Un philosophe sous les toits/Chapitre 12

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 235-257).

CHAPITRE XII.
LA FIN D’UNE ANNÉE.

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Le 30 décembre au soir. — J’étais au lit, à peine délivré de cette fièvre délirante gui m’a tenu si longtemps entre la vie et la mort. Mon cerveau affaibli faisait effort pour reprendre son activité; la pensée se produisait encore incomplète et confuse, comme un jet lumineux qui perce les nuages ; je sentais, par instant, des retours de vertige qui brouillaient toutes mes perceptions ; je flottais, pour ainsi dire, entre des alternatives d’égarement et de raison.

Quelquefois tout m’apparaissait clairement, comme ces perspectives qui s’ouvrent devant nous par un temps serein, du haut de quelque montagne élevée. Nous distinguons les eaux, les bois, les villages, les troupeaux, jusqu’au chalet posé aux bords du ravin ; puis, subitement, une raffale chargée de brumes arrive, et tout se confond !

Ainsi livré aux oscillations d’une lucidité mal reconquise, je laissais mon esprit en suivre tous les mouvements sans vouloir distinguer la réalité de la vision ; il glissait doucement de l’une à l’autre ; la veille et le rêve se suivaient de plain pied !

Or, tandis que j’errais dans cette incertitude, voici que, devant moi, au-dessous de la pendule dont le pouls sonore mesure les heures, une femme m’est apparue !

Le premier regard suffisait pour faire comprendre que ce n’était point là une fille d’Ève. Son œil avait l’éclat mourant d’un astre qui s’éteint, et son visage la pâleur d’une sublime agonie. Revêtue de draperies de mille couleurs où se jouaient les teintes les plus joyeuses et les plus sombres, elle tenait à la main une couronne effeuillée.

Après l’avoir contemplée quelques instants, je lui ai demandé son nom et ce qu’elle faisait dans ma mansarde. Ses yeux, qui suivaient l’aiguille de la pendule, se sont tournés de mon côté, et elle a répondu :

— Tu vois en moi l’année qui va finir ; je viens recevoir tes remercîments et tes adieux.

Je me suis dressé sur mon coude avec une surprise qui a bientôt fait place à un amer ressentiment.

— Ah ! tu veux être remerciée, me suis-je écrié; mais voyons pour cela ce que tu m’as apporté!

Quand j’ai salué ta venue, j’étais encore jeune et vigoureux ! tu m’as retiré, chaque jour, quelque peu de mes forces, et tu as fini par m’envoyer la maladie ! Déjà, grâce à toi, mon sang est moins chaud, mes muscles sont moins fermes, mes pieds moins prompts. Tu as déposé dans mon sein tous les germes des infirmités ; là où croissaient les fleurs de l’été de la vie, tu as méchamment semé les orties de vieillesse.

Et comme si ce n’était pas assez d’avoir affaibli mon corps, tu as aussi amoindri mon âme ; tu as éteint en elle les enthousiasmes ; elle est devenue plus paresseuse et plus craintive. Autrefois ses regards embrassaient généreusement l’humanité entière, tu l’as rendue myope et elle voit maintenant à peine au-delà d’elle-même.

Voilà ce que tu as fait de mon être : quant à ma vie, regarde à quelle tristesse, à quel abandon, à quelles misères tu l’as réduite !

Depuis tant de jours que la fièvre me retient cloué sur ce lit, qui a pris soin de cet intérieur où je mettais ma joie ? Ne vais-je point trouver mes armoires vides, ma bibliothèque dégarnie, toutes mes pauvres richesses perdues par la négligence ou l’infidélité? Où sont les plantes que je cultivais, les oiseaux que j’avais nourris ? Tout a disparu ! ma mansarde est défleurie, muette, solitaire !

Revenu seulement depuis quelques instants à la conscience de ce qui m’entoure, j’ignore même qui m’a veillé pendant ces longues souffrances. Sans doute quelque mercenaire, reparti quand mes ressources auront été épuisées !

Et qu’auront dit de mon absence les maîtres auxquels je devais mon travail ? À ce moment de l’année où les affaires sont plus pressantes, auront-ils pu se passer de moi, l’auront-ils voulu ? Peut-être suis-je déjà remplacé à ce petit bureau où je gagnais le pain terrestre ! Et c’est toi, toi seule, méchante fille du temps, qui m’auras apporté tous ces désastres : force, santé, aisance, travail, tu m’as tout enlevé; je n’ai reçu de toi qu’insultes ou dommages, et tu oses encore réclamer ma reconnaissance !

Ah ! meurs, puisque ton jour est venu ; mais meurs méprisée et maudite ; et puisse-je écrire sur ta tombe l’épitaphe que le poëte arabe grava sur celle d’un roi :

« Passant, réjouis-toi ; celui que nous avons enterré ici ne peut plus revivre. »


Je viens d’être réveillé par une main qui prenait la mienne ; et, en ouvrant les yeux, j’ai reconnu le médecin.

Après avoir compté les pulsations du pouls, il a hoché la tête, s’est assis aux pieds du lit et m’a regardé en se grattant le nez avec sa tabatière.

J’ai su depuis que c’était un signe de satisfaction chez le docteur.

— Eh bien ! nous avons donc voulu nous faire enlever par la camarde ? m’a dit M. Lambert, de son ton moitié jovial, moitié grondant. Peste ! comme on y allait de bon cœur ? Il a fallu vous retenir à deux bras, au moins !

— Ainsi vous avez désespéré de moi, docteur ? ai-je demandé un peu saisi.

— Du tout, a répondu le vieux médecin ; pour désespérer quelquefois, il faudrait avoir habituellement de l’espoir, et je n’en ai jamais. Nous ne sommes que les instruments de la Providence, et chacun de nous devrait dire comme Ambroise Paré: « Je le pansai, Dieu le guérit. »

— Qu’il soit donc béni, ainsi que vous, me suis-je écrié, et puisse la santé me revenir avec la nouvelle année !

M. Lambert a haussé les épaules.

— Commencez par vous la demander à vous-même, a-t-il repris brusquement : Dieu vous la rend, c’est à votre sagesse et non au temps de la conserver. Ne dirait-on pas que les infirmités nous viennent comme une pluie ou comme un rayon de soleil, sans que nous y soyons pour quelque chose ! Avant de se plaindre d’être malade, il faudrait prouver qu’on a mérité de se bien porter.

J’ai voulu sourire, mais le docteur s’est fâché.

— Ah ! vous croyez que je plaisante, a-t-il repris en élevant la voix ; mais dites-moi un peu qui de nous donne à sa santé l’attention qu’il donne à sa fortune ? Economisez-vous vos forces comme vous économisez votre argent ? évitez-vous les excès ou les imprudences avec le même soin que les folles dépenses ou les mauvais placements ! avez-vous une comptabilité ouverte pour votre tempérament comme pour votre industrie ? cherchez-vous chaque soir ce qui a pu vous être salutaire ou malfaisant, avec la prudence que vous apportez à l’examen de vos affaires ? Vous-même, qui riez, n’avez-vous pas provoqué le mal par mille extravagances ?

J’ai voulu protester en demandant l’indication de ces extravagances ; le vieux médecin a écarté tous ses doigts, et s’est mis à les compter l’une après l’autre.

Primo, s’est-il écrié, manque d’exercice ! Vous vivez ici comme le rat dans son fromage, sans air, sans mouvement, sans distraction. Par suite, le sang circule mal, les humeurs s’épaississent, les muscles inactifs ne réclament plus leur part de nutrition ; l’estomac s’allanguit et le cerveau se fatigue.

Secundo. Nourriture irrégulière. Le caprice est votre cuisinier, l’estomac un esclave qui doit accepter ce qu’on lui donne, mais qui se venge sournoisement, comme tous les esclaves.

Tertio. Veilles prolongées ! Au lieu d’employer la nuit au sommeil, vous la dépensez en lectures ; votre alcôve est une bibliothèque, votre oreiller un pupitre ! À l’heure où le cerveau fatigué demande du repos, vous le conduisez à une orgie, et vous vous étonnez de le trouver endolori le lendemain.

Quarto. La mollesse des habitudes ! Enfermé dans votre mansarde, vous vous êtes insensiblement entouré de mille précautions douillettes. Il a fallu des bourrelets pour votre porte, un paravent pour votre fenêtre, des tapis pour vos pieds, un fauteuil ouaté de laine pour vos épaules, un poêle allumé au premier froid, une lampe à lumière adoucie, et, grâce à toutes ces précautions, le moindre vent vous enrhume, les siéges ordinaires vous exposent à des courbatures, et il vous faut des lunettes pour supporter la lumière du jour. Vous avez cru conquérir des jouissances, et vous n’avez fait que contracter des infirmités.

Quinto…

— Ah ! de grâce, docteur, assez ! me suis-je écrié. Ne poussez pas plus loin l’examen ; n’attachez pas à chacun de mes goûts un remords.

Le vieux médecin s’est gratté le nez avec sa tabatière.

— Vous voyez, a-t-il dit plus doucement en se levant, vous fuyez la vérité, vous reculez devant l’enquête ! preuve que vous êtes coupable : Habemus confitentem reum ! Mais au moins, mon cher, n’accusez plus les quatre saisons, à l’exemple des portières.

Là-dessus il m’a encore tâté le pouls, et il est parti, en déclarant que son ministère était fini, et que le reste me regardait.

Le docteur sorti, je me suis mis à réfléchir.

Pour être trop absolue, son idée n’en a pas moins un fond de justesse. Combien de fois nous attribuons au hasard le mal dont il faudrait chercher l’origine en nous-mêmes ! Peut-être eût-il été sage de le laisser achever l’examen commencé.

Mais n’en est-il pas un autre encore plus important, celui qui intéresse la santé de l’âme ? suis-je bien sûr de n’avoir rien négligé pour la préserver pendant l’année qui va finir ? Soldat de Dieu parmi les hommes, ai-je bien conservé mon courage et mes armes ? Serai-je prêt pour cette grande revue des morts que doit passer Celui qui est dans la sombre vallée de Josaphat ?

Ose te regarder toi-même, ô mon âme, et cherche combien de fois tu as failli.

D’abord, tu as failli par orgueil ! Car je n’ai pas recherché les simples. Trop abreuvé des vins enivrants du génie, je n’ai plus trouvé de saveur à l’eau courante. J’ai dédaigné les paroles qui n’avaient d’autre grâce que leur sincérité; j’ai cessé d’aimer les hommes, seulement parce que c’étaient des hommes, je les ai aimés pour leur supériorité; j’ai resserré le monde dans les étroites limites d’un panthéon, et ma sympathie n’a pu être éveillée que par l’admiration. Cette foule vulgaire que j’aurais dû suivre d’un œil ami, puisqu’elle est composée de frères en espérances et en douleurs, je l’ai laissée passer avec indifférence, comme un troupeau. Je m’indigne de voir celui qu’enivre son or mépriser l’homme pauvre des biens terrestres, et moi, vain de ma science futile, je méprise le pauvre d’esprit. J’insulte à l’indigence de la pensée comme d’autres à celle de l’habit ; je m’enorgueillis d’un don et je me fais une arme offensive d’un bonheur !

Ah ! si, aux plus mauvais jours des révolutions, l’ignorance révoltée a jeté parfois un cri de haine contre le génie, la faute n’en est pas seulement à la méchanceté envieuse de sa sottise, elle vient aussi de l’orgueil méprisant du savoir.

Hélas ! j’ai trop oublié la fable des deux fils du magicien de Bagdad.

L’un, frappé par l’arrêt irrévocable du destin, était né aveugle, tandis que l’autre jouissait de toutes les joies que donne la lumière. Ce dernier fier de ses avantages, raillait la cécité de son frère et dédaignait sa compagnie. Un matin que l’aveugle voulait sortir avec lui :

— À quoi bon, lui dit-il, puisque les dieux n’ont mis rien de commun entre nous ? Pour moi la création est un théâtre où se succèdent mille décorations charmantes et mille acteurs merveilleux ; pour vous ce n’est qu’un abîme obscur au fond duquel bruit un monde invisible. Demeurez donc seul dans vos ténèbres, et laissez les plaisirs de la lumière à ceux qu’éclaire l’astre du jour.

À ces mots, il partit, et le frère abandonné se mit à pleurer amèrement. Le père, qui l’entendit, accourut aussitôt et s’efforça de le consoler en promettant de lui accorder tout ce qu’il désirerait.

— Pouvez-vous me rendre la vue ? demanda l’enfant.

— Le sort ne le permet pas, dit le magicien.

— Alors, s’écria l’aveugle avec emportement, je vous demande d’éteindre le soleil !

Qui sait si mon orgueil n’a point provoqué le même souhait de la part de quelqu’un de mes frères qui ne voient pas ?

Mais combien plus souvent encore j’ai failli par imprudence et par légèreté! Que de résolutions prises à l’aventure ! que d’arrêts portés dans l’intérêt d’un bon mot ! que de mal accompli faute de sentir ma responsabilité! la plupart des hommes se nuisent les uns aux autres pour faire quelque chose ! on raille une gloire, on compromet une réputation, comme le promeneur oisif, qui suit une haie, brise les jeunes branches et effeuille les plus belles fleurs. Et cependant notre irréflexion fait ainsi les renommées ! Semblable à ces monuments mystérieux des peuples barbares auxquels chaque voyageur ajoutait une pierre, elles s’élèvent lentement ; chacun y apporte en passant quelque chose et ajoute au hasard, sans pouvoir dire lui-même s’il élève un piédestal ou un gibet. Qui oserait regarder derrière lui pour y relever ses jugements téméraires ?

Il y a quelques jours, je suivais le flanc des buttes vertes que couronne le télégraphe de Montmartre. Au-dessous de moi, le long d’un de ces sentiers qui tournent en spirale pour gravir le coteau, montaient un homme et une jeune fille sur lesquels mes yeux s’arrêtèrent. L’homme avait un paletot à longs poils qui lui donnait quelque ressemblance avec une bête fauve, et portait une grosse canne dont il se servait pour décrire dans l’air d’audacieuses arabesques. Il parlait très-haut, d’une voix qui me parut saccadée par la colère. Ses yeux, levés par instant, avaient une expression de dureté farouche, et il me sembla qu’il adressait à la jeune fille des reproches ou des menaces qu’elle écoutait avec une touchante résignation. Deux ou trois fois elle hasarda quelques paroles sans doute un essai de justification ; mais l’homme au paletot recommençait aussitôt avec ses éclats de voix convulsifs, ses regards féroces et ses moulinets menaçants. Je le suivis des yeux, cherchant en vain à saisir un mot au passage, jusqu’au moment où il disparut derrière la colline.

Evidemment je venais de voir un de ces tyrans domestiques dont l’humeur insociable s’exalte par la patience de la victime, et qui, pouvant être les dieux bienfaiteurs d’une famille, aiment mieux s’en faire les bourreaux.

Je maudissais dans mon cœur le féroce inconnu, et je m’indignais de ce que ces crimes contre la sainte douceur du foyer ne pussent recevoir leur juste châtiment, lorsque la voix du promeneur se fit entendre de plus près. Il avait tourné le sentier et parut bientôt devant moi au sommet de la butte.

Le premier coup d’œil et les premiers mots me firent alors tout comprendre : là où j’avais trouvé l’accent furieux et les regards terribles de l’homme irrité, ainsi que l’attitude d’une victime effrayée, j’avais, tout simplement, un brave bourgeois louche et bègue qui expliquait à sa fille attentive l’éducation des vers à soie !

Je m’en suis revenu, riant de ma méprise ; mais, près de rejoindre mon faubourg, j’ai vu courir la foule, j’ai entendu des cris d’appel ; tous les bras, tournés vers le même point, montraient, au loin, une colonne de flammes. L’incendie dévorait une fabrique, et tout le monde s’élançait au secours.

J’ai hésité. La nuit allait venir ; je me sentais fatigué; un livre favori m’attendait : j’ai pensé que les travailleurs ne manqueraient pas, et j’ai continué ma route.

Tout à l’heure j’avais failli par défaut de prudence ; maintenant, c’est par égoïsme et par lâcheté.

Mais quoi, n’ai-je point oublié en mille autres occasions les devoirs de la solidarité humaine ? Est-ce la première fois que j’évite de payer ce que je dois à la société? Dans mon injustice, n’ai-je pas toujours traité mes associés comme le lion ? Toutes les parts ne me sont-elles pas successivement revenues ? Pour peu qu’un malavisé en redemande quelque chose, je m’effraie, je m’indigne, j’échappe par tous les moyens. Que de fois, en apercevant, au bout du trottoir, la mendiante accroupie, j’ai dévié de ma route, de peur que la pitié ne m’appauvrît, malgré moi, d’une aumône ! Que de douleurs mises en doute pour avoir le droit d’être impitoyable ! Avec quelle complaisance j’ai constaté, parfois, les vices du pauvre, afin de transformer sa misère en punition méritée !…

Oh ! n’allons pas plus loin, n’allons pas plus loin ! Si j’ai interrompu l’examen du docteur, combien celui-ci est plus triste ! Les maladies du corps font pitié, celles de l’âme font horreur…

J’ai été heureusement arraché à ma rêverie par mon voisin le vieux soldat.

Maintenant que j’y pense, il me semble avoir toujours vu, pendant mon délire, cette bonne figure tantôt penchée sur mon lit, tantôt assise à son établi, au milieu de ses feuilles de carton.

Il vient d’entrer, armé de son pot à colle, de sa main de papier vert et de ses grands ciseaux. Je l’ai salué par son nom ; il a poussé une exclamation joyeuse et s’est approché.

— Eh bien ! on a donc retrouvé sa boule ! s’est-il écrié en prenant mes deux mains dans la main mutilée qui lui reste ; ça n’a pas été sans peine, savez-vous ! en voilà une campagne qui peut compter pour deux chevrons ! J’ai vu pas mal de fiévreux battre la breloque pendant mes mois d’hôpital : à Leipsick, j’avais un voisin qui se croyait un feu de cheminée dans l’estomac, et qui ne cessait d’appeler les pompiers ; mais le troisième jour tout s’est éteint de soi-même, vu qu’il a passé l’arme à gauche tandis que vous, ça a duré vingt-huit jours, le temps d’une campagne du petit caporal.

— Je ne me suis donc pas trompé, vous étiez près de moi !

— Parbleu ! je n’ai eu qu’à traverser le corridor. Ça vous a fait une garde-malade pas mal gauche, vu que la droite est absente ; mais bah ! vous ne saviez pas de quelle main on vous faisait boire, et ça n’a pas empêché cette gueuse de fièvre d’être noyée… absolument comme Poniatowski dans l’Elster !

Le vieux soldat s’est mis à rire, et moi, trop attendri pour parler, j’ai serré sa main contre ma poitrine. Il a vu mon émotion et s’est empressé d’y couper court.

— À propos, vous savez qu’à partir d’aujourd’hui on a le droit à la ration ! a-t-il repris gaiement ; quatre repas comme les meinhers allemands ; rien que ça ! C’est le docteur qui est votre maître d’hôtel.

— Reste à trouver le cuisinier, ai-je repris en souriant.

— Il est trouvé! s’est écrié le vétéran.

— Qui donc ?

— Geneviève.

— La fruitière ?

— Au moment où je vous parle, elle fricasse pour vous, voisin ; et n’ayez pas peur qu’elle épargne le beurre, ni le soin. Tant que vous avez été entre le vivat et le requiem, la brave femme passait son temps à monter ou à descendre les escaliers pour savoir où en était la bataille… Et tenez, je suis sûr que la voici.

On marchait, en effet, dans le corridor ; il est allé ouvrir.

— Eh bien ! a-t-il continué, c’est notre portière, la mère Millot ; encore une de vos bonnes amies, voisin, et que je vous recommande pour les cataplasmes. Entrez, mère Millot, entrez, nous sommes tout à fait jolis garçons ce matin, et prêts à danser un menuet si nous avions des pantoufles.

La portière est entrée toute ravie. Elle me rapportait du linge blanchi et réparé par ses soins, avec une petite bouteille de vin d’Espagne, cadeau de son fils le marin, réservé pour les grandes occasions. J’ai voulu la remercier ; mais l’excellente femme m’a imposé silence sous prétexte que le docteur m’avait défendu de parler. Je l’ai vue tout ranger dans mes tiroirs, dont l’aspect m’a frappé: une main attentive y a évidemment réparé, jour par jour, les désordres inévitables qu’entraîne la maladie.

Comme elle achevait, Geneviève est arrivée avec mon dîner ; elle était suivie de la mère Denis, la laitière de vis-à-vis, qui avait appris, en même temps, le danger que j’avais couru et mon entrée en convalescence. La bonne Savoyarde apportait un œuf qui venait d’être pondu et qu’elle voulait me voir manger elle-même.

Il a fallu lui raconter, de point en point, toute ma maladie. À chaque détail, elle poussait des exclamations bruyantes ; puis, sur l’avertissement de la portière, elle s’excusait tout bas. On a fait cercle autour de moi pour me regarder dîner ; toutes les bouchées étaient accompagnées décris de contentement et de bénédiction ! Jamais le roi de France, quand il dînait en public, n’a excité, parmi les spectateurs, une telle admiration.

Comme on levait le couvert, mon collègue le vieux caissier est entré à son tour.

En le reconnaissant, je n’ai pu me défendra d’un battement de cœur. De quel œil les patrons avaient-ils vu mon absence, et que venait-il m’annoncer ?

J’attendais qu’il parlât avec une inexprimable angoisse ; mais il s’est assis près de moi, m’a pris la main, et s’est mis à se réjouir de ma guérison, sans rien dire de nos maîtres. Je n’ai pu supporter plus longtemps cette incertitude.

— Et MM. Durmer ? ai-je demandé en hésitant, comment ont-ils accepté… l’interruption de mon travail ?

— Mais il n’y a pas eu d’interruption, a répondu le vieux commis tranquillement.

— Que voulez-vous dire ?

— Chacun s’est partagé la besogne, tout est au courant, et les MM. Durmer ne se sont aperçus de rien.

Cette fois, l’émotion a été trop forte. Après tant de témoignages d’affection, celui-ci comblait la mesure ; je n’ai pu retenir mes larmes.

Ainsi les quelques services que j’avais pu rendre ont été reconnus au centuple ! j’avais semé un peu de bien, et chaque grain tombé dans une bonne terre a rapporté tout un épi ! Ah ! ceci complète l’enseignement du docteur ! S’il est vrai que les infirmités du dedans et du dehors sont le fruit de nos sottises ou de nos vices, les sympathies et les dévouements sont aussi des récompenses du devoir accompli. Chacun de nous, avec l’aide de Dieu, et dans les limites bornées de la puissance humaine, se fait à lui-même son tempérament, son caractère et son avenir.


Tout le monde est reparti ; mes fleurs et mes oiseaux, rapportés par le vétéran, me font seuls compagnie. Le soleil couchant empourpre de ses derniers rayons mes rideaux à demi refermés. Ma tête est libre, mon cœur plus léger ; un nuage humide flotte sur mes paupières. Je me sens dans cette vague béatitude qui précède un doux sommeil.

Là-bas, vis-à-vis de l’alcôve, la pâle déesse aux draperies de mille couleurs et à la couronne effeuillée vient de réapparaître de nouveau ; mais cette fois je lui tends la main avec un sourire de reconnaissance.

— Adieu, chère année, que j’accusais injustement tout à l’heure ! Ce que j’ai souffert ne doit pas t’être imputé, car tu n’as été qu’un espace où Dieu a tracé ma route, une terre où j’ai recueilli la moisson que j’avais semée. Je t’aimerai, abri de passage, pour les quelques heures de joie que tu m’as vu goûter ; je t’aimerai même pour les souffrances que tu m’as vu subir. Joies ni souffrances ne venaient de toi, mais tu en as été le théâtre. Retombe donc en paix dans l’éternité et sois bénie, toi qui, en remplacement de la jeunesse, me laisses l’expérience, en retour du temps le souvenir, et en paiement du bienfait la reconnaissance.