Un scandale au théâtre d’Amiens 1780


UN SCANDALE AU THÉÂTRE D’AMIENS


Le théâtre d’Amiens est vraisemblablement aujourd’hui la plus ancienne salle de spectacle de France il fut inauguré le vendredi 21 janvier 1780 le Grand-Théâtre de Bordeaux, chef-d’œuvre de l’architecte Louis, ne fut ouvert que le 9 avril suivant. Six mois plus tard, presque jour pour jour, le 23 juillet 1780, la représentation fut troublée par une algarade violente que provoquèrent les militaires. !t y avait alors quelque vingt-cinq ans que la Compagnie de Luxembourg, des Gardes du Corps, tenait garnison dans la ville. Les Amiénois ne s’enorgueillissaient point de posséder dans leurs murs la garde du roi les bourgeois soumis au logement criaient merci, et toute la ville était lasse des arrogances de ces soldats, qui traitaient la ville en pays conquis, lorsque se produisirent les incidents relatés dans le mémoire officiel suivant

MÉMOIRE

sur le trouble cause au spectacle d’Amiens, le 23 juillet 1780 Les officiers municipaux de la ville d’Amiens s’étaient abstenus de déférer au Gouvernement la connaissance du trouble arrivé à la Comédie le dimanche 23 juillet 1780. Ils avaient espéré de la prudence de MM. les Officiers des Gardes du Corps que l’affaire serait pacifiée, que les citoyens recevraient la satisfaction qui leur était due. Mais la rigueur dont M. le Commandant vient d’user envers le fils du citoyen le plus grièvement outragé, t’inftexibitité avec laquelle it s’est refusé à toutes les voies de conciliation qui lui ont été proposées par M. le Maire, dès l’origine de l’affaire, et par tes députés du corps municipal postérieurement à la voie de rigueur, ne permettent plus aux officiers municipaux de différer plus longtemps de s’acquitter de ce qu’ils doivent à teurs cçnci- toyens, et de réclamer, en leur nom commun, la protection et la justice du Gouvernement.

Ils vont rendre compte de tout ce qui s’est passé le dimanche 23 juillet ils ne citeront pas les motifs avancés par M. le Commandant pour justifier la rigueur dont il vient d’user en emprisonnant le fils de celui qui a été outragé plus gravement. Ils rendront enfin compte de toutes les démarches faites de la part des officiers municipaux pour terminer cette affaire.

Le Dimanche, les officiers municipaux avaient permis aux comédiens de jouer Zaïre ;)e spectacte était complet, les loges étaient remplies, le parterre très nombreux tout était paisible, chacun était attentif. On en était au Ve acte tout à coup on entendit un grand bruit dans le corridor des premières loges on crut qu’il y avait le feu chacun sortit. Les femmes s’effrayèrent, plusieurs se trouvèrent mal, des gardes du Corps, l’épée nue, arrêtaient ceux qu’ils rencontraient. La loge du Corps de Ville était ouverte à cause de la grande chaleur un officier des Gardes vint la fermer brusquement. Cet officier était M. de Vilaines. Il était sorti de sa loge en criant à haute voix qu’il était insulté les Gardes du Corps qui se trouvaient au spectacle étaient accourus à ses cris. Il s’agissait d’une glace cassée par accident dans un cabinet attenant à la loge des Officiers aux Gardes du Corps. Ce cabinet était ouvert, le passage en était libre un jeune homme qui suivait une actrice, passant du corridor au théâtre par ce cabinet, avait cassé la glace en badinant. La glace ne valait pas dix francs au surplus elle n’avait pas été posée aux dépens des Gardes du Corps. Ce léger accident n’avait causé aucun trouble’; il était aisément réparable la police en eût toujours bien retrouvé l’auteur. Mais M. de Vilaines aima mieux le poursuivre lui-même et le faire chercher par les Gardes du Corps. Les Gardes du Corps n étaient que simples spectateurs à la Comédie ils n’y avaient aucune fonction militaire la Garde ni la Police du spectacle ne leur étaient pas confiées. Les cavaliers de la maréchaussée en étaient seuls chargés. C’était à eux seuls à arrêter quelqu’un, s’il y avait eu quelqu’un à arrêter.

À côté de la Comédie, il y a un café qui en dépend. Les salles de ce café, au premier et au second, donnent sur les corridors des premières et secondes loges mais ces salles sont exactement fermées sur les corridors, pour empêcher qu’on ne s’introduise par là au spectacle. Les comédiens ont grand soin d’y veiller. M. de Vilaines s’imagina que celui qui avait cassé la g ! ace s’était réfugié dans ! a sat ! e au premier, ce qui était tout à fait impossible, ainsi qu on vient de le démontrer. Il n’en fit pas moins enfoncer cette porte avec violence par les Gardes du Corps qui y entrèrent au nombre de plus de 30 et dont plusieurs avaient l’épée nue.

Dans la salle au-dessus, au second, étaient plusieurs citoyens qui s’amusaient pendant la Comédie, entre autres, le Sr. Lecomte, greffier de l’Election, les Srs. Munier et Nantier, secrétaires de l’Intendance, et le Sr. Gossart, avocat, ancien échevin. Le bruit qui se faisait sous eux les fit descendre par l’escalier du café ils n’étaient pas encore en bas qu’ils se trouvaient saisis et arrêtés par des Gardes du Corps quatre se jetèrent sur le sieur Lecomte, d’autres sur ceux qui étaient avec lui le Sr. Lecomte fut maltraité au point qu’il eut son habit déchiré en lambeaux, depuis le haut jusqu’en bas. Le Sr. Nautier fut menacé de lui passer l’épée à travers le corps ils demandaient en vain à être entendus. A la fin, M. l’Intendant qui était au spectacle, étant sorti de sa loge, fit relâcher ses deux secrétaires, et le Sr. Lecomte fut remis entre les mains de la maréchaussée. Ceux des spectateurs qui étaient sortis au bruit redoublé furent étonnés de voir des citoyens arrêtés avec tant de violence et d’irrégularité.

Le Sr. Lecomte a un fils unique, à peine âgé de vingt ans, encore au collège à Paris il était en vacances chez son père et se trouvait au parterre il était sorti comme les autres pour tâcher de savoir de quel danger on était menacé. II aperçoit son père dans les mains de ceux qui le tenaient, dans le désordre de ses vêtements déchirés le jeune homme s’élance en s’écriant dans les bras de son père il veut le dégager il demande de quoi il est coupable on le repousse chacun est touché de la sensibilité qui l’affecte. Enfin M. Lecomte père parvient à parler à M. de Vilaines et à lui faire entendre qu’il ne savait ni ce qu’on lui imputait, ni ce qui s’était passé dans le cabinet de la glace cassée, puisqu’il n’était pas à la Comédie. On le relâche, il est obligé d’envoyer chercher d’autres habits dans sa maison pour pouvoir sortir décemment. M. le Maire avait été requis de se transporter à la Comédie, il s’y y était rendu. Comme il interrogeait le cafetier pour savoir comment les choses s’étaient passées, M. de Vilaines qui y était, lui demanda d’abord pourquoi il était là. H ajouta que tout ce qu’il prétendait faire était inutile, par la raison qu’il allait lui dire. II emmène M. le Maire dans la rue et lui dit que tout était terminé, parce que celui qui avait cassé la glace était enfin connu. M. le Maire lui demanda si tout était aussi terminé avec les citoyens insuftés à quoi M. de Vilaines répondit qu’il ne s’agissait que d’un habit déchiré, que cela s’arrangerait aisément.

Néanmoins M. Lecomte père revint le lendemain chez M. le Maire se plaindre qu’il n’avait reçu aucune satisfaction. M. le Maire lui conseilla d’aller voir M. de Canisy, commandant. M. Lecomte y fut M. de Canisy lui témoigna combien il était fâché de ce qui était arrivé. M. Lecomte lui demanda une réparation qui lui fut refusée, malgré que les officiers municipaux l’eussent déterminé à se contenter de la moindre. Le Sr. Lecomte désespérant d’obtenir une réparation voulait donner sa plainte au Criminel. M. le Maire qui en fut instruit alla chez M. Lecomte pour l’en dissuader. Il alla aussi chez M. le Commandant, il lui écrivit, et jusqu’à ce qu’il en eût obtenu réponse, il parvint à engager le Sr. Lecomte de suspendre sa plainte au Criminel.

M. le Commandant ne fit point de réponse à M. le Maire.

M. le Major de la Place alla chez M. Lecomte pour l’engager à se désister de son projet de plainte. Le Sr. Lecomte, qui crut voir dans la démarche de M. le Major un attachement au bien des citoyens, s’épancha peut-être avec trop de franchise devant lui M. le Major n’adoucit point l’affaire par la manière dont il rendit les propos du Sr. Lecomte au Commandant. EnSn dans ces circonstances, le jeune fils unique du Sr. Lecomte, plein de l’injure faite à son père, crut qu’il obtiendrait de M. le Commandant la réparation telle que son amour filial l’imaginait il alla le prier de donner réponse à la lettre que M. le Maire lui avait écrite, ce fut jeudi matin il revint chez son père sans avoir rien obtenu.

Le Sr. Lecomte était dans la plus grande perplexité, il désirait une réparation, il croyait se la procurer par la voie d’une plainte à l’extraordinaire.

Il était retenu par la crainte de compromettre celui qui avait cassé la glace. On lui avait fait dire que, dès l’instant que sa plainte serait tâchée, on arrêterait ce particulier et qu’on le tiendrait en prison tout le temps que durerait la procédure criminelle. Il se voyait dans la plus grande peine par le refus que M. le Commandant venait de faire à son fils, mais son affliction devint plus vive encore lorsqu vit entrer dans sa maison, le même jour, jeudi, à une heure après diner, des cavaliers de la maréchaussée qui lui annoncèrent de la part de M. le Commandant l’ordre de mener son fils en prison.

Le Sr. Lecomte courut chez M. le Maire. M. le Maire l’accompagna sur-le-champ chez M. le Commandant, ils le prièrent de leur dire pour quels motifs il faisait emprisonner le fils d’un père si cruellement outragé.

M. le Commandant prétendait que le jeune homme l’avait provoqué, Si la chaleur de quelques expressions avait pu présenter une pareille idée à M. le Commandant il était trop au-dessus pour y trouver une injure. Ses sentiments de bonté devaient d’ailleurs user d’indulgence envers un fils qui ne péchait que par jeunesse, par inexpérience du monde où il n’était pas encore entré et enfin le sentiment si louable de l’amour filial.

M. le Maire présente toutes ses considérations à l’esprit et au cœur de M. le Commandant sur qui elles parurent faire impression. Il hésita longtemps à donner une réponse. !t refusa enfin. Mais M. le Maire étant sorti avec le Sr. Lecomte, il les rappela et dit à M. le Maire qu’il allait consulter le Sr. Renouard, prévôt de la maréchaussée et qu’il lui ferait savoir ses dernières résolutions. Elle fut que le Sr. Lecomte serait emprisonné sans autre délai.

M. le Maire, qui en fut instruit, écrivit au Sr. Lecomte pour l’engager à faire rendre son fils en prison. Le Sr. Lecomte obéit. Le même jour, jeudi, il y avait assemblée à l’Hôtel de Ville pendant la séance, M. le Maire fut averti par un brigadier de maréchaussée de l’emprisonnement du Sr. Lecomte fils.

Les officiers municipaux arrêtèrent sur-le-champ d’envoyer deux députés à M. le Commandant pour le prier de relâcher le Sr. Lecomte fils. Ces députés furent M. le Maire et un Échevin. Ils remplirent leur mission pendant la séance ils ne purent rien obtenir malgré leurs offres de donner une soumission par écrit de représenter le jeune homme quand ils en seraient requis. Le Sr. Lecomte père était venu à l’assemblée réclamer les bons offices de la Compagnie, elle avait cru devoir les lui accorder.

C’est ainsi que pour une petite glace cassée par mégarde, tout le spectacle a été troublé, des femmes mises en danger de la vie, des citoyens arrêtés, excédés, maltraités par des militaires respectables qui n’en avaient pas le droit puisqu’ils n’étaient pas en fonctions, ni soit pour en remplir de semblables, et que, par une suite malheureuse, le fils du citoyen le plus grièvement offensé a été encore emprisonné. La modération, l’esprit de sagesse, de conciliation et de paix ont caractérisé toutes les démarches des officiers municipaux, dans tous les temps, vis-à-vis de MM. les gardes du Corps, et surtout dans cette occasion par ces conditions, ils espèrent qu’on rendra justice aux citoyens insultés, Us la demanderont pour eux, et grâce pour un jeune homme plus sensible que coupable.

Au-dessous est la mention "Présenté le 29 juillet 1780» et ont signé C. Florimond Leroux, Maire Laurent, M. Leleu, Letellyer.

Les portes de la prison ne devaient se rouvrir pour le fils Lecomte que plusieurs semaines plus tard. Quant au Maire, il avait pour toute réponse à son mémoire, reçu la lettre de cachet suivante « De par le Roy

« Sa Majesté a interdit et interdit le Sieur Florimond Leroux, Maire de la Ville d’Amiens, des fonctions de ladite place de Maire, lui faisant défense de s’immiscer directement ou indirectement dans les dittes fonctions et ce sous peine de désobéissance. « Fait à Versailles, le 12 août 1780.

Signé Louts

et plus bas signé Amelot. i, Signé Louis ». Cette lettre fut reçue le surlendemain 14 août par Leroux, qui la communique aussitôt à M. Sellyer, Premier Échevin, pour en faire part au Corps de la Ville. Voilà comment le Roi traitait un maire coupable d’avoir pris la défense d’un innocent contre un officier aux gardes. Quatre ans avant les faits que nous venons de raconter, un militaire écrivait, en parlant de ses propres camarades, cette phrase cruelle, et cruellement recueillie par M. Fuchs « Souvent mal élevés, ils se croient autorisés par leur état à dire et à faire tout ce qu’ils veulent, et à traiter légèrement les habitants des villes Le Mémoire de Florimond Leroux illustre de manière piquante ce témoignage peu suspect, à cela. près que les bourgeois d’Amiens devaient trouver bien lourd d’être traités si légèrement

H. Chenu.

LE THÉATRE MÉDIÉVAL EN SORBONNE

La vaillante compagnie de mes étudiants, si bien dirigée par leur meneur de jeu, et maître de la Psallette, cet excellent musicien de vingtquatre ans, Jacques Chailley, n’a pas voulu s’endormir sur ses succès de l’an dernier. Non contents d’avoir ressuscité, le 7 mai 1933, un vieux mystère, mes élèves ont donné cette année, les 24, 25, 26 et 27 février 1934, un tableau plus complet de notre ancien théâtre médiéval au grand siècle je veux dire le X!H~ sous son aspect comique comme sous son aspect tragique. Celui-ci se trouvait représenté par une reprise du Miracle de Théophile de Rutebeuf, qui, dans son décor simul-