Un vieux bougre/13
XIII
Lasse de la grande joie qui l’avait ébranlée, Mlle Rubis somnolait, étendue sur le lit, et l’un de ses bras couvrait ses yeux clos. Elle haïssait également sa sœur et Michel, parce qu’elle venait de les tromper ; et elle jubilait de les savoir dehors, n’osant rentrer, timides comme ils étaient.
Gaspard sentait la faim, la soif, et il savait qu’une femme était auprès de lui. Dans son esprit visionnaire, c’était encore la Mabrouka, et il se rappelait Ar’Guth. À cause de la fièvre, les oreilles lui bourdonnaient et il croyait entendre geindre le vent. Il s’imaginait la tourmente abattue sur une forêt, apportant la plainte des bêtes tapies, le bruit bref des branches qui cassent et celui des feuilles sèches entraînées, plus poignant d’être le plus faible de tous et de mieux signifier la loi commune.
Longuement, il examinait les choses. Au clair de la lanterne d’écurie suspendue à l’échelle dont les montants se perdaient, en haut, dans l’ombre, elles lui apparaissaient peu à peu et il hésitait à les reconnaître. Son regard chercha vers la droite les deux petites fenêtres carrées de la roulotte. Il s’étonna de ne pas les voir, avec leurs rideaux quadrillés en rouge ; puis il ne réfléchit point au delà.
Le secteur lumineux, sur la couverture de laine bise, lui donnait confiance par son aspect intime. Lorsqu’il vit, allongées dessus, ses mains vieilles, maigres, couvertes de taches brunes et dont les veines étaient presque noires, son rêve s’abîma d’un coup. À l’horreur de se retrouver un vieillard, comme si sa force était passée en un éclair, s’ajouta l’incertitude du lieu ; et il vécut une minute d’angoisse telle que la semblable l’aurait tué. Dans son geste brusque pour se soulever, s’aidant des bras, il heurta Mlle Rubis.
— Youyou ! s’écria-t-il.
Elle tendit vers lui son visage au sourire extasié.
— Rubis !… Toi ?
— C’est moi vot’femme à présent, dit-elle.
Gaspard doutait d’elle et le sens des formes lui échappait encore :
— Où que j’suis, bon Dieu ! demanda-t-il.
— On est au pays… on est rentré d’avant-hier, vous savez bien… Figurez-vous…
Elle lui conta ce qui était advenu, pressée de dire surtout la fin, où sa part avait été bonne, et de railler les absents de leur lâcheté. Mais il interrompit :
— Alors, v’là deux jours que j’dors ?
— C’est la deuxième nuit… Ah ! si y avait pas en moi pour vous soigner !…
N’avoir ni bu ni mangé depuis si longtemps, cela le préoccupait plus que d’apprendre à qui vouer sa reconnaissance ou s’il devait exiger de Loriot-Moquin la réparation d’honneur différée par son accident.
— J’veux à boire ! dit-il.
— Attendez… j’vas appeler Michel, proposa Mlle Rubis, en descendant du lit.
— Où qu’il est, c’t’âne-là ?
— Y prend l’air… avec Youyou… d’avoir eu l’trac quand vous avez parlé…
— J’ai causé ? fit Gaspard très inquiet.
— On n’a pas compris grand’chose… qu’un nom : « Mabrouka… »
— Ah ! oui… Mabrouka… Une belle garce !…
— C’était donc une femme ?
— C’en était dix à elle toute seule, ma fille…
— Et moi ? repartit effrontément Mlle Rubis.
Elle en vint à la conclusion de son récit où le songe de Gaspard et la réalité vivante s’étaient confondus en elle-même. L’aïeul s’en réjouit beaucoup, soulignant son rire d’une gesticulation simiesque. Cependant, Mlle Rubis lui répéta avec gravité :
— C’est moi vot’femme, à présent…
Il sembla méditer cette parole, fixant Mlle Rubis de ses yeux clairs et durs. Elle attendait le mot dont il se lierait, un mouvement amoureux qui l’eût attirée vers son nouveau maître.
Un rictus le défigurait et il secoua le chef, disant :
— J’veux du rhum !…
Elle frappa du talon, révoltée :
— C’est pas un’réponse, ça ! protesta-t-elle.
Il battit la muraille du poing, et il appela :
— Michel !
Comme celui-ci entrait, pénétré de la splendeur nocturne et tremblant à l’idée d’un cataclysme, Gaspard l’apostropha :
— Tu vois, j’suis pas mort !… Y m’faut du rhum… Va réveiller Menu, qu’y t’en donne un lit’… J’ai soif !…
— Grand-père… murmura Mlle Youyou.
Elle aussi, la paix villageoise imprégnait son âme purifiée aux confidences venues des étoiles de la plaine. Jamais elle n’avait vu la nuit épandre sur une aire aussi vaste un calme si grandiose.
— J’veux du rhum, que j’dis ! ordonna l’ancien.
— Va donc, moule ! s’écria Mlle Rubis.
L’ayant saisi par une manche, elle obligea Michel à se mouvoir. Il sortit, regardé d’eux trois, tête basse, le pas lourd, et Mlle Youyou le plaignait.
Pendant qu’ils avaient été côte à côte, sur
la route, ils n’avaient échangé que deux paroles.
La ligne des toitures écrasées sous
l’énorme ciel, la poudre de mondes étincelant
autour de la lune nacrée, l’air immobile, le
silence, tout les avait unis dans l’impression
de leur petitesse ; et ils respiraient à pleine
poitrine pour se sentir vivre.
Michel nommait mentalement les possesseurs des champs qu’il devinait à la moindre ondulation du terrain ou à quelque bouquet d’arbres.
Mlle Youyou se rappelait l’atelier, des visages d’ouvrières, le contremaître maussade, les sacs de perles où elle puisait pour fabriquer avec du laiton les fleurs durables qui couronnent les tombes nouvelles. Elle pensait aussi au drame veillé par la clarté chiche filtrant entre les interstices des volets, derrière son dos ; et elle se retournait afin de l’épier.
— C’est beau, la campagne ! avait-elle-murmuré.
Il ouvrit les bras et il les ferma lentement, comme pour étreindre l’espace compris dans leur envergure. Et, d’une voix émue, il avait dit :
— Ah ! c’est mon pays, Youyou !
L’appel de Gaspard les avait interloqués. Si étroite était la communion de leurs âmes, qu’ils se demandèrent dans le même moment pourquoi Mlle Rubis avait voulu rester seule auprès du vieux.
Il soufflait comme un bœuf qui a chaud, et
une de ses jambes pendait, nue, les orteils
crispés pesant sur le sol. Les deux femmes, il
les couvait tour à tour d’un regard concupiscent
et il ricanait. Sa face parfois s’assombrissait :
— J’ai soif, bon Dieu ! hurlait-il.
Stupéfaites autant que par un spectacle surnaturel, elles souffraient de ne rien trouver à dire, elles redoutaient sa puissance, et Mlle Youyou, remarquant la chevelure défaite de sa sœur et ses lèvres mordues, sentait le soupçon grandir en elle.
Cependant, l’arrivée de Michel les rassura. Il brandissait un litre, annonçant :
— C’est pas sans peine, vrai !… Menu voulait rien savoir pour se l’ver et servir un lit’… Le v’là quand même… débouché d’avance !…
— Donne donc ! ordonna Gaspard.
Les mots comptaient peu pour lui. Il s’arrêta de boire quand, le gosier brûlé d’alcool, son plaisir devint une douleur. Et il rendit grâce à Dieu avec l’énergie dont il était dépositaire :
— Nom de Dieu ! c’est du bon, Michel !…
Il appuya ses mains au creux de son estomac noyé de rhum ; puis, se baissant, il déposa la bouteille par terre, comme une chose très précieuse. En une seconde, dans sa figure empourprée, ses yeux se brouillèrent. Mlle Rubis lui dépêcha Michel ; mais il en repoussa l’aide et il s’allongea sur le dos, assommé d’une subite ivresse.
— On n’aurait pas dû le laisser boire ! regretta Mlle Youyou.
— Y n’en fait qu’à sa tête, observa Michel.
Les défiant, Mlle Rubis passa entre eux pour rejoindre le lit, et elle se pencha sur Gaspard. Il parut ne point la reconnaître ; son haleine était courte et ses membres grelottaient.
— Ce coup-là, y n’en r’viendrait pas ! cria la femme. Faut chercher le méd’cin !…
— L’méd’cin, c’est pas fait pour un corps pareil ! objecta Michel.
Il se détourna, de peur qu’elles ne devinassent le mauvais désir qui était au fond de sa pensée. Sa méditation devant le village endormi avait ranimé en lui la volonté qu’il tenait du terrible ancêtre. Déjà, il l’avait imposée à Grand-Menu, le contraignant à délaisser, pour une cave froide, la couche où sa servante le réjouissait.
Mais, de sa course par la nuit fleurant la terre, les plantes, les effluves forts des étables, il rapportait une âme lucide, saine, âpre, déprise du respect superstitieux et puéril qu’elle vouait à un vieillard gâcheur d’argent, paillard, incapable désormais de protéger contre les effets de ses passions les biens qu’il possédait pour les transmettre à sa descendance.
Enrageant de devoir contenir sa voix, les poings près de sa bouche violente, Mlle Rubis lui répéta :
— J’te dis d’aller chercher un médecin !
— T’as qu’à te taire, toi !… C’est aux hommes à commander ! répliqua Michel.
Il s’était avancé sur elle, ajoutant :
— Tant qu’au vieux, y peut crever si ça lui plaît… t’entends ?
Elle recula : il avait la même expression sauvage qu’elle lui avait vue naguère, lorsqu’il avait failli l’étrangler ; et, à ce souvenir, sa gorge se contractait. Mlle Youyou les sépara, hagarde d’effroi, redoutant que Michel ne fût jaloux aussi :
— Michel… lui fais pas d’mal… C’est l’grand-père qui l’aura forcée…
Interdite par l’air épouvanté de Mlle Rubis, elle essaya de se reprendre ; puis, montrant Gaspard, qui se soulevait sur un coude :
— L’grand-père qui s’lève ! s’écria-t-elle.
Sa balafre était blanche à travers sa face très rouge, et il sourcillait.
— On va vous aider, proposa Mlle Rubis.
Il l’écarta, il repoussa Mlle Youyou ; et il accusa Michel :
— T’as dis, toi !… que j’pouvais crever !…
Prends garde que ça t’prenne avant moi, mon garçon… L’vieux est solide… et y n’a peur de rien… L’trou d’terre où que j’irai pourrir, j’m’en fous, t’entends !… Mais j’veux qu’on m’respec’ dans ma famille !…
Michel se courbait comme si l’aïeul lui avait pesé sur la nuque :
— On vous honore, l’grand-père… et si j’ai dit ça, c’est que l’souci d’vous voir mal m’aura tourné la tête…
— Cause toujours, morveux… j’te croirai demain, si j’ai du temps à gâcher !…
Il se recueillit un moment et ses yeux vagues resplendirent d’une lumière froide, nets, dirigés sur les uns et les autres :
— Écoutez voir ça, un peu !… Paraît qu’j’ai dit c’nom-là, dans mon sommeil : Mabrouka… Ben, celle-là… elle m’a emmené d’ici… et rien qu’d’en parler, l’corps me brûle… Ah ! elle r’viendrait, que j’la suivrais n’importe où… comme j’ai fait ?… Y a assez d’temps d’tout ça et j’peux vous en dire un peu. C’était en Allemagne… L’mari d’ma bohémienne a r’venu un soir… On l’appelait Ar’Guth… Y t’aurait mangé la soupe sur la tête, Michel, et y l’aurait mis dans sa poche… J’avais des p’tits de laie qu’j’avais cueillis en route et que j’rapportais fièrement à la roulotte… On piétinait, à l’intérieur… et la Mabrouka criait mon nom… J’crois qu’j’ai eu qu’à jurer pour enfoncer la porte !… Y avait pas où se r’tourner dans c’bazar… On a donc été nez à nez, avec Ar’Guth… Il avait du courage, et des bras… Moi aussi, faut l’dire… Si Dieu était juste, c’est c’jour-là qu’j’aurais dû passer… et, à d’autres, ça aurait fait leur compte… La Mabrouka, son homme l’avait lâchée, et elle avait pu s’couler derrière moi… Elle avait arraché l’bouton d’la porte… et elle me l’a passé dans la main. Quand j’ai serré ça !…
Il brandissait ses poings osseux et velus.
Leur ombre, sur Le mur, effraya les femmes.
— Où qu’j’en étais ? fit Gaspard.
Devançant Michel, qui allait parler, il reprit :
— Ar’Guth avait tiré son couteau… J’ai pas pensé au mien… J’ai cogné… Au deuxième coup, en plein front, y tombe… d’abord sur les genoux… et puis sur l’ventre… la bouche contre mes souliers… J’l’ai r’tourné, à cause du sang… La Mabrouka m’a appelé encore… et on a fait ça, d’vant l’mort… C’est un souvenir chaud, après quarante ans passés !…
— Après ? demanda Mlle Rubis, qui haletait.
Mlle Youyou se bouchait les oreilles pour ne plus entendre. Elle dut s’adosser à l’échelle, car ses jarrets pliaient.
— Après ?… À nous deux, on a déshabillé Ar’Guth… On l’a descendu dehors… et j’ai lâché les chiens… Une idée à moi !… C’étaient des bêtes jaunes à poil ras… mal nourries et féroces, avec des mâchoires de lions… La femelle a léché un peu de sang… le mâle s’est couché plus loin, en grognant… Y n’ont pas voulu l’manger… Alors… bien proprement… j’ai creusé un grand trou… et on a enterré Ar’Guth dedans… Au matin, ça n’paraissait pas… Ses vieux, qu’il avait laissés avec Mabrouka, et qui habitaient la roulotte, attendirent des mois leur vengeance… J’avais fini par croire qu’y n’avaient rien vu, ni les enfants du mort… et je r’prenais mes habitudes de sortir à la fin du jour, pour aller voir les fermes ou les maisons perdues… Une fois comme je r’venais… la roulotte était partie… et j’ai trouvé la Mabrouka la gorge ouverte… Et voilà une histoire de vieux bougre…
Il précisa :
— C’était dans un bois de la Pologne prussienne…
Ayant dit, il se frotta les paupières. Le jour poignait. Gaspard se remémorait d’autres aventures de sa longue existence. Il conclut :
— Michel, mon garçon… ça vaut qu’on m’respecte chez moi… sans m’vanter… Et si j’ai causé aujourd’hui, c’est pour t’apprendre pourquoi qu’j’ai été l’grand Gaspard partout où il y a des hommes sans peur… Et, maint’nant, passe-moi l’rhum… la soif me r’prend…
Michel obéit, dominé par la grandeur farouche de l’aïeul.