Les Rustiques/Un sauvetage

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Les RustiquesMercure de France. (p. 135-143).


UN SAUVETAGE


Ils avaient joué à des jeux divers : aux billes d’abord, mais comme Camus et Lebrac avaient perdu beaucoup et qu’ils étaient, autant dire pannés puisqu’il ne leur en restait plus que deux ou trois à chacun, on ne put continuer. Alors on joua aux voleurs : Camus et Lebrac, ainsi que Tintin, furent les gendarmes, alors que Boulot, qui avait gagné douze billes, Tétas, qui en avait gagné huit, et Grangibus, qui n’avait « rien fait », devaient représenter les voleurs.

Sous le porche de l’église qui simulait une maison, des cailloux qui figuraient des trésors ou des lapins, on ne sut jamais, furent disposés en tas ; ensuite de quoi, les trois gendarmes s’éloignèrent vers la droite et les trois voleurs se retirèrent vers la gauche.

Dès que les cognes eurent disparu au premier contour, Boulot, Tétas et Grangibus, en se rasant, revinrent à l’église pour emplir leurs poches de butin, tandis que les trois gendarmes, frisant d’imaginaires moustaches, s’amenaient à leur tour en se dandinant et en flairant le vent comme trois renards.

— Brigadier, vous avez raison, dit Lebrac à Camus qui n’avait pourtant émis aucune idée. Il me semble que ça bouge par là-bas et ça n’est pas naturel.

— C’est des voleurs, conclut Tintin. En avant !

— Ah, tas de salauds, attendez ! s’exclama le trio en s’élançant.

Les trois voleurs, les poches alourdies de cailloux, prirent la fuite aussitôt, tout en donnant les signes les plus manifestes d’une vive terreur.

La justice avec frénésie poursuivit le crime. Chacun des agents de la force publique s’était attaché spécialement à un bandit et bientôt, ainsi qu’il doit en être dans une république bien policée, les trois chenapans, embarrassés du produit de leur vol, furent appréhendés vigoureusement.

— Misérable, voler de l’argent !

— Canaille, prendre les poules des gens !

— Crapule, barboter du linge dans les « ormoires »  !

— Non, c’est pas du jeu, protestait Boulot à Lebrac : tu tapes trop fort et tu pinces. Les gendarmes i n’ont pas le droit de battre les voleurs ; j’veux plus être voleur si c’est comme ça, na ; j’veux être gendarme et j’t’en foutrai, moi aussi !

— Rends l’argent, insistait Lebrac en fouillant les poches.

— Me chipe pas mes billes, hein !

— C’est jamais que les miennes !

— Les tiennes ! t’en as du toupet ! J’les ai pas gagnées peut-être ? Mais si c’est pour ça que tu me bats, dis-le ; d’abord je ne joue plus, na !

Tétas, qui avait sans doute à se plaindre de procédés aussi violents, se rebellait non moins énergiquement entre les mains de Camus.

Seuls, Tintin et Grangibus, tout essoufflés de leur course, riaient à pleine bouche en se disputant.

— Tu veux pas les rendre, non ?

— Non !

— Eh bien ! f…-toi-les quéque part, tes cailloux.

Les émotions de ce jeu violent étant épuisées, on en chercha un autre, les deux groupes ennemis s’étant tout de même réconciliés.

Les hasards de la course, qui avait été assez longue, les avaient amenés hors du village, non loin du « Creux », une espèce de mare située à quelque cent mètres de la grand’route, derrière une large haie. L’attrait de l’eau, magique sur les gosses, les décida à s’y rendre malgré la défense familiale.

— Va-t-on voir s’il y a des rainettes ? proposa Tintin.

— On leur foutra des cailloux, insinua Grangibus.

Et les poches bourrées de projectiles choisis, ils se dirigèrent vers l’étang.

Dès qu’ils arrivèrent à la haie, et quelques précautions qu’ils prissent pour ne pas faire de bruit, il y eut immédiatement une douzaine de plongées batraciennes qui retentirent en pflocs sonores.

— Les vaches ! s’exclama Tétas. Elles se cavalent dans l’eau, pas moyen d’en chauffer une !

Bientôt, en effet, les six gosses arrivés devant les roseaux de la rive et écarquillant les yeux, ne virent que l’eau ensoleillée, mais point de rainettes.

Ils voulurent alors faire le tour de la mare et, à la queue-leu-leu, s’avancèrent, mais, à chaque pas, un plongeon nouveau à quelques mètres plus loin les prévenait qu’ils venaient encore de troubler le sommeil d’une petite grenouille verte aventurée sur la rive.

Ils s’en énervèrent, s’accusant réciproquement.

— Tu les épouvantes, aussi ; tu marches trop fort !

— C’est pas vrai ! Eh bien, passe le premier, tu verras, toi !

— J’en vois une, souffla Boulot, comme figé et coupant fort à propos la querelle commençante.

— Où, où donc ? s’exclamèrent-ils, tous, en sourdine.

— Là, là ! près de cette grande feuille, fit-il en montrant du doigt.

— Tapez pas, vous autres, ordonna Camus aux camarades qui prenaient déjà leurs cailloux, j’ai ma fronde, je vais y foutre.

Les cinq moutards, les yeux rivés sur la rainette, s’immobilisèrent tandis que Camus avec une lenteur et des précautions inouïes, sortait de sa poche sa fronde à « lastiques ».

Il choisit avec un soin méticuleux son plus beau caillou, qu’il plaça dans le cuir du lance-pierres, puis, une jambe en avant, l’autre en arrière, le buste cambré, il tendit les élastiques.

— Vise bien, recommandait Lebrac. Si tu la manques, tu la reverras pas de sitôt.

Sans répondre, l’œil gauche fermé, un peu pâle, Camus en faisant « Han ! » lança la pierre et poussa un cri de triomphe cinq fois répercuté :

— Touchée !

La rainette, atteinte en plein flanc, écartait les pattes et ouvrait la gueule en montrant son goitre blanc.

— Faut l’attraper, proposa Lebrac. Avec une perche on l’amènera tout doucement jusqu’au bord : ensuite de quoi on la déculottera et on la fera cuire sur la braise pour la boulotter.

La proposition rallia tout le monde et l’on se mit en devoir d’en réaliser l’exécution ; on coupa des baguettes et l’on chercha des perches légères, mais aucune ne se trouva être assez grande pour atteindre la grenouille, qui bâillait toujours, la gueule ouverte, sur sa feuille de nénuphar.

— On peut pourtant pas la laisser là, rageait Lebrac ; ce ne serait pas la peine de l’avoir tuée. J’vais me déchausser et aller la prendre.

— C’est peut-être trop profond, insinua Tintin, plus prudent. Tant pis, va, laissons-la et attendons-en une autre.

— Jamais de la vie, répliqua Lebrac qui tenait à son idée, mesurez voir la profondeur.

Un bâton, trempé à un mètre de la rive, n’accusa qu’un fond d’un bon demi-pied.

— C’est rien, constata le gosse en ôtant ses souliers et ses bas ; et il replia ensuite jusqu’au haut des cuisses, en quintuple bourrelet, son pantalon, tout en affirmant : « Jamais ça ne montera si haut. » Pourtant, sur le conseil de Boulot, il ôta tout de même sa chemise pour ne pas en mouiller les manches. Et il entra dans l’eau.

Après quatre ou cinq pas prudents, comme le liquide lui montait à peine à mi-jambes, enhardi, il avança plus rapidement, l’œil rivé à la grenouille. Mais au septième pas qu’il fit, il enfonça brusquement de dix à quinze centimètres et ses genoux furent submergés ; au huitième, l’eau touchait à son pantalon et lui arrivait au ventre ; toutefois il n’était plus qu’à deux mètres de la rainette.

Il hésita. Mais ce n’était pas la peine d’avoir parcouru pour rien tout ce trajet ; mouillé pour mouillé, tant pis, il aurait au moins son gibier ; encore deux ou trois pas et, en étendant le bras…

Mais l’eau soudain lui monta à la poitrine et il sentit que ses pieds n’étaient plus sur le dur, qu’ils enfonçaient dans quelque chose de mou et de tiède, dans la vase du fond sans doute, et que, petit à petit, ça semblait le tirer par en bas.

L’eau autour de lui avait des glougloutements sinistres et des bulles de gaz venaient crever sous ses aisselles.

— Reviens, reviens, criaient les camarades ; reviens vite. Lebrac, aux trois quarts enlisé, céda à leurs appels et voulut tourner bride. Impossible, ses extrémités inférieures jusqu’à mi-jambes étaient prises et il enfonçait toujours, toujours, lentement : l’eau atteignait les épaules. Il pâlit un peu, puis, tentant un effort désespéré, réussit à dégager un pied, tandis que l’autre restait prisonnier de la glu mouvante et fétide des profondeurs.

Tournant sur le tronc, il fit tout de même demi-tour en reposant le pied libre ; mais pendant qu’il dépêtrait l’autre, le premier se réenfonçait de nouveau, de sorte qu’il déployait de surhumains efforts à patauger sur place, de l’eau jusqu’au cou, tandis que les amis criaient toujours comme des fous.

— Lebrac ! Lebrac ! Lebrac, viens-t’en !

Grangibus, le premier, reprit un peu son sang-froid, s’exclamant :

— Faut le retirer. Déshabillons-nous et on fera la chaîne.

— Il est trop loin ! trop loin ! Mon Dieu, mon Dieu ! pleurait Tintin.

— Nos ficelles, nos ficelles ? reprit Grangibus en tapant sur ses poches. Vite, vite !

Et, prestement doublées, les ficelles qui devaient servir, l’heure d’avant, à ligoter les voleurs, furent nouées bout à bout en un clin d’œil.

On jeta ce lien à Lebrac qui le manqua à deux reprises, puis réussit enfin à en saisir l’extrémité :

— Tiens bon ! lui cria-t-on.

Et les cinq camarades, faisant la chaîne en s’empoignant par le milieu du corps, tirèrent sur Grangibus qui avait enroulé la cordelette autour de son bras.

Lebrac fut décollé de la vase et fit un grand pas vers la rive, quand la ficelle cassa net et il se mit à enfoncer de nouveau sans songer, hypnotisé par on ne sait quoi, à avancer vers le bord. Le danger renaissait.

— La perche, une perche, reprit Grangibus qui ne perdait plus le nord.

Camus, parmi celles qu’on avait arrachées à une clôture voisine, choisit la plus longue et la plus solide et on la tendit à l’enlisé, dont les yeux ronds semblaient vouloir sortir des orbites.

Il s’y agrippa désespérément et les cinq sauveteurs, se cramponnant comme ils pouvaient à l’autre bout, amenèrent enfin, à plat ventre, au rivage le malheureux pêcheur de grenouilles.

On découvrit alors la raison pour laquelle il était resté si bêtement en panne, lui, le débrouillard, quand la ficelle avait cassé.

Son pantalon dans l’aventure s’était déboutonné et, ayant glissé au bas de ses jambes, il n’avait d’autre ressource pour ne pas s’en séparer à jamais que de croiser ses pieds ou d’écarter les pattes ainsi que la rainette elle-même.

Ce fut dans cette posture batracienne qu’il aborda.

— C’te veine ! s’exclama-t-il en touchant terre. Si j’l’avais laissé là-dedans, qu’est-ce que j’aurais pris en rentrant chez nous !

— J’vais te redonner cinq billes, fit Boulot, très ému.

— On va te le laver, mon vieux, reprirent les autres, qui, du même coup, puisant à l’aide d’une vieille casserole trouvée fort à propos, lessivèrent à grande eau le rescapé.

Et pendant que le pantalon séchait au soleil sur la haie, Lebrac faisait, en crachant par terre, jurer à ses amis que pas un d’entre eux ne parlerait de l’affaire au village.

— Comme ça, conclut-il, je ne recevrai qu’une simple pile !