Un spectacle dans un fauteuil, d'Alfred de Musset

UN
SPECTACLE

DANS UN FAUTEUIL,


DE M. ALFRED DE MUSSET.

À mesure que les essais tentés par l’art romantique, pour recomposer et enflammer la langue à une fonte nouvelle, ont été accueillis par les intelligences souveraines, et généralement accrédités, la critique, qui s’était d’abord débattue avec l’art dans le cercle de la grammaire, s’est tournée, comme lui, vers les qualités plus essentielles de la poésie. Après avoir posé la question de la versification, de la forme, du style, elle a demandé compte aux novateurs de leur pensée, de leur ame, de leur invention. Il faut même rendre cette justice à l’art romantique qu’il ne voulut jamais borner sa révolution aux réformes préliminaires de la langue, qu’il résolut de tout temps de joindre les innovations intérieures au renouvellement des surfaces, et qu’ayant à peine refait l’œuvre de Ronsard, il se promit de surpasser la gloire de Corneille. C’était peut-être avoir une ambition trop haute. Et les faiseurs de belles et grandes odes, qui ont tout à coup dilaté leur inspiration dans les vastes enceintes de nos théâtres, s’indignent de n’y avoir pas trouvé les acclamations qu’ils s’étaient prophétisées.

Voici pourtant que les miracles du peuple ont si vite mûri le siècle, qu’il ne peut désormais plus s’arrêter à admirer uniquement les curiosités extérieures de la création, ni les stalactites brillantes, ni les masses des sombres forêts, ni les mille échos des vents, des eaux et des tempêtes ; il demande les tableaux mobiles de l’humanité, les luttes et les enseignemens de la vie, les regrets, les douleurs et les espérances ; il veut du roman et du drame ; il cherche le sens de la réalité ; il s’informe auprès des poètes, ces chastes rêveurs, quelle issue ils ont aperçue à nos souffrances et à nos joies, et si les anges qui les visitent ne leur ont pas parlé de ce qui sera demain. Le siècle s’inquiète de l’avenir, et des modifications que l’homme subira encore pour s’approcher de l’infini, et des formes où le présent se purifiera pour atteindre Dieu.

L’invention est donc bien véritablement aujourd’hui la nécessité urgente de toute poésie. Ce n’est plus assez de ces vagues tristesses harmonieuses que les ruines tombées inspiraient à de solitaires amans du passé. Le sentiment actuel ne peut non plus se servir à lui-même d’enveloppe et de prétexte unique. Non-seulement nous appelons tous le parfum et la mélodie de la réalité ; mais nous en désirons voir l’imitation, les sentiers âpres et prolongés, les angles coupés au flanc des côteaux. Nous ne nous contenterions plus de deviner les hommes aux empreintes que leurs pieds laissent sur le chemin ; nous les voulons voir drapés et parlant ensemble. La prophétie même étouffe dans la strophe ; elle veut se noyer au milieu de la multitude pour en sortir plus forte et plus tonnante. Le genre lyrique me semble insuffisant : Béranger, Lamartine et Victor Hugo lui doivent leur renommée, parce qu’ils l’ont trempé dans des genres plus vivans, et fécondé par les merveilles de l’Invention, cette fée particulière de l’art moderne.

L’Invention, ce n’est pas une combinaison d’images ou d’événemens ; c’est plus que cela : c’est le désir d’un idéal ; c’est le pressentiment d’un but. L’Invention s’exerce au-dessus de la réalité ; elle est distincte de l’Imagination qui lui prête les couleurs cueillies sur la robe de l’univers. L’Invention est une faculté innée et spéculative, qui trouve en elle-même sa vie et sa direction. L’Imagination n’est qu’une servante qui la pare de joyaux empruntés au monde extérieur. Mais l’Invention, c’est une puissance altière et indépendante, qui se perd dans les plus hautes régions de l’humanité, et les plus voisines du ciel ; c’est une aspiration incessante qui détache l’esprit du passé, qui le pousse en des voies actives et sublimes, qui imite et surpasse dans l’ordre intellectuel le mouvement imprimé à la création vers l’avenir. L’Invention dérobe à l’infini les lois de l’univers pour en accélérer sur un point l’énergie et les résultats. L’Invention, c’est une passion. Si c’était une formule, elle changerait trop rapidement les choses et les hommes.

Cette faculté ardente, qui aide tous les hommes à vivre et à se mouvoir, est rarement accordée à un individu avec une intensité supérieure. Lorsqu’elle dépasse certaines limites communes, elle devient du génie. Lorsqu’elle s’applique au sentiment douloureux ou triomphant des destinées humaines, on l’appelle l’Inspiration.

La haute Inspiration inventive est, comme j’ai dit, un don peu prodigué. Elle marque certaines époques, bouleversées ou assises, qui ont fait éprouver un notable changement aux conditions intimes de la vie. Elle ne vient à quelques élus que chez les peuples qui accomplissent un progrès social. Ce progrès peut être révolutionnaire, comme aujourd’hui, ou latent comme au xviie et au xviiie siècles. L’état moral était aussi renouvelé sous Louis xiv, que l’état intellectuel le fut ensuite à l’insu de Louis xv, et, après, l’état politique, malgré la restauration et sa sœur cadette. Eh bien ! Corneille sentit le mâle génie de la société française, pendant que Richelieu cherchait à le préciser. Racine chanta la galanterie au moment où elle s’épurait pour se corrompre encore. Molière eut une chaire de moralité rationaliste qui succédait à la vertu du vieux Corneille et faisait attendre la philosophie agressive de Voltaire. L’Invention assurément n’a pas manqué à ces époques et à ces hommes. Le Cid, Cinna, Nicomède, ont assez de souffle, n’est-ce pas ? dans leur vaillance et dans leur diplomatie. On a savamment relevé le voile de Bérénice. Le Misanthrope et Tartufe ont apparemment une originalité propre. Et Mahomet, c’est, je pense, une création.

D’où nous viendra donc l’exemplaire de notre génération et de notre foi ? Qui nous donnera en spectacle à nous-mêmes ? Qui découvrira nos faiblesses et les gourmandera ? Qui aiguillonnera notre ferveur allanguie et nos débiles résolutions ? Car enfin il faut qu’il y ait au fond de quelque conscience quelque grand nom qui, une fois ébruité, retentira dans tous les cœurs, comme un écho familier ; il faut que quelque part se cache ce type contemporain, dont la première apparition semblera à tous un souvenir et sera aussi une espérance ; il faut que notre temps jette son ombre sur la poésie, et dépose dans une ame le calque immortel de ses grandeurs ; il faut que les désirs de notre époque soient représentés par quelque création, où tous les yeux soient invinciblement fixés, où tous les esprits s’agrandissent, où tous les cœurs s’enorgueillissent, où tous les hommes viennent à une communion d’amour et de force. Là seulement, dans cette actualité puissante, est la poésie ; elle ne s’échappe et ne s’entrouvre vers l’infini, elle n’a des élans et des abîmes, qu’à la condition de s’appuyer sur une terre réelle et présente. Elle n’est divine que si elle est d’abord humaine ; et ses soudaines transfigurations ne nous ravissent que parce que, avant de la voir rayonner dans le nuage, nous touchions sur la montagne son manteau pareil au nôtre.


Le roman a conquis, depuis la révolution dernière, une célébrité devant laquelle les réputations nouvelles et présomptueuses se sont effacées. La réalité entière semble désormais être tombée en la possession de ce tout-puissant génie, et se prêter, sous son commandement, aux fantaisies les plus passionnées et aux rêves les plus brûlans. Ce beau talent d’invention tout à coup révélé et monté au suprême degré de l’estime publique a fait pâlir le faux soleil, déjà couchant, de l’art égoïste, et a magnifiquement rouvert une ère de poésie complète et vraie.

Avant, nos grammairiens n’avaient hasardé que des inventions indécises, sur lesquelles ils déployaient l’étoffe riche et diversement brodée de leur langue, mais où l’apparence faisait trop oublier le sens, où le système gênait trop l’inspiration, où la manière étouffait trop le caractère. Pourtant au milieu d’eux, et quasi à leur école, se trouvait un jeune homme, dont le profil paraissait dérobé à une muse grecque, et qui avait la réputation de tailler à sa pensée des vêtemens copiés et variés à l’infini. Ce don souple du pastiche, loin de trahir l’insuffisance, accusait au contraire un foyer intérieur de poésie élevée et libre, qui se possédait déjà et se versait volontairement dans toutes les formes. Aussi, quand parurent les Contes d’Espagne et d’Italie, la critique, qui n’avait pas encore nettement proclamé la victoire romantique, ne se laissa point distraire, par les scandaleuses nouveautés de la forme, des perspectives de poésie réelle qu’elle y entrevoyait. Et il est singulier au moins que cette jeune renommée, qui ne sembla d’abord admise que pour l’insurmontable exagération de ses insultes, soit restée presque la seule inattaquée de toutes les gloires de ce temps-là.

C’est que, à travers ses allures dégagées et folles, à travers sa flânerie dédaigneuse et abandonnée ; sous le sans-façon de son élégance, sous les emportemens de sa jeunesse ; au milieu de l’embarras cherché à plaisir de ses hémistiches enjambés, comme dans les linéamens droits et purs qui arrêtent çà et là son dessin et enferment ses caprices ; lorsqu’il imite Mathurin Régnier, lorsqu’il se souvient de Shakspeare, lorsqu’il ressemble à Byron, lorsqu’il prend le feutre empanaché et la cape de la Fronde, lorsqu’il se met de blanches ailes pour aller au ciel, lorsqu’il se brunit la face pour blasphémer solitairement ; s’il déraisonne, s’il aime, s’il se perd, s’il avive ses douleurs, s’il les oublie, s’il les épure ; fantasque et tendre, ravi et brusque, voluptueux et blasé, toujours et partout, M. Alfred de Musset laisse à découvert dans ces diversités une source vraie et naturellement concentrique d’inspiration. Cette source a des sinuosités égarées ; elle se brise quelquefois avec un grand bruit, et quelquefois elle se cache et s’atténue sous les herbes ; elle aime souvent les roches escarpées et sublimes, elle aime aussi les bergeries plus facilement fréquentées ; mais le flot qu’elle traîne ou qu’elle précipite est toujours teint d’une même couleur, qui semble un beau reflet de l’azur céleste.

Le type présenté par M. Alfred de Musset est un type descendu aujourd’hui dans bien des méditations, peu manifesté cependant, un type de jeunesse brillante et audacieuse qui s’éparpille sans craindre de se perdre, qui s’élève et s’irrite sans redouter les chutes et les excès ; c’est un type ambitieux, si l’on veut, cherchant à vivre de tout ensemble, ne ménageant ni ses forces, ni les choses, usant de lui-même généreusement et sans bride, duelliste envers le reste des ouvrages de Dieu, parce qu’il sent Dieu dans son propre sein ; c’est un type de liberté téméraire. Mais M. de Musset donne à cette fougue un mouvement particulier ; il lui laisse toute son imprudence, et, ne lui ayant pas d’abord assigné nettement un but, il la brise parfois en des mélancolies où elle noircit quelque peu ses pieds d’ivoire, mais d’où elle sort alerte et entière néanmoins. Cette impéritie, qui accroît peut-être le charme de ses hardiesses, tient du reste à une désinvolture insouciante et fashionable qui sert, si je puis ainsi dire, de costume à la pensée du poète. Forte jeunesse fatiguée de ses loisirs, aspiration à la beauté pure, purification des beautés tachées, décision de l’action, doute et étendue de la pensée, élégance des caprices les plus hasardés, Satan défié et moqué par une ame neuve, voilà les qualités et les inclinations que le talent de M. Alfred de Musset avait servies jusqu’à ce jour. Tout cela a été trop habilement et finement montré à propos de la première livraison du Spectacle dans un fauteuil, pour qu’on doive y insister davantage.

Nous aimons franchement cette verve entreprenante, peu émue pour les ruines qu’elle fait, et courant toujours au dénouement de toutes les aventures et de tous les secrets, parce que nous y voyons la personnification naïve de l’activité juvénile qui fait hennir le siècle,. Nous voudrions même l’aiguillonner encore et la heurter plus directement contre les barrières où l’on nous tient parqués, bien sûrs que sa corne serait efficacement tournée à cette œuvre d’émancipation.

Dès le commencement, M. de Musset a prodigué assez d’ironie et de passion pour faire voir qu’il a le mépris de bien des choses et le désir du changement. Les écarts familiers à sa muse, les soudaines fuites vers l’infini qui l’arrachent au présent, la poétique habitude de ne se poser sur la réalité qu’autant qu’il faut pour prendre vol et s’en aller planer dans l’espace, montrent assez l’impatience qu’éprouve le poète de se trouver pris dans le monde actuel. Il cherche des horizons plus larges et plus éthérés. La confiance qu’il a en ses pressentimens du mieux est si grande, qu’avant de s’élancer vers sa chimère, il insulte la mesquinerie présente, la baffoue et la déchire. Il ne songe nullement à y revenir prendre pied. Car s’il ne rencontre pas les mondes qu’il a souhaités, il les créera ; il s’abritera dans ses inventions, ainsi que dans une réalité nouvelle ; il vivra dans ses rêveries aussi bien que nous dans nos villes.

Mais, de plus en plus, son génie, sans rien perdre de son impétuosité première, secoue l’élégante étourderie qui nous avait charmés d’abord. Il étend son ambition à des rivages qu’il avait négligés ; il pousse son enthousiasme en dehors des circonscriptions aristocratiques, où d’autres se sont bornés ; il embrasse des pensées encore inexplorées par lui ; il veut avoir son essor libre sur toute la création et l’a déjà essayé vers les zônes extrêmes. C’est lui qui a écrit : « Depuis quand l’humanité ne marche-t-elle plus au combat, comme Tyrtée, son glaive d’une main et sa lyre de l’autre ! » C’est lui qui a chanté l’amour infini de don Juan et les mâles épreuves de Franck.


Les comédies en prose de M. de Musset n’ont pas seulement une originalité de grâce piquante et légère. Toutes brèves et délicates, elles vous font parcourir cependant une série longue et profonde d’impressions ; elles vous emportent au-dessus de tous les abîmes et de toutes les majestés de la terre à une hauteur si soutenue, qu’elles vous font venir rapidement et à la fois les sensations multipliées de ce vaste spectacle ; elles choisissent si bien le point de vue pour vous montrer les joies et les douleurs de l’ame humaine, que le plus petit mouvement suffit pour remplacer ou agrandir les perspectives. Ces fantaisies dramatiques, animées vivement par une mince bouffée du souffle de l’artiste, mais animées si véritablement qu’elles paraissent remuer et s’achever d’elles-mêmes, sans que l’artifice du poète ait besoin de les secourir après le premier enfantement ; ces idéales apparitions qui n’ont que les semblans les plus choisis de la vie ; ces charmans atômes flottant ainsi que de grands mondes vers de sévères destinées et dans une harmonie complète, ont plus de portée et de force que tous les énormes drames taillés dans le chantier actuel. Et puis c’est une faculté d’invention particulièrement féconde en espérances, que celle qui donne une suite si raisonnable à des évocations si ténues et si fines. Il y a une puissance rare dans cette indépendance de toute date, de tout costume, de toute chaîne historique. Il faut avoir à un degré très éminent la possibilité d’idéaliser son époque, pour se soucier aussi peu de toutes les époques accomplies. Il faut avoir fortement noué sa poésie aux fibres de son cœur, pour la laisser impunément vaguer en des espaces si illimités et si lointains.

Ce sont toutes questions vivantes que celles-ci. Les caprices les plus enjoués de M. Alfred de Musset ont une trame sérieuse. — André del Sarto est mort de la peste. Qu’importe la chronique au poète ? André del Sarto, c’est un idéal d’artiste. Eh bien ! l’artiste a besoin d’une muse réelle, pour s’inspirer d’elle et tirer de son sein les visions que son génie éternise. André a besoin de sa Lucretia del Fede, pour laquelle il a quitté la France et méprisé les largesses de François Ier. Mais la pureté de cette muse est flétrie ; elle a été profanée par les élèves de l’artiste. André n’a plus foi en sa muse secrète. Il porte un toast empoisonné à la mort des arts en Italie ! Il meurt.

Fantasio a une mélancolie tendre. Il la déploie au premier acte avec une ravissante naïveté ; au second, il la fait glisser derrière une petite intrigue d’amour si discrètement, qu’on ne peut rencontrer nulle part une impression plus chaste. Cette fois le poète, pauvre bourgeois attristé, avait distrait sa paresse aux pieds d’une princesse. Tout-à-l’heure il s’appellera Perdican, il sera fils de noble maison ; il voudra, au sortir du collège, séduire sa cousine et vaincre les obstacles de son spiritualisme en éveillant sa jalousie. Perdican donne un baiser à Rosette, simple fille, dans un champ, devant une petite maison. Rosette meurt pour s’être trompée. On ne badine pas avec l’amour.

Aux Noces de Laurette, Razetta, patricien ennuyé, passe, en une nuit, d’un désespoir facile à une gaieté plus facile encore. Le poète aime ces résolutions promptes, opposées, qui révèlent un esprit abondant et un cœur hardi. Les Caprices de Marianne, la plus spirituelle peut-être de toutes ces comédies, montrent aussi la soudaineté des passions, avec un inimitable mélange de fine coquetterie et de sentimentalité rêveuse.

Les comédies de M. de Musset semblent bien avoir emprunté à Shakspeare leur luxe féerique et leur jeu tout intellectualisé. Certainement c’est à l’école de ce maître qu’elles ont pris leur manière leste, moqueuse, brillante, leur allure de femme nerveuse, mobile et impressionnable, leur course fantasque qui froisse et brusque la réalité en la traversant. Mais ces études et ces ressouvenirs d’une forme merveilleuse enveloppent toujours une inspiration originale. Tous les noms d’André, de Fantasio, de Perdican, de Razetta, du prince d’Eysenach, de Cœlio, d’Octave, sont donnés à des idéalités nouvelles. Chacun de ces caractères a une physionomie fraîchement et subitement peinte, une idiosyncrasie parfaite et contemporaine. Même à les considérer ensemble et de près, on reconnaît, sous leurs diversités tranchées, une similitude et une solidarité réelles. Frères d’une même famille poétique, ils portent à divers âges, sous l’éclair de lumières diverses, le même signe de jeunesse et d’amour ; ils ont une vigueur intérieure qui se promet de triompher de leur ennui ; ils ont une foi bonne et latente. Si le scepticisme a tracé quelques rides sur leurs joues vermeilles, il leur a donné aussi une force prématurée qui désormais surmontera les périls qu’elle connaît.

Lorenzaccio, le dernier né de cette belle race, a plus d’ardeur encore que ses frères, plus de décision, une puissance plus arrêtée et plus positive.

« Ma jeunesse, dit Lorenzo, a été pure comme l’or. Pendant vingt ans de silence, la foudre s’est amoncelée dans ma poitrine, et il faut que je sois réellement une étincelle du tonnerre, car tout à coup une certaine nuit que j’étais assis dans les ruines du Colysée antique, je ne sais pourquoi je me levai, je tendis vers le ciel mes bras trempés de rosée, et je jurai qu’un des tyrans de la patrie mourrait de ma main. J’étais un étudiant paisible, je ne m’occupais alors que des arts et des sciences ; il m’est impossible de dire comment cet étrange serment s’est fait en moi. Peut-être est-ce là ce qu’on éprouve quand on devient amoureux. »

Ce qui fait vraiment les poètes, c’est une manière intime, concentrique, unitaire, de sentir les faits humains et les œuvres de la création. Cette unité de sentiment peut revêtir diverses formes ; ce centre de sensibilité peut aboutir à plusieurs issues : mais enfin sous les différentes manifestations qu’elle emprunte, la même poésie circule. La même ame anime différens corps. Et l’apparente variation qui se fait remarquer dans des œuvres successives, vient de la différence des choses auxquelles se mêle le même type inaltérable. Dans la poésie dramatique, ce sentiment dominateur se produit par l’habitude de certains caractères dont l’unité s’élabore et s’étend à mesure que le talent s’accroît. On peut ainsi juger un poète sûrement d’après les indications générales de sa création la plus familière. Essayé à cette règle, le génie de M. de Musset paraît tout à coup dans la plénitude de sa force et de ses espérances. Non-seulement il a un type à lui que nous avons montré ; mais encore il n’a cessé de l’exalter et de l’idéaliser. Lorenzo, ce Brutus moderne, est une grande création, plus grande évidemment en elle-même que le type de Byron, qui pourtant s’élève si haut, que toutes les lassitudes étalées au milieu de nous par le génie du siècle avaient paru jusqu’à ce jour refléter son ombre sublime. Les douleurs de la poésie byronienne s’étaient arrêtées à un lyrisme éperdu et solitaire, comme dans Manfred, ou bien elles s’étaient emportées au crime et au brigandage, comme dans Lara et le Corsaire. Voici que la douleur enfante le dévouement. Lorenzo, caractère fondamentalement nouveau, cherche dans ses plaies et malgré sa débauche la rédemption de sa patrie.

Mais à considérer dans ce beau drame, autour de cette mélancolique figure, les physionomies diversement groupées et l’action elle-même, on y trouve immensément encore de grandeur, de force, de souplesse et d’élévation.

Lorenzo, venu aux derniers efforts de la république de Florence, issu des Médicis, voyant sa patrie opprimée par l’un d’eux au profit de l’Allemagne, se voue au libertinage comme Junius s’était voué à la folie. Il s’environne de honte pour cacher sa vertueuse pensée de sacrifice. Son cousin Alexandre ne peut rien soupçonner, ni redouter de ce mignon amaigri, que la proposition d’un cartel fait défaillir, qui a tant flétri d’honneurs dans la ville, qui lui a tant vanté et livré de vierges. Aussi, Alexandre court sans crainte à la débauche et s’en repaît au milieu de son aristocratie gâtée. Il rencontre un jour une femme, la marquise de Cibo (une pure et belle invention), qui, tiède encore des larmes républicaines répandues sur la servitude de Florence, accepte la cour du tyran pour le dissuader du despotisme. Alexandre se soucie peu de cet amour démocratique. Ce sera donc la vengeance qui fera l’œuvre. Mais les Strozzi, ces nobles restés fidèles à la vieille liberté, et fermes, n’ont pas le courage et la promptitude nécessaires à l’action. Philippe Strozzi, le chef de cette famille sévère, blanche et grande tête, n’a servi l’égalité que par le culte de sa pensée. C’est à lui que Lorenzo se révèle un jour. L’intègre vieillard est dépassé par l’idée d’un dévouement si péniblement préparé. Cette scène a des effets tout-puissans, et des recherches si avancées du cœur humain, qu’on partage vraiment la stupeur de Philippe. — Lorenzo, le libertin flétri par les quolibets et les mépris du peuple, attire Alexandre à une dernière infamie : au lieu de lui livrer sa tante, dans le palais de sa mère, il le tue. Mais il a eu beau avertir dès la veille les partisans de la liberté. Ces marchands se laissent escamoter la république, à peu près aussi imprudemment qu’on l’a fait en ces temps derniers. Le cinquième acte a des réminiscences comiques dont les tragédies précédentes augmentent l’ironie et aiguisent cruellement la pointe. Ce drame, c’est Florence tout entière en 1556 ; c’est la république complète avec ses maîtres et son peuple, avec ses bourgeois anoblis, avec ses boutiquiers bavards, avec ses étudians curieux, avec ses muguets débauchés, avec ses filles aisément séduites et ses vertus plus sûres et suaves, avec l’affront de sa garnison allemande, avec la trahison de ses cardinaux vendus au pape, vendus à Charles-Quint ; avec l’aveuglement de ses patriotes vendus à François Ier, avec sa vénalité parfaite, et quelque peu encore de son antique raideur. Ce drame, c’est tout un pays, tout une époque ; c’est l’Europe et le xvie siècle, vus du palais des Médicis.

Il est admirable qu’on ait pu mêler tant de vérité historique à tant de sens et d’intimité, et mettre cette variété à une unité si forte. Nous oserons désormais citer un drame aux détracteurs de nos jeunes espérances.

Sans effacer la trempe particulière et innée de son talent, M. Alfred de Musset est ainsi arrivé sur la frontière de la démocratie. Il est devenu la satire à la fois et la trompette des vœux du peuple. Si plein de jeunesse et de feu, il ne pouvait marcher long-temps dans sa voie ardente sans toucher au cœur même de la réalité contemporaine, et sans connaître les désirs plébéiens qui nous enflamment. Toutes les tendresses se tiennent. L’amour a mis ce poète des folles ivresses aux pieds de la muse des sympathies plus grandes et des ferventes aspirations ; il a ouvert à sa fantaisie élégante l’intelligence des passions publiques. Ah ! sans doute, dans cette rencontre, le poète aura été frappé encore par quelques rayons dont il nous réserve la lumière et l’harmonie. Puisse-t-il avoir envisagé tout-à-fait la démocratie face à face, et l’avoir vue si imposante dans sa large draperie, qu’il en conserve fidèlement le souvenir ! Il trouverait en elle les abîmes que sa pensée aime à creuser, et l’appui ferme dont tout génie a besoin. La démocratie a étendu son cercle ; elle embrasse aujourd’hui un univers entier d’idées ; elle comprend et réchauffe tous les sentimens de l’âme humaine.

Ainsi la caractérisation de la poésie de M. de Musset est un type de jeune et audacieux amour, semblable, dans sa sphère propre, aux élans du siècle, et s’y joignant toujours plus ouvertement. Pendant que le théâtre de M. Hugo exalte les passions haineuses et réhabilite brutalement les infériorités de la création, il s’est trouvé un artiste qui, au milieu de la négation dure et exaspérée de ces débordemens scéniques, a réalisé des tendances affirmatives et idéales, a modelé des formes adorables, et étendu sur le monde le voile de beauté que Dieu met aux mains de ses enfans privilégiés. Donc, en-dehors des limites de la grammaire qui a absorbé tant de talens, il y a vraiment aujourd’hui une poésie nouvelle, inventive, inspirée, recueillant les échos de notre époque, écoutant les mélodies prophétiques qui s’élèvent du milieu du mal présent. Ceci est une joie grande pour nous.


Et si, après avoir tiré du génie de M. de Musset des conclusions pour l’histoire de l’art et de la sociabilité actuelle, nous cherchions quels enseignemens il en peut résulter pour les artistes, nous féliciterions encore notre jeune poète de leur donner un exemple rare aujourd’hui. Effectivement sa pensée s’insinue dans la réalité extérieure et descriptive, comme son style s’y baigne, sans que l’une y perde sa hauteur, ni l’autre sa rapidité. Son imagination accompagne toujours son invention, et ne l’annule pas. Son esprit vit dans le monde et ne s’y pétrifie point. Il use de la métaphore aussi, mais il la crève et en revient. Son ame descend bien dans la création pour s’y choisir un vêtement, mais elle en change du moins lestement et à l’infini ; elle n’est point retenue toujours sous la même chape pesante et tirée. Comment donc est-il parvenu à conserver ainsi à sa verve une indépendance que M. Hugo n’a point encore acquise ? Comment fait-il pour se mêler impunément à toutes ces couleurs, à tous ces sons, à tous ces angles où d’autres poètes s’embarrassent et ont le vertige ? Pourquoi marche-t-il toujours si assuré et si svelte en ces défilés de la matière renommés par plus d’une chute ? C’est qu’il porte avec lui un flambeau immortel qui résiste au souffle de tous les vents, qui éclaire son chemin au loin et le guide ; c’est qu’il n’a pas perdu tout son amour dans la volupté inférieure des sens, et qu’il en a réservé le feu pour les beautés du cœur ; c’est qu’il sent son intelligence supérieure à toutes les splendeurs de la nature ; c’est que partout où il va, dans les ruines et dans les fleurs, sur la crête découverte des montagnes et dans les enceintes murées des villes, c’est l’homme qu’il cherche toujours. Le culte de l’humanité peut seul préserver l’art de ce fétichisme matérialiste qu’il a enseigné dernièrement.

L’homme, mystère qui se déploie à travers le temps, dont le sens varie, dont le mot se perd et se retrouve ; l’homme, pensée changeante, passions changeantes aussi, voyageur qui déchire les tentes qu’il quitte et en construit toujours de nouvelles, conquérant jamais rassasié, jamais repoussé ; l’homme, rêveur de plaisirs, patient de douleurs, inconstant parce qu’il est éternel, — voilà l’objet premier, la base et l’idéal de toute poésie. Si l’art veut être vrai et grand, s’il cherche les sources intarissables, s’il désire les profondeurs et les contrastes, s’il a soif du changement et de la durée, s’il aspire à la signification, à l’enthousiasme, à la vie, il doit se résigner à servir la fortune de l’humanité, et à écouter sa voix, dont les autres bruits du monde ne sont que les échos effacés.

Hippolyte Fortoul.