Bibliothèque Charpentier (p. 154-169).


XI


On avait étendu Gaspard. À genoux, Mlle  Youyou défendait en pleurant qu’on le touchât. Elle le nommait de mots tendres, sa bouche contre la bouche entr ouverte qui rendait un souffle imperceptible.

Cependant, de l’éponge qui lui servait à nettoyer les tables, Grand-Menu avait frotté de vinaigre la face de l’ancien. Elle demeurait très pâle, et le corps, avec ses longs bras aux fortes mains, impressionnait par l’aire qu’il couvrait. Chacun proposait un moyen de le ranimer. Au lieu d’agir, on discutait, dans un brouhaha où les injures de Mlle  Rubis se perdaient. Le facteur et le fils Roubeau la maintenaient, écumante, sur un banc, à l’écart, l’ayant arrachée de Loriot-Moquin qu’elle assaillait, des ongles et des dents. Le cabaretier avait envoyé quelqu’un avertir Michel chez ses parents. Il était accouru, puis, sans oser entrer, il avait demandé que l’on transportât l’aïeul dans sa maison.

Le corps inerte pesait lourd aux trois hommes qui le soulevèrent, deux par les pieds, et Loriot-Moquin par les épaules. Près de lui, Mlle  Youyou marchait de côté pour supporter la tête.

Il faisait une nuit bleue de lune et vivante par les millions d’astres. Ils semblaient lui verser la fraîcheur qu’elle exhalait, trop pure pour ne pas contraindre au silence des hommes émus de flairer la mort. Un chien hurla et d’autres lui répondirent, dont les plaintes lugubres paraissaient sourdre de terre. Ensuite, c’est à peine si l’on entendit les sabots.

Quand on eut déposé Gaspard sur son lit, les curieux s’en furent, la peur aux entrailles, muets, se hâtant pour fuir le maléfice d’une destinée maudite.

Michel ayant clos la porte, il regarda les deux sœurs qui sanglotaient, embrassées. Il songeait à ses parents tellement vieillis en quelques mois, aux timides reproches de sa mère, à la joie du père, si réconforté de le revoir qu’il s’était levé presque sans effort pour l’étreindre le premier.

— Michel, y va pas mourir, dis ? demanda Mlle  Youyou.

Toute la résignation du plus faible des hommes, il l’exprimait par son attitude accablée.

— Réponds, Michel ! fit Mlle  Rubis, en montrant Gaspard d’un geste très las.

Michel contempla l’aïeul et, hochant la tête, il soupira :

— Ah ! ma Marie !…

Il leur serra les mains à chacune, afin qu’elles eussent en pitié sa détresse ; et il leur offrit d’aller prendre du repos :

— Y a toujours bien d’la paille au grenier… Un somme, ça vous r’mettrait…

— Allez-y avec elle… Moi, j’pourrais pas l’quitter, mon pauv’Gaspard ! déclara Mlle  Youyou.

Michel décida Mlle  Rubis à le suivre et, se tournant vers l’autre, il dit :

— En tout cas… j’suis pas loin… t’aurais qu’à crier !…

Lorsqu’elle se trouva seule, elle regretta d’être demeurée. D’abord, elle pria comme la toute petite fille qu’elle avait été, attachant une vertu immédiate aux mots et guettant autour d’elle. La pièce était à peine éclairée par une mauvaise lanterne d’écurie que Michel avait suspendue à un barreau de l’échelle aboutissant à la trappe du grenier. Des hallucinations de la vue et de l’oreille affolaient Mlle  Youyou, à cause du calme écrasant et à cause de la lumière inquiétante dont la mobilité prêtait aux objets l’apparence de frémir au toucher des ombres.

Elle voyait des formes naître des ténèbres, lui faire signe, s’y évanouir ; et des voix chuchotaient. Par moments, elle croyait voir Gaspard remuer ou elle croyait l’entendre se plaindre. Elle se mordait les poings pour ne pas crier ; mais elle se rapprochait de l’ouverture, afin d’appeler à l’aide les dormeurs en cas d’alerte.

À force de pleurer, Mlle  Youyou s’endormit, le front dans la saignée du bras droit, l’autre bras pendant, assise sur un tabouret, et la poitrine reposant contre le lit.

Le glorieux concert des coqs l’éveilla en sursaut. Sa première pensée fut pour l’aurore qu’elle devinait à des rayons de poudre éblouissante coulés par les fentes des volets. Le jour frappait l’oreiller et coupait d’une ligne oblique le visage de Gaspard. Mlle  Youyou se reprocha d’avoir mal défendu la vie chétive commise à sa garde et qui pouvait s’en être allée pendant sa défaillance. Elle recula vers l’échelle, et, doucement, elle souffla :

— Rubis !… Michel !…

Mlle  Rubis, se montra en haut :

— Quoi ?…

— Dis à Michel, qu’y descende… j’ai trop peur…

— Qu’est-ce qu’y a ?

— Y n’a pas bougé… J’ai dormi… S’il était arrivé que’qu’chose… faudrait s’rend’compte… et j’ose pas… moi toute seule…

— Ma pauv’chérie ! murmura Mlle  Rubis

— Oh ! vite ! supplia Mlle  Youyou ; et, comme si le Bonheur devait en descendre, elle épiait la baie obscure d’où sa sœur s’était retirée.

Michel avait aspiré, dans la senteur de la paille, le principe des rêves qui le rendirent à l’existence simple, unie, qu’il souhaitait. Il répondit par un juron tonnant aux prières de sa maîtresse, et le fracas d’une dispute sacrilège consterna Mlle  Youyou.

— Je vous en prie !… Par respect pour Gaspard ! leur cria-t-elle, le plus faiblement qu’elle put.

Ils descendirent, l’homme d’abord et très penaud. Elle les embrassa tous deux, pour les convier au pardon réciproque de leurs torts, et elle dit à Michel :

— Va voir… Moi, j’ai trop peur…

Il hésita. Excité par la présence des femmes, il domina son effroi du cadavre et il avança vers la couche. Elles, une sueur d’angoisse les glaçait. Mlle  Rubis conseilla :

— Tâte si le cœur bat… à gauche de la poitrine…

Elles se rappelaient leur père, à sa fin, et leur mère, dont elles avaient dû reconnaître le corps à l’hôpital Beaujon.

— Ça bat… ah ! pas ben fort !… mais ça bat quand même ! annonça Michel.

Maintenant, le village s’animait, dans le soleil et la beauté du matin. Roubeau, le maire, vint se renseigner. Son fils, qui l’accompagnait, fixa Mlle  Youyou d’une œillade audacieuse et chaude. Elle en ressentit l’insulte profondément et elle tourna le dos à l’effronté. Quand Loriot-Moquin arriva à la porte, Mlle  Rubis stimula son amant :

— Michel, empêche-le d’entrer, c’lui-là ! Sa colère de la veille l’avait ressaisie et elle trépignait, à voir la nonchalance de Michel :

— J’veux qu’y s’en aille ! menaça-t-elle.

Le maréchal obéit, en haussant les épaules. Comme il descendait la marche du seuil, il se ravisa, fit volte-face, et, une cuisse en avant, le poing dessus, le pouce en l’air, il exprima sa supériorité d’homme, adressant le geste obscène à qui l’inspirait :

— Tiens, la brune, c’est pour toi !

Ah ! laisse donc ! dit Mlle  Youyou à sa sœur, dont le visage se crispait de haine.

Le facteur pénétra dans la chambre. Il échangea une poignée de main avec Michel, et d’autres l’imitèrent, qui s’approchaient de Gaspard à moins d’un pas, l’examinaient, émettaient un avis avant de se retirer. Quittant le groupe des femmes qui attendaient dehors, Mme  Loriot-Moquin se présenta pour entrer. Mlle  Rubis lui barra le passage, les bras en croix.

— On peut bien voir, quand même ? protesta la curieuse.

Mlle  Youyou, de qui elle semblait mieux attendre, la découragea par cette remarque :

— Voyons, madame, c’est pas un musée…

Elle n’y avait apporté aucune malice. Incompris des gens, le mot les blessa. Ils reprochèrent à la Parisienne d’avoir les cheveux roux, de n’être point née en Beauce, de trafiquer de ses charmes, et une foule de méfaits contre la pudeur, qui ne les scandalisaient pas toujours eux-mêmes.

Michel dut intervenir ; mais dans son for, il approuvait ceux de sa race, et il parla si mollement que les invectives redoublèrent. Les deux femmes en quête d’un soutien dirigeaient des yeux suppliants sur Gaspard. Rien que d’avoir vu le faible mouvement de sa poitrine, elles se sentirent plus vaillantes et leur sérénité découragea les attaques.

Bientôt, il n’y eut sur la route, devant la maison, qu’une demi-douzaine de commères opiniâtres. Elles débattaient laquelle des intruses appartenait au petit-fils, et leur passion à discuter trahissait la vivacité, du souvenir jaloux dont l’ancien les avait empreintes. Mme  Loriot-Moquin était la plus animée, jurant que ces filles déshonoraient le pays :

— Y a des lois pour n’être pas empoisonnées, nous, des honnêtes femmes, par ces espèces !

— Sûr, qu’y a des maisons pour ces fumiers-là, à Chartres ! s’écria une seconde.

Une troisième observa :

Ça, n’croit ni à Dieu ni à diab’, et c’est d’la graine à débaucher nos hommes…

Là-dessus, toutes de jacasser dans une fièvre qui démentait les assurances orgueilleuses qu’elles donnaient d’être aimées de leurs maris. Et la voix aigre de Mme Loriot-Moquin dominait le caquetage.

Michel sortit, fermant la porte derrière soi. Elles coururent à lui, avides d’en apprendre quelque nouvelle.

— J’vas chez l’père, dit-il. C’est l’moment que l’docteur va v’nir… et j’voudrais l’amener au grand-père, pour qu’il y donn’rait d’la drogue…

— C’est vrai qu’y dort trop pour qu’ça soye naturel ! constata Mme  Loriot-Moquin.

Et, tandis que Michel s’éloignait, elles parlèrent des cas de long sommeil vulgarisés par les journaux. Le curé passant, elles voulurent le mêler à leur conversation. Il attesta le Ciel miséricordieux de la vanité des connaissances humaines, et, frappant le plat de son bréviaire, il prononça d’un ton pénétré qui contrastait avec sa face matérielle et joufflue :

— Voilà qui sauve les âmes aussi bien que les corps, mes chères sœurs…

L’une d’elles lui désigna la fenêtre de la maison. Mlle  Rubis en avait soulevé le rideau et, tranquillement, elle se poudrait la figure pour paraître à son avantage quand le médecin se présenterait. Le prêtre rougit jusqu’aux tempes. Il ôta son chapeau pour se gratter le crâne et, l’inspiration divine étant venue, il enseigna, les paupières mi-closes :

— Le bon Dieu juge cette malheureuse en ce moment… Il permet les plus grandes fautes pour préparer les repentirs les plus éclatants…

Comme ce n’était l’heure ni le lieu de sermonner, il prit congé de ses ouailles, avec une révérence pleine d’onction, et visant d’un coup d’œil la coquette qui opérait encore devant un invisible miroir, il en accueillit l’image profane sans dégoût du péché, en souvenir de la Madeleine qui fut absoute de ses erreurs. Il se redressa pour rendre au médecin un salut courtois sans diminuer son prestige de guérisseur d’âmes. Le docteur écoutait les explications embarrassées de Michel qui donnait le bras à son père traînant la jambe et déhanché.

— Allons, ça va mieux tout d’même, maît’ Michel ? dit le prêtre.

— Faut bien, m’sieu l’curé !… Maint’nant qu’j’ai vu mon gas… j’vas d’ce train voir c’qu’y d’vient du père… Hé ! hé !…

D’abord, l’homme de l’art mit des lunettes et il renifla l’air chargé de musc.

— Mesdames, ça n’vaut jamais rien aux malades, les parfums… Ouvrez un peu la fenêtre, je vous prie ?

Mlle  Youyou exécuta la facile ordonnance et Mlle  Rubis ferma sa boîte à poudre de riz. Le docteur, apercevant le malade, s’emporta :

— Ah ! vous auriez dû le déshabiller, avant tout !… C’est élémentaire !…

Michel, le boiteux, examina les femmes avant de se préoccuper du grand-père.

— Et pensez qu’y disaient qu’on l’avait tué, ma femme et moi ! s’écria-t-il.

Il s’offrit une prise de tabac et, la humant :

— C’est ben lui, dam’ !… et point mort, pour sûr !

De la main qu’il agitait en arrière, le docteur réclamait silence. Une oreille appliquée sur la poitrine de Gaspard, il auscultait de place en place. Il demanda quelques renseignements à Mlle  Youyou. Mlle  Rubis les donna, très sûre en son attitude :

— Il avait p’t-êt’trop bu, quand la chose y a pris d’avoir eu les sangs r’tournés, rapport à une insulte qu’on nous f’sait, à nous deux ma sœur… Et puis…

D’un signe de tête, le médecin abrégea ce verbiage ; et il réfléchit longuement. Ensuite, familier autant que le permet une auguste mission parmi les hommes et le voisinage de quatre ignorants, il émit son diagnostic :

— Je ne sais pas encore c’que c’est… mais ça aurait pu le tuer, sûrement…

Il toussota, glissa dans l’étui ses bésicles s’assura de la position de sa cravate sous son menton glabre, et il recommanda :

— Faut me l’déshabiller, pour le moment… Il dort… le sommeil est bon… S’il s’éveille… un bol de bouillon… ou du lait chaud salé…

Il éleva son index droit à la hauteur de son nez, comme une verge de commandement, et il insista :

— Salé, le lait… c’est important !…

Sur le point de partir, il s’adressa à Michel, le père :

— Vous, j’ vous emmène… Pas d’émotions, je vous l’ai dit… et ma potion à prendre…

— À vot’ service, m’sieu l’ docteur, si c’est pou’ mon bien…

Michel les accompagna et, lorsqu’ils furent partis :

— C’est ton père, l’ boiteux ? interrogea Mlle  Rubis.

— Oui, c’est mon père.

— Ah ! mince ! s’exclama-t-elle.

Mlle  Youyou, seule, comprit que sa sœur avait du vieux une opinion défavorable.

Ils dévêtirent Gaspard, à eux trois, peinant beaucoup. Les membres en étaient flasques comme ceux d’un pantin de son, et il manqua choir du lit. La nudité apparue, les os énormes, les muscles saillants, Michel détourna son visage et les femmes regardaient, graves, ce spectacle misérable et grand de la vieillesse. Elles étendirent le drap, avec la précaution religieuse que leur eût commandé le mystère de la mort.

Dans l’après-midi, ils eurent faim. Michel alla acheter du pain, de la charcuterie et du vin. Leur appétit passa, Gaspard ayant bougé. Jusqu’au soir qui tomba vite, il ne remua plus, mais on entendait davantage sa respiration.

— Si y d’mandait, à boire ? questionna Mlle  Youyou.

— L’bouillon ou l’lait, y n’en voudrait pas…

C’est l’rhum qui va à sa nature… J’pourrais en chercher ? proposa Michel.

Elles le retinrent, parce que, la nuit venue, leur épouvante croissait. Mlle  Youyou, quoiqu’elle fût très lasse, refusa de monter au grenier, même avec son aînée. Michel avait rallumé la lanterne qui, ayant servi la veille, répandait une clarté chiche. Ils burent et mangèrent, silencieusement, par besoin de s’occuper. Un gros papillon velu qui voletait les effraya comme un présage, à cause du bruit mou des ailes heurtant les murs. Ils suivaient des yeux son vol brisé, lorsque Gaspard, haletant, s’assit ; et il dirigea sur leur groupe ses prunelles lumineuses, terrifiées :

— Mabrouka… les chiens n’veulent pas l’manger… Mabrouka, écoute… Mabrouka…

Ce nom étrange était tout ce qu’ils comprirent, ensuite, des divagations de l’aïeul. Ils claquaient des dents et ils se serraient les uns contre les autres. Gaspard retomba sur le traversin, les yeux ouverts et fixes ; puis, lentement, ils se fermèrent.

Le silence était tel qu’on percevait le grésillement de la mèche qui charbonnait à l’intérieur de la lanterne. Dans le cerveau de Michel et des deux filles, la voix de l’ancien persistait, rauque, forte, appelant Mabrouka. Tous les trois, ce nom barbare résonnait en leur esprit, tel un glas sourd ; et Gaspard endormi les fascinait, comme s’il les eût regardés.