Une Étude sur Le Play

Une Étude sur Le Play
Revue des Deux Mondes6e période, tome 12 (p. 897-910).
UNE ÉTUDE SUR LE PLAY

M. le comte Léon de Montesquiou a publié, pour les rattacher, ou montrer de quelle manière ils se rattachent, à la cause monarchique, une étude sur Bonald (le Réalisme de Bonald) et une étude sur Auguste Comte (le Système politique d’Auguste Comte). J’ai lu ces très bons livres, et si je n’ai pas parlé du Bonald et du Comte, c’est parce que j’ai si souvent entretenu le public de ces deux personnages ! Mais j’ai moins parlé de Le Play et ceci m’est une occasion très agréable d’en discourir, car le livre de M. de Montesquiou est fort bien fait.

M. de Montesquiou était dans une situation un peu délicate en l’écrivant ; car il est « nationaliste intégral, » c’est-à-dire monarchiste et il est de ceux qui mettent avant tout la question de la forme du gouvernement et qui disent : « Politique d’abord ; » et Le Play est à peu près indifférent à la forme du gouvernement et il prendrait volontiers pour maxime le mot de Lamartine : « Quel que soit le gouvernement, l’aider à bien faire ; quel que soit le gouvernement, l’empêcher de faire mal. » M. de Montesquiou blâme cet « indifférentisme, » ou, pour mieux dire, cette indifférence, puis montre, avec pleine raison, que Le Play ne laissait pas d’être plutôt monarchiste que républicain.

Sur ce second point, je ne ferai aucune objection à M. de Montesquiou.

Sur le premier, je dirai que je ne suis presque pas de son avis. Assurément, j’ai mes préférences et l’on peut savoir qu’elles sont pour la République avec institutions aristocratiques ; mais, tout compte fait, je crois que la forme du pouvoir supérieur est, à peu près indifférente et que République avec institutions aristocratiques ou Monarchie avec institutions aristocratiques se valent très bien, de même que République démocratique et Monarchie absolutiste se valent pareillement et sont pareillement détestables.

L’argument des monarchistes contre ceux qui sont dans mes idées est celui-ci : « La démocratie est destructrice par essence et la monarchie n’est destructrice que par accident. » Ceci me paraît admirablement faux. La monarchie française a été destructrice de toutes les libertés françaises et c’est-à-dire de toutes les forces françaises, les libertés étant les mises en action des énergies individuelles ou des énergies associées, et donc elle a été destructrice de la France, non pas comme le croit Le Play depuis 1661, mais depuis l’avènement de Richelieu, jusqu’en 1789. C’est peut-être accidentel ; mais c’est un accident un peu long. La monarchie française, pour laquelle, à d’autres égards, je professe un grand respect, a été centralisatrice à outrance et c’est-à-dire destructrice, autant qu’elle le pouvait, de toutes les énergies individuelles ou associées, depuis Richelieu jusqu’à Louis XVI inclusivement ; la monarchie française a révoqué l’Édit de Nantes depuis 1695 jusqu’aux décrets de tolérance de Louis XVI, et je dis elle l’a révoqué activement, avec persécutions, pendant tout ce temps : et c’est accidentel, mais c’est ce qu’on appelle un accident prolongé.

La vérité est que tout despotisme, qu’il soit monarchique ou qu’il soit démocratique, n’admet aucune décentralisation et prétend, toujours, par une chaîne serrée de fonctionnaires allant du sujet isolé au pouvoir central, ramasser en lui tous les pouvoirs et imposer à tous une unique et indiscutable et inflexible volonté.

Donc Monarchie absolue et Démocratie c’est à très peu près la même chose ; il n’y a que des nuances. Donc le scepticisme relatif de Le Play pour ce qui était de la forme du pouvoir supérieur se comprend très bien. Il se disait : Je suis décentralisateur et libéral. Ni la démocratie ni la monarchie absolue ne veulent liberté et décentralisation. Et aussi république aristocratique et monarchie intelligente et même, si cela se rencontre, démocratie intelligente, peuvent admettre liberté et décentralisation. Rome a été libérale (non décentralisatrice) en république aristocratique ; elle a été libérale et décentralisatrice sous un certain nombre d’empereurs intelligens. Donc, je suis indifférent à la forme du gouvernement.

Je trouve qu’il n’était pas loin d’avoir raison.

Quant aux principes directeurs de la Révolution française, il les trouvait détestables. Ces principes, on le sait, ne sont pas du tout Liberté, Egalité, Fraternité ; ils sont Egalité et Souveraineté de la majorité. Or Le Play, précisément parce qu’il est libéral, n’a aucune tendresse ni pour l’Egalité ni pour la Souveraineté de la majorité.

Voici la suite de sa pensée.

Il est libéral. Il a donné une des meilleures définitions que je sac lie de la Liberté ; il a dit : « Les peuples libres et prospères assurent à chaque individu, dans la vie privée comme dans la vie publique, toute l’indépendance dont il peut jouir, même à son détriment, pourvu qu’il ne porte atteinte, ni à l’indépendance des autres individus, ni aux intérêts généraux de la société. On peut appliquer convenablement à un tel régime le mot liberté… »

Il faut seulement remarquer que, le mot étant amphibologique, comme tous les mots, ce mot de liberté jeté aux foules leur fait croire à une indépendance individuelle, sinon absolue, du moins extrême et qui ne s’arrête ni devant la liberté des autres ni devant l’intérêt de l’État, et voilà pourquoi le libéral, il faut le savoir, même quand on l’est, contient l’individualiste, et l’individualiste contient le libertaire, et le libertaire contient l’anarchiste ; ou plutôt, l’une de ces mentalités peut conduire à l’autre et celle-ci à la troisième.

De plus, il ne faut pas ignorer que les révolutions égalitaires prononcent, sérieusement peut-être, le mot de liberté et sont par essence hostiles à la chose. La Révolution de 1789 a mis le mot liberté sur ses écussons et « plus j’observe et plus j’arrive à constater que la date de 1780 serait plutôt la date initiale de l’amoindrissement graduel de la liberté. »

Sur ce point, il y aurait à discuter. Le Play a raison et a tort. Avant 1789, il y avait plus de libertés et moins de liberté. Il y avait plus de libertés fragmentaires et moins de liberté nationale. Il y avait beaucoup de libertés provinciales, municipales, associationnelles, corporatives, beaucoup plus, — c’est parfaitement vrai, — que dans la France moderne ; mais il n’y avait pas de liberté nationale, c’est-à-dire de droit, pour la nation de refuser son argent au pouvoir central, si ce pouvoir ne gouvernait pas dans l’intérêt du pays. C’est là, proprement, la liberté nationale, et, là où ce pouvoir existe, il y a liberté nationale et, là où il n’existe pas, il n’y en a point.

Or cette liberté nationale est la garantie des libertés partielles, et voilà pourquoi, — je reviens, — ces libertés partielles, sous l’ancien Régime, n’existaient pas, en réalité n’existaient pas. Elles existaient par tradition, par habitudes, par effet de la chose acquise, par effet de la possession ; elles existaient historiquement pour ainsi dire, mais elles n’existaient que précairement. Oui, il y avait des libertés corporatives, mais elles étaient gênées partout par la juridiction incohérente du temps ; oui, il y avait des libertés municipales, des maires élus, etc. ; mais ils étaient continuellement contrecarrés et entravés tant par les gouverneurs, que par les intendans ; oui, il y avait indépendance de la magistrature ; mais on faisait un coup d’Etat contre elle tous les dix ans et dans toutes les circonstances où cette indépendance eut été utile à la liberté nationale ; oui, il y avait des Etats d’élection, c’est-à-dire des provinces qui avaient un parlement ; mais des décisions de ces parlemens on ne tenait jamais compte. Il ne faut pas savoir un mot d’histoire de France pour croire qu’il y ait eu ou liberté ou libertés en France depuis Richelieu.

Ce qui trompe, c’est que l’on commence par recevoir des professeurs d’histoire cette idée générale que la monarchie française était une monarchie absolue ; puis, quand on fait de l’histoire sérieusement, on s’aperçoit qu’à la vérité, il n’y avait en France aucune liberté nationale puisqu’il n’y avait pas de parlement maître de la bourse, mais qu’il y avait une foule, une quantité innombrable de libertés particulières, et l’on se dit : « Quelle bêtise mes professeurs m’ont enseignée ! » puis enfin, quand on pousse encore plus loin, on s’aperçoit que ces libertés particulières n’existaient que sur le papier, ne se réalisaient un peu qu’en temps de trouble, somme toute, n’avaient rien de solide et que ni liberté, ni libertés n’existaient réellement sous l’ancien régime. Sur ce point, l’ignorance donne la vérité, un peu de savoir en éloigne, et beaucoup de savoir y ramène. Le mot définitif est bien celui de Mme de Staël : « L’ancienne Constitution française, une admirable constitution, mais qui n’a jamais été qu’enfreinte. » De sorte qu’avec l’ancienne Constitution française appliquée on ferait, je l’ai toujours dit, une très belle France libre, une admirable France libre, mais une France qui ne ressemblerait en rien du tout à l’ancienne France.

L’histoire de France depuis 1620 c’est la monarchie confisquant toutes les libertés françaises, l’Empire continuant de les confisquer, la Démocratie, par un détour, les confisquant encore davantage. Mais la différence cependant de l’ancien régime au nouveau c’est que le régime parlementaire est par lui-même la liberté nationale, qui fait la nation indépendante de celui qui règne, est par lui-même la République. Nous sommes en République depuis 1789.

Et cette République peut, sous un consul génial et populaire, être asservie ; et elle peut par elle-même être effroyablement despotique ; je l’ai assez dit pour que l’on croie que je le sache ; mais elle est en son essence la liberté nationale et la liberté nationale est bonne en ceci que, sous le régime qu’elle constitue, on peut conquérir des libertés particulières qu’elle pourra garantir, ce qui est bien peu de chose, me direz-vous ; ce qui vaut mieux, vous répondrai-je, qu’un régime où les libertés particulières ne peuvent qu’être suspectes et être violées et ne peuvent, du reste, être garanties par rien du tout.

De l’idée de Le Play sur la liberté plus grande sous l’ancien régime que depuis sa chute, voilà ce que j’avais à dire.

Du reste, partant de la très belle et très juste définition de la liberté qu’il a donnée et que nous avons consignée plus haut, il montre bien,, il conclut très bien que la liberté ainsi comprise est très bonne parce qu’elle est une contrainte. Mais oui, et tout libéral le sait bien. La liberté étant le droit de faire tout ce qui ne nuit pas au droit d’autrui et tout ce qui ne nuit pas à l’intérêt général, est très restreinte, et, en dernière analyse, on s’aperçoit que, l’individu étant tout seul et les autres étant très nombreux et le droit de l’Etat, son droit vrai, à savoir la sauvegarde de l’intérêt de tous étant encore très considérable, la liberté est plus limite qu’elle n’est élargissement. On s’aperçoit de plus qu’elle est surtout le respect de la liberté des autres, ou qu’elle ne se fait sentir de nous, comme impérieuse, imposante et vénérable, que dans le respect de la liberté des autres, que par conséquent, en dernière considération, elle est une charité, une fraternité et donc une contrainte morale, une admirable et infiniment salutaire contrainte morale, mais une contrainte et c’est ce que Le Play a très honnêtement dit dans cette très belle maxime : « Ceux qui recherchent la liberté en secouant le joug de la loi morale » d’abord ne se rendent pas compte de ce que c’est que la liberté, et ensuite « sont bientôt frappés de décadence ; on ne conserve la prospérité qu’en restant soumis à ce joug ; à dire vrai, le plus pariait régime de liberté n’est qu’un régime de contrainte morale. » — Excellent.

Pour ce qui est de l’égalité, Le Play est assez original en ce sens qu’il démontre, et fort bien, que, depuis 1789 ou plutôt depuis le milieu du XVIIIe siècle, en France, c’est l’idée de tout le monde et ce n’est le sentiment de personne. Tout le monde dit : égalité ! et met cela dans la loi pour molester les supériorités ; mais tout le monde ne rêve pour lui que supériorité. Tout le monde veut s’élever au-dessus de son voisin, de son parent et particulièrement de son père, tout le monde veut se distinguer et être décoré de quelque chose pour se distinguer de la foule ; tout le monde, et cela est bien significatif en un temps où la noblesse ne rapporte rien, tout le monde veut être noble ou avoir l’air de l’être.

Or, une chose qui est une idée, et n’est pas un sentiment, n’est pas fondée et n’a pas de force, et de ce discord entre le sentiment et l’idée qu’on a d’une chose, il résulte que la chose est faite avec une telle maladresse qu’elle ne produirait, fût-elle bonne, que ses mauvais résultats. Et c’est ainsi que l’égalité française sert de prétexte à l’envie à l’égard des supériorités et à l’extermination des supériorités dans les élections et dans les faveurs du pouvoir ; et écarte les supériorités de toutes les places où elles seraient utiles ; mais ne soulage point du tout et n’aide point du tout les humbles et les faibles et par conséquent a toutes les mauvaises suites qu’elle peut avoir, mais ne produit aucun des bons effets qu’elle pourrait produire.

Au nom de la liberté d’abord, de la moralité ensuite et enfin de l’intérêt général, ce que Le Play a attaqué le plus vigoureusement dans la nouvelle France, c’est le régime successoral ; c’est l’obligation imposée au père de, par sa mort, partager également ou à très peu près ses biens entre tous ses enfans. Cela, à lui qui voulait la famille forte et se continuant forte à travers les âges, a été son grand cheval de bataille. Il voulait, sinon le droit d’aînesse, auquel il tenait peu, quoique le préférant au partage égal, du moins la liberté testamentaire.

Au point de vue de la liberté, il est bien évident que refuser au père de famille le droit de laisser son bien ou la plus grande part d’icelui à l’un de ses enfans est une mainmise de l’Etat sur le travail libre de l’individu. L’Etat dit à l’individu :

— Pour qui travailles-tu ?

— Pour moi, pour agrandir ma personnalité et pour me faire plus libre.

— Soit ; mais, après toi, pour qui travailles-tu ?

— Pour celui de mes enfans que je jugerai qui me continuera le mieux.

— Non ; tu dois travailler également pour tous tes enfans.

— Alors, ce n’est pas moi qui reste, c’est vous !

— Oui, évidemment.

— Donc, vous considérez ma propriété comme vous appartenant.

— Sans doute.

— C’est le « droit éminent de propriété » que l’ancienne monarchie, que la monarchie absolue s’attribuait sur tous les biens de ses sujets.

— Parfaitement !

— Je ne me croyais pas à ce point de l’autre côté de 89.

— Tu croyais donc qu’il y avait quelque chose de changé ?

— Oui.

— Tu es naïf. Il y a bien quelque chose de changé, mais ceci seulement que l’ancienne monarchie, tout en proclamant son droit éminent de propriété, respectait le droit d’aînesse, tandis que nous, nous l’abolissons.

— Ah !

Au point de vue de la moralité, il résulte du partage obligatoire que le père de famille peut-être travaille plus quand il a plusieurs enfans, voulant assurer à chacun une part suffisante encore ; mais peut-être aussi travaille moins, précisément en considération de ce partage et se disant qu’il est inutile de se donner tant de peine pour un résultat qui sera toujours si mince ; et ne soignant pas un domaine qui sera partagé ou plutôt qui, pour être partagé, devra être vendu ; en tout cas, travaille avec moins de goût, avec moins d’amour, comme aurait travaillé avec moins de goût et moins d’amour un ouvrier du moyen âge qui aurait été sûr qu’aussitôt après sa mort la cathédrale à laquelle il travaillait serait démolie.

À ce même point de vue de la moralité, il résulte du partage égal que la dépopulation augmente. La seule manière de remédier aux inconvéniens du partage forcé, c’est en effet de restreindre le nombre des héritiers. On ne veut pas que nous ayons un aîné ; nous en aurons un malgré tout en n’ayant qu’un fils. Les paysans, par exemple, n’ont devant eux que cette alternative : « Ou, insoucieux de l’avenir, ils se multiplient conformément à la loi de nature, et alors, renonçant à la loi d’équilibre qui garantissait leur bien-être, ils arrivent à une condition inconnue dans les autres sociétés, celle de propriétaire indigent ; ou bien, plus réfléchis, ils fondent sur la stérilité relative du mariage la prospérité de leurs descendans, et c’est alors l’intérêt national qui se trouve sacrifié. »

Au point de vue de cet intérêt général, ajoutez ceci. Ce que les révolutionnaires, en décrétant le partage égal, ont voulu détruire, c’est un élément d’aristocratie, à savoir la famille forte et continuant d’être forte sur un domaine qui, de génération en génération, ne change pas de mains. Cela était pour eux un élément aristocratique. Les philosophes précurseurs de la Révolution, à la vérité, n’ont rien dit du tout contre le droit d’aînesse. Le Play s’en est assuré et je puis dire qu’à ma connaissance aussi, je ne vois rien chez eux qui vise ce prétendu abus. Mais les révolutionnaires, férus de cette idée qu’une génération ne doit pas enchaîner la génération suivante, ont voulu d’abord ruiner l’autorité des parons : on voit par la lecture des débats de la loi de 1793 que les orateurs se plaignent que les pères de famille usent du droit de tester pour perpétuer dans leurs familles des sentimens hostiles au nouveau régime. Ils ont voulu ensuite disséminer les grandes fortunes « toujours dangereuses dans les Républiques. » Et cela est vrai, dit Le Play, qu’on visait surtout les grandes fortunes ; mais on les atteignait toutes, et la loi devait peser encore plus lourdement sur la petite propriété que sur la grande.

Au fond, on visait la famille se continuant forte, parce que, comme tous les despotismes, on ne voulait que des individus et des individus faibles. C’est exactement le raisonnement qu’a tenu en 1803 le Parlement anglais, quand, voulant détruire en Irlande l’influence des catholiques, il leur imposa le partage égal, sauf si le fils aîné du catholique était protestant : « Cette loi, remarquait Edmond Burcke, devait conduire à d’importantes conséquences. Par l’abolition du droit d’aînesse, peut-être à la première génération et certainement à la seconde, les familles des papistes, si respectables qu’elles soient, si considérables que soient leurs fortunes, seront certainement anéanties et réduites à l’indigence, sans aucun moyen de se relever par leur industrie et leur intelligence, étant empêchées de conserver aucune sorte de propriété. »

A la vérité, Napoléon Ier qui, despote, ne pouvait avoir que les mêmes vues sur ce point que les conventionnels, tout en maintenant l’égalité des partages, y faisait une exception par l’institution des majorats et il recommandait la chose à son frère Joseph en lui faisant considérer que, d’une part, par le partage égal, on ruinait les grandes familles ; mais que, d’autre part, par les majorats on en créait d’autres dévouées corps et âme au pouvoir qui les leur aurait assurés ; mais il n’avait raison que dans la première partie de son raisonnement, et il avait tort dans la seconde ; car, par le partage égal, on brise en effet les grandes familles, mais par les majorats on en crée d’autres qui ne sont dévouées au pouvoir qui les leur a donnés que pour une génération ; comme toujours, le grand improvisateur ne voyait que l’instant présent et en considération de l’instant présent ; et ce qui reste vrai de sa doctrine sur ce point, c’est seulement que le partage égal détruit la famille forte et que le contraire, majorât ou liberté testamentaire, la fait forte et indépendante.

On sait que les Anglais sont tellement persuadés que le partage égal est une cause d’affaiblissement social, qu’au congrès de 1815 les Anglais, voulant restreindre nos frontières du XVIIe siècle, et n’ayant pas obtenu à cet égard tout ce qu’ils désiraient, le représentant de l’Angleterre se consola en disant : « Après tout, les Français sont suffisamment affaiblis par leur système de succession. » On sait le mot, bien souvent répété, de Balzac : « Le titre des successions du Code civil qui ordonne le partage égal des biens est le pilon dont le jeu perpétuel émiette le territoire, individualise les fortunes en leur ôtant une stabilité nécessaire et qui, décomposant sans recomposer jamais, finira par tuer la France. »

L’objection la plus forte, je crois, qui ait été faite contre Le Play et ceux qui sont dans les mêmes idées sur ce point est celle-ci : sous le régime du Code civil le père de famille est libre de disposer d’une certaine part de ses biens. Or il est fort peu de pères de famille qui usent de cette faculté. Si la loi leur accordait la liberté testamentaire, il est donc assez évident qu’ils n’en profiteraient pas pour avantager un de leurs fils. — Ce n’est pas si évident. Vous êtes libre de disposer du quart de votre fortune. Pour si peu, vous ne testez pas et vous laissez l’Etat tester pour vous. Les choses seraient très différentes sans doute si vous aviez la disposition de votre fortune tout entière.

La réponse à l’objection me parait assez bonne. Cependant je crois qu’ici les mœurs sont assez d’accord avec la loi et que la tendance générale du père de famille français est au partage égal. Le Français, beaucoup plus sensible que rationnel, et qui a peu le sentiment ou l’idée de la famille indéfiniment forte à travers les âges, le Français peu aristocrate, en un mot, et c’est ce qu’il est le moins, mais très bon père, incline naturellement à sacrifier l’idée de la famille indéfiniment forte, idée que du reste il n’a pas, à l’amour égal qu’il porte à tous ses enfans. Il est très vrai que le partage égal est une institution antinationale ; mais c’est une institution qui, désormais, est dans les mœurs autant que dans la loi et qui fait partie de la sensibilité française. Il est douteux que, si funeste qu’elle soit, cette réforme soit réformée.

Une des idées générales auxquelles Le Play a attaché son attention avec le plus de curiosité, c’est cette idée de Rousseau sur la bonté essentielle de l’homme, sur l’homme né bon et dépravé par la société, sur l’homme sorti bon des mains du Créateur et perverti par le fait de vivre avec d’autres hommes, etc. M. de Bonald avait déjà protesté contre cette théorie et, bien entendu (Bonald est Rousseau retourné, comme de Maîstre est Voltaire retourné), avait pris juste le contre-pied de la doctrine de Rousseau. Il avait dit : « Nous sommes mauvais par nature, bons par la société. Ainsi tous ceux qui, pour constituer la société, ont commencé par supposer que nous naissons bons, frappés des désordres que la société n’empêche pas et oubliant tous ceux qu’elle prévient, ont fini, comme Jean-Jacques, par croire que la société n’était pas dans la nature de l’homme. Ces écrivains ont fait comme des architectes qui, pour bâtir un édifice, supposeraient que les pierres viennent toutes taillées de la carrière et les bois tout équarris de la forêt. »

Je laisse de côté la comparaison de Bonald, à laquelle je ne suis pas sûr, à ma honte, de comprendre grand’chose, et je retiens sa pensée : l’homme naît mauvais ; c’est le fait d’être forcé de vivre en société qui le rend bon ; ou plutôt, car fuyons ses formules tranchées qu’inspire le démon de l’antithèse, c’est le fait de vivre en société qui atténue ses défauts essentiels. Retenons ceci.

Le Play à son tour proteste contre l’idée cardinale de Rousseau, mais, d’une part, en serrant de plus près l’idée, et d’autre part en considérant surtout la doctrine par le côté de ses conséquences : « Selon cette funeste doctrine, nous explique-t-il, le mal qui désole les sociétés est étranger à la nature même de l’homme. Il est le fruit des institutions et des mœurs et il faut les changer jusqu’à ce que le règne du bien soit établi. Le problème social n’est pas, comme on l’a cru jusqu’ici, de faire respecter par les sociétés comme par leurs chefs les institutions qui ont donné aux peuples la plus grande source de prospérité ; il consiste, au contraire, à détruire ces institutions pour extirper la source du mal et rendre à l’homme son état originel de perfection. Les jeunes générations étant moins que les autres éloignées de cet état, il faut autant que possible les soustraire à l’influence de l’âge mûr et de la vieillesse. »

Le Play a ici très bien démêlé la double tendance anarchique, qui est comme contenue dans la pensée centrale de Rousseau : dérober l’homme à la société qui le corrompt, et par conséquent détruire la société ; dérober l’enfant à la famille qui le pervertit et, par cela même, détruire ou affaiblir singulièrement la famille. On ne peut pas mieux isoler le microbe anarchique de Rousseau.

Maintenant, reprenons ; qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ? II est purement absurde de déclarer l’homme foncièrement et primitivement bon. Il est purement absurde de déclarer l’homme foncièrement et primitivement méchant. L’homme, tel que nous le voyons avec nos yeux, et tel que nous le voyons dans l’histoire aussi haut que nous puissions remonter, étant bon et méchant, il est infiniment probable qu’il est bon et méchant depuis le commencement de la vie sur la planète. Et c’est encore mal dire : je retrouve encore ici ce mot « l’homme » qui, avec raison, était insupportable à Joseph de Maistre. Il n’y a pas d’« homme, » il y a les hommes, et les uns sont bons et les autres sont méchans, ou plutôt il y en a chez qui les bons instincts dominent et d’autres chez qui dominent les mauvais. Enfin il y a du bien et du mal dans l’humanité, voilà ce que nous savons ; il y a toujours eu du bien et du mal dans l’humanité, voilà ce que nous pouvons supposer avec vraisemblance.

Maintenant, la société a-t-elle rendu l’homme plus méchant, ou l’a-t-elle rendu meilleur ? Question préalable : il n’y a pas lieu de se demander si l’homme a été autre qu’il n’est avant l’invention sociale, parce qu’il a toujours vécu en société ; l’homme est un animal social, politicon dzoon. De cela je ne suis pas sûr du tout. De ce que l’homme a un très fort instinct social et de ce qu’il a, aussi, un très fort instinct d’indépendance ; de ce qu’il n’est pas, ou, comme les animaux sauvages, purement individualiste, ou, comme les fourmis et les abeilles, purement et exclusivement social ; de ce qu’il est intermédiaire entre ces deux catégories d’animaux, de ce qu’il est très social et très individualiste, de ce qu’il est complexe et de ce qu’il est mixte ; de tout cela j’ai toujours conclu, au contraire, hypothétiquement, sans doute, mais enfin j’ai conclu avec vraisemblance, je crois, qu’il a vécu asocialement d’abord et socialement ensuite ; qu’il a vécu d’abord à l’État solitaire et errant avec rapprochemens sexuels accidentels, puis à l’état familial, [mis à l’état grégaire, puis, les troupeaux humains se rapprochant et arrivant à se toucher par suite de la multiplication de l’espèce, à l’état social. Voilà mon hypothèse et les raisons d’icelle.

L’état social a donc sa date dans l’histoire. La société est née un jour, un jour dans telle région et un autre jour dans telle autre ; mais elle est née un jour.

A-t-elle amélioré les hommes ou les a-t-elle pervertis ? Elle les a, comme j’ai essayé de le prouver dans mes Préjugés nécessaires, elle les a changés. Elle a changé tous leurs sentimens anciens, et elle leur en a même donné de nouveaux. Il est clair, en effet, qu’en exigeant d’eux le dévouement et le sacrifice à l’intérêt commun, elle a exigé d’eux des vertus qu’ils n’avaient pas, qu’ils ne pouvaient avoir et qui n’existaient pas sur la terre, si ce n’est dans les sociétés animales. Elle les a convertis d’animaux sauvages en animaux sociaux.

Les a-t-elle améliorés pour cela ?

Oui, non.

Oui ; car en leur faisant de la douceur une nécessité, elle a mis en eux cette qualité qui peu à peu, par l’hérédité, est devenue instinctive.

Non : car un contrariant leur individualisme, elle a exaspéré ceux d’entre eux qui étaient assez ancestraux pour ne pas pouvoir souffrir l’invention sociale et elle en a fait des brigands, des bandits et des assassins.

Oui ; car elle a créé les vertus de « bêtes de troupeau, » patience, labeur tranquille et tenace, obéissance aux autorités établies, quelles qu’elles fussent, ce qui est un bien, car, comme a dit Pascal, « le plus grand des biens, c’est la paix. »

Non ; car en créant des supérieurs et des inférieurs, elle a créé l’ambition, le désir d’être supérieur et ainsi, comme elle l’éteignait chez les uns, développé jusqu’à la fureur chez les autres ce même instinct sauvage, ce même instinct de rapine dont je parlais tout à l’heure, avec tout son cortège de procédés violens ou de procédés de fourberies : les ambitieux sont les bandits sociaux, les bandits qui ne sont pas en révolte contre l’état social, mais s’en servent pour assouvir leurs appétits.

Oui ; car elle a créé la vertu même, la vertu n’étant pas l’innocence, la vertu étant la résistance au vice qui peut se réaliser et l’innocence étant l’ignorance du vice, et l’innocence étant le privilège (ou à peu près) de l’état de nature et la vertu ne pouvant exister que dans l’état social.

Non ; car elle a créé le vice, en lui permettant, dans les grandes agglomérations, de se satisfaire, en lui donnant les occasions de se satisfaire, et, par les cruelles nécessités de la misère, en lui donnant une matière qu’il peut mettre en œuvre et une mine qu’il peut exploiter.

Oui ; car elle a créé la médiocrité protégée par les lois, vivant en sécurité et s’entretenant à peu de frais de pensées nobles, de lectures saines, de religion consolatrice et fortifiante, d’arts aimables et agréablement puérils.

Non ; car au-dessus (comme on dit) et au-dessous de cette médiocrité qui est le souverain bien, elle a créé la richesse et la misère qui sont également corruptrices.

Ainsi de suite et vous savez si l’on en peut dire long.

La société est donc une nécessité de l’histoire du genre humain qui n’a rien de vénérable, dont on peut dire tout le bien possible et tout le mal possible, qui a fait du mal et qui a fait du bien, qui a perverti l’homme et qui l’a amélioré, qui l’a changé en mieux, qui l’a changé en pire et dont il n’y a rien à affirmer si ce n’est qu’elle l’a changé.

Donc, Rousseau a raison et Donald a raison. Mais chacun a raison latéralement. Celui-là seul est dans le vrai qui affirme bilatéralement et qui assure que l’homme a toujours été bon et mauvais, puisque, s’il ne l’avait pas été en puissance, il ne le serait pas devenu et qui assure que la société ne l’a rendu ni meilleur ni pire, mais a rendu pires ceux qui étaient mauvais et meilleurs ceux qui étaient bons. La société n’a ni créé le bien, ni créé le mal ; elle a étendu le registre du mal et du bien.


Le bon M. Le Play n’est pas un bien grand philosophe ni un bien grand sociologue. En le prenant par ses idées générales on l’amoindrit un peu, parce que ses idées générales, encore que fort intéressantes en ce qu’elles sont, ne sont pas, tout compte fait, ce qu’il a de meilleur. Et il faut bien que je dise à M. de Montesquiou qu’en le prenant par ce côté-là et particulièrement en faisant suivre l’analyse de sa doctrine d’une anthologie des plus grands penseurs du XIXe siècle, il nous a rendu service ; mais non tout à fait à lui. Ce qu’il y a d’excellent dans Le Play, ce sont les cent mille observations de détail sur la vie sociale en Europe, ce sont les mille monographies précieuses du livre incomparable à cet égard : les Ouvriers Européens.

Il n’en reste pas moins que le petit volume de M. de Montesquiou met en bonne lumière quelques considérations de Le Play qui sont intéressantes et qui font réfléchir. Il avait raison souvent. Depuis 1750 environ, la France sème des idées qui, pour la plupart, sont stériles, ou sont à contresens de l’histoire. En beaucoup de cas, elle est bien représentée par la vignette de ses timbres-poste : elle sème contre le vent.


EMILE FAGUET.