Un utopiste en 1800

Chants révolutionnairesAu bureau du Comité Pottier (p. 85-87).


UN UTOPISTE EN 1800




À Clémence, membre de la Commune.


À Versailles, un cerveau brûlé
En coucou près de moi se place
Et me dit, à peine installé :
Monsieur, des destins j’ai la clé !
Le monde va changer de face ;
Laissant la routine au coucou,
Déployons notre aile invisible !…
Or, que répondre à pareil fou ?
« C’est très beau ! mais c’est impossible !

» — Paris, dit-il, sera dans peu
» À vingt minutes de Versailles.
» Nos chevaux mangeront du feu.
» Ce mont gênera, mais morbleu !
» Nous lui percerons les entrailles.
» La flèche qui nous devançait
» N’atteindra qu’après nous la cible…
» — Monsieur, j’ai lu Petit Poucet !…
» C’est très beau ! mais c’est impossible !

» — Au lieu d’ouvriers indigents,
» Dans vos fabriques, des génies

» Vont créer de souples agents,
» Plus forts et plus intelligents
» Que les nègres des colonies !…
» L’eau bouillante étant leur moteur,
» On les nourrit de combustible…
» — Vraiment ! des nègres à vapeur,
» C’est très beau ! mais c’est impossible !

» — On combine un gaz merveilleux.
» Éteignez-moi vos réverbères,
» La ville en aura mal aux yeux.
» Toutes les étoiles des cieux
» Vont lui servir de luminaires.
» Partout leur éclat resplendit.
» La nuit n’est plus compréhensible !…
» — Des étoiles en plein midi ?
» C’est très beau ! mais c’est impossible !

» — L’éclair deviendra votre voix,
» Et ne haussez pas les épaules
» Prêtant l’oreille en mille endroits,
» Nous allons entendre à la fois
» Parler l’équateur et les pôles.
» La foudre, à qui veut l’en charger,
» Porte une dépêche lisible…
» — Diantre ! quel pigeon messager !
» C’est très beau ! mais c’est impossible !

» — Pour qui prenez-vous le soleil ?
» Pour un vieux poêle à votre usage ;
» Mais on lui cherche un appareil
» Et cet artiste sans pareil
» Sera peintre de paysage.

» Il gravera monts et forêts,
» Jusqu’au détail imperceptible !…
» — Fera-t-il aussi les portraits ?
» C’est très beau ! mais c’est impossible !

» — Ah ! frère, si tu pouvais voir
» Quel torrent d’amour s’amoncelle !
» Les peuples unis vont avoir
» La terre enfin pour réservoir
» De jouissance universelle ! »

— Pauvre fou ! J’ai serré sa main,
Déplorant mon doute invincible…
Ah ! le bonheur du genre humain !
C’est très beau ! mais c’est impossible !


1868.