Alphonse Lemerre (tome 1p. 107-125).

VII


C était il y avait un an à peu près : Néel s’en allait à Bayeux avec un de ses amis, Gustave d’Orglande, jeune noble, son voisin de terre et qui, comme Néel, était obligé, par préjugé d’honneur et de parti, de garder dans ses veines le trop-plein du sang qui fait les héros.

Ils allaient à Bayeux pour danser à une fête que l’on y donnait tous les ans, — un bal de la Toussaint, — et ils voyageaient à cheval, à la manière des ancêtres, qui laissaient aux femmes les molles délices de la voiture, et ne s’estimaient que sur ce trône vivant du dos d’un cheval où l’homme est vraiment lui-même, d’où il peut combattre et commander.

Du point qu’habitaient ces jeunes gens à Bayeux, il y a environ vingt-deux lieues, et ces vingt-deux lieues étaient interrompues, entre Isigny et Saint-Lô, par un bras de mer, large et profond, qu’on appelle le Vey, et sur lequel on n’avait point bâti encore le pont actuel qui a coûté tant de peine, et qu’un jour la mer détruira.

À cette époque ce bras de mer se passait en bac, et c’était un dangereux passage ! La mer, resserrée dans cet endroit (un goulet pour elle !), devenait, à certaines marées, d’une méchanceté furieuse et folle, et tellement folle que les bacs n’osaient plus se hasarder à la passée, si intrépides que les Normands soient à la mer !

Or, c’était par une de ces marées que Néel de Néhou et Gustave d’Orglande arrivèrent à la Maison-Blanche, l’auberge du Vey, où ils déjeunèrent et envoyèrent quérir le pilote du bac et ses fils, lesquels attendaient que la mer fût basse et retirée pour remettre le bac à flot.

Pressés d’être le soir même à Bayeux, à l’heure de la fête, les deux jeunes gens voulaient passer à quelque prix que ce fût. Mais ni pour or, ni pour argent, ni par prières, ni par menaces, ils ne purent décider les gens du bac à se risquer sur cette mer enragée qui faisait trembler la population de ses bords.

Néel et Gustave la regardaient, mêlés aux gens du rivage, et le spectacle effrayant qu’elle offrait ne désarmait pas Néel de la volonté qu’il avait exprimée. L’obstacle soulevait son caractère comme la tempête soulevait le flot. Il était pâle et son beau visage avait cette expression de volonté surhumaine qui est un défi porté aux choses elles-mêmes. « Gustave ! dit-il, nos chevaux valent bien les planches d’un bac. Si nous passions ! »

Et il aimantait de ses yeux les yeux de son ami, qui lui répondit un mot aussi simple et aussi sublime que le J’y pensais du sire de Joinville à la reine de France : « Va devant, Néel, et je te suis ! » On parle encore à la Maison-Blanche de cette incroyable folie à laquelle on voulut en vain s’opposer !

Les chevaux, dont l’instinct était plus sage que leurs maîtres, se cabraient devant les vagues qui semblaient rouler la mort dans leur écume, et ils les flairaient, hérissés, comme ils auraient flairé des obus fumants. Mais la volonté de leurs cavaliers finit par entrer dans leur ventre, sous les coups redoublés des éperons, et ils se précipitèrent. Néel faisait ce que Gustave avait dit. Il allait devant, — sans se retourner, — sûr de son Gustave, fouettant les houles de sa cravache, comme Xercès dut fouetter la mer. Ce fut long, disputé, terrible ! Ils coupaient le flot. Le flot les coupait. Du rivage, on les voyait paraître et disparaître. On les croyait perdus.

Au bout d’une heure d’efforts inouïs contre les courants, Néel toucha l’autre bord. Il était passé ! On l’aperçut, ruisselant, sortir de l’abîme et retourner son cheval vers la mer, cherchant des yeux où était Gustave, dont la voix depuis longtemps s’était perdue dans le bruit de la tempête. Tout à coup, comme un peuplier qui tremble, il se dressa debout et tout droit sur ses étriers pour voir de plus loin sur l’étendue agitée : mais il ne vit rien ! ô angoisse ! et le noble enfant qui appelait Gustave rentra vaillamment dans la mer pour aller au-devant de cet ami qu’il ne voyait plus ! Ce fut inutile. Gustave et son cheval avaient sombré.

Néel resta haletant, cherchant, sondant le gouffre, fou de douleur, aveugle de larmes. Il eut l’idée de se tuer ; mais il pensa à son père, qui n’avait que lui et qui l’attendait au coin de la cheminée de Néhou. « Me tuer ? non ! dit-il, mais rester là tant que mon cheval aura un souffle ! » Et il resta cherchant toujours. Hélas ! il vit bientôt passer le cadavre de son ami, désarçonné, que le flot portait à la côte. Il le suivit, et quand il l’atteignit sur la rive, son cheval épuisé tomba mort.

Voilà tout Néel ! Ce trait vous le peint mieux que toutes les analyses. Comme vous le voyez, il avait ses raisons pour aimer Charles XII. C’était un Charles XII sans royaume, sans armée, sans batailles ; un Charles XII plus grand que le cadre dans lequel Dieu l’avait placé.

Devant l’amour qu’il se surprenait dans le cœur, il était comme devant ce bras de mer du Vey où il avait laissé un ami. Que laisserait-il dans ce nouvel abîme ? Instruit par une première catastrophe qui pesait sur sa vie, il n’avait plus cette confiance qui, déflorée, ne refleurit plus sur nos âmes, et qui fleurissait sur la sienne, quand il entra, ne doutant de rien, dans cette mer funeste : mais il ne reculait et ne s’arrêtait pas plus devant son amour que devant le gouffre. Le désir de cet être passionné, tout en élan comme le peuple auquel appartenait sa mère, et qui formait autrefois l’avant-garde de l’Europe contre l’Asie, ne pouvait être abattu par le premier malheur, par la première leçon de la destinée. De plus, si le cruel chagrin qu’il avait ressenti de la mort de Gustave d’Orglande avait, ainsi qu’on peut l’admettre, rendu son âme plus apte à l’amour, l’espèce de remords gardé de cette mort dont il avait été la cause était une raison pour se jeter à corps perdu dans cet amour. En s’y jetant, il se séparait de lui-même. Il rompait par une préoccupation nouvelle avec une idée qui le torturait. Il se retrempait dans une eau vive… Il remplaçait un sentiment par un autre. Dieu, qui lui avait pris une amitié, lui rendait un autre sentiment. Et si cet amour, assez fort déjà pour qu’il le crût invincible, devait lui coûter quelques souffrances : « Eh bien, se disait-il, pour la mort de Gustave, n’ai-je donc pas mérité de souffrir ? » Motif admirable d’une âme généreuse, mais ignorante, car, si coupables que nous puissions être, nous n’avons jamais mérité ce qu’une passion vraie nous cause de douleurs !

Quand les paroles du fils Herpin apprirent à Néel la profondeur de son sentiment pour Calixte, c’était un samedi, et le dimanche qui tombait le lendemain était une grande fête. L’obstiné rôdeur des environs du Quesnay fut obligé de conduire son père à la grand’messe de la paroisse. Élevé chrétiennement, Néel ne manquait jamais à remplir ses devoirs extérieurs de chrétien : mais le bonhomme Éphrem, goutteux et couvert de blessures, ne venait à l’église de Néhou qu’aux grands jours… Il y venait alors appuyé sur le bras de son fils, beau comme le jour, le portrait vivant de sa mère et qu’il aimait d’un amour paternel, orgueilleux et immense. Il avait pour Néel ce sentiment qu’ont tous les hommes pour leurs enfants ; mais, de plus, il avait l’amour qu’avaient les Nobles autrefois pour leur descendance.

La Féodalité, qui fit les hommes plus grands que nature, avait trouvé moyen d’ajouter au plus beau sentiment qui soit parmi eux — l’amour des enfants. Le dimanche dont il est question, le vicomte Éphrem, venu en char-à-bancs du manoir de Néhou à l’église, parut de bonne heure à la messe dans son banc seigneurial que la Révolution avait fermé, mais que certaines paroisses où tout respect pour les anciennes coutumes n’était pas aboli, avaient rouvert à leurs seigneurs. Innocent privilège qui consolait ces grands cœurs de la perte de tous les autres.

D’ailleurs, qui aurait osé, à Néhou, interdire au vicomte, à celui qui portait le nom de la paroisse, l’entrée de son banc séculaire, ces quatre planches de chêne où, de génération en génération, les Néhou venaient, sur le corps de plusieurs de leurs ancêtres, enterrés là, s’agenouiller humblement devant Dieu ?

Le banc des Néhou, comme presque tous les bancs seigneuriaux, du reste, était placé dans le chœur de l’église, — du côté droit, et posé de manière à ce qu’on vît également sans se retourner et le prêtre qui officiait à l’autel et les fidèles priant dans la nef.

Le vicomte Éphrem, qui s’y trouvait alors, était un noble vieillard, aux traits pleins de majesté, haut comme un homme de guerre, mais qui commençait à se voûter un peu. Il avait été plus grand et plus fort que son fils Néel, et quand il s’appuyait sur son bras, il paraissait maintenant moins grand que le jeune homme. Il était vêtu d’un simple habit de camelot gris, coupé à l’antique, sur lequel était attaché ce ruban de croix de Saint-Louis que l’Empereur, qui se connaissait en héroïsme et qui savait parfois fermer avec génie ses yeux d’aigle, n’empêchait pas de porter, quoiqu’elle eût été gagnée au service de la maison de Bourbon.

Le vicomte Éphrem gardait la coiffure de sa jeunesse. Il avait de la poudre et cette queue allemande qu’il avait portée en émigration, et qui allait si bien aux mâles tournures et aux larges épaules de ces lions de guerre, qui se tressaient ainsi leur crinière pour le combat !

Son fils, debout auprès de lui, dans son habit de chasse vert, à boutons d’argent et à tête de loup en relief, apparaissait comme la branche verdoyante, l’orgueil et l’espérance du vieux tronc. Recueillis et dans des attitudes pieuses, ils écoutaient l’office qui s’ouvrait, quand un mouvement singulier qui se produisit dans les profondeurs de la nef attira leur attention… Ils regardèrent.

Néel sentit passer une palpitation dans son cœur, et presque aussitôt il aperçut Sombreval, dominant la foule de la coupole de son front bronzé et s’avançant résolument dans la nef, fusillé par mille regards de mépris courroucé et de haine, mais n’y prenant seulement pas garde, car il suivait et surveillait sa Calixte, qui s’avançait aussi cherchant un banc, une chaise, une place, et n’en trouvant pas.

C’était la première fois, depuis qu’ils étaient au Quesnay, que les Sombreval osaient paraître au grand jour, et quoique partout leur vue eût causé un scandale, à l’église où ce prêtre défroqué et marié venait se montrer impudemment avec sa fille, le fruit de son crime, le scandale était encore plus grand… Lorsqu’on les avait aperçus franchissant le portail, l’indignation avait parcouru l’église, frémissante et près d’éclater.

Calixte avait alors senti un peu mieux, sous la bandelette rouge de son front, s’enfoncer son invisible couronne d’épines, mais ses yeux se portèrent sur Celui à qui le bois d’une croix enfonçait la sienne, et elle s’était avancée courageusement, à travers cette foule hostile qui s’écartait d’elle et de son père, les isolant, à force d’horreur. Elle était arrivée ainsi jusqu’à l’entrée du chœur où elle s’arrêta de respect.

L’église de Néhou, comme toutes les églises de village, n’avait que des bancs et quelques chaises, mais en petit nombre. Chacun, en voyant Sombreval et sa fille, avait mis la main sur sa chaise et s’était un peu retiré, comme s’il eût craint le contact de ces pestiférés de l’infamie… Néel, qui avait le regard perçant de la jeunesse et de l’amour, avait vu tout cela. Il fouillait de l’œil le chœur et les chapelles, mais il n’apercevait pas ce qu’il cherchait…

Arrêtés à l’entrée du chœur, Sombreval avait dit tout bas un mot à sa fille, et il l’avait quittée, la laissant seule, sous le crucifix. Puis il était revenu bientôt, tenant deux chaises à bras tendu passant par-dessus la tête de tous. Il les avait arrachées à un de ces paysans malveillants, lequel avait fait mine de les défendre et les avait abandonnées en sentant les muscles de cet homme qui, comme le maréchal de Saxe, aurait rompu un fer à cheval dans sa main. Il les planta devant sa fille en jetant à la foule un regard qui, de même qu’un coup de pompe fait monter l’eau, fit monter le sang aux yeux de Néel.

L’amoureux de Calixte admirait le père de celle qu’il aimait ! Avec sa poitrine soulevée, sa colère gouvernée, son mépris jeté, dans un seul regard, à cette foule, Néel trouvait Sombreval presque beau. Mais sa fille ? Que devenait-il en regardant sa fille ? Calixte s’était agenouillée et mise en prière. Vapeur de l’encensoir qui se détachait de la terre et montait vers Dieu !

Il la revoyait pour la seconde fois, et il la trouvait encore plus belle que quand il l’avait entr’aperçue à la grille du Quesnay — divine de piété et si pâle dans les rayons pourprés du soir ! Elle était en blanc, comme ce jour-là, et son voile relevé et retombant derrière ses épaules permettait d’apercevoir son visage, toujours de la même pâleur, et ses grands yeux de Sainte Thérèse sous leur bandeau de velours ponceau, qui n’était pas le placide bandeau de lin de la Carmélite, et qu’il s’étonna de retrouver à ce front qu’il eût voulu voir. Elle, Calixte, perdue en son Dieu, s’absorba dans la contemplation de l’autel.

Néel et son père, la foule, l’église, tout avait disparu pour cette fille angélique, qui priait avec l’inspiration des cœurs choisis. Elle resta, tout le temps que dura la messe, agenouillée. Sombreval était auprès d’elle, la couvrant de ses fiers regards, tendres et jaloux.

Attiré lui-même par cette beauté adorablement recueillie, le vicomte Éphrem dit à son fils un de ces mots légers qui poignardent, et dont il ne vit pas l’effet dans le tressaillement du pauvre Néel : « Ce sont les acquéreurs du Quesnay, lui fit-il tout bas ; c’est ce prêtre… qui a bien l’air de ce qu’il est, par parenthèse, mais la fille est intéressante ; elle a vraiment de la tenue pour la fille d’un gueux ! »

Lorsque la messe fut finie, Néel reconduisit son père à l’échalier du cimetière où son char-à-bancs l’attendait. Il passa tout près de Calixte encore agenouillée, et, malgré lui, il chercha des yeux la jeune fille, qui avait les siens baissés sur son livre et qui ne les releva pas.

Ses beaux cils, brillants et doux comme des pinceaux trempés dans de l’or liquide, estompaient d’une ombre où perlait vaguement la lumière les joues d’opale de ce visage où sous les ferveurs de la prière semblait trembler la lueur mystérieuse qui scintille au front des Anges adorateurs, dans une étoile ou dans une flamme, symbole de l’Amour éternel.

Tout en reconduisant le vicomte, il pensait revenir assez tôt pour retrouver à la même place cette jeune fille, ardemment contemplée et dont il ne pouvait rassasier ses regards, enivrés et altérés dans leur ivresse. Mais, quand il revint, elle sortait de l’église, son livre, blanc comme elle, à la main, ainsi que Marguerite, la première fois qu’elle rencontra Faust. Elle s’en venait, son bras nu et d’une chair de fleur, coulé sous le bras de son père.

Il y avait pour un poétique jeune homme, épris comme l’était Néel, des harmonies charmantes et qui chantaient, entre cet être ravissant, si souffrant et si jeune, et ce cimetière de campagne, ceint d’aubépines en fleurs, semé de pâquerettes, où les pigeons du cimetière, familiers et farouches, s’envolaient, comme des âmes, de l’herbe des tombes.

Tout d’elle aux choses et des choses à elle était paix, pureté, mélodie, sainte tristesse des élus qui sourient à la terre avec leur bonté céleste ; tout devait faire oublier qui elle était, cette fille d’un homme déshonoré, cette fille de prêtre !…

Mais les paysans de ce pays, qui n’étaient pas amoureux comme Néel, ne l’oubliaient pas. À leurs yeux, le prêtre jetait l’ombre de son péché sur cette créature de lumière. Implacables pour lui, ils étaient durs pour elle qu’ils ne connaissaient pas et qu’ils jugeaient à travers son père. Groupés dans le cimetière de Néhou, ils se trouvaient plus libres de manifester leurs sentiments que quand Sombreval et Calixte avaient paru dans l’église. Aussi les murmures, lorsqu’ils en sortirent, firent-ils explosion.

Le peuple est naturellement exécuteur des hautes-œuvres d’une justice dont il a l’instinct et à laquelle, sans ses tribuns, je me fierais. Ici, il n’avait que sa huée pour tout supplice, et ce supplice, il voulait l’appliquer à un grand coupable impuni qu’une législation athée protégeait. Il avait raison.

Dans un coin de terre chrétienne encore, cette poignée de paysans allait châtier, du seul châtiment que la loi n’eût pas enlevé aux mœurs, un homme… déicide autant qu’un homme peut l’être. Ces paysans avaient raison contre Sombreval ! Et quoique sa fille fût une créature à les faire tous tomber à genoux, s’ils l’avaient connue, et à qui ils auraient baisé les pieds sans bassesse, ils avaient raison contre Calixte elle-même, et elle le reconnaissait bien, elle, tant l’esprit de cette enfant avait de clarté et de profondeur !

L’élève de l’abbé Hugon était trop chrétienne pour admettre l’irresponsabilité des enfants dans le crime ou la faute des pères, ce premier coup de hache, donné par une philosophie antisociale, dans la plus vivante des articulations de la famille, le lien inextricable qui unit le père aux enfants.

À l’église, elle avait déjà souffert de l’effet produit par la présence de son père, mais elle n’avait pas murmuré. Lorsqu’elle en sortit et qu’elle aperçut l’air de ces groupes, animés et menaçants, qui semblaient épier son passage, elle appuya doucement la main sur le bras de son père, dont elle avait senti les redoutables muscles se roidir !

— Père ! dit-elle avec cette voix dont elle connaissait la puissance, — rappelez-vous ce que vous m’avez promis !

— Oui, ma fille, — répondit Sombreval, — je serai calme, puisque tu l’exiges. Je n’entendrai rien que ta voix.

Il avait entendu autre chose : une injure avait cinglé son oreille comme une balle et y avait appelé la flamme. Cette injure trouvait mille échos ; des mots cruels, des mots vengeurs se détachaient sur le murmure grossissant des groupes. Indécis d’abord, puis redoublé, ce murmure prit enfin les proportions d’une huée, d’un tonnerre.

Si Sombreval avait été seul, il y avait en lui assez de Cromwell pour braver cette clameur et rester impassible. Mais il avait à côté de lui, à son bras, sa vie, son âme, sa passion, tout ce qu’il valait encore, cet homme tombé, car il ne valait que par elle ! L’injure qui passait par cette fille adorée et qui la déchirait lui atteignait le cœur !… Fort comme il était, il pensait qu’en s’avançant sur ces groupes et en saisissant le plus robuste de ces hommes grossiers pour s’en faire une massue vivante et frapper les autres, il allait dissiper ces insolents ou les dompter par cette foudre humaine, — la force, — que les hommes adorent ; et la tentation l’envahissait : mais il n’y succombait pas. Il avait donné sa parole à sa fille, qui avait tout prévu, le matin même.

— Il faut que ce calice soit bu, mon père ! — lui avait-elle dit avec la tristesse presque fatale de l’Ange des Oliviers ; — et dominé par cette enfant chrétienne, Sombreval avait courbé la tête. Le démon s’était résigné comme le Dieu.

— D’ailleurs, nous serons deux pour le boire ! — ajouta-t-elle avec tendresse. Jésus-Christ but le sien tout seul.

Sombreval avait donc promis. — Seulement, parle-moi, — disait-il pour apaiser le courroux qui lui remuait le cœur, — parle-moi ! que j’entende ta voix et que je n’entende plus ces rustres. Saül a besoin de la musique de son David.

Et disant ceci, il pressait le pas pour sortir de l’enclos et regagner au plus vite le chemin du Quesnay. Mais la huée continuait, opiniâtre. La colère léchait de sa langue de tigre, qui veut du sang, l’intérieur de la poitrine de Sombreval, de cette poitrine qui avait l’énergie ardente et le développement d’un poitrail.

Croyez qu’il souffrait ! et qu’il s’élevait dans l’âme de cet homme, lié par sa parole et si puissamment organisé, quelque chose de semblable à l’effort terrible de Damiens, quand il ramenait et faisait tomber sur leur croupe les quatre chevaux qui le tiraient et qui, sans le rasoir du bourreau, n’auraient pas pu l’écarteler !

C’est à ce moment que Néel de Néhou était rentré au cimetière. Ce qui avait eu lieu dans l’église l’avait-il averti ?… Vous vous le rappelez, la veille, les paroles du fils Herpin lui avaient appris qu’entre lui et ces Sombreval abhorrés la solidarité du plus étrange sentiment était établie.

Eh bien ! cette messe, pendant laquelle il n’avait cessé de contempler l’innocente et virginale Calixte dans le martyre de son isolement, avait mis par la pitié une dernière main à cette solidarité, nouée dans son âme par l’amour. Aussi, quand il rencontra Sombreval et sa fille traversant le cimetière, fut-il frappé d’un éblouissement qui ne venait pas seulement de la beauté nitescente de Calixte, marchant dans l’éclat solaire d’un jour d’été. Il avait vu un grand danger. Il connaissait le peuple de ces campagnes.

Il avait espéré que Sombreval et sa fille ne seraient pas sortis de l’église avant que la foule des paysans se fût écoulée par les routes, et il les trouvait, tous les deux, s’avançant à travers cette foule dont les cris avaient une expression sur laquelle on ne pouvait se méprendre.

Il y avait plus. Cette foule commençait de s’entasser contre la barrière de l’enclos, et elle allait s’opposer peut-être au passage des Sombreval, afin de prolonger leur supplice. Cette idée, qui fut une intuition, éleva en lui comme le cri de l’amour frappé, qui l’appelait, qui lui sonnait la fanfare suprême du cor de Roland à Roncevaux ! Chevaleresque et généreux comme il était, dans tous les cas, la pitié l’eût rangé du côté d’une femme insultée, mais il s’agissait de Calixte ! Il n’hésita pas. Il alla droit à Sombreval, dont les yeux disaient suffisamment la colère intérieure et l’angoisse, et, découvrant respectueusement sa tête blonde :

— Monsieur, dit-il, je les connais. Ils ne sont pas dix contre un ; ils sont deux cents, cinq cents, mille peut-être. Tout courageux que vous êtes, vous n’y pourriez rien, et il faut éviter à une femme des spectacles qui seraient indignes d’elle. Que mademoiselle votre fille quitte votre bras et prenne le mien, et je réponds qu’ils se tairont et nous livreront le passage. — Voulez-vous, ajouta-t-il en se tournant un peu vers Calixte, et la voix plus émue, me faire l’honneur d’accepter mon bras, mademoiselle ?

— Le voici, monsieur ! — dit Sombreval, qui passa lui-même le bras de Calixte sur le bras de Néel, et qui fut touché de l’accent et de l’air du jeune homme. Vous venez d’effacer la trace de votre injure de l’autre jour.

Le cœur bondissait à Néel de Néhou de sentir le bras de Calixte sur son bras. Il avait bien deviné ce qui devait suivre. Néel était aimé de ces paysans parmi lesquels il avait vécu dès l’enfance. Quand ils l’aperçurent parler, tête nue, aux Sombreval, l’étonnement, — un étonnement sans bornes, — leur coupa la parole ; ils se turent. Ils ne comprenaient pas que leur monsieur Néel pût frayer avec des Sombreval !!!

Un autre que Néel aurait perdu sa popularité, ce jour-là. Mais il avait les dons irrésistibles qui plaisent à l’imagination des foules. Il avait la jeunesse. Il avait la beauté fière, dégagée, ouverte et souriante. Il marcha, avec l’aisance et l’assurance qui enlèvent tout, sur ces paysans étonnés qui obstruaient la porte du cimetière.

Ils s’étaient tus, ils s’écartèrent, ôtant leurs chapeaux devant Néel et devant cette fille qu’ils venaient d’insulter ; — n’en croyant pas leurs yeux — stupéfaits, confondus !

Néel n’avait pas même eu besoin de leur parler. Sombreval marchait derrière les jeunes gens comme un énorme molosse ; et tous les trois, après avoir franchi la porte de l’enclos sans encombre, ils se perdirent sous les chemins couverts qui conduisaient de ce côté-là au Quesnay.