Un regard sur le Soudan

Jean Rodes
La Revue blancheTome XX (p. 321-330).

Un regard sur le Soudan


Par décret présidentiel, le Soudan, qui a fait couler ces temps-ci des flots d’encre, cesse d’exister en tant que colonie autonome. Il est démembré, et ses fractions sont rattachées aux quatre colonies de la côte occidentale d’Afrique dont il n’était en somme que l’hinterland.

Les pays dont la soumission n’est pas complète et qui ne sont, du reste, qu’une faible portion de cet immense territoire sont constitués en zones militaires dont les commandants seront soumis à l’autorité du gouverneur général.

Voici plus d’une année que l’écho d’expéditions et de conquêtes a attiré l’attention publique sur cette colonie. La presse a enregistré des bulletins de victoires, des noms d’officiers ont été jetés au public, une manne de croix et de galons est tombée. En France, le lecteur, confortablement installé dans les douceurs de la civilisation, se sentait solidaire de tant d’actions d’éclat, quand la nouvelle du massacre d’officiers français par des compagnons d’armes est venue soudain troubler cette digestion d’héroïsme.

Nous avons partout de mauvaises mœurs coloniales, mais le cloaque, le champ d’expériences, idéal de la vilenie humaine est là-bas, sur les bords du Niger. Avant notre invasion, les villages y étaient frappés de la stupeur de récents massacres, le sol était inculte et gorgé de sang ; depuis, les empires d’El-Hadj Omar, d’Amadou Cheikou, de Ba Bemba et de Samory ont disparu, mais nous avons soigneusement conservé leurs coutumes barbares. Ces contrées fort loin par la distance étaient en outre comme séparées du reste du monde par les difficultés de la pénétration ; nous avons maintenu les obstacles, nous élèverions au besoin des barrières pour que nul ne sache exactement ce qui se passe de l’autre côté. La France occupe la Sénégambie depuis plusieurs siècles. Faidherbe a commencé la conquête militaire du Soudan avant la guerre de 1870 : on n’en continue pas moins à naviguer sur le Sénégal, huit mois de l’année, en chaland. Quelques barrages empêchent, pendant ce long laps de temps, la navigation à vapeur, il suffirait de quelques cartouches de dynamite pour creuser un chenal sur une dizaine de points ; on ne l’a pas fait, on ne le fera pas. Au lieu de monter à Kayes en une semaine, on y emploie quarante à quarante-cinq jours, de même que pour en descendre. De l’essor du commerce, de la facilité et de la rapidité du transit de la côte à l’intérieur et de l’intérieur à la côte, on n’a cure ; des vies humaines, encore moins. Pense-t-on à l’affreux supplice qu’est, pour des hommes épuisés par un séjour de plusieurs mois dans la plus mortelle des colonies, dont la plupart ont déjà fait des semaines et des semaines de voyage dans la brousse pour gagner le Sénégal, un pareil parcours, sur un fleuve de plomb fondu, dans une barque de cinq à six mètres recouverte de paille et encombrée de caisses, alors que, sur le Haut-Fleuve, la lenteur de la marche permet de voir, à la tombée du jour, le point d’où on est parti le matin ?

Ce n’est pas seulement par inertie que l’on maintient cet état de choses, il semble que ce soit aussi par un dilettantisme vraiment macabre. La France veut des colonies où l’on meure, c’est pourquoi le Soudan est la colonie choyée par la presse : on y récolte le laurier.

Aucun effort n’a été fait pour une exploitation agricole, commerciale et industrielle : les sacrifices d’hommes et d’argent sont ainsi restés inutiles ; mais qu’importe ? ne suffit-il pas à la badauderie française que les journaux relatent des combats toujours glorieux, des massacres émouvants ? C’est à ce chauvinisme stupide, qui fait goûter les épisodes sanglants à l’exclusion des résultats pratiques, que nous avons dû l’existence de cette monstruosité qu’était le Soudan. Cette colonie était, en effet, un véritable fief pour l’élément militaire, qui l’exploitait en vue de ses intérêts personnels et de la satisfaction de ses plaisirs meurtriers. Ce que sont la plupart de ces soi-disant héros qui s’abattaient, tous les ans, sur cette chasse gardée, on commence à le savoir autrement que par ce qu’ils veulent bien dire d’eux-mêmes à des reporters complaisants. Il appartient à ceux qui ont vécu là-bas, qui en sont revenus avec l’horreur de leurs atroces pratiques, de leur arracher le masque d’héroïsme qui plaît à notre maladive gloriole et de les montrer tels qu’ils sont : des bourreaux et des négriers.

Cruel, violent, indiscipliné, déprimé par la vie coloniale, d’une action si mauvaise sur les âmes médiocres, l’officier du Soudan a en outre la folie de ses galons. Cette vanité morbide, qui constitue un véritable narcissisme militaire, se développe d’une manière inquiétante au milieu de populations que l’oppression guerrière a toujours courbées devant celui qui commande. L’acte de Voulet arrachant ses galons, les piétinant, les coupant en morceaux, et s’écriant : « Ah ! c’est pour mes galons ! les voilà mes galons ! » n’est pas autre chose qu’un accès de cette hystérie spéciale. Je crois encore entendre, dans un village que nous traversions pour rentrer du Niger à Kayes, un capitaine, auquel on n’avait apporté qu’une bouteille de lait, hurler, l’écume aux lèvres, au noir qui commandait ce groupe de cases perdues dans la brousse : « Je suis capitaine, tu entends, capitaine, capitaine, capitaine ! » Et chaque fois qu’il proclamait ainsi son grade, sa cravache plaquait sur le visage du vieillard une raie sanglante.

Sauf de rares exceptions, aucune préoccupation supérieure n’entre dans leur esprit ; jamais cerveaux plus indigents n’élaborèrent d’idées plus vulgaires, d’une banalité plus désespérante que celles qui s’expriment autour des tables de popotte. Ni la solitude, ni l’éloignement de la patrie qui ennoblissent d’ordinaire les âmes les plus frustes n’épurent leur pensée. Le soir, après boire, à l’heure où le grand silence des nuits d’Afrique s’étend sur la terre d’exil, des chants s’élèvent, montent comme une insulte vers les splendeurs du ciel des tropiques, inepties, obscénités de café-concert, refrains orduriers de caserne hurlés en chœur, dans une sorte d’ivresse frénétique, et qui s’achèvent en des sons inarticulés, en de véritables rugissements de bêtes.

De tels hommes, lâchés en maîtres dans un pays où les distances et la difficulté des relations rendent impossible tout contrôle, sous un climat qui porte à leur plus haut degré d’exaspération les passions et les vices, deviennent vite de redoutables monstres. L’exercice de l’arbitraire le plus absolu, la possibilité d’abus les plus criants sans qu’intervienne la moindre sanction les font durs à l’égard de l’indigène, indociles vis-à-vis de leurs chefs. Tous ceux qui ont séjourné dans les postes du Soudan n’y ont entendu que des paroles de violence qui constituaient de flagrants appels à l’insubordination. L’autorité supérieure est l’objet de critiques passionnées, les commandants de cercle désobéissent aux commandants de région, les commandants de poste aux commandants de cercle et l’autorité du gouverneur elle-même n’est pas toujours respectée. On conçoit dès lors l’intensité que peuvent prendre en de telles âmes des sentiments comme la jalousie et la haine. L’affaire Voulet est absolument typique, en ce qu’elle est l’aboutissement monstrueux, mais normal, de mœurs pareilles.

Des événements de même ordre ont occupé l’opinion publique ; d’autres sont restés inconnus : tous se ramènent à une question de haine née d’une compétition dans le commandement. La lettre du capitaine Voulet au lieutenant-colonel Klobb est probante à cet égard. C’est à une rivalité de cette nature qu’il faut songer pour avoir la clef du drame Quiquerez-Segonzac, de même que pour comprendre la conduite inqualifiable de cet autre officier qui, au lieu de secourir son camarade ramené vivement par un fort parti de Maures sous les murs du blockhaus où ils tenaient garnison dans le Haut-Sénégal, fit fermer les portes et le laissa massacrer avec sa petite troupe, sous ses yeux. De combien de morts également tragiques le Soudan garde pour toujours le secret ! Il en est une qui a été relatée dans un livre peu connu, bien que très documenté, sur la côte occidentale d’Afrique. Je la rappellerai brièvement parce que j’ai connu l’un de ceux qui jouèrent un rôle dans cette triste histoire et que j’ai eu l’occasion d’échanger avec lui, au sujet d’une affaire plus retentissante, une conversation caractéristique.

Le capitaine d’artillerie de marine B… commandait le cercle de Siguiri et se trouvait en même temps, par son ancienneté de grade, commandant d’armes. Son caractère despotique s’accommodait fort bien de cette double autorité administrative et militaire, quand la nomination d’un capitaine de la guerre, de grade plus ancien encore, au commandement de la compagnie de tirailleurs de ce poste lui en enleva une bonne part. Le malheureux biffin était, de ce fait, pris en grippe avant même d’être arrivé. Aussi, dès sa venue, fut-il en quelque sorte mis en quarantaine par ses camarades, qui affectèrent de ne lui adresser la parole que pour le service. L’attitude se maintenait ferme et calme d’un côté, sourdement hostile de l’autre, lorsque, un jour, le nouveau capitaine, en vertu de son devoir de commandant d’armes, demanda compte des envois des « Dames de France ». Une discussion très vive eut lieu à ce sujet durant le repas du soir. Le lendemain, le capitaine était trouvé mort, dans sa chambre. Le médecin de marine ne se dérangea pas pour constater le décès, et le commandant de cercle refusa des planches pour la confection du cercueil, ni l’un ni l’autre, d’ailleurs, n’assistèrent à l’inhumation. Le docteur n’a de comptes à rendre à personne, car il est allé, dans l’autre monde, les rendre directement au défunt ; mais le capitaine B… reste un des types les plus parfaits de nos guerriers du Soudan. Les hasards de la vie coloniale m’ont, depuis lors, mis en contact avec lui. Nous vivions dans le même poste, sur les bords du Niger, quand les journaux de France apportèrent les premières nouvelles du réveil de l’affaire Dreyfus et du procès Zola. Nous dînions, ce jour-là, à la même table, et la conversation roula sur Dreyfus, Zola et la presse. De la discussion je ne veux retenir que cette déclaration du capitaine B… : « Si j’avais été gardien à l’île du Diable, il y aurait longtemps qu’on ne parlerait plus de Dreyfus. » Et comme, feignant de ne pas comprendre, je l’interrogeais sur la manière dont il aurait procédé, il ajouta : « Avec une seringue et de l’acide prussique dans l’œil, je me charge bien de faire disparaître quelqu’un sans qu’il soit possible de savoir ce qui aura entraîné la mort. »

Ce même officier a, pendant plus d’une année, fait régner la terreur dans le cercle qu’il commandait tout récemment encore. Pendant de longs mois, des cadavres ont pourri au soleil, empoisonnant l’air de leurs miasmes, à quelques centaines de mètres du poste, car ce tortionnaire raffinait sur le supplice en abandonnant aux hyènes les corps des suppliciés. Non seulement il ne faisait pas procéder à leur enterrement, mais il défendait absolument aux noirs de leur donner la sépulture. J’ai vu trois de ces malheureux, tout pantelants encore des deux cents coups de corde qu’il leur avait fait au préalable administrer, conduits à la mort. Je ne saurais rendre l’impression de profonde pitié que causait la vue de ces êtres lamentables, encore des enfants, qui paraissaient aussi ignorants de ce qui allait suivre, qu’inconscients du crime qu’ils avaient pu commettre. Ils étaient accusés d’avoir volé du mil dans les villages. Comme les coups de corde, la mort et la privation de sépulture ne lui suffisaient sans doute pas, le commandant de cercle leur fit dire par l’interprète qu’il allait les tuer. Et ce fut, en effet, un massacre plutôt qu’une exécution. Ils furent laborieusement abattus par des tirailleurs dont les fusils, vieilles pétoires, fonctionnaient mal. Trois décharges furent nécessaires et, les extracteurs ne faisant plus sauter le culot des cartouches, de longues minutes s’écoulèrent durant lesquelles d’affreux râles s’entendirent.

Lors de la colonne Sikasso, il supprimait des existences avec moins de cérémonie encore. Les porteurs évadés et repris étaient aussitôt, par ses ordres, entraînés dans la brousse et mis à mort. J’en ai vu un qui, à peine adulte et absolument malingre, se plaignait de ce que ses jambes n’avaient pu le porter plus loin avec les trente kilos dont il était écrasé (c’était d’ailleurs le cas de presque tous ces malheureux arrachés à leurs villages). Il ne vint pas à la pensée du bourreau à qui il fallait du sang, de surseoir à l’exécution et de faire examiner sa victime par le médecin… Voici les détails d’une tuerie faite par ses ordres et qu’il aimait à conter. Je tiens le récit de lui-même.

Au cours de son commandement du cercle de Siguiri, il était parvenu à s’emparer d’un chef noir qui nous était hostile. Il le condamna à mort, comme bien l’on pense, et décida, pour économiser les cartouches, qu’il serait pendu. Au moment de l’exécution, le condamné fut hissé dans les airs, mais, la corde ne glissant pas, il se mit à danser dans l’espace la gigue la plus étrange sans que la mort put s’ensuivre. Le capitaine ordonna alors à un de ses tirailleurs de tirer au vol ce gibier humain. Fut-ce hasard ou adresse du tireur, la balle, au lieu d’atteindre le but, rompit la corde et le pendu vint s’abattre sur le sol, où il se brisa une jambe. Là, pour en finir, l’officier français, le représentant de notre douce civilisation, fit tuer le vaincu comme on achève un chien.

Je ne veux pas généraliser et assimiler tous les militaires du Soudan aux quelques grands fauves que des affaires trop nombreuses ont fait connaître, mais je maintiens que, si des faits semblables à ceux qui viennent de nous émouvoir si profondément ont pu se produire, cela est dû à l’esprit de violence, de haine et d’indiscipline qui règne dans le corps tout entier. L’autorité supérieure paraît enfin décidée à mettre un terme à des mœurs si odieuses qu’elles étonnent les barbares eux-mêmes. Espérons qu’elle déploiera à cette tâche, devenue difficile, l’énergie nécessaire. Il faut une surveillance plus active, une distribution plus judicieuse des récompenses, c’est-à-dire ne pas réserver les honneurs à ceux qui auront massacré le plus de gens, mais à ceux qui, sans effusion de sang, auront administré ou étendu le domaine de la France. Il faut enfin à Saint-Louis un gouverneur général qui ne soit pas un soliveau, qui ait sur ses subordonnés du Soudan assez d’autorité pour ne pas être réduit, ainsi que cela s’est vu, à se renseigner habilement, sur les choses de cette colonie, auprès des officiers de passage au chef-lieu du Sénégal.

L’administration des territoires compris entre Kayes, Tombouctou, Kong et Say est, comme on peut bien le penser, réduite à sa plus simple expression. Elle consiste surtout en la perception de sommes qui, sous la forme d’impôts, amendes, patentes de dioulas, contributions diverses, sont destinées à faire, dans le chapitre des recettes, un contrepoids piteux à la colonne lourdement chargée des dépenses. Pour la mise en valeur d’un sol inculte et qui est, d’ailleurs, sauf la vallée du Niger et la région Sud productrice du caoutchouc, rebelle à toute culture, on n’a tenté de timides essais que pour fournir prétexte à des rapports négatifs. On ne stimule l’indigène que pour le confirmer dans ses instincts sauvages, dans ses passions ataviques, en lui faisant constamment entrevoir la perspective de faire colonne et de gagner captifs. Faire colonne, c’est également le désir de tous les officiers ; ainsi, ceux qui remplissent les fonctions d’administrateurs, qui devraient par conséquent faire œuvre de pacification, ont leur avantage dans la guerre. La guerre qui, par les esclaves, donne la fortune aux tirailleurs, leur assure en effet l’avancement et satisfait à leur vanité avide de réclame.

On s’est cru libéré des devoirs qu’impose la conscience des nations civilisées en fondant, dans les grands centres, des écoles pour les fils de chefs. Mieux comprises et plus soigneusement surveillées par les commandants de cercle, ces écoles pourraient rendre de réels services. Par elles, on devrait s’efforcer de faire entendre aux enfants indigènes non encore abêtis par les pratiques fétichistes, ou pas encore affiliés aux confréries musulmanes, quelques-unes de nos idées ; on devrait les convaincre que nous ne sommes pas seulement les plus forts et que nos meilleurs gris-gris, plus puissants que le télégraphe et le canon, sont quelques vertus intellectuelles et morales. Hélas ! voilà bien des choses que jamais oreilles de nègre n’entendirent au Soudan. C’est un fait assez curieux, d’ailleurs, que des hommes qui ont grandi dans le respect de certains principes en fassent si complètement abstraction dès qu’ils se trouvent dans un milieu de race inférieure. Pour eux la civilisation semble n’être qu’une contrainte imposée par les lois et que l’on s’excuse de subir en la décorant de pompeuses épithètes. Il n’est pas de commandant de cercle qui ne croie avoir rempli tout son devoir en ayant assuré la rentrée de l’impôt et maintenu les villages dans la crainte. Aussi les écoles sont-elles confiées à l’interprète, qui enseigne à ses élèves son langage petit-nègre, et à un sous-officier ou brigadier blanc, que rien ne préparait à une telle mission. Le résultat est que, sur tout le territoire du Soudan, les écoles de fils de chefs, fondées sans doute dans un excellent esprit, ne sont que des écoles de vice.

Au point de vue financier, l’administration pèche par la base. Les dépenses de la colonie, étant couvertes d’une part par la métropole, d’autre part par ses ressources propres, on a cru devoir scinder le budget en deux parties : budget colonial et budget local, qui nécessitent l’établissement à Kayes de deux services, avec un nombreux personnel de commissaires et de commis pour les ordonnancer, et l’installation, dans chaque poste, de deux magasins. La confusion et l’accroissement des frais sont les moindres défauts de ce dualisme budgétaire. Le plus grave et le plus immoral est qu’un véritable trafic a fini par s’organiser d’un service à l’autre. Exemple : le service colonial auquel incombe la subsistance des tirailleurs et conducteurs réguliers demande au service local, qui reçoit le mil en paiement d’impôt ou l’achète au prix de 0 fr. 10 c. le kilogramme, une cession qui lui est faite à 0 fr. 20 c. le kilogramme ; par contre, le service local, qui a la charge des tirailleurs auxiliaires, prend au service colonial, pour les vêtir, tant de mètres de guinée qui lui sont cédés au prix fort. On voit tout de suite à quels abus et à quel désordre peut conduire une pareille administration financière : c’est le vol organisé. Pourquoi n’y aurait-il pas un seul budget et dans lequel la subvention de l’Etat rentrerait au titre de recette extraordinaire ? Cela simplifierait les choses et supprimerait un trafic malhonnête, et onéreux pour les finances du pays.

Rend-on du moins de bonne justice ? Cette question, toujours capitale, est particulièrement grave quand il s’agit de populations que nous devons convaincre de notre supériorité morale au moins autant que de notre puissance matérielle. Or, en dehors de Kayes et de Tombouctou où un cadi applique la loi musulmane, la justice est rendue par les officiers faisant fonction d’administrateurs, et leurs décisions, en l’absence de toute loi écrite, n’ont d’autre appui que leur bon sens. En dix-huit mois de séjour, ils n’ont pas le temps de se familiariser avec les coutumes dont on devrait conserver tout ce qui n’est pas contraire à notre conception du juste et de l’injuste. Mais cela ne serait rien et on aurait des chances de ne pas trop errer, sans l’intervention de l’interprète, de l’interprète qui traduit et présente les affaires selon le plus ou moins de cadeaux reçus, et qui, à notre insu, transforme nos tribunaux de cercles en autant de honteuses boutiques. Une décision très judicieuse recommande l’inspection annuelle de l’état de fortune de ces fonctionnaires noirs ; cette précaution est malheureusement rendue vaine par la facilité avec laquelle ils peuvent dissimuler ce qu’ils possèdent. L’incertitude dans laquelle des interrogatoires d’où la bonne foi est absente laissent le juge, contribue à augmenter, de sa part, les cruautés inutiles, de la part de ses administrés, l’horreur de sa justice. Ainsi le coup de corde est-il devenu peu à peu la base de l’instruction judiciaire. Un prévenu ne veut-il pas avouer le vol dont il est l’auteur présumé, il reçoit des coups de corde jusqu’à ce que la douleur lui fasse reconnaître le délit dont il est peut-être innocent. Dans une colonie livrée à la féodalité militaire, il ne faut pas être trop surpris de ces mesures d’inquisition.

Si nous sommes au Soudan de mauvais administrateurs, de tristes propagateurs de civilisation et de déplorables juges, il est, du moins, un rôle dont nous nous acquittons merveilleusement : celui de conservateurs de l’esclavage et de producteurs d’esclaves. L’esclavage, que, par l’acte de Bruxelles, nous nous sommes engagés à abolir, existe sur une terre française, non seulement un esclavage adouci, mais la traite, le hideux commerce de bois d’ébène. Nous nous sommes contentés de supprimer le mot, en maintenant la chose. Les esclaves, dans le langage courant, sont devenus des captifs et, dans les rapports officiels, des non libres. Voilà la plaie secrète, honteuse, du régime militaire au Soudan.

Les militaires prétendent que l’abolition de l’esclavage provoquerait un soulèvement général. Cela est faux, car le Sénégal n’a pas eu de révolte à réprimer du fait de cette suppression. Certes, l’administration de cette colonie ne s’immisce pas dans les rapports des indigènes entre eux et si d’aucuns, plutôt esclaves des anciennes coutumes que de leurs congénères, se croient des obligations vis-à-vis de ceux qu’ils considèrent comme leurs maîtres, très sagement elle n’intervient pas ; il lui est impossible, d’ailleurs, d’intervenir, chacun étant, en somme, libre d’aliéner sa liberté, mais, et c’est l’essentiel, elle ne reconnaît nullement ces droits d’un côté, ces devoirs de l’autre, et surtout elle a aboli l’ignoble négoce. Au Soudan, les dioulas, qui parcourent les villages et font viser leur patente dans nos postes, alimentent surtout les marchés de cette marchandise. Dans le cercle où j’ai séjourné plusieurs mois, des cinquante à soixante colporteurs que je voyais ainsi défiler, chaque jour, pas un ne déclarait moins de deux ou trois non-libres, certains en traînaient une quinzaine à leur suite, et cela était notifié sur les registres ad hoc au même titre que les autres objets de commerce. Ainsi passaient sous nos yeux ces lamentables loques humaines qui, accomplissant d’énormes parcours, chargées de pesants fardeaux, servent d’étalon pour les échanges les plus importants. Un cheval s’acquiert contre plusieurs captifs, de quatre à cinq dans les centres d’élevage, alors que Samory et Ba Bemba les payaient de huit à dix. De même pour la poudre, les armes et un grand nombre de marchandises d’importation. Les caravanes ne se risquent au Sahara que pour venir troquer, sur les marchés de l’intérieur, les produits du nord contre ce misérable bétail.

Non contente de conserver un pareil état de choses, l’administration du Soudan a adopté une règle qui, sous l’apparence hypocrite d’un adoucissement, est surtout la sauvegarde des droits odieux du propriétaire. Tout captif évadé est tenu de faire au commandant de cercle une demande de liberté. Il est alors inscrit sur un registre dit de libération et on lui assigne la résidence forcée d’un village, on lui désigne même la case à laquelle il appartient désormais et, au lieu d’être le captif d’un autre noir, il est en réalité devenu le nôtre. Eh bien, cette liberté toute fictive ne lui est même pas assurée, car, si son propriétaire vient le réclamer dans les trois mois de l’évasion, on le lui rend. Que devient alors, entre les mains de son maître barbare, dans la brousse profonde, cette créature humaine que nous avons livrée ?

Parmi les lettres que. M. Vigné d’Octon a publiées, il en est une surtout d’une sinistre horreur, celle où un correspondant raconte que deux cents captifs, qui avaient été pris à une caravane de Maures et délivrés par le chef du poste de Yélimané, furent rendus à leurs maîtres par l’ordre du colonel résidant à Kayes. Je passe sur les détails affreux : petites filles violées, enfants mourant de faim et de soif, couverts de plaies, c’est le lot ordinaire des esclaves de traite. Ce qu’il y a de plus monstrueux dans cette histoire, on le comprend bien par ce que je viens de dire, c’est qu’elle n’est pas la relation d’un fait de cruauté isolé, mais bien d’un acte réglementaire, obligatoire : l’esclave est, pour nos lois du Soudan, une propriété légitime qu’il faut protéger. Et ce règlement infâme est parfaitement logique, car c’est nous qui avons enlevé la liberté à ces captifs. Il y avait naguère deux grands producteurs d’esclaves : Samory et les colonnes françaises. La puissance de Samory n’est plus : nous restons les seuls maîtres du marché. Le conquérant noir avait besoin de captifs, parce qu’il payait, de cette monnaie, aux dioulas, les chevaux, la poudre et les armes, et que, par cet appât, il attachait, en outre, à sa fortune de nombreux guerriers. Nous en avons besoin, nous, pour recruter nos tirailleurs, en excitant leur convoitise. Les promesses qui leur sont faites sont, d’ailleurs, largement tenues, et j’ai vu, moi-même, la cour du poste de Bamako emplie de femmes et d’enfants qui leur avaient été distribués. À la veille du départ de la colonne Sikasso, j’ai entendu les officiers stimuler leurs hommes par cette perspective alléchante et, les paroles ne suffisent pas, ils ont ensuite prêché d’exemple en se servant les premiers. Du reste, c’est ainsi que les choses ont toujours eu lieu : quand, sur les ruines fumantes des cases incendiées, plus une plainte ne s’élève, quand, aux mains des noirs, les baïonnettes françaises ont accompli leur œuvre de carnage, le partage du butin commence. Les scènes qui ont accompagné, l’année dernière, la prise de Sikasso n’ont été que la reproduction de celles qui avaient suivi le sac de Ségou, de Nioro et de tous les villages conquis par nos armes, avec cette aggravation toutefois que, n’imitant pas l’exemple du colonel Archinard qui avait sauvé du partage les femmes de son adversaire, le colonel Audéoud a laissé à la disposition de ses lieutenants les femmes de l’héroïque Ba Bemba. C’est par centaines, par milliers, que nos colonnes incessantes augmentent ainsi le nombre des esclaves. Que l’on ait édicté des règlements protecteurs de l’esclavage, cela est donc parfaitement logique, c’est la précaution toute naturelle du producteur désirant éviter la dépréciation de sa marchandise.

En somme, l’élément militaire ne peut servir que d’instrument pour la conquête. Celle-ci terminée, son rôle doit être le plus étroitement réduit au seul maintien de l’ordre. Les preuves sont faites. Son administration au Soudan, tant au point de vue moral qu’au point de vue matériel, est la plus barbare, la plus routinière, la plus stérile qu’on ait jamais pu voir. Voici de longues années quelle préside aux destinées d’une colonie : elle n’a su donner aucun essor ni à son agriculture, ni à son commerce, ni à son exploitation industrielle. Elle n’a pas créé les chemins de fer les plus urgents, elle n’a pas davantage assuré la navigation sur les fleuves. Elle n’a su d’ailleurs assurer sa domination sur les noirs que par l’exercice d’une cruauté sans exemple. Enfin sa gestion financière était, d’ailleurs, défectueuse et s’est soldée par des dépenses toujours grandissantes.

En présence de pareils résultats, la conclusion qui s’impose, c’est qu’une telle administration était, pour une nation civilisée, la pire des hontes et qu’il était urgent d’y mettre au plus vite un terme. Il faut désormais, à la tête d’une sérieuse administration civile, un gouverneur d’une autorité reconnue et d’une fermeté inébranlable, sous les ordres duquel l’élément civil et l’élément militaire assureront, d’une part, l’administration et la mise en valeur méthodique, d’autre part, la sécurité et l’ordre. Les territoires récemment conquis étant comme dans le sud algérien, constitués en zone militaire, n’en seront pas moins sous l’autorité directe du gouverneur de la colonie.

Il est évident que pour qu’un tel régime puisse porter des fruits, il faut que l’administration centrale ne soit pas désarmée vis-à-vis de l’élément militaire : il faut une armée coloniale entre les mains du ministre des colonies. Sans cela, au Soudan, plus que partout ailleurs les militaires feront surtout œuvre d’insubordination. En somme, l’ultime conclusion de cette étude peut être celle de bien d’autres, à savoir qu’il est grand temps d’en finir avec l’opposition, sourde en France, ouverte aux colonies, haineuse et incessante partout, de l’élément militaire contre les pouvoirs civils.

Jean Rodes