Un rêve (Forneret)
UN RÊVE.
Un rêve. — Ne m’interrogez pas ; je vous le montre comme je l’ai eu ; regardez-le. — Il m’a semblé que c’était le soir. La fenêtre d’une chambre où je me trouvais était ouverte. Le soleil y regardait avec des yeux mourants, et paraissait dire encore aux six bâtons presque blancs qui, debout, brillaient par le haut dans la chambre : « Lumières, vous pâlirez ! » Et en effet le soleil et les lumières étaient comme le diamant avec le stras.
Le soleil se promenait sur un carré long de bois, sur lequel il y avait un drap jauni par le temps, sali par les hommes. C’était aussi l’or sur le cuivre.
Les six bâtons presque blancs, c’étaient six cierges.
Le carré long de bois était une boîte à cadavre. Autour de la boîte, des gouttes rendaient de temps en temps le pavé noir. Ce n’était pas du sang, c’était de l’eau bénite.
Dieu en argent sur sa croix penchait sa tête vers le coffre cloué.
Des fleurs sur le coffre se desséchaient par la mort qui était sous elles ; et malgré leur douce haleine soufflée en expirant, je sentais une odeur de chair faite, l’œillet d’Inde dans un bouquet de roses.
Une vieille femme priait à genoux.
Sa main signait son corps deux fois pour une, et sa bouche, qui déchirait latin et français, me fit entendre cela : « C’est une jeune fille qui est là-dedans ; mais que vous importe à vous ? Je veux vous dire autre chose. Écoutez : j’arrache les bagues des doigts décharnés, et quand je ne peux pas bien faire, je coupe les doigts pour avoir les bagues. Je vends les beaux cheveux des têtes pâles. Je me fais des mouchoirs avec la dernière chemise. Je me coiffe avec des bonnets qui souvent ont des taches qu’on ne peut pas ôter. Je vis de la mort humaine. Dieu doit me prendre en pitié, mais je crois bien qu’il ne m’exauce pas. »
Les lèvres de la vieille vivante parlaient seules dans la chambre de la jeune fille morte.
Soudain je vois le cercueil rouler avec un bruit qui hurle,
Et les cierges qui allument le drap jaune,
Et la vieille femme qui tombe aussi, et dont les vieux os sonnent.
Le soleil disparaît.
La chambre était noire et rouge.
Il est deux heures moins un quart du matin. La chouette chante les cadavres sur l’appui de ma fenêtre. Son cri me met du froid partout. De l’eau coule sur moi. Je m’affaiblis. Je me rendors.
Et je vois
Du vert-de-gris au fond d’un vase.
Et je vois
Des lumières qui s’éteignent et se rallument comme des yeux qui se ferment et se rouvrent.
Et je vois,
Sous une rangée d’arbres verts, une rangée de corps sans tête qui pourtant ont l’air de tirer une langue dans une bouche sans dents.
J’arrive à une voûte où des étoiles se jouent et s’entrechoquent comme du verre qui se casse.
Et j’entends
Du fer frapper sur du bois à coups non mesurés comme le remuement du tonnerre.
Et je vois
De grandes choses pendues s’agitant et qui ressemblaient à des peaux humaines.
Et je sens
Une odeur qui m’étouffe…
Pourtant je reprends souffle et je recommence à voir.
Une femme s’approche de moi ; son cœur est sur sa main.
Une épée sort et rentre dans la terre tout autour d’elle. On dirait qu’il y a à cette épée des rubans et un œil qui regarde.
Tout à coup l’épée fait rouler vers moi la femme. J’ai peur. Je la repousse. Elle se retourne, et j’entends du fer frapper sur du bois à coups non mesurés comme un remuement de tonnerre.
Et j’entends des morceaux de paroles que la femme me jette.
Et je vois dans l’air
Quatre hommes à manteaux, avec chapeaux grands, avec bâtons gros.
La femme s’élance vers eux et s’écrie : « La Bolivarde ! la Bolivarde ! la Bolivarde ! » Je ne sais pourquoi. (Je crois qu’elle voulait dire la mort.)
Puis elle disparaît sous les manteaux des quatre hommes.
Alors je vois
Une bien jeune fille, à chevelure qui se balance et à larmes qui tombent, courir après la femme et lui crier en me désignant : « Mais, ma mère, qu’est-ce qu’il vous veut donc encore ? — Plus rien, répond la femme ; dis-lui que je l’abandonne. »
À ces deux mots, qui résonnèrent comme une grosse cloche d’église, je me réveille, et je vois, à la lueur de ma veilleuse :
Une longue ombre sans cheveux, à visage violet, avec des yeux blancs qui s’allongent. Elle se glisse, elle se glisse, et ses pas sont comme du fer qui frapperait sur du bois.
Et quelque chose ainsi qu’un bras roide me jette hors de mon lit.
Je cours à ma fenêtre. Je l’ouvre. Le jour donne ; donne quoi ? sa lumière. La chouette chante encore, mais plus loin de moi.
Je cherche la place que l’oiseau vient de quitter.
À cette place, qui est chaude, il y a une de ses plumes.
La chouette chante toujours, mais plus loin, plus loin :
Et cette plume a l’odeur qui m’étouffait dans mon rêve.
Si cela signifiait bien quelque chose, ce ne serait point un rêve.