Un poète breton - Émile Péhant

Un poète breton - Émile Péhant
Revue des Deux Mondes4e période, tome 161 (p. 588-630).
UN POÈTE BRETON

ÉMILE PÉHANT[1]

On lit dans le Journal d’un Poète, sous la date de 1835 : « Il m’est arrivé ce mois-ci trois choses heureuses : Emile Péhant, placé à Vienne comme professeur de rhétorique. Sauvé. — Chevalier[2], marié par amour, si heureux. — Léon de Wailly[3] a hérité de 500 000 francs, dit-on. Que les autres soient heureux, au moins, leur vue me fait du bien ! »

Quel était cet Emile Péhant qu’Alfred de Vigny se réjouissait en ces termes de savoir sauvé ? D’où venait-il ? Qu’a-t-il fait ? qu’est-il devenu ? C’est ce que je voudrais conter aujourd’hui, car son nom ne dit pas grand’chose aux générations nouvelles, et tout ce que les biographies du temps nous apprennent à son sujet, c’est qu’il prit part avec la bande des Jeune-France à la grande bataille romantique.

Si jamais pays fut capable d’exercer une influence morale sur l’esprit d’un poète-né, c’est bien la presqu’île guérandaise. Impossible de trouver le long de la côte bretonne une langue de terre d’un aspect plus sauvage et d’une désolation plus morne. Encore le littoral a-t-il perdu beaucoup de son caractère depuis que les baigneurs l’ont semé de chalets de tous les styles et de toutes les couleurs. Quand on pénètre dans la presqu’île en venant de Saint-Nazaire et qu’on embrasse du regard tout le triangle compris entre les clochers de granit du Croisic, du Bourg de Batz et de Guérande, l’œil n’est-arrêté, entre ces hautes tours, par rien qui puisse le distraire ou seulement l’arrêter. Il semble que le feu du ciel ait passé par-là, tant le sol est brûlé. Pas un arbre, fût-il tordu par le hâle, pas une haie, pas un bouquet de verdure. Le désert ne doit pas être plus triste. Et c’est un désert aussi que cette vaste étendue de terrain, couleur de tourbe, où le vent fait rage, mais un désert d’eau marine, au lieu d’être un désert de sable, car la mer l’envahit de plusieurs côtés à marée haute pour alimenter les salines où les paludiers font la cueillette du sel.

Tel est le spectacle qu’on a devant les yeux sous les remparts de Guérande. La légende veut que la mer ait baigné le pied de ces murs du temps que les évêques de la ville haranguaient le peuple et les seigneurs du haut de la chaire extérieure de l’église Saint-Aubin. A présent, elle en est éloignée de près de deux lieues. Mais on la découvre admirablement tout de même pardessus les gros villages qui bordent la côte, et sa nappe bleuâtre, qui le plus souvent est couverte de brume, ajoute encore à la mélancolie qui se dégage de l’air ambiant de la presqu’île guérandaise.

C’est dans cette petite cité bretonne, enfermée comme au moyen âge dans sa ceinture de pierre, que Péhant vint au monde, le 19 janvier 1813. On lui donna les prénoms d’Emile-Jules-Fulgence. A cinq ans, il perdit son père. Sa jeunesse se ressentit cruellement de la gêne où tomba sa mère, restée veuve avec trois enfans. Cependant, comme il était doué d’une intelligence très précoce et qu’il avait grande envie d’apprendre, Mme Péhant[4], qui avait obtenu par faveur un bureau de tabac et qui possédait une certaine culture, le mit d’abord au petit séminaire de Guérande, où il fit la plus grande partie de ses études, et puis au lycée de Nantes, où il les termina de la façon la plus brillante. Après quoi, il prit la diligence de Paris sous prétexte de faire son droit, en réalité afin de tenter la fortune dans la carrière des lettres. Il avait foi dans son étoile. Pourquoi, d’ailleurs, en aurait-il douté, quand Évariste Boulay-Paty, Élisa Mercœur et Auguste Brizeux, ses compatriotes, étaient devenus célèbres du jour au lendemain avec un mince volume de vers ? S’il avait su que l’auteur de Marie était parti pour Rome avec des lettres de recommandation de Lamennais, et que Chateaubriand protégeait ouvertement tous les Bretons qui tenaient une plume, il aurait espéré davantage encore. Il est vrai que, lorsqu’il arriva à Paris, le premier ne songeait qu’à tirer vengeance de l’encyclique Mirari vos, qui l’avait foudroyé, et que le second, en se constituant le défenseur de la Duchesse de Berry, avait perdu tout crédit dans le monde gouvernemental. N’importe ! A défaut de l’appui de Chateaubriand et de Lamennais, il restait à Péhant l’amitié de son camarade Pitre-Chevalier, qui l’avait devancé à Paris. Pitre-Chevalier, qui avait commencé par faire du roman, semble avoir poussé Péhant dans cette voie, car une lettre d’Alfred de Vigny écrite à ce dernier le 20 décembre 1833 nous apprend que lui aussi lit un roman pour ses débuts.


Voici la lettre :

Il me paraît impossible, monsieur, que votre roman des Deux Jeunes Filles n’ait pas dans le monde le succès qu’il mérite ; vous êtes poète, je n’en veux pour preuve que votre élégie : Une Plainte. Ce qu’elle a d’émotion triste et profonde n’y est pas affaibli par la forme que vous avez choisie sévère et que vous avez conservée telle jusqu’au bout. Tout ce qu’il me sera possible de faire pour qu’on vous rende bientôt justice je le ferai, et j’espère que l’heure ne tardera pas longtemps à venir pour vous faire prendre votre rang : votre talent très réel m’en donne l’assurance.

J’ai malheureusement à dévorer moi-même une part du calice que vous croyez avoir épuisé. J’irai vous voir pour vous donner un peu de courage, quoique le mien me suffise à peine à présent.

Croyez à tout le dévouement que je vous ai promis et que je ne cesserai de vous prouver.

ALFRED DE VIGNY[5].


Ce qu’était ce roman des Deux Jeunes Filles, je suis bien empêché de le dire, mes recherches pour en retrouver un exemplaire étant demeurées infructueuses, et Péhant, comme s’il avait renié son premier ouvrage, ayant omis de le comprendre parmi ceux de sa jeunesse et de son âge mûr. Mais pour qu’Alfred de Vigny ait jugé à propos d’en complimenter l’auteur de la façon qu’on vient de voir, il fallait bien que ce péché de jeunesse fût digne d’autre chose que d’absolution, car le poète d’Eloa n’était pas ce qu’on appelle un donneur d’eau bénite. Il a même reproché plus d’une fois à ses illustres amis « les fades complimens par lesquels ils encouragaient et égaraient des jeunes gens dont ils n’avaient pas même lu les œuvres. » « Je n’ai jamais oublié Escousse, écrivait-il un jour à Mlle Maunoir ; cet enfant gâté fut vraiment asphyxié par des éloges insensés qui le plaçaient auprès de Shakspeare, si ce n’est un peu plus haut. Lorsque son second ouvrage tomba, croyant qu’il n’avait plus qu’à mourir, il se tua, comme vous savez, en compagnie d’un autre enfant perdu par le compliment parisien. » Alfred de Vigny était donc sincère en écrivant sa lettre à Emile Péhant. Je ne m’étonne pas, d’ailleurs, qu’il ait été frappé par la forme sobre et sévère dans laquelle le jeune poète coulait déjà sa pensée, car cette forme simple, exempte de rhétorique, était un peu la sienne : Péhant, à l’exemple des deux ou trois Bretons qui marquaient alors dans les lettres, ayant élu Vigny pour son maître et modèle. La preuve, du reste, que Vigny lui était vraiment dévoué, c’est que, deux jours après, il lui adressait le billet suivant :


Dimanche 22 décembre 1833.

J’ai le bonheur de pouvoir offrir à M. Péhant un emploi qui n’aura rien que d’honorable et qui l’occupera sous peu. C’est une ressource momentanée ; je le prie de vouloir bien en venir causer avec moi demain lundi, entre on/e heures et midi ; et qu’il pense surtout que je ne l’oublie pas un moment.

ALFRED DE VIGNY[6].


Telle était la manière dont l’auteur de Cinq-Mars recrutait ses disciples. Et comme un bienfait n’est jamais perdu, quand celui qui on est l’objet n’a pas l’âme vulgaire, un an plus tard, lors des représentations de Chatterton, Emile Péhant était, au premier rang de la troupe enthousiaste qui porta la pièce aux nues. J’ouvre les Mémoires inédits de Sainte-Beuve, et je lis à ce sujet :


Planche a assez rudement traité de Vigny dans la Revue, tenant avant tout à montrer qu’il est souverainement indépendant en critique et qu’il ne relève pas plus de la rue des Écuries-d’Artois[7] (style de Planche) que de la place Royale[8], et que s’il a souffleté Hugo, ce n’est pas par adoration pour le dieu d’Eloa. L’article de Planche a soulevé des scandales et de vives colères dans le petit monde idéaliste et de dilettantisme poétique qui se meut autour de Vigny : Péhant, jeune auteur de sonnets, a quasi demandé Buloz en duel : Emile Deschamps s’est remis au vers et a rimé une ballade sur Chatterton ; Barbier, qui est l’aristocrate poétique le plus raffiné, qui n’aurait dû faire que des pianto et des sonnets artistiques…, Barbier et tous les autres poètes à la Chatterton de ce petit monde crochent sur Planche qui relève la tête ; ils sont confits dans ce succès, qui n’a pas été de coterie le premier jour, mais qui l’est vite devenu !…


Péhant, jeune auteur de sonnets !… Sous la plume de Sainte-Beuve, cette simple mention équivaut à la mise à l’ordre du jour d’un sous-lieutenant dans l’armée. Et, en effet, Emile Péhant avait publié chez Erhard, au mois d’octobre 1834, un petit volume de sonnets qui ne valaient certainement pas le sonnet de Barbier sur Michel-Ange, mais dont quelques-uns pouvaient rivaliser avec les meilleurs des Consolations et des Pensées d’Août.

Sonnet, gentil sonnet, poème-colibri,
De prendre ta volée enfin l’heure est venue :
L’air manque au nid étroit qui t’a servi d’abri,
Tandis qu’un large ciel rit à ta bienvenue.

Pars donc, mais sois modeste, ô mon sonnet chéri ;
Dieu ne t’a pas créé pour affronter la nue,
Des efforts excessifs t’auraient bientôt flétri :
Ne monte pas qui veut à la sphère inconnue !

Reste près des gazons, effleure les ruisseaux,
Mêle ta voix légère à la voix des oiseaux,
Baigne ton aile aux fleurs dont avril se parsème.

Pour être humble, ton sort n’en sera pas moins doux :
Le roitelet n’est guère admiré, mais on l’aime…
Heureux roitelet ! l’aigle en est parfois jaloux.


Tel est le prélude du recueil, mais ce sonnet-préface, d’allure pimpante et légère, n’indique point le ton général de ceux qui suivent. Et le roitelet, à qui le poète vient de donner si modestement la volée, aura tout à l’heure des coups d’aile et des cris d’une autre portée et d’une autre envergure. Après cela, les sonnets de Péhant sont tout aussi romantiques que ceux de Musset et de Sainte-Beuve, si le romantisme est avant tout l’épanouissement de la poésie personnelle ; et la note qu’ils font entendre, nous l’avons déjà entendue dans les Méditations ou dans Joseph Delorme. C’est toujours la plainte du malheureux qui souffre et se désespère, mais ici la souffrance est surtout physique, le cri qui domine est le pire de tous, puisque c’est le cri de la misère et de la faim.


 

LA PAUVRETÉ


Mes bons et chers pareils, mes bons et chers amis,
Comment à vos conseils n’ai-je pas voulu croire ?
Comment ai-je quitté les bords de notre Loire ?
Moi qui vous aimais tant, comment vous ai-je fuis ?

C’est que mon front voulait des lauriers à tout prix,
C’est qu’un spectre de feu passait dans ma nuit noire,
Qui me criait de loin : « Suis-moi, je suis la Gloire,
Suis-moi sans plus tarder, je t’attends à Paris. »

Hélas ! j’y suis venu sans nulle défiance,
Et, le front couronné des fleurs de l’espérance,
J’ai bondi dans ma joie et dans ma liberté.

Mais le spectre bientôt, jetant au loin son masque,
A retourné vers moi sa face maigre et flasque,
Et je l’ai reconnu. C’était la pauvreté.


LA FAIM


Vous qui m’avez connu dans ma jeunesse heureuse,
Le visage si plein et le teint si fleuri,
Et qui voulez savoir pourquoi ma joue est creuse,
Pourquoi mon front est pâle et mon corps amaigri ;

Peut-être vous croirez qu’une flamme amoureuse,
En me brûlant le sang, l’a seule ainsi tari,
Ou que c’est du travail la lampe douloureuse
Qui, troublant mon sommeil, à ce point l’a flétri.

Oh ! ce n’est point cela qui me tue et qui m’use ;
Que m’importent l’amour, et la gloire et la muse ?
Ce n’est pas pour si peu que je serais changé.

Oh ! non ; si vous voyez ma figure si hâve,
Ma lèvre si livide et mon regard si cave,
C’est que voilà trois jours que je n’ai pas mangé.


On comprend mieux maintenant pourquoi le jeune poète applaudissait avec tant de cœur au succès de la pièce de Chatterton. C’était sa propre histoire, hélas ! — moins la fin tragique et lamentable, — que Vigny avait portée au théâtre. Et s’il ne s’était pas asphyxié avec deux sous de charbon comme Escousse et Lebras ; s’il ne s’était pas laissé mourir de faim et de désespoir comme ses compatriotes Emile Roulland[9] et Elisa Mercœur[10], c’est que ce petit Breton aux longs cheveux, était soutenu par une force intérieure qui avait manqué à ces malheureux enfans de la Bretagne. Il avait la foi.


Qui donc s’interdirait, comme moi, le blasphème,
S’il comptait, comme moi, ses jours par ses malheurs :
Si, comme moi, surtout, il n’espérait pas même
Un rayon de soleil pour essuyer ses pleurs ?

Mais moi j’ai pleine foi dans le Maître suprême.
Quoiqu’il ait à ma route ôté toutes ses fleurs,
Je marche résigné ; car je suis sûr qu’il m’aime
Et qu’un jour sa bonté me paiera mes douleurs.

J’ai crié, j’ai maudit, trompé par l’espérance ;
Mais mon esprit s’épure et dans chaque souffrance
Des voluptés du ciel voit germer le trésor.

J’appris d’une tulipe à percer ce mystère :
Ce n’est qu’un vil oignon qu’octobre enfonce en terre ;
Mai nous donne une fleur toute de pourpre et d’or.


II

Telles sont les deux notes de ce volume de sonnets. La première est une lamentation ; la seconde est un cri d’espérance. Emile Péhant était resté chrétien. En cela encore, il se montrait le digne élève d’Alfred de Vigny. Mais son christianisme, comme celui de son maître, était par-dessus tout une religion de pitié, de tendresse, de miséricorde. Depuis qu’il avait lu Eloa, les peines éternelles révoltaient sa sensibilité. Se pouvait-il que Dieu laissât pour toujours au fond de l’abîme un ange du ciel né d’une larme de Jésus, coupable seulement d’en avoir voulu tirer Satan ? La question hantait l’esprit songeur du jeune poète, qui la résolut par la clémence ou la suppression de l’enfer, longtemps avant qu’Alfred de Vigny eût pensé à donner la même fin à son poème.

Eloa était un « mystère : » Le Corps et l’Ame, dans l’esprit de Péhant, était un « symbole. » C’est sous ce titre qu’il exposa sa thèse, en lui donnant la forme d’une idylle partagée en dix-sept sonnets, dont quelques-uns sont fort beaux.

Deux jeunes gens s’aiment à la passion, à la folie, mais leur amour n’est pas de même essence. La jeune femme est spiritualiste et voudrait


Rapporter tout à Dieu de qui nous tenons tout,
Afin que, comme on voit deux rayons de lumière,
Ensemble descendus au cristal d’une aiguière,
Ensemble remonter quand le vase est brisé,
Nos deux âmes aussi, de Dieu double étincelle,
Puissent, en s’enfuyant de notre corps usé,
S’envoler à la fois vers l’âme universelle.


Le jeune homme est athée et lui répond :


Amasser pour le ciel, c’est perdre des trésors.
Avant donc de mourir, épuisons nos transports :
Viens, ô ma bien-aimée, oh ! je t’en prie en grâce,
Viens enivrer mes sens du parfum de ta grâce ;
Notre amour est trop pur pour donner des remords.


Leur bonheur, dit le poète, avait ainsi


une source opposée ;
Lui, courbé vers la terre, elle montant aux cieux,
Il vivait de la sève, elle, de la rosée.


Sur ces entrefaites, le jeune homme tombe gravement malade. Le voyant perdu, la jeune femme sanglote et lui dit tout bas à l’oreille :

Au Dieu qui nous a faits recommande ton âme,
Ami, pour que là-haut revivent nos amours.
Mais il lui répondit en tâchant de sourire :
— Moi, je n’admets pas Dieu, même pour le maudire !
Adieu donc, ô Marie, adieu !… C’est pour toujours.


Et il meurt. Comme il avait blasphémé en rendant l’âme, Marie ne cesse de prier et d’entasser vœu sur vœu dans l’espérance que Dieu ne l’avait mis qu’en purgatoire. Mais une nuit son ange gardien lui apparaît et lui dit de ne plus prier pour lui, que ses prières ne font qu’accroître son supplice. Alors, de désespoir, elle veut s’empoisonner. « Se tuer, c’est pécher, tant mieux ! » De la sorte elle pourra partager la destinée de celui qu’elle aime. Cependant un dernier doute l’étreint, qui l’empêche d’avaler le poison. Elle rejette la coupe et attend patiemment l’heure de Dieu. Elle meurt, et prend place parmi les élus. Mais le ciel sans son bien-aimé lui fait l’effet de l’enfer. Et la voilà qui se met à la recherche, comme Eloa, de l’abîme sans fond où sont précipités les damnés. Soudain elle le découvre sous une épaisse couche de nuages, elle s’approche, elle reconnaît l’époux de son âme, elle lui parle, mais comme elle s’aperçoit qu’il souffre davantage à sa vue, elle remonte au ciel pour n’en plus redescendre. C’est alors que, touché de ses larmes,


Dieu dont le cœur est plein de clémence infinie,
De ses longues douleurs eut à la fin pitié.
« Ange incomplet, dit-il, que ton autre moitié
Se ressoude avec toi, car sa peine est finie. »
Et l’enfer eut relâche, et ce fut fête aux cieux,
Quand, devant l’Éternel, on les vit tous les deux
Venir se prosterner et prendre une auréole.


Les Sonnets de Péhant furent remarqués. Gustave Planche leur consacra une note bienveillante dans la Revue des Deux Mondes ; Alfred de Vigny les présenta aux lecteurs de la Revue de Paris ; Emile Deschamps, Barbier, Léon de Wailly, Chevalier, les prônèrent un peu partout. Quant à Sainte-Beuve, qui avait tant fait pour remettre le sonnet en honneur et qui toute sa vie fut favorable aux sonnettistes, s’il n’en dit rien quand ils parurent, nous savons aujourd’hui la raison de son abstention critique. « Tout en continuant d’admirer en Vigny le poète, » il commençait à se séparer « du rhétoricien et du rêveur systématique. » Et comme Péhant passait pour être « son chevalier, » il aurait craint de se rapprocher du maître en disant du bien de son disciple. C’est, du moins, ce qui me paraît ressortir de la lettre d’excuses qu’il écrivit à Emile Péhant au mois d’août 1868.

Les Sonnets avaient donc eu, comme on dit à présent, une bonne presse. Mais l’auteur n’en devint pas plus riche pour cela. Au contraire ! il avait vidé sa bourse d’étudiant pour se faire imprimer, et, comme il n’osait pas demander à sa mère de plus grands sacrifices, il était tombé, en 1835, dans une misère noire. J’ai sous les yeux quatre ou cinq lettres à lui adressées à cette époque ; chacune d’elles porte une adresse différente, ce qui prouve qu’il était tout près de coucher à la belle étoile. Enfin Alfred de Vigny, qui ne le perdait pas de vue, le décida à accepter un poste universitaire. Péhant, dans un sonnet dédié à Villemain, avait dit :


Puis-je croire au soleil après tant d’ouragans ?
Oui, car c’est Villemain qui m’ordonne d’y croire ;
Celui dont la honte seule égale la gloire
Ne peut laisser mourir un poète à vingt ans.


Villemain, — pour justifier la confiance que le poète avait mise en lui, — intercéda en sa faveur auprès de M. de Salvandy, qui le nomma professeur de rhétorique au collège de Vienne. Il était sauvé, comme l’écrivait Vigny dans son Journal. Lui-même en avait si bien conscience que trois ans après, de retour à Paris, il rendait grâces encore à M. de Salvandy dans une assez belle ode.


Quand le Rhône se perd sous le sol qui s’entr’ouvre,
Le voyageur le croit englouti pour toujours ;
Mais bientôt il échappe à la nuit qui le couvre,
Et là-bas, au soleil, le regard le découvre,
Comme un long serpent bleu précipitant son cours.

Qu’il aille ! son destin a subi son épreuve,
Car ses Ilots oubliés grossissaient leurs trésors,
Ce n’était qu’un torrent, désormais c’est un fleuve,
Et plus d’une cité qui sans lui serait veuve
De feux reconnaissans couronnera ses bords.

Un jour que je pleurais, pauvre enfant sans ressource,
Un élu du Seigneur[11] m’apparut, et mes vers
Prirent à sa parole, en bondissant, leur course

Moïse ainsi d’un mot lit jaillir une source
Des lianes d’un roc aride au milieu des déserts.

…………….

Savourez bien la vie, ô riches de la terre ;
Couronnez-vous de fleurs aux banquets du plaisir ;
Si le peuple affamé veut bien encor se faire,
Que vos fêtes du moins s’entourent de mystère,
Ou nous écouterons les conseils du désir.

Le bonheur est un arbre où le désir s’élève
Parmi les beaux fruits d’or que convoitent nos yeux,
Et, pareil au serpent qui lit succomber Eve :
— Pourquoi donc, nous dit-il, vous contenter d’un rêve ?
Ne goûterez-vous pas ces fruits délicieux ?

Non, car pour les cueillir il faut commettre un crime,
Et, si nous nous ployons aux volontés du ciel,
Le Christ un jour viendra sauver ceux qu’on opprime,
Et sa main, nous versant le baume qui ranime,
Brisera pour jamais notre coupe de fiel.

Vous tremblerez alors, riches au cœur barbare,
Et vous regretterez d’avoir été de fer.
Je vous plains, je vous plains ! vous dont la table avare
A toujours refusé ses miettes à Lazare :
Vos grincemens de dents réjouiront l’enfer.

Mais ce n’est pas pour moi que ma voix vous implore,
Et vous ne rirez pas de mon abjection ;
Malgré les maux nombreux dont la dent me dévore,
Riches, regardez-moi, j’ai le front haut encore,
Car je n’accepte pas toute protection.

Fût-ce pour éviter les dalles de la morgue,
Jamais pour le Veau d’or ne fumera mon vœu :
De quoi peut-on louer un banquier plein de morgue ?
La lyre du poète est sainte comme l’orgue
Qui garde tous ses chants pour les temples de Dieu.


III

Cependant il eut beaucoup de peine à se faire aux exigences de sa situation nouvelle. Non que l’enseignement lui déplût, mais, en dépit du Rhône, qui lui rappelait la Loire à son embouchure, il se trouvait dépaysé dans la vieille cité de Vienne ; fier et indépendant comme il l’était de son naturel, il s’en voulait d’avoir vendu sa liberté pour un morceau de pain, et, malgré tout, il regrettait le pavé fangeux de Paris qui lui avait arraché plus d’une larme, quand il le battait, le ventre creux, en quête d’un gîte.


Mon Dieu, — lui écrivait Alfred de Vigny le 16 septembre 1835, — ne vous plaignez point, je vous en prie.

Vous êtes heureux de ne pas être à Paris, et il me semble que vous devez goûter une paix qui nous est inconnue, placé comme vous voilà au milieu de ces innocentes figures d’enfans qui écoutent et qui croient.

Pourquoi ces mouvemens de découragement ? Ne vous laissez point abattre, à présent qu’il vous faut, au contraire, réunir toutes vos forces pour le travail. Qu’avez-vous besoin que ma conversation vous encourage ? N’avez-vous pas vos instrumens autour de vous ? les livres. — N’est-il pas heureux pour vous que votre devoir se trouve concilié avec vos goûts ? Le silence que vous commandez à ceux que vous enseignez est favorable à vos propres études. C’est une chose qui me semble d’un prix inestimable, que de vivre ainsi dans l’air dont se nourrit la pensée. Vous le sentiriez vivement si vous étiez auprès de moi pendant que je vous écris cette lettre. J’ai reçu vingt coups dans la tête, depuis le commencement, parce que l’on me questionne, on entre, on sort, on vient me voir, tout s’agite dans des choses autres que la poésie, el j’écris au milieu de tout cela ! Mais je vous assure que je ne prends pas ma plume pour vous envier. Que de fois je vais écrire hors de chez moi !

Vous vous souvenez de ce livre dont je vous parlais : Servitude et Grandeur militaires. Je viens de l’achever. Je n’ai pu me mettre à l’écrire que le 20 juillet, depuis que Chatterton se joue en province. Depuis ce jour jusqu’au 3 août, j’ai fait le troisième livre. Je vais vous l’envoyer.

On ne trouve plus un exemplaire de mes poèmes à Paris : sans cela, vous auriez déjà.

Fortifiez-vous par le recueillement, ne prenez pas d’habitude qui vous en détourne : je vous en prie, au nom de vos amis. Il est si heureux que vous soyez délivré de vos liens passés, qui vous pesaient tant ! Si vous saviez que d’infortunes je vois de près en ce moment, et combien je jouis intérieurement de vous voir affranchi de celles qui vous menaçaient !

Faites de beaux vers comme ceux que vous avez faits ! Ne vous endormez pas ainsi. Songez que c’est un engagement que d’avoir publié un premier recueil aussi élevé que l’est le vôtre et qui a pris une place très bonne dans l’opinion. Lisez ! lisez ! connaissez tout ce qui a été fait de beau, pour faire autrement et aussi bien. Profitez de ce que vous êtes seul, pour donner à vos idées le temps d’éclore et pour leur trouver une forme qui les représente avec nouveauté ! Vous avez le temps qu’il vous faut pour nourrir votre âme du pain sacré que vous distribuez à vos disciples : l’enseignement a des reflets admirables pour celui même qui le donne. Votre force doit être doublée par l’exercice même de ce travail.

Je ne vous en ai pas voulu de votre silence. Je ne connais rien de pis que d’écrire une lettre aux personnes même qu’on aime le mieux, et je sens parfaitement le plaisir que l’on a de remettre au lendemain cette imparfaite conversation, qui n’est qu’un monologue sans réponse.

Avez-vous fait votre discours de cérémonie ? A-t-on applaudi votre manifeste ? Vous ferez bien de semer des idées saines et les doctrines nouvelles de l’art à chaque solennelle occasion. Tout y est mystère encore pour le public, et je sais bien que l’idéale figure que l’on se fait de l’auteur reste plus avant dans la pensée des masses que l’idée même qu’il a voulu consacrer. Que voulez-vous ? il faut se résigner à ces hasardeux événemens, lorsqu’on agit sur l’inconstant public. On ne jette pas la lumière également sur un globe inégal. Quelques sommets s’illuminent et les vallées restent dans une demi-lueur, les gouffres, dans l’ombre.

Vous ne m’avez pas dit à quels traits vous avez reconnu ce qu’il y avait de mort dans le christianisme des Chartreux. C’était là ce que j’aurais voulu savoir ; je ne me figure pas ces moines d’à présent. Parlez-m’en donc un peu.

Ce matin même Antony (Deschamps), M. Chevalier, Chaudesaigues et vos autres amis me demandaient de vos nouvelles et me chargeaient de mille tendresses pour vous. J’ai porté vos Sonnets à Brizeux, qui les aime, et espère en voir de nouveaux bientôt. Tous sont heureux de vous savoir établi, posé, reposé du moins, et à l’abri de ces chagrins qui nous retombaient sur le cœur. Ne vous exposez plus, je vous en prie, par aucun coup de tête, ou de cœur plutôt. Ne croyez point à la faiblesse de votre nature : cette croyance-là est un prétexte que se donne la paresse naturelle que nous avons tous apportée au monde ; je n’ai cessé de combattre la mienne, et je me donne encore de bonnes raisons pour ne rien faire. N’en cherchez pas, et surtout qu’aucune ne vous empêche de me répondre, car je suis tout à vous.

ALFRED DE VIGNY[12].


J’ignore la réponse que le disciple fit à la lettre si cordiale du maître, mais je sais que la fortune lui procura presque immédiatement l’occasion de semer à côté de lui dans un terrain admirablement préparé « les idées saines et les doctrines nouvelles de l’art » que le poète de Chatterton lui recommandait de propager. Et l’on dirait vraiment qu’il avait été envoyé tout exprès à Vienne pour catéchiser l’heureux auteur à qui il était réservé de révolutionner une fois de plus le théâtre.

Parmi les personnes qui avaient entendu le discours de cérémonie de Péhant lors de la distribution des prix du collège de Vienne, il y avait un jeune homme de la ville qui, justement, venait de rentrer de Paris après avoir terminé ses études de droit. C’était François Ponsard, le futur auteur de Lucrèce. Il était sur le point de commencer son stage d’avocat. Mais la profession ne l’attirait que médiocrement, et c’était plutôt par raison que par goût qu’il allait l’embrasser. Ses goûts étaient pour la poésie qu’il cultivait depuis l’âge de quinze ans ; et si ses parens l’avaient laissé faire, il serait resté à Paris pour tenter la fortune au théâtre, car tout le poussait vers la scène : les souvenirs et la vue de l’amphithéâtre romain au pied duquel il avait grandi ; le succès retentissant de la tragédie de Léonidas, de son compatriote Pichat[13] ; et surtout le plaisir qu’il avait goûté aux représentations tumultueuses des pièces romantiques. Ponsard fut donc de ceux qui applaudirent le discours-manifeste de Péhant. Le lendemain il avait fait connaissance avec le professeur, et, comme ils étaient tous deux à peu près du même âge et qu’ils avaient sur la littérature ancienne et moderne presque les mêmes idées, ils se lièrent tout de suite d’une amitié durable. Naturellement Ponsard subit l’influence de Péhant. Il hésitait, en matière de théâtre, entre la tragédie selon Racine et le drame selon Victor Hugo, et rêvait d’une forme d’art qui tînt le milieu entre la trop grande timidité des classiques et le dévergondage échevelé des romantiques. Péhant, qui comprenait d’autant mieux ces hésitations qu’il avait fait partie d’un clan qui les partageait, lui montra dans Alfred de Vigny le seul romantique ayant le sentiment de la mesure, et appela son attention sur la nouveauté de la pièce de Chatterton au double point de vue de l’idée et du style.

« Alors, pourquoi, lui dit un jour Ponsard qui brûlait de s’essayer sur les planches, pourquoi ne ferions-nous pas à nous deux un drame historique d’après la formule nouvelle ? Je crois avoir trouvé dans Tite-Live un sujet très intéressant et très dramatique. »

Et il lui exposa le sujet de Lucrèce.

Mais Péhant, qui avait songé un moment à faire du théâtre, et à qui Mme Dorval, mandait, après avoir lu son livre : « Vous écrirez un rôle pour moi et je ferai de mon mieux pour vous aider à une popularité que vous méritez[14] ; » Péhant y avait définitivement renoncé, et je crois qu’il avait fait sagement. Tout en approuvant donc le choix du sujet de Lucrèce, notre professeur ne put que décliner l’offre de Ponsard. L’aurait-il acceptée, qu’il aurait été fort en peine de remplir son rôle de collaborateur, car, en 1837, le collège de Vienne ayant été fermé, je ne sais pour quelle cause, Péhant fut envoyé à Tarascon, où il ne demeura que quelque » mois, faute d’avoir pu s’y acclimater. Mais il y resta assez de temps pour laisser un souvenir ineffaçable à ceux de ses élèves qui avaient lu ses vers. Voici, en effet, la lettre que lui adressait, quarante ans plus tard, Roumanille, le poète provençal.


Avignon, 1er janvier 1817.

Monsieur,

Tout me porte à espérer que cette lettre ne vous sera pas indifférente ; aussi ai-je grand plaisir à vous l’écrire et ne doute pas du bienveillant accueil que vous lui ferez. En vous l’écrivant j’acquitte une dette de reconnaissance qui date de loin ! je vous l’eusse payée plus tôt si j’avais su que le bibliothécaire de la ville de Nantes était ce même Emile Péhant qui fut mon premier maître en l’art des vers et dont les vers enchantaient ma jeunesse, tant et si bien qu’à cette heure j’en sais encore un grand nombre par cœur et me prends souvent à les ouïr chanter.

Libraire à Avignon, j’ai pu consulter le catalogue de Lemerre, car la poésie, hélas ! a ici peu d’acheteurs ! Le catalogue que ce libraire vient de publier tomba l’autre jour sous ma main, et j’y vis votre nom et le litre du livre que vous avez publié en 1835 : Sonnets et Poésies, avec une préface de votre ami Victor de Laprade. J’écrivis à Lemerre pour qu’il m’expédiât immédiatement ce livre par la poste. Je viens de le recevoir. C’est bien mon poète aimé ! mon professeur en 1837 au collège de Tarascon. Vous ne vous souvenez point, sans doute de ce jeune écolier provençal qui, lorsque vous donniez à vos élèves de la matière pour vers latins, vous apportait à la classe prochaine des dactyles et des spondées plus ou moins régulièrement disposés et qui, après avoir écrit et son devoir et ses pensums, épris déjà qu’il était de la douceur et de la grâce, de l’harmonie de sa langue maternelle, traduisait en vers provençaux ses vers latins. Ne vous en souviendriez-vous point ? Votre élève n’a rien oublié de ses jeunes émotions, de vos bons enseignemens, de vos leçons toutes palpitantes, passez-moi le mot, de l’amour du vrai, du beau et du bien. Je vous récitais de vos vers qui m’enthousiasmaient tant ! même avant les corrections que votre maturité y a faites.


Car si Dieu m’eût fait riche, oh ! j’aurais eu bon cœur !
Chaque pauvre aurait eu sa part de ma richesse
Et chaque malheureux sa part de mon bonheur,


continuez-vous à dire. Mais vous disiez alors :


Et toi, poète aussi, chasse toute pensée,
Belle encor, mais qu’un autre a déjà caressée,
Ou tu verras ta joue obligée à rougir,
Car il faut à l’artiste une chose nouvelle,
S’il veut que les enfans qui naîtront un jour d’elle
Puissent porter son nom sans tache à l’avenir. Le pauvre petit écolier qui, homme, a trouvé dans une boutique de libraire ce que vous appelez avec tant de raison « un refuge contre la poésie, » « un point d’appui solide, » est heureux plus qu’il ne pourrait vous le dire de vous retrouver après une si longue absence ; d’évoquer, grâce à vous, les plus chers souvenirs de sa jeunesse ; de pouvoir vous exprimer enfin sa reconnaissance pour tout le bien que vous fîtes, au bon moment, à son esprit, et a son cœur ; pour l’excellente direction que vous donnâtes à ses idées, à ses sentimens, à ses études. Soyez-en mille et mille fois remercié, cher Breton.

Le bon Dieu a voulu que votre écolier ait été le promoteur de cette renaissance de la gaie science provençale, dont vous avez ouï parler sans doute ; que ses premiers vers provençaux aient préludé à des chants qui ont ému l’Europe littéraire, on peut le dire ; qu’il fût en quelque sorte le père de toute une pléiade de poètes, de félibres aimant et chantant leur Provence, comme vous aimez et chantez votre Bretagne, comme l’aimait et la chantait Brizeux qui, au début de mon œuvre, me donna tant et de si pieux encouragemens. Dieu soit béni !

Adieu, monsieur et cher vaillant maître, quoique fort occupé par des articles d’étrennes, j’ai tenu à vous écrire tout ceci, quittant et reprenant la plume, entre une vente et une autre, parce qu’il me tardait de vous exprimer lant bien que mal les bons sentimens que je vous garde depuis si longtemps. Il ne vous sera pas difficile de vous convaincre que ma plume va ex abundantia cordis et écrit un français provençal. Je réclame toute votre indulgence, comme la réclamaient à cor et à cri les vers latins, les versions et thèmes que vous me corrigiez en l’an de grâce 1838.

Agréez, monsieur et cher maître, l’hommage de mes plus affectueux sentimens.

J. ROUMANILLE.[15].


Cette lettre, qui ne pouvait manquer de réjouir le cœur de Péhant, lui fut adressée malheureusement trop tard, et c’est sa veuve qui la reçut. En la publiant à cette place, j’ai voulu montrer que le professeur chez ce Breton dépaysé était à la hauteur du poète, et qu’à Tarascon comme à Vienne, il avait été le semeur des récoltes futures.

En 1838, il était de retour à Paris, et c’est là que le 1er avril il reçut des bords du Rhône la lettre que voici :


Vienne, 1er avril 1838.

Mon cher Péhant,

Vous êtes donc bien paresseux, ou est-ce que vous m’avez tout à fait oublié ? De sorte que si je n’avais pas appris votre adresse par hasard, tout était fini entre nous, et il fallait me résigner à ne plus vous considérer que comme un souvenir de 1837. Mais je suis plus tenace que vous, et je vais vous forcer à vous révéler encore à moi comme une belle et bonne réalité.

Que devenez-vous ? qu’avez-vous fait du poète ? A-t-il été remplacé par le journaliste, ou bien le professeur est-il ressuscité ? Vous me conterez votre vie depuis que je vous ai quitté. Pour vous y engager je vous conterais la mienne, si vous ne l’aviez déjà devinée d’un bout à l’autre.

Vous devez vous apercevoir que je m’essaie quelquefois au métier d’avocat de mur mitoyen, que je bois souvent de la bière et que je m’ennuie encore plus souvent. Voilà tout. Lu reste, je me laisse aller à cette façon d’existence, et je n’aspire à rien de mieux. Comme le printemps revient, je suis allé m’entretenir de vous avec le ruisseau de Leveau, au bord duquel nous lisions Virgile. Ce ruisseau a élevé sa petite voix pour me demander ce que vous faisiez, et j’ai été obligé de lui répondre que je n’en savais rien. La pervenche a entr’ouvert son œil bleu pour me faire la même question. Je leur ai dit à tous, au ruisseau, aux pervenches, aux violettes, au rocher sur lequel vous ne vous assoirez plus, aux tisserands qui s’ennuient de courir sur l’eau sans que vous soyez là pour les prendre dans la main, aux écrevisses à qui vous ne faites plus l’honneur de les manger toutes vivantes, (aux hannetons que vous ne tuez plus de votre badine, à tous enfin : que vous avez oublié vos anciens amis et qu’il y a à Paris des ruisseaux, des fleurs, des hannetons bien autrement aimables qui captivent maintenant toute votre amitié. Cette réponse a paru leur faire tant de peine que je leur ai promis de vous écrire et de glisser quelques mots pour eux dans ma lettre.

Outre ces pauvres créatures, il y a encore à Vienne des gens qui vous aimaient et qui ont conservé votre souvenir. Je ne vous parle pas de moi, mais de ceux dont nous faisions notre compagnie ordinaire. Ils m’ont souvent parlé de vous, et entre autres Jouffroy aîné, avec une grande affection. Ne viendrez-vous pas nous voir ? ne voulez-vous pas vous rajeunir de deux ans en recommençant nos promenades et nos causeries accoutumées ? Pour ma part, je n’aime rien tant que ce rajeunissement, car voilà que je baisse d’année en année ! Je ne crois pas être bien éloigné maintenant d’un assoupissement complet.

Il faut à présent que je vous transmette une prière de M. Timon. Il est fondateur de la Revue de Vienne. Cette revue voudrait avoir un petit coin poétique. Depuis six mois environ, elle n’a pu remplir ce coin que par des productions du terroir, et ces productions sentent le terroir. Elle vous demande d’écrire une pièce de cent ou deux cents vers, et moi le plus de vers possible, et le plus vite possible. Je choisirai et je garderai les miens pour moi. Si la gloire d’être inséré dans la Revue de Vienne n’est pas très alléchante, en récompensé vous mériterez la reconnaissance des Viennois qui, peut-être, grâce à vous, finiront par comprendre ce que c’est qu’un vers, et de plus vous me ferez plaisir.

M. Timon a monté la revue sur un grand pied. Il insère de temps en temps, pour allécher le public, des articles payés. Je ne sais pas pourquoi vous vous feriez scrupule de recevoir d’un journal de Vienne une partie de ce que vous n’hésiteriez pas à recevoir d’un journal de Paris. Moi, je ne vois rien là-dedans que de très naturel ; c’est pourquoi je vous le dis. Je sais bien que la modicité du prix et l’obscurité de la revue enlèvent quelque prestige ! mais en définitive la propriété de vos vers vous reste, et quant à l’usufruit que vous nous livrerez, qu’importe à votre amour-propre qu’il trouve à Vienne un prix modique ou élevé ?

Adieu, mon cher Péhant, répondez-moi aussitôt que vous pourrez.

Je vous embrasse.

Votre ami,

PONSARD[16].


Je ne sais pourquoi Péhant ne répondit pas à l’invitation de Ponsard. Toujours léger d’argent, il avait dû, pour ne pas trop écorner la petite somme qu’on lui avait comptée à sa sortie du collège de Tarascon, faire le voyage de Paris à pied, couchant dans les auberges ou les métairies, quand ce n’était pas au bord des routes. Mais maintenant qu’il battait de nouveau le pavé de la ville, il lui semblait avoir gagné le Pérou. Il était riche, en effet, d’illusions, qui ne tardèrent pas à rejoindre celles d’antan. Il avait retrouvé tous ses camarades de 1835 : Chevalier, Chaudesaigues, Léon de Wailly. Antoni Deschamps l’avait reçu à bras ouverts, et il l’en avait remercié dans un sonnet magnifique, où il le traitait de « messager de Dieu. » Il n’y avait qu’Alfred de Vigny dont il n’osât passer la porte, de peur d’encourir ses reproches mérités, mais il avait chargé Mme Dorval de le préparer au retour de l’enfant prodigue, et Mme Dorval, avec qui l’auteur de Chatterton avait rompu depuis trois ans, avait pris sur elle d’assurer Péhant que M. de Vigny ne lui en voulait pas. La paix signée avec Je maître, le disciple se flattait de recommencer l’école buissonnière : pas avec la Muse par exemple. Il avait dit adieu aux vers, et, bien qu’il estimât


Que tout poète en prose est un ange déchu.


il avait suivi le conseil de son ami Pitre-Chevalier ; il s’était mis à faire de la prose.

Pour moins d’une once de tabac,
Je vendrais volontiers ma muse.
Allons ! qui veut sa cornemuse
Pour moins d’une once de tabac ?
Cette nymphe laide et camuse
Fait trop jeûner mon estomac ;
Je vendrais volontiers ma muse
Pour elle en vain je sue et m’use,

Elle me réduit au bissac ;
Ma pipe en feu du moins m’amuse.
Pour moins d’une once de tabac,
Je vendrais volontiers ma muse.

Ainsi chantait-il sur un mode badin. Mais la prose ne lui donna pas plus à manger que la poésie, et comme il était lassé de lutter et de souffrir et que sa mère le réclamait à cor et à cris, un beau matin il partit pour Nantes, où le maire d’alors, M. Ferdinand Fabre, lui offrait une place de chef de bureau à la Mairie. Ceci se passait en 1839. Trois ans plus tard, il se mariait. Notre Jeune-France, qui avait tant médit des bourgeois, s’était embourgeoisé comme un autre : le poète avait fini sur un rond de cuir et ne pensait plus déjà aux compagnons de lettres et de misère, quand un événement inattendu vint le secouer dans sa molle retraite et lui faire monter le rouge au front. Cet événement, c’était l’éclatante victoire de Lucrèce à l’Odéon, victoire qu’il aurait pu partager avec Ponsard, puisqu’il n’avait tenu qu’à lui d’être son collaborateur, et à laquelle Mme Dorval avait contribué dans une large mesure. Pour le coup, Emile Péhant rompit le silence et, tout fier qu’il était de se dire l’ami de Ponsard, il lui demanda par lettre s’il l’avait oublié.


Je ne vous ai jamais oublié, lui répondit l’auteur de Lucrèce, le 17 mai 1843 ; j’ai parlé de vous bien souvent, et j’ai pensé à vous encore plus souvent. J’ai encore toutes présentes à mon esprit nos promenades à Leveau et nos veillées dans ma chambre de la rue des Beaux-Arts. Votre lettre m’a procuré de vives émotions ; il me semblait que j’entendais votre langage bien connu et que j’allais vous serrer la main comme s’il ne s’était pas écoulé cinq ans depuis nos dernières causeries. Je compte bien que vous allez m’écrire souvent et longuement. Moi, de mon côté, je vous répondrai au premier loisir possible, car je ne regarde pas ces quelques lignes griffonnées à la haie comme une réponse. Je ne sais où donner de la tête. Vous savez que je suis assez indolent, et je me trouve livré à une activité monstrueuse. J’ai chez moi des monceaux de lettres à répondre, de billets de visite, etc. Jusqu’ici je n’ai pas pu respirer au milieu des acteurs, des répétitions, des imprimeurs. Aujourd’hui que je commence à me retirer de ce tohu-bohu, je suis forcé de passer mes journées en cabriolet et en visites obligées. Le succès a été inouï. Nous sommes à la seizième représentation, et la salle est pleine du haut en bas. L’ouvrage a paru lundi dernier à trois mille exemplaires qui ont été enlevés le jour même. Une seconde édition est sous presse ; mais il est probable que l’écoulement n’en sera pas si rapide[17].

En cinq mois, le tout a été fait, et le rêve accompli. Je vais dans un mois me retirer à Vienne, où je me délecte à l’idée de vivre tranquillement et en flâneur. J’étais là-bas un très mesquin avocat. Votre prophétie à cet égard avait complètement menti. Mais j’avoue que d’un autre côté elle s’est réalisée au-delà de toute possibilité. Aussi, je me constitue votre débiteur d’un dîner comme je suis votre créancier d’un autre dîner à l’endroit du malheureux Manfred[18] ; périsse sa mémoire ! J’ai retiré tous les exemplaires restans de la circulation, et je les ai condamnés au feu.

Vous êtes marié, tant mieux. Sur mon honneur, je crois que c’est là le bonheur. J’ai failli l’être. On ne m’a pas trouvé assez riche. Voici ce qui m’a relancé dans les rimes ; sans cet échec, je serais là-bas en robe noire ! J’avais résolu d’avance un autodafé de mes barbouillages ; je m’étais promis d’y renoncer, et j’aurais tenu parole. Je suis devenu plus nonchalant que jamais. J’aime le soleil, les promenades, la fumée du tabac, les journées sans visites, et je me donne au diable au milieu de toutes mes préoccupations. Il faut que chaque matin je combine d’avance l’emploi de chaque heure, pour économiser le temps. Jugez du tracas. Je vous donnerai des détails plus tard, en gros ; j’ai vécu ces cinq dernières années sans aventures, sauf que j’ai sacrifié au dieu Cupidon. Je me suis aperçu que j’aimais beaucoup les femmes, et cette découverte a fait, du reste, que je me suis fort peu occupé du barreau et privé de tout souci de ce que pouvait souffrir mon amour-propre d’avocat. Aussi la barque allait toute seule à la dérive, sans que je me donnasse la peine de ramer, et même j’étais décidé à me retirer tout à fait à la campagne pour y fainéantiser à mon aise, quand est arrivée cette révolution fantastique dans mon existence. Ce n’est donc point parce que j’ai eu des déboires que j’ai composé Lucrèce. J’étais très indifférent aux propos et à la perte de mes procès, mais je m’ennuyais quand je n’avais pas à parler d’amour, comme dit Hernani, et je rimais pour alterner avec le sommeil dont était rembourré mon fauteuil.

A propos d’Hernani, il paraît qu’Hugo est furieux contre moi[19]. Il me mord à belles dents. Lamartine, au contraire, est un chaud protecteur. Je dois aller passer un mois à sa campagne.

Je vois par ici tout plein de gens illustres. Ce serait fort agréable si ce n’était trop à la fois. Mais enfin je m’en retourne à Vienne ; j’y passerai au moins un an et demi comme une marmotte, sans bouger. Puis je reviendrai risquer un autre essai qui, s’il se résout, en outre, fera s’écrouler tout le château de cartes. En résumé, mon cher Péhant, quand nous nous reverrons (et je note ce projet en tête), vous me retrouverez comme vous m’avez connu. Je n’ai changé, je crois, ni en bien ni en mal. Soyez heureux, je vous répète et je vous jure que la vie que vous devez mener me souriait tellement, que c’est parce qu’on n’a pas voulu de moi que j’y ai été enlevé. Je n’en suis pas fâché à présent, mais si les choses n’avaient pas tourné si miraculeusement, je frémis encore à l’idée des dégoûts que je me préparais.

Votre ami,

PONSARD[20].


De plus en plus fier de l’amitié de Ponsard, Emile Péhant se permit de publier la pièce de vers que le triomphateur de Lucrèce avait faite pour lui quand il était professeur à Vienne[21]. Mais cette publication n’eut pas l’heur de plaire à Ponsard qui, le 27 mai 1843, lui adressa la lettre suivante :

Moi. — Vraiment, là, magnifique ?
M. VIENNET. — Oh ! magnifique !
Moi. — Voyons, cela vaut-il Zaïre ?
M. VIENNET. — Oh ! non. Oh ! comme vous y allez ! Diable ! Zaïre ! Non, cela ne vaut pas Zaïre.
Moi. — C’est que c’est bien mauvais, Zaïre.


Mon cher Péhant,

J’ai vu avec peine dans la Gazette de France d’aujourd’hui des vers que je vous avais donnés à Vienne et que la Gazette a trouvés, à ce qu’il paraît, dans un journal à qui vous les avez communiqués. J’écris à la Gazette pour expliquer qu’ils ne sont pas de fraîche date, et je recule même jusqu’au collège l’époque de leur composition, car cette publication me contrarie beaucoup. Je ne veux rien livrer à la publicité entre Lucrèce et la pièce à laquelle je vais travailler, pas même ce que j’ai fait récemment et que je pourrais avouer : à plus forte raison je ne voudrais pas qu’on fouillât dans le passé pour en extraire des choses faibles et tâtonnées. La curiosité est ici extrêmement éveillée, et il est important de ne donner en pâture à la critique que ce que j’aurai travaillé avec cette perspective, de sorte que la malveillance ne puisse s’égarer que sur ce que j’aurai jugé moi-même en état d’affronter la publicité.

Je vous prie donc instamment, s’il en est temps encore, de conserver pour vous seul ce que je vous ai confié et de n’y voir qu’un souvenir de notre amitié. J’ai refusé les offres de Buloz, qui m’ouvrait la Revue des Deux Mondes. Voyez si je ne dois pas tenir encore bien davantage à ce qu’on ne s’arme pas contre moi de ce que j’ai pu faire il y a longtemps.

Adieu. Recevez encore cette fois l’assurance de ma sincère affection, et adressez-moi vos lettres à Vienne, si vous ne m’écrivez pas avant cinq jours. Je pars… J’ai un besoin immense de repos.

Tout à vous,

F. PONSARD[22].


En écrivant cette lettre, Ponsard semblait prévoir la critique aigre-douce dont ses premiers essais allaient être bientôt l’objet de la part de M. Charles Magnin, qui les avait déterrés dans la Revue de Vienne. Mais Péhant fut froissé du ton de cette épitre et n’y répondit que neuf ans après, comme en témoignent les lignes suivantes :


Paris. 24 décembre 1852.

Mon cher Péhant,

Je suis très heureux de votre bon souvenir ; l’expression cordiale de cette vieille amitié me rajeunit de quinze ans ; mais je comptais, même avant votre lettre, sur votre affection, et j’avais l’orgueil de ne pas me croire oublié, de même que vous pouviez être sûr que je ne vous oublie pas. L’oubli qu’amènent les années passe sur des relations de politesse et non sur l’intimité de deux camarades.

Je n’ai point, de griefs contre vous ; je me rappelle que j’ai été contrarié de la publication de quelques vers reproduits par la Gazette de France, je crois. À cette époque, j’étais l’objet de quelque attention par suite du succès récent de Lucrèce ; on recherchait ce que j’avais pu faire auparavant afin d’en noter malignement lus défauts, et comme je reconnaissais moi-même le peu de valeur de ces essais, je nie gardais bien de donner cette joie à la critique. Mais je n’ai été contrarié que du fait ; votre intention était tout amicale, et c’est ce dont je n’ai jamais douté. D’ailleurs j’étais alors un débutant dans la vie littéraire, et beaucoup plus sensible à ces petites misères que je ne le suis à présent. J’ai endossé le robur et æs triplex, et, un peu plus accoutumé à mon genre de vie, je souris aujourd’hui de mes dépits d’autrefois. Bref, je ne vous en gardais aucune espèce de rancune. J’aurais été bien sot de vous en vouloir pour si peu de chose, et j’ai songé souvent à vous envoyer mes pièces. La seule raison qui m’ait arrêté, c’est qu’on ne peut pas mettre à la poste un imprimé portant une dédicace écrite à la main ; or la pièce, sans la dédicace amie, ne signifie pas grand’chose et voilà pourquoi je n’envoie mes pièces ni à vous, ni à personne hors Paris.

Il est vrai que je pouvais vous écrire. J’en ai eu très souvent la bonne pensée ; mais si vous saviez comme le temps est dévoré ici, comme on est surchargé d’occupations de toute sorte, comme on est écrasé de visites et de lettres à faire, vous comprendriez très bien cette extrême lassitude qui m’empêche d’écrire à mes meilleurs amis. Je les porte dans mon cœur et je leur dis mille choses en moi-même ; mais je ne leur écris jamais. Ils le savent et ils me pardonnent.

Je voudrais ardemment être utile à votre ami ; je vois, par la chaleur de vos expressions, que ce n’est pas une simple recommandation et que c’est comme s’il s’agissait de vous-même. Je n’ai pas besoin de vous dire dès lors combien cette affaire m’intéresse ; mais, hélas ! vous n’êtes pas au courant de ma situation personnelle. Je n’ai plus qu’un seul pouvoir, c’est celui de nuire aux gens en les recommandant. Ma démission persistante ne m’a pas mis dans les bonnes grâces du gouvernement[23] ; et je n’étais pas déjà vu d’un très bon œil, par suite de mes opinions connues et de mes relations avec Lamartine et autres personnages attachés à la République[24]. Je vous donnerai une idée de mon peu de crédit en vous disant que tout mon répertoire, y compris Lucrèce[25], est supprimé par ordre du ministère, et que je ne sais si la censure autorisera la représentation de la pièce actuelle que je fais répéter à l’Odéon[26]. Je ne connais ni ne vois personne parmi ceux qui sont de loin ou de près au pouvoir. Il est vrai que je rends visite au maréchal Jérôme, à qui je garde une vraie reconnaissance ; mais cela se borne à inscrire mon nom chez lui, quand je rentre à Paris, ou au jour de l’an. En un mot, mon cher Péhant, je suis complètement disgracié et hors d’état de pouvoir obtenir aucune grâce quelconque pour moi ni pour mes amis.

Je compte que vous aurez gardé une assez bonne idée de votre vieil ami pour croire que je vous parle très sincèrement, et que ce n’est point du tout une excuse que je cherche à ma mauvaise volonté. Je vous jure que, si je pouvais quelque chose, je n’aurais pas de plus grande joie que de me mettre tout entier et très énergiquement à votre disposition. Aujourd’hui je ne peux que vous serrer les mains bien cordialement et vous dire que mes sentimens pour vous sont aussi vifs et aussi jeunes qu’au beau temps de nos promenades à Vienne et de nos longs entretiens.

Venez à Paris le plus tôt possible ; ce sera une heureuse journée pour moi.

A vous de tout cœur.

F. PONSARD[27].


Certes, Péhant n’aurait pas demandé mieux que d’accepter l’invitation de Ponsard, mais il était enchaîné à sa table de travail depuis qu’il avait été nommé bibliothécaire de la ville de Nantes (1848), et il devait mourir sans revoir Paris.

Charles Monselel, son compatriote, disait un jour en parlant des livres qu’il connaissait comme personne :


Mon père en vendait ; moi, j’en fis.


Péhant, qui avait commencé par en faire, se vit condamné pendant vingt ans à cataloguer, à ranger les livres des autres. Et l’on n’a qu’à feuilleter les six volumes in-8o à double colonne du Catalogue méthodique et raisonné de la Bibliothèque publique de Nantes pour se rendre compte du travail de bénédictin auquel il se consacra tout entier pendant ce laps de temps. Encore ce catalogue n’a-t-il pas été imprimé tel qu’il l’avait conçu et écrit, la commission de la Bibliothèque l’ayant jugé à propos de tailler dans son manuscrit comme dans du drap pour réduire les frais d’impression. N’importe ! Emile Péhant avait acquis le droit de dire que la Bibliothèque de Nantes était son œuvre. Quand il y entra, elle se composait de 36 000 volumes et de 1 000 manuscrits. A sa mort, elle ne comptait pas moins de 40 000 manuscrits et de 100 000 volumes. Un autre aurait perdu dans les paperasses et la poussière de ces bouquins la flamme poétique de sa belle et triste jeunesse, Lui, non. De même qu’il suffit d’un coup de vent, d’une haleine, pour rallumer un feu près de s’éteindre, de même il suffit d’une circonstance inattendue, d’un témoignage d’admiration et d’enthousiasme pour réveiller en lui le feu sacré d’où était sorti son premier volume de vers.

Péhant avait déposé sur un rayon de la Bibliothèque de Nantes, parmi cent autres volumes de poésies, son livre de Sonnets, revu et corrigé par lui d’une main sévère. Un jour, c’était en 1867, un poète de ses amis qui ne se doutait pas de son œuvre vient à passer devant ce rayon. Il s’arrête, s’amuse à regarder les titres des volumes et les noms d’auteurs, et tout à coup pousse un cri de stupéfaction. Il avait mis la main sur les Sonnets de Péhant. Il prend le livre, l’emporte sans rien dire et se délecte si bien à sa lecture, qu’il le passe à un autre poète de la ville encore plus ignorant que lui des commencemens littéraires de Péhant. Que fait celui-là ? Il prend sa plume et dans une étude sommaire, empreinte d’une pieuse et cordiale sympathie, il apprend aux lecteurs de la Revue de Bretagne et de Vendée qu’un poète était né en 183 ; i dont personne ne soupçonnait l’existence[28]. Le plus surpris ce fut Péhant. De se voir ainsi découvert et présenté à un public où il ne comptait que des amis, dont beaucoup de lettrés, il éprouva une de ces émotions violentes et douces qui renouvellent le sang en une minute. Et voilà que la sève poétique qu’il croyait morte en lui remonte soudain de son cœur à sa tête, et que le vers se met à jaillir sous sa plume comme l’eau d’une source naturelle. Tant il est vrai que, selon l’expression de Musset, il existe chez les trois quarts des hommes


Le poète endormi toujours jeune et vivant.


Jamais renouveau poétique ne fut plus éclatant et ne donna autant de fleurs. Je voudrais pouvoir ajouter et de plus belles. Mais, hélas ! les fleurs d’automne n’ont ni la force, ni la fraîcheur, ni la durée de celles du printemps. On ne laisse pas impunément sa lyre suspendue trente ans à la muraille. Quand, après ce délai, l’idée vous prend de la raccorder, ou bien ce sont les cordes détendues qui vous refusent le service, ou bien ce sont les mains alourdies qui ont perdu le doigté. Il est vrai que la question d’art fut toujours secondaire pour Péhant, et que le genre de poésie qu’il allait adopter n’a pas à cet égard les mêmes exigences que l’ode et le sonnet.


IV

Pour tenter de renouveler la Chanson de geste à la fin du XIXe siècle, il fallait être, comme Péhant l’avouait lui-même, « de cette vieille race celtique que rien n’effraie, que rien ne décourage, dès qu’elle a devant elle un noble but. » Il fallait surtout ne pas compter sur le succès. D’abord, quand on vit à l’écart de toutes les écoles, au fond d’une ville de province, si grande soit-elle, on n’a pas beaucoup de chance de le trouver, fût-ce avec un chef-d’œuvre ; ensuite, si nous admirons les grandes épopées chez nos voisins, nous nous inclinons jusqu’à terre devant le génie d’un Tasse, d’un Arioste, d’un Milton, d’un Camoëns, chez nous, tout ce qui ressemble à un roman en vers a le privilège de nous effrayer. Il n’y a guère que Jocelyn à qui nous pardonnions ses longueurs, parce que Jocelyn n’est en somme qu’un long chant d’amour, encore y sautons-nous par-dessus les descriptions qui, pourtant, sont admirables. C’est pour cela, je suppose, que Victor Hugo, qui avait la tête épique, ne nous a donné dans la Légende des Siècles que des fragmens d’épopée. Qui oserait lui donner tort ? Il faut être de son temps quand on veut être entendu. Or la Chanson de geste serait aujourd’hui un anachronisme. Nous regrettons qu’Emile Péhant ne l’ait pas senti.

A quelle raison donc Emile Péhant cédait-il en choisissant cette forme plutôt qu’une autre, quand sa manière de peindre sans couleurs, quand son style ferme et vigoureux, mais ennemi de la métaphore et de l’image, aurait dû, semble-t-il, l’en dissuader ? C’est que Péhant s’étant proposé de traiter un sujet du moyen âge, il lui parut qu’il ne pourrait s’acquitter convenablement de cette tâche que sous une forme intermédiaire entre le drame et l’épopée. Car il ne voulait faire ni l’un ni l’autre. C’étaient même les deux écueils qu’il voulait éviter, en s’efforçant de faire revivre les personnages « dans leur caractère plutôt que dans leur costume, dans leurs sentimens et leurs aspirations plus encore que dans leurs actions réelles. » Reste à savoir s’il y a réussi. Pour ma part, j’estime que sa chanson de geste a, malgré tout, l’allure et le ton du drame historique. J’ajoute qu’étant donné l’âme de l’auteur, il ne pouvait en être autrement. Cette âme, en effet, qui n’était ni lyrique ni épique, s’était formée tout naturellement dans le milieu historique et parmi les grands souvenirs où Péhant avait passé son enfance et sa jeunesse, où il vivait depuis trente années. L’histoire de la Bretagne dont le poète avait nourri son âge mûr lui avait fait à son insu une âme d’historien qui n’attendait qu’une occasion pour se produire. Quand Michelet vint à Nantes, après le coup d’État, pour étudier les origines de la guerre de Vendée, il anima cette âme de son souffle, il lui donna des ailes et aussi le culte, la passion du moyen âge que personne n’a compris et chanté comme lui. La Muse fit le reste.

« Ma tâche, écrivait Péhant dans l’avant-propos de Jeanne de Belleville, est de retracer de ma vieille Bretagne, à l’époque la plus splendide de sa glorieuse histoire, un tableau complet, auquel la vie du connétable Olivier de Clisson servira de cadre… Il ne faudra pas à l’auteur de grands efforts d’imagination pour voir se dessiner dans son cerveau et se mouvoir dans son œuvre des héros que lui eussent enviés Tasse et Camoëns, et toute la phalange des poètes qui ont demandé leur inspiration à l’histoire. Quels noms éblouissans ! Parmi les hommes, Du Guesclin, les trois Clisson, Beaumanoir, les deux Montfort, Charles de Blois, Gautier de Mauny, Jean Chandos, Pierre de Craon, Louis d’Espagne ! Et sur l’arrière-plan, Édouard III, le Prince Noir, Philippe de Valois, Jean le Bon, Charles le Mauvais, Charles V le Sage, et Charles VI l’Insensé. Et parmi les femmes, Jeanne de Penthièvre, Jeanne la Flamme, Jeanne de Belleville, Marguerite de Clisson ! Toutes les nuances, toutes les couleurs !

« Les actes valent les personnes ; à chaque pas, des événemens si grandioses, si merveilleux, si émouvans, que nos romanciers les plus hardis n’oseraient les inventer.

« L’histoire que nous racontons aujourd’hui au public lui donnera l’idée des trésors de poésie qu’offrirait à une main plus forte ou plus expérimentée cette riche mine historique jusqu’à présent laissée en oubli… »

Le sujet choisi, quand il en eut fait le tour, il voulut écrire sa chanson de geste d’une seule haleine. Il possédait à la porte de Nantes une petite maison de campagne d’où la vue s’étendait sur l’Erdre et sur les arbres de la Haute-Forêt, où Michelet était venu chercher un refuge en 1852. Il s’y enferma pendant l’été de 1868, et tel était son enthousiasme, telle son ardeur poétique, qu’il lui arrivait d’écrire jusqu’à six cents vers dans une journée. Jeanne de Belleville, qui n’en contient pas moins de huit mille, fut ainsi composée presque tout d’une traite. Et ce n’était que le premier des sept poèmes que Péhant avait entrepris à la gloire de la Bretagne. Encore une fois, il fallait être de race celtique pour oser s’attaquer, à cinquante ans, — après trente ans de silence, — à une œuvre pareille. Disons tout de suite que les deux volumes de Jeanne de Belleville sont tout à fait remarquables, en dépit des négligences de versification dont s’accusait l’auteur lui-même, et qu’il comparait très judicieusement aux bavures d’une fonte trop hâtive.

Ce premier poème est consacré à l’Enfance du connétable (Olivier de Clisson) sous la tutelle de son héroïque mère Jeanne de Belleville. Olivier de Clisson, invité par le roi avec d’autres seigneurs bretons, s’est rendu à Paris pour prendre part à un tournoi donné en l’honneur du mariage de Philippe Duc d’Orléans, second fils du prince Philippe de Valois. Au sortir du tournoi où il a fait maintes prouesses, « il fut pris, dit Froissart, et mis en prison au Châtelet de Paris. » Il était accusé de s’être allié, par foi baillée, au roi d’Angleterre Edouard III, ennemi du roi de France. Historiquement, la trahison n’est rien moins que prouvée ; le poète avait le droit de supposer l’innocence du père de son héros.

Innocent ou coupable, Clisson, victime d’un guet-apens royal, lut décapité à Paris : son corps fut pendu aux fourches de Montfaucon et sa tête, portée à Nantes, fut exposée au bout d’une lance sur une des tours de la ville. Jeanne de Belleville conduisit ses fils sous les murs de cette tour : « Voilà, leur dit-elle, la tête de votre père ! Jurez avec moi de le venger ! » Et élevant vers le ciel les mains des deux orphelins, elle leur fit prononcer ce serment. L’aîné de ces enfans avait sept ans ; c’était Olivier de Clisson, futur connétable de France. Cachée jusque-là dans la vie de famille, étrangère aux luttes des partis, Jeanne de Belleville, à partir de ce moment, ne respire plus que la vengeance. Accompagnée de son fils Olivier, elle enlève successivement six châteaux forts du parti de Charles de Blois et de la France et passe leurs garnisons au fil de l’épée. Traquée sur terre, elle équipe un vaisseau, coule bas les navires français qu’elle rencontre et dévaste les côtes. Après la perte de son navire, errant six jours dans une chaloupe avec ses deux enfans et trois serviteurs fidèles, elle vit son plus jeune fils mourir de faim entre ses bras. Elle aborda enfin au port de Morlaix, qui tenait pour le parti de Montfort ; elle y trouva un appui dans Jeanne de Flandre, veuve comme elle, et qui défendait avec une constance héroïque les droits de son fils Jean de Montfort.

Tel est le sujet de Jeanne de Belleville. Victor de Laprade, qui fut un des premiers à saluer ce livre, va nous dire quel parti le poète en a tiré.

« Il a divisé ces événemens en six grandes périodes, en six parties subdivisées elles-mêmes en chapitres, tableaux, chants ou rapsodies, à la façon de nos vieilles chansons de geste. Rappelons ici que dans la Légende des Siècles, Victor Hugo avait déjà remis en honneur la manière de nos épopées carlovingiennes et leur avait fait plusieurs emprunts qui ne sont pas les moins belles pages de son livre, sans dépasser toutefois l’original. M. Emile Péhant, dans un sujet entièrement neuf, n’avait d’autre emprunt à faire que celui de la méthode épique, et il a appliqué cette méthode avec simplicité et avec vigueur. Il a fait très sagement le contraire de ce qu’avait voulu M. Quinet dans son Napoléon, le contraire aussi de ce qu’ont essayé tous les auteurs de Philippéide et de Franciade : il a banni le lyrisme exubérant et s’est attaché au récit. Il a rejeté bien loin le merveilleux, les allégories, les épisodes sans vraisemblance ; il a composé son poème comme une chronique, en s’écartant le moins possible de l’histoire ; il a demandé la poésie aux faits eux-mêmes, à la peinture des caractères et des émotions, à ces deux sources éternelles de l’épopée : les événemens vrais et le cœur humain. Il n’y a pas d’aventures imaginaires dans son poème, et c’est une supériorité qu’il conserve sur les romanciers historiques. Il reste ainsi plus conforme à la dignité de la poésie et à la loi de l’épopée. Son livre pourrait tenir lieu d’une chronique comme les anciens poèmes ont longtemps tenu lieu d’histoire.

« L’art du poète, et il est très grand, c’est d’avoir développé l’élément dramatique de chaque situation, d’avoir introduit dans son récit la peinture des lieux, des mœurs, et tous les détails ressortant de l’action qui pouvaient animer les portraits de ses personnages de cette façon, il a été à la fois historique et poétique, et c’est la loi de l’épopée, quelle que soit sa forme[29]. »

Sous la plume autorisée du chantre de Pernette, cette critique louangeuse de Jeanne de Belleville ne pouvait que donner du courage à son auteur. Ce ne furent pas, d’ailleurs, les seuls complimens que lui valut ce poème. Tout ce qu’il y avait de poètes en France se leva pour l’en féliciter, à commencer par ceux de sa génération qui le croyaient mort depuis longtemps. Antoni Deschamps lui cria bravo de son lit de souffrance ; Sainte-Beuve, qui n’avait point oublié son volume de Sonnets, après s’être excusé de n’en avoir rien dit, lui manifesta son contentement de le savoir encore debout et tout prêt à recommencer. Victor Hugo, de son rocher de Guernesey, lui envoya le billet que voici :


H. H. 11 décembre 1863.

Heureusement pour vous, monsieur, vous vous êtes trompé en vous vantant d’avoir dans votre poème supprimé la métaphore. La métaphore, c’est-à-dire l’image, est la couleur, de même que l’antithèse est le clair-obscur. Homère n’est pas possible sans l’image ni Shakspeare sans l’antithèse. Essayez d’ôter le clair-obscur à Rembrandt ! Vous êtes un peintre, monsieur, tant pis si cela vous fâche, et vos belles pages, nombreuses dans votre noble poème, ont toutes les vraies qualités du style, la métaphore comme l’antithèse, la couleur comme le clair-obscur. Votre drame n’en est que plus vivant, votre pensée n’en est que plus robuste ; le lecteur est toujours charmé et souvent conquis. Je félicite votre poème d’être infidèle à votre préface, et je vous envoie mon cordial applaudissement.

VICTOR HUGO[30].


Mais c’est encore l’article de Victor de Laprade qui mit le plus de joie dans le cœur désenchanté d’Emile Péhant. Il lui sembla qu’à travers les complimens du poète de Pernette, il entendait la voix d’Alfred de Vigny, son ancien maître, car il savait que de Laprade était, lui aussi, le fils de l’âme et de la pensée du chantre d’Eloa, et que lorsqu’il avait été destitué, en 1861, Vigny, malade, s’était élevé contre le ministre et contre le souverain, « qui ne permettaient pas à un poète d’exprimer des idées aussi justes, aussi hautes que celles qui remplissaient ces belles pièces : Pro aris et focis, Jeunes Fous et Jeunes Sages, Une Statue à Machiavel, les Muses d’Etat. » Et à partir du jour où Victor de Laprade eut fait sur Péhant l’article qu’on vient de lire, — encore en ai-je passé la fin, qui était beaucoup plus louangeuse, — il s’établit entre ces deux nobles esprits, qui au point de vue politique n’avaient de commun que la haine de l’empire, une correspondance et des relations d’autant plus touchantes que, ne s’étant pas encore vus, ils étaient condamnés à ne jamais se voir.

Voici l’une des premières lettres de Péhant :

Nantes, 26 mai 1869.


Cher et illustre ami,

Le brave G…, qui m’a donné tout son cœur, s’est empressé de m’apporter ce matin le Correspondant qu’il venait de recevoir et où il n’avait pris que le temps de lire votre dernière page. J’ai en toute hâte appelé ma femme et ma fille, avec qui j’ai l’habitude de partager mes bonheurs, et nous avons lu ensemble et à haute voix, avec une émotion que je ne saurais vous peindre, l’admirable article que vous avez consacré à Jeanne de Belleville. Puissent nos bénédictions et nos larmes vous tenir lieu de récompense ! Vous avez rendu à ma famille la joie et l’espoir. Quant au sentiment d’orgueil dont je me suis senti pénétré. Dieu me le pardonnera sans doute, car il ne s’y mêlait aucune des fumées de l’amour-propre ; ma fierté avait pour unique cause la sympathie dont m’honorait une âme comme la vôtre. Si, quand je m’enthousiasmais avec G… aux admirables vers de Pernette, quelqu’un m’eût fait entrevoir comme possible de devenir un jour l’ami, l’ami publiquement avoué, de l’auteur d’un pareil chef-d’œuvre, moi qui ai le respect ou plutôt le culte des grands hommes, je n’aurais jamais osé croire à une si haute faveur du ciel.

Et pourtant cette amitié inespérée, cette généreuse sympathie qui semble oublier les distances de position et de talent, elle se manifeste et déborde à chaque ligne de votre article. Aussi me suis-je juré de faire désormais tous mes efforts pour ne pas me montrer trop indigne du témoignage que vous avez bien voulu rendre de moi au public, à l’Académie, à Autran, à Saint-René Taillandier. Loin de moi ces lâches découragemens sous lesquels se déguisaient peut-être de coupables intérêts et où ma paresse était heureuse de trouver un refuge. Mes écrasantes occupations de fabricant de catalogues vont lundi et mardi prochain me laisser deux journées libres, et j’ai promis à G… de lui porter mercredi matin les cent cinquante à deux cents premiers vers de ma Jeanne la Flamme. En voyant un dédaigneux silence s’épaissir autour de mon premier poème, j’en étais venu à n’attribuer qu’à la complaisance ou même à la pitié les quelques encouragemens que j’avais reçus. Aujourd’hui, croyez-le bien, je ne m’abuse pas plus qu’hier sur certaines défectuosités de mon drame épique ; mais je serais injuste envers vous si je ne lui reconnaissais pas quelque peu de vitalité et de valeur. La bonté naturelle de votre cœur et le désir de venir en aide à un ami en souffrance ont évidemment doublé votre indulgence, mais Victor de Laprade a vis-à-vis du public et de la postérité une responsabilité trop grande pour pousser l’indulgence jusqu’à se faire le parrain d’une œuvre dépourvue de toutes qualités de pensée ou de style. Je vais donc reprendre avec confiance ma chanson de geste et la poursuivre, sans interruption volontaire, aussi loin que Dieu m’accordera de la conduire…[31].

À cette lettre qui nous donne la mesure de l’homme modeste et doutant de lui-même que fut toute sa vie Émile Péhant, Victor de Laprade s’empressa de répondre comme suit :


Cher poète et ami,

Vous me donnez pour ces quelques lignes plus que je n’ai jamais reçu d’aucun de mes écrits, la certitude d’avoir réjoui et encouragé un noble cœur, un grand talent, et d’avoir conquis une bonne amitié. J’ai dit ce que je pensais et rien de plus. Si j’ai vu trop en beau votre poème, c’est qu’involontairement je l’aurai jugé avec celle complaisance naturelle qu’on a pour ses propres œuvres, pour ses propres idées, pour sa propre histoire. Nous sommes de la même génération, nous avons traversé les mêmes courans, nous sommes tous les deux des âmes sincères, fidèles à leurs premiers cultes, aimant la poésie pour elle-même. Après trente ans, nous nous retrouvons le même cœur que nous avions à nos débuts, et nous nous reconnaissons sans nous être vus jamais l’un et l’autre, parce que nous sommes restés tous les deux ce que nous étions dans notre jeunesse. Comme je serais heureux si je pouvais contribuer à vous donner un peu de l’espoir et de l’élan nécessaire à la poursuite de votre œuvre ! Nous sommes déjà bien vieux pour de si grandes entreprises, mais je crois que les honnêtes gens conservent plus longtemps que les autres ce que Dieu leur a donné de talent. Les talens boursouflés, faux, qui se mentent à eux-mêmes’avant de mentir au public, qui ont été surfaits par les circonstances ou par des ruses de métier, qui résident dans le tempérament et non pas dans l’âme, ceux-là ne survivent pas à la jeunesse, mais je crois que les gens de cœur restent poètes jusqu’au dernier souffle, et Dieu nous fera cette grâce. Il est bien vrai que j’ai rêvé toute ma vie une Jeanne d’Arc[32] : j’ai pour ce héros, pour cette sainte, une adoration qui se compose de tout ce qu’il y a de plus profond dans mes meilleurs sentimens. Après l’Évangile, son histoire me paraît la plus belle et la plus étonnante des histoires. C’est le sujet français par excellence, et c’est un sujet que sa grandeur même rend impossible. La poésie ne peut rien ajouter à la beauté de la simple chronique. Toutes les paroles de Jeanne sont sublimes et parachevées comme un verset de l’Évangile. J’ai eu souvent des remords de mes Poèmes évangéliques, et c’est, je crois, le plus faible de mes livres. Je n’aurais pas osé l’entreprendre à trente ans. Et cependant ce n’est pas une vie du Christ, ni une traduction des évangélistes que j’ai voulu faire, c’est simplement un recueil de réflexions et de prières sur quelques-uns de ses actes et de ses discours, comme on en fait régulièrement en prose ; à l’histoire de Jeanne d’Arc on ne peut rien ajouter et rien ôter. Plus j’y pense, plus je suis terrifié sans cesser d’être attiré. Si je cède jamais, ce sera par le sentiment d’une sorte de devoir, comme celui de confesser sa religion. Si je tente une Jeanne d’Arc, je sens que je l’achèverai ; si je ne le fais pas, j’aurai du remords. Et puis, pour quels lecteurs écrivons-nous ? pour cette foule qui n’élit que des chambellans, ou ceux de César ou ceux de la populace. Je suis, comme vous, bien triste des symptômes que font éclater les élections. Combien y a-t-il en France d’amis de la liberté ? Aussi peu que d’amis de la poésie ; c’est le cas de se donner plus étroitement la main.

À vous de cœur,
V. de Laprade.


Cependant l’année terrible est arrivée. Beaucoup de bons esprits qui, hier encore, combattaient dans l’opposition, ont désarmé, séduits par les promesses de l’empire libéral. Victor de Laprade, à qui l’on a offert un rectorat pour le dédommager de la perte de sa chaire, hésite, craignant qu’on ne prenne son acceptation pour un signe de ralliement. C’est alors que Péhant, qui connaît tous ses scrupules, lui donne le conseil de les mettre sous ses pieds.


Nantes, le 3 avril 1870.
Cher et illustre ami,

Je viens de lire au Journal des Débuts votre nomination définitive au rectorat de Grenoble. Celui de Lyon nous allait mieux à G… et à moi, mais ce n’est sans doute qu’une espérance ajournée. Dans tous les cas, c’est pour moi une bien douce satisfaction de savoir que l’un des hommes que j’admire le plus et que j’aime le mieux n’aura plus désormais à se préoccuper des soucis de la vie matérielle et pourra nous donner enfin toute la mesure de son génie… Dans votre nomination il n’y a pas eu de faveur ; ce n’est que la simple réparation d’une odieuse iniquité. Depuis le 2 janvier, nous avons, G… et moi, examiné bien souvent et sous toutes ses faces la question de votre rentrée dans l’Université, et nous sommes toujours arrivés à celle conclusion que l’acceptation par vous des offres qui ne pouvaient manquer de vous être faites n’était pas seulement un droit, mais un devoir. S’il est un principe que les honnêtes gens de tous les partis doivent tenir à placer au-dessus de toute discussion, c’est que les services professionnels étrangers à la politique constituent pour ceux qui les ont loyalement rendus au pays des titres inattaquables et complètement indépendans des personnages auxquels les hasards des révolutions politiques en attribuent l’appréciation et la rétribution. Votre conscience, mon cher de Laprade, a dû déjà dissiper tous vos scrupules ; mais je me crois le droit d’y ajouter le témoignage de la mienne. Je suis un vieux républicain et je n’ai jamais caché mon opinion que lorsque cette opinion distribuait des places. Depuis, c’est-à-dire à partir du 10 décembre 1848, je n’ai jamais mis le pied dans les salons d’un homme du pouvoir ; je vous déclare, en outre, que l’avènement et les actes du ministère Ollivier ne me réconcilieront pas avec l’empire ; mais mon austérité de principes et de conduite ne m’empêchera jamais de proclamer qu’un avancement légitime ne saurait, d’où qu’il vienne, constituer un stigmate ni un lien de servitude…

Votre bien dévoué
Émile Péhant[33].


Certes, si quelque chose était capable de vaincre la résistance de Victor de Laprade, c’était bien cette lettre si sensée et si noble. Pourtant le poète lyonnais hésitait de plus en plus à se rendre.


Cher poète et ami, écrivait-il de Paris à Émile Péhant, le 11 avril 1870, je suis vivement touché de votre lettre et de votre sollicitude d’homme d’honneur pour les scrupules de conscience qui m’inquiètent depuis deux mois et qui se ravivent en ce moment plus que jamais. Le plébiscite remet tout en question. Le retour au césarisme redevient possible. Et puisque j’ai eu le bonheur d’être expulsé par le césarisme, je ne veux pas rentrer avec lui. Si cette affaire de rectorat n’était presque faite et surtout si elle n’avait pas été commencée par le plus excellent et le plus dévoué des amis, M. Saint-René Taillandier, je crois que je déclarerais de suite que j’y renonce, mais je suis contraint de laisser aller les choses ; je verrai plus tard ce que ma dignité me conseillera. L’élection d’Ollivier à l’Académie complique encore la question. Ceux qui ne connaissent pas nos bonnes relations antérieures et notre commune affection pour Lamartine qui lui avait envoyé ma voix, pourront croire que mon vote à l’Académie a été influencé par une ambition.

Je retombe donc dans la plus grande perplexité. Je pars aujourd’hui pour Lyon. J’y resterai jusqu’à la réception d’Auguste Marbier dont je suis parrain. Je vous ai adressé hier mon Harmodius : on ne dira pas au moins que ma poésie se tourne du côté de César ; ce poème n’est pas un placet. Taillandier est admirablement disposé pour vous tous et pour moi, et nous avons causé ensemble de Jeanne de Belleville.

Dieu vous donne santé, bonheur et poésie.

Je vous serre la main de tout cœur,

V. de Laprade[34].


Quelques semaines plus tard, Émile Péhant lui écrivait de nouveau à ce sujet :


Nantes, le 2 juin 1870.
Mon grand et bien-aimé poète,

… D’après la lettre que vous avez écrite à G… et qu’il vient de me communiquer, il paraît que votre fierté d’honnête homme ne se trouve pas suffisamment sauvegardée ; tout rapprochement avec le césarisme vous répugne, et vous avez pris la ferme et irrévocable résolution de refuser le rectorat qui vous était offert. À cette préoccupation exclusive de la question d’honneur, j’ai reconnu la grande unie à qui nous devons Pernette et Harmodius, et, au lieu de vous plaindre, je n’ai pu m’empêcher de crier : tant mieux ! Aujourd’hui, après de longues et mûres réflexions, je me reproche cette exclamation égoïste. J’ai peut-être trop écouté ma haine et mon dégoût, quand j’aurais dû n’être préoccupé que de l’avenir de votre famille. Dieu n’a pas réservé à tous les hommes les joies amères, mais profondes, de l’abnégation ou plutôt l’abnégation comporte bien des formes, et parfois celle que le vulgaire est le moins prompt à comprendre, Dieu et la conscience la trouvent la plus généreuse et la plus méritante. L’homme qui n’a d’autre responsabilité que sa propre existence a le devoir facile, et pour lui la fortune n’est pas une condition nécessaire de l’indépendance. Mais les obligations du père de famille sont multiples et complexes ; tous les sacrifices ne lui sont pas permis, et tant que l’honneur reste sauf, tant que la dignité n’est pas atteinte, les concessions aux circonstances peuvent être discutées, et dans cette discussion, la voix de la famille a le droit de se faire entendre à côté de la voix du monde. Ce n’est pas un vieux républicain n’ayant jamais forfait à son opinion qui conseillera à personne des capitulations de conscience, et d’ailleurs l’auteur d’Harmodius repousserait avec mépris ces lâches insinuations ; mais je vous l’ai déjà écrit et j’ai le devoir de vous le rappeler, le rectorat ne constituait pour vous qu’un avancement professionnel ; c’était la réparation d’une iniquité, et vos envieux eux-mêmes n’auraient pu y voir une faveur. Si donc votre refus est irrévocable, j’admirerai votre grandeur d’âme, mais, songeant plus que vous à votre famille, je me réjouirai de ne vous avoir pas poussé à ce sacrifice dont la nécessité absolue ne m’est pas démontrée. Tout dépend du reste des circonstances que j’ignore ; vous êtes donc le meilleur juge, et quoi que vous décidiez, je suis certain d’avance que vous vous rangerez du bon côté. Mais hâtez-vous de prendre un parti. Les longues incertitudes énervent les hommes les plus forts, et je suis peiné, sans être surpris, de l’abattement profond où vous êtes et qui vous fait dire que le poète est arrivé au dernier de ses chants[35].


Il faut croire que l’honneur a, lui aussi, des raisons que la raison ne comprend pas, car à cette lettre Victor de Laprade répondit que la question de sa rentrée dans les fonctions publique était définitivement tranchée « dans le sens de son indépendance. »

« Cet incident, lui disait-il, en faisant allusion à une proposition qui lui avait été faite d’écrire à l’Empereur une lettre où il se bornerait à parler des patriotiques espérances qu’avait éveillées en lui la transformation de l’Empire libéral, s’est produit au moment même où je méditais mon refus sans connaître les dispositions du prince, et j’ai saisi avec empressement l’occasion que me donnait cette condition proposée pour rompre entièrement. Mais je sais que malgré tout cela, lettres et articles de journaux, Saint-René Taillandier et le ministre de l’Instruction publique ne renoncent pas à poursuivre ma réintégration dans l’Université comme une réparation de l’injustice faite en ma personne à tout le corps enseignant. De plus, quand se fera la nomination de Renan[36], on aura encore besoin de la mienne pour faire compensation aux yeux des catholiques ; il n’est donc pas impossible que la question endormie se réveille dans quelques semaines ou quelques mois. J’essaie de l’oublier et de me remettre à la vie et au travail. A chaque jour suffit sa peine. Voilà une heure de trêve. Je m’en remets à la garde de Dieu pour le futur combat[37]… »


V

Hélas ! ce n’est pas cette question endormie qui se réveilla quelques semaines plus tard, c’est la nation elle-même qui fut réveillée dans les affres de la défaite. Et son réveil fut d’autant plus terrible que son sommeil avait été plus long.

Emile Péhant, comme tous les penseurs que l’âge ou les infirmités empêchèrent de courir aux armes, souffrit cruellement de nos désastres.


Au mois de juillet dernier, écrivait-il à Victor de Laprade le 20 décembre 1870, la Muse avait semblé vouloir honorer ma vieillesse d’une dernière visite, et pendant ses trente et un jours j’avais aligné sous sa dictée quelque chose comme mille à onze cents vers ; mon poème de Jeanne la Flamme commençait à se dessiner, et R…, à qui j’ai communiqué cette rapide ébauche, y a trouvé une couleur plus épique qu’à ma pauvre Jeanne de Belleville. Mais comme je faisais les quelques recherches historiques dont j’avais besoin pour ma quatrième partie, des malheurs inouïs se sont abattus sur la France. J’en ai ressenti le contre-coup, et sans pouvoir désespérer du succès final, je suis tombé dans cet accablement que vous avez si éloquemment dépeint. J’ai brisé ma plume pour ne plus songer jour et nuit qu’à nos douleurs. Mais que notre patrie triomphe, la Muse reviendra et trouvera dans mes souffrances des forces nouvelles ou au moins des couleurs vraies, car mon poème reproduit, chose étrange ! presque tous les désastres qui m’ont tant fait souffrir. Mais, hélas ! qui sait si la vieillesse et la mort peut-être ne précéderont pas la Muse ? Qu’importe, après tout ? J’ai eu la sagesse de ne jamais m’enivrer d’une espérance de gloire que je savais irréalisable, et de mes chants avortés je me console aisément en prenant ma part des applaudissemens qui saluent les vôtres. Vous n’avez pas dit votre dernier mot, et je suis certain d’avoir à savourer d’autres triomphes[38].


Victor de Laprade, qui s’était retiré dans le Cantal après les troubles de Lyon, avait, on s’en souvient, enflammé tous les cœurs avec son hymne de guerre aux Vendéens et aux Bretons et ses imprécations contre le roi de Prusse.


De pareils chants, lui écrivait Péhant, ont pour la France toute l’importance d’une victoire, et n’y eût-il en notre faveur que cet unique symptôme, je me croirais en droit d’affirmer qu’un pays d’où surfissent des accens si virils et si humains au fond même de leur âpre austérité, ne saurait être un pays perdu sans ressource. Grâce à votre vers si noblement indigné, le manteau impérial ne sera plus pour le sombre assassin des enfans et des femmes qu’une corrosive robe de Nessus, dont le tombeau ne l’affranchira pas. Puisse la brûlante flétrissure que vous avez infligée au royal bandit servir d’avertissement et d’épouvantail aux monstres couronnés qui voudraient l’imiter un jour ! Hélas ! mon cher ami, l’enthousiasme dont m’a pénétré votre sublime invective m’aveugle peut-être sur ses résultats historiques, et en terminant ma phrase, la peur me prend que ce ne soit qu’une phrase. Ni l’homme, ni l’humanité ne sont peut-être corrigibles. A côté des cruautés royales que je viens de maudire avec vous, je vois aujourd’hui même s’étaler dans les journaux les atrocités commises à Hautefaye par les campagnards de la Dordogne. Est-ce que je n’aurais adoré toute ma vie qu’une mensongère idole ? Me faudra-t-il, à 58 ans, rejeter comme une erreur décevante et sans base ma croyance aux progrès lents, mais continus, de notre chétive humanité ! Non, Dieu ne saurait m’avoir ainsi trompé ; dans toutes les cruautés contemporaines qui s’accomplissent si honteusement au bas et au haut de l’échelle sociale, il n’y a sans doute que d’horribles exceptions et un temps d’arrêt, que la faiblesse de ma vue ne peut s’expliquer, mais qui a sa cause providentielle… Enfin, mon illustre ami, n’est-ce pas un magnifique gage d’espérance et de pardon que Dieu nous a donné, en permettant qu’après tant de fusillades, d’emprisonnemens et de déportations, notre jeune république se soit établie sans souiller ses mains d’aucun acte de vengeance ni même de rancune ? Vous ne me faites pas sans doute l’injure de croire que la république de mes rêves ait pour personnification le régime transitoire que les circonstances nous ont donné ; mais je compte sur l’honnêteté indiscutable des membres du gouvernement de la Défense nationale pour rendre à la France la libre disposition d’elle-même dès que la dictature ne sera plus impérieusement nécessaire. Ah ! quel grand peuple nous pourrions faire encore et comme nous triompherions aisément de tous nos ennemis, si les honnêtes gens de tous les partis pouvaient ou plutôt voulaient s’unir dans un effort commun, et, abdiquant des prétentions coupables, prêtaient au gouvernement de la Défense nationale un loyal concours. Mais non, au risque de la guerre civile après la guerre étrangère, chaque parti n’a que des visées égoïstes, et en face du drapeau tricolore qui pouvait nous offrir à tous un abri suret une force irrésistible, on a élevé à la fois, — crime égal ! — le drapeau blanc et le drapeau rouge. De ce dernier les partisans sont rares, et par cela même peu dangereux, mais les réactionnaires se sont plu à en grossir le nombre, et pour déshonorer en eux et par eux la république qui peut seule nous sauver, on a exagéré à plaisir et de parti pris quelques excès bien coupables sans doute, mais faciles à réprimer, et sur lesquels le patriotisme faisait un devoir de jeter un voile. Cet étalage de nos plaies devant l’envahisseur qui a intérêt à persuader l’Europe que la France est en pleine anarchie, cette organisation savante du dénigrement et de la calomnie excitent en moi une indignation profonde contre ces journaux qui se prétendent religieux et auxquels manque la première vertu chrétienne…

Pardonnez-moi cette trop longue diatribe, je ne fais pas de théorie pure, et mes vieilles opinions républicaines n’ont pas seules entraîné ma plume sur ce terrain. Je manquerais à cette franchise qui fait le fond de notre caractère si, moi qui professe pour vous un véritable culte, je ne vous exprimais, je ne dirai pas le regret, mais la crainte de voir votre Muse si pure et si patriotique donner son appui à ces hommes des anciens partis qui prétendent au privilège exclusif de représenter les honnêtes gens et qui, par leurs intrigues déshonnêtes, n’ont réussi jusqu’à présent qu’à livrer la France à Bonaparte. Vingt années de ce régime ne leur suffisent donc pas, ou sont-ils assez aveuglés par leurs petites rancunes pour ne pas comprendre que leurs nouvelles intrigues les mènent malgré eux à la régence ? Ah ! je vous en conjure, ne contribuez pas, même d’une manière indirecte, à cet ignoble résultat d’une lutte gigantesque. Vous n’avez voulu flétrir que les jacobins de Lyon, et l’on se sert de vos vers pour flétrir tous les républicains. On recommence 1848. Lamartine n’a servi qu’à démolir Ledru-Rollin ; Cavaignac, Lamartine : puis, comme les juifs préférant Barrabas à Jésus, à Louis Bonaparte on a sacrifié Cavaignac. Dieu a dignement récompensé cette habile politique des honnêtes gens. O vous qui avez si glorieusement vengé Lamartine, ne mêlez pas votre voix à celles qui n’opposent maintenant Trochu à Gambetta qu’avec la volonté et l’espoir de renverser Trochu lui-même, s’il persiste à confondre le destin de la France avec la république[39].


J’ai publié cette lettre in extenso pour montrer au lecteur quelle âme ardente et quelle foi patriotique animaient le poète de Jeanne de Belleville. La lettre suivante, écrite un an après, c’est-à-dire à la suite des événemens terribles qui marquèrent le printemps de 1871, achèvera de peindre l’homme dans ses sentimens les plus intimes. Elle est adressée comme les précédentes au grand poète lyonnais.


Nantes, le 27 novembre 1871,

Cher et illustre ami,

Un long silence nous avait plongés dans les plus cruelles angoisses. Des renseignemens dus à l’obligeance du rédacteur en chef de la Décentralisation y avaient apporté quelques adoucissemens, lorsque votre dernière et navrante lettre à Emile G… est venue raviver et peut-être même augmenter notre douleur. Ce n’est plus, en effet, votre maladie seule qui nous effraie, c’est votre découragement de la vie, c’est votre renonciation à toute espérance. Il faut que les tristesses inconnues qui ont, dites-vous, assailli voire existence aient été bien poignantes, pour avoir ainsi triomphé d’un esprit aussi mâle et d’une âme aussi chrétienne. Nous qui vous aimons tant et qui faisons de votre bonheur un élément du nôtre, comment concevrions-nous l’espoir d’apporter à l’amertume de vos pensées, par nos caresses fraternelles, un remède ou même une consolation quelconque, si votre philosophie et votre foi y ont été impuissantes ? Et pourtant, mon bon et illustre ami, tout en restant dans l’humilité de ma position, je pourrais vous offrir mon propre exemple pour vous encourager à reprendre la lutte et vous donner la certitude de la victoire. L’heure de mes confidences complètes n’est pas encore venue, même envers vous ; mais je puis vous attester que, sauf le déshonneur, il n’est pas une douleur humaine dont je n’aie touché le fond. Eh bien ! chez moi le père de famille soutient l’homme, et, si je ne suis pas encore parvenu à chasser définitivement de mon chevet le spectre obsédant du suicide, je conserve du moins assez de force pour garder sur mon visage le masque de la résignation et parfois celui du bonheur. Or Dieu vous a prodigué des joies que je n’ai pas même rêvées et qu’ont savourées bien peu d’hommes ; la religion vous a donné pour le grand combat des armes qui me manquent. Faites donc, je vous en prie, ô mon bien-aimé poète, un vigoureux effort de volonté saine et de foi résolue, et débarrassez-vous des étreintes d’un désespoir qui, j’oserai vous le dire, n’a pas de causes irrémédiables.

Je conviens avec vous que, de quelque côté qu’on regarde, le présent est sombre et l’avenir terrible, mais sans vouloir faire de phrases, j’ai la conviction que l’enfer, — cette double symbolisation du mal et du malheur, — ne saurait prévaloir contre un pays qui s’appelle la France, ni contre un homme qui s’appelle Laprade. Malgré nos dissensions aussi lamentables que folles, Dieu finira par tirer notre nation de l’abîme, et dès à présent, il tient en réserve pour vos enfans, quand vous ne serez plus là pour les protéger, des trésors de gloire qui valent une fortune. Un catholique ne saurait se montrer moins croyant ni moins confiant qu’un libre penseur (car j’accepte avec orgueil devant les hommes, quoique avec humilité devant Dieu, ce titre que la secte ultramontaine prodigue si insolemment à tous ceux qui ne croient pas aux miracles et aux dogmes de sa fabrique). Pardonnez-moi cette inconvenante tirade. Ne vous rappelez que mon absolue confiance en la bonté de Dieu et, rua certitude des destinées glorieuses promises à vos œuvres et à vos enfans. Laissez-vous entraîner à la sincérité et à l’ardeur de ma foi. Ne cédez plus si aisément à vos inquiétudes de catholique, de patriote et de père de famille, qui accroissent vos souffrances physiques et vos insomnies, si elles n’en sont pas la première et la principale cause. Le jour où vous consentirez à rouvrir courageusement votre âme à l’espérance, la sécurité de l’esprit rendra à votre corps le calme et le sommeil ; vous serez sauvé ! et nous serons heureux ! Si les supplications ont près de Dieu quelque efficacité, ma famille pourra revendiquer une part, de votre guérison ; car il n’est pas de jour où ma femme et ma fille, — deux ferventes catholiques, — n’aient mêlé, soir et matin, votre nom au mien dans leurs prières. Les miennes ne montaient pas au ciel dans les mêmes termes et dans la même forme, mais soyez bien convaincu qu’elles n’en étaient pas moins ardentes. Tout à vous du plus profond de mon cœur.

EMILE PEHANT[40].


A peine Victor de Laprade avait-il reçu cette lettre qu’il y répondit par celle qui suit :


Lyon, 5 décembre 1871.

Cher et bien cher poète et ami,

Votre noble et touchante lettre m’a profondément ému et m’a fait honte de mon découragement. J’essaie de l’expliquer sinon de le justifier en vous disant que c’est plutôt une faiblesse patriotique et nerveuse qu’une faiblesse morale. Mon corps est épuisé, irrité, exaspéré par l’insomnie et la souffrance : mon âme demeure au fond résignée : je n’ose dire qu’elle est forte, mais avec un peu d’aide de Dieu elle pourrait le devenir. Un de mes chagrins personnels, outre les tristesses de Français et de citoyen qui nous accablent tous, c’est mon impuissance à remplir les devoirs dont je me suis trouvé chargé et notamment celui de député. Vous me croirez sans peine quand je vous dirai que j’ai été nommé malgré moi à l’Assemblée nationale. J’étais absent de Lyon au moment de ces élections improvisées. J’ai vu qu’on me portait candidat dans un journal ; j’ai immédiatement supplié tous mes amis par le télégraphe de retirer de moi le calice ; on m’a répondu par l’annonce de ma nomination. Je ne pouvais refuser un poste qui risquait d’être périlleux, et depuis lors, l’esprit des électeurs ayant complètement changé, tout le monde m’interdit de donner ma démission. Je serais remplacé, non pas même remplacé par un homme d’opinions très différentes, ce que j’accepterais très volontiers pour mon compte, mais par quelque scélérat de l’internationale ; la démagogie lyonnaise, entièrement maîtresse du terrain, irait chercher quelque incendiaire, quelque assassin de la Commune pour lui donner ma place. Me voilà donc crucifié à ce mandat que je ne puis remplir. C’est une position faible et humiliante dont je voudrais sortir à tout prix ; quand ma santé se rétablirait, je n’en aspirerais pas moins à cesser d’être député ; je n’ai ni goût ni aptitude pour la vie parlementaire. Je suis un poète, un écrivain, même un écrivain politique à l’occasion, mais orateur, législateur, administrateur, rapporteur sur une question quelconque, je ne puis l’être, et à cause de la nature de mon esprit et à cause de la faiblesse de mon corps. Cet honneur qu’on m’a fait est donc pour moi un grand tourment, sans compter une foule d’autres. Ma vie, qui paraît enviable à la surface, ne l’est guère au fond ; je suis comblé d’une foule de biens ou du moins de quelques-uns dont je n’avais pas le moindre besoin, mais aucun de mes besoins et de mes désirs réels n’est satisfait. Avec cela, tant que j’ai eu la force de travailler et de lutter, je ne murmurais pas. Aujourd’hui, c’est mon corps brisé et torturé qui murmure, mais je garde encore la clairvoyance de mon esprit et une certaine résignation stoïque, sinon chrétienne. Depuis quelques jours, quoique mes douleurs rhumatismales et névralgiques aient plutôt augmenté, je me sens plus de force. J’essaierai probablement de me traîner à Paris et à Versailles ; nous avons à l’Académie un vote très important à donner pour le 28 décembre ; il s’agit de quatre fauteuils. En paraissant à quelques séances de l’Assemblée, j’éloignerai le moment d’une démission que je brûle mais que tout le monde m’interdit de donner.

J’attends avec impatience votre nouveau poème. Si j’étais de fait ce que je suis de nom, académicien et député, je pourrais servir mes cliens qui le méritent, mais je ne suis qu’un invalide relégué dans une chambrette d’un faubourg de Lyon. Les quelques forces que je crois avoir recouvrées, je les dois à la colère. On dit de toutes parts que les Bonaparte vont revenir. Je suis allé chercher la brochure du grand Breton, Bonaparte et les Bourbons, qui semble écrite d’hier ; j’y ai ajouté une préface où je piétine dans la fange le second Empire, et je fais imprimer cela ; je vous l’enverrai bientôt ; dites a notre ami G… qu’il se prépare à donner une grande publicité à cet instrument de combat.

Dieu vous garde, cher ami, le Dieu auquel nous croyons, nous deux, et qui est bien le même, et qui n’est pas celui de Veuillot, vous accordera de voir une aussi digne vie que la vôtre enfin récompensée. Heureux qui pourra concourir à cette récompense ! Je vous embrasse de tout cœur.

VICTOR DE LAPRADE.[41]


La récompense, — j’entends les hommages publics, — Emile Péhant ne devait pas la recevoir en ce bas monde. Malgré tout le talent qu’il y dépensa, sa chanson de geste n’obtint jamais qu’un succès d’estime, et c’est tout au plus s’il parvint à couvrir les frais d’impression.

En 1872, quand Emile Péhant se décida à publier la première partie de Jeanne la Flamme, sa situation était si ingrate et si précaire que les loisirs et l’argent nécessaires lui faisaient défaut pour aller en Basse-Bretagne recueillir sur place les élémens du Siège d’Hennebont[42], qui devait remplir la fin de son poème. Et il faut croire qu’il ne put jamais se les procurer, puisque le Siège d’Hennebont ne sortit jamais de sa tête. La chose est d’autant plus regrettable que Jeanne la Flamme s’annonçait comme une œuvre vraiment belle et de beaucoup supérieure à Jeanne de Belleville. Le récit était bien proportionné, sans longueur et sans sécheresse. Le vers, plus souple et plus large, avait pris des ailes et montait aussi haut que la pensée. La rime qui, dans le poème précédent, était souvent pauvre, et comme embarrassée d’elle-même, était riche à présent, pleine de nouveauté et d’inattendu. Bref, à cet immense tableau du Siège de Nantes qui se déroulait durant tout un volume, il ne manquait, selon la judicieuse remarque de Laprade, qu’un peu de fantaisie et quelques élans lyriques. Encore un effort, et le Siège d’Hennebont allait mettre le sceau à la gloire de Jeanne la Flamme, et du même coup à celle du poète. Mais à quoi bon cet effort et pourquoi Péhant l’aurait-il fait ?


Durant ces deux ans, écrivait-il à l’auteur de Pernette le 4 septembre 1874, j’ai travaillé comme un forçat, sans aucune distraction d’esprit, sans aucune consolation de cœur. Et je travaillais ainsi par devoir et par dévouement à ma bibliothèque, au milieu de tracasseries et de déboires qui ont été jusqu’ici mon unique récompense. Qu’importe, après tout, ces semblans d’injustice ? Je suis satisfait, sinon de mon œuvre, du moins du zèle et du soin que j’y ai apportés. Je me trouve assez payé de mes peines. Je touche d’ailleurs à ma libération. J’ai classé dans leur nouveau local mes diverses collections (non sans fatigue, car au dernier jour j’ai subi une légère attaque de paralysie à présent dissipée), el j’ai terminé l’impression du cinquième et du dernier volume démon catalogue. Il ne me reste plus à publier que les tables et une Notice descriptive de nos manuscrits et de nos livres rares ou précieux à divers titres. Cette dernière besogne bibliographique ne me demandera qu’une année ou dix-huit mois d’application, et je pourrai enfin me permettre un peu de repos. Peut-être même trouverai-je dans cette occupation moins absorbante quelques intervalles de liberté. Cette perspective de loisir devrait m’inspirer la pensée de reprendre et d’achever, non pas ma chanson de geste tout entière, mais au moins ma Jeanne la Flamme, dont la grande et sympathique figure passe et repasse sans cesse devant moi et fait à ma lyre brisée de fréquens appels. Mais si mon enthousiasme n’est pas éteint, la volonté me manque autant que les forces. Une main tremblante comme la mienne n’écrirait plus que des vers glacés ou débiles. J’ai donc dit à la Muse un nouvel et bien définitif adieu[43].


Il mourut le 6 mars 1876. Un de ses disciples et amis, M. Joseph Rousse, ouvrit une souscription pour couvrir les frais d’une modeste plaque de marbre blanc destinée à perpétuer le souvenir du poète dans l’église de Guérande. Sur cette plaque, dressée contre une des parois de la chapelle de la Vierge, on peut lire en lettres rouges le sonnet qu’Emile Péhant fit pour la Madone, quand il mourait de faim à Paris :


Vierge sainte, ô Marie, étoile du matin,
L’amour que j’ai pour vous, je le tiens de ma mère ;
Sa tendresse à vos soins confia mon destin :
Prouvez-lui que sa foi n’est pas une chimère !

L’athéisme longtemps m’a versé de son vin ;
Sa coupe est à ma lèvre aujourd’hui trop amère :
Je voudrais bien que Dieu m’admît à son festin ;
Mais j’arrive si tard ! j’ai peur de sa colère.

Demandez-lui ma grâce, ô Mère de Jésus !
Tous les cœurs repentans de vous sont bien reçus ;
Contre le désespoir vous êtes leur refuge :

Car dès que vous priez pour des pécheurs contrits,
Dieu ne peut s’empêcher d’oublier qu’il est juge
Pour se ressouvenir seulement qu’il est fils !


Admirable et pieux ex-voto qui entretient le culte du poète parmi ses concitoyens dévots à la Vierge, en attendant que son buste soit élevé, — en face de la mer, — sous les beaux arbres qui bordent les anciens fossés de sa ville natale.


LEON SECHE.

  1. D’après la correspondance inédite d’Alfred de Vigny, François Ponsard, Victor de Laprade, etc.
  2. Pitre-Chevalier, né à Paimboeuf en 1812, mort à Paris en 1864. Auteur de la Bretagne ancienne et moderne.
  3. Léon de Wailly, né le 28 juillet 1804, mort le 25 avril 1863. Auteur d’Angelica Kauffmann.
  4. Mme Péhant était une demoiselle Etiennez. Sa mère, née de Percy, était la nièce propre de Madame et de l’abbé de Percy, que Barbey d’Aurevilly a mis en scène dans son roman du Chevalier des Touches.
  5. Lettre inédite.
  6. Lettre inédite.
  7. Où habitait Alfred de Vigny.
  8. Où habitait Victor Hugo.
  9. Emile Roulland, avait débuté dans la littérature par des élégies et des odes pleines de promesses. Ayant entrepris de traduire en vers les Lusiades de Camoëns, il tomba dans une misère telle, au cours de ce travail, qu’il se laissa mourir plutôt que de tendre la main. Ceci se passait rue Saint-Honoré, 149. deux ou trois jours après la représentation de Chatterton. Quand Alfred de Vigny apprit cette mort, il écrivit la lettre suivante à M. Hippolyte Lucas :
    « Monsieur, je viens d’être vivement ému de cette fin déplorable de M. Emile Roulland. Quoi ! pendant que je plaidais sa caus,. il mourait ainsi. Si je l’avais pu, j’aurais quitté le théâtre pour aller pleurer auprès de son lit. Voilà un martyr de plus. Hélas ! ai-je crié dans le désert ? En fera-t-on encore de nouveaux ? Venez me répondre, monsieur, vous à qui sont bien connus les secrets du cœur et du monde. » — 20 février 1835.
  10. Élisa Mercœur avait quitté Nantes avec sa mère en 1828 et s’était installée à Paris, dans un petit appartement de la rue Meslay. C’est là qu’elle conçut le plan de sa tragédie des Abencerages, qui, après avoir été reçue par le comité du Théâtre-Français en 1831, fut refusée par le commissaire royal d’alors, et c’est là qu’elle mourut de consomption et de chagrin en 1835.
  11. Alfred de Vigny.
  12. Lettre inédite.
  13. Pichald (Michel), né à Vienne en 1786, mort à Paris le 28 janvier 1828.
  14. Lettre inédite du 22 décembre 1834.
  15. Lettre inédite.
  16. Lettre inédite.
  17. Nous verrons tout à l’heure ce qu’en pensait Victor Hugo. Quant à Alfred de Vigny, voici ce qu’il en dit dans son Journal : « Toute la presse vient de louer Lucrèce pour ses qualités classiques, tandis que son succès vient précisément de ses qualités romantiques : détails de la vie intime et simplicité de langage, venant de Shakspeare par Coriolan et Jules César. »
  18. Cette traduction du poème de Byron avait été son premier ouvrage. Il l’avait publiée en 1837 chez Gosselin, l’éditeur romantique. Elle était franchement mauvaise, et il avait fallu toute l’indulgence de Charles Magnin pour y découvrir « plusieurs des qualités qu’il retrouva dans Lucrèce. » Cf. la Revue des Deux Mondes, du 1er juin 1843.
  19. Ponsard ne savait pas si bien dire.
    J’ouvre le second tome de Choses vues, par Victor Hugo, et j’y lis sous la date de 1845 :
    « Au cours des représentations de la Lucrèce de M. Ponsard, j’eus avec M. Viennet, en pleine Académie, le dialogue que voici :
    M. VIENNET. — Avez-vous vu la Lucrèce qu’on joue à l’Odéon ?
    Moi. — Non.
    M. VIENNET. — C’est très bien.
    Moi. — Vraiment, c’est très bien ?
    M. VIENNET. — C’est plus que bien, c’est beau.
    Moi. — Vraiment, c’est beau ?
    M. VIENNET. — C’est plus que beau, c’est magnifique.
  20. Lettre inédite.
  21. Voici les derniers vers de cette pièce :

    Ainsi la poésie, en ton soin renfermée,
    Parce qu’on n’entend pas sa voix accoutumée,
    Parce que son rayon ne luit pas au dehors,
    Qu’elle reste pensée et ne se fait pas corps,
    Peut échapper aux sons de la foule grossière
    Dont l’œil matériel ne voit que la matière.

    Ils en viendront peut-être à l’incrédulité :
    Ils nieront qu’elle soit, qu’elle ait jamais été,
    Et ne comprendront pas une occulte puissance.
    Alors qu’elle repose et qu’elle fait silence.

    Mais ce repos, Emile, est un travail encor :
    C’est le travail de l’air amassant son trésor.
    Comme il cueille un parfum dans la fleur caressée,
    Tu sais dans chaque fleur cueillir une pensée,
    Un rêve dans la nuit, un hymne dans la voix
    Des eaux de la rivière et des feuilles du bois.

    Puis une heure viendra : l’heure ou la poésie,
    Saturée à la fin de ses flots d’ambroisie,
    Déploîra librement son magnifique vol
    Et d’un pied dédaigneux repoussera le sol.
    Des hommes, cependant, répandait de leur doute,
    Te montreront encor les traces de sa route,
    Que la fille du ciel, de retour au saint lieu,
    Aura déjà chanté sous la face de Dieu.

  22. Lettre inédite.
  23. Ponsard s’était démis au mois d’avril 1852 du poste de bibliothécaire du Sénat, que lui avait offert le prince Jérôme, pour répondre à certaines calomnies qui avaient attribué sa nomination à l’influence d’une actrice en renom.
  24. Ponsard, à l’instigation de Lamartine, s’était porté à la députation dans l’Isère, en 1848 et en 1849, et n’avait pas été élu. Ses professions de foi étaient nettement républicaines.
  25. C’est l’Empereur qui, en 1858, leva l’interdit dont Lucrèce était frappée depuis sept ans.
  26. L’Honneur et l’Argent.
  27. Lettre inédite.
  28. Revue de Bretagne et de Vendée de juillet 1867. Emite Péhant, par Joseph Rousse.
  29. Cf. le Correspondant du 25 mai 1869.
  30. Lettre inédite.
  31. Lettre inédite.
  32. À la fin de sa lettre, Péhant lui avait dit : « Je tiens de G… que vous avez songé bien des fois à prendre Jeanne d’Arc pour héroïne d’une chanson de geste. Puissiez-vous donner suite à cette inspiration qui, comme celles de la bergère de Domrémy, vous vient directement du ciel ! »
  33. Lettre inédite.
  34. Lettre inédite.
  35. Lettre inédite.
  36. Renan ne fut réintégré dans sa chaire que par Jules Simon, sous le gouvernement de la Défense nationale.
  37. Lettre inédite.
  38. Lettre inédite.
  39. Lettre inédite.
  40. Lettre inédite.
  41. Lettre inédite.
  42. « Dans mon isolement et mon abandon, écrivait-il à Victor de Laprade, j’ai besoin d’aide pour continuer l’œuvre que j’ai si follement entreprise au déclin de ma vie. Si je n’écris pas le Siège d’Hennebont, quoique cette seconde partie de Jeanne la Flamme soit depuis longtemps toute vivante dans ma tête plus vivante, hélas ! que ma plume ne saura la rendre), c’est que j’aurais absolument besoin sinon d’étudier, au moins de voir la scène vraie de mon draine. Pour des personnages fictifs, on peut à la rigueur dresser soi-même un théâtre factice ; mais quand la Muse emprunte à l’Histoire les héros de ses principaux récits, il est indispensable que les localités lui soient familières ou du moins qu’elle connaisse les principales lignes de la physionomie réelle du paysage. Autrement elle côtoie de trop près la rhétorique et les réminiscences pour n’y pas faire et souvent volontairement plus d’une chute. Or je compte sur l’effet de votre nom et des noms également glorieux qui l’accompagnent dans mon Introduction pour me procurer la possibilité d’une excursion de quelques jours en Basse-Bretagne. Le rêve s’en ira sans doute au vent comme tant d’autres ; mais c’est encore une consolation et un appui qu’une demi-espérance. » (Lettre inédite.)
  43. Lettre inédite.