’être une âme solitaire parmi les autres.

Oui, je suis plus isolée, ce soir, que jamais, car le bateau de mon enfance ne doit plus être dans le port.

La nuit est embuée, le vent souffle, je regagne mon cher voilier mouillé en rade, qui roule bord sur bord.

Ceux qui me regardent passer, une ombre parmi les ombres, ne savent pas, et ne comprendraient pas, que celle qui passe sous un vêtement de marin souffre tant, ce soir, d’avoir perdu la présence du bateau de son enfance.

Ce soir en rade, abolissant les propres bruits de mon voilier, je rêve, j’entends et je vois la brise qui joue dans les haubans, la machine sourde et battante, le compas éclairé, là-haut, sur la passerelle, et le profil du Capitaine faisant le quart sur le bateau de mon enfance qui s’éloigne de moi.

Il est parti joyeux,

Je demeure solitaire.

Dans le grand port de Marseille, dans cette atmosphère de départ, lui aussi, comme les autres connaîtra le charbon, l’huile, l’eau, les conserves et les vivres, l’armement d’un navire qui appareille pour deux mois.

Puis l’embarquement de nombreuses malles, et l’arrivée de locataires inconnus, avec leurs invités.

Comme je te suis reconnaissante, ô bateau de mon enfance, de t’avoir revu comme je t’avais quitté, solitaire et austère ; pas de bruits inutiles, seulement ton équipage, nécessaire pour ta beauté et ton service, avec un capitaine qui sait te donner ce qu’il te faut, et aussi être bon envers toi.

Je ne vous envie pas, passagers d’un jour !

J’aimerais cependant entreprendre ce même voyage avec vous, sur le bateau de mon enfance, mais je voudrais en embarquant, ne pas changer d’âme.

Je me sens si riche d’avoir su devenir pauvre ; si vous saviez comme vos richesses à mes yeux vous appauvrissent.

Ce luxe éclatant s’est installé à la place de la simplicité.

L’or se vautre à la place de l’affection, là où mon amour pour mon bateau, régnait.

Je vous plains même de pouvoir faire ce merveilleux voyage, car l’argent dépensé ne vous donnera pas des yeux pour voir la beauté.

Il ne suffit pas de payer, pour découvrir le charme d’un paysage, il faut avoir navigué et naviguer encore pour savoir prendre des couleurs au soleil couchant sur la mer, et comprendre jusqu’à l’ivresse et jusqu’à l’angoisse, la pesanteur surhumaine de voir le jour devenir la nuit.

Oui, je pense à toutes ces choses, moi qui embarque par la pensée quand je veux, sur le bateau de mon enfance ; je vais, je viens, monte et descends, j’erre, je m’attarde et bien souvent fatiguée par mon quart, je m’étends à même sur le pont, près du compas, et je m’endors avec des étoiles devant les yeux, le rythme de la machine et la présence du capitaine.

Alors les voici tous embarqués ; les cabines se sont remplies.

Les inconnus peut-être deviendront des amis ou des ennemis.

Les uns s’aimeront trop peut-être, les autres pas assez.

Dépouillés devant la grande nature, ils deviendront plus simples s’ils peuvent le devenir, meilleurs s’ils comprennent ce qu’ils voient.

Je crains que la mer ne soit pas assez rude pour eux, pour devenir une leçon.

Auront-ils faim ? soif ? connaîtront-ils le chaud et le froid ?

Je crains que le luxe qui les accompagne, ne tue le vrai contact de la mer.

Les embruns monteront-ils jusqu’à eux ?

Sentiront-ils leur saveur amère sur leurs lèvres, pour leur faire souvenir qu’ici-bas il y a des êtres qui pleurent ?

Rencontreront-ils la peur, dans cette chose splendide qu’est une tempête ?

Ils ne connaissent certainement pas assez la mer pour la craindre et se méfier d’elle toujours, alors le jour où elle se révélera terrifiante mais vraie à leurs yeux, ils songeront à la mort, au lieu de l’accepter comme un spectacle grandiose.

Et ils auront peur,

Et ils seront angoissés, et ce jour-là plus que jamais je voudrais être à bord du cher bateau de mon enfance, pour endurer, sourire et lutter contre ce coup de chien, car j’ai pris l’habitude de trimer dur sur mon voilier, et je sais ce que c’est que d’être en perdition.

Par la pensée, ce matin, de grand matin, j’ai fait ma visite quotidienne à bord du bateau de mon enfance, dans ce luxe exagéré, si mal approprié sur l’eau.

Je passe vite dans les salons, plaçant cependant quelques poupées invitées, sur certaines bergères bleues et roses ; et partout des fleurs artificielles, elles foisonnent dans les vases et sur les meubles, il y en a partout, jardin faux et navrant.

Je monte sur le pont, là je respire, encore un peu chez moi, comme jadis, j’adresse quelques sourires à cet équipage muet et étranger, et plus avant je monte sur la passerelle ; là mon âme est tout à fait chez elle. Je dis bonjour au Capitaine, à ce grand marin qui connut autrefois la grande navigation des clippers. Sans paroles je reste longuement, puis je m’enfuis en leur laissant un doux sourire, et je m’échappe comme je suis venue, silencieusement, car le voilier à bord duquel je navigue a besoin de moi.

Vous pouvez parfois guider votre pensée et choisir sa route, et l’obliger à être là, mais à d’autres instants elle s’échappe. Me voici à la barre de mon « Ailée », faisant mon quart ; par jolie brise au près magnifiquement elle serre le vent faisant ses 7 nœuds. Elle est belle à voir ainsi, cependant mon esprit à nouveau s’est échappé sur le bateau de mon enfance qui navigue ensoleillé, ce matin, sur les côtes d’Espagne. Le quart de midi sonne, mais c’est l’autre son que j’entends. Je vois le pont étincelant, je puis voir les gais sourires des jolies poupées s’égrener, il fait calme plat, tout est bleu, c’est l’heure du cocktail et chacune a son flirt.

Celle-ci en vert est la plus jolie, blonde comme on ne l’est plus, cette poupée garde nuit et jour son collier de perles ; elle se déshabillera, mais ses perles ne la quitteront pas.

Voici une autre, beaucoup moins jolie, mais si jolie quand même à force de volonté ; elle est plus femme, plus séduisante, ce sont les années qui lui ont appris ce qu’elle sait.

Elle sourit largement au soleil, car ses dents sont éclatantes et elle sait que son collier rouge va si bien à ses cheveux noirs.

Je ne veux même pas dire que j’ai remarqué des yachtmens en bleu et blanc, dont la casquette était parfaite, car mon esprit s’était à nouveau évadé.

Je descends dans le carré prendre mon repas solitaire ; comme la solitude est douce à la mer.

J’aime tout ce qui m’entoure, d’un seul regard j’embrasse toutes mes coupes, trophées d’argent qui me rappellent mes luttes et mes victoires.

Mes livres préférés sont là, à portée de ma main, et des fleurs partout, des fleurs fraîches, pures, jolies, me tiennent compagnie avec leurs parfums et leur beauté.

Et je pense qu’il est étrange que je puisse dire que jai deux embarquements à la fois.

Un réel, qui est devenu l’essentiel de ma vie, et l’autre fictif, fait de rêves et d’illusions, qui m’est encore plus doux que le premier.

Je veux me consoler de ne pouvoir plus avoir un grand et beau bateau comme celui de mon enfance, car dans la vie, les choses et les êtres sont rarement à leur place.

Les personnes qui pourraient avoir les plus beaux bateaux du monde, n’aiment rien.

Il y en a d’autres qui pourraient les avoir, mais qui n’aiment pas la mer.

Ceux qui ont des bateaux comme celui de mon enfance, ne comprennent rien, à la mer, en ont peur et habitent leur bateau dans les ports par snobisme !

Ceux qui adorent la mer et ne peuvent se passer d’elle, sont généralement pauvres.

Ceux qui pourraient naviguer scientifiquement avec leur intelligence, n’ont pas la fortune de le faire.

Je ne me plaindrai jamais plus, car j’ai donné ma vie à la mer, et je puis armer mes voiliers !

Les êtres m’ont trop déçue, je ne parlerai plus d’eux.

La terre ne m’a apporté que déceptions et peines, je l’ignorerai désormais.

Seule la mer infinie m’a comblée de sa compréhension et de sa beauté.

Aussi jusqu’à mon dernier souffle de reconnaissance je la glorifierai.


LE CLIPPER DES ÎLES


And all I ask is a tall ship,
and a star to steer her by.

masefield


Je voudrais pouvoir vous décrire ce cher vieux bateau de bois sur lequel je suis embarquée.

C’est un trois mâts carré, solide, parfait de lignes.

Nous sommes loin des regards, au milieu de l’Océan, portant tout haut : mais si par une chance extraordinaire, vous nous regardiez passer, vous en seriez rempli d’aise.

Quelle beauté.

Ici le pont est usé, les cordages rudes, les voiles ont l’habitude d’être toujours en place, et, par dessus tout, l’odeur du goudron traîne.

Nous allons grand largue nos 6 nœuds, mais la brise mollit et nous faisons cap sur un horizon gris où la mer est d’huile, le plomb et l’étain sont lourds comme cette mer, une glace.

La coque se reflète, nos voiles carrées, pressées, se superposent en étages toutes dans la mer reflétées et l’on dirait en se penchant, un étonnant château vacillant.

Si des yeux pouvaient nous regarder, ils nous prendraient pour un fantôme de bateau faisant son dernier voyage.

Un mystère entoure ce bateau du temps passé qui a été si loin et pendant si longtemps, devenant vieux d’avoir fait autrefois le Cap et les Îles.

J’ai dû autrefois appareiller toute jeune sur un de ces bateaux tout neufs.

C’est impossible que mon cœur d’aujourd’hui batte ainsi d’une façon si tacite et compréhensible avec leurs vieux cœurs d’antan.

J’ai dû, avec un de leurs semblables, errer sur les mers en furie et sur les flots lents, sortant d’un typhon pour entrer dans ces mers molles où le calme désespère même ceux qui ont le cœur haut.

J’ai dû passer des semaines et des mois au long de ces étapes.

J’ai dans les yeux, en les fermant, des nuits de tropique où les étoiles larges et lumineuses se reflètent sur une mer bleu de nuit.

Je connais leurs vacillements sur cette mer morte d’être sans souffle, avec cette chaleur pesante qui s’agrippe à vos tempes et à vos épaules. Et cependant je n’en ai jamais vus.

J’ai dû assister à des combats clairs et loyaux car j’aime la lutte, et voir les plus brave sortir vainqueurs de la mêlée.

J’ai dû voir aussi des pirates en révolte, égorgeant à tort ceux qui passaient, car le sang et les couteaux ne me font pas peur, et le danger m’a toujours attirée, et je vais à lui toujours.

Ma place en toute circonstance je la garderai pour mon honneur, mon amour, et ma foi.

Oui, j’ai dû errer pieds nus, enfant, sur les sables roux, de ces Îles lourdes de palmes et de cocotiers.

J’aime trop le son de tous les bruissements de l’eau sur les roches, mais j’ai dû apprendre à aimer ces choses bercée par le rythme de la respiration de cette grande mer qui va jusqu’au bout du monde, mais qui venait doucement calme, se briser sur les bancs de coraux roses et jusqu’aux pieds noirs de la négresse qui me tenait dans ses bras.

J’ai dû briquer le pont, j’ai dû fourbir quelques cuivres, hisser des pavillons, allumer les feux de position, tenir la barre, grimper au hunier ; je sens que j’ai déjà vécu plusieurs existences à bord de ces chers bateaux qui voguaient sur les mers profondes.

Car je n’ai jamais fait pour la première fois toutes ces manœuvres dans cette vie.

Lorsque je les faisais, je me rappelais les avoir exécutées déjà, comme un grand rêve obscur et presque effacé.

Mais je les répétais, cependant que mes mains habiles, et mes jambes habituées à la cadence de l’effort me donnaient la force d’exécuter le travail.

C’est pourquoi les plus belles perles, que j’ai vues dans leur coquille, ne sont pour moi qu’amusement, pareilles au sable entre les doigts ; (je ne puis les prendre au sérieux, et n’aime les regarder que sur les autres).

Pendant que j’écris ces pensées la nuit est venue.

L’humidité imprègne toute chose et le goudron entre dans mes narines.

Les voiles gonflées s’épanouissent ; des nuages massés à l’arrière forment un écran menaçant, cependant que, poussés grand largue nous allons à l’horizon vers le demain qui deviendra notre jour, et ainsi s’écoule le temps sur cette mer infinie qui encercle la boule de ce monde.

Chacun a sa petite existence à tirer ?

Qu’en fera-t-il ?

Chaque bateau construit aura sa destinée, courte carrière brisée sur un roc, ou longue infiniment, de glorieuses randonnées.

Qui s’occupe ? qui prend charge des navires qui ont des âmes et des êtres qui n’en ont pas ?


MEMORIES


Ah ! me voici à nouveau échappée.

La terre n’est plus en vue, voici mon horizon aimé.

Tout est bleu, ce matin, le ciel et la mer se ressemblent.

Comme il fait beau et bon de respirer cette pureté bleue pâle.

Un goëland passe, puis un autre, les ailes battent et passent, un cargo nous croise.

Une petite brise de Nord d’Est se fait à peine sentir.

Distante, je construis un rêve.

Comme ce jour passera vite, sans heurts ni peine et sans paroles inutiles.

Le soleil tombera trop vite, noyé sanglant, dans cette pureté pâle.

Le crépuscule descendra, et j’apercevrai Vénus à la hauteur de la mâture de mon « Ailée ».

Puis la nuit sera sur nous.

Et, je n’aurai pas eu le temps de terminer mon grand rêve.



Les yeux des marins sont différents des autres yeux.

La puissance et la magie de la mer descendent dans les cœurs des hommes et pénètrent encore dans les yeux.

Cet élément influe sur le caractère ; la nuit, la lune, les étoiles, tout ce grand univers avec lequel on vit dans l’intimité exerce son influence et son pouvoir sur ces natures, change ces êtres en les rendant très différents des autres.

La mentalité se modifie, les aspirations ne sont plus les mêmes, les yeux des marins ne sont plus comme les autres, car ils sont devenus d’autres hommes.

Il y a dans leur cœur un autre amour.

L’envoûtement de leur métier.

À regarder la mer avec ses houles et ses vague, à scruter l’horizon, à observer les rivages et le ciel, comment voulez-vous que ces yeux ne s’imprègnent pas de reflets, que ce regard ne se charge pas de rêves et ne devienne pas lointain ?

Un homme qui, la journée entière, sera assis dans son bureau à travailler, à compulser des dossiers, à lire et à écrire, ne levant la tête que pour regarder le cadran d’une horloge qui lui dictera, heure par heure, la somme à fournir : difficultés sans nombre, conversations importantes, vie d’enfer, qui durera toute l’année — comment voulez-vous que ces yeux-là ressemblent aux autres ?

Ils sont habitués à scruter seulement d’autres yeux, ils ne vivent que la misère et la débauche rapprochées des villes.

Ils ne regardent que la terre et vers la terre.

Les yeux sont bien les miroirs des âmes !

C’est pourquoi les regards des marins reflètent leur empire mouvant.




Je chanterai — je chanterai — je chanterai.

Sous l’influence rêveuse de ce que vois je chanterai un chant que personne n’aura encore écouté.

Un chant jeune.

Mais vieux comme le monde.

Un chant qui montera de la mer, se perdre dans cette nuit bleue poudrée d’étoiles.

Je chanterai mon amour pour la mer, son envoûtement divin, sa beauté, lorsque mon vaisseau « Ailée » fend les vagues, lorsque s’envolent les blanches écumes.

Je dirai la poésie qu’elle me verse avec ses rêves nacrés.

Je dirai l’ensorcellement qui se dégage de cette nuit, alors que le gréement sombre se détache dans le ciel.

Je suis sous la domination embuée de ce quartier de lune qui va naviguer quelques instants avec nous parmi les étoiles.

Je cesse d’être réelle, pour appartenir davantage à ce grand univers où j’erre, palpitante, d’avoir su m’initier à ce mystère, d’avoir compris toute sa beauté grave.

Aussi d’avoir été si lointaine, je ne pourrai jamais plus redevenir une parmi mes sœurs qui n’habitent que la terre.


CHANT


Étoiles, vos scintillements dans ce ciel de velours font que mon âme monte jusqu’à vous pour vous admirer et vous aimer parmi la nuit et vos lumières.

Lune, tu vogues, ce soir, en croissant délicat, comme le plus simple et le plus pur des vaisseaux.

Je t’accompagne dans ton voyage solitaire et court, mes yeux ne peuvent se détacher de toi, et je reste sous ton joug.

Oh ! nuit adorable et calme, parfaite nuit, laisse-moi te respirer et comprendre ta beauté. Tu es si grande et je me trouve si petite.

Oh mer ! souple et soyeuse, tu chuchotes au long de la coque, tu t’entr’ouvres au passage de « Ailée », puis tu te refermes en rumeur ; ton écume jaillit comme un reproche d’avoir osé te troubler. Le sillage s’étire, et tu l’emportes jalousement, dans la nuit…

Je voudrais avoir la voix d’une sirène pour chanter ce que mon cœur contient !



Quel dommage que la jeunesse passe et que les beaux voiliers vieillissent !

Comme ils devaient être beaux ensemble !

Quelle peine à assister à cette disparition ! Je regrette de n’avoir pas été de ce temps béni où tout était jeune : voilures, vaisseaux et équipages !

Les grands ports ont cessé d’être romantiques depuis que les voiles sont pliées pour toujours.

Les vrais marins ont disparu avec leurs voiles — les nouveaux sont devenus rares depuis que la vapeur a remplacé la voile ! tristesse…



Mon « Ailée » n’est pas un voilier comme les autres — regardez-la attentivement.

Les autres reposent dans leur élément, elle est seulement posée sur l’eau.

Sa coque fine et sombre retient à l’avant son emblème, deux grandes ailes ouvertes ; elle ressemble à un oiseau léger et rapide qui va s’envoler.

Ses mâts et ses bômes retiennent aussi d’autres ailes prêtes à s’ouvrir !

Même au port, tout, dans ses lignes, est départ et vitesse ; elle invite ceux qui la regardent à l’aller voir passer, toutes voiles dessus, tant elle est belle !

Elle n’a jamais l’air inerte, même au repos.

Elle vit, elle ne dort pas ; dans son immobilité, elle attend, le temps — d’une escale — pour fuir au plus vite à l’horizon, à l’horizon toujours, car elle est née pour cela — elle a été faite pour naviguer ! belle et rapide, parmi les rumeurs et les rafales.

Elle contient mes rêves, mes aspirations de navigatrice, mes songeries d’appareillage ! Elle m’a trempé l’âme, en me donnant l’occasion de me découvrir. Mon esprit n’est plus que maritime et mon cœur est haut d’avoir quitté la terre.

Je suis radieuse d’être simplement et énergiquement un marin à voile !

J’adore mon métier.

Je suis satisfaite d’avoir largué tout à terre et de vivre cette vie rude et belle en faisant flotter le beau pavillon de France.

Il n’y a plus d’hommes, dit-on ; les vaisseaux sont désarmés, les voiles sont ramassées.

Qui parle ainsi ?

Venez voir !

« Ailée » appareille.

En Février, elle est en Italie ; Gibraltar la verra, en Avril, en Juin, elle sera en Finlande.

Elle existe en France, cette grande âme navigante composée d’un voilier, d’un équipage qui navigue pour le bonheur et l’honneur, rien de plus, de faire fleurir ses couleurs les trouvant encore plus belles que les autres !


Je me souviens, je me souviens de mon bel été dans le Nord.

Que ce fut beau.

Dans mon rapport du Y. C. F., volontairement laconique, rédigé en même temps par la déléguée que j’étais et le marin que je suis, je retraçais fidèlement ma navigation, mes régates, mes engagements, les réceptions et la propagande qui employaient chaque heure.

Mais combien de souvenirs charmants j’ai omis pour ne pas trop charger mon rapport. Aujourd’hui, laissant donc mon esprit naviguer à nouveau vers ces contrées lointaines je ramasserai sur la crête des vagues mes souvenirs.


By the old Pagoda Anchorage they lay full fifteen strong.
And their spars were like a forest and their names were like a song.


Dans le port, mon voilier « Ailée » est ancré entre les deux bateaux qui m’ont appartenu.

L’un a contenu mon enfance, avec ses rayonnements de jeunesse, son éclaboussement d’illusions. L’autre, quatre années graves et solitaires d’attente recueillie au lendemain de la guerre, avant que je puisse déployer mon aile au large. Ainsi prisonnier, mon cœur bat entre leurs deux coques préférées, comme enfermé, mon cœur clos, repose dans une main d’acier.

Nous sommes bien les esclaves de notre passé, prisonniers volontaires de nos plus beaux souvenirs.

Les bruits du dehors n’arrivent plus.

Je revis pieusement et jalousement un temps qui ne m’appartient plus.

Mes pensées tourbillonnent comme les feuilles sous un orage d’automne.

Et ce qui n’est plus, et ne doit revenir, et ne saurait être, danse une danse surannée d’où mes rêves, défunts ne peuvent même plus me faire sourire.

Le présent n’existe pas. Le passé seul est réel. L’avenir est ce que nous voudrions et ne sera pas. Je m’enferme à double tour dans ce royaume du passé.

Assise devant toute cette cendre je fais avec mes yeux revivre les flammes ! Et je m’enivre à nouveau de leurs reflets et de leur chaleur.

J’ai embarqué souvent à bord de ces chers fantômes.

À mon gré je passais leurs passerelles, sous mes doigts s’allumait l’électricité des pièces, mais l’âme d’antan s’est assoupie, et tout est neuf dans ce cadre ancien.

J’ai dîné gaiement avec les propriétaires, comme il convenait.

Ma voix, pour une fois encore, montait sur les boiseries, et mes yeux caressaient l’angle des meubles une dernière fois.

Une soir, ayant vu le bateau désert je demandai au capitaine l’autorisation de monter chez lui, là-haut, sur cette passerelle où j’avais fait tant de quarts.

Il me laissa seule ; lorsqu’il revint, il me trouva le visage en larmes.

Au propriétaire, j’avais donné mes sourires ;

Au capitaine, mes larmes, je sais à qui j’ai donné le plus.

Retrouver ce cadre aimé avec une mémoire fidèle, faire refleurir là des roses où elles étaient, revoir ici un objet qui n’y est plus et repeupler avec patience ces appartements comme ils étaient maintenant qu’ils sont devenus étrangers.



Puis, tout à coup, vos yeux s’attachent, pénétrant ce meuble-là en acajou, c’est bien le même, la petite bibliothèque avec les mêmes serrures, tout le passé me remonte à l’âme.

Si j’ouvrais ces battants comme autrefois ne retrouverais-je pas mes livres préférés et ma douceur et mes illusions de petite fille ?

Sous mon regard, le meuble bouge, un brouillard passe ; le steward, respectant mon émotion, ne dit plus rien.

Si j’ouvrais, comme autrefois après une tempête, le grand battant du milieu, recevrais-je encore une pile de livres sur la tête ?

Et je vais à la découverte, dans d’autres cabines, à la recherche des meubles et des choses qui ont patagé mon enfance.

Je les touche, je leur dis à nouveau au revoir.

Et, par dessus tout cela, pieusement, retrouver et sentir l’âme du cher vieux bateau qui n’est plus tout à fait la même, mais que j’aime encore trop.

Une grande passion me submerge, elle me fait rayonner ?

Quelle est-elle, mon amie ?

La mer, la mer ! tout ce qui, en elle, m’attire et m’absorbe et me soulève d’enthousiasme. Elle sait faire vibrer mon âme.

J’écoute, en essayant de comprendre.

La mer me fait chanter !

Vois-tu.

Mon admiration est à son comble et mon cœur déborde de reconnaissance de la connaître bien et de l’aimer autant.

Je suis heureuse, mon amie, de t’entendre me parler de ton bonheur.

Je n’osais prononcer le mot, mais il est exact.

Car vois-tu il n’y a pas seulement pour moi la mer, mais il existe aussi tous les bateaux !

La mer serait vide parfois, mais elle est sillonnée par tous ces êtres chers qui luttent, qui vont au bout du monde et sous tous les cieux.

Mon amie, toi qui n’habites que la terre, te vois-tu dans cette belle nature, si tu te promenais seule, sans avoir autour de toi des amis ?

Non, je ne vois pas cela ?

Alors, comprends la richesse d’aimer tous les bateaux ! ceux que je croise, ceux qui me dépassent, ceux que je laisse à l’horizon, loin. Les neufs et les très vieux, les beaux et les très beaux et les laids, les mauvais et les bons, les inconnus et les amis. Ceux que je retrouve à la mer, en rade ou dans les ports, ceux qui appareillent, ceux qui demeurent, ceux qui sont malades et ceux qui vont très bien, enfin toutes les marines qui illuminent et sillonnent la mer admirable !

Je suis dans la désolation, certains jours, en apprenant la vente ou l’achat de tel ou tel bateau, car celui qui en devient propriétaire n’est pas toujours di

gne de commander à l’âme de ce bateau : j’en souffre, car je sais ce qu’il vaut, ce qu’il donnerait en naviguant bien, si en le découvrant on lui donnait la chance de montrer son cœur. Mais entre de telles mains il restera l’inconnu hostile.

Je comprends ; la mer est peuplée d’amis pour toi comme la ville que j’habite.

Alors ton meilleur ami est ton bateau ?

Oh ! oui je l’aime beaucoup plus que moi-même !

Il passe ; avant tout, mon souci est de lui plaire, je devine ses moindres désirs, je le sers de mon mieux, pour être devenue tout à fait homogène, je me suis modifiée.

Mon voilier et moi ne faisons qu’un maintenant. Nous avons mis une année à nous étudier et à nous connaître.

Son âme est volontaire et exigeante, mais elle est si belle ! et elle me rend au centuple ce que la mienne lui donne.

Tu es devenue, amie, différente d’autrefois.

Je me suis en effet beaucoup changée. J’ai navigué, j’ai évolué sur la mer. Je suis devenue très simple, toute simple, la franchise et la volonté sont mes compagnes de quarts, et puis rien ne peut m’intéresser en

dehors de mon métier. Tout suinte l’ennui, pour moi, dans les villes, tout me semble mesquin et faux, les yeux sont tous différents de leur vrai eux-mêmes.

Il m’est impossible de les comprendre, et naturellement nous ne pouvons plus correspondre.

Nous sommes devenus trop différents.

Oui, je vois, est-ce parce que tu es mon amie d’enfance mais je te comprends.

Oui, toi, tu comprends aussi, mais ils sont rares ceux qui habitent la terre et comprennent la vie et la mentalité des marins. Mais les autres ! les chers autres, les marins, ceux-là ne forment qu’une grande famille. Maîtres, amis, frères, compagnons, nous n’avons pas à parler pour correspondre ; en nous regardant, nous savons ; et j’ai l’honneur maintenant d’être de cette phalange ! J’ai tout donné à la mer, vois-tu, et ma vie aussi. Mon amour dépasse ma petite existence ; combien de fois l’ai-je risquée pour elle !

Refroidissement à l’étranger, continuant mes engagements et mes régates et ne m’arrêtant qu’à mon arrivée en France, lorsque c’était presque trop tard, une autre fois la mort et la vie me sourirent en même temps.

Je choisis celle qui m’emportait en ne m’éloignant pas de la mer, c’était la mort, je la préférai à celle qui me privait de la mer.

Mais la vie radieuse comprenant mon absolu sacrifice d’idéal vint à moi avec son souffle de vie pour me permettre de servir la mer et de l’aimer.

Tu comprends maintenant, mon amie, pourquoi je navigue et mène cette belle existence de volonté, d’audace et de dévotion, pour servir la navigation et notre pavillon.


Ailée s’en va…



À ma chère maman

V. H.


Chante pour toi...........
chante pour l’infini..........
Et ne demande pas aux hommes d’écouter

Edmond Haraucourt.


1926

Et si le toit te pèse, ouvre-le vers l’espace,
Pour que l’âme du ciel entre dans ta maison.
Edmond Haraucourt.

1926


Je tourne, je retourne entre mes doigts, un petit calendrier tout neuf, où brille, frappé en lettres d’or : 1926.

La nouvelle année, la voici toute proche, elle sera demain, et il faut lui faire fête !

C’est la tradition.

L’année écoulée doit s’effacer, et faire place à cette nouvelle promesse…

J’ouvre le petit calepin, je feuillette ses pages, ce petit rien en cuir souple, ces pages pressées, légères, représentant une année !

Une année pour tous, remplie de joie ou de peine. Les heures comptées, limitées par les cadrans, seront pour tous des heures, des jours, qui deviendront une année qui passera, faisant place à celle que l’on espère toujours meilleure ! et ainsi s’écoule la vie. Mais je découvre à la première page de mon petit calepin, une dédicace.

Je lis l’écriture de ma chère mère.

Elle a écrit ceci :

« À mon démon chéri qui me fait rire et pleurer ».

« Sa maman qui la chérit. »

Oui, je sais, et mes yeux se remplissent de larmes.

Rire, pour elle, c’est ma présence.

Pleurer, c’est mon éloignement.

Malgré mon amour pour elle, je ne puis rester à terre longuement. Un vertige me prend à regarder une sphère, à feuilleter un atlas mon esprit s’envole.

À voir un navire qui appareille, mon cœur suit les amarres dans leur fuite.

La contemplation de la mer me pousse vers le large, m’entraîne à l’horizon vers l’infini.

Je dévisage avidement l’année nouvelle.

La chanson des embruns me submerge.

Si c’était à écouter, ce serait un bruissement d’ailes, d’ailes ouvertes dans la brise.

Si c’était à voir, ce serait cent mouettes aux ailes pliées, levées, battantes, qui s’entrecroiseraient follement, en un grand tourbillon envolé.

Mais la chanson des embruns qui me submerge, ne s’entend pas… ne se voit pas.

Comme un fluide circulant dans les veines, elle nourrit mon âme, sans paroles vaines, de son enchantement !

Absorbée longtemps, je sors de ma méditation.

L’avenir est là.

L’appel est implacable.

Je redresse la tête, je souris, en fredonnant ce merveilleux poème :

Je suis à bord.

La chanson des embruns me submerge.

Je regarde ; je pénètre tous les détails de mon « Ailée » que je retrouve après deux mois d’absence. Je vais la voir du quai pour mieux observer les modifications apportées.

J’admire en même temps sa belle ligne et je fais cette constatation : comme j’aime ce voilier !

Puis j’embarque : que de choses à faire pour mettre tout au point ! tous les moindres détails à discuter. Le temps est court, les régates de Gênes vont commencer, et, avant de m’occuper de l’Aile IV, il faut que « Ailée » soit prête. Et, sans trêve, j’abats beaucoup de besogne.

J’ai la tête remplie de remarques, de questions, de chiffres, de recommandations.

Et puis je suis fatiguée d’arranger les livres de la Bibliothèque comme je l’entends, j’ai les mains sales…

Dans ma chère cabine, je vais poser ici un petit cadre, dans le carré encore encombré par la grand’voile, je cherche la place où je vais mettre mes médailles de courses de l’année dernière.

Puis, c’est le capitaine, le charpentier, le mécanicien qui veulent me parler ! Je monte sur le pont pour faire une remarque, dire un mot à Guéguen. Je redes

cends. Cinq minutes après je remonte pour respirer, pour regarder la mâture.

Puis, je repars pour dire une chose essentielle, puis je remonterai encore, et cette fois-ci pour rien, pour le bonheur d’être là, de faire le va-et-vient sur le pont.

Mais quel contentement, quel apaisement que cette première nuit à bord.

Quelle joie d’entendre à nouveau tous les bruits familiers. Les pas sur la tête, la voix des quarts qui tintent, cet imperceptible clapotis le long de la coque, le grincement des aussières qui jouent sous la houle, tous les détails qui se donnent à ceux qui aiment leur voilier.

Le lendemain matin, lavage du pont ; les cascades d’eau s’éparpillent au-dessus de ma tête, le frottement des brosses s’abat en cadence. En souriant, réalisant que je suis bien à bord, je me rendors…

Voici la troisième année que je m’apprête à appareiller pour Gênes.

J’ai le cœur en fête !

Ce moment tant attendu, si désiré, approche.

Dans quelques jours, le canon de la première épreuve joyeusement partira, et mon année de beau sport débutera. Je vais pouvoir mener à bien le programme que j’ai choisi.

Il m’a donné beaucoup de mal à organiser. Flots d’encre, et pire, multiples conversations.

Pourquoi se fait-il que tous les pays, sans se donner le mot, donnent leurs régates à la même époque ?

Enfin, à force de volonté, de patience, de soupirs et de sourires, voici :

Je représenterai les couleurs :

en Italie,
en Norvège,
en Danemark,
en Suède,
en Finlande,
en Hollande,
en Angleterre,
en Espagne.

De nos jours, tout est difficile et compliqué. Il faut tellement vouloir pour arriver à peu de chose ! Et voir à côté de cela, avec étonnement, réussir une chose qui vous semblait impossible,

La préparation des régates est le plus grand travail, et le plus minutieux. Les clubs qui demandent des bateaux ont l’air de prier les propriétaires de leur faire une grâce. La plupart du temps, pour telle ou telle raison, ils ne courent pas.

Lorsqu’on arrive simplement pour courir avec son bateau, on a l’impression souvent de s’imposer.

C’est lorsque je ne cours pas, ayant l’air de ne rien faire, que je travaille le plus intensément. Lorsque les régates, les coupes, battent leur plein, c’est le grand repos… on peut ne penser qu’à l’action.

Le but unique est de bien faire, de faire mieux encore le lendemain.

C’est la bataille qui commence, mais la jolie mélée, au milieu de l’ouragan, dans la brise, parmi le tumulte des flots. Sans phrases, sans marchandages, on lutte loyalement, on se donne avec toute sa sincérité. L’on perd ou l’on gagne, le sourire couché sur le visage, car rien n’est venu de terre, diminuer votre volonté d’arriver premier quand même.

Et votre désir s’est communiqué à votre bateau. Il a cessé d’être ce qu’il paraissait : superbe, mais en bois, obéissant, car privé de compréhension.

À votre contact intelligent et aimant, il vibre, il se déplace, il s’élance !… Je le sens vivre sous mes pieds ! et, s’il avait un cœur, il battrait comme le mien !

Sous les manœuvres, docile, il devine, et prenant notre volonté toute droite, il va plus rapide, comme enivré de sa propre course, il dépasse les autres bateaux, comme s’il comprenait ce qu’il fait.

La tête saturée de manœuvres, les bras las et les mains vous faisant mal, le cœur joyeux, l’âme envolée, le corps épuisé, vous allez superbement volontaire, et c’est le plus beau moment de tout !

C’est la récompense de vos efforts qui vous arrive dans les rafales du large, le couronnement de votre ténacité qui vous tombe d’un beau nuage ; vous vivez la vie intense de la mer.

Les embruns ont une bonne amertume et cette poussière là vous lave bien.

La terre est très lointaine, et les êtres ont rudement moins d’importance.

Cependant volontairement, vous vous pliez aux lois suprêmes du beau sport.

Avec l’orgueil et la force d’un homme, vous vous appliquez à suivre les règles, qui semblent pour ceux qui ne savent pas, un jeu d’enfant.

Aussi, ivre d’embruns et d’idéal, loin de la rumeur des villes, vous êtes emporté, et tandis que vous vous élevez plus près de l’infini, vos yeux qui songent et plongent cherchent Dieu !

Et c’est peut-être parce que j’aime mes bateaux comme des êtres chers, qu’ils me donnent de si douces joies. À leur façon, ils savent me rendre mon affection avec mon dévouement.

Lorsque « Ailée » s’éloigne, prend le large sans moi, mes yeux se brouillent et mon cœur la suit en l’accompagnant.

J’éprouve cette même angoisse chaque fois que je quitte ma chère Mère pour une longue absence.

Je me suis apprise à aimer les bateaux comme des êtres chers.

Après le dur contact avec la vie, que j’eus très jeune, au moment où tout semblait me sourire et me combler, j’eus le bon sens de réfugier mon intérêt et ma tendresse dans les bateaux,

J’étais certaine de moins souffrir, et je savais qu’ils seraient le reflet même de ma volonté et de mon cœur.

Lorsque j’aperçois une Aile de loin, avec mon petit pavillon bleu et blanc qui palpite dans le ciel, je serre la main de mon fils et lui dis : « Regarde, la voilà ». Et, comme aujourd’hui nos pas ne nous conduisent pas à elle, je lui envoie un baiser de loin.

Que m’importe si tous les autres bateaux sont en bois, et cachent leurs sentiments dans un cœur introuvable ?

Tant pis pour ceux-là, qui n’auront pas compris.

Quand j’arrive à mon bord, je retrouve toutes les aspirations que je lui avais confiées. Que m’importe de comprendre, d’analyser : je sais, car je sens !

« Ailée » est mon propre reflet sur l’eau.

Elle dort en double en se reflétant.

Lorsque je me penche sur l’eau, je vois mon propre visage défait et adouci qui me sourit en tremblant tristement, car la brise et l’eau et moi, nous vivons.


1927


THE THREE SHIPS


But for all the ships I found there
Still I could not be content…

. . . . . . . . . . . . . . . .

With the piles of rusty anchors and

chain, cables large and smol
Broken bones of schips forgotten-there I
found her after all

. . . . . . . . . . . . . . . .

She lay there on the water just as

graceful as a gull
Keeping some old builder’s secret in
her strong and slender hull
By her splendid sweep of sheer line and
her keen clean clipper bow
You might know she’d been a beauty…
by god she was one now !

. . . . . . . . . . . . . . . .

and I said : My dear although you are

growing old, I Know.
and as crazy and as cranky as can be…
If you’ll take me for your lover oh well
sail the wide seas over
You’re the ship among them all that’s
meant for me !


Combien la lecture de livres anglais sur des croisières lointaines m’a enchantée, livres d’aventures et de voyages, sur the deep sea water ; cette jolie expression qui veut dire : sur les mers profondes.

Oh ! oui, combien profondes sont les mers lointaines.

Tout m’attirait de ces paysages et de ces descriptions maritimes, intime « journal de bord » où rien n’est omis depuis la longitude et la méridienne, le lavage du linge après le raccommodage des voiles déchirée, jusqu’au bol de café agrémenté de sardines.

Tous ces chers vieux compagnons aux reliures vertes, grises et bleues me montrent leurs bonnes figures hâlées où s’entrelacent des ancres et dont les pages glissent comme de l’eau.

J’aime ma petite bibliothèque composée d’amis vagabonds.

Les écrivains anglais ont bien senti le charme et la poésie de la mer.

J’oserai dire, comme Alain Gerbault, qu’il est plus facile de parler bateaux en Anglais qu’en Français ; il nous manque beaucoup de termes et d’expressions que nous allons piocher dans la langue anglaise comme si la nôtre était pauvre ?

Pourquoi ne pas avoir créé des mots à nous au lieu d’aller les chercher dans les livres anglais ?

Cette romance upon the sea comme ils disent, ils ont su si bien la capter sur l’eau — invisible comme un chant —.

J’ai lu tous les livres anglais de poésie, consacrés à la mer. Il y en a beaucoup et beaucoup de très bons, Alain Gerbault m’a conseillée dans ce choix, lui qui les avait tous lus.

Mais de tous ces livres exquis je n’avais pas encore lu le plus touchant et le plus beau !

Quelle révélation pour moi que cette lecture. Je posais mes lèvres sur cette page où il est dit que les bateaux sont comme les êtres, j’allais de page en page découvrant un vrai trésor et, le cœur battant, je lisais ressentant une émotion intense à retrouver et à renouveler des impressions que j’avais eues à bord en navigant en maintes circonstances.

C’est le livre Ships and Folks de Fox Smith dont je parle.

À mon avis la plus belle page est l’histoire d’un homme qui part à la recherche d’un bateau dont il veut faire l’acquisition.

Le premier lui semblera trop beau, trop riche, comme privé de charme et il s’en va… Le second malgré ses qualités ne lui plaît pas et il passe…

Mais il trouve le troisième ! Il repose, couvert de rouille dans un état lamentable, mais il l’enchante, posé sur l’eau comme un oiseau des mers.

Et il s’arrête.

Ce n’est pas le genre de bateaux qu’il cherche, que lui importe ! il n’en veut pas d’autre.

Il saura enlever la rouille, le repeindre et le rendre à nouveau jeune et beau, car il est très vieux.

Fox Smith a su trouver les mots, ils s’adaptent si bien à son bateau de rêve que l’on pourrait penser parfois qu’il s’adresse à la femme la plus aimée !

Je restai anéantie devant cette description : ce que je lisais, ce que j’éprouvais, ne l’avais-je pas ressenti de la même poignante façon ? N’avais-je pas vécu cette page aussi il y a quatre années ?

Comment se pouvait-il faire que ce grand poète ait été bouleversé de la même façon que moi devant la révélation, l’apparition du bateau aimé ? Nous avions senti de même, mais lui, happy soul, avait pu traduire sa pensée.

Mais il m’encourage ? Et je vais essayer de traduire en mots, pour la première fois, ce souvenir si semblable.

J’endurais depuis quelques mois une vie intermédiaire.

Mon grand yacht était désarmé et à vendre. Tout le passé m’attirait dans ma vie maritime, il me chantait dans l’âme, je savais retrouver mes souvenirs rayonnants sur la crête des lames et respirer l’écume au milieu de la rumeur des tempêtes. L’avenir de ce soi-disant lendemain je le dévisagerais sans trop pouvoir analyser ses traits. J’avais quitté la vapeur pour naviguer à voiles, ne l’ayant pratiquée qu’en régates, il m’était difficile d’imaginer ce que je connaissais imparfaitement.

Il fallait cependant me décider. La saison d’hiver approchait. Mais quel bateau prendre ? Auquel donner mon cœur et confier mes illusions et tous mes rêves ?

Dans ma chambre le désordre régnait ; sur toutes les tables et les chaises, voir même sur les tapis, s’étalaient les plans bleus, les règles, les croquis et des spécifications, ainsi que des photographies et des manuels de pratique sur la navigation à voiles.

Je savais bien ce que je voulais, une goëlette de 300 à 350 tonnes avec un moteur de secours, belle, rapide, je me souciais peu du confort… comme équipage, une quinzaine d’hommes, mais j’avais beau plier et replier tous ces plans aucun de ces bateaux ne me plaisait.

De ceux que j’avais rencontrés avant-guerre sous voiles et qui me plaisaient, s’étaient éparpillés sur les mers : « Sylvana », « Xarifa », « Sea Foam », et tant d’autres qui n’étaient pas à vendre.

J’arrivai à penser que le voilier que je désirais tant n’existait pas.

Que faire ? que devenir ? Faire construire ? non, l’époque ne s’y prêtait pas. Pourtant c’était bien là mon vrai grand rêve. Il me fallait une goëlette rapide, voulant supporter toutes les mers et tous les temps voulant courir avec mes bateaux de courses dans tous les pays du monde. Le temps passait et je ne pouvais me décider.

Pourquoi entreprendre en Angleterre ou en Écosse un déplacement inutile ? Ces bateaux qui ne pouvaient me plaire, ici en photographie, sous toutes leurs voiles, ne le pouvaient pas davantage au désarmement, que serait-ce même de les voir dans leurs souilles de vase, sous la pluie ?

Non — Non — et le découragement me saisissait, mon présent n’existait pas puisque j’étais sans navigation — mon avenir me semblait si incertain et lointain.

Mon passé seul me retenait et par ces jours lents d’automne pluvieux, à travers la grisaille qui tombait avec les feuilles, je revivais mes jours anciens — ruminant, si je puis dire, doucement, savoureusement mes tempêtes et mes beaux jours.

Un matin, l’on m’apporta un télégramme ; c’était de l’un de mes agents : « Belle goëlette quatre cents tonnes ex-Météor IV, venez la voir Rotterdam : Lettre et photos suivent ».

Je restai songeuse. Était-ce le fameux Météor que j’avais vu courir à Cowes en 1913 avec son Empereur Allemand, avec les grandes goëlettes Américaines et Anglaises ?

J’attendais les photographies et la lettre détaillée qui les accompagnait avant de me mettre en route.

Oui, c’était bien l’ex Météor IV que j’avais vu courir, grand cygne blanc avec l’aigle Impérial Allemand à la proue et couvert de dorure, très voilé, très bas sur l’eau ; je reconnaissais ses hublots à ras de la flottaison !

La photographie était magnifique ; j’apprenais qu’on lui avait apporté des modifications en diminuant la surface de voilure depuis son temps fameux des régates Impériales et que l’on avait installé un petit moteur semi Diesel de secours pour le rendre plus maniable et davantage de croisière. Conquise par cette photographie, je prenais le train.

C’était en novembre, par grand froid, j’arrivai à Rotterdam par la neige. Le lendemain matin, en hâte, je quittai l’hôtel pour aller visiter « L’Aar », ex Météor IV, avec mon agent.

Je ne saurais oublier l’impression que me fit cette goëlette !

L’eau était noire et la coque blanche ; elle était amarrée le long d’un quai couvert de neige.

Je ne vis que sa coque, sa ligne parfaite — vision — élégante et puissante à la fois… elle ne semblait pas « être dans l’eau », on l’eut dit seulement délicatement posée…

Cette impression ne devait jamais me quitter et bien souvent, en revenant à mon bord de nuit c’était fantastique et saisissant pour moi de la voir se détacher, si belle dans la nuit avec sa coque sombre, si parfaite qu’elle semblait irréelle !

Aussitôt que j’eus mis les pieds à bord, je fus sous son charme, sans défense ; tout en elle dégageait puissance et délicatesse.

À la fin de ma visite, j’avais perdu la tête et elle gardait mon cœur ; je devais être désormais sous son joug.

À ce point que je ne pus la quitter ce jour-là qu’en me répétant tout bas à moi-même : oui, c’est elle que je cherchais, je l’ai trouvée enfin !

Quelle joie, comment exprimer le bonheur ! Et les pourparlers d’achats commencèrent.

Cependant cette goëlette n’était pas du tout le bateau marin et maniable qu’il me fallait pour remplir mes engagements maritimes à l’étranger.

C’était un bateau de course ! les transformations apportées n’étaient pas suffisantes pour l’avoir amélioré, il devait garder les défauts de ses qualités !

Mais que m’importait ! il m’était impossible de la laisser partir loin maintenant que je la connaissais.

Il fallait un équipage de 27 hommes, composé de 14 marins de pont, de 8 officiers et maîtres d’équipage et de manœuvres et 5 civils, toutes les manœuvres étaient à bras, les ancres, les embarcations, la grand’voile ; sa bôme était terrifiante pour la croisière, pesant 7 tonnes, et elle avait encore 1400 mètres carrés de voilure au lieu de 1600 ; elle faisait facilement ses 17 nœuds !

Un sourire radieux me traversait la figure car tout ce qui pouvait m’éloigner d’elle m’attirait davantage. N’était-ce pas avec un tel bateau que j’avais la chance de devenir un marin ? de me découvrir moi-même ?

La navigation serait dure et parfois dangereuse, mais n’était-ce pas le moyen d’apprendre et d’aimer mon métier ?

Et cependant que de choses à faire !

La responsabilité m’écrasait, j’avais parfois peur, à certains moments d’avoir entrepris une besogne trop lourde pour mes épaules.

Mais ces moments de défaillance étaient de courte durée. J’osais — et à la mer je sais maintenant que j’oserai toujours !

Le confort à bord n’existait pas malgré tout ce que je pus faire ; je ne devais pas y arriver.

Impossible d’avoir l’eau chaude dans les cabines, une baignoire existait pour des tubs d’eau de mer, les sonnettes à chaque porte s’éparpillaient mais pas une ne fonctionnait ; mauvaise lumière, pas de chauffage, dans cette coque d’acier où l’humidité suintait et régnait un froid glacial.

Le grand moteur était très usé, le petit moteur auxiliaire pour l’électricité et les pompes pour assurer le service étaient à changer.

Il pleuvait partout, le pont devait être entièrement calfaté.

La vedette n’existait pas, les embarcations étaient dans un état lamentable.

Toutes les voilures de course allemandes étaient très usagées et elle n’avait que ses belles robes de régates pour se promener.

Et mille détails que je passe sous silence, pour ne pas la faire rougir.

Voilà dans quelles conditions j’avais découvert le seul, l’unique bateau qui chantait à mon âme, enthousiasmait mon cœur, exaltait ma raison.

Je l’achetai au plus vite et par deux degrés au-dessous de zéro dans les appartements, par tempête de neige, en décembre, je l’amenai au Hâvre avec un équipage composé de l’ancien capitaine Allemand avec sept de ses hommes et onze Hollandais pris sur le quai de Rotterdam !

Cette traversée mémorable fut très mouvementée et reste un de mes beaux souvenirs à la mer.

Le capitaine Allemand, qui fut parfaitement correct me prêta son fourneau à essence ; il avait peur, me dit-il de me trouver gelée dans ma cabine.

Mais je passai la plus grande partie de mon temps sur le pont, dans la neige, au milieu d’une tempête fantastique ou dans la cuisine à me chauffer au fourneau.

Arrivés au Hâvre, je l’invitai à déjeuner au restaurant ; après un déjeuner maritime et courtois, il me confia certains renseignements précieux sur mon bateau et qui devaient dans l’avenir m’être très utiles ; il m’avoua aussi comme un grand secret le plus grand défaut du bateau…

Elle est trop vite, disait-il en anglais, je me souviens de son accent en appuyant bien sur chaque syllabe, elle va toujours trop vite.

Et combien il devait avoir raison.

Il pleura lorsqu’il quitta son bateau qui devenait le mien, mais il me dit en partant : « Je suis quand même heureux de le laisser entre de telles mains ». Et je le verrai toujours disparaître en taxi au tournant de la rue Bassins Docks en se penchant encore toujours pour apercevoir la coque délicate posée sur l’eau. La plus belle coque du monde.

Quel travail de la rendre aussi belle qu’elle devait être.

La coque fut mise complètement à nu, un nouvel enduit la rendit parfaite et douce ; un manteau bleu foncé bien brillant « Navy blue » lui donna un éclat incomparable, sa flottaison blanche accentua l’élégance de ses lignes.

Je faisais enlever l’aigle Impérial Allemand, et le remplaçais par deux ailes légères et ouvertes, symbole de mes envolées !

Je supprimai tout l’or… Les mâts furent grattés, vernis et remis à neuf, ils devaient faire l’admiration des connaisseurs.

Le gréement fut changé ; je commandai deux moteurs. Des voiles neuves de Ratsey et Lapthorn, et petit à petit, avec patience et amour « Ailée » est devenue « Ailée ».

Simple, calme, courageuse, élégante et bonne.

Et en songeant à tout ce lent travail, je ne pouvais m’empêcher de penser que ce bateau était le plus beau parce qu’il était le plus aimé de tous les bateaux.

Vous comprendrez maintenant pourquoi, en lisant le beau poème de Fox Smith le souvenir de « Ailée » s’éleva si intense dans ma mémoire. Ce poète avait découvert et aimé un bateau dans les mêmes conditions que moi. S’il lui avait été donné d’écrire d’aussi jolies choses, ce fut par la révélation de ce bateau.

Si j’avais pu aussi ressentir la beauté de ce sentiment c’est que mes yeux venaient de découvrir au milieu de tous les bateaux du monde le vaisseau « Ailée ».

CINQ ANNÉES APRÈS


MISSING


She will not come… oh never, never more

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Her weary wings at sunset any more

To any port of all the ports there be
Shall she come with her beauty from the sea
Aye all that grace and beauty strength and speed
All that she was, are now no more indeed.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

No more, that strength that swiftness and the grace

Then on blown foam, flake on the ocean’s face

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Where rest she now.............

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

An the time

Comes, and the time goes and the ocean slime
Coats her with foulness, and the seaweeds green
Clothe her whom once men tended like a queen
Let be ! she is one with all things that have been

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lost yet remembered that were ours they are

Things lovely and beloved that are no more

AILÉE S’EN VA


Ailée s’en va…

J’ai le cœur serré…

La brume est là, elle va nous absorber ; à côté du timonier, je traîne avec mes bottes de babord à tribord toutes mes pensées ! Elles ne sont pas gaies ce soir !

Les ordres se croisent, les manœuvres se succèdent. J’assiste impassible au dernier appareillage ; écoutant attentivement les sonneries et les bruits accoutumés que je n’entendrai plus jamais, je conduis mon « Ailée » à Gosport au moteur, équipage réduit pour la désarmer chez Nicholson ; j’ai commandé à ce chantier une goëlette trois mâts de 500 tonnes. Quelle tristesse de la voir désarmée en grand.

Le pont est galipoté, les cuivres peints, les tauds sont en place recouvrant les vernis et les embarcations ; les mâts de flèches sont calés sur le pont. Plus une seule voile en place, le gréement a été enlevé et les voiles sont toutes ramassées.

Les bas mâts dépouillés ressemblent tristement à une forêt en hiver.

Oh ! combien Ailée est triste ; elle n’est plus la même, elle est déjà une autre, prête à devenir différente en devenant une autre goëlette !

Triste est mon âme, ce soir, comme son image ; et comme à la veille d’une grande séparation sans paroles nous nous dévisageons. Je vais du carré à la bibliothèque de ma cabine dans la descente.

Puis une dernière visite dans les soutes, en passant par le poste de l’équipage, la cuisine et le carré des officiers, enfin je prends mon dernier souper solitaire dans le carré.

Pour ma dernière nuit à la mer à bord de mon « Ailée » je ne me coucherai pas. Je dormirai de 9 heures à minuit dans la descente, je ferai jusqu’au jour mon dernier quart dans la brume, l’humidité et le froid.

La corne à brume régulièrement envoie sa plainte.

Nous croisons quantités de vapeurs aux regards verts et rouges, mais invisibles ; nous naviguons dans l’obscurité comme des aveugles.

C’est l’arrivée à Gosport et le mouillage devant les chantiers. Je l’habitai encore trois journées de bel automne clair.

Les trois pavillons ondulaient gaiement comme si rien n’était arrivé, comme si le lendemain allait être un jour pareil ! J’avais le cœur serré, je fis un grand effort pour quitter « Ailée », pour m’arracher à elle et à mes souvenirs ; les pavillons furent amenés ; je serrai les mains du capitaine et de l’équipage, je descendis lentement l’échelle de corde pour prendre le you-you qui m’attendait.

Puis il ne me resta plus que mes yeux pour dire longuement adieu, dans la cadence des avirons elle diminua, s’estompa jusqu’au moment où un yacht blanc m’arracha sa chère image solitaire et triste, posée sur l’eau moirée comme un grand cygne noir trop beau pour être réel et qui s’en va…

Dans mon esprit demeure le poignant souvenir en deuil de cette séparation faite de grandes ailes noires fermées !



Mon « Ailée »… comme la vie change… nous n’irons plus toutes les deux, avec la même âme, errer à l’unisson sur la crête des lames parmi la même écume jaillissante !

Ces bons embruns glacés qui savaient si bien en nous balayant les fronts y chasser toutes pensées qui n’étaient pas maritimes ! T’en souviens-tu ?

Nous allons maintenant devenir si différentes en naviguant séparées.

Sans toi, je ne serai plus tout à fait la même ?

Et crois-tu que, loin de moi, tu resteras le bateau que j’ai tant aimé ? non, c’est impossible, cependant tout arrivera comme je l’écris aujourd’hui — c’est la vie — et non seulement nous ne naviguerons jamais plus ensemble, mais la chose insensée devient réelle.

Tu navigueras encore, et moi je continuerai mon intense navigation.

Qu’y faire ?

Combien d’êtres m’ont dit que nous nous ressemblions et formions à nous deux un tout.

Certes, nous nous complétions et l’une sans l’autre était toujours en attente de l’autre.

Quand reprendras-tu la mer avec un nom inconnu ? Quand appareillerai-je avec ma nouvelle « Ailée » ?

Ce soir, au coin du feu, assise la tête dans mes mains, je fais revivre dans les flammes ardentes nos navigations passées, et nos années se succèdent et nos heures passent claires, fidèles et harmonieuses.

Oh ! si nous pouvions encore revivre le temps qui n’est plus, nous repartirions toutes les deux vibrantes jeunes et remplies d’enthousiasme pour l’horizon là-bas, au-delà des flammes, si tu voulais… si je voulais… nous pourrions reprendre notre essor en ouvrant nos ailes !



Quand je pense à « Ailée » tout devient souvenirs… maintenant qu’elle dort désarmée dans un port Anglais.

Sa vie intense s’est retirée en un seul instant, s’est figée implacablement dans le passé !

Dans ma mémoire, où elle sera ancrée désormais, elle roulera doucement avec sa haute mâture, silhouette fine se détachant toute noire sous la pâleur d’un vivant clair de lune.



Quel sera ton nouveau nom ?

Pour quel pays appareilleras-tu ?

Quelles seront les couleurs de ton pavillon étranger ?

Dans l’immobilité de l’hiver, je songe à nos éclatantes randonnées d’été !



Je me console de t’avoir abandonnée, en songeant que personne n’a su t’aimer et t’admirer autant que moi. Lorsque je disais ton nom mon visage s’éclairait !

J’avais, parait-il, en prononçant ton nom « Ailée » un tel accent d’affection que je communiquais aux profanes même l’attirance d’aller te voir passer au large, sous toutes tes voiles, comme un beau songe fleuri emporte ses pétales.



Te souviens-tu lorsque grand largue tu filais tes seize nœuds emportée comme un oiseau des mers, les embruns et la rumeur montaient des flots, la fuite des vagues échevelées et la vitesse nous enivraient. Il semblait que tu volais en effleurant la mer de tes battements d’ailes. L’orgueil gonflait nos cœurs ; la brise chantait dans le gréement et les voiles ouvertes se tendaient de rondeur sous la pesée des rafales ! Et nous semions en riant les cargos et les vapeurs qui tanguaient péniblement dans la mer démontée : le nez dans la plume, ils n’en manquaient pas une…

Et nous fuyions le cœur en fête, sans souci du lendemain et de la nuit noire qui approchait accomplissant, dans la plénitude, un record superbe.


Où sont les instants bénis, les moments radieux que nous passions en grande intimité pendant les longues traversées ?

Nous vivions en parfaite harmonie et je saisissais ton langage et ta plénitude souveraine lorsque tu étais satisfaite de la façon dont on te faisait naviguer.

Parfois, dans les longs calmes, je faisais mettre le you-you à la mer et j’allais t’admirer toute accalminée ; avec tes grandes voiles vides, tu te reflétais si parfaitement dans l’immobilité avec ta coque noire et tes ailes blanches qu’en me penchant hors du you-you il me semblait pouvoir ramasser tes voiles comme j’aurais cueilli des roses.

Un soir, je me souviens, la lune faisait sur la mer un sillage argenté ; majestueuse, en fendant les flots, tu avançais avec une telle sérénité que l’on eut dit que la nuit, pour faire rayonner ta beauté, avait créé pour toi seule ce chemin de clarté palpitante.



Comment faire pour ne plus parler encore de toi ?

Comment faire pour chasser ta chère silhouette de mes yeux ?

Demande plutôt à la mer d’être toujours la même.

Demande plutôt aux mouettes de ne plus s’envoler jamais.

« Ailée » a choisi dans mon cœur son mouillage.



Comme un vol de mouettes disparaît à l’horizon ailes battantes absorbées dans la grisaille du crépuscule, tels, mon cher bateau, nous nous enfoncerons un soir, mais avec des ailes différentes, dans notre séparation sans fin !

L’horizon sera fait d’un ciel et d’une mer confondus comme un grand manteau, doux linceul immense posé sur le jour.



Que tu étais belle en rade sous le soleil !

Ancrée d’une chaîne, les ailes pliées en attente, tu ressemblais à un oiseau posé. Ta coque brillait, les cuivres étincelaient, sur le pont bien blanc venaient s’enrouler en petits tapis tes cordages souples, les vernis reluisaient et chaque chose était à sa place.

Le soleil faisait scintiller même les pommes de mât ! Sous la voûte arrière ton nom s’offrait éclatant comme une couronne d’or posée sous les trois couleurs qui se déployaient dans l’azur

Et l’eau heureuse venait chuchoter le long des hublots, tandis que, dans le ciel toujours bleu, une étoile devenait visible.



« Ships are like folks » said nurphy, the way they come an go.
An’some you’ll sail for years with an’never seem to Know…
An’some you’ll sign just once winth, an’part, an’there’s an end…
An’some you’ll first clap eyes on an’Know you’ve found a friend.
« Ships are like folks » said Murphey.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

An’curse’em when they’re livin-an’ miss, em when they’re ded.
Fox Smith.


« AILÉE » EST PARTIE


À travers le cloître rose, j’aperçois là-haut dans l’azur comme une vision pure : la Corse neigeuse qui dort lointaine sur la mer rêveuse.

Le clocher de Roquebrune s’agrippe à la montagne d’aigle : j’entends deux sons : celui de la mer qui vient murmurer aux rochers du cloître.

L’autre celui des cloches qui s’égrène et descend de la montagne vers la mer. Mon cœur reste emprisonné par le souffle aérien qui se mêle au rythme infini de la respiration lente de la mer calmée.

Les grands pins s’agitent, se courbent sous les rafales ; ils sentent bon et racontent, pour la mer, un grand secret sans fin.

Jamais je n’ai vu la mer plus belle qu’aujourd’hui. Immuablement bleue, rieuse, douce et silencieuse, je l’admire et, comme je reste au rivage, je lui en veux et la jalousie au cœur, je la déteste tant je l’aime.

Je fuis les humains, la solitude est si douce lorsque l’on peut échapper aux regards et rêver les yeux à horizon. Je ne puis aimer et comprendre que la rumeur des vagues et le chuchotement des embruns ; je me refuse à écouter la conversation de ces désœuvrés.

Je m’arrête dans le port, j’erre… J’ouvre tous grands les yeux mais je ne vois rien, si, un paysage charmant avec ses contours précis, mais il manque la présence de l’âme.

Lorsque je les ferme, je vois une goëlette qui repose dans la baie, si harmonieuse que l’on dirait un grand cygne noir endormi pour la nuit.

Alors tous les souvenirs m’assaillent, les parfums des temps passés me remontent à l’âme et chantent dans mon cœur les airs anciens et préférés.


« Ailée » n’est pas là, cependant je la vois.

Portant haut ses pavillons, elle les envoie fleurir jusque dans les montagnes.


« Ailée » n’est pas dans le port, cependant je puis voir sa haute mâture rouler doucement en balayant le sommet des montagnes neigeuses !

Les jours passent, mais les heures s’écoulent si lentement ; la mer vient s’écraser sur les roches dans une lente respiration monotone sans brise aucune dans le silence pesant.

Cette nuit, je la passerai à l’écouter, lointaine.

Mon cœur grand ouvert est vide.

Il semble à mon âme qu’elle ne saurait plus jamais désirer rien.

Dans cette torpeur ma pensée veille ; hallucination douce seulement aux choses qui furent et non à celles qui seront.

Mes facultés s’endorment au son morne de la mer proche sur les cailloux.

Et mon être vaillant s’étiole d’être dans l’inaction, mon imagination s’effrite de n’être plus en contact avec les difficultés et les dangers de la navigation à voile.

Lorsque je dors c’est du sommeil de ceux qui ont perdu leur raison de vivre.

Désarmement des bateaux, arrêt momentané de la vie – convalescence – je ne sais exprimer le mal profond dont je souffre.

Sans embarquement – séjour à terre prolongé ou bien en mal des horizons lointains.

Je ne demande pas aux êtres de m’intéresser ni de m’amuser. Le temps passe trop vite avec mon idéal. Je voudrais seulement pouvoir m’ennuyer moins intensément auprès d’eux.

Mon « Ailée » est désarmée. La nouvelle se construit pendant ce laps de temps je ne suis nulle part ; où mettre en lieu sûr mes illusions et faire survivre mes rêves pendant ce contact brutal avec terre, où puis-je soigneusement les garder pour ne pas les perdre et les casser ?

Je me suis fabriqué une si belle épopée parmi les vagues au milieu des embruns sur mon empire mouvant.

Nul royaume n’est plus beau que l’immensité.

À bord, mon bateau m’absorbe tout entière, je n’ai le temps de rien faire d’autre. Sans mon « Ailée » tout est monotone et vide, j’ai trop de temps pour faire tout et cette grande accalmie pesante de silence est trop lourde pour mes épaules.

Je plains ceux qui peuvent regarder leur pavillon national claquer dans la brise sans avoir un battement de cœur pour le symbole qu’il représente.

Chaque bateau qui flotte avec le pavillon tricolore est une parcelle de la grandeur de notre marine.

Depuis que je suis la poupée d’étrave du grand vaisseau qu’est le Yacht Club de France, je veille à le conduire vers l’honneur et le bonheur !

Comme je suis riche de tenir dans mes bras faibles l’Idéal Maritime !

En allant à l’horizon en sachant pourquoi.

Combien je plains ceux qui végètent et qui s’enfoncent vers la mort en regrettant leur jeunesse.

Mon Dieu, je m’agenouille de reconnaissance, parce que vous mavez guidée vers la route des flots, et m’avez permis de reconnaître la voie qui me convenait parmi toutes les autres qui n’étaient pas pour moi.

Merci, mon Dieu !

Je sais que je suis à ma place où je suis.

Je sens que je fais ce que je dois faire.

Ma vie doit être de dévotion et de dévouement.

Dans le sacrifice, je me retrouve.

Dans la joie, je serais désorientée.

Je suis attachée à ma part de tristesse, que j’aime partager avec les simples.

Ma vie, je dois la donner à mon pays comme je le pense.

Je voudrais cependant que tous les mondains et les désœuvrés sachent qu’en ne pensant qu’à eux ils fuient la chance de rencontrer ce qu’ils cherchent.

Je voudrais qu’ils sentent, en me voyant, qu’une âme veille pour le beau, dans l’unique espoir d’être un petit exemple au milieu de leur grand gâchis.

Je voudrais faire plus.

Je voudrais faire mieux.

J’espère que j’aurai le temps de conduire mon vaisseau au bout du monde.

On ne peut être heureux que par le cœur et profondément malheureux que par lui ; mais l’esprit veille, le combat s’engage et il faut que la tête domine le cœur.

Alors, en vous, la sérénité descend comme après l’orage à la fin du jour, lorsque le soleil se montre avant de disparaître.

Les personnes que je rencontre ne me comprennent pas.

Elles me prennent pour un être différent de ce que je suis ; ce serait trop simple qu’elles me voient à travers des yeux droits, qui reflèteraient la vérité.

Elles ne me jugent pas par mes actions, mais à travers leurs sentiments.

Physiquement, je les étonne : « comment pouvez-vous conduire vos bateaux à la victoire avec des attaches si fines » ou encore « comment se peut-il que dans un corps si menu puisse se cacher une telle énergie ? »

Je souris par habitude, mais l’abîme moral est encore plus profond.

Elles ne me comprennent pas, parce qu’elles ne le peuvent pas.

La vie qu’elles mènent et celle que j’ai choisie sont trop différentes.

Mon esprit s’assoupit à l’heure où le leur s’éveille, je me réveille à l’heure où elles s’endorment.

Quel grand bonheur d’avoir pu échapper à cette vie de luxe, à ses mondanités et à ses corvées ; plus de vie canalisée avec un voile sur les yeux pour vous empêcher de voir toutes les misères du dehors.

J’ai tellement ouvert les fenêtres, et la brise fraîche sur mon front et la brise pure dans mes cheveux m’a raconté de si jolies choses que pour m’approcher plus près d’elle et l’entendre mieux — j’ai quitté les fenêtres trop étroites pour habiter le même palais qu’elle : La Mer — et c’est à travers des hublots que je regarde la vie maintenant lointaine.

Je suis à bord, ce matin, d’une Aile et mon âme déborde de poésie. Un lyrisme me monte du cœur aux lèvres et je voudrais inventer et choisir les plus beaux mots du monde qui s’adresseraient au soleil qui miroite sur la mer, puis penchée vers elle, lui dire combien je l’aime.

La bonté est la seule beauté de la vie.

Dans l’existence de tous les jours trop de personnes oublient de cultiver la bonté !

C’est cependant le plus beau jardin du cœur où fleurissent les plus belles roses.

Vous vous préparez le jardin dans lequel vous irez dormir. N’oubliez pas que chaque jour nous achemine doucement vers la mort et ce jour-là seules nos actions de bonté seront rappelées.

Or il arrivera que les plus riches seront peut-être les plus pauvres, les plus déshérités les mieux partagé.

Ne pas faire fuir les humbles, attirer ceux que la misère touche, voir autour de soi des regards chargés de reconnaissance et des sourires sur des visages usés et ravagés.

Si l’on pense plus aux autres qu’à soi — la très jolie chose arrive que les autres le voyant, s’occupent de vous.


IXe Olympiade



PRÉFACE


« Les tempêtes favorisent ceux qui les bravent. »

Tel est le télégramme qu’un jour de 1923 Madame Virginie Hériot reçut d’un amiral hollandais, lorsqu’elle vint de Rotterdam au Havre en vingt-et-une heures, temps record pour un voilier.

Sur Ailée, sa grande goëlette de 500 tonneaux que couvrent huit voiles, Madame Hériot brave tous les temps, contraires ou favorables, toutes les saisons la trouvent à la mer. Dix mois sur douze elle vit à son bord. Pour elle yachting n’est point passe-temps de riche, c’est la vie, simplement, la vie âpre et saine du marin. Là seulement s’épanouit tout son être, à terre elle semble un albatros en cage. Son Ailée est sa demeure, elle s’y réfugie loin des égoïsmes, des laideurs et des mesquineries, elle y trouve la solidarité, l’entr’aide, le rêve parfois et l’action toujours, l’action pure, belle et forte. Elle y trouve aussi les rivalités magnifiques de ces régates où elle défend nos couleurs, où elle représente la marine, toute la marine.

Car la marine est une et n’arbore, chez nous, qu’un pavillon. Il n’y a point guerre, commerce, plaisance et pêche : il y a la marine pour qui Madame Hériot sur ses trois navires, comme Gerbault sur Firecrest, fait œuvre de marin de même que les commandants de cuirassés, de paquebots ou de cargo-boats, de même que les patrons de chalutiers.

Trois navires, l’Ailée, l’Aile et la Petite Aile arborent la marque si souvent victorieuse. Bleue à trois bandes blanches, elle porte sur ses quartiers du haut, en des écus à la française, d’un côté le coq des champions et les cinq anneaux olympiques, de l’autre la Coupe d’Italie avec le nom de l’Aile VI triomphante. Sur les quartiers du bas deux cercles enferment l’un la Médaille d’Or du Yacht-Club, et l’autre la Croix de la Légion d’honneur décernée en 1928 à Madame Hériot. L’Ailée, l’Aile et la Petite Aile sont trois combattants.

Les régates sont des combats. On y lutte contre les rivaux prêts à tout car l’ami le plus cher est l’ennemi pendant la course. On y lutte contre cet être vivant, fait de bois, de toile et de filin qu’est le navire : créature capricieuse, toujours prête à s’allier avec les vents, les courants et les houles pour profiter de la moindre faiblesse, de la plus petite erreur de qui la manœuvre. On y lutte enfin contre la mer, l’ennemie chérie.

En ces combats, Madame Hériot se donne tout entière, sur ses bateaux que son âme imprègne, vivifie, électrise, sur ses bateaux dont elle a tout étudié elle-même : dessin de la carène, disposition des mâts, coupe des voiles, répartition des poids. Son amour de la mer, son expérience, son énergie indomptable et son sens marin ont fait d’elle une virtuose du yachting de course, le plus passionnant des beaux-arts, le seul héritage qui nous reste de l’époque merveilleuse des voiliers.

Lorsque Madame Hériot est victorieuse, lorsqu’un nouveau trophée s’ajoute aux trophées innombrables dont le carré d’Ailée s’enorgueillit, c’est chaque fois une victoire française totale. Les pavillons d’Aile et de Petite-Aile ne couvrent rien d’étranger. Tout à bord, de la quille à la pomme du mât, est de chez nous. Ainsi le succès prouve-t-il non seulement que cette Française passionnée de France est la première parmi les meilleurs, mais aussi qu’en matière de construction navale notre pays tient la tête. Madame Hériot, avec une joie intense, confond ainsi tous ceux qu’aveugle leur admiration exclusive de tout ce qui est anglais, scandinave ou Yankee.

C’est ainsi qu’au mois d’août 1928, à bord de l’Aile, sixième du nom, triomphant de la Hollande, de l’Italie, de la Grande-Bretagne, des États-Unis, de la Suède, de la Norvège et de la République Argentine, Madame Hériot a gagné les épreuves des Jeux Olympiques et de la Coupe d’Italie.

Entre les durs et quotidiens remorquages de l’aller et du retour, dans l’ambiance des jalousies frôlant parfois la haine, ce que furent ces épreuves exténuantes, dans le Zuyderzée aux lames courtes et creuses, aux brises capricieuses soufflant souvent en tempête, la plume vibrante, alerte et précise de Madame Hériot nous le dit dans l’ouvrage que voici et que j’ai lu avec une profonde émotion.

Pour vivre en bonne intelligence, écrit-elle, ne vaut-il pas mieux s’ignorer que de s’affronter ?

Peut-être est-ce en effet préférable, mais le pays ne peut que se réjouir lorsqu’il voit une Française de cette qualité affronter les rivaux étrangers.

Cette Française n’hésite pas à affirmer sa joie et son orgueil d’être l’âme de son navire triomphant : « joie et orgueil que j’accepte, dit-elle, pour ceux, marins comme moi, qui savent ».

Marin comme elle, je sais, et je la remercie de l’honneur qu’elle m’a fait en me demandant de présenter ce petit livre qui, pour nous tous, a la force d’un grand exemple.

Paul Chack.
(18 mai 1929).

Je dédie ces pages au Président de l’Union des Sociétés Nautiques françaises, le capitaine Massieu, et à toutes les Sociétés nautiques françaises, depuis le Yacht Club de France, notre grande Société d’encouragement, jusqu’à la plus petite société d’entre elles !

Dans le même esprit sportif, dans le même sentiment de reconnaissance à ceux qui ont fait notre victoire :

Monsieur BOUCHÉ, barreur.

Messieurs LA SABLIÈRE, DERRIEN, LESAUVAGE, LESIEUR, équipiers.

À FROUT, MESCAM, GÉGOU, mes marins.

AMSTERDAM


AMSTERDAM : servir la France.

Ce que l’on doit faire ici : vaincre !

Concentrer son énergie, sa volonté vers ce but sacré.

La foi qui m’anime, m’entraîne, me soulève vers cet idéal, tandis qu’autour de moi, pour le même but, assemblés, les fils de toutes les nations du monde désirent avec la même âpreté, la victoire. Voilà ce qui, dès mon arrivée, s’affirme en moi.

M’élevant sur la pointe des pieds, les bras levés vers le ciel, je veux, je saurai arracher une branche verte de lauriers amers, et mes doigts sauront tresser les feuilles en couronne, afin de l’offrir orgueilleusement à ma Patrie après la victoire, un genou à terre, en reconnaissance.

Telle je veux être aujourd’hui, en cette année 1928 qui voit en Hollande, à Amsterdam, se dérouler les jeux de la IXe Olympiade.

Debout, les yeux brillants de larmes, voir sur le fond du ciel olympien monter lentement, monter en se déployant, l’immense et magnifique pavillon de France.

À bloc il ondule superbement, tandis que, de la foule des 40.000 spectateurs, monte le grand cri de triomphe et de salut.

Alors, nos cœurs de Français, trop petits pour contenir notre joie, éclatent d’émotion dans nos poitrines ! minute inoubliable !

Puis au pas, en cadence, je défile dans le Stade avec les autres Français vainqueurs.

Le cœur en fête, je monte à la tribune d’honneur, où je m’incline devant une Reine qui me remet une médaille d’or.

Je suis proclamée championne olympique Française des jeux de la IXe Olympiade.

Quel bonheur d’avoir pu déployer, pour la France, mes Ailes victorieuses sur la mer aimée, loin des foules et des regards.

Nous n’étions qu’une volonté (bateau, propriétaire, barreur, équipages) tendue et ramassée, et rien de plus dans la lutte ardente, décevante, âpre, que nous eûmes à soutenir sept jours durant.

L’Aile est très belle, corps (coque), esprit (équipage), et âme ! Je sais maintenant (plusieurs circonstances l’ont prouvé) que j’en suis l’âme en quelque sorte, l’âme qui fait que tout tient ensemble, l’âme qui ressent la moindre nuance, l’âme vers qui tout se tourne pour s’exprimer, l’âme que pressent les moindres mouvements intérieurs. Tout cela est une grande joie et aussi un certain orgueil que j’accepte pour ceux, marins comme moi, qui savent.

Le soir, revenir fatiguée et transie parmi les rues bruyantes d’Amsterdam, pavoisées et éclairées, être bousculée par tous les êtres des quatre coins du monde !

Gens mélangés sur les trottoirs comme les pavois des Nations que l’on voit onduler aux fenêtres ! sur tous ces visages se lit si facilement leur nationalité.

Américains — Italiens — Allemands — Anglais — Japonais — Espagnols… enfin les représentants de 47 nations se dévisagent.

L’idée Olympique est une très haute idée d’Idéal, de beauté et de rayonnement.

Ne vient-elle pas de France ? Sa portée morale est grande. Se connaître et s’apprécier, certes, est une très jolie chose, mais, dans le sport et la lutte, est-on bien sûr d’y parvenir ? Le patriotisme plus fort que tout ne fera-t-il pas dévier le but même ? Dans l’âpre lutte et le désir de vaincre chaque nation se sentira encore plus isolée et une.

Dans la mêlée du dernier espoir de vaincre tout le ressentiment ne montera-t-il pas du cœur des vaincus ? Dans le noble sport de la voile, j’ai vu des gentlemen ne pas se conduire comme tels.

Certains yachtmen, que j’avais jadis connus courtois dans leur pays, cessent dans la défaite tous gestes amicaux.

Sentir la jalousie et l’hostilité rôder autour de mon bateau et de notre équipe.

Petitesses humaines en mouvement, comme si de cette admirable lutte sportive ne devrait pas jaillir seulement toute la beauté du plus grand effort.

Nous vivions à Amsterdam sur pied de guerre.

Enfin, lorsque les victoires furent proclamées devant le monde entier, toutes les nations se ressaisissant acclamèrent les vainqueurs !

Et chacune, pourtant, au fond de son âme, ne pût que faire cette triste constatation : comme nous sommes loin les uns des autres !

Comme chaque pays est différent… et pareil à un solitaire sauvage qui, le soir, en regardant le feu s’écriera : « Je n’ai pas su rencontrer un être semblable à moi-même, je n’ai pas d’amis. »

Et les pays, ni pires ni meilleurs, après s’être rassemblés là un moment, se disloqueront, ni plus rapprochés, ni plus lointains. Je ressens encore le douloureux étonnement de cette âpre lutte qui cessait parfois d’être courtoise.

Est-ce vraiment pour nous aimer davantage que nous sommes tous réunis ?

Pour vivre en bonne intelligence, ne vaut-il pas mieux s’ignorer que de s’affronter ?

Telle est la question ?

Cependant, je le répète de toute mon âme de vraie sportive, l’idée olympique est admirable. Il faut toujours imposer ce qui est beau à ceux qui ne le comprennent pas.

De reconnaissance et de fierté d’avoir vécu ces instants solennels, d’avoir pu marquer une victoire olympique pour la France, j’adresse ici un pieux hommage à la mémoire du grand animateur des luttes sportives, un Français : Monsieur de Coubertin.


POUR VAINCRE


De l’effort

Donner tout de soi-même — volonté, pensées, forces physiques.

Prendre sur ses nerfs la substance même de vie et de résistance !

Sentir, dans la plénitude de l’effort, le dépassement de soi.

Tellement vouloir.

Tellement donner que, se perdant dans son idéal, on devient l’expression même de son énergie.

Mais le soir, l’action terminée, lorsque l’on se retrouve tout joyeux de la tâche accomplie, de fatigue, de reconnaissance et d’émotion, je puis fermer les yeux, anéantie, couchée sur les voiles mouillées !

J’habitais à la pension de Haas Tesselschadestraat.

2 régates d’entrainement.

7 journées olympiques.

3 courses pour la coupe d’Italie.

Tel était le programme à accomplir : sur 15 journées à Amsterdam je devais en passer douze à bord.

Levée à 6 heures 1/2, j’arrivais avec mes équipiers à Sixhaven à 7 h. 1/2 ; ils venaient me prendre à la pension de Haas, et empilés dans un taxi, nous emportions chaque jour, dans nos sacs de marin, vêtements de rechange, nourriture, sans oublier quelques bonnes bouteilles chères aux marins français.

Le remorqueur nous prenait alors à 8 h. 1/2, et il fallait compter 3 h. 1/2 ou 4 heures, selon la brise, pour nous amener au Start très loin sur le Zuyderzée.

Le départ avait lieu à 12 heures 30.

Le course durait environ 4 heures, souvent 5 heures.

Le remorqueur nous reprenait après l’épreuve, jusqu’à Sixhaven ; le temps de nous amarrer à notre poste, je ne pouvais jamais regagner ma pension avant 8 ou 9 heures du soir.

Mes trois marins : Frout, Mescam, Gégou, couchaient à bord.

À 8 heures, l’Aile était parée pour la remorque ; nous emmenions avec nous le you-you et les deux voilures, afin de pouvoir jusqu’au dernier moment enverguer celle qui convenait le mieux au temps. Mes trois marins nous quittaient, une demi-heure avant le départ, laissant l’Aile fin prête, emportant dans le you-you la voilure inutile.

Ces braves gens allaient s’amarrer à l’arrière du bateau du comité, suivant palpitants nos prouesses, navrés parfois par nos mauvaises manœuvres. Aussitôt après l’arrivée, ils embarquaient à nouveau sur l’Aile.

J’avais depuis longtemps l’habitude de me faire mouiller en régates 4 ou 2 heures durant, mais non 10 ou 15, ce qui m’est arrivé plusieurs fois pendant ces journées mémorables.

L’Aile, faisait beaucoup d’eau, et le calfatage étant défectueux, rien ne pouvait être gardé sec à bord. La pluie battante, les embruns embarquaient à bord comme chez eux, nos sacs étaient aussi mouillés à l’intérieur qu’à l’extérieur et nous étions nous-mêmes trempés jusqu’aux os.

Nous arrivions tous à la fois pour nous sasser à l’écluse ! treize 6 mètres, huit 8 mètres. Les règles de navigation comportent ordinairement assez d’égards et de prévenances envers les bateaux de course, si délicats et si précis. Hélas, pas en Hollande ! remorqueurs, chalands, barges et yachts de plaisance, sans aucun esprit sportif, nous bousculaient, nous raclaient, arrachant les pavillons par-ci, abîmant les peintures par là.

C’est à qui passerait le premier de l’autre côté de l’écluse.

Après deux ou trois passages dans cet enfer, l’Aile blanche était devenue un échantillon de palette. Un jour, enfin, elle eut son plat-bord arraché, et le patara cassé. Je fus obligée d’échanger quelques paroles avec le capitaine du navire abordeur.


L’ÉCLUSE


À l’écluse, tous les équipages sur le pont, hommes de toutes les nationalités se dévisageaient…

Sur le 8 mètres Italien Bamba, les équipiers, les plus élégants de tous, étaient en blanc sous la pluie, en bleu et blanc avec beaucoup d’or lorsqu’il faisait beau, ayant toujours, sur le cœur, le faisceau fasciste.

Sur le 8 mètres Anglais Feo, impeccables, Miss Magaret Rowney et son frère, avaient l’air, avec leurs équipiers, d’être encore à Cowes tout simplement, et n’arboraient rien de ce que nous arborions tous.

Sur le 8 mètres Américain Baby, l’équipage en bleu-noir, portant l’enseigne étoilée sur la poitrine, ne saluant personne, sera resté aussi lointain des autres équipages que leur mauvais 8 mètres de nos coques !

Sur le 8 mètres Norvégien Noreg, blanc aux reflets vert d’eau, la grande équipe blonde et sympathique parlait joyeusement avec cet accent chantant de Norvège.

Sur le 8 mètres Argentin Cupidon iii, où tous parlent français, quantité de jeunes gens charmants ne semblaient pas pouvoir, ni savoir faire grand chose sur l’eau.

Sur le 8 mètres Hollandais, Hollandia, l’équipage austère et farouche qui le manœuvre, taillé en force, était impressionnant par le poids et la hauteur. Mais ces hommes, de gris et de noir vêtus, avaient l’air de porter le deuil de leurs illusions perdues, malgré leur bel insigne jaune or.

Sur le 8 mètres Suédois Sylvia, l’équipage attirait toute mon attention et m’enchantait ! Nijinski et Nijinska semblaient évoluer en dansant sur le pont. Ils étaient jaunes et puis bleus, et puis jaunes et bleus, et bleus et jaunes, et en losanges et en carreaux, et en rayures, dont les bigarrures montaient jusqu’à leurs bonnets. Et, largement déployé sur leur poitrine, leur pavillon jaune et bleu était brodé, de l’épaule gauche à la droite. Oh ! l’équipage de Sylvia.

Sur le 8 mètres français l’Aile, par mauvais temps, l’équipe ressemblait, avec ses cirés disparates, jaunes et noires, à une poignée de Bretons qui auraient fait la pêche !

À bord une femme : la seule à courir les finales. En vain aurait-on cherché à la distinguer par gros temps, mais en comptant bien cirés et suroîts, étaient bien six à bord.

Dans l’écluse, l’équipage était en bleu et blanc, coiffé du bérêt basque avec sur le cœur, et sur la poitrine, leur cher cocorico.

Ils étaient les seuls à blaguer, le verre en mains, semblaient trouver la vie belle, et Madame Hériot, parce qu’il faisait beau, avait une jupe blanche !

Et, comme pour ajouter à l’impression de cohue cosmopolite ressentie dans l’écluse, un joueur de trompette arrachait toutes les oreilles, massacrant successivement tous les hymnes nationaux.

Ce temps de l’écluse était insupportable !


LES PAVILLONS


À Sixhaven, chaque 8 mètres avait sa place indiquée par un grand mât de pavillon en haut duquel flottaient ses couleurs.

Chaque jour, à 8 heures où sur toutes les mers du monde, sont envoyées nos couleurs sur les navires de guerre, je déferlais notre pavillon, geste qui réconforte et encourage.

L’annonce des victoires se faisait au club, par pavillons.

Le grand mât orienté face à Amsterdam se fleurissait chaque jour de pavillons au retour de notre journée olympique, indiquant dans les trois séries, 8, 6 et dinghy, les 1re, 2e et 3e places.

Les pavillons restaient hissés jusqu’au classement du jour suivant que le bateau du comité apportait, faisant ainsi connaître à tous ceux qui passaient le résultat lointain de ceux qui luttaient sur le Zuyderzée.

En ville également, de nombreux pavillons arborés aux fenêtres des maisons indiquaient que là logeaient des joueurs olympiques.

À la pension de Haas flottaient les couleurs américaines, allemandes, anglaises, hollandaises.

Je patientai deux jours et, choisissant mon heure, je fis demander la propriétaire, qui parlait français, lui dis : « Madame, je suis fort étonnée de ne pas voir ici flotter un pavillon Français.

« Puisque vous avez le plaisir de m’avoir sous votre toit, comme représentante de mon pays, je crois que vous pouvez faire pour moi ce que vous faites pour les autres nations. »

La Dame s’inclina, rougit, s’excusa ; et le lendemain un beau pavillon français flottait à une fenêtre de la pension de Haas.

L’équipe française du sport de la voile ne passa pas inaperçue dans les rues d’Amsterdam : veston bleu, pantalon gris, casquette impeccable, coq gaulois et insignes, ces beaux habits étaient accompagnés d’un jersey blanc aux rayures bleues, cravate bleu, sandales, béret basque, le tout donné par le Comité Olympique Français.

VICTOIRES


NOTRE PREMIÈRE VICTOIRE

Un silence glacial accueillit notre arrivée !

Je me souviendrai toujours du 1er « hip-hip-hourrah » clair et joyeux qui monta du Cupidon Wiking qui croisait sur notre ligne d’arrivée pour nous attendre et la façon dont Philippe de Rothschild et ses équipiers nous saluèrent, nous réchauffant le cœur et nous rendant tous heureux.

Puis ce fut le salut de Bamba Italien éclatant et magnifique, qui arrivait second et ceux de nos six autres concurrents.

Je ne suis pas prête d’oublier le joli geste de Philippe de Rothschild et de son équipage d’amateur.


NOTRE DEUXIÈME VICTOIRE

Comme elle fût belle, en nous donnant tout l’espoir du lendemain…

Nos concurrents commençaient à accepter notre supériorité…

LA VICTOIRE

La France, la Hollande, la Suède ont chacune deux premiers prix.

Égalité.

Aujourd’hui, journée décisive !

Un de ces trois bateaux doit sortir vainqueur, une de ces trois équipes doit prétendre, ce soir, au plus grand titre du monde :

Champion Olympique.

Heures d’angoisse, de lutte et puis enfin : la Victoire, la Gloire !

J’étais si émue ; aux dernières manœuvres, mon cœur battait si fort !

L’émotion faisait place à la joie qui se prépare dans l’orgueil.

C’était si beau, si bon, de voir l’Aile, mon bateau, la France, victorieuse.

Nous venions de virer la dernière bouée, nous étions maintenant largue, bon plein, grosse brise avec une très belle avance, nous étions premiers, oui, vainqueurs !

Mais là-bas seulement, à trois milles d’ici, l’arrivée… la nuée des bateaux mouillés, le navire de guerre, et la ligne d’arrivée marquée par les deux pavillons orange.

Rien ne pouvait nous arriver pour nous empêcher de gagner, et cependant à la mer on ne sait jamais… Et le silence le plus angoissant pesait à bord ; nous n’osions pas nous regarder, nous réjouir encore, l’équipage, et Bouché à la barre, impassible pour nous, était anxieux et la gorge sèche !

Mais nous approchions et bientôt… Je n’oublierai jamais la lenteur, la pesanteur de l’arrivée de notre plus belle victoire !

Nous approchions rapidement, les pavillons orange claquaient bien dans la brise, qui ne pouvaient plus ni refuser ni calmir.

Mais le silence suffocant régnait encore à bord. Lorsque à 100 mètres de l’arrivée d’un yacht allemand un cri déchira l’air :

— Vive Madame Hériot !

— Vive la France !

Ce fut un grand réveil ! pour nous, éclatant, brutal ; les nerfs se détendirent ; frémissants de joie, nous dépassâmes les pavillons, et je vis, sur le bateau de guerre, un officier donner le « top » pour tirer le coup de canon !

Victoire ! Victoire ! Victoire !

Et ce furent des hourras, des hurlements, des sirènes, une rumeur confuse s’éleva de tous les bateaux mouillés, de tout ce qui naviguait sur le Zuyderzée.

Nous hurlâmes, pour la France, les « hip-hip hourra » !

Bouché me prend par l’épaule et m’embrasse sur les deux joues ! Les équipiers l’imitent… nous étions fous de joie.

La joie délirante du you-you venant nous accoster avec Frout, Mescam, Gégou était touchante ! toutes les mains se serrèrent et dans ce geste, il y avait du bonheur et beaucoup d’émotion.

Puis ce fut le salut de nos deux concurrents, la Hollande et la Suède, auquel nous répondîmes. Du grand bateau blanc qui suivait les Olympiques depuis 7 jours avec de nombreux curieux amateurs et yacht-men monta tout à coup la Marseillaise !

Tête nue, nous écoutions, lorsque je vis dans les yeux de Bouché des larmes, alors que je croyais que c’étaient les miennes qui coulaient.

Instants inoubliables !

De cette foule, penchée sur nous, avec tous les accents du monde s’élevaient les cris de : Vive la France ! Vive Madame Hériot !

Sur la plus haute passerelle, je reconnus l’Amiral Hollandais qui voulait à toute force nous accoster pour me donner une superbe gerbe de fleurs. Je la reçus en pleine poitrine, souriante et ravie, mais ces fleurs n’étaient pas pour moi seule.

Sous des exclamations d’approbation, j’allais à l’arrière les amarrer à leur place, en symbole à la pomme du mât de pavillon où flottaient nos couleurs !

Puis je fis envoyer à mi-mât les 3 pavillons de victoire (bleu à trois bandes blanches) et, triomphalement acclamés par tous, nous revînmes à Sixhaven.


APRÈS


Souvenir des heures de régates, qui déjà sont dans le passé.

Pénibles heures de remorque que ces quatre heures passées avant l’effort où, dans l’attente anxieuse, on a déjà le temps d’être bien mouillé, fatigué, le temps de penser à toutes les manœuvres à faire pour crocher les concurrents les plus dangereux, le temps d’être nerveux et las.

Remorque par la pluie battante, toutes voiles dans les sacs.

Il faisait froid, humide ; tous recroquevillés dans la cabine, nous mangions sur le pouce, transis, discutant ce que nous allions faire, ce que nous devions faire pour vaincre !

Remorque du retour !

Lorsque la journée avait été bonne, on causait gaiement et le temps paraissait moins long, dans la joie de l’effort du jour et dans l’espoir du lendemain.

Mais il y eut trois soirs pénibles où le découragement me frôla.

Le premier lorsque l’Aile fut septième, ayant sa voilure de gros temps et son petit foc, alors que la brise mollit jusqu’à devenir nulle.

Retour pesant et silencieux.

Le deuxième, je descendis dans la cabine pour y pleurer de rage et de déception, après avoir moi-même croché le pavillon de réclamation dans les haubans de l’Aile en passant devant le bateau du Comité et tourné le dos au salut des officiers du navire de guerre.

Notre remorqueur, donné par le club, pas assez puissant par grosse houle et vent debout, nous avait, ce jour-là, remorqué beaucoup trop lentement.

Le club assurait toutes les remorques depuis le début des épreuves, nous dépendions de lui, comme tous les autres bateaux d’ailleurs.

Arrivés sur la ligne de départ avec dix minutes de retard en compagnie de Bamba, nous pûmes constater que le comité avait déjà donné le départ, faisant preuve d’un manque absolu d’esprit sportif, alors que la plus élémentaire politesse eût été de le retarder d’un quart d’heure, puisque le retard était dû à la faute du comité.

Je déposai le soir même, au Club, en même temps que les Italiens, une énergique réclamation, qui ne fut pas acceptée. J’eus avec le président Monsieur Lucassen, une très pénible explication.

M’effaçant en tant que propriétaire, je parlai au nom de mon pays : Il doit se souvenir de ce que je lui ai dit.

Le troisième.

Nous aurions dû, ce jour-là, être deuxième et nous finissions quatrième. Deux fausses manœuvres au vent arrière et au largue coup sur coup nous avaient fait perdre notre 2e place, si admirablement gagnée au louvoyage.

L’écoute du spinaker engagé, l’écoute du ballon mal dépassée et le Norvégien, beaucoup plus lourd que l’Aile, avait su, par ses manœuvres impeccables, avoir raison de nous !

Les nerfs à bloc, il m’avait été impossible de ne pas exprimer ce que j’avais sur le cœur : Si vous étiez mes marins, je vous f… à l’eau !

Pauvres équipiers !

Ce n’était pas fini pour eux ce jour-là.

Mes marins indignés, en accostant l’Aile, haussaient les épaules en croisant les bras, gestes qui veulent en dire long pour des Bretons ! Gégou leur montra même le poing !

Dans la poursuite du but qui nous était assigné chacun sentait sa part de responsabilité. Grâce à ce merveilleux esprit, grâce à ce si grand vouloir, nous avons réussi.

La Victoire revenait à ceux qui l’avaient le mieux appelée.

La Victoire Ailée s’était penchée vers l’Aile qui dans un dernier effort, avait ouvert toutes grandes ses Ailes !


POUR ÊTRE DÉSIGNÉ COMME CHAMPION OLYMPIQUE


Juillet : Havre.

En France, je reproche amèrement à ceux qui procèdent d’aller toujours à l’étranger chercher le dessinateur, le chantier pour leur bateau de course !

Quelle erreur ! la preuve : ma victoire Olympique et tant d’autres. Si nous encouragions nos chantiers au travail, nous serions aussi capables que les autres de bien construire, mais, hélas ! toutes les bonnes volontés s’éparpillent.

Pour les grands voiliers, oui, je m’incline ; à partir d’un certain tonnage, l’Angleterre seule est capable de faire très bien. Ne me suis-je pas adressée pour ma nouvelle Ailée à Charles Nicholson, de Gosport ? Mais quelle différence entre un bateau de croisière et de courses ?

Les bateaux de courses sont les automobiles sur l’eau, qu’il est nécessaire de changer souvent pour le sport et le progrès, tandis que le voilier de croisière est la maison sur l’eau de ceux qui aiment la mer. Je me suis vouée à la construction française de bateaux de courses et je me tue à prouver que nos bateaux bien menés sont aussi bons que les meilleurs.

J’en suis à mon 8e bateau français, et combien plus fière de mes victoires que les autres.

Je déplore que mes compatriotes ne suivent pas mon exemple. Nous serions beaucoup plus nombreux à faire du bateau, et ils ne décourageraient pas ceux qui ont des navires français. Il ne faut pas oublier qu’un bateau Anglais ou Norvégien valant trois et quatre fois plus cher que les nôtres a la prétention de vouloir tout gagner dans nos compétitions. Les Français devraient reporter leur reconnaissance et leur orgueil sur leur beau pays, mais le patriotisme, chez eux, est atténué par le contact cosmopolite et journalier de villes où ils aiment vivre : Cannes, Biarritz, Deauville, Vichy, Paris.

Voici un exemple aux Olympiques : Les nations engagées dans la série des 8 mètres n’auraient pour rien au monde opposé un bateau, qui ne fût dessiné et construit dans leur propre pays : ceci s’appelle patriotisme ! Les États-Unis opposèrent un bateau américain ; la Norvège avait un bateau norvégien ; la Suède un bateau suédois ; l’Italie, un bateau italien  ; l’Angleterre, un bateau anglais ; la Hollande, un bateau hollandais  ; l’Argentine, un ancien bateau français, étant la seule nation à ne pas avoir de dessinateurs et de chantiers.

Tous ces bateaux avaient été construits et entraînés pour ce but, avec l’espoir de vaincre dans cette si importante compétition.

J’appris, par leurs propriétaires, que, depuis une année, ils travaillaient dans ce sens, ayant trouvé dans leur pays respectif et leurs clubs tout l’appui nécessaire, moral et pécunier, pour l’entraînement, la mise au point du bateau du champion qui avait la gloire de faire flotter leurs couleurs, de représenter leur pays.

Et la France eut un Français, qui fut vainqueur. Mais ce ne fût pas sans peine. Ne croyez pas que les Français l’aient fait exprès et se soient émus de cette situation en montrant au monde entier que nous n’étions pas capables d’opposer un bon 8 m. de nos chantiers aux Olympiques. L’union des Sociétés Nautiques Françaises fut dans l’obligation d’organiser des éliminatoires comprenant bateaux étrangers et bateaux de construction nationale. La nationalité du propriétaire seule importait. Elles eurent lieu au Havre, en juillet seulement ; après une lutte âpre et vive, je triomphai du bateau norvégien qui m’était opposé. Mais on ne me facilita pas la tâche.

Exemple : Une journée où furent courues deux épreuves sans que j’eusse été prévenue de la seconde. On m’avertit seulement une heure avant le second départ ; impossibilité matérielle de trouver mes équipiers dans leur bureau en ville. J’en prévins le Comité qui donna le départ à mes concurrents me faisant perdre ainsi une épreuve.

Sans mes efforts, la France était représentée aux Olympiques dans les 8 m. par un bateau Norvégien Enchantement IV, comme elle l’était déjà en 6 m. par Cupidon Wiking. Quelle dépréciation pour nos dessinateurs !

Voilà ce que je déplore, dans notre sport, que toutes les volontés ne se tendent pas vers le même but ; et c’est avec ma sincérité, cette sincérité que personne n’ose plus mettre en doute, que j’écris, en gardant le sourire, ces lignes, d’une plume légère, après ma belle victoire de la IXe Olympiade.

Je sais cependant — je ne me fais pas d’illusions — que peu de gens m’écouteront ; ceux-là même qui pourraient le faire aiment briser les élans, amoindrir les efforts ; la jalousie intervient, et ceux qui devraient m’aider sont ceux qui me sont nettement hostiles.

C’est triste de se demander, certains jours, si tous les efforts que l’on fait sont inutiles. Si de sa vie il ne restera rien pour les autres.

Mais rien ne pourra cependant atteindre ma foi, rien ne pourra décourager mon enthousiasme. Mes Ailes me portant, mon Idéal ne me semble pas trop lourd !

Pour continuer la lutte ma force, ma ténacité, mon exclusivisme veillent, et par-dessus tout l’Amour de mon pays et de la mer.

J’ai entrepris une œuvre patriotique sur l’eau, je la continuerai. Je n’ai pas besoin d’être encouragée, pas plus que je ne saurais être touchée par les doutes qui étreignent les cœurs faibles. Donner sa vie pour quelque chose est nécessaire, soit pour un but, un être, une œuvre, pour un idéal, c’est l’essentiel !

Ne pas savoir que faire de sa vie, voilà la vraie misère, l’angoisse, celle d’être inutile.

Que certaines gens m’aident, ou que d’autres détruisent mon œuvre, il n’importe ! Elle en sortira plus grande et plus belle, car j’aime la lutte. Mon chant est beau, il ne s’arrêtera pas sur l’eau, il naviguera au loin. Ne s’arrêtant pas avec moi, il me survivra, c’est à ce moment, écoutez ceci, qu’il sera le plus fort et le mieux entendu.

Certes, c’eût été pour moi une grande joie de barrer moi-même mon Aile dans les Olympiques et de la mener à la victoire !

Cependant, je m’effaçai volontairement car, dans la conduite actuelle de ces nouveaux bateaux de 8 mètres, puissants de coque et peu voilés la force physique intervient pour certaines manœuvres. Je ne voulais pas présumer de mes forces, qui auraient pu me trahir, et me faire commettre une faute !

Cela, je ne le voulais à aucun prix. À certains moments, Bouché en avait plein les bras et pouvait à peine gouverner l’Aile, sous les fortes pesées, dans cette mer creuse et hachée du Zuyderzée, lui, un homme et très fort !

Je fus vite consolée de mon gros sacrifice !

Tous les regrets s’évanouirent… Bouché est un excellent barreur, et à lui va toute ma reconnaissance pour la façon magistrale dont il a su se servir de mon Aile en maîtrisant un à un, sûrement, loyalement, ses adversaires redoutables…

Que dirai-je de mes équipiers, eux qui ont tant contribué à notre victoire ? Ils savent combien je leur garde un souvenir reconnaissant d’avoir fait si bien leur besogne.

En de très importantes compétitions, je dois donc abandonner la barre de mon 8 mètres, pour les raisons que j’ai données plus haut. Mais à bord de mon 6 mètres il en est autrement ! Là je puis, avec ma connaissance de la voile, m’employer tout à fait, sans la crainte de dépasser ma résistance physique, quoique certains jours cela soit bien dur par gros temps.

Mais quel bonheur de mener son bateau, de la conduire joliment et âprement dans la lutte !

Mes plus belles victoires à la barre de 6 mètres sont :

Les Coupes d’Elseneur (Danemark)
                  d’Helsingfors (Finlande)
gagnées sur de très bons concurrents en 1926.

En 1927, la Coupe du Cercle de la Voile de Paris, si longtemps exilée, que je ramenai barrant « Petite Aile II » pour la première fois, devant Ryde (Angleterre ).

Puis de nombreux et glorieux premiers prix ramenés d’Italie, d’Angleterre, de Danemark, de Suède, de Norvège, d’Estonie et d’Espagne.

Bons souvenirs, précieux moments qui embellissent une vie maritime !


COUPE D’ITALIE


Pour la 5e fois, je cours la Coupe d’Italie en 8 mètres (en 1922 et 1923 cette coupe s’était courue en 6 mètres).

1924 Cheta L’Aile III
1925 Cheta L’Aile IV
1926 Catina L’Aile IV
1927 Hollandia L’Aile V Viria
1928 L’Aile VI Sylvia, Hollandia, Bamba.

J’eus la grande joie de la gagner enfin !

Je dis enfin, car, par deux fois, la victoire m’échappa : un malheureux abordage, une année, me fit perdre la coupe : une autre fois, ce fût un démâtage, le dernier tour du triangle. Cette coupe superbe est détenue par le Royal Yacht Club de Gênes. Elle n’a été gagnée que deux fois par la France depuis sa création.

Cette année 1928, heureuse année pour la gloire des Ailes ! elle se courait les 11-12 et 13 Août, sur le Zuyderzée, après les Olympiques, Hollandia l’ayant ramenée d’Italie en 1927. Quatre nations seulement se présentèrent : La Hollande, l’Italie, la Suède et la France.

Le premier bateau arrivant deux fois premier est déclaré vainqueur. Le premier jour donna les résultats suivants :

L’Aile France
Bamba Italie
Sylvia Suède
Hollandia Hollande

Le deuxième jour :

Sylvia Suède
L’Aile France
Bamba Italie
Hollandia Hollande

Étaient éliminées, après le résultat de ce jour, l’Italie et la Hollande. Le 13 Août, par jolie brise, l’Aile France gagne la coupe aisément sur Sylvia Suède. Cette victoire, après celle des Olympiques, confirmait les qualités de l’Aile et me ravissait.

Vis à vis de tous les yachtmen, la supériorité de l’Aile était évidente, indiscutable, empêchant tout commentaire.

Personne ne pouvait essayer de diminuer notre victoire olympique.

Personne n’osait plus parler de chance, le temps du bateau etc., toute jalousie s’effondrait en forçant l’admiration, et c’est la joie dans le cœur et le triomphe sur le visage que l’équipage accueillit les clameurs de victoire qui montaient de tous les bateaux.

Le Quo Vadis, bateau du comité hollandais appartenant à Monsieur et Madame Lehman, avait suivi les trois épreuves ayant à bord les quatre délégués des quatre nations participant à la coupe.

À l’écluse, on me fit signe d’embarquer sur le Quo Vadis, où l’on me fit solennellement la remise de la coupe d’Italie. Je la reçus des mains du Comte d’Albertis, représentant du Royal Yacht Club Italien. Monsieur Lucassen, Président du Koninklijke Nederlandsche Zeil en Roeivereeniging prononça une jolie allocution, suivie de celle de la Suède et de l’Italie. J’invitai, d’un geste spontané, les nations présente à venir l’année prochaine rechercher la coupe dans une lutte loyale et courtoise, en France.

Ma nouvelle Ailée arriva de Gosport le 12 août, à Amsterdam pour me prendre. La réception qui me fût réservée à bord fut touchante : le commandant Renard, le capitaine Machefaux et l’équipage étaient dans la joie ! Du pont, l’on pouvait apercevoir à Sixhaven l’Aile pavoisée. Ailée m’accueillit avec la médaille d’or de la IXe Olympiade et la Coupe d’Italie fleurie de roses, et tous les cœurs étaient en fête. N’ayant pu me trouver à Gosport au moment de l’achèvement de ma nouvelle Ailée (à cause des Olympiques), quelle émotion ce fût pour moi de contempler pour la première fois mon bateau réellement terminé et dans ses lignes !

Je fais appel ici à tous les propriétaires de voiliers qui ont vécu ces mêmes heures.

MONDANITÉS OLYMPIQUES


Grand dîner au « Koninklijke Nederlandsche Zeil En Roeivereeniging, présidé par Son Altesse Royale le Prince des Pays-Bas ayant à sa droite le Prince Olaf de Norwège. J’avais pris place à sa gauche. Dîner plein d’entrain, où le yachting mondial est représenté. Petite satisfaction personnelle de constater que j’ai été courir chez eux tous ! Il me manque cependant l’Amérique du Nord (États-Unis-Canada) et l’Amérique latine.

Que de mots inutiles, de prévisions erronées ! constatation faite une semaine plus tard ! Après le repas, pris le café sous une grande tente pavoisée où les groupes se forment par sympathie et les danses commencent.

À minuit, grande réception à bord de l’Éros, soir où le Baron Henri de Rothschild, nous reçoit tous. Le Prince des Pays-Bas et le Prince Olaf honorent de leur présence cette jolie réunion.

Je dînai quelques jours plus tard à bord de l’Éros, un soir où le Baron de Rothschild recevait la Marine Française : le Commandant Ledrain, commandant le contre-torpilleur Lynx, venu à Amsterdam pour représenter les couleurs pendant les épreuves olympiques qui se courent sur le Zuyderzée.

Également rencontré le Commandant Roman, qui vient de prendre le commandement de l’École Navale, et qui effectue avec les annexes Aviso, Somme, Oise, Vauquois leur croisière d’été et qui sont mouillés depuis ce matin dans le port. Après dîner, bal sur le pont réunissant de nombreux élèves de l’École, avec lesquels je m’entretiens étant leur Marraine.

Le Ministre de France et Madame de Marcillye m’avaient priée de venir dîner à la Légation à la Haye, pour rencontrer les Commandants des navires de guerre français. Hélas ! je devais, à la dernière heure, y renoncer, la régate olympique ayant fini trop tard.

Le Comte Clary, Président du Comité Olympique et grand ami que j’espérais voir souvent pendant ces jours de lutte et de déception, surchargé de responsabilités et d’activité ne put me joindre un seul instant, passant toutes mes journées sur le Zuyderzée ; je le manquais à ses moments de liberté.

Mais quelle joie lorsque, le soir de notre victoire, je trouvai à ma Pension un mot de félicitations adressé à la championne Olympique !

Aperçu Messieurs Massieu et Laverne, chefs et âme de notre organisation française de Yachting, qui par leur savoir et leur droiture, se sont imposés à l’étranger.

À Sixhaven, avant la remorque, ils m’encourageaient, semblant trouver toutes nos misères naturelles et toute simple notre victoire future !


Madame de Marcillye est, à 7 heures du matin, à Sixhaven, au petit port des Yachts afin de m’offrir ses vœux pour la Coupe d’Italie.

Ce gentil geste me portera bonheur !


Monsieur Jacques Menier, délégué officiel du Yacht Club de France, est arrivé à bord de son Moter Boat Thébé.

Très aimablement, il nous remorque un jour, assiste à notre deuxième victoire, puis nous offre une coupe de champagne.


Pour commémorer notre victoire olympique, nous décidons, barreur, équipages et propriétaire de dîner, le soir même, tous ensemble, dans le meilleur restaurant d’Amsterdam, avant la dislocation de la Grande équipe.

Nous échouâmes, après plusieurs bords, dans une petite rue très bruyante où chaque porte est un restaurant et nous dinâmes très lourdement et très bien, sans oublier la classique bouteille de champagne en la circonstance. Et, au dessert, comme nous réclamions notre Marseillaise, nos coqs gaulois ne pouvaient nous faire prendre pour d’autres… il nous fût répondu qu’on ne connaissait pas ce « thème ».

Pour nous venger à l’amiable, avec le sourire, nous emportâmes ostensiblement chacun un cendrier afin d’être certains de ne jamais revenir au Restaurant Winkels.


Vive la IXe Olympiade !
Vive la France !
Vive l’Aile VI !


FIN