Un vieux moyen de s’enrichir

Un vieux moyen de s’enrichir
Satires et Chants (p. 187-196).

Imitation d’Horace :

Robert Macaire et Bertrand causent ensemble
sur le boulevard du temple.


<poem class="verse"> Bertrand. Allons, encore un mot, Robert, et je te laisse… Apprends-moi le moyen d’attraper la richesse ? Tu ris…

Macaire. Oui-da, Bertrand ! N’est-ce donc pas assez, Après tant de périls, tant de piéges dressés, D’avoir heureusement dérouté la police Et revu de Paris l’enceinte protectrice ?

Bertrand. Ô sublime Robert ! Ton esprit me rveilleux A prédit sans mentir mon retour en ces lieux, C’est vrai-mais pour combler cette chance opportune Donne-moi le secret d’y trouver la fortune… Je la veux cependant d’une honnête façon, Résolu que je suis à n’être plus fripon, À n’avoir plus jamais, quel que soit l’artifice, De rapports trop directs avec dame justice ; Mais fais-la-moi trouver, car pour moi la vertu À Paris sans un sou ne vaut pas un fétu.

Macaire. Eh bien ! Puisque tu crains la débine livide, Que tes basques d’habit ont en horreur le vide, Mais puisque aussi tu veux vivre en homme de bien, Voici pour t’enrichir un honnête moyen.

De même qu’un furet mis dans une garenne, Flairant l’air et cédant à l’instinct qui l’entraîne, A bientôt dans son fort dépisté Jean lapin Et du leste animal terminé le destin, De même au sein confus de cette énorme ville Tu sauras découvrir quelque vieil imbécile, Quelque épais fournisseur, quelque gras épicier, Riche d’ans et d’écus, mais pauvre d’héritier ; Alors, ami Bertrand, ta fortune est certaine, Si tu t’y prends, morbleu ! Comme il faut qu’on s’y prenne.

Bertrand. Je saisis ton idée et comprends clairement : Tu veux me faire ici courir le testament.

Macaire. Pylade, tu l’as dit ! La course à l’héritage Vaut la course au clocher et produit davantage. Tout le monde aujourd’hui s’y livre plus ou moins, Tant le luxe à Paris a créé de besoins. Le chemin du travail est sûr, mais rude, immense, Et, dans ce temps maudit de folle concurrence, Soit comme médecin, commerçant, avocat, C’est bien lourde charrette à tirer qu’un état !

Au contraire, il est doux, sans avoir rien à faire, De s’entendre un matin nommer millionnaire, Et de se réveiller avec le sentiment Qu’on est à tout jamais sauvé du dénûment ; Et cela, cher Bertrand, parce qu’un benêt d’homme, Avant de fermer l’œil pour faire le grand somme, Aura mis votre nom sur un bout de papier, Pas davantage, ami ; vous êtes héritier, Et soudain vous voilà riche propriétaire ; À vous laquais, chevaux, maisons, châteaux et terre, Vous êtes homme grave et de capacité En passe d’être tout… à moins serait tenté Le diable ; aussi ce titre est l’appât des familles, Et, roses du printemps, les plus charmantes filles N’ont de sourires frais et de clignements d’yeux Que pour les cheveux gris et les visages vieux.

Bertrand. Peste ! C’est séduisant : mais que me faut-il faire ?

Macaire. Presque rien, mon ami, toucher le cœur et plaire.

Bertrand. C’est difficile.

Macaire. Non, de l’esprit, quelques pas Et nombre de discours que l’on ne pense pas, Donner de l’encensoir aux gens ; —la flatterie Est un fusil chargé de grosse menterie Qu’au visage d’un sot l’on tire à bout portant Et qui, loin de tuer, le fait vivre d’autant.

De son feu bien nourri jamais on ne se lasse, Et le tiré toujours au tireur en rend grâce. Use donc de cette arme avec brutalité, Sans crainte d’être extrême en ta duplicité. Tu connais Filoutin, ce vieux célibataire Qui demeure au marais en hibou solitaire ?

Bertrand. Oui, c’est un fier coquin, des écus amoureux, Qui trente ans monnaya le cœur des malheureux, Et qui, fourré souvent dans mainte sale affaire, Au dire du palais empoisonna son frère, Un gueux qui plus que nous mérite sûrement Les charmantes douceurs de l’emprisonnement.

Macaire. Eh bien, si le destin jamais te fait la grâce, Cher Bertrand, d’amener pareil homme en ta nasse, Il faut effrontément être son louangeur Et jusque sur les toits soutenir son honneur.

Bertrand. Robert, quoique je sois large de conscience, Ce rôle-là pourtant passe ma complaisance.

Macaire. Alors va mendier ! Comme un chien, jours et nuits T’abreuver aux ruisseaux.

Bertrand. Vivre ainsi ! Je ne puis…

Macaire. Soumets-toi donc, mon cher, sans scrupule et sa ns glose Aux utiles conseils que mon cœur te propose. De plus riches que toi, des gens plus relevés N’ont pas été si fiers et s’en sont bien trouvés. Que t’importe après tout une insolente phrase Et les lourds quolibets de maints faiseurs d’emphase !

Si quelqu’un te rencontre et vient dire tout bas : « Quoi ! Vous voyez cet homme et lui donnez le bras ! Vous ne savez donc point ce qui court sur son compte ? » Tu répondras tout haut : « Oui, je sais… plus d’un conte ; Mais rien n’étant prouvé, je n’en crois pas un mot. D’ailleurs ce monstre d’homme est pour moi sans défaut ; Dans mainte occasion où j’étais sans ressource, Fort libéralement il me prêta sa bourse. » Qu’ajouter à cela ? Rien ; c’est un argument Sans réplique en nos jours de grand resserrement. Et le gloseur penaud, muet, baissant la tête, S’éloignera honteux de sa phrase indiscrète, Tandis que ton propos au vieillard rapporté Excitera pour toi sa générosité.

« Ce cher ami Bertrand, que son zèle me touche ! Dira-t-il, en pressant ton museau sur sa bouche. Voilà de mon bonheur l’inébranlable appui ; Aussi, plus qu’il ne croit j’ai su penser à lui… » Et soudain il ira tirer du secrétaire Son testament, duquel lecture il voudra faire ; Mais d’y prêter l’oreille, oh ! Ne sois pas si sot. Halte-là ! N’en permets point le plus petit mot, Des mains et de la bouche empêche la lecture, Disant : « Ce que j’ai fait, c’était amitié pure ; Je le ferais encor, car c’est la vérité. D’ailleurs pourquoi de moi s’être tant tourmenté ? Me léguer quelque chose est un soin inutile, Dans mon sein maigre couve une flamme subtile Qui, déployant sous peu son pouvoir destructeur, M’enverra chez les morts avant mon bienfaiteur. » Cependant, cher ami, conduis-toi de manière À maintenir toujours le riche octogénaire Dans l’aimable penser de te laisser du bien. Pour cela, mets en jeu plus d’un adroit moyen.

Il n’est point bon d’user toujours de flatterie ; Il faut aussi parfois darder la calomnie, Noircir de son venin tout parasite ardent Que tu verras rôder au logis trop souvent. Pour sa race surtout, inquiète et lointaine, Excite constamment le levain de sa haine ; Car chez les vieilles gens, cœurs secs et sans pitié, La haine est plus donnante encor que l’amitié.

Un vieillard est souvent aux mains d’un domestique Qui le tient et surveille en geôlier despotique. Garde-toi de heurter cet insolent pendard ; Fais chorus avec lui sur le barbon, plus tard Tu pourras lestement à la porte le mettre, Quand de l’âme du vieux ton esprit sera maître. Car c’est là l’important… dans cette honnête fin Pénètre tout d’abord, avec un coup d’œil fin, Les goûts prédominants, les passions vivaces Que les ans n’ont point su refroidir de leurs glaces Et qui brûlent encore en ses sens vigoureux. Est-il gourmand, bravo ! C’est un défaut heureux Dont facile il sera de tirer avantage.

De termes de cuisine épice ton langage ; Nuit et jour, lis Carême et sois bien au courant De tout ce que Chevet de fameux entreprend. S’il t’arrive jamais du fond de la province Quelque faisan doré, gibier digne d’un prince, Ou quelque gros pâté de fine venaison, Il faut, mon cher ami, montrer de la raison, N’y pas toucher et vite en faire sacrifice Au ventre que tu veux rendre à tes vœux propice. Aux soins de l’avenir il faut beaucoup donner Et pour bien vivre un jour savoir parfois jeûner. Mais si notre homme, exempt du feu de gourmandise, Sous sa peau sent courir celui de paillardise, Si Vénus chatouillant ses reins luxurieux Vers son astre lui fait encor tourner les yeux ; Alors, ami Bertrand, victoire ! Sans partage, En tes heureuses mains passera l’héritage. Un vieillard libertin, c’est l’ogre sans pitié Qui demande à tout prix d’être rassasié ; Il faut de la chair fraîche à cet affreux vampire. Donc, par un coup de maître assure ton empire ; Avant qu’il ait sondé ton regard complaisant, Amène-lui ta fille et livre-lui ton sang.

Bertrand. Que dis-tu là, Robert ? Quoi ! Tu veux qu’élodie…

Macaire. Sans intrigue il n’est point de bonne comédie, Et je ne sache pas de meilleur dénoûment Que celui qu’une femme amène dextrement. Or, si j’en crois les bruits qui courent sur ta fille, La rose est sur sa joue et son œil noir petille ; Elle est jeune surtout, point capital et bon Pour faire en son honneur chanter un vieux pigeon.

Bertrand. Mais ma fille, Robert, est une fille honnête !

Macaire. Tu feras la leçon à cette jeune tête. D’abord tu lui peindras son avenir en noir, Puis sous couleur d’hymen la chose feras voir, Et, si bête elle n’est, elle comprendra vite Que fille de seize ans qui n’est pas san s mérite Ne peut user ses jours à ravauder les bas D’un père infortuné qui souvent n’en a pas. Quant au vieux, j’en réponds, plus prompts qu’un feu de pailles, Les salaces désirs lui mordront les entrailles.

Bertrand. Mais, Macaire, je crains qu’un homme laid et vieux Ne soit pour sa jeunesse un objet odieux, Qu’il n’inspire à son cœur dégoût et répugnance.

Macaire. Que ta cervelle est lourde et pleine d’ignorance ! Vois-tu pas tous les jours des enfants de vingt ans Aux glaces de l’hiver marier leurs printemps ; Et sont-ce là vraiment les plus mauvais ménages ? Non, l’or embellit tout, même les vieux visages ; Que ta fille du vieux tâte un jour seulement, On l’en séparera plus difficilement Qu’un chien de l’os qu’il ronge ; — alors, fût-ce le diable, Il n’est point de rival qui vous soit redoutable, Ni de parent adroit qui vous puisse ravir L’héritage brillant que vous voulez tenir. Quand je dis, cependant, que vous n’avez nul être À craindre, je pourrais vous abuser peut-être, Car de vous peut venir le danger sérieux. J’admets que vous soyez installés tous les deux Au logis du vieillard : ta fille est son délice ; Le testament est fait à votre bénéfice, De la main du barbon écrit entièrement, Remis en lieu certain et le seul testament.

Tout va bien : mais alors, sûrs de votre conquête, N’allez pas de bonheur tous deux perdre la tête ! Ta fille imprudemment, en public, au grand jour, De quelque beau lion encourager l’amour, Et toi, souvent lassé d’un radoteur q ui bave, De mauvais traitements affliger ton esclave. Le bonhomme en fureur de tant de dureté Peut relever le front, et d’un doigt irrité, Sur un bout de vélin, par trois mots d’écriture, Punir votre abandon et venger son injure. Jusqu’à ce que la mort sur son lit l’ait cloué, Songes-y bien, par lui tu peux être joué ! Donc, il faut redoubler de soin, de prévenance, Ne prendre devant lui qu’une humble contenance Et jamais d’un mot dur lui faire apercevoir Que vous êtes certains de palper son avoir. J’ai connu bien des gens qui pour fautes pareilles Ont perdu l’heureux fruit de vingt-cinq ans de veilles Et qui, pour avoir trop tourmenté l’hameçon, Ont vu se décrocher et s’enfuir le poisson.

Que leur exemple serve à ton expérience ! Enfin arrivera le jour de délivrance, Le jour où le trépas te fera l’agrément De coucher l’ennuyeux vieillard au monument. Alors, ami Bertrand, vive, vive la joie ! Comme un requin goulu qui voit venir sa proie, Dans ton sein haletant tu sentiras ton cœur De volupté bondir ; en effet, quel bonheur ! Quel transport que le tien ! Quand le grave notaire, Lisant le testament d’une voix nette et claire, Au nez des héritiers lancera ce brandon : Je lègue tous mes biens immobiliers ou non À mon ami Bertrand… une ivresse divine D’une chaude sueur baignera ta poitrine, Et peut-être iras-tu t’évanouir aux bras Du notaire étonné : pourtant ne le fais pas. En acteur consommé jusqu’au bout suis ton rôle, Maîtrise tes transports, courbe-toi comme un saule, Et, tirant de ta poche un mouchoir, sur tes yeux Tiens-le ferme en poussant des soupirs douloureux, Et dis : « Pauvre cher homme, ah ! Quel malheur insigne ! C’était trop d’amitié, je n’en étais pas digne. Pour le voir vivre encor je donnerais vraiment Le bénéfice entier d’un pareil testament ! » Ces pleurs et ces regrets sont des ruses habiles ; Marques d’un cœur sensible, ils te seront utiles Pour adoucir un peu les esprits ulcérés Des malheureux parents par tes piéges frustrés.

Bertrand. Mais crois-tu que ces gens s’éloignent sans rancune Et me laissent en paix jouir de leur fortune ? Au contraire, je crains qu’aux assises bientôt Je ne sois par leurs cris envoyé comme un sot…

Macaire. Rassure-toi, Bertrand, dors là-dessus tranquille ; Ce serait tout au plus une affaire civile. D’ailleurs, si l’héritage est gros, tu trouveras Assez de défenseurs pour sortir d’embarras. Vis donc en paix, mon brave, et voyant ce qu’on gagne À ce joli métier, commence ta campagne.

Aux trousses des vieillards lance-toi sans délai. Bonne chasse ! Pour moi je porte mon filet Ailleurs, je me suis trop arrêté dans ma course. Adieu donc, cher Bertrand ! On m’attend à la bourse… Dieu des juifs, guide-moi dans ce divin enfer ! Je vais agioter sur les chemins de fer.</poem>


Publié en 1846