Les Gémeaux (p. 9-60).


À Bord du « Finlandia »


Si reconnaissante à ma chère
Maman de m’avoir fait aimer la
Mer
.

18 Juillet 1923.


Oh ! avoir une natte au plus mauvais coin du bateau, entendre sur ma tête les panneaux de cuir résonner sous le choc des embruns.

Oh ! le feu qu’on fait jaillir des pierres ! et dessus la marmite et le bruit vain de l’eau qui bout !

Voir le gamin qui apporte la viande.

En fait de table, un bout de planche sur le pont !

Donne ! Prends ! Jeux et bavardages des matelots.

J’avais tout ce bonheur, moi qui suis de goûts simples.

Antiphile de Byzance.


PRÉFACE


En me faisant l’honneur de me demander une préface pour son volume « À bord du Finlandia », Mme Hériot me donne à la fois une pénible et fort agréable tâche. En effet je ne suis pas un littérateur et je me sens peu qualifié pour faire au public les honneurs du jardin de « Fleurs marines » où nous promène l’âme délicate de l’auteur. Mais, plus favorisée que moi, Mme Hériot ajoute à son grand charme littéraire les qualités d’un vrai marin et je suis sûr qu’elle ne saurait m’en vouloir de pouvoir mieux honorer celle-ci que celui-là. Qu’il me soit donc permis, puisque aussi bien ce sont des pages de souvenirs que doit précéder cette préface, d’en conter un ici, qui m’est personnel, tout en demandant à la modestie de Mme Hériot de me pardonner et aux lecteurs d’en excuser la forme peu choisie, que je ne saurais cependant corriger sans lui retirer une grande part de sa saveur réaliste. — C’était un jour de Septembre 1922, il faisait si gros temps dehors que le « Pourquoi-Pas ? » pourtant habitué à la mer, abandonnait la rade par trop houleuse pour chercher un plus sûr abri dans le port lorsqu’en travers de sa route nous apercevons un yacht de course, gîté, couvert d’embruns, et luttant vaillamment contre la mer. Le timonier me signale : « Un yacht bâbord amures coupe notre route », et il ajoute pour lui-même avec stupéfaction : « Mais ! N… de D… il y a une femme à bord !!! » Reconnaissant alors « l’Aile II » je leur dis : « Mais c’est Mme Hériot qui court toujours sur ses yachts quel que temps qu’il fasse ! » « Eh bien, nom d’un chien, on peut dire qu’elle en a du cran c’te petite femme-là. » Oui, certes ! et j’ajoute à l’opinion de mon timonier, à laquelle tout l’équipage a souscrit, que je voudrais voir en France beaucoup de femmes comme Mme Hériot aimant la mer, la comprenant et entraînant à leur suite dans ce sillon fertile toutes les activités, toutes les énergies masculines qui sauraient rendre à la France la puissance maritime à laquelle elle pourrait si bien prétendre. J’abrège, je ne veux pas empêcher plus longtemps le lecteur de cueillir à son tour les charmantes fleurs que je lui fais pressentir au début de ces lignes et dont j’ai pu moi-même, en privilégié, déjà respirer le parfum.

J. B. CHARCOT.

DÉDICACE POUR MES MARINS


J’écris ces lignes pour chanter mes marins bretons.

Ce n’est pas assez de penser de belles choses sur eux.

Je ne veux pas me contenter de paroles qui s’envolent à la brise.

Je vous écris afin que tous sachent la dévotion que j’ai pour eux.

Mon équipage est une grande famille ; parmi eux ma vie reste simple et bonne.

À vous regarder tous autour de moi comme de grands enfants, dévoués et sages, vous me faites croire au bonheur.

Pour ce mot magique, je vous dédie ce livre.

Et je navigue de par le monde.

Et sous cette chère enveloppe de marin, avec une farouche pudeur, je cache mon cœur dans mon cœur.

Depuis que je navigue, je sais que les paroles ne veulent rien dire.

J’écris ces pages avec l’espoir de décrire mes marins comme ils sont, en gestes et en actions.

Employant le moins de mots possible, ces pages seront rudes et franches, mais elles voudraient, par leur simplicité être comprises de tous.

Bretagne, chère Bretagne, je suis devenue simple, toute simple à naviguer parmi vos cailloux.

Je n’aime plus les fleurs rares.

En pays d’Armor, ronces et genêts et bruyères seulement !


NOTRE-DAME DES FLOTS


Notre-Dame des Flots, je vous ai priée du fond de mon cœur, vous m’avez exaucée.

Notre-Dame des Flots, vous avez toute ma reconnaissance, avec toute ma piété. Je me suis mise sous votre protection. En retour de toutes vos bontés, je vous ai offert mon navire.

Notre-Dame des Flots, protégez-nous tous contre tempêtes et brumes, par les nuits ténébreuses et les matins sereins.

Notre-Dame des Flots, soyez compatissante envers votre équipage, nous les marins, sommes de grands enfants graves.

Un mot de douceur nous console, et nous conduit au bout du monde.

Notre-Dame des Flots, ayez pitié des petits et des grands qui naviguent à votre bord d’un bout de l’année à l’autre. Que votre sollicitude veille plus étroitement sur tous, et individuellement, lorsque nous naviguons à terre, là le danger est plus grand, car il n’est nulle part, et partout à la fois.

Notre-Dame des Flots, protégez-nous à la mer comme à la terre. À la terre surtout où le mal règne, et où habite la douleur, où les larmes sont massées dans les yeux des pauvres, où les rires tintent insouciants dans les bouches des riches.

Notre-Dame des Flots, je veux avoir une sépulture de mouette, et vous continuerez, en regardant la mer, à me protéger encore.

Notre-Dame des Flots, la mer a mon cœur, aussi émets mon âme entre vos mains.

3 mars 1920.



Le Havre, 1er avril.

Finlandia arrive à Southampton.

Sur la Hève, je le découvre à l’horizon comme un point.

Une blancheur apparaît, puis sa silhouette se dessine, et mes yeux ne peuvent plus le quitter.

Je me précipite au sémaphore et là, le cœur battant, je le regarde passer.

Berrézaie m’a aperçue, un matelot court à l’arrière, et hisse le pavillon finlandais, qui flotte, grand carré blanc soutenant une croix bleue. Trois fois le pavillon monte et descend de sa hampe.

Finlandia me salue ! J’ai des larmes plein les yeux.

Ce navire Finlandais, à l’équipage anglais, qui me font signe dans ce port, est à moi.

J’aperçois Canevet et Berrézaie qui me font signe joyeusement, et je reste là, à le regarder s’éloigner doucement.

Je le retrouve au premier pont, puis au bassin du Commerce où j’embarque.


2 avril 1920.

Il y a dans la vie un jour de bonheur, qui peut effacer des années de tristesse.

Mon navire est arrivé hier.

Après des années d’angoisse et de lutte, mon énergie, mon amour de la mer triomphent, j’ai ma récompense.

Mes tristesses d’autrefois semblent s’éloigner ; maintenant que j’ai un présent, mon passé s’efface, et l’avenir m’attire, là-bas, à l’horizon, sur la mer.


MA PREMIÈRE TRAVERSÉE


Comme un vaisseau fantôme, mon navire glisse dans la nuit, la mer est sombre.

L’avant se perd dans les ténèbres, où flottent des ombres confuses, toutes pleines de brume.

La passerelle, sereine de calme et d’assurance, s’éclaire par le compas brillant, où le profil rigide et grave de l’homme de barre reçoit sa lumière.

Le ciel est ruisselant d’étoiles.

Sous ses feux palpitants, les mâts montent d’où s’échappe la clarté des feux blancs.

Les vergues croisées, sous ce beau ciel, semblent des croix d’adoration.

Comme le ciel est immense ! À le voir si lourd, posé au-dessus de ma tête, je m’aperçois de l’infime atome que je suis, perdue dans cette immensité.

Je parle à voix basse, car tout ce qui m’entoure est impressionnant de beauté.

C’était ma destinée, direz-vous, d’être ici ce soir par cette belle nuit ! mais moi seule qui sais, je souris ! C’est par énergie et volonté que je suis la, seule à mon bord, et navigue avec mon équipage.

Le front levé je contemple et m’abîme dans le ciel

Des mines à la dérive nous entourent, on en signale, mais je n’entends rien que le battement régulier de la machine.

Je pense

Je me souviens, mais, distante…

Et seule

Et libre

La mer m’emporte en m’entourant de son étreinte mouvante

Et elle me berce

Et m’endort

Et me sème l’oubli,

Et surtout me donne le repos.


PHARE OUESSANT


Voila trois jours que nous avons laissé Vigo derrière nous.

Nous devons apercevoir Ouessant dans une heure.

Tous les yeux de l’équipage se posent là-bas, où le grand phare doit apparaître, sur l’horizon d’eau.

Je monte sur la passerelle en cueillant mille sourires heureux, rajeunis, ensoleillés comme le temps d’aujourd’hui.

J’entends chuchoter partout : « Chez moi » et « Chez toi », « à la maison ».

Moi qui n’ai plus de maison, ni personne qui m’attend, mon cœur solitaire se serre. Je ne suis plus seule cependant, entourée de cette grande famille de Bretons !

Le pays est proche et la mer n’est vraiment plus tout à fait la même ici, elle ressemble à ce que vous aimez le plus, elle frôle les cailloux, les roches, l’endroit qui vous a vu naître, et le foyer qui vous attend.

Je pense au plus pauvre de ces chers foyers, qui vous espère, en fête, et vous accueille le mieux qu’il sait faire, par reconnaissance pour vous, qui naviguez au loin pour lui.

Je regarde au loin, intensément, une mer calme et lourde, d’un bleu de rêve, jusqu’au moment où, ne pouvant plus lutter contre le soleil éclatant, mes eux se ferment aveuglés.

Le Floch est à la barre.

Loussot, le second capitaine, inlassablement va-et-vient sur la passerelle.

— Ma Dame, nous voici bientôt chez nous.

Ce « Chez nous » me réchauffe le cœur ; Guégen, à mes côtés, a les yeux dans la longue vue.

— Eh bien, Guégen, vois-tu terre ?

— Non, Ma Dame, encore rien, mais je veux la voir le premier pour avoir droit à la double !

Onze heures se piquent à la cloche.

Le Commandant monte sur la passerelle. Guégen ne déjeunerait pas pour voir Ouessant le premier. Je le renvoie, en prenant sa place d’observation ; le quart change, Loussot, le Floch, quittent la passerelle. Picard prend la barre.

La jumelle aux yeux, je regarde encore ; tout à coup, par bâbord d’un vapeur, j’aperçois le phare d’Ouessant.

Je signale de ma voix la plus forte :

— Phare Ouessant, par l’avant à tribord !

Que de sourires joyeux je recueille de tout l’équipage réuni au gaillard.

J’ai droit à la double, mais je commence par l’offrir à l’équipage.


LES ROCHERS DES TAS DE POIS


Tonalité de Bretagne en novembre. Le ciel traîne des épaisseurs de nuages gris.

La profondeur glauque des vagues énormes vient se briser le long des roches.

La teinte adoucie du morne granit tout déchiqueté, continue la mer, continue le ciel !

Cette beauté environnante, je la respire et m’en imprègne toute.

Mon âme se retrouve, se dissout d’abandon, dans ce paysage rude. Mon navire arrive au pied des Rochers des Tas de Pois. Quel chaos ! quel déchirement de pierres que ces profils amoncelés de roches !

Mon commandant est un des pilotes de la flotte, capable de passer le long de ces rochers, de ces récifs épars. Il me demande la permission de répéter un exploit qu’il accomplit deux fois dans sa carrière. La première fois avec un navire de guerre (après avoir les félicitations de l’Amiral, on lui adressa un blâme, car les vaisseaux de files n’avaient pas osé le suivre dans sa manœuvre), la seconde fois ce fut avec le beau voilier Navaho.

Aujourd’hui par grosse houle, il va s’engager entre les deux énormes cailloux, hauts comme des montagnes, étroits comme un passage.

L’instant est impressionnant ! Tout l’équipage se masse à l’avant regardant de tous ses yeux.

Un grand silence tombe sur nous.

Sur la passerelle mon cœur bat, précipité. Guégen à la barre, en est pâle. Le commandant risque mon navire et ses soixante âmes ! La moindre fausse manœuvre, et nous serions en miettes !

Le sémaphore nous surplombait, et semblait nous dévisager, curieux et perché. La côte hérissée à quelques mètres était terrifiante, une longue houle brisante, enlevée par grosse brise, soulevait le navire. Finlandia avança le long des cailloux, puis d’un seul bord revint en grand malgré la houle, et s’engagea entre les deux murailles. Pendant l’espace d’une seconde je me suis demandé si c’était pour notre malheur, ou pour notre fantaisie que nous risquions cela.

Les marins qui risquaient ces choses ne revenaient pas toujours pour les raconter.


« FINLANDIA » PENDANT LA GUERRE


Finlandia naviguait un soir.

Je connais mon navire parfaitement et malgré cela je ne puis me figurer ce qu’il pouvait être exactement ce soir de terreur.

Battant pavillon russe l’équipage se compose de 80 hommes, il fait la patrouille : dur métier. La mer doit être rude, le vent âpre et le doute habite le cœur de ces matelots ! Sans nouvelles depuis des jours, ils naviguent, sans permission depuis des mois, ballottés de jour, de nuit, inlassablement : prenant seulement un peu de repos pendant les charbonnages, et le ravitaillement en vivres.

Le doute habite le cœur de ces matelots, tandis qu’ils sillonnent les mers en tous sens.

Ce soir-là, la T. S. F. reçoit un message. Cet homme, seul dans son poste, arrête tout-à-coup la plus grande nouvelle de la guerre : Révolution russe ! la Famille Impériale est prisonnière ! comme un fou, il sort de son poste, il hurle la nouvelle à l’équipage. Que s’est-il passé ?

Il faut reconstituer la panique de tous ces matelots. Ils veulent rentrer au port immédiatement, savoir… ils exigent. Sombre tragédie dont la mer seule garde le souvenir.

Plus tard le navire abandonné erre à la dérive.

La mutinerie commence, puis vient l’assassinat de tous les officiers qui n’ont pas voulu céder. Les révoltés approchent des côtes, Finlandia se balance mollement aux creux des vagues, il ne gouverne plus. Il n’y a personne à bord. Si, des cadavres. Un patrouilleur anglais le croise, ses marins ne peuvent en croire leurs yeux, ne faisant plus route, et qui continue à se balancer dans la houle.

Ils font signe, rien ne répond : ce silence les étonne, ils envoient une sommation, ils vont tirer, mais rien ne répond et rien ne bouge. Ils approchent, à la jumelle ils croient voir sur le pont des corps. Ils embarquent alors pour constater toute l’horreur du drame que m’a raconté, du reste, le Capitaine anglais Brawn.

Il n’a pas retrouvé le journal de bord, tout avait été détruit, les papiers, les plans. Il prit Finlandia en remorque, et le ramena dans un port anglais, où il fût mis sous séquestre, car il appartenait à un comte finlandais.

Sa campagne à la mer n’avait duré que quatre mois.


LE CAPITAINE NORD ET SUD


Lorsqu’on a un beau navire, il faut avoir un bon capitaine.

Comment faire pour le trouver au milieu des autres ?

Les apparences souvent sont trompeuses, me direz-vous ? Oui peut-être à terre, mais cela devient facile à la mer de voir si un marin est un vrai marin.

Faites entrer un capitaine, s’il vient tout droit s’arrêter simplement devant vous, s’il vous regarde au fond des yeux, comme s’il fixait encore la mer, s’il vous conte, sans phrases, sans gestes, avec des traits impassibles, ses années de mer comme une chose toute naturelle, s’il répond à vos questions par un « Si donc » ou un « Oui donc » vous avez devant vous un vrai marin, prenez-le.

Si dans l’autre capitaine vous remarquez une démarche nonchalante, s’il ne peut rester immobile devant vous, s’il s’assoit tout à coup effondré dans un fauteuil comme chez lui, s’il s’applique une de ses mains sur la figure, si ses doigts s’amusent à tortiller et à caresser sa longue barbe, si ses yeux errent dans la pièce, regardant avec intérêt les objets qui s’y trouvent, s’il vous empêche de lui poser une question, enfin s’il vous raconte pendant une heure les choses inouïes qu’il a faites et trouvées sur la mer avec un accent terrible qui est de Marseille (pardon à Notre Dame de la Garde) attention ! surtout écoutez ceci : c’est grave il est reconnaissable.

Il sera, le plus souvent qu’il pourra, en civil, froidement, ce grand Capitaine. Aimant les vestes amples, et encore les bras de chemise, et les pantoufles rouges s’ensuivront.

Il aimera surtout la terre et l’on revient fatalement à ce que l’on aime, un jour.

Et il y reviendra, soyez-en sûr, en y reconduisant votre navire.

Son parapluie prouve qu’il craint la pluie, son parapluie qui fait partie de lui, et ses galoches donc contre l’humidité.

Quand on craint l’eau, on craint l’océan, et cet homme que vous avez devant vous est celui qui mettra votre navire au plein.

Quand vous arrêterez un capitaine, prenez garde : j’espère que mes recommandations pourront servir ; lorsqu’on a un beau navire, il faut avoir un beau capitaine.


LES LARMES


Vous apercevez rarement des larmes dans les yeux bretons ? Précieuses, elles demeurent suspendues sans leur regard, mais elles ne tombent pas.

Il faut un grand chagrin, un chagrin sacré, qu’elles tombent sur leurs visages tannés. La mort d’un frère, d’une sœur, la mort de leur mère.

Les gens du Midi, eux, pleurent comme ils rient.

Leur rire vous agace, mais leurs larmes ne vous touchent pas trop faciles, puis l’habitude intervient.

Je crois aux larmes des Bretons, je subis les larmes des Mocos.

UN NAVIRE QUI SOMMEILLE


Un navire qui sommeille le long d’un quai n’attire plus le regard des passants. Une fois amaré on s’habitue à le voir là, sans mouvement.

On ne fait pas plus attention à lui qu’à une maison que l’on est sûr de retrouver chaque jour à la même place.

Il devient une chose inanimée, sans mystère, le long d’un quai où dorment les chalands paresseux.

Ici règne l’immobilité.

Oh ! la tristesse infinie qui s’empare des navires au port. Les navires désarmés sont morts, leurs âmes s’en sont allées !

En rade, les navires ne sont plus tristes. L’espoir des départs les anime. La vie les a ressaisis, ils se balancent, ils évitent sur leurs ancres, la mer glisse le long de leurs coques, leurs flancs endurent le bruissement enjôleur.

Le charme du départ habite leur bord, là-bas l’horizon les attire en leur contant de belles promesses.

Il les absorbera tous.

Un navire qui va appareiller s’éveille, l’équipage a tout à faire et la vie revient avec le mouvement.

Un navire en manœuvre retrouve sa raison d’exister, les amarres glissent une à une, puis lorsque la dernière tombe à l’eau lourdement, le grand navire qui n’est plus retenu, se détache sans bruit du quai et s’éloigne libre !

Les gens qui le voient, de toutes conditions et de tous les âges s’arrêtent.

Chacun immobile ressent à sa façon la grande attirance de l’inconnu. Le départ d’un navire, les premiers tours d’hélices battent l’eau, la machine tourne véritable cœur battant, la coque vibre sous la pression : « la Vie », tout à coup revenue, renaît entière dans toutes ses artères.

Et il part lentement, majestueusement, emportant ses aspirations et tous les rêves de ceux qui le regardent s’éloigner, et qui veulent lui confier leurs secrets pour là-bas.


J’AIME MON NAVIRE


J’aime mon navire !

Il est tout plein de mes rêves.

Il garde si fidèlement mes peines et mes petites joies.

Chaque jour se renouvelle avec la fuite des heures, et tout s’écoule et tout s’éteint en une endormante torpeur qui n’a rien de réel et rien d’humain.

J’aime mon navire pour les heures d’oubli qu’il me donne.


EN QUITTANT « FINLANDIA »


Lorsque je prends la chaloupe pour me conduire à terre, je me retourne toujours longuement pour regarder mon navire.

Lorsque je vais à l’intérieur des terres, au moment de quitter la mer de vue, je jette un rapide regard d’adieu à la silhouette blanche là-bas posée entre ciel et eau !

Enfin, lorsque je reviens le soir, lasse de ma journée à terre, j’attends l’instant où le tournant du chemin me permettra de revoir mon navire.

Toujours ravie, mon sourire est pour lui, et ma reconnaissance aussi d’être là à m’attendre, d’être si beau dans la lumière du couchant, et de m’aider si bien à passer mes jours.

Une fois à bord, je me sens renaître.

Je n’aime la terre — comme je comprends la vie que de loin.



Le temps s’écoule à bord si doucement et tout diminue et tout s’estompe et tout s’éloigne.

Le temps passe et l’on ne sait plus exactement et les noms et les dates.

On n’est plus là-bas, on est parti !

On n’est pas encore arrivé.

On navigue entre les deux tentes bleues, et jamais pareilles, du ciel et de la mer.

Vous êtes distant du passé, en attente de l’avenir !

L’indifférence, merveilleusement nonchalante, s’est embarquée à votre bord.

Le temps passe, et l’on va toujours un peu plus loin, et plus on avance dans l’avenir, plus le désir étrange vous pousse à l’horizon, là-bas, plus loin encore !

On vient d’où les montagnes disparaissent, mais vos yeux, avidement cherchent celles qu’ils commencent d’apercevoir…

On n’est pas encore arrivé, on n’est nulle part.

On navigue ?

Rien ne s’arrête car rien ne commence.

Naviguer !

Magie et enchantement ?


RETOUR


Enfin, je retrouve mon bord, tout me dit bonjour avec un bon sourire ; mes bretons d’abord, puis mon navire, car un navire à une âme si vous savez l’aimer !

Quand j’arrive à bord, j’y retrouve les choses très précieuses que je lui ai confiées :

Mon cœur (ce qui m’en reste).

Mes illusions (les dernières).

Quand je vais à terre, je n’emporte que peu de chose en disant : ceci sera perdu.

Sans prendre part au tourbillon de la vie, je la regarde de loin et la juge sans désirer la vivre.

Enfin ! je retrouve ma vie de bord.

Ma vie de couvent, monotone et douce.

Rêveuse, Berceuse, Endormeuse.

« FINLANDIA »


Finlandia appareille — son sifflet monte, déchire l’air et les nuées.

Je n’ai jamais pu entendre la voix de mon navire sans la comparer à un cri rauque, magnifique et sombre, qui monte de mes entrailles, traverse mon cœur, et meurt doucement dans ma tête étourdie.

Cette voix m’émeut, elle m’éloigne du monde en me rappelant ma solitude ; elle envoie le signal de départ pour là-bas à la mer, à tous ceux qui l’entendent.

Les montagnes et l’écho l’emportent, la rejettent et l’envoient plus loin encore pour annoncer quelque part : un petit navire appareille vers son destin.


MARIN


La vie de mer est choisie par les marins comme une religion.

Comme elle, préférée, adoptée.

Vénérée pour toujours.

Le métier de marin est une religion !

Et certain de ces êtres simples à ne pas vouloir et ne pas pouvoir exprimer une pensée profonde, ces marins, parce qu’ils aiment leur métier et qu’ils concentrent tout leur être dans un seul but « Idéal », ces mêmes, s’assimilent chiffres et calculs et comprennent nettement ce que tant d’autres vaguement essaieront de s’inculquer sans jamais pouvoir y parvenir complètement.

Ils seront réservés et silencieux, car ils aimeront.

Ils aimeront avant de croire et sauront voir avant de comprendre parce qu’ils se sont donnés, avant même que de rien demander.

Avant de rien recevoir ils auront tout donné.

Les éléments qu’ils aimaient se laisseront découvrir tout naturellement par eux et cela par les lois divines.

Le métier de marin est une religion !


EN NAVIGUANT


En naviguant ce soir j’aperçois par la fenêtre une étoile merveilleuse.

Large et lumineuse, elle brille sur un fond de ciel bleu intense. C’est Vénus. Elle monte, elle descend à travers la vitre, parce que le navire s’en va doucement remué, bercé au creux des lames.

Je la contemple indéfiniment et je songe à tous les navigateurs qui, avant moi, l’admirèrent par un soir semblable.

Vénus, lumineuse et belle, je pense à ceux qui continueront, le soir venu, à vous admirer, en vous apportant d’en bas — comme moi de la mer — leurs yeux et leurs pensées, mêlés de leurs vœux.


PASSERELLE


Le Jour

Quand j’arrive sur la passerelle, j’aime sentir la marque, le désordre de la grande brise passer dans mes cheveux.

La tête renversée, je puis, confiante, abandonnée, fermer les yeux pour retenir les caresses rouges du ciel et aspirer du plus profond de moi, l’étourdissement de la lumière, et des vagues et du sel, jusqu’au complet enivrement.

Alors je me retrouve et je puis dire :

« Enfin me voici à nouveau dans mon élément, me voici de retour dans le paradis que j’avais perdu. »


la nuit

Tout est sombre sur la passerelle, pas une voix, des ombres penchées, gravement, fouillent ardemment la nuit.

Des pas, des allées et venues, c’est tout.

Maintenant que mes yeux s’accoutument à cette noirceur, j’aperçois l’homme de barre immobile, l’homme de bosse les yeux là-bas, puis l’officier de quart, qui va, vient, nulle part en repos et nulle part en place ; il veille, la responsabilité, sa compagne de nuit, le suis inlassablement dans le silence et la beauté de ses veilles nocturnes.


UNE NUIT À LA MER


Le ciel s’étire, la nuit infinie s’en va… illimitée, les étoiles partout scintillent.

La mer sombre, unie et profonde, s’écoule et chante sous le déchirement du navire qui fend les flots.

Des navires à l’horizon sillonnent la mer, tout illuminés, ils envoient leurs lumières dans l’onde.

Par cette nuit irréelle, l’on dirait que ce sont des bouquets d’étoiles, qui sont venus, curieux, visiter l’immensité qui les regardait d’en bas, admirativement ; et seulement de passage, très précieux, ils semblent en partance pour regagner leur ciel.


LE PAVILLON


Le carré qui flotte à l’arrière de mon navire.

Ce petit carré d’étamine au vent, représente dans la brise parce qu’il est bleu, blanc, rouge, nos chères couleurs.

Il déferle et dit à ceux qui passent qu’ici est un petit morceau de France qui flotte et qui navigue.

Il palpite dans la lumière, parce qu’il est joyeux.

La fierté reste cachée dans ses plis, et il aime à flotter sur toutes les mers.

LE PONT


À travers les mâts et les cordages, les étoiles brillantes, les merveilleuses étoiles étincellent.

C’est un poudroiement d’étoiles que cette poussière lumineuse qui emplit le ciel infini, qui tombe partout comme un immense manteau, si lointain que rien ne se déplace, malgré la vitesse du navire qui glisse sur les flots.


À BORD


Sous la coursive illuminée, la mer de ténèbres s’éclaire, la lame renversée ploie, déferle de neige et d’écume. Oh ! Mer !

Toujours nouvelle.

Mes yeux se perdent et s’abîment dans tes reflets sans parvenir à te peindre.

Tu changes, tu es insaisissable, et mes pauvres descriptions arrivent toujours en retard, elles sont nouvelles mais jamais neuves, et sont déjà vieilles avant d’avoir existé.

Mon cœur et mes yeux ne peuvent te suivre, je ne connais pas assez de mots pour décrire toutes tes couleurs !

Alors de désespoir, je ferme les yeux, mais lorsque je les ouvre, j’aperçois là-bas dans le lointain, que tout est encore infiniment plus beau. Hantée, attirée, je viens. Oh ! mer.

Jamais pareille.

Insaisissable de beauté et de reflets, je m’incline devant la fatalité divine et je t’admire.

Le matin, lorsque je m’éveille, tu es encore endormie.

Tout au long des heures, je te suis fidèlement, mais comme la vie avec la promesse sur toi tu passes en me faisant signe, le jour est si court lorsqu’il est si beau !

Lorsqu’avec la nuit tu disparais.

Je réfléchis en fermant les yeux.

En naviguant, le temps s’écoule, les heures et les jours glissent pareillement, on ne se souvient plus des noms, on oublie les dates et les jours.

Oh ! Mer !

COUPE DE FRANCE — 1922 — HAVRE


Aujourd’hui troisième épreuve de la Coupe de France !

Je fais dire une messe à 7 heures dans l’exquise chapelle de Notre-Dame des Flots.

À l’heure précise, j’arrive avec mes invités ; sur le seuil, les équipages de Finlandia et de l’Aile sont réunis au complet. Le jour est sombre et la tempête monte, les nuages sont échevelés… De Notre Dame des Flots, on ne voit que la mer et le ciel.

Voici tous les marins groupés, les officiers et les tricots-bleus aux lettres blanches ; je lis sur chaque visage le vœu qu’ils forment ; ils viennent demander le triomphe des couleurs françaises. Le commandant Charcot a bien voulu venir, et les commandants des vaisseaux de guerre l’accompagnent.

Je suis émue en entrant dans la douce chapelle illuminée de cierges suivie du flot de toute ma famille de Bretons, depuis les grands marins jusqu’aux tout petits.

Notre-Dame-des-Flots ! Tous agenouillés, la petite chapelle était juste assez grande pour nous contenir, mais toutes nos prières sont montées jusqu’à vous. Notre-Dame qui nous protégez !

Bien souvent je pense au pieux hommage de votre équipage, et si vous le permettez, Notre Dame des Flots nous nous agenouillerons encore à vos pieds.


RÉFLEXIONS DE L’ÉQUIPAGE


« Finlandia est un morceau de beauté posé sur la mer, qui navigue et se déplace dans l’harmonie de ses lignes… »

« Le vent mollit, ça nordit, il va beaucir et les yeux regardent l’horizon en espérance du beau temps ! »

« Ah ! Ma Dame, il en a pris pour son grade, l’houle l’a brutalé. »

« Quelle tête de bois, vrai, double bordée. Il est silencieux comme ceux de Dourduff. »

« Sale temps. Si le Bon Dieu était raisonnable, il ferait beau demain pour l’Aile.

« Béra, tu comprends, il est gros et il est lourd. »

« C’est un bateau de Norvège, quoi, et son temps c’est du gros temps, il ressemble à M. Anker, son propriétaire. »

« L’Aile, lui faudrait un temps léger, elle est fine, elle ressemble à ma Dame. »

Les Norvégiens insistent pour savoir si l’Aile sortira aujourd’hui.

Vaguement je réponds : « je ne sais pas, » car je sens leur désir de nous voir à l’essai.

« Nous ne serons probablement pas prêts ? »

Tanguy plus explicite répond tout haut :

« On le saurait qu’on ne vous le dira pas. »


MON NAVIRE


Adieux à « Finlandia »

Lorsque je quittai mon navire pour la dernière fois, mon cœur chavira, quelque chose s’était brisé en moi.

Une angoisse m’étreignit, et, en larmes, mes yeux le suivirent jusqu’au tournant du chemin.

C’est comme la séparation d’une personne très chère que l’on ne doit plus revoir ici-bas…

Et le deuxième adieu, un peu plus loin, du train, quand penchée à la vitre j’aperçus la mer pour lui donner un dernier regard.

RÉFLEXIONS


Je me retourne… je ne vois plus la mer !

Des collines barrent l’horizon.

Oh ! les arbres trop près, et la vie qui se rapproche à vous toucher !

Rien ne vient relever votre regard vers l’horizon…

Oh ! laissez moi fermer les yeux.


Une petite maison rose ; devant ses fenêtres trois cyprès, quelques oliviers, un pêcher en fleurs ; c’est assez. Il est inutile d’avoir un grand palais pour apercevoir par ses mille fenêtres la tristesse de la vie !

Car de cette petite maison rose la mer est au loin, elle, la divine, la calme qui a gardé la magie de faire rêver encore les hommes.

Je bénis mes larmes, toutes mes larmes.

Je ne renie pas ma plus petite douleur, et je remercie mon plus grand chagrin d’être venu jusqu’à moi.

Je suis ici, si je n’avais pas souffert, la compréhension ne serait pas venue s’abattre et la pitié aussi. Je n’aurais pas puisé la force de vivre solitaire.

N’attendant plus, ne demandant rien, avec sérénité, je sais que la mer est là tout près de moi qui m’attend, qu’elle me donnera ce que le monde m’a pris.

Son perpétuel mouvement m’apporte le renoncement ; en me penchant vers elle, elle dit tout bas, se berçant entre deux vagues ; le jour dernier arrivera à son tour.


Ne suis-je pas semblable à tous ces gens ?

Étrangère, parmi eux je reste l’Isolée. Je ne puis croire, penser, espérer, aimer, comme ces êtres qui me frôlent.

Je suis seule.

Oh ! ma chère solitude, compagne, abri sûr.

Les choses qui leur plaisent ne sont pas les choses que j’aime, et je ne désire pas leur expliquer pourquoi.

Oh ! le large, là-bas.

Le grand large, l’horizon, le lointain qui vous fait signe de son grand regard et qui vous conduit là-bas au loin, au — rêve — au silence, là-bas.


Rien n’est plus impressionnant, à bord, que l’écoulement monotone des heures ! Il vous semble voler des heures à la vie âpre, et lui dire : « Je suis trop lointaine, vous n’arriverez plus jusqu’à moi. »

Mais dans l’angoisse du retour, il faut sans défaillance reprendre le moule implacable avec, au coin des lèvres, ce sourire… qui n’est pas à vous et qui est, pour le monde qui vous regarde, devenu si distant de votre âme nouvelle.

Renouvelée.


Je sais que j’irai à Elle toujours. Celle qui garde mes secrets, mes espoirs et ma peine.

La mer qui me berce depuis toujours, m’endormira monotonement, toujours, au rythme de ces longues vagues lassées.

Je sais que mes yeux vont à elle, toujours, aussi le monde ne me connaîtra plus.


Comme je m’éloigne, comme je m’éloigne de tout, doucement, sûrement.

Rien ne me retient plus tout à fait, je m’échappe comme une galère qui ne vit que lorsqu’elle navigue sous toutes ses voiles.


La mer est un grand cadre d’eau où les visages s’effacent autrement vite que dans les cadres ordinaires.

De par le monde que vous traversez, s’il vous plaît d’avoir encore du cœur, hâtez-vous de fuir, et naviguez pour conserver jalousement le peu qui vous en reste afin d’en embellir vos heures.


Le bonheur n’existe pas chez tous. Il habite seulement quelques âmes.

Pour mettre son amour dans un navire et lui donner toutes ses pensées, il faut avoir enduré à terre quelques désillusions.

Ne plus gaspiller son cœur ! le confier à un navire, quelle sagesse !

Sans regret vous pouvez lui donner votre cœur, et le bonheur sera bien près de vous.

N’avez-vous pas remarqué que certaines gens n’avaient pas d’âme ? Ces âmes errantes se sont embarquées, pleines de lassitude, sur les bons petits navires.


Si les larmes abîmaient les yeux !

Pauvres yeux qui pleurent ; votre désespoir, à travers vos larmes, vous empêcherait de voir les cieux.

Les yeux qui auront beaucoup pleuré seront meilleurs.

Les bons yeux deviennent plus clairs à regarder en attente, là-haut, le doux espoir d’avenir.

Les yeux malheureux seront plus beaux.

Et les autres, ceux qui ne savent pas pleurer, comme attirés, regarderont toujours ceux remplis de larmes. Car, au fond des yeux qui pleurent vogue une âme errante.


« SALVATOR »


Un jour, à Villefranche, que Salvator était mouillé au milieu de l’escadre, je rentrais de Nice sur l’Aile I, après une dure régate ; en passant près du navire amiral, tous rangés, mes marins et moi, nous le saluâmes en allant prendre notre mouillage.

Or, ce soir-là, l’Amiral vint dîner à bord du Salavator.

— « Madame, me dit-il, j’ai ouï-dire que vous étiez un marin, cependant je ne vous ai pas vu à bord de votre petit bateau, qui, si aimablement, m’a salué ce tantôt ?

— Amiral, j’étais à mon bord ; mais si semblable à mes marins, que vous m’avez prise pour l’un d’eux, ce dont je vous remercie infiniment. »

Après cette réponse, je suis certaine que l’Amiral, dans sa pensée, emporta le souvenir d’un marin de plus.

MA SINCÉRITÉ, LA VOICI


Mes yeux contemplèrent, éblouis, la grande beauté de la mer.

Mon cœur désirait emporter tous ses trésors, faits de lumière et de reflets.

Je commençais à écrire.

J’éprouve aujourd’hui l’angoisse de n’avoir pu traduire ce que je voyais, j’ai la hantise et la crainte d’avoir abîmé ce que j’admirais.

En s’ajoutant aux yeux, le cœur les complète, et de par le vaste monde, ils deviennent une petite pensée, qui avant de se perdre dans l’infini, peut se faire entendre.

J’aime trop la beauté, pour avoir osé.

La mer est infinie, j’espère son indulgence.

La mer me pardonnera à cause de ma sincérité.


BRETAGNE


Tu es âpre.

Tu es pure.

Tu es belle.

Sous ton ciel nuageux, et tes ondes glauques, je renais.

Ton empire est total ; envoûtée chaque année, je me réfugie dans ta beauté que j’accepte comme consolation, comme récompense. Tu es persuasive, ton chant divin est enchanté.

Comme une apparition, tu te dérobes, et c’est les pieds meurtris par les genêts, les mains blessées aux roches, à la bouche le goût amer de tes goémons verts, que, dans une course folle, je m’aventure pour t’apercevoir.

En te retrouvant, je m’aperçois que tu es encore plus lointaine.

Oh ! Bretagne, je te regarderai aussi longtemps que mes yeux pourront voir.

C’est l’âme angoissée de ne pouvoir te conquérir, que je m’arrête le cœur battant, dans la crainte, dans le doute, je n’ose aller plus avant.

Bretagne, je viens à toi le cœur triste, et parce que j’ai souffert, ma tête se penche sur ta rude épaule.

Accepte l’offrande.

Ton étreinte mouvante m’enlace, et je reste car je suis bercée !


La Bretagne s’étend là-bas, pas loin de nous !

Farouche et simple, elle demeure inchangée, sur les rochers où elle se dérobe et se termine, laissant le monde se transformer tout autour d’elle. Sachant garder son caractère avec fierté, tournant le dos à la civilisation, d’elle, on peut dire qu’elle ne changera jamais.

La mer est trop autour d’elle ; elle l’enserre. Son enlacement mouvant, son étreinte humide la gardent avec jalousie.

Ses rivières s’écoulent et chantent en elle comme des veines. Ses rochers, sauvages, hérissés et âpres, seront toujours un mur comme un reproche pour l’étranger.

Ceux qui ne la comprendront pas, tant mieux. Comme la mer, on l’aime sans raisonnement. Comme une fatalité, sa beauté pèse sur votre imagination. On s’y attache ; elle vous appartient un peu. Sa solitude d’accalmie vous fait dire parfois : « Dans cette baie désolée, aux ajoncs dorés, où les bruyères et les chèvrefeuilles emmêlés font des haies de parfums ; dans ce chemin creux, près du calvaire, je vous emmènerai un soir… Vous verrez la mer au loin qui s’étend en rêvant, vous verrez les barques de pêche revenir au port comme un vol d’oiseaux apeurés ; avec le soir, les bords desséchés de la rivière se décoloreront en des teintes de laques anciennes. »

Puis, vous direz sans penser : « ma baie, mon chemin, mon calvaire. » Car vous croirez, en revenant, vous retrouver chez vous, tant vous y aurez laissé de vous-même.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Chère Bretagne ! À vous, je peux aller, le cœur triste ; en me promenant dans vos landes navrées, je puis vous offrir ma peine. Vous la comprenez ; n’êtes-vous pas la terre de ceux qui croient encore ?

Dans vos champs fleuris, où passe la brise de mer, mon âme s’effeuille doucement jusqu’à mon cœur, comme ces pétales qui s’éparpillent. Ces lieux calmes apportent en mon être troublé une résignation inconnue.

La vie est là, tout autour de moi, si simple, si paisible ! Une fumée bleue monte d’un chaume enfoui sous la verdure. Tout devient d’un attendrissement enfantin. Il paraît si facile de vivre, d’aimer, de mourir sans trop y penser ; le ruisseau emporte dans son bruissement mon espérance morte, aussi fatalement, aussi légèrement qu’une fleur de rose des prés.

En levant la tête, je vois le soleil qui enflamme un champ de genêts en fleurs. En fermant les yeux, il me reste des points d’or sous les paupières !

PAYS D’ARMOR


Pays d’Armor, je t’ai regardé infiniment.

Tu as compris dans mes yeux clairs mon don total.

Tu es venu le front haut, immense, les pieds nus dans les vagues, tu m’as enlacée dans une farouche étreinte.

Sous ton baiser profond, mon cœur appelé est monté jusqu’à mes lèvres.

Tu as mon cœur.

En naviguant de par le monde, d’autres beaux pays pourront m’arrêter au passage et me plaire certains soirs, par leur charme exotique.

Le désir alors d’arrêter ma vie de vagabonde, pourrait me saisir et me retenir en des pays lointains.

Mais je retournerai à toi, pays d’Armor, c’est à l’ombre de tes bras forts que je vis et que je m’endors, le soir, bercée dans la profondeur de ta houle.


LES YEUX BRETONS


Les beaux yeux Bretons !

Les yeux bleus qui chavirent, tout emplis de vague et de ciel.

Les beaux yeux bretons.

Les yeux noirs où le rêve profond des nuits sombres navigue dans la houle !


PROFIL


Du salon flottant, tout rempli de clarté, le front collé à la vitre, je regarde la mer démontée qui déferle avec bruit, elle passe vite et sombre, échevelée, en crêtes d’écume emportée, renversée.

Sur ce fond de délire, je contemple là-bas, pays d’Armor, ton profil muet.

Il s’est imposé sur le fond de la nuit noire, tout de beauté et de fierté, dessiné à l’encre de Chine.

Cette nuit de tempête et la rumeur même des vagues qui s’enfuyaient, où sont-elles, que sont-elles devenues ?

Mais le souvenir de ton profil aux découpures parfaites, n’a pas quitté ma mémoire ?

Où est la tempête ?

Où sont les vagues ?

Ton profil, là-bas, demeure.

ORAGE


Le navire glisse, malgré sa vitesse, pas la moindre brise. Rien.

Le calme absolu.

L’orage partout nous enveloppe, nous enserre. L’air étouffant nous écrase, irrespirable.

Il est minuit.

Le ciel est lourd d’étoiles, par instant une d’elles s’échappe, glisse, tombe à travers le ciel dans l’infini, comme une perle ou une larme.

Les étoiles continuent à tomber sur la mer ; devant cette beauté environnante, mon cœur s’émeut d’assister à une telle fête.

La côte de Bretagne est là, sous une couche de nuages épais, comme un fantastique écran ; sans interruption, le ciel s’illumine derrière ces nuées, laissant voir la cité nettement, sous un violent éclairage.

Les yeux, à force de fixer, font mal et vacillent devant cette débauche d’éclairs qui illuminent la mer jusqu’au navire.

Le déchirement de l’orage se continue.

Les nuages immobiles sont une muraille.

L’air est étouffant.

Pas la moindre brise.

OUESSANT POUR TOUS NAVIRES


Il fait froid, — il fait noir dehors.

La mer est calme entre le Havre et Biarritz, mon navire va sa route.

Assise dans le salon bleu, tout imprégné du souvenir de la Coupe de France, les mêmes fleurs embaument en se fanant.

Il fait calme, je me repose.

Je regarde les photographies de Béra et de l’Aile ; je rêve à cette semaine inoubliable, si riche d’émotions et de beau sport. On frappe à la porte. C’est le T. S. F. qui entre avec une fiche à la main.

La nuit est froide et il fait tout noir.

Voici la communication :

« Ouessant, pour tous navires, mine à la dérive par 46-13 N. et 6° 34 W. E. (Gr.) ».

— « Bien, va montrer ça au Commandant. »

Je vais à la chambre de veille. Là, sous la puissante lumière… les cartes blanches s’étalent, la mine en dérive est là, à ce point, à 90 milles de nous ; inutile de changer de route.

N’est-ce pas une merveilleuse invention que de pouvoir aider pareillement les navigateurs ?

À peine une demi-heure s’est-elle écoulée après la découverte de cette mine, que tous les navires, dans un rayon de 600 milles, apprennent que là, tout se cache pour eux un danger mortel.

Par cette nuit noire, seule à mon bord où chaque petit événement prend sa place, j’admire cette grande nouvelle qui embarque comme un miracle.


MA DOULEUR


J’ai emporté ma douleur sur ce rocher désert et, seule, au milieu du silence, j’en contemple l’étendue.

Le ciel et la mer s’étendent indéfiniment autour d’elle et de moi.

La nature est ma grande consolatrice ; je me blottis contre elle ; réfugiée dans sa beauté, je me laisse bercer comme une enfant blessée pleure dans les bras de sa mère qui la console en l’endormant.

Étais-je faite pour tant souffrir ?

Oh ! l’agonie étouffante qui monte du cœur et qui se brise dans la gorge ! les larmes qui glissent, monotones, des yeux grands ouverts fixant au loin des horizons qu’ils ne voient pas !

Seule, plus que jamais seule, je cherche, dans mon chagrin, l’isolement.

J’ai mouillé les deux ancres dans le pays de tristesse ; mon cœur ne sera pas assez fort pour remonter le courant !

Ma destinée s’est accomplie. Il s’est fait un grand silence ; un vide effrayant m’entoure ; quelque chose de moi s’est arrêté, et j’attends… quoi ? J’ai brisé le lien qui me retenait au rivage, prisonnière, mon cœur est devenu une île.

Sans crainte, je regarde ma vie en face. Rien ne me fait plus peur ; je sais que ce qui peut arriver ne dépassera pas ce qui est déjà.

J’ai emporté ma douleur sur ce rocher désert et seule, au milieu du silence, j’en contemple toute l’étendue.


LE SOLEIL


Le soleil s’endort à l’horizon.

Le jour se termine dans l’attente de l’apothéose, la nature, comme en suspens, attend, écoute, la disparition merveilleuse de l’astre divin.

Le ciel n’est jamais pareil, chaque fois, les yeux enivrés, suivent angoissés, la fuite éperdue, l’éparpillement, la débauche de cette folle fête !

Oh ! la mer qui retient longtemps après le départ fantastique, les rayons et les couleurs pour s’en embellir et s’en parer comme d’un grand manteau, avant de s’étendre et de s’en envelopper pour dormir.

Mon cher navire, adieu !

Je songe que je riais de bonheur lorsque je vous ai choisi entre tous les navires.

« Il vaut mieux avoir aimé et perdu, que de n’avoir jamais aimé. »

Je vous avais apporté toutes mes pensées, et vous étiez mon orgueil.

Maintenant, vous vous éloignez ; à l’horizon s’enfoncent mes souvenirs et les illusions qui me restaient.

La consolation du monde est d’abîmer ce qui le quitte. Moi, je vous regarde partir. Tu t’en vas plus beau que je t’ai trouvé, égoïstement superbe. Je t’ai donné tout ce que j’avais : mes tristesses, mes espoirs. Tu t’es nourri de mon affection et, plus magnifique, tu glisses sur l’eau, indifférent, tandis que, restée à terre, je te regarde t’éloigner à travers mes doigts et mes larmes qui coulent.

Le ripolin de ta coque fut choisi par moi, comme ta ligne de flottaison, la forme des lettres de ton nom, l’or adouci de ta proue et de ta poupe, où mes initiales en algues comme un enlacement, te disent mon attachement.

Les coursives, la passerelle, la cheminée, pas le moindre détail de peinture, de vernis ou de cuivre qui ne fut exécuté par mes braves Bretons, guidés par moi, depuis trois années.

Lorsque tout ce grand travail fut accompli, je suis obligée de me séparer de toi !

Oh ! mon cher navire, tu avais une âme ! tous ceux qui t’ont vu l’ont sentie !

Une grande âme de douceur.

Sur la passerelle c’était l’action, l’énergie, la qualité de mer, le devoir aussi.

Dans le salon bleu, près de la chambre de veille, la vie de mer continuait, adoucie et rêveuse, c’était un peu un salon de corsaire :

Boussoles, mappemondes, sabres d’abordage, pistolets, livres de pirates ; c’était tout un rêve d’arrimages.

La bibliothèque, lourde de livres, où à travers les fenêtres, le monde passait !

Nuits d’étoiles, nuits de tempêtes et de rumeurs aussi, les jours calmes perdus d’immensité, les pays avec leurs montagnes glissaient.

J’ai vu le monde à travers les fenêtres !

Le grand salon où l’âme du navire se réfugiait parfois, dans la tête égyptienne de marbre noir — énigmatique — de pensées fortes et de sérénité.

Ici la musique régnait, le grand piano sombre et la harpe claire où les divans, verts et profonds retenaient les têtes penchées de ceux qui écoutaient, tout baignés d’enchantement.

Ma chambre où je pensais à mon navire à la tombée du jour.

L’âme extasiée de beauté, je rayonnais doucement et je te bénissais pour le bonheur d’éloignement que tu me donnais.

Mon navire, je t’ai eu par énergie pure, volonté et amour ; j’ai peut-être forcé la destinée, car j’ai su par toi surmonter et supporter mille tourments.

Mais quelle récompense de te commander et de te voir par nuit admirable, naviguer sur une mer infinie !

Il ne faut rien forcer. Il ne faut rien retenir. Il faut vivre chaque jour avec la force de la journée. Ce que l’on attire trop durement se casse, ce que l’on retient trop serré s’échappe. Je te perds d’avoir trop voulu t’avoir.

Va ! navigue sur toutes les mers, continue ton ensorcellement.

Moi, je m’arrête de chagrin et de fatigue. Mes yeux élargis contiennent trop d’horizons et las ils se ferment appesantis d’infini…

Mais mon désir inassouvi de lointains voyages vient d’embarquer sur une goëlette qui passait !…


(22-5-23).