Bibliothèque Charpentier (p. 1-16).


UN VIEUX BOUGRE




I


Deux images grossièrement peintes représentaient, sur la toile de la baraque, Ambroise Paré opérant des ligatures et Louis Pasteur debout, méditatif, près d’une table chargée d’un microscope, de cornues, d’une mappemonde, d’un crâne et des volumes d’une Encyclopédie populaire. Au-dessus de la porte où l’on accédait par un perron en bois à double rampe de cuivre, il y avait un portrait de Blaise Pascal. L’établissement était placé sous la dédicace de cette illustre mémoire. On voyait aussi, dans quatre cartouches dorés, ces inscriptions prestigieuses : Science, Avenir, Mystère, Humanité. Il avait beaucoup plu sur tout cela, et l’apparence en était mélancolique infiniment.

Les pouces entre la tunique et le ceinturon, ses mains pendantes sur la plaque de métal, le soldat de ligne Michel regardait. Ces figures ne l’émouvaient nullement. Le sens vaste des mots éveilla sa pensée. Il murmura :

— Tout ça n’fait pas avancer la classe, bon Dieu !

Il reprit sa marche paresseuse, butant aux cailloux, soulevant la poussière, par lassitude d’être encore au service pour la troisième année, quand les « bleus » ne « tireraient » que deux ans. Par économie, il avait mangé la soupe au quartier, après avoir passé ce dimanche étendu sur une pile de capotes, dans le magasin de compagnie dont il avait la garde.

Il avait médité sur sa condition actuelle et les trente jours qu’il venait de vivre aux champs pour la moisson, cuit au grand soleil, gai d’accomplir une tâche utile, glorieux de sa force, naïvement fier d’étaler aux regards des filles sa poitrine au poil perlé de sueur, qui apparaissait par l’ouverture de sa chemise d’ordonnance.

Depuis Courbevoie, il avait, du même pas lourd, suivi le quai. La belle Seine lumineuse, les îles au feuillage opulent d’où parvenaient des rires, des cris, la musique d’un piston aigre, rabattus vers l’eau par les souffles, cette apothéose d’un jour splendide, rien n’avait distrait ni consolé le soldat laboureur de son regret opiniâtre.

Dès le pont d’Asnières, les mâts, les oriflammes, les drapeaux, les girandoles annonçaient la fête publique.

— Y a du bon quand même ! s’était dit Michel, et il avait retroussé les pointes courtes de sa moustache pâle.

Sur le sol, des lianes et de petits cercles multicolores de papier attestaient qu’on s’était amusé. Maintenant, c’était l’heure du repas et les promeneurs manquaient. Les forains dînaient près des roulottes. Devant les guinguettes, une foule joyeuse se nourrissait de charcuteries, de salade et de fromage. Michel s’arrêta pour rouler une cigarette, car l’ail et la friture dont l’air était embaumé lui donnaient faim ; et il enviait ces gens libres, débraillés et bruyants. Au balcon d’un chalet rustique, une femme, devant une table servie, fumait au nez d’un jeune homme taciturne. Elle était vêtue de piqué blanc et l’immense plume de son chapeau opposait des volutes d’or fauve à l’or blond de ses cheveux teints.

— Sales pékins… y en a que pour eusses ! s’écria Michel.

Cependant, il lui sembla que, de là-haut, descendaient pour lui des parfums et la pensée de complaisances délectables. Il toucha dans sa poche le nœud de son mouchoir où étaient les 30 francs qu’il avait rapportés du pays, et il s’assura s’il n’avait pas perdu sa permission :

— J’suis bon jusqu’au réveil, dit-il ; et, ayant allumé sa cigarette, il alla, joyeux de toute la lumière qui venait d’embraser les arceaux.

Peu à peu, la chaussée se peuplait. Des bandes passaient, jetant des bribes de refrains ou de grosses farces. Les marchands, revenus à leurs étalages, sollicitaient la générosité. Sur les estrades, les lutteuses, les ballerines, exposaient des formes imparfaites dans des attitudes héroïques. Michel pensait à ceux de son village qui ne pouvaient imaginer ces illuminations, ce vacarme ; et il en éprouvait une supériorité très satisfaisante. Un plaisant d’allure louche le heurta et lui cria :

— Va donc, eh ! biffin !

Il dédaigna l’apostrophe ; et, parce qu’il était de belle humeur, il déplaça son képi pour se l’enfoncer sur la nuque. Un pitre paradait, divertissant la foule massée devant une ménagerie, tandis que le dompteur, en bottes à la hongroise, exposait nonchalamment à l’admiration son visage fade et calme, le galbe de ses hanches, des cuisses nerveuses. Les trombones beuglèrent tout à coup et le paillasse, changeant de thème, annonça le spectacle, le prix des places, le danger des exercices. Par groupes, l’assistance ingrate se dispersait, sous l’œil méprisant du belluaire. Michel allait monter, lorsqu’il sentit qu’on tenait son fourreau de baïonnette par le bout.

— Vous nous offrez quelque chose, monsieur le militaire ?

La voix n’était plus d’une extrême fraîcheur, mais le ton en était câlin. Le soldat, se grattant une oreille, répondit :

— Dam’ !… ce n’est pas non… ni oui à c’te heure… D’abord, v’s êtes deusses… et j’suis tout seul…

Les deux femmes échangèrent très sérieusement des impressions sur lui, comme s’il n’avait pu les entendre :

— Il est vraiment bien, dit l’une.

— Moi, y m’plairait assez, déclara l’autre.

Michel tortilla sa moustache et il leur rit bêtement. Elles se ressemblaient par la pauvreté de leur mise voyante, l’effronterie du regard dur et triste, le rouge artificiel de la bouche. Elles portaient au cou le même ruban de velours noir, étroit. On devinait, sous le satin grenat de leurs chemisettes pareilles, des épaules maigres, des bras d’enfant, des omoplates décharnées. Elles portaient, chacune, un tablier court et des souliers à talons hauts, sales d’ancienne boue. Telles, cependant, elles représentèrent le plaisir aux yeux du fantassin.

— Alors donc… on s’promène, mesdames ? reprit -il

— C’te malice !… Et vous ?…

— Moi… oui !

— Pourquoi qu’on n’aurait pas l’droit, nous ?… On peut bien s’balader tout’s les deux ma frangine… c’est permis après qu’on a tiré la semaine…

Celle-ci, la voix en était lasse et ses cheveux roux avaient l’air pauvre. Sa sœur la tira par la manche, disant :

— Ah ! laisse-le… c’est un gros-bec… il est trop gourde !…

Comme elles s’éloignaient, Michel désira violemment cette dernière à cause de son autorité. Elle tourna la tête pour voir s’il suivait, et quand il l’eut rejointe :

— Faut donc t’engueuler pour t’ faire marcher ? dit- elle.

Il cherchait une réponse, elle le devança, ajoutant :

— T’es pas à la caserne, eh ! pochetée !

Elle lui avait pris le bras. Par galanterie, il lui donna du coude dans le flanc et il déclara :

— On vous réclam’rait ben pou’ garni’ son lit !…

— T’en as un œil, mon gosse !… En attendant… histoire d’ causer… on boirait bien une menthe, tu sais ?

Enthousiaste, Michel les emmena ; et ils s’assirent en pleine fête, sous la tente d’un cabaret. Le militaire pensait des choses audacieuses. Il s’épongea le front, et il prononça ces mots :

— Vous avez des beaux cheveux noirs…

Elle toucha son chignon décoré d’un peigne sombre à grosses boules, puis :

— Si t’as du perlot… j’aim’ mieux ça que l’ boniment, mon vieux… Et tu peux m’ donner l’ nom d’ ta promise… au lieu d’ m’app’ler Rubis comm’ tout l’ monde…

— Rubis ? s’informa-t-il, et il lui tendait son tabac.

— Quoi ! ça t’ défrise ?… Ben, oui… moi, c’est Rubis… et ma frangine, c’est Youyou… on n’a jamais su pourquoi…

— Moi j’m’appelle Michel… si vous voulez l’ savoir…

— Et t’es de la campagne, pas vrai ?… En tout cas, tu peux m’ dire : tu… l’ gas Michel…

Mlle Youyou prit congé des nouveaux fiancés, quand elle eut vidé son verre :

— J’ vais voir à tâcher moyen… Vous embêtez pas, vous aut’s… et à la r’voyure…

Mlle Rubis entama un éloge vif de sa sœur, qui la conduisit à parler favorablement d’elle-même :

— On travaille dans les couronnes… les couronnes en perles pour les morts, tu sais bien ?… et l’ dimanche, on sort… Des fois, on rigole… Moi, faut qu’ ça m’dise, ou… ça s’rait-y Rothschild ! … y a rien d’fait… Ainsi, toi, sitôt que j’ t’ai eu vu, j’ai eu l’ pépin… Ah ! d’ voir que t’avais l’air d’ réfléchir, ça m’a mis’ en rogne… et j’ voulais même p’us t’ parler…

Elle voulut boire encore. Michel commanda du vin, une bouteille à cachet de cire. Comme il se trouvait heureux, il parla doucement de la Beauce où il était né, où il avait grandi, où il lui tardait de retourner. Il voyait les gens de son village, le banc sous les arbres, l’église au coq de fer, la plaine immense ; et il entendait le bruit rythmique des faux couchant les épis, la fuite des mulots, l’essor d’une compagnie d’alouettes levée tout à coup. L’émotion l’arrêta. Mlle Rubis songeait, accoudée, le menton dans ses paumes jointes. Elle murmura :

— Moi aussi, j’aime bien la campagne…

Ils échangèrent leur premier baiser à la gloire des champs, et ils ne connaissaient point la belle sincérité de leurs lèvres. Un joyeux groupe qui sonnait du mirliton les acclama pour la franchise de leur geste. Ils se sourirent, étonnés, satisfaits d’avoir pu, dans le vacarme et l’affluence, vivre ces minutes paisibles.

— Si ça t’fait rien… j’t’appell’rai Marie… Ton aut’nom, j’saurais pas l’dire…

— Marie, si tu veux… C’est une Marie, ta promise ?

— J’ai pas d’promise !… On a l’temps de s’mett’la corde au cou…

— Ah ! j’aime mieux ça ! soupira-t-elle.

Elle reprit :

— Alors, pourquoi qu’ça s’rait plutôt Marie ?

— C’est un nom d’partout… c’est facile à dire… et puis, j’pourrais point t’expliquer… Un verre, Marie ?

— La moitié… jusque-là !…

Et de l’ongle, elle indiquait un niveau qu’il dépassa, par politesse.

Il acheva la bouteille. Pour payer, il devait sortir son mouchoir afin d’en dénouer le coin, Il essaya d’y parvenir en se cachant. Son amie le regardait. Il eut honte de sa méfiance et il opéra ouvertement.

— T’as donc pas d’porte-monnaie ?

— Ça se vole trop bien !… Là d’dans, c’est sûr… y a une épingle qui tient l’bout à ma poche…

Il tira le mouchoir et, se penchant de côté pour qu’elle vît la manière dont il l’avait fixé à la poche, il remarqua :

— Tu vois !…

Mlle Rubis riait de bon cœur. À la vue des pièces d’argent, elle prit Michel par le cou et lui baisa la bouche avec force.

— Ah ! chéri, s’écria-t-elle.

Ils se mêlèrent aux badauds, Michel ouvrit deux boutons de sa tunique. Afin que Mlle Rubis appréciât cette acte de frondeuse indépendance, il déclara :

— J’suis d’la classe… et l’gradé qui m’dirait qué’qu’chose, j’m’en fous !…

L’odeur, le mouvement, le tohu-bohu de la fête l’excitaient. Il fallut tout le pouvoir de sa compagne pour l’empêcher de répondre au défi d’un lutteur nègre qui, du tréteau de parade, lui avait crié :

— Missié militai’, la lutte avec mi négro si ti vé ?

Il entraîna Mlle Rubis de manège en manège. Il abattit trois fois, coup sur coup, l’oeuf dansant d’un tir ; et il y gagna une rose tricolore en papier qu’elle dut mettre à son corsage.

— Veux-tu qu’on s’en aille ?… T’es bête de dépenser tant qu’ça…

Pour toute réponse, il la dirigea vers l’escalier de la ménagerie et elle entra, disant :

— Ah ! grand gosse fou !

Lui, dans l’atmosphère âcre et chaude du lieu, la tête lui tourna et son regard trouble embrassait les fauves somnolents derrière les grilles. Un obscur instinct réveillait sa conscience brutale : il étreignit le bras de la femme, à la faire crier. Elle se frotta contre lui et, de sentir, à travers son corsage mince, la poignée dure et froide de la baïonnette, elle fut émue en sa chair, profondément.

Les claquements de fouet, les coups de feu, les ordres, les appels du dompteur parmi les bêtes, dans la cage de travail, toute cette mise en scène irritait Michel, et il serrait les mâchoires. Mlle Rubis tressaillait de peur et elle paraissait quémander sa protection. En sortant, après la séance, il murmura :

— C’est pas à moi qu’y f’rait ces blagues-là, si qu’j étais un lion !…

Elle ne démêla point que ces paroles signifiaient un dégoût haineux de toute servitude ; autrement, elle n’en eût pas ri à divertir les gens autour d’elle. D’un cabaret où il l’avait conduite contre son gré, Michel la mena dans cette baraque à l’enseigne de Blaise Pascal qui l’avait intrigué au début de sa promenade.

Moyennant quelques sous, ils furent admis à tenir des tubes en verre remplis d’alcool teinté qui bouillonna, à la chaleur de leurs mains. Et un homme vêtu de noir, la face minable et grave sous une perruque à cataquois, leur prédit la mort après des vicissitudes, des joies, ainsi qu’il le pouvait honnêtement à tous ses clients de bonne volonté.

— Ça n’est pas gai, c’truc-là ! regretta Mlle Rubis, très impressionnée par l’oracle.

Michel jouait l’incrédule ; cependant, il aurait préféré qu’on ne lui parlât pas de la mort.

— On va toujours boire un verre ! proposa-t-il.

Elle refusa ; mais elle le suivit au café plutôt que de le perdre. Ils burent en silence. La foule s’écoulait, laissant des vides sur la chaussée. Les illuminations s’éteignaient, les bruits s’assoupissaient sous la majesté des étoiles et du ciel. Parfois, un sifflement aigu vrillait l’espace ; un autre, lointain, répondait ; et la torpeur ensuite était plus grande, absorbant le fracas des trains qui ébranlaient le pont et balayaient d’une molle clarté la Seine impure et sombre. Mlle Rubis songeait, attristée par les contrastes qui animaient sans cesse le paysage. Michel, une main dans sa poche, s’efforçait de compter ce qui lui restait d’argent et il regrettait sa dépense.

Ce sentiment prévalait contre les tendresses de Mlle Rubis. Pour ne pas l’avouer, le soldat répétait :

— Faut que j’soye rentré pour l’réveil…

Néanmoins, il accompagna Mlle Rubis dans sa chambre. Un quart de bougie au goulot d’un litre éclairait des hardes fanées pendues contre la porte, un lit défait, deux chaises de paille, une table de bois blanc encombrée d’un col en celluloïd, d’une cuvette, d’un pot à eau où trempait un linge, d’un peigne fin, d’un démêloir brèche-dents, rouge et maculé de poudre de riz. Il y avait une glace fendue, à la muraille, et un éventail déchiré, près d’une chromolithographie : L’Angélus de Jean-François Millet.

— Ah ! nom de Dieu ! c’est bien ça, mes champs ! s’écria Michel.

— T’as envie du pays, mon loup ! dit Mlle Rubis.

Et elle s’offrait par compassion autant que par impatience d’amour.

Il examinait ! la pièce misérable ; la femme en fut très humiliée.

— J’suis-t-en garni… C’est pas bien beau ici… Mais, où qu’on s’aime, chéri, c’est toujours beau quand même, pas vrai ?

— Bien sûr, répondit Michel, et il se détourna pour renouer le coin de son mouchoir où il venait, d’un geste prudent, d’inclure le reliquat de son pécule.

— Qu’est-ce que tu fais donc ?

— Ah ! j’pense au pays… et ça m’fait triste…

Elle lui pardonna ce mensonge naïf, car elle l’avait vu cacher sa monnaie ; et, de nouveau, il célébra son village, les blés mouvants à la brise, la joie de vivre où l’on a crû. Elle lui parla des filles de sa Beauce, afin de l’égayer ; et elle s’appuyait contre lui, de tout son corps nerveux. Alors, Michel oublia qu’elle n’était pas de ces Beauceronnes aux vastes hanches, hâlées par l’air vif et le soleil, qui fleurent le foin et subissent les saisons, de même que des plantes ; — et il aima en elle tout ce qui lui manquait à la caserne, passionnément, avec la foi d’une âme sans détour attendrie par la boisson.