Une Étude de mœurs antiques. — La Délia de Tibulle

LA
DÉLIA DE TIBULLE

O Richter, Delia, ein Beitrag zur Lebensgeschichte Tibull’s. (Rheinisches Museum für Philologie. N. F. XXV, 518-527. Frankfurt a. M. 1870.)

Le souvenir que les belles âmes laissent après elles sur la terre s’évanouirait tôt ou tard, si la piété de l’historien n’aimait à recueillir jusqu’aux moindres reliques de ceux que l’humanité acclame comme ses héros et dans lesquels elle contemple l’idéal de sa propre nature. Le plus pur, le plus tendre, le plus sympathique des poètes, le doux Tibulle, ne nous est connu que par ses poèmes et par quelques vers d’Horace et d’Ovide. Celui-ci n’était guère fait pour comprendre cette âme simple et candide, et celui-là n’avait point l’idée de cette exquise sensibilité, déjà un peu maladive, qui fait de Tibulle, comme de Virgile, un poète presque tout moderne. Certes ils sont bien tous deux de notre sang et de notre race. Notre langue est comme un écho affaibli de l’idiome fort et sonore dans lequel ils chantèrent, et jusqu’au plus profond de notre conscience retentit et vibre toujours la note aimée que nul n’oublie lorsqu’il l’a une fois entendue.

Même langue, mêmes idées. Cette Italie romaine peut à peine s’appeler une moyenne antiquité; notre civilisation moderne y plonge par toutes ses racines. Cet héritage de Rome, qui fit jadis notre force, fait aujourd’hui en partie notre faiblesse. Notre conception de l’état, notre idée de l’administration, notre façon d’entendre la liberté, nos formules naïves d’égalité, la creuse rhétorique à qui nous décernons les premiers honneurs de l’esprit français, tout, jusqu’à nos codes et à nos méthodes d’enseignement, est un legs de l’antique génie romain. Voilà pourquoi, lorsque nous lisons une églogue de Virgile ou une élégie de Tibulle, il nous semble par momens que c’est un compatriote, un ancêtre divin de notre Lamartine qui nous tient ainsi sous le charme.

Tandis que d’autres peuples ont eu de vraies épopées, une poésie lyrique et dramatique incomparable, une littérature originale, puissante, éternelle comme la beauté et la vérité qu’elle reflète, la littérature des Romains n’a été, pour ainsi dire, qu’une littérature de seconde formation, comme la nôtre, dans la période classique, n’a été qu’une littérature tertiaire. Et cependant aucun des glorieux chantres de l’Ionie, aucun poète de l’Hellade, aucun écrivain d’Athènes n’a trouvé, comme Virgile et Tibulle, ces accens pénétrans de tristesse sereine, de douce mélancolie, qui vous font rêver des choses infinies.

C’est surtout dans cinq élégies célèbres du premier livre de Tibulle, toutes consacrées à Délia, que l’on retrouve cette note suave et attendrie de la muse latine. Tibulle est bien de cette famille de poètes qui, comme Virgile, ont la rougeur prompte et « la tendresse du front[1]. » Timide et réservé, un peu gauche et naïf peut-être, l’âme sereine et constamment élevée, Tibulle a l’innocence, la grâce chaste et suprême d’un bel enfant pensif. A ne considérer que l’ensemble, ses compositions ne sont guère que des lieux-communs poétiques, des réminiscences, très affaiblies il est vrai, d’écrivains grecs, des thèmes d’école sans aucune originalité, qu’on a lus cent fois chez tous les poètes du temps. Telle élégie n’est qu’une mosaïque où chaque pièce, travaillée avec un goût exquis, a été rapportée avec un art consommé. Tibulle avait évidemment dans ses tiroirs des descriptions du Tartare et des Champs-Elysées, des tableaux de l’Aurore et de la Nuit, des incantations et des malédictions de sorcière, petits chefs-d’œuvre de ciselure dont il se servait comme d’ornemens pour relever la beauté de son œuvre immortelle.

Notez que ces ornemens, qui nous semblent si artificiels, sont précisément ce qui valait déjà le plus d’applaudissemens aux poètes dans les lectures publiques. La difficulté vaincue, l’habileté de main, la science approfondie de tous les secrets de la langue et du rhythme, étaient comme aujourd’hui bien plus estimées que l’inspiration véritable. La poésie d’Ovide nous donne une très juste idée des goûts littéraires qui, dès l’époque de Tibulle, commençaient à régner. Nul doute que Tibulle lui-même n’ait cru s’immortaliser par le genre de perfection dont nous parlons. On voit de reste qu’il ne songe qu’à bien dire, et il y a pleinement réussi. Il est, comme dit Quintilien[2], le plus pur et le plus élégant des élégiaques. Toutefois Tibulle ne nous ferait guère songer à Virgile, s’il n’avait été qu’un virtuose de la forme. Si nous associons volontiers ces deux noms, si le souvenir de l’amant de Délia nous paraît uni à la mémoire du chantre de Didon, un peu, il est vrai, comme le lierre au chêne, c’est que Tibulle est tout autre chose qu’un versificateur, c’est qu’il a laissé échapper, malgré lui peut-être, de ces cris du cœur qui retentissent jusque dans les âges futurs, c’est qu’il a aimé avec assez de puissance pour faire entrer dans l’idéal les êtres qui ont charmé et torturé son cœur, c’est qu’il a tressailli du frisson sacré qu’éprouvent les grands poètes devant la nature.


I.

«Marchand, jette l’ancre, décharge ton vaisseau, tout est vendu[3]. » C’était là un dicton passé en proverbe parmi les gens de mer, pirates ou marchands, qui des côtes de Phénicie, de Syrie, de Pamphylie, de Cilicie, abordaient avec leurs cargaisons d’esclaves dans l’île de Délos. La traite des blancs, fort commune dans toute l’antiquité, était un trafic comme un autre, mais plus lucratif, bien connu pour procurer des fortunes colossales. Les pirates de l’ancien monde. Phéniciens ou Grecs, de l’Asie antérieure aux colonnes d’Hercule, n’ont jamais cessé d’être les rois de la mer. Aux temps même où Rome était dans toute sa puissance, on vit ces audacieux marins pousser leurs barques jusque dans les ports d’Italie, enlever des préteurs romains. Pompée, d’un coup terrible, fit tomber leur insolence; mais le commerce des hardis écumeurs de mer n’en fut nullement atteint. D’ailleurs Rome consommait en quoique sorte à elle seule plus d’esclaves que le reste du monde, et ses pourvoyeurs étaient bien aises qu’il existât de grands marchés où, comme à Délos, on pouvait en un jour importer et exporter des « myriades » d’individus de cette espèce.

L’Asie-Mineure et la Syrie, pays où la misère et la servitude semblent avoir été de tout temps des fatalités sociales, étaient naturellement les régions les plus riches en ce genre de denrée. On volait sans vergogne ce qui d’aventure ne voulait point se vendre. Là où le marchand avait échoué, le pirate triomphait, entraînant pêle-mêle dans une razzia des gens de tout âge et de toute condition. Si quelque homme libre, si quelque citoyen romain se trouvait parmi eux, protestait, devenait un embarras, on lui rendait la liberté après l’avoir rançonné, ou l’on se défaisait de cette marchandise compromettante en la vendant à quelques receleurs discrets qui, avec le fouet et les supplices, tiraient presque autant d’un homme libre que d’un esclave véritable, et n’avaient garde de laisser arriver aux magistrats la voix du malheureux. A Rome, dans les bouges de la voie Suburra ou de la voie Sacrée, près du temple de Castor, le Grec des îles, au fin et dur profil, montrait à l’acheteur des créatures de prix fort divers, les pieds blanchis à la craie, exposées sur une sorte d’échafaud tournant. Là, entassés comme un vil bétail, des troupeaux de Lydiens, de Cariens, de Mysiens, de Ciliciens, tous gens de peu de valeur, étaient parqués près des foules de Syriens, « l’espèce d’hommes la plus dure au mal[4], » de Sardes et de Corses d’un prix encore moindre, de Cappadociens, de Bithyniens, de Liburnes, de Germains et de Gaulois, estimés comme porteurs de litières, de Numides, coureurs excellens, d’Éthiopiens, baigneurs athlétiques, de Phrygiens, de Lyciens et de Grecs asiatiques, fort recherchés pour le service de table, les belles-lettres, la musique et la danse. On rencontrait dans ces bazars jusqu’à des Indiens, des Parthes, des Daces, des Alains. Quant aux Juifs, qu’on ne distinguait pas toujours des Syriens, des Phéniciens, des Égyptiens et des Chaldéens, ils devaient être fort nombreux. Tout cela payait l’impôt, les droits d’exportation, d’importation et de vente[5]; mais les esclaves de choix, les sujets rares et de haut goût, les objets de luxe en un mot, que le marchand dérobait aux regards du vulgaire, c’étaient, avec les tout jeunes enfans d’Alexandrie, les nains difformes, les monstres, les fous, les bouffons, les pantomimes et les histrions, qui, depuis la fin de la république, formèrent avec les joueurs et les joueuses de flûte, de psaltérion et de sambuque, l’accompagnement obligé des repas et des fêtes de tout riche Romain.

Pourquoi la sainte Délos, lieu de pèlerinage pour toute la Grèce du continent et des îles, où tous les cinq ans des théories parties d’Athènes, de Milet, de Samos, célébraient encore à l’époque romaine ces fêtes d’Apollon et d’Artémis où des chœurs de jeunes gens et de jeunes filles, au son de la flûte et de la cithare, chantaient des hymnes et exécutaient ces danses fameuses dans lesquelles on représentait le drame sacré de la sombre Latone et la naissance de ses blonds enfans, — pourquoi l’île flottante de Délos, dont aucune sépulture ne souillait les flancs vierges, était-elle devenue un des plus célèbres marchés d’esclaves de l’ancien monde, une terre maudite où les captifs, entassés sur le sable des grèves, devaient laisser toute espérance? Je ne sais; mais, outre qu’il faut se bien garder de transporter dans l’antiquité notre philanthropie romantique, Délos devait à sa position géographique et à l’inviolabilité de son territoire le renom d’être une des places de commerce les plus sûres et les plus fréquentées. Après la destruction de Corinthe, c’est de Délos que l’Italie tira tous les articles de luxe d’origine orientale jusqu’à l’époque des guerres de Mithridate, époque où fut anéantie dans un épouvantable massacre presque toute la population commerçante de l’île, composée surtout d’Italiens. C’est alors que Pouzzole, cette c petite Délos, » comme l’appelait le poète Lucilius, trafiqua directement avec la Syrie et Alexandrie.

Délos n’est point la seule île de la mer Egée où le commerce d’esclaves ait été florissant. Chios, Samos, Lesbos, les grandes cités d’Éphèse et de Milet, sur les côtes de l’Asie-Mineure, ont eu la même célébrité. Les esclaves gardaient souvent le nom du pays d’où ils venaient[6], et, bien que cet indice soit quelquefois trompeur, on doit cependant en tenir compte. Ainsi il pouvait arriver qu’on appelât « Lesbienne » une esclave achetée à Lesbos, mais venue d’une tout autre contrée, dont nul ne savait plus le nom, pas même l’esclave, laquelle avait peut-être été enlevée tout enfant, ou était née de parens déjà captifs. Cependant les noms d’esclaves que nous trouvons dans Plaute et dans Térence, Ion, Ephesius, Thessala, Lydus, Syra, Lesbia, Phrygia, etc., sont un bon critérium de l’origine ou de la provenance des classes serviles à Rome. Si l’esclave avait été élevée avec soin, si elle dansait avec la grâce voluptueuse des Ioniennes, si au son des crotales, du tambour de basque, des castagnettes de Bétique, elle était habile à imiter les pas et les mouvemens lascifs des danseuses de Cadix, si elle savait chanter avec charme une ode de Sappho, quelque molle mélodie, quelque légère chanson des bords du Nil, en frappant du plectrum d’ivoire les cordes d’une lyre, ou en promenant deux belles mains sur la harpe de Phénicie, ou tout simplement si elle était jolie et plaisait à quelque Romain, celui-ci achetait au marchand la belle captive et la faisait affranchir. C’était là l’histoire de presque toutes les femmes du demi-monde (de celles du moins qui n’étaient pas étrangères et ne s’étaient point rachetées de leur propre pécule), de toutes ces affranchies, adulées comme des reines par la jeunesse de Rome, célébrées à l’envi par les élégiaques latins, par Gallus, Tibulle, Properce et Ovide. Cette histoire-là était aussi ancienne que commune ; on était habitué à la voir représenter dans les comédies : c’est le sujet du Persan de Plaute par exemple où Toxile, pour le dire en passant, conseille à un leno (sorte de ruffiano antique) d’acheter une belle fille que des pirates sont censés avoir enlevée.

Si quelque fière matrone romaine, très pure encore dans quelques grandes familles, les cheveux noués avec la vitta, superbement drapée dans les longs plis de la stola et de la palla tombant jusqu’aux talons, écrase d’un regard hautain la petite affranchie d’hier, — vile esclave qui peut-être porte encore au sein et sur les bras la trace des coups de fouet et des piqûres d’épingle, créature vénale qu’un beau fils a tirée à prix d’or de quelque impur repaire, mais qu’on ne saurait sans doute ni aimer ni prendre au sérieux, — celle-ci, l’affranchie, n’a pas moins de mépris pour les malheureuses aux bottines crottées, à la mitre peinte, qui parcourent la voie Sacrée ou se tiennent aux environs du Cirque. Bonnes amies de gardes-moulins, reste de galans enfarinés, délices des canailles d’esclaves, horreurs parfumées de lavande que jamais homme libre n’a voulu toucher, filles à deux oboles, scorta diobolaria, quelles injures les affranchies ne jettent-elles pas à la face des pécheresses de bas étage ! Elles se vengent ainsi du dédain des matrones. « Elles font de nous grand mépris parce que nous ne sommes que des affranchies, » s’écrie une femme de cet ordre dans la Cassette[7]. « Oui, moi et ta mère, dit-elle à Silenium, nous avons fait le métier de courtisane. Elle t’a élevée comme j’ai élevé ma fille, pour moi; vos pères étaient de rencontre. Ce n’est point par dureté de cœur que j’ai fait prendre à ma fille l’état qu’elle exerce, mais je ne voulais pas mourir de faim. » Et comme Silenium insinue avec une naïveté touchante qu’il aurait mieux valu la marier : «Par Castor! ricane la vieille, elle se marie tous les jours. »

Bien des affranchies ne pensaient point ainsi et préféraient marier leur fille. Elles-mêmes allaient avec leur enfant habiter la maison du mari. Voilà précisément comme Délia et sa mère nous apparaissent dans les poèmes de Tibulle. Nous savons d’une manière positive que ces deux femmes appartenaient à la classe des affranchies. Après comme avant son mariage. Délia n’attacha jamais ses blonds cheveux avec la vitta des matrones, jamais elle n’embarrassa ses pieds dans les plis de la « longue stola. » C’est un de ses amans, Tibulle lui-même, qui nous l’apprend dans des vers où il n’y a pas ombre de dépit ou d’amertume d’aucune sorte[8]. On pense bien d’ailleurs qu’un poète comme Tibulle, dont les manières étaient naturellement grandes et délicates, se serait bien gardé de faire une telle allusion, si elle avait pu blesser Délia; mais jamais sans doute il ne vint à l’idée de cette jeune femme de vouloir passer pour une patricienne. Elle connaissait sa condition, et savait qu’il lui manquait bien plus qu’une longue robe et des bandelettes pour devenir l’égale de la mère et de la sœur de Tibulle. Délia paraît avoir été une étrangère, une fille de l’Asie-Mineure ou des îles de l’Archipel, peut-être une Syrienne. Il n’est pas dit un seul mot de son père, qui semble bien aussi « avoir été de rencontre. » Sans avoir la prétention de dire avec certitude quelle fut la patrie de Délia, on peut supposer qu’elle ou sa mère venait des pays d’Orient, d’où la plupart de ces femmes tiraient leur origine. Était-elle de Délos? Elle y naquit peut-être, mais elle n’était certes pas plus Grecque qu’Italienne. Contentons-nous de ce résultat négatif. Telle autre amie de poète à jamais immortelle, dont on croit savoir le vrai nom, n’est guère mieux connue. Je ne voudrais pas ébranler la foi de ceux qui voient dans la Lesbia de Catulle la patricienne Clodia, la sœur du fameux agitateur Clodius, la femme de Q. Metellus Celer; mais il faut bien reconnaître que nous n’en avons aucune preuve directe, aucun témoignage contemporain, et que l’opinion actuelle demeure une supposition vraisemblable, sinon une pure hypothèse[9]. Je ne crois pas qu’il faille tenir grand compte du fameux passage d’Apulée (Apol., p. 106, Oud.), où l’on a cru retrouver les noms des amantes de Catulle, de Ticidas, de Properce et de Tibulle. C’était un esprit prodigieusement actif et curieux que celui d’Apulée, mais si faux et si bizarre que le personnage semble avoir quelque chose de fantastique, d’équivoque, de glissant et de peu sûr, comme ces gros serpens sacrés qu’il dut voir bien souvent au fond des vans mystiques, enroulés sous des feuilles de lotus, dans les innombrables mystères auxquels il se fit initier. Songez que le passage en question est dans un plaidoyer, sorte d’écrit où l’on se pique rarement de critique historique, que notre avocat se propose uniquement d’écarter une accusation, et déclare que, si ses adversaires ont raison, ils devront aussi incriminer Catulle, Ticidas, Properce et Tibulle, lesquels ont tous chanté leurs belles sous des noms fictifs. « Plania est dans son cœur, Délia dans ses vers, » s’écrie-t-il en parlant de Tibulle. L’antithèse est jolie, et de cette élégance recherchée qu’on aimait fort dans les écoles d’Afrique; mais qui donc a révélé à ce rhéteur carthaginois tant de choses précieuses sur la biographie intime des plus grands poètes latins? Où les a-t-il prises? Comment personne ne paraît-il les avoir connues avant lui? Je ne dis pas qu’il a forgé les noms qu’il cite; il les a sans doute tirés de quelque insipide recueil anecdotique de ces temps absolument dénués de critique. En somme, on comprend la réserve de Catulle, si ce poète a été l’amant de la patricienne Clodia; mais quelle apparence que Ti- bulle ait eu les mêmes scrupules à l’endroit d’une affranchie? Dira-t-on que cette affranchie était mariée? Oui, certes, elle l’était: l’excellent travail de M. Otto Richter a surtout pour objet d’établir que les cinq élégies où il est fait mention de Délia s’adressent toutes à une femme mariée; mais à Rome comme à Paris il y avait bien des sortes de mariage. C’est peu de dire que Délia était mariée, si l’on ne demande tout aussitôt : comment l’entendez-vous?

On n’attend pas de nous sans doute quelque nouvelle déclamation sur cette fameuse « orgie romaine, » qui n’a jamais existé que dans l’imagination des ascètes, des rhéteurs et des poètes, tous gens de peu de critique. Les mœurs de Rome aux temps de César et d’Auguste ne différaient guère des nôtres. Elles rappelaient celles qu’on a toujours observées dans les grands centres de population cosmopolite aux époques de civilisation très avancée. Il y avait à Rome des patriciens, des chevaliers, des affranchis, dont les richesses prodigieuses, accrues par l’usure, le fermage des impôts publics et les rapines de toute sorte exercées sur le monde entier, dépassaient de beaucoup les plus grandes fortunes de ce temps-ci. Il y avait dans la même ville 520,000 citoyens inscrits sur les registres de distribution de vivres. César réduisit en vain ce nombre à 150,000. Le « paupérisme, » sorte de maladie sociale qui se développe fatalement avec le luxe au sein des grandes agglomérations d’hommes, n’est point chose qui cède à des mesures administratives, avec l’opulence des uns, la misère des autres avait augmenté. En haut, sur les sommets inaccessibles d’un lumineux olympe, loin, bien loin de la terre où les nations leur dressent des statues, le chœur des dieux et des demi-dieux, pour qui l’existence est une fête éternelle; en bas, aux plus obscures profondeurs, misérable et famélique, la vile multitude, oh! la plus vile et la plus hideuse qui fut jamais, dirais-je, si elle s’était saturée d’alcool autant que notre populace! Quant à la classe moyenne, il y avait longtemps qu’elle avait entièrement disparu à Rome. « Grands seigneurs et mendians, tous deux cosmopolites à égal degré, voilà, dit Mommsen, tout ce qui restait dans la ville. » Lorsqu’à l’avènement du principal ce qu’on appelait encore le peuple romain perdit le prix de ses votes et de ses cris dans les émeutes, il fallut bien le nourrir, ce peuple, et l’amuser. Juvénal a dit le mot, mais la chose existait depuis longtemps. Il suffit de relire l’inscription d’Ancyre pour se bien persuader qu’Auguste amusa le peuple par les jeux du cirque qu’il donna, les spectacles de gladiateurs, les combats d’athlètes, les chasses de bêtes d’Afrique, de même qu’il le nourrit par ses innombrables distributions de blé, de sesterces et de deniers. Ce peuple-là n’avait plus de romain que le nom. « Depuis longtemps, dit Appien, le peuple romain n’était plus qu’un mélange de toutes les nations. Les affranchis étaient confondus avec les citoyens, l’esclave n’avait plus rien qui le distinguât de son maître. Enfin les distributions de blé qu’on faisait à Rome y attiraient les mendians, les paresseux, les scélérats de toute l’Italie. » Admirez maintenant la naïveté des historiens modernes qui, après le meurtre de César, après la mort d’Auguste, de Tibère, et, j’imagine, de tous les empereurs, s’étonnent et s’indignent de ne pas voir renaître la république ! Il ne manquait pour cela que des citoyens. Quelques misérables hallucinés, sorte de maniaques dangereux, un fou furieux, Cassius, un hypocondriaque, Brutus, un esprit étroit et borné, Caton, purent bien éteindre en un instant l’immortel génie qui avait assuré pour des siècles la durée de la puissance romaine et propagé jusqu’aux limites de l’Occident une civilisation supérieure d’où est sorti le monde moderne : l’univers, étonné de tant d’impiété, laissa aux dieux eux-mêmes le soin du châtiment, et, loin de répondre aux cris de délivrance qu’avaient poussés les conjurés, les peuples se rangèrent en silence pour éviter jusqu’au contact des parricides.

Dans une telle société, il y avait longtemps que le caractère sacré, essentiellement religieux du mariage antique avait disparu des mœurs. En se mariant, l’homme n’associait plus la femme au culte secret de ses ancêtres et des dieux de sa famille : il suivait la coutume, recherchait quelque avantage, ou obéissait aux lois. D’ancêtres, il ne pouvait en être question pour cette tourbe cosmopolite d’affranchis, sans passé et sans tradition, qui à la troisième génération devenaient dans leurs petits-fils des citoyens romains, des chevaliers, voire des sénateurs. Tout homme né libre, à moins qu’il ne fût sénateur ou fils de sénateur, pouvait épouser une affranchie; il en avait des enfans légitimes. La loi Julia permit aux chevaliers cette sorte d’union. Rome fut ainsi peuplée d’étrangers qui servirent à recruter les tribus, les décuries, les cohortes même de la ville. Par contre, on ne voyait que Romains et Italiens dans les provinces, en Gaule, en Asie-Mineure, en Afrique. La vie commune à Rome était celle d’une ville où le luxe et le plaisir sont la grande affaire, où s’enrichir, faire fortune à tout prix, paraît à chacun le commencement de la sagesse, où les classes serviles, — nous dirions aujourd’hui les classes industrielles, — pâles et frémissantes de désirs, trouveraient douce la mort, s’il leur était donné de s’étendre un instant sur le lit d’or des voluptés banales où se vautrent leurs patrons.

Les élégans, les petits-maîtres, tous les gens du bel air ne se mariaient plus. Avoir des enfans, procréer des « citoyens » pour l’état, cela paraissait grossier et presque ridicule à de fins lettrés comme Properce. Le mal, on le sait, datait de loin. Bien avant l’époque de Tibulle et d’Horace, le censeur Q. C. Métellus le Macédonique, 131 ans avant notre ère, exhortait déjà les Romains à ne pas s’exempter d’une charge publique, bien lourde sans doute, mais qu’il fallait subir par devoir et en bon patriote. Auguste, qui lut dans le sénat et fit connaître au peuple par un édit le discours de Métellus, Auguste, qui se présente à nous, dans l’inscription d’Ancyre, comme un réformateur des mœurs, qui par de nouvelles lois entreprit de faire revivre les coutumes et les usages des ancêtres, essaya vainement, dès 727 de Rome, de combattre le célibat chez les deux sexes. Neuf ans après, il ne fut guère plus heureux avec les lois juliennes, ni plus tard encore avec la loi Papia Poppœa, qui frappait de peines très sévères les hommes de vingt à soixante ans non mariés, ou qui, au-delà de vingt-cinq ans, n’avaient point d’enfans, et les femmes de vingt à cinquante ans non mariées, ou qui, au-delà de vingt ans, étaient sans enfant. Cette loi, dit Tacite, ne fit pas contracter plus de mariages ni élever plus d’enfans. On s’en douterait bien un peu, même sans ce grave témoignage. Là où nous ne voyons aujourd’hui qu’un assez lourd contre-sens d’Auguste, une faute de goût toute romantique qui surprend fort dans un esprit si lucide et si juste, les contemporains que la loi atteignait ont vu un véritable attentat contre ce que les modernes devaient appeler la liberté individuelle, notion encore bien confuse, mais dont on commençait d’avoir un vague sentiment. En cessant d’être citoyen, le Romain devenait homme. Une très haute philosophie, peu comprise, bien que très répandue à Rome, la doctrine d’Épicure, présentait volontiers le célibat comme une condition de paix, de sérénité, d’indépendance spirituelle et de vraie liberté. Sans doute, chacun usait de cette liberté d’une manière un peu différente, et ce n’était pas toujours la philosophie qui gagnait ce que l’état perdait.

Mais il faut avouer que le mariage, tel que l’avaient fait les nouvelles mœurs, n’était guère de nature à tenter les gens délicats, amoureux du repos et de l’étude, ou simplement soucieux de leur honneur. Dans les derniers temps de la république, le mariage était devenu une union passagère, une sorte de contrat de louage aussi facilement rompu que conclu; renouvelé à volonté sans le moindre empêchement, il laissait aux deux époux toute liberté de se livrer à leurs fantaisies. Le divorce, si contraire à l’institution religieuse du mariage et à peu près inconnu à Rome jusque-là, était maintenant un événement de tous les jours. Les registres publics étaient couverts d’actes de divorce. Les grands avaient donné l’exemple. Sylla, comme Pompée, épousa cinq femmes. César quatre comme Antoine, sans compter Cléopâtre. La fille bien-aimée de Cicéron, Tullia, eut trois maris. On comprend que Sénèque, avec sa manière de dire un peu exagérée qui rappelle le convitium sœculi de nos prédicateurs, ait eu quelque raison d’écrire que certaines femmes de noble race ne comptaient plus leurs années par le nombre des consuls, mais par celui de leurs maris. La grande liberté qui régnait dans ces sortes d’unions dégénérait bien vite en une tolérance réciproque souvent très large. Un moyen infaillible de se couvrir de ridicule, de passer pour un rustre qui n’entend rien aux belles manières de la ville, c’était de paraître jaloux. Ovide et Sénèque, le poète libertin et l’austère moraliste, notent tous deux à leurs points de vue les mêmes traits de mœurs. « Amusez-vous, ô belles, dit la Dipsas du poète de Sulmone; celle-là seule est chaste que personne ne prie d’amour. Si elle n’est point novice, c’est elle qui fait le premier pas... Se fâcher contre une épouse adultère, quelle grossièreté!.. Si tu es sage, sois indulgent, quitte cet air sévère et ne revendique pas tes droits d’époux. Cultive les amis que te donnera ta femme (elle t’en donnera beaucoup!). Honneur et crédit te viendront ainsi sans fatigue aucune. Tu seras de tous les festins de la jeunesse, et tu verras dans ta maison mille objets que tu n’y auras point apportés[10]. » Et le philosophe : « A-t-on aujourd’hui la moindre honte de l’adultère? On en est venu au point qu’une femme ne prend un mari que pour irriter les désirs de l’amant. La chasteté est une preuve de laideur...[11]. »

L’homme du monde le mieux doué pour la vie innocente et facile, pour les studieux loisirs, un Virgile, un Tibulle, échappait difficilement à l’élégante corruption d’une telle société. Tout jeune homme bien né qui ne se serait pas affiché avec une courtisane célèbre, qui n’aurait pas entretenu une femme mariée, aurait passé aux yeux des dames romaines pour un débauché de bas étage, pour un coureur de servantes[12]. Les lois juliennes semblèrent surtout tyranniques à cette classe de délicats et de raffinés qui avaient appris à connaître aux dépens d’autrui tous les inconvéniens du mariage. Quant aux femmes, on pense bien qu’elles avaient trouvé le moyen d’éluder ces lois tout en paraissant s’y soumettre. Prendre pour mari un homme pauvre, sans autorité dans la maison, qui supporte sans plainte les amis de sa femme et sache à merveille qu’au moindre signe de rébellion il sera mis à la porte comme un amant ruiné, voilà un des artifices dont usaient souvent les riches affranchies. D’autres au contraire avaient un mari avide, une vieille mère rapace, qui les poussaient en quelque sorte dans les bras de l’amant. L’adultère passait dans les mœurs de la famille; on en vivait. Horace nous montre l’épouse qui se lève devant l’époux, son complice, pour suivre quelque vil ruffiano ou quelque patron de navire dont la ceinture renferme assez d’or pour payer toutes les hontes[13]. Dans Juvénal, cet honnête homme (je parle du mari) a l’air de compter les solives ou de ronfler sur les verres[14]. Il ne voit rien, ne sait rien, n’entend rien; il dort. Pour tout le monde? Non, certes. De là le vieux proverbe : non omnibus dormio. Que le mot soit de Cepius ou d’un autre, il peint fort bien en sa brièveté l’intérieur de certaines maisons romaines. Le madré compère distingue très nettement dans son rêve le geste furtif de l’esclave qui s’apprête à saisir quelque coupe de falerne; mais ce qui parfois le fait vaguement sourire, ce qui l’empêche en apparence de voir et d’entendre, c’est la vision de son propre nom qui luit en lettres d’or dans le testament des galans de sa femme.

Telle se montre Délia entre son mari, sa mère et ses amans. Tibulle se vante en propres termes d’avoir plus d’une fois endormi le mari : il lui faisait boire du vin pur; lui, il mettait de l’eau au fond de sa coupe, si bien que la victoire lui restait[15]. Tibulle était-il dupe? J’ai bien peur que le mari eût pu dire avec Ovide :

Ipse miser vidi, quum me dormire putares.


Le poète était jeune et sans doute fort novice lorsqu’il connut Délia. Que lui importait d’ailleurs? Jamais il n’a été jaloux du mari. Celui-ci tenait peu de place dans la maison, il s’effaçait à propos, et n’était mis en avant par la vieille mère que lorsqu’il s’agissait d’éloigner un amant importun ou ruiné.

Nous avons eu la mère d’actrice ; les anciens avaient la mère d’affranchie et de courtisane. Dans les poèmes de Tibulle, la mère de Délia n’est appelée qu’une seule fois de son nom de « mère. » Selon que le poète est dans la joie ou dans la douleur, c’est une « bonne et douce vieille, attentive, précieuse comme l’or, » ou une « sorcière rapace, » et même une «entremetteuse. » Alors il accumule sur le chef branlant de la misérable ces malédictions terribles dont tous les poètes du temps se montrent si prodigues à l’endroit des vieilles de cette sorte. « Que les âmes dolentes des amans malheureux voltigent autour d’elle, et qu’en tout temps la chouette sinistre crie du haut de son toit! Bondissant sous l’aiguillon de la faim, qu’elle aille arracher l’herbe des tombes et ramasser les ossemens abandonnés par les loups voraces! Qu’elle coure nue par les villes en hurlant, poursuivie de carrefour en carrefour par des chiens furieux[16]. » Au contraire, si des ressentimens plus ou moins graves ne l’égarent point, Tibulle reconnaît volontiers tout ce que la mère de Délia a fait pour le rendre heureux. Dans la sixième élégie, il a laissé percer un sentiment affectueux très réel sous l’expression dédaigneuse de sa reconnaissance. « Si je t’épargne, ce n’est pas pour toi, ma Délia ; mais ta mère me touche, et cette excellente vieille désarme ma colère. C’est elle qui t’amène vers moi dans les ténèbres, qui, toute tremblante, nous met dans les bras l’un de l’autre. C’est elle qui la nuit m’attend immobile à la porte, et de loin reconnaît mon pas. Vis longtemps pour moi, douce vieille ! Combien je voudrais pouvoir ajouter mes années aux tiennes ! Toi, et ta fille à cause de toi, toujours je vous aimerai. Quoi qu’elle fasse, c’est ton sang[17]. »

Je ne sais, mais il me semble que la mère de Délia revit pour nous avec des traits au moins aussi nets et accusés que le triste mari de la belle enfant. Décrépite, hideuse comme toutes les vieilles femmes des pays méridionaux, elle aime sa fille comme une louve, et la défendrait avec ses ongles contre tout le genre humain. Misérable esclave de Syrie ou des îles de l’Archipel, vendue, revendue peut-être à des maîtres cupides et cruels, elle hait les hommes, ignore profondément la morale des gens qui naissent libres et riches, et n’a d’estime au monde que pour le fauve éclat des pièces d’or. A la vue des dariques, ses petits yeux perçans comme des vrilles s’allument et pétillent, son cou se gonfle comme celui d’un reptile, et sur son front terreux s’agitent quelques rares cheveux gris qui semblent jaunes sous l’étoffe rouge dont se coiffaient à Rome les femmes de cet âge et de cet état.


II.

Quand il vit Délia pour la première fois, Tibulle n’était guère qu’un enfant. Tibulle était alors un gentil cavalier, riche, élégant, de manières douces et distinguées. Bien que, par bon ton, il affecte parfois d’avoir les mœurs des Cœlius, des Dolabella et des Curion, il ne paraît pas que la débauche, même brillante et de noble apparence, ait jamais eu pour lui un attrait réel et durable. Quoi qu’il en dise, on ne l’imagine guère enfonçant la nuit les portes des belles Romaines, faisant tapage dans les rues et provoquant le passant attardé dont le falot jette une lueur indiscrète sur ses traits qu’il s’efforce de dissimuler dans l’ombre[18]. Il n’y a là que réminiscences de Plaute et de Térence. Parce qu’il mourut jeune, il ne faut point faire de Tibulle un poète phthisique, mais il ne faut pas oublier non plus que lui-même se donne comme étant d’une complexion délicate. Horace, qui le connaissait, parle de sa beauté[19]. Un ancien biographe du poète, Hieronymus d’Alexandrie, vante sa belle stature, la souplesse et l’agilité de ses membres, la grâce aimable de sa parole et la douceur de ses mœurs. Le même auteur a bien raison de s’élever contre ceux qui prêtaient à notre poète un visage triste et austère; il a tort de le représenter hilare et joyeux. Sur le visage de Tibulle, où brillait alors l’heureuse sérénité de la jeunesse et de la force, il n’y avait que l’expression sérieuse et calme d’un paysan latin, né à Rome, il est vrai, mais qui plus que personne tenait au soi de ses pères, à sa terre et à ses bois de Pédum, à la rustique habitation de sa famille, à la religion de ses ancêtres, aux rites et aux cérémonies sacrées de ses dieux lares.

Tibulle réalisait pour Horace l’idéal que cet esprit excellent s’était formé de l’homme. Il avait cette santé de l’esprit et du corps qui, en un temps où l’épanouissement harmonieux de la nature humaine était encore le but de la vie, paraissait être le souverain bien. Rarement l’homme accompli selon les idées grecques s’était développé avec plus de bonheur parmi les descendans plus ou moins civilisés des gens agrestes du Latium. Toutes les qualités de l’âme et du corps, toutes les « vertus » rares et précieuses dont Platon et Aristote ont doué à l’envi leur citoyen idéal, — beauté, force, santé, richesse, noblesse, tous les dons exquis de l’intelligence la plus cultivée, — Tibulle les avait reçus, ces biens, de la nature et des siens. Il y a dans cette existence naturellement heureuse je ne sais quoi d’antique qui fait qu’on songe aux paroles d’Hippias : « ce qu’il y a de plus beau pour un homme, c’est d’être riche, bien portant, honoré par les Grecs, de parvenir à la vieillesse, de faire de belles funérailles à ses parens quand ils meurent, et de recevoir lui-même de ses enfans une belle et magnifique sépulture[20]. »

Toutefois on ne vit pas impunément en des temps aussi profondément troublés. La plante humaine a beau être forte et vivace, si tout change et se transforme autour d’elle, si la terre et le ciel se montrent inclémens, elle s’arrêtera net dans son développement, elle languira, stérile, et mourra sans pousser de rejeton. Telle fut la destinée du poète. Non-seulement il ne parvint pas à la vieillesse, mais, loin de faire de belles funérailles à ses parens, ce furent sa mère et sa sœur qui recueillirent ses cendres sur le bûcher. Ajoutez que, si les affaires publiques et la guerre sont la chose par excellence du citoyen antique, nul ne fut jamais moins citoyen que Tibulle. Enfin, bien que rien ne nous ait été transmis sur l’enfance du poète et sur son éducation, il suffit de lire dix vers de n’importe quelle élégie pour être intimement persuadé qu’il a été élevé par des femmes, et que jamais il n’a pu vivre, même en pensée, loin de sa mère et de sa sœur. Parfois on serait tenté de croire que ce sont peut-être les seules femmes qu’il ait aimées. Il est si facile de s’imaginer qu’on aime les autres, j’entends les Délia, les Némésis! Lorsqu’on a le malheur de se survivre, que l’on a tout loisir de descendre en soi-même, les premiers êtres chers qu’on a aimés, et qui nous ont aimés pour nous-mêmes, se dressent seuls dans les lointains fuyans de nos jours écoulés. Bien que la mère et la sœur du poète ne soient nommées qu’une fois dans les élégies, on devine dans toute l’œuvre la présence sanctifiante de ces âmes élues, qui sans doute ont été la meilleure part du génie de Tibulle.

Le poète ne parle pas de son père. Il semble l’avoir à peine connu. Peut-être périt-il dans les proscriptions et dans les épouvantables massacres qui ensanglantèrent le monde après le meurtre de César, à l’avènement du triumvirat d’Octave, d’Antoine et de Lépide, dans les mois (711-43) qui précédèrent la bataille de Philippes (712-42). Au rapport d’Appien, 2,000 chevaliers et 300 sénateurs furent tués. L’Italie fut livrée aux vétérans, qui brutalement dépossédèrent les anciens maîtres du sol et se partagèrent les terres. Virgile et Properce furent atteints comme Tibulle sans doute par ce fléau terrible; d’ailleurs ceux qui avaient échappé au « partage » de 711 n’échappèrent pas à celui de 713. Avant comme après Philippes, et plus tard encore, après Actium (723-31), nul ne fut sûr de posséder en paix le champ paternel. L’enfance de Tibulle s’écoula dans le domaine, certainement amoindri[21], de ses ancêtres (il était d’une ancienne famille de chevaliers latins), entre sa mère et sa sœur, sous la protection des bons vieux dieux en bois que l’on vénérait de génération en génération dans la chapelle de famille.

Dans la dixième élégie du premier livre, laquelle trahit çà et là quelque inexpérience, et en tout cas est bien de la première manière de Tibulle, le poète nous a parlé de son Milly ou, si l’on veut, de ses Feuillantines, mais en quelques vers seulement, avec le tact et le bon goût d’un ancien. Nous le voyons, tout enfant, dans la vieille maison de Pédum, courir sous les beaux arbres du verger que garde quelque Priape rougi de vermillon, effroi des oiseaux du ciel. Il passe, repasse tout le jour devant ces antiques dieux lares qui l’ont nourri, dit-il, et dont la bienfaisante providence n’a cessé de veiller sur lui du berceau à la tombe. Ces premières impressions, à la fois douces et religieuses, déposèrent dans l’âme de l’enfant un fonds de piété qui devait très bien s’allier avec sa nature tendre et sérieuse. Tibulle sera pieux, superstitieux même, comme un vieux paysan du Latium. S’il voit en un champ une poutre isolée, une borne antique dans un carrefour, il adore[22]. Chaque année, il ne manque pas de purifier ses bergers et d’asperger de lait le simulacre de la bonne déesse Palès, patronne des troupeaux. Tous les dieux ont leur part des fruits nouveaux de l’année : il la leur offre dans les vases d’argile de ses pères. Lui-même en de blancs vêtemens, le front couronné de myrte, et tenant dans ses mains la corbeille sacrée, il suit la victime qu’il va immoler. Quant aux lares, il sait qu’on les apaise avec une grappe de raisin ou une couronne d’épis placée sur leur chevelure vénérée. Un vœu a-t-il été exaucé, ces divinités amies se contentent de quelques gâteaux et d’un rayon de miel qu’une petite fille, — la sœur du poète, j’imagine, — leur apporte dans la rustique chapelle. Le culte officiel de Rome, avec ses pompes et ses cérémonies, laisse Tibulle assez froid et indifférent; mais tous les vieux cultes naturalistes des ancêtres revivent avec une étrange puissance dans cette âme antique. Certes voilà un vrai descendant de ces graves Latins, de ces nobles tribus aryennes, qui, comme les Germains, adoraient dans les mystérieuses solitudes des bois et des forêts ce que leurs yeux ne voyaient point, et tenaient leurs assemblées auprès des sources et des fleuves sacrés.

Tous les ans, Tibulle venait sans doute avec sa famille passer l’hiver à Rome. Nous avons vu qu’il était né dans cette ville. Il y suivit certainement les cours des maîtres les plus célèbres du temps. A l’âge où les fils de sénateurs et de chevaliers allaient achever leurs études à Athènes, Tibulle demeura auprès des siens. Il semble bien que, moins heureux qu’Horace, le fils du digne affranchi, il descendit chez les ombres sans avoir visité la ville sainte d’Athéné. Naturellement il n’en appliqua pas moins son esprit à cette étude approfondie des modèles grecs, qui était le fond et la substance même de toute éducation libérale. Tout Romain bien élevé savait écrire et déclamer dans l’une ou l’autre langue. Il n’y avait d’autre littérature proprement dite que celle des Grecs. Les Italiens s’étaient essayés dans tous les genres, ils avaient même créé quelques œuvres admirables; mais, pour être écrite en latin, leur littérature n’en restait pas moins toute grecque d’inspiration. Pour ne pas nous écarter de l’époque de Tibulle, que l’on songe à Virgile, à Catulle, qui a non pas imité, mais traduit Sappho, — à Horace, dans les odes duquel on retrouve la moitié des fragmens connus des lyriques grecs, — à Properce, qui lui-même s’appelle le Callimaque romain, et qui s’est souvenu de son modèle au moins autant peut-être que Gallus d’Euphorion de Chalcis. Quelques historiens de la littérature latine, comme Bernhardy, ont remarqué que Tibulle est le seul poète du siècle d’Auguste dont l’œuvre ne trahisse aucune trace d’imitation grecque. Un examen plus attentif des élégies et un plus grand souci de l’ordre chronologique dans lequel elles ont été composées ne permettent plus de douter de l’influence très réelle que les poètes alexandrins ont exercée sur les premiers essais de Tibulle. Ce qui est vrai, c’est qu’avec une connaissance très étendue de la littérature grecque, Tibulle a su rester Latin, et de bonne heure s’est abandonné au cours paisible de ses douces rêveries. Une très grande paresse de mémoire s’allie très bien au sentiment exquis de l’art le plus raffiné. Tibulle est allé à la postérité avec une vingtaine d’élégies dont la moitié seulement lui a paru digne d’être publiée. Toute son œuvre immortelle tiendrait dans deux colonnes du Times. Il n’écrivit pas pour écrire, comme Ovide ou Martial. En toute chose, Tibulle montra cette nonchalance de grand seigneur, disons mieux, de chevalier romain opulent et lettré, sans dédain ni amertume, qui n’est plus guère dans nos mœurs littéraires. Jamais il ne s’imagina qu’il avait charge d’âmes, que la poésie est un sacerdoce, que le poète a pour mission d’éclairer et de conduire l’humanité. Tout ce pathos était réservé à d’autres temps. Il n’est pas fait une seule allusion à un événement politique dans l’œuvre de Tibulle. Malgré tout, si, plus heureux dans l’élégie amoureuse que dans l’ode, les Romains peuvent être sans trop d’infériorité comparés aux Grecs, c’est à Tibulle qu’ils le doivent.

On ne peut dire en quelle année il connut Délia à Rome, mais ce fut sûrement avant l’époque où il suivit en Gaule M. Valerius Messala Coivinus, l’an de Rome 723 (=31). Bien qu’il paraisse peu vraisemblable qu’en des temps aussi troublés les fils des chevaliers fussent encore astreints, comme au temps des Scipions, suivant Polybe, à servir pendant dix ans, on peut admettre que Tibulle avait passé quelques années dans les armées romaines ; autrement on s’expliquerait peu l’espèce d’horreur que lui inspire tout ce qui rappelle la guerre et le métier des armes. Tibulle avait alors environ vingt-trois ans. Aucun document ne nous a transmis la date de la naissance du poète. Un vers de la cinquième élégie du livre III a longtemps fait reporter cette date à 711 (= 43), l’année même où naquit Ovide, où périrent les deux consuls Hirtius et Pansa dans la victoire de Modène remportée sur Antoine; mais le même vers se retrouve en propres termes dans les Tristes (IV, X, 6). En appeler à Horace, qui nommait Tibulle «juge sincère de ses écrits, » pour soutenir que notre poète devait être plus âgé qu’Ovide, et en conclure avec Scaliger et Heyne que le vers en question est interpolé, voilà qui paraît assez inutile aujourd’hui, J. Heinrich Voss ayant établi, il y a bientôt un siècle, que le troisième livre des Élégies n’est point authentique. Ce résultat de la critique, adopté par le plus docte des éditeurs de Tibulle, par Dissen, confirmé par bien d’autres fins connaisseurs de notre poète et de la littérature latine, comme Paldamus, Lachmann, Gruppe, Hertzberg, Binder, Eberz, est désormais acquis à la science. Le Romain inconnu qui s’est caché sous le nom grec de Lygdamus, inscrit en tête du troisième livre, a pu naître la même année que le poète de Sulmone; voilà tout. Aussi bien celui-ci a marqué lui-même sa place dans le cortège des poètes ses contemporains et ses « aînés. » Il nomme le vieux Macer, qui lui lut ses Oiseaux, Ponticus et Bassus, ses com- pagnons, Horace, Properce, qui n’avait que quatre ans de plus que lui. A peine a-t-il entrevu Virgile. Quant à Tibulle, les destins jaloux l’avaient ravi trop tôt à son amitié. Tibulle avait succédé à Gallus; Properce succéda à Tibulle. « Dans la série des temps, dit Ovide, je vins le quatrième. » A la mort de Virgile et de Tibulle, en 735 (= 19), Ovide n’avait encore que vingt-quatre ans, car, si l’on ignore l’époque de la naissance de Tibulle, on connaît l’année de sa mort par une épigramme d’un précurseur de Martial, Domitius Marsus, ami de Mécène, qui composa aussi des élégies, une épopée et d’autres écrits encore : « Toi aussi, Tibulle, la mort inique t’a envoyé jeune retrouver Virgile dans les Champs-Elysées, afin qu’il n’y eût plus personne ni pour pleurer les molles amours dans l’élégie ni pour chanter en vers héroïques les guerres des rois. » Ainsi, quand Tibulle expira, peu après Virgile, en 735 ou 736, il était « jeune, » ou, suivant l’expression même de son ancien biographe, Hiéronymus d’Alexandrie, « dans la fleur de la jeunesse. » Comme on était juvenis au moins jusqu’à quarante ans, Tibulle n’avait donc alors pas plus de trente-cinq à quarante ans, et partant il doit être né en l’an 695 ou 700 de Rome[23].

Nous laissons de côté l’hypothèse d’Oebeke, qui a cru reconnaître le poète Cassius de Parme dans l’auteur du troisième livre des Élégies, et celle de Gruppe, pour qui Lygdamus ne serait autre qu’Ovide, ce qui rendrait raison et du vers prétendu interpolé et des réminiscences de ce poète, assez fréquentes dans ce livre : on abandonne bien vite cette manière de voir quand on connaît les argumens que Hertzberg a produits contre cette supposition, et qu’il a tirés de l’examen du style et de la versification, Lygdamus n’est pas plus Ovide que Tibulle, qu’il imite et suit comme des modèles. Ce Romain appartenait, comme notre poète, à la société de Messala, dans la maison duquel doit être né le recueil des poésies de Tibulle. On connaît les vues de Fr. Haase à ce sujet. Messala, qui est avec Asinius Pollion et Mécène un des protecteurs des belles-lettres les plus éclairés et les plus magnifiques de l’époque d’Auguste, Messala, l’ami d’Horace, qu’il avait connu à Athènes, le patron de Tibulle, le guide d’Ovide en ses premières études, vivait au milieu d’une cour de lettrés et de beaux esprits qu’il aimait fort, protégeait au besoin contre les violens et les puissans de la terre. Sa maison, qui devait ressembler beaucoup à celle de Lucullus et des grands seigneurs romains du temps, était en petit une sorte de musée d’Alexandrie, un centre de culture raffinée, un collège de lettrés hellènes qui retrouvaient sous les portiques et dans les salles les chefs-d’œuvre incomparables de la sculpture et de la peinture grecques de tous les siècles. La bibliothèque devait être très riche et renfermer les ouvrages les plus rares et les plus précieux. Orateur déjà illustre au temps des guerres civiles, puisque dès 711 Cicéron fait son éloge à Brutus, Messala avait une éloquence tempérée, élégante et sobre. Tibère, qui vit Messala dans sa vieillesse (il ne mourut qu’à soixante-douze ans, l’an 762 de Rome), goûtait fort son genre d’éloquence, et se le proposa pour modèle. Grammairien érudit comme César, il connaissait à fond la langue latine, et estimait que l’on pouvait tout dire en cette langue sans rien emprunter aux Grecs et sans recourir aux néologismes. Il n’en recommandait pas moins avec Horace de lire, relire nuit et jour les livres grecs. A l’exemple de Crassus et de Cicéron, il conseillait de traduire les orateurs attiques; lui-même fit sans doute un grand nombre de traductions de ce genre. Quintilien parle de sa version du discours d’Hypéride pour Phryné. Il écrivit en grec des poésies bucoliques; peut-être rédigea-t-il aussi en cette langue ses mémoires sur la guerre civile, où Plutarque, Appien et Suétone ont maintes fois puisé. Je ne parle pas de l’homme politique et de l’homme de guerre : ce que je viens de dire du lettré peut donner une idée de la culture raffinée et étendue d’un patricien romain à cette époque.

Tibulle n’ayant publié lui-même, vers 728 (= 26), que le premier livre de ses Élégies, les trois autres ont dû être mis au jour par les soins de Messala. Prêter à un patricien les scrupules et l’exactitude d’un éditeur moderne serait quelque peu naïf. Le recueil des poésies de Tibulle, dans l’état où il nous est parvenu, est une sorte de « livre de famille » dans lequel les actions d’éclat, les honneurs et les triomphes de Messala et des siens occupent une très grande place. A coup sûr, plusieurs poèmes ne sont pas de Tibulle : ils sont donc l’œuvre des poètes et des lettrés qui fréquentaient la maison de Messala. Le célèbre panégyrique, si étrangement faible, qui ouvre le quatrième livre, est d’un contemporain demeuré inconnu. Quant aux petites élégies VII-XII du livre IV, elles sont, comme on sait, de quelque grande et belle dame du temps, qui vivait dans l’intimité de Messala. Elle-même se nomme « Sulpicia, fille de Servius. » Il est probable qu’elle descendait de la vieille gent patricienne des Sulpicii. Horace, en ses satires, parle d’un Servius qui est le même que celui que Pline le Jeune compte parmi les auteurs de poésies érotiques; ce Servius, sans doute fils du jurisconsulte Servius Salpicius Rufus, est le père de la Sulpicia dont l’œuvre est venue jusqu’à nous dans le volume de vers qui porte en tête le nom de Tibulle. Rien de moins authentique, on le voit, que ce recueil pris en bloc. Depuis deux siècles, les plus doctes philologues de l’Allemagne se sont évertués à résoudre les mille problèmes de critique et d’histoire littéraire que soulèvent ces textes, et leurs descendans ont eu au moins la piété de consacrer tant de savantes veilles en faisant passer dans les livres classiques les résultats principaux auxquels on est arrivé. Dans une édition populaire de Teubner datée de 1870, revue par M. L. Müller, les élégies du livre III portent le nom de Lygdamus, le panégyrique de Messala est attribué à un auteur inconnu, et les petites élégies VII-XII du livre IV sont rendues à Sulpicia.

C’est dans l’île de Corcyre, l’antique Phæacia, en vue des côtes d’Épire, que Tibulle malade, seul, abandonné de ses compagnons d’armes, a composé, en songeant à Délia, la première des élégies qui nous occupent[24]. Depuis douze mois déjà (on était dans l’automne de 724), il avait quitté Rome pour suivre en Gaule son tout-puissant protecteur, M. Valerius Messala Corvinus, à qui il devait peut-être le rétablissement de la fortune de sa famille. Après avoir embrassé le parti du sénat, combattu à Philippes avec Brutus et Cassius et servi quelque temps Antoine, Messala avait passé dans les rangs d’Octave, et, nommé consul avec le jeune dictateur à la place d’Antoine, il avait commandé à Actium le centre de la flotte. Agrippa et Mécène pouvaient seuls l’emporter sur Messala dans la faveur du maître. La lutte suprême pour l’empire du monde avait été livrée le 2 septembre 723 (= 31). Quelques jours ou quelques semaines après. Octave envoyait en Gaule Messala pour étouffer une formidable insurrection qui venait d’éclater dans l’Aquitaine. Tibulle, qui dans la guerre civile n’avait pris les armes pour aucun parti, accompagna son ami dans les forêts et sur les monts des Pyrénées, où les druides entretenaient un foyer de rébellions toujours renaissantes contre l’autorité romaine[25], Les coutumes et les cultes indigènes disparaissaient rapidement dès que le sol d’une province avait été colonisé et couvert de places fortes : les dieux gaulois qui persistaient devaient prendre des noms latins comme Jupiter Axur et adopter les rites de la religion des vainqueurs; mais la conquête était loin d’être achevée dans toute cette partie des Gaules, qui offrait aux révoltés des retraites presque inaccessibles. Toute révolution politique à Rome ou dans les provinces avait là son contre-coup. On ne sait presque rien de cette campagne, qui se termina rapidement par une victoire remportée sur les bords de l’Aude, et pour laquelle Messala obtint le triomphe quatre ans plus tard, en 727[26]. C’est à cet événement, auquel un client de Messala ne pouvait rester indifférent, au moins en apparence, que nous devons la septième élégie du premier livre. Le poète revendique sa part d’honneur dans les hauts faits qui ont été accomplis :

Non sine mest tibi partus honos,


et il prend à témoin les tribus de l’Aquitaine, au pied des Pyrénées, les rivages de l’Océan qui baigne les côtes de Saintonge, la Saône, le Rhône rapide, la vaste Garonne, et la Loire, dont les flots bleus arrosent le pays des blonds Carnutes. Il paraît probable qu’après la soumission des montagnards, Messala parcourut avec Tibulle toute l’Aquitaine, qui s’étendait alors des Pyrénées à la Loire, pour pacifier toutes les tribus et recevoir leur soumission.

Tibulle ne revint pas immédiatement à Rome; il s’embarqua avec Messala pour l’Orient : il fallait achever de soumettre à la domination d’Octave l’Asie-Mineure, l’Égypte et la Syrie; mais à Corcyre il tomba malade, et ne put suivre l’armée plus loin. C’est là, au milieu des flots de la mer Ionienne, que Tibulle dit adieu à Messala, et pensa mourir loin de tout ce qu’il aimait sur la terre. « O mort, noire mort, je t’en supplie, retiens tes mains avides ! Je n’ai point de mère ici pour recueillir dans son sein mes ossemens brûlés, point de sœur pour verser sur ma cendre des parfums de Syrie, pour pleurer, les cheveux épars, devant mon tombeau. » Puis il songe à Délia. Avant son départ, elle avait consulté tous les dieux. En vain les sorciers du Cirque, les oracles ambulans du Forum, les devins de carrefour, toute la tribu nomade des Chaldéens et des Égyptiens, lui assuraient qu’elle reverrait Tibulle. Elle pleurait, la pauvre Délia, et maudissait ces courses lointaines. Tibulle la consolait; il s’évertuait d’ailleurs à trouver mille prétextes pour retarder l’heure fatale : le vol des oiseaux, quelque sinistre présage, le jour de Saturne, tout lui était bon. Le jour de Saturne! Nous savions bien que Tibulle était superstitieux; mais voilà qui le rend semblable au Fuscus Aristius d’Horace, aux têtes faibles, aux petites gens, unus multorum. A ses vieilles superstitions de paysan latin, il avait mêlé, dans une certaine mesure, les superstitions orientales des Juifs, de la horde fantastique qui tout le jour grouillait sur les places ou dans les rues de Rome, étalait ses lèpres et ses haillons sur le pont Sublicius et à la porte Capène, mendiait à l’oreille des passans, vendait pour quelques as des prophéties renouvelées d’Ézéchiel ou de Jonas, interprétait les songes en vraie fille de Jacob, colportait des philtres et des amulettes dans les maisons des dames romaines ou échangeait des allumettes soufrées contre des morceaux de verre cassé. Il observait au moins le sabbat de ces hôtes étranges de la grande cité, qui, avec un panier pour tout mobilier, campaient en pleine civilisation comme des nomades dans le désert, de ces créatures aux allures équivoques et lubriques, vives, souples, agiles et sombres comme des serpens, qui, la nuit venue, disparaissaient dans les quartiers d’au-delà du Tibre ainsi que dans les profondeurs de la terre, se blottissaient aux fentes obscures des vieilles pierres, et faisaient qu’on disait de leur nation, comme on le dira des chrétiens et de leur vie souterraine, « qu’elle fuyait le jour. » Tibulle observait-il aussi les jeûnes, les cérémonies judaïques, comme beaucoup d’autres Romains de ce temps, où, à côté d’esprits éclairés et cultivés, surtout sceptiques, tels que Cicéron et Horace, on rencontrait tant d’hommes distingués, instruits même, au sens qu’avait ce mot à Rome, comme Varron et Nigidius Figulus, qui étaient adonnés à toutes les pratiques de la magie, de la théurgie et de la nécromancie? Je ne crois pas, mais peu de Romains portant l’anneau d’or et l’angusticlave devaient être aussi connus des sorcières de l’Esquilin.

Quant à Délia, dès le premier mot que son amant nous dit d’elle, nous voyons qu’elle est non-seulement superstitieuse, mais dévote, qu’elle est initiée à tous les cultes, affiliée à toutes les confréries religieuses, qu’elle fréquente toutes les communautés monastiques, tous les couvens de moines mendians, qui dès cette époque faisaient déjà de Rome «la ville sainte » par excellence[27], Le poète consacre dix vers de la troisième élégie à nous montrer Délia venant assister chaque jour, le matin et le soir, aux offices de la « Notre-Dame » du temps, de la grande déesse Isis, qui, depuis Sylla, avait à Rome et dans les faubourgs des sanctuaires et des prêtres égyptiens. Que de fois, mêlée à la foule des adorateurs, les cheveux couverts d’un voile. Délia agita le sistre d’airain, tandis que les prêtres à la tête rasée, aux blancs vêtemens de lin, après l’ouverture des portes du temple, entonnaient le salut du matin et consacraient les offrandes apportées sur l’autel! La flamme jaillissait, activée par le flabellum d’un desservant, le chant des flûtes éclatait, les cymbales retentissaient, les tambours de basque mugissaient, la statue peinte d’Isis, habillée d’or et de pierreries, tenant d’une main le sistre et la croix ansée de l’autre, étincelait au fond du sanctuaire, le bambino Harpocrates, un doigt dans la bouche, suivait d’un vague regard la cérémonie, Anubis, le dieu à la tête de chacal, paraissait flairer quelque piste funèbre, les longues files de bruns personnages sculptés sur des tables isiaques, couvertes de caractères hiéroglyphiques, semblaient s’animer et s’avancer en silence, d’un pas hiératique, vers le trône d’un Osiris infernal de couleur verte, au diadème blanc. Alors, l’âme envahie par mille terreurs, subjuguée par le sombre génie des dieux d’Egypte, écrasée sous le poids de ses souillures, Délia se traînait aux pieds des prêtres pour obtenir l’absolution de ses péchés; elle donnait, promettait tout, faisait des vœux, se livrait à de longues et minutieuses purifications dans une cella du temple, éloignait ses amans, demeurait pure pendant un certain nombre de jours, puis, vêtue de lin, la chevelure dénouée, prosternée devant les portes du sanctuaire, deux fois par jour elle disait les louanges d’Isis[28]. Ces dévotions à Isis, avec leur cortège de purifications, d’heures d’oraison et de retraite, n’étaient point rares d’ailleurs dans le monde des affranchies, presque toutes d’origine orientale, et il serait facile d’indiquer dans les poèmes de Properce et d’Ovide plus d’un passage analogue.

Bien qu’au milieu de ses langueurs maladives le poète cherche à dissiper sa tristesse en évoquant de riantes visions d’amour, bien qu’il se laisse aller à peindre en un ravissant tableau d’intérieur la scène de son retour dans la maison de Délia, un soupçon jaloux le mord au cœur, et il envoie dans son enfer quiconque a violé ses amours et désire qu’il reste longtemps dans les camps; mais il se rassérène bientôt. Le sentiment des basses réalités l’abandonne; d’un puissant coup d’aile, son génie l’emporte loin de ce monde. Grandie et purifiée dans l’idéal. Délia apparaît au poète comme une « Gretchen au rouet, » et l’horrible vieille qui la garde comme une mère attentive et tendre qui pendant la veillée raconte à son enfant toute sorte de merveilleuses légendes des anciens temps. « Reste chaste, ma Délia, je t’en prie; gardienne de la sainte pudeur, que ta vieille mère veille toujours auprès de toi. Qu’elle te conte des histoires à la lueur de la lampe, tout en dévidant sa quenouille. Et toi, toute à ta tâche, cédant peu à peu au sommeil, laisse tomber l’ouvrage de tes mains. Puissé-je venir tout à coup, sans être annoncé, et apparaître à tes côtés comme un envoyé du ciel ! Alors, comme tu seras, tes longs cheveux en désordre, accours au-devant de moi, ma Délia, les pieds nus. Voilà ma prière : que sur ses coursiers de rose l’Aurore blanchissante m’apporte ce jour radieux! »

Je ne voudrais point affaiblir l’impression suave et pure que laissent dans l’âme les beaux vers de Tibulle, cependant il ne faut pas être dupe des apparences. Non-seulement le poète idéalise ici des choses et des personnes qu’il sait fort terrestres, mais il compose son tableau avec des réminiscences et des lieux-communs poétiques. Sa Délia est une Lucrèce quelconque qu’Ovide ou tout autre artisan de poésie vous montrera, la quenouille en main, entourée de corbeilles et de flocons de laine, distribuant l’ouvrage à ses servantes, avec lesquelles elle s’entretient, à la rouge lumière d’une lampe fumeuse, des hauts faits de Collatin. En l’absence de l’ami, éloigné pour une cause ou pour une autre, toute jeune amante doit filer solitaire au milieu de ses esclaves, être vêtue de vêtemens sombres, avoir les cheveux épars ou rejetés négligemment autour de la tête, et laisser dans l’écrin les colliers d’or et les pierreries. Ce type était classique, populaire même, depuis que Ménandre et ses imitateurs l’avaient mis sur la scène[29]. Vérité et poésie sont les deux élémens constitutifs de toute œuvre d’art. Dans l’éclosion inconsciente des images et des rhythmes, le poète confond ces élémens dans une synthèse supérieure et crée ainsi des formes immortelles, des types héroïques ou divins, des modèles de vertu, de grâce ou de bonté, dans lesquels l’humanité aime à se contempler comme en une sorte d’apothéose. L’office de la critique, après avoir isolé ce que le génie avait combiné d’instinct, est de faire la part de vérité et de poésie qui entre dans ces grands composés organiques qu’on nomme œuvres d’art.

Quand Tibulle put supporter la mer, il quitta l’île de Corcyre, s’embarqua pour l’Italie, et alla sans doute passer quelques semaines auprès de sa mère et de sa sœur dans son domaine de Pédum. C’est là, dans l’automne de 724, qu’il écrivit les premiers vers de la seconde élégie délienne[30]. Tout entier au bonheur de retrouver ce qu’il aime, les êtres chers, les dieux du foyer, la vieille maison latine, ses bois, ses champs, le poète convalescent s’abandonne d’abord à un sentiment de bien-être, de joie intime et profonde qui lui inspire ses plus beaux vers. Nul doute qu’en suivant Messala, Tibulle n’ait eu, comme tout Romain, l’espoir de s’enrichir à la guerre. Gloire et butin sont deux mots qui ne vont guère l’un sans l’autre chez les écrivains latins. Patriciens et chevaliers, divisés sur tout le reste, s’entendaient à merveille pour piller les pays conquis, c’est-à-dire les provinces. Tibulle savait sans doute à quoi s’en tenir sur la promenade militaire que Messala faisait alors dans la Cilicie, la Syrie et l’Egypte. Lui, revenu pauvre comme devant, car il s’en fallait qu’on lui eût rendu tous les biens de sa famille, il charme ses loisirs en chantant l’heureuse médiocrité de sa fortune, aussi éloignée de l’opulence que de l’indigence. C’est là en effet, comme le poète d’ailleurs nous le dit lui-même, ce qu’il faut entendre par ce qu’il appelle « sa pauvreté. » Nous verrons plus tard, en relisant l’épître qu’Horace lui adressa vers la fin de sa vie, que la « pauvreté » d’un chevalier à cette époque serait la richesse de plus d’un grand seigneur de notre temps.

Qu’importe? Voici les froides soirées d’automne, et la flamme brille dans l’âtre antique[31]. Le poète s’abandonne avec délices à une de ces rêveries délicates et tendres où l’imagination et le sentiment l’emportent tour à tour, et finissent par s’unir dans une prière. « Qu’il est doux d’entendre de son lit les vents furieux et de presser son amie contre son sein ! ou, quand le vent d’hiver répand à torrent l’eau glacée, de s’endormir libre de souci au bruit monotone de la pluie! Que ce bonheur soit le mien!.. Je n’ai cure de la gloire, ma Délia; pourvu que je sois près de toi, qu’on m’accuse, si l’on veut, de mollesse et d’oisiveté! Quand mon heure suprême sera venue, puissé-je te contempler, t’embrasser mourant de ma main défaillante! Tu pleureras. Délia, quand on me placera sur le bûcher, tu me couvriras de larmes et de baisers, tu pleureras... Pourtant n’afflige point mes mânes : épargne tes cheveux dénoués, tes tendres joues, ma Délia! » Tibulle, on le voit, a le don heureux, le parfait bon goût de sourire dans les larmes, comme cette statue mélancolique du « Sommeil éternel » que j’ai si souvent admirée au Louvre. Jeune et triste comme elle, il a la grâce touchante de ceux qui meurent à la fleur de l’âge parce qu’ils sont aimés des dieux. Je ne connais pas de meilleur commentaire de l’œuvre de Tibulle que le charme énervant, la suprême morbidesse de ce doux génie funéraire.


III.

A Rome, Tibulle trouva Délia souffrante, peut-être très malade. Il semble qu’elle était en proie à ces fièvres d’automne si fâcheuses à Rome[32] alors qu’un froid vif succédant brusquement, à une chaleur accablante on se sent affaibli, énervé, brisé de langueur. Le bon Tibulle fut navré. De sa tristesse, il ne dit rien, mais il n’a garde d’oublier toutes les cérémonies religieuses qu’il célébra auprès du lit de la dolente créature. Tandis que quelque sorcière de l’Esquilin murmure des paroles magiques, il promène trois fois le soufre purificateur autour de la malade. Vêtu de lin et la tunique flottante, il fait neuf vœux à Hécate dans le silence de la nuit. Que ne fit-il pas dans sa ferveur mystique de poète et d’amant[33] ! Enfin Délia guérit, et pendant quelques jours au moins Tibulle put croire qu’il allait voir revenir les jours heureux dont le souvenir avait charmé et torturé son cœur depuis douze mois, douze siècles pour lui ! Il revoyait Délia telle qu’elle lui était apparue pour la première fois, semblable à Thétis portée sur les vagues par un dauphin, ses blonds cheveux lissés comme ceux des nymphes océanides, entrelacés d’algues marines, de corail et de violettes[34]. Comme à un vrai poète antique, il suffit à Tibulle d’un seul trait pour nous montrer la beauté du visage de Délia, ses bras souples et nerveux et sa blonde chevelure ; mais c’est moins un portrait qu’une légère vision aussi vite évanouie qu’évoquée. Délia n’est rien moins qu’une créature unique de son espèce, une sorte de déesse descendue des hauteurs de l’olympe, à laquelle aucune mortelle ne saurait être comparée sans impiété.

Ses pareilles n’étaient point rares sous les portiques, rendez-vous habituel du monde élégant, au théâtre, dans le cirque, au temple d’Isis, partout où l’on allait pour voir et être vu. On ne rencontrait qu’elles à la promenade, précédées et suivies par des esclaves noirs, ou, si elles redoutaient le pavé de basalte des rues, en chaises à porteurs et en litières. Vêtues d’écarlate, de violet et de toutes les sortes de pourpre, on les apercevait de loin. Le goût des belles et riches affranchies n’était pas toujours très pur et rappelait leur origine asiatique. Beaucoup ne savaient pas assortir et marier les couleurs ; les tons rouges ou jaunes du vêtement de dessus tranchaient parfois avec une crudité excessive sur les teintes bleues ou blanches de celui de dessous. Que dire de celles qui, comme des reines d’Orient, portaient de lourdes étoffes de brocart d’or constellées de pierreries[35]? La plupart au contraire préféraient de beaucoup ces fins tissus de soie, d’un vert tendre comme celui de la vague marine, apprêtés dans l’île de Ces, si légers et si transparens qu’on voyait luire doucement, ainsi qu’à fleur d’eau, les blanches nudités de ces Néréides.

Presque toutes, à Rome, étaient blondes. La Délia de Tibulle avait de blonds cheveux comme la Cynthia de Properce. Cela ne laisse pas d’abord que de paraître étrange en Italie, ou, puisqu’il s’agit d’affranchies, en Syrie, en Judée, à Alexandrie ; mais chacun sait qu’on donnait aux cheveux la couleur d’un brun roux ou l’éclat fauve de l’or en les teignant au moyen de certaines préparations caustiques, souvent très funestes à la conservation de la chevelure, témoin la jeune fille devenue chauve dont parle Ovide. Les femmes riches aimaient mieux acheter dans les tavernes élégantes des portiques de Minucius ces chevelures postiches d’un blond ardent qui venaient de la Germanie. Toute dame romaine un peu soigneuse de sa parure, à moins qu’elle n’affectât l’austérité d’une antique matrone, avait de faux cheveux de cette nuance ou d’une couleur plus foncée. Les blondes chevelures soyeuses en effet ne furent d’abord portées que par des courtisanes. Quand Messaline, devenant Lycisca, quittait pour une étroite cellule mal odorante son lit d’ivoire d’impératrice, elle avait soin de rouler les tresses rudes et épaisses de ses lourds cheveux noirs sous une perruque blonde[36]. D’ailleurs, avec les mille façons de se coiffer alors connues, par exemple avec la coiffure étagée en forme de tour, aucune femme n’aurait eu assez de cheveux si elle n’en avait emprunté à autrui. Voilà comment Délia était blonde. Pas plus aveugle que Properce ou Ovide n’était Tibulle lorsqu’il chantait les blonds cheveux de sa maîtresse ; il acceptait en toute simplicité une gracieuse fiction consacrée par la mode.

D’ailleurs, comme tous les jeunes élégans, il avait dû assister souvent au petit lever et à la toilette de Délia, alors qu’une esclave enfermait ses cheveux dans un réseau d’or, ou les enserrait dans un bandeau de lin orné de broderies qui rétrécissait le front. Le front bas et mat des dames romaines a passé dans tous nos rêves d’adolescens !

Insignem tenui fronte Lycorida,


a dit Horace précisément dans l’ode qu’il adressa à Tibulle[37]. Il savait de reste comment on donne à la peau des tons d’ambre ou des teintes nacrées, avec quels philtres préparés par ses bonnes amies de l’Esquilin on dilate la pupille de l’œil pour lui faire lancer des flammes. Les sourcils, les cils, les lèvres, les veines des tempes de sa maîtresse exerçaient tour à tour l’industrie délicate des belles esclaves empressées au milieu des boîtes à parfums en ivoire avec un amour ciselé en bas-relief, des magnifiques peignes de bronze incrustés de pierres de couleur, des aiguilles à cheveux d’or ou d’ivoire, terminées par une petite statue de Vénus sortant des flots et tordant sa chevelure ruisselante. Quand elle se regardait dans un de ces grands miroirs de métal poli où elle se voyait des pieds à la tête, combien Délia devait se trouver différente des filles de sa nation qu’elle avait pu connaître dans son enfance! Le front étoile de pierreries, les poignets, les bras et les chevilles serrés dans des nœuds de serpens d’or incrustés d’émaux, les oreilles ornées de grosses perles blanches venues des pêcheries du golfe Persique ou de l’Océan indien, les doigts chargés d’anneaux et de bagues où brillaient enchâssés des diamans et des pierres gravées, le cou et la poitrine couverts de colliers à plusieurs rangs, composés d’étoiles d’or, de vipères enlacées ou de feuilles de lotus, séparés par des perles, des pendeloques de rouge corail, de vertes émeraudes ou de bleues turquoises, et terminés par une chaînette à laquelle pend une petite bulle, merveilleux chef-d’œuvre de ciselure, où sa vieille mère a enfermé quelque grimoire de papyrus contre le mauvais œil, qu’elle ressemblait peu, la Délia de Tibulle, à la Syrienne des Moissonneurs de Théocrite, à la pauvre joueuse de flûte, maigre et brûlée du soleil[38] !

Le moyen d’imaginer qu’une fille aussi pieuse, livrée corps et âme aux sombres cultes d’Egypte et de Syrie, n’ait point aimé parfois, dans ses mystérieuses retraites, à se couvrir d’habits somptueux comme une Notre-Dame, je veux dire comme la statue d’Isis ou de Cybèle, qu’elle voyait les prêtres stolistes coiffer de la cidaris haute et droite assyrienne, charger de colliers, de bracelets et de périscélides, habiller de la tunique sacro-sainte que serrait une ceinture ornée de gemmes, de l’éphod et de la longue stola talaire couverte de broderies? Avec ses grands yeux vagues, avivés d’antimoine, noyés d’effluves mystiques, ses mollesses infinies, ses langueurs et ses fièvres. Délia n’avait pas même besoin de ses jolis bras souples et nerveux dont parle Tibulle pour l’entraîner au pâle séjour des ombres avec les derniers fils épuisés de la Grèce et de Rome. Pour Tibulle, Délia n’était que tendresse, et il semble bien en effet qu’elle fut toute d’amoureuse et sensuelle bonté. J’ai noté que le mot tener se rencontre sous le calame du poète toutes les fois qu’il parle d’elle. Peut-être, comme il arrive, lui prêtait-il un peu du sentiment dont son cœur débordait; mais en même temps il sait, à ne s’y point tromper, que dans cette fille rêveuse et douce, en proie à quelque mal sacré, humble comme une esclave, il y a une créature singulièrement fine, habile, rusée, perfide[39], qui, instruite par les leçons de sa mère, trouvera peut-être un jour que plusieurs amans rapportent plus qu’un seul, et montre déjà une habileté pratique au moins aussi raffinée que l’est sa piété et sa science profonde de la volupté.

Tibulle eut bientôt tout loisir de méditer sur cette étrange fille « à double langue, » dont la grâce tour à tour languissante et vive, les allures équivoques et sinueuses, rappelaient le colubrinum ingenium du vieux poète comique. La porte de Délia se ferma devant celui qui n’avait pas même su rapporter d’Orient quelques millions de sesterces. Nul doute qu’à sa manière Délia n’ait aimé Tibulle ; peut-être l’aimait-elle encore. Elle ne l’avait pas vu partir sans douleur. Quand son amant la trouvait seule, il lui suffisait sans doute d’un long regard muet, tout chargé de tendresse et de reproches, pour l’amener à ses pieds, aimante et dévouée comme une prêtresse introduite dans la cella du dieu. Elle devait éprouver une sorte de vénération pour cet homme d’une autre race dont la belle âme, les grandes manières et le contact exquis semblaient purifier et ennoblir. Elle avait certainement une conscience obscure de l’immense supériorité morale de son amant. Toutefois elle était plutôt étonnée que touchée. Elle avait porté avec amour le doux joug du maître, mais l’idée ne lui était jamais venue qu’elle pût être de la même espèce que lui. Dans les premiers jours, quand Tibulle comprit qu’il avait une sorte de rival, il bondit sous l’aiguillon de l’orgueil et de la douleur, parla en maître, se rendit impossible ; on se sépara[40]. Rien ne prouverait mieux au besoin que l’affection de Tibulle pour Délia n’avait rien de commun avec les banales amours des jeunes élégans pour les belles affranchies. Celles-ci avaient naturellement beaucoup d’amis. Le trouver mauvais eût paru d’un Scythe. Le premier précepte du code de la haute galanterie, c’est qu’on doit avoir le bon goût de supporter un rival, et que le mieux est de paraître tout Ignorer[41]. Tibulle connaissait les maximes de ce code : il les pratiquera plus tard avec Némésis ; mais il aime Délia avec la simplicité sérieuse d’une âme neuve et naïve. Il l’aime assez pour faire taire son ressentiment et pour étouffer son orgueil ; il revient le premier aux pieds de son amie, il s’y roule avec des emportemens de tendresse enfantine, veut qu’elle le foule sous ses sandales de papyrus[42].

Il était trop tard. Pendant les douze longs mois qu’il avait passés loin d’elle, Délia, obsédée par sa mère, par son mari peut-être, céda sans résistance, se soumit, passive. Un amant plus riche possédait l’affranchie. Tibulle s’avoue qu’alors que Délia était sienne, il a follement agi en lui préférant « le butin et les armes[43]. » Qu’un autre triomphe des Ciliciens et revienne à Rome couvert d’or et d’argent; quant à lui, pourvu qu’il soit près de Délia, volontiers il attellerait lui-même ses bœufs, ferait paître son troupeau sur un mont solitaire. Malheureusement (qui le sait mieux que Tibulle?) la mère de Délia ne partage point ces goûts champêtres. Aussi n’est-ce point l’amant qui parle ainsi, c’est le poète, l’artiste, qui se livre à son génie et trouve de beaux vers dans sa tristesse. Les plus beaux à mon sens sont encore des vers inspirés par un profond sentiment religieux. Le paysan latin que nous connaissons, l’Italien d’une dévotion un peu étroite et bornée, foncièrement superstitieux, perce tout à coup avec une certaine grandeur antique sous le brillant cavalier qui gémit à la porte des belles donne. Voici, comme toujours, le sens littéral de ces vers, car je n’ai pas la prétention de traduire les poètes, a Ai-je offensé par un mot la puissante Vénus, et ma langue expie-t-elle maintenant son impiété? M’accuse-t-on d’avoir approché impur du séjour des dieux, et d’avoir dépouillé de leurs guirlandes les foyers sacrés? Je n’hésiterais pas, si j’avais péché, à me prosterner dans les temples et à baiser le seuil consacré; je n’hésiterais pas à me traîner à genoux, suppliant, sur le sol, et à frapper misérablement de ma tête la porte sainte[44]. »

Un moyen presque infaillible restait cependant au pauvre poète pour se faire ouvrir la porte de l’amie ; c’était d’y frapper les mains pleines[45]. C’est là, on le comprend, une simple figure poétique. Tibulle n’est point un personnage de comédie qui n’entre chez le ruffiano qu’en lui jetant une bourse à la tête; il est fort probable que la « porte[46], » — cette fameuse porte tant exécrée, tant célébrée chez les poètes lyriques et élégiaques[47], — n’est ici qu’un prétexte à variations sur un thème classique. Il faut en dire autant et des vers de la troisième élégie délienne (II), dans lesquels il croit devoir enseigner à Délia l’art de tromper un mari jaloux, et des distiques de la cinquième (VI), où il s’adresse au mari pour l’instruire de tout ce qu’il doit faire pour surveiller la perfide Délia. Feindre d’admirer la pierre gravée ou le cachet d’une bague pour pouvoir, à l’ombre de ce prétexte, presser la main de l’amie, faire certains signes de tête muets dont le sens échappe au mari, tracer des caractères sur la table avec le vin d’une coupe renversée dans un festin, connaître les herbes propres à effacer les taches livides qu’ont laissées au sein ou sur les bras les baisers et les morsures de l’amant, voilà, entre cent autres, quelques-uns des beaux préceptes versifiés à satiété par tous les poètes érotiques. Délia n’avait pas besoin des leçons du bon Tibulle, et lui-même n’eut sans doute point la naïveté de lui en vouloir donner. L’épisode de la sorcière qui, comme toutes les sorcières de Virgile, d’Horace, d’Ovide, fait descendre les astres des cieux, amoncelle ou dissipe les nuages, évoque les mânes de leurs sépulcres, et, pour la circonstance, a composé une sorte d’incantation que Délia n’aura qu’à prononcer trois fois en crachant pour rendre son mari incrédule et stupide comme on ne l’est pas, — qu’est-ce encore, sinon un lieu-commun poétique[48]? Il n’y a pas jusqu’à la magnifique description de l’oracle de la prêtresse de Bellone qui ne soit un pur exercice de versification[49].

Si à toutes ces digressions de Tibulle, qui sont, je le répète, de merveilleux petits chefs-d’œuvre de fine ciselure, on ajoute les imprécations obligées contre la vieille mère de Délia et les prédictions sinistres à l’adresse du rival préféré[50], il semble qu’il n’a pas dû rester grand’place au poète, même en cinq élégies, pour dire les choses qui lui tenaient surtout au cœur dans l’automne et l’hiver de 724. Rien de plus vrai. Le sentiment qui dominait alors l’âme de Tibulle a pénétré toute son œuvre et l’a comme imprégnée, jusqu’en ses moindres parties, d’une sorte de parfum subtil et rare que l’on respire toujours avec délices, mais qui, disséminé en quelque sorte dans chaque vers, n’est dans aucun en particulier. Une impression très générale, l’amour très sincère de Tibulle pour Défia et son goût idyllique et pieux pour la nature champêtre, un vague ensemble de formes indécises et flottantes, des sensations fugitives, qui sillonnent l’œuvre comme des étoiles filantes et s’évanouissent avant de devenir des sentimens, bien loin dj se transformer en idées, voilà ce qui résulte d’une étude prolongée de ces cinq poèmes. Il faut en prendre notre parti : les anciens, les poètes surtout, n’étaient point tourmentés de notre insatiable besoin d’analyse psychologique, ni de l’ardeur maladive avec laquelle nous portons le scalpel jusque dans les moindres replis de la conscience. En conclure qu’ils sentaient moins que nous serait téméraire; c’est le contraire qui est vrai. Les anciens vivaient plus que nous, mais ils se regardaient moins vivre.

Quatre ans plus tard, en 728, le poète réunissait aux cinq élégies inspirées par Délia cinq autres poèmes de même nature, et publiait son premier volume de vers. D’une époque antérieure aux élégies déliennes sont l’Eloge de la paix (I, X), et les trois élégies (I, IV, VIII, IX) dans lesquelles Tibulle a chanté son jeune et beau Marathus, comme Virgile avait chanté son Alexis, Catulle son Juventius, les anciens ne rougissant point d’aimer la beauté partout où elle brillait. Le poème écrit pour célébrer l’anniversaire de la naissance et le triomphe de Messala (I, VII) est seul postérieur, puisqu’il fut composé vers 727. Il y avait un an qu’Octave avait reçu le titre de prince du sénat. Sur la proposition de Munatius Plancus, le sénat venait de lui décerner le surnom religieux d’Auguste. Ovide nous apprend qu’alors Tibulle était déjà « lu, connu et goûté du public. »

Legiturque Tibullus
Et placet, et jam te principe notus erat[51].

Il ne paraît pas pourtant qu’il ait rien écrit durant plusieurs années. Les élégies du deuxième livre et les parties authentiques du quatrième sont des derniers temps de sa courte existence. Que fit-il pendant les sept années de vie que les « destins avares, » comme dit le poète de Sulmone, lui accordèrent encore? Il fit sans doute ce qu’on fait lorsqu’on a achevé son roman, lorsqu’on a une fois touché le fond de la nature humaine, lorsqu’on n’a plus la capacité de souffrir ni le désir même d’être heureux : il vécut. Il pouvait dire avec Sappho : « L’amour a secoué mon âme comme lorsque le vent, s’abat sur les chênes dans la montagne[52]. »

Il vécut, dis-je, et il faut convenir qu’il n’eût pu mieux choisir son temps. L’immense majesté de la paix romaine commençait à se lever sur le monde. Le pouvoir d’un seul avait paru l’unique remède des discordes civiles. Si Tacite lui-même l’a reconnu[53], Tibulle aurait eu mauvaise grâce à le nier; il ne combattait pas à Philippes. Le nom d’Auguste n’étant point dans les élégies de Tibulle qui sont venues jusqu’à nous, quelques critiques ont supposé que le poète n’avait pas pardonné à Octave la mort de son père et la perte de son patrimoine; mais, outre que rien absolument ne nous a été transmis sur la mort du père de Tibulle, nous avons vu que le fils a suivi en Gaule un lieutenant d’Octave, et que très vraisemblablement il a dû au crédit de Messala le rétablissement de sa fortune. Que savons-nous des idées politiques de Tibulle? Rien, car il n’y en a pas trace dans toute son œuvre. Naturellement cela fit scandale, il fallait vivre en ce temps pour entendre reprocher à Tibulle de n’avoir voulu chanter que l’amour et la nature. M. Beulé, dans des pages d’ailleurs d’une grande éloquence, en a fait un crime au poète. Au dernier siècle du moins, La Harpe s’écriait : « Heureux l’homme d’une imagination tendre et flexible, qui joint au goût des voluptés délicates le talent de les retracer, qui occupe ses heures de loisir à peindre ses momens d’ivresse, et arrive à la gloire en chantant ses amours ! » Depuis la révolution, on a changé tout cela. Un citoyen digne de ce nom n’a plus « d’heures de loisir. » Le salut de la patrie et les destinées de l’humanité occupent tous ses momens. Je ne sais, mais il me semble que reprocher à Tibulle ses langueurs amoureuses et le charme énervant de ses vers, c’est comme si l’on trouvait mauvais que Sappho, la molle Lesbienne, ait chanté sur la lyre l’ode À une femme aimée (Εἰς Ἐρωμένην) au lieu de composer un cantique édifiant pour la postérité !

Si l’on veut bien connaître la vie de Tibulle en ses dernières années, qu’on relise l’épître qu’Horace lui adressa vers cette époque dans sa terre de Pédum[54]. « Albius, juge sincère de mes discours en vers, — que fais-tu maintenant dans les champs de Pédum ? — Écris-tu quelque chose qui doive surpasser les poèmes de Cassius de Parme ? — ou bien, errant en silence dans les bois salubres, — médites-tu sur ce qui convient au sage et à l’homme de bien ? — Tu n’es pas, toi, un corps sans âme. Les dieux t’ont donné la beauté, — ils t’ont donné la richesse et l’art d’en jouir. — Que souhaiterait de plus à son doux nouveau-né la mère la plus tendre, — s’il a reçu du sort la sagesse, le talent de bien dire, — le don de plaire, la gloire, la santé, — une vie élégante et facile, avec une bourse toujours pleine ? — Au milieu des illusions et des tristesses, des craintes et des dépits, — pense que chaque jour est le dernier qui te luit. — Elle sera la bienvenue, l’heure que tu n’espérais point. — Gros et gras, tout brillant de santé, voilà comme tu me trouveras — lorsque tu voudras rire, un vrai porc du troupeau d’Épicure. » Voilà bien Tibulle, le voilà tout entier, tel que nous l’avons montré lorsque tout enfant il courait avec sa sœur dans le verger ombreux et déjà révérait les antiques dieux en bois du lararium. Il se promène sous ses arbres, parmi ses troupeaux, et, ce que « l’épicurien » Horace aime mieux paraître ignorer, il célèbre avec ses bergers et ses laboureurs toutes les fêtes des divinités champêtres[55].

À la femme, Tibulle ne demande plus que le repos et l’oubli des maux passés. On s’accorde assez à voir dans la treizième élégie du livre IV un poème inspiré par une certaine Glycera dont parle Horace dans son ode à Tibulle[56]. Il y a cinq ou six vers dans cette élégie qui, rapprochés de l’épître d’Horace, montrent qu’avec les années Tibulle avait retrouvé, sinon la joie et le bonheur, du moins la douce sérénité de son innocente nature. « A quoi bon exciter l’envie? Loin de moi la vanité vulgaire! Que le sage se réjouisse en silence dans son cœur. Je puis vivre heureux ainsi au fond des forêts, où aucun pied humain n’a frayé le chemin. Tu es le repos de mes tristesses, ma lumière dans la sombre nuit, et dans ma solitude tu me tiens lieu d’un monde. » Inutile d’ajouter que Tibulle ne se maria point. Alors même qu’il n’eût pas eu l’âme blessée mortellement, je doute qu’il se fût jamais assez intéressé aux choses de la vie réelle pour devenir chef de famille et donner des citoyens à l’état. En dépit des efforts et des tendances romantiques de quelques princes, comme Auguste et Tibère, les lois renouvelées de Lycurgue sur le célibat avaient paru parfaitement ridicules, et n’avaient eu aucun effet sur les esprits éminens du siècle, comme Virgile, Horace, Properce. L’idée de patrie, après avoir réalisé de grandes choses dans le monde, avait évidemment fait son temps. Elle ne disait plus rien à ceux qui ouvraient l’ère de la démocratie universelle. Certes, comme Properce, Tibulle aurait pu écrire ces paroles, qu’un Romain du temps d’Annibal n’eût pu entendre sans mourir de honte et d’indignation : « Qu’ai-je besoin de donner des fils aux triomphes de la patrie? Aucun soldat ne naîtra de mon sang[57]. »

Ah! que nous comprenons trop ces vers-là, car enfin, quoi qu’en disent nos Catons, nous sommes revenus à ces beaux jours de la décadence où il fait si bon vivre! Laissez-les de leurs cris aigus remplir l’école et appeler la colère des dieux sur les vices du siècle. Ces hommes à la barbe hérissée, au long manteau sordide, qui sans pitié frappent de leur bâton ferré les précieuses mosaïques de nos petites maisons, ces êtres bizarres et mélancoliques, qui apparaissent comme des spectres, étendent pour nous maudire un bras décharné, puis rentrent dans l’ombre, produisent sur l’esprit des convives de l’universel banquet une diversion qui a son charme, et dont l’effet est de réveiller la volupté au cœur alangui du sage couronné de roses. Les dames romaines le savaient de reste. Pendant les longues heures de la toilette du matin, en attendant l’amant, en litière, à la promenade, elles aimaient fort la vue, les grands discours austères de leur philosophe, sorte de chapelain de ce temps-là. Plus d’une l’écoutait rêveuse, tandis que le singe et le fou faisaient assaut de cabrioles pour attirer un regard, mériter une caresse de leur bonne maîtresse. Ces jours-là, elles étaient plus tendres, plus abandonnées, et comme envahies par un délicieux malaise. Elles sentaient mieux alors le prix de l’existence, apprenaient à jouir de l’heure qui passe. De là une science profonde de la volupté, un sentiment exquis des joies fortes et délicates de l’âme et des sens, une capacité d’émotions de plus en plus nombreuses et finement nuancées, une sensibilité nerveuse exaltée, surexcitée, presque maladive, faisant osciller tout l’être humain, si je puis dire, au moindre souffle des passions, de la frénésie du délire à l’accablement infini de la torpeur. Lentement acquises par les pères, transmises par voie d’hérédité, ces manières d’être deviennent instinctives chez les enfans, qui naissent vieillards, épouvantent par leur effrayante précocité. Toute riche matrone, toute grande dame, Livie elle-même, avait dans sa maison quelques-uns de ces jeunes lutins d’Alexandrie, petits satyres dont on n’eût pu dire l’âge, dont l’œil de lynx voyait tout, ne se baissait jamais, faisait rougir les belles donne, et dont le méchant babil, effronté et cynique, mettait en Hesse la compagnie. Ce n’est plus là de la décadence, mais bien de la décrépitude. De tout temps, les grandes villes ont produit de ces créatures rachitiques qui retournent au type simien. Comme Paris, Alexandrie avait son Gavroche.

Mais si le monde grec et oriental penchait vers la décrépitude, le monde romain proprement dit n’en était encore qu’à cet état de paix sereine et joyeuse, de doux loisir et d’énervement voluptueux, où des générations fortunées recueillent le fruit des luttes séculaires des ancêtres et récoltent dans l’allégresse ce qui a été semé dans le sang et dans la mort. Voilà l’âge d’or que tous les parangons d’une triste sagesse flétrissent du nom de décadence. S’ils veulent dire par là que l’heureuse et molle créature, affinée par la réflexion et brisée par le plaisir, est une proie toute préparée pour les durs conquérans qui ne manqueront pas de venir, ils ont de tout point raison. Quoi! faut-il donc, pour ne pas mourir, se condamner à ne jamais vivre? Demander à Horace ou à Tibulle, le front couronné de myrte et la chevelure humide des parfums de Syrie, de revenir à la rude existence des Romains d’avant les guerres puniques, n’est-ce pas montrer qu’on a oublié la réponse du soldat de Lucullus? Que veulent-ils dire enfin avec leur mot de décadence? S’ils se contentaient de constater un fait sans l’accompagner d’un cortège d’épithètes malsonnantes, peut-être se rendrait-on de bonne grâce; mais ils font un crime aux peuples d’un accident tout aussi naturel que la maladie et la vieillesse. Il n’appartient à personne de revivre après avoir vécu, et n’est-ce pas folie que de se refuser à voir dans la mort naturelle autre chose que l’usure des élémens mêmes de la vie? Le plus grand progrès accompli par la pensée en ce siècle a été de substituer partout la notion du devenir à celle de l’être, en d’autres termes de ne plus considérer qu’une succession d’états d’une seule et même chose là où l’on distinguait autrefois des objets essentiellement divers. Santé et maladie par exemple sont ainsi devenues deux simples modes de la vie, régis par les mêmes lois, interrogés par les mêmes procédés scientifiques. Ramenés à leurs conditions véritables, les différens états pathologiques ont paru réductibles aux lois générales de la physiologie. La vieillesse ou l’usure progressive des tissus organiques inaptes à renouveler les élémens de la vie est un état particulier à tout ce qui vit, à l’animal comme au végétal, un mode spécial de développement, un moment de l’être.

Délia survécut à Tibulle. S’il fallait en croire Ovide[58], elle aurait même assisté aux funérailles de son ancien amant avec la mère et la sœur du poète. Némésis, la triste héroïne des élégies du deuxième livre, serait venue, elle aussi, couvrir de larmes et de baisers le corps exposé sur le bûcher. Chez le poète de Sulmone, Délia et Némésis, ainsi mises en scène, se disputent la gloire d’avoir donné le plus de bonheur à Tibulle. Si la fiction n’était aussi transparente, rien ne serait plus indécent. Ovide a cependant écrit sous l’empire d’un sentiment pieux et tendre. Il aimait le « doux génie »[59] de Tibulle. Ici comme souvent, il s’inspire des vers mêmes du poète, mais il est clair qu’il a manqué d’un sens spécial pour les bien entendre. Quoi qu’il en soit, Ovide n’a rien vu ni rien su, et tous les élémens de son allégorie sont tirés des élégies. Il n’est point vraisemblable que, par sa présence auprès du lit ou du bûcher funèbres, Délia ait réalisé un des vœux les plus chers que Tibulle avait formés autrefois en des vers immortels qu’elle seule, sans aucun doute, n’a jamais lus. Retiré dans sa terre de Pédum, Tibulle n’avait peut-être jamais revu Délia.

Il aimait mieux, loin d’elle, écouter en silence la voix triste et dolente qui parfois s’élève et chante en nous au doux ressouvenir des jours qui ne sont plus. Heur ou malheur, qu’importe ? on a vécu. Et voici que déjà l’on se survit. Les natures exquises comme Tibulle, mais en même temps vives et sensuelles, sont moins que d’autres à l’abri de certaines erreurs qui empoisonnent souvent toute l’existence. Le châtiment sort de la faute comme l’épi du grain. Tel qui a aimé avec assez de puissance pour douer un être cher de toutes les perfections reconnaît un jour qu’il s’est peut-être trompé. D’un bloc de chair, il avait su tirer une statue de marbre, statue vivante et plus belle dans l’idéal que toutes les choses d’ici-bas. L’amant, comme le poète, donne avec sa joie sa vie à l’œuvre qu’il a créée. L’idéal ne serait plus l’idéal, si, vraie dans l’infini du rêve, cette forme divine pouvait jamais devenir réelle. Ironie ou douleur, la contradiction éclate tôt ou tard, l’expiation commence. Souvent l’être cher n’a rien perdu de ce qui l’a fait aimer, et, pour peu qu’il consentît à redevenir statue, on le placerait encore dans son sanctuaire, on l’adorerait avec la ferveur des anciens jours; mais l’idole redevenue femme ne se prête guère à ces apothéoses. Si dans la foule elle reconnaît le prêtre, c’est pour le suivre d’un regard étonné. N’attendez d’elle aucun retour de tendre sympathie. Pauvres poètes, si vous pouviez voir ce qui se passe au plus profond de son cœur! Est-ce donc la faute des Délia, s’il s’est rencontré des Tibulle? Implacable et sereine comme la nature, la femme n’a nul souci des êtres qu’elle écrase. Au tiède renouveau, d’autres fleurs, d’autres créatures naîtront en foule sous ses pas de déesse; ce ne seront plus les mêmes sans doute, qu’importe? L’homme souffre, languit, rattache sa vie à un souvenir. La femme ignore, renaît chaque matin à une existence nouvelle, se sent fille de la terre, et, comme elle, immortelle.

Délia fut une de ces créatures inconscientes que le monde appelle légères, et qui sont simplement de belles formes animées, comme un arbre au feuillage gracieux, comme un élégant animal aux grands yeux sombres et doux. Il faudrait être bien frivole ou bien égoïste pour en vouloir à ces êtres charmans du mal qu’ils ont pu nous faire. Entendu au sens d’un Virgile ou d’un Tibulle, l’amour est un sentiment raffiné qui ne va guère sans quelque imagination. Ainsi transformé et spiritualisé, l’amour devient un fait d’ordre intellectuel, une création de l’intelligence, j’ai presque dit une forme de l’entendement. Le génie d’un Goethe lui-même ne sera pas trop vaste pour comprendre et noter toutes les nuances fugitives, de délicatesse infinie, de ce vague idéal où l’âme la plus haute s’abîme comme une goutte d’eau dans l’Océan. N’y aurait-il pas eu quelque cruauté à demander tant de choses à Délia? La pauvre enfant n’avait guère de cœur, mais elle avait encore moins d’imagination et d’intelligence. Sa petite âme ingénue et candide se donnait chaque printemps comme l’arbre livre ses fruits. Que l’on pût mourir du bien qu’elle vous avait fait, voilà qui l’aurait fort surprise, et, j’imagine, un peu flattée.


JULES SOURY.

  1. Mart., Ep., IV, VI.
  2. Inst. orator., l. X, I, 93.
  3. Strab., XIV, 668-69.
  4. Plaut., Trinumus, II, IV, 599.
  5. Voyez le savant ouvrage de M. H. Wallon, Histoire de l’esclavage dans l’antiquité (1847).
  6. Movers, Die Phönizer, B. III, p. 81.
  7. Plaut., Cistell., I, I, 39 sqq.
  8. I, VI, 68-69. — Turnèbe, Voss, Heyne et Dissen, sans parler des derniers éditeurs de Tibulle, sont unanimes sur ce point.
  9. Rud. Westphal., Catulls Gedichte in ihrem geschichtlichen Zusammenhange übersetzt und erläuert, p. 34-35. Breslau, 1867.
  10. Ovid., Amor., I, VIII, 43; III, IV, 37.
  11. Senoc, De Benef., III, XVI.
  12. Ibid., I. IX.
  13. Horat., Od., III, VI, 29.
  14. Juv., Sat., I, 55 sqq.
  15. Tib., I, VI, 27-28.
  16. Tib., I, V, 51-56.
  17. Tibull., VI, 57-66.
  18. Tib., l, I, 73-74; II, 33, 36-37.
  19. Epist., I, IV, 6.
  20. Platon., Hipp. maj., 231.
  21. l, I, 19 sqq.
  22. I, I, 11-12.
  23. Voss et Dissen ont adopté la première de ces dates, Eberz et la plupart des exégètes récens la seconde.
  24. Tibul., l. I, III. — L’ordre chronologique des cinq élégies déliennes, adopté par Lachmann et suivi par M. Otto Richter, est le suivant : III. I, II, V, VI.
  25. E. Herzog, Galliœ narbonensis prov. rom. historia (Lips., 1864), p. 232.
  26. Fast. Capit.; App., B. C, IV, 38; Liv. CXXXV, 4; Tibul., I, VII; II, t, 33, V, 117; IV, I.
  27. Appul., Metamorph., XI.
  28. Tib., l. I, III, 27-32, Cf. Antiquités d’Herculanum, gravées par Th. Piroli. Peintures, t. II, pl. XXX et XXXI.
  29. Terent., Heautontimorumenos, II, III, 44 Cf. Prop., III, VI, 9-18; Ovid., Fast., II, 742.
  30. Tib, l. I, I.
  31. Tib., I, I, 6.
  32. p. Menière, Études médicales sur les poêles latins, p. 243. — Ovid., I. amat., II, où cette maladie est décrite; mêmes circonstances, mêmes incantations magiques, etc.
  33. Tibul., I, V, 9-17.
  34. Ibid., 45-46.
  35. Ovid., A. amat., III.
  36. Juv. Sat., VI, 120.
  37. I, XXXIII, 5.
  38. Théocr., Idyll., X, 20-27.
  39. Tib., I, VI, 5-6 et 15.
  40. Discidium, Tib., I, V, 1-8.
  41. Ovid., A. amat, II, 539.
  42. Tib., I, V, I sqq.
  43. Tib., I, II, 65 sqq.
  44. Tib., I, II, 79-86.
  45. I, V, 67-68.
  46. I, II, 5-14.
  47. P. ex., Hor, Od., I, XXV, 3-8; III, X, 1-4, et surtout Prop., I, XVI.
  48. Tib., I , II, 41-64.
  49. VI, 41-55.
  50. II, 87 sqq., et V, 69 sqq.
  51. Ovid., Trist., II, 463-464.
  52. Fragm. 43, éd. Th. Bergk (Lip. 1867).
  53. Ann., 1, 9.
  54. Horat., Ép., I, IV.— Cette épître serait, selon Kirchner, de 729 : elle est peut-être d’une date un peu postérieure.
  55. Tib., II, I. — Tableau de la fête des Rogations chez les Romains. — Cf. sur cette élégie célèbre Alex, de Humboldt, Kosmos, II, 20.
  56. Horat., Od., I, XXXIII, de la même époque que l’épître (Kirchner).
  57. Prop., II, VII, 13-14.
  58. Ovid., Amor., III, IX.
  59. Ovid., Trist., V, I, 18. Ingenium come.