Un paysan turc
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 12 (p. 68-93).
02  ►

I.

Nous sommes en Asie-Mineure, à trois journées de marche d’Angora, dans l’humble habitation d’un paysan turc. Veut-on savoir quelle influence salutaire la vie de famille exerce encore dans quelques régions de cette Turquie menacée par tant d’élémens de ruine, veut-on connaître aussi quelles natures énergiques et naïves se conservent çà et là au milieu de la société corrompue de l’Orient, qu’on s’arrête un moment devant le modeste foyer autour duquel se grouperont les principaux incidens de cette histoire, et qui pourrait servir de modèle à plus d’un foyer civilisé.

La principale pièce de l’habitation est une grande chambre carrée, au plafond bas, aux parois percées de maintes petites fenêtres se suivant les unes les autres sans intervalle. Plancher, plafond, lambris, tout est en bois de sapin. Une immense cheminée, une estrade couverte de tapis et de matelas qui borde le mur au-dessous des fenêtres, quelques coussins devant la cheminée, deux étagères chargées de tasses, de cafetières, et des menus objets dont se compose un capharnaüm asiatique, ainsi se complète l’ameublement du riche paysan de Natolie chez lequel nous introduisons le lecteur. Sur l’un des coussins entassés près de la cheminée se tient assis le maître de la rustique demeure. C’est un vieillard grand et droit comme l’un des arbres dont sa maison est construite, aux yeux bleus, limpides et sourians, aux lèvres vermeilles, aux dents blanches et à la longue barbe argentée. Il est vêtu à la mode des paysans d’Asie ; son large pantalon en étoffe brune et grossière se termine par des guêtres étroites et échancrées au-dessus de la cheville, comme en portent les Grecs, et surtout les Albanais ; le bas de la jambe et les pieds sont nus, une large ceinture est roulée et serrée autour de la taille. À sa veste en gros drap, brodée en laine bleue et rouge, de longues manches pendent par derrière. La tête est coiffée d’un fez, autour duquel se déroule gracieusement une écharpe d’Alep en mousseline blanche, ornée d’une broderie de soie écrue imitant l’or. Un caftan, que nous appellerions robe de chambre, en drap bleu clair, doublé et garni en fourrure, est suspendu à un clou près de la cheminée ; de gros souliers en maroquin rouge sont placés sur le bord du tapis.

La journée est close. Le travail quotidien qui entretient la force dans le corps du vieillard et la sérénité dans son âme est terminé. La pipe appelle tout doucement le sommeil, qui jamais ne se fait longtemps attendre. Quelques momens encore, et le vieillard lâchera sa ceinture, ramènera sur son corps une courte-pointe piquée actuellement posée sur un coussin, étendra ses membres robustes et fatigués, puis s’endormira jusqu’au lever d’un nouveau jour.

Cette maison, nous l’avons dit, est celle d’un riche paysan de Natolie, et ce vieillard, qu’on nomme Mehemmed-Aga ou Mehemmedda par une abréviation usitée dans le pays, en est le maître. Son activité, une intelligence bornée, mais supérieure à celle de ses voisins, l’heureux choix d’une compagne, et ce que les voisins appellent de la chance, lui ont assuré petit à petit une aisance dont il se sent complètement satisfait. Ses récoltes sont presque toujours les meilleures du district ; sa vigne porte les plus beaux raisins ; les poulains que ses deux jumens lui donnent chaque année atteignent ordinairement l’âge de service, et ceux dont il n’a que faire pour son propre usage sont vendus à de très bons prix. Mais que dire de son troupeau de chèvres ? La contrée qu’habitait Mehemmedda, quoique éloignée seulement de trois jours d’Angora, ne possédait guère que des chèvres communes, et le préjugé populaire établissait en fait qu’en dehors du territoire même d’Angora, les belles chèvres aux soies blanches et argentées qui portent le nom de la ville ne pouvaient se propager. Mehemmedda n’était pas un esprit fort, tant s’en faut : il n’avait pas été accoutumé à examiner si ce que l’on disait autour de lui avait ou n’avait pas le sens commun ; mais l’occasion s’étant présentée un jour d’acheter à très bas prix deux magnifiques boucs d’Angora, il en avait fait l’acquisition. Il avait obtenu en moins d’une année une génération de jolis métis, qui donnèrent à leur tour de véritables angoras, et les produits de ceux-ci n’avaient rien à envier à leurs arrière-grands-pères. La fortune de Mehemmedda se trouva plus que doublée du coup, car les chèvres d’Angora donnent trois fois plus de laine que les autres, et cette laine se vend quatre et cinq fois plus cher que le poil des chèvres communes. Mehemmedda remercia le seigneur et son prophète, et ne songea pas un seul instant qu’il avait fait une découverte dont les conséquences pouvaient enrichir toute la contrée. Jamais, lorsqu’il entendait ses compatriotes et ses amis affirmer que les chèvres d’Angora ne prospéraient qu’à Angora, jamais il ne s’avisa de citer son troupeau comme un argument contre cette assertion. Il ne perdit même pas l’habitude de répéter l’axiome qui avait frappé son oreille dès sa plus tendre enfance ; mais il continua de soigner son troupeau, d’en exclure les métis, d’introduire la propreté dans son étable, de surveiller ses bergers et de confier ses chèvres à de bons chiens de garde. Il se procura d’excellens ciseaux pour tondre ses angoras sans perdre la moitié de leur poil et sans les blesser ; enfin il fit si bien qu’au bout de quelques années il se vit presque embarrassé de son revenu.

À l’époque où nous le trouvons assis au coin de son feu, Mehemmedda était donc l’un des plus riches cultivateurs de sa province, sans qu’il eût pourtant rien changé aux habitudes de sa vie. Sa maison, nouvellement bâtie, comme il était facile de le deviner à la blancheur des boiseries, était construite d’après le plan très primitif des chaumières turques. Un grand hangar, des greniers, un poulailler, une étable et une écurie au rez-de-chaussée, une galerie couverte au premier et donnant accès à quatre pièces qui formaient en quelque sorte le cœur de l’édifice, — c’était tout ; mais les fenêtres avaient des vitres, les planchers des tapis, les estrades des matelas faisant divan, et pas la moindre toile d’araignée ne remplaçait les rideaux absens. Les vêtemens de Méhemmedda et de sa famille n’étaient ni en lambeaux ni rapiécés de couleurs diverses. Leur tabac et leur café étaient de bonne qualité, et il n’était pas rare de trouver chez le digne paysan du pain cuit au four avec du levain. Tout enfin respirait le bien-être dans cette honnête famille.

À l’âge de seize ans, Mehemmedda avait épousé la fille d’un de ses voisins, âgée de douze ans et demi. De nombreux enfans, échelonnés à peu de distance dans l’espace de quarante années, avaient détruit de bonne heure la beauté délicate d’Ansha ; mais Mehemmedda paraissait ne s’en être jamais aperçu. Quoiqu’à l’âge de vingt ans Ansha pût déjà être prise pour la mère de son mari, jamais celui-ci ne lui avait donné de rivales, jamais il ne s’était montré fatigué ni ennuyé de son aspect maladif ; loin de là, une tendresse presque paternelle et un respect que l’excellente femme méritait sous tous les rapports, une confiance sans bornes enfin, avaient répandu sur une existence monotone et dure au fond les doux rayons du bonheur domestique. De tous les enfans qui avaient béni cette union et épuisé les forces d’Ansha, quatre filles et autant de garçons vivaient encore.

L’aîné des fils, entré comme distributeur de café (caïvédj) chez un pacha établi à Constantinople et élevé plus tard aux fonctions de son secrétaire, s’était marié dans la capitale et n’avait pas revu ses parens depuis nombre d’années. Les deux puînés avaient épousé des filles du pays. L’une des jeunes femmes avait apporté dans sa nouvelle famille un petit champ de riz qui contribuait puissamment à son bien-être, car un champ de riz en Asie équivaut presque à une mine d’or en Californie. L’autre bru, moins favorisée de la fortune, était une orpheline de père et de mère, dont l’enfance délaissée s’était écoulée presque exclusivement dans la maison de Mehemmedda et dans la société de ses filles, jusqu’au jour où le troisième de ses fils s’était aperçu qu’Anifé était charmante, et que personne ne faisait aussi bien qu’elle le sirop de raisin. Il avait donc demandé à son père la permission de l’épouser, et l’avait obtenue sans trop de peine.

Ainsi composée, la famille de Mehemmedda vivait heureuse. Chaque année amenait au moins un nouvel habitant dans la maison de bois ; les femmes étaient suffisamment occupées, et les hommes, cultivant de leurs propres mains les terres dont ils tiraient toutes leurs richesses, épargnaient au père bien des journées de paie. Il ne faudrait pas supposer d’ailleurs que le soin de donner de nouveaux habitans à la maisonnette fût entièrement dévolu aux deux jeunes couples. Ansha, presque aussitôt après avoir marié son second fils, avait mis au jour deux jumeaux, — une fille et un garçon, Malek et Benjamin. Au moment même où commence ce récit, les deux jumeaux étaient âgés de sept ans, et un petit enfant de quelques mois pressait de ses mains délicates les mamelles fécondes de la mère de famille, en y puisant le lait nourricier. Quant aux premières filles de Mehemmedda, toutes étaient mariées dans les environs ; devenues à leur tour mères de famille, elles ne fréquentaient plus guère la maison natale.

Mehemmedda, auquel il est bien temps de revenir, était encore accroupi auprès de la cheminée, lorsque ses deux fils rentrèrent des champs, et se placèrent de l’autre côté du foyer, sur le tapis, aucun des deux n’étant assez malappris pour s’asseoir non invité sur le siège qu’occupait le père de famille. Bientôt après, Ansha, suivie de ses deux brus, apporta la table et le dîner. Sous ce nom de table, on désigne en Orient un tabouret que l’on place les jambes en l’air, et que surmonte un grand plateau en cuivre posé sur les quatre pieds du tabouret comme sur des colonnes. Tout autour du plateau, des feuilles de pain sans levain pliées en quatre représentent les serviettes absentes, tandis qu’une véritable serviette, ou, si on l’aime mieux, une nappe longue de trois ou quatre mètres fait le tour de la table sur les genoux des convives, et leur sert à essuyer leurs doigts, après qu’ils ont rempli l’office de fourchettes. Quand ces apprêts furent terminés, l’une des brus déposa sur le plateau un demi-chevreau rôti, farci de riz et de raisin ; l’autre apporta un plat de boulettes de grains de froment concassés, bouillis et roulés dans des feuilles de vigne ; puis la petite Malek présenta à son père et à ses frères l’aiguière remplie d’eau limpide et la cuvette au fond de laquelle s’élève une espèce de promontoire portant à son sommet un morceau de savon. Les convives prirent successivement le savon entre leurs mains et reçurent la douche d’eau froide qu’y versait la petite, et qui, tombant dans la cuvette percée de petits trous, allait se perdre dans un double fond.

Le souper commença aussitôt et ne fut pas long, car le père de famille semblait silencieux et préoccupé, et personne dans la maison n’osait parler lorsqu’il gardait le silence. Le café fut servi par Mehemedda lui-même sans que son front se déridât. Le vieillard fit signe ensuite à sa femme de s’asseoir auprès de lui, et, après avoir allumé sa pipe, il dit entre deux.bouffées de tabac : « Le muletier Ahmed est arrivé ce matin de Constantinople. » Un moment de silence suivit cette brève communication. Ansha cherchait dans son esprit en quoi l’arrivée du muletier Ahmed pouvait intéresser son mari et le rendre aussi soucieux ; puis, comme si un rayon de lumière l’eût subitement éclairée, elle s’écria avec vivacité : — A-t-il apporté des nouvelles d’Osman-Bey ?

Hich Allah ! répondit Mehemmedda.

— De bonnes nouvelles ? reprit Ansha.

Le vieillard secoua la tête et demeura pensif, sa longue barbe blanche tremblait sur sa poitrine.

— Est-il plus malade ? demanda encore la mère alarmée.

— Beaucoup plus malade qu’il ne l’a jamais été, répondit Mehemmedda. Puis, faisant un effort pour se décharger des tristes nouvelles qui pesaient sur son cœur, il ajouta : — Le muletier Ahmed l’a vu avant de quitter Constantinople. Il était allé lui demander s’il avait quelques commissions pour nous, et notre fils, ayant appris qu’il était là, voulut le voir. Il était fort mal, et sa vie semblait ne devoir pas se prolonger au-delà de quelques jours ; il pria Ahmed de nous dire qu’il nous avait toujours aimés et qu’il nous aimait encore, qu’il eût voulu nous voir encore une fois et nous recommander sa plus jeune femme et les deux enfans de celle-ci, qui seront sans ressources après la mort de leur père. Ahmed m’a dit que la femme et les enfans pourraient bien nous arriver d’un jour à l’autre, car notre pauvre Osman avait tout disposé pour qu’ils se missent en route aussitôt qu’il aurait fermé les yeux.

Mehemmedda dit tout cela d’une voix assez ferme ; son visage était triste et des larmes roulaient dans ses yeux, mais sa physionomie exprimait le fatalisme religieux plus encore que l’émotion. Moins habituées à dominer ainsi leurs affections, la mère, la fille et les brus éclatèrent en sanglots, tandis que les fils, suivant l’exemple de leur père, conservaient un air calme et grave.

— Et que deviendront ses autres femmes et ses autres enfans ? demanda Ansha après un long silence.

— Ahmed dit qu’elles appartiennent à des familles riches et haut placées qui prendront soin d’elles et de leurs enfans. Sa plus jeune femme seule doit venir nous demander asile.

— Et le pacha ne pourrait-il pas la reprendre maintenant qu’elle va être veuve ? dit timidement un des frères.

— Il paraît que notre fils ne le désire pas, repartit le vieillard en haussant légèrement les épaules ; peut-être est-ce à cause des enfans… Il a sans doute ses raisons pour cela.

— Tant mieux, tant mieux, ajouta la pauvre mère en se reprenant à sangloter ; si je ne dois plus revoir mon pauvre Osman, mon premier né, mon cher fils, ce sera au moins une consolation que d’embrasser et de soigner ses enfans.

— Êtes-vous prête à les recevoir, Ansha ? reprit le père ; d’après ce qu’Ahmed m’a dit, ils ne doivent pas tarder.

— Je vais tout préparer, répondit la mère. Et satisfaite d’avoir à se distraire ainsi de sa douleur, la digne femme ouvrit toutes les armoires, compta et examina les matelas et les couvertures, tandis que ses fils poursuivaient la conversation avec leur père.

— Cette jeune femme doit posséder de belles choses, disait l’un ; quand un pacha donne une esclave à son favori, il ne la lui donne pas toute nue, m’a-t-on dit ; il la couvre de belles étoffes et de riches pierreries ; il la fait suivre par des coffres remplis de beaux coussins brodés, de vaisselle d’or et d’argent, des plus beaux vêtemens et des plus beaux meubles du pays.

— C’est selon, répondit froidement le père. Et d’ailleurs, depuis que mon fils a épousé cette jeune fille, il peut avoir disposé des présens du pacha ; peut-être aussi faut-il rendre au pacha ses présens lorsque le mariage est dissous : je ne sais. Hich Allah nous devons nous préparer à recevoir notre fille et ses enfans aussi pauvres que les plus pauvres, et à leur faire une part des richesses que Dieu nous envoie.

II.

Des environs d’Angora, qu’on se transporte maintenant à Constantinople : c’est encore chez une famille musulmane que je vais conduire mon lecteur ; mais celle-ci ne ressemble guère à celle du brave paysan Mehemmedda. Nous sommes dans un palais riche, mais délabré, un des palais du pacha protecteur d’Osman. Ce haut fonctionnaire en a permis l’usage au jeune fils de Mehemmedda lorsqu’il l’a élevé à la dignité de son secrétaire et qu’il lui a donné, sa jeune esclave, la Circassienne Sarah. Non content de cet acte de générosité, le pacha avait envoyé à son secrétaire un curieux mélange de meubles de rebut, quoique bien conservés, mais n’ayant jamais été destinés à faire ménage ensemble. Les rideaux étaient ou trop courts ou trop longs pour les fenêtres ; les divans s’arrêtaient à moitié chemin du mur, les tapis formaient comme des îles au centre des planchers, ou bien on les avait roulés sur les bords pour en dissimuler les proportions exagérées. Mais ce qui était plus triste encore que ce défaut d’ensemble, c’était le désordre qui régnait sans partage dans cette demeure. Partout des toiles d’araignées formaient d’immondes draperies ; des morceaux de plâtre détachés de la muraille laissaient à découvert la brique ou la pierre de la première construction ; des pans de l’ancienne boiserie, qui avaient alimenté le maigre foyer dans des jours de pénurie, étaient remplacés par des planches en sapin blanc. Le malheureux penchant qu’ont les Turcs à rapiécer leurs vêtemens avec des morceaux totalement étrangers à l’étoffe primitive avait laissé des traces profondes et nombreuses dans tout l’appartement. Plusieurs vitres n’étaient maintenues dans leur situation normale que par des bandes de papier huilé qui remplaçaient les parties absentes.

Dans l’une des chambres composant le harem étaient rassemblés les meubles les mieux conservés, et un grand feu brillait dans l’âtre ; c’était dans ce réduit privilégié que l’objet de l’intérêt général gisait étendu sur deux matelas placés à terre devant la cheminée, à demi suffoqué sous une multitude de vêtemens fourrés et de couvertures piquées. C’était un jeune homme de jolie figure, mais si maigre et tellement accablé par la maladie, qu’il eût été difficile de préciser son âge. Plusieurs mouchoirs entouraient son front hâve et creusé ; ses prunelles, qui semblaient flotter trop à l’aise dans l’enfoncement de leurs orbites, brillaient du feu de la fièvre ; les pommettes saillantes de ses joues étaient marquées de taches d’un rouge vif ; des lèvres bleuâtres, sèches et entr’ouvertes, laissaient apercevoir une rangée de dents longues et aiguës, dont l’émail avait perdu tout son éclat ; sa poitrine se soulevait rapidement chaque fois qu’une espèce de sifflement sortait de sa bouche. Ce malade, ou pour mieux dire ce mourant, était le pauvre Osman, le fils si tendrement aimé et regretté par ses vieux parens d’Asie. Il avait quitté la maison paternelle dix ans auparavant, à la suite d’un pacha voyageur, dont l’intendant, parent éloigné de Ansha, avait imaginé de soulager la famille de sa cousine en établissant l’aîné de ses fils dans une des grandes maisons de Constantinople. Admis chez le pacha en qualité de distributeur de café, sa jolie figure lui avait attiré l’attention et les sympathies du maître, qui, lui ayant fait apprendre tant bien que mal à lire et à écrire, l’avait élevé ensuite à la dignité de son secrétaire, sorte de sinécure qui le rapprochait de sa personne. Je ne suivrai pas Osman dans la carrière des honneurs et de la fortune, car je ne saurais le faire sans m’aventurer sur un terrain des plus glissans, et sans courir le risque de choquer mes lectrices : je dirai seulement qu’Osman, une fois secrétaire du pacha, ne se préoccupa plus que d’amasser de l’argent et de se donner du plaisir. Il vendait la protection, la bienveillance et jusqu’à la présence de son maître ; il passait les heures de liberté que ce maître lui laissait à jouer ou à boire dans la compagnie de ses nombreux esclaves de l’un ou de l’autre sexe. Le maître lui-même prenait quelquefois sa part de ces divertissemens. Les jours, par exemple, où il n’avait pas à se montrer au palais du sultan ni à visiter quelques-uns des ministres, il fermait sa porte vers quatre heures de l’après-midi, et il employait le reste de la journée et une partie de la nuit dans la société de son favori Osman et de plusieurs autres de ses pareils à boire du vin et des liqueurs, et à se réjouir je ne sais comment jusqu’à l’heure où on le transportait complètement anéanti dans l’intérieur de son harem. Osman n’était pas plus sobre que son protecteur, mais il était moins vigoureux, ou peut-être son éducation rustique et les habitudes de son enfance ne l’avaient-elles pas prédisposé à supporter sa nouvelle existence. Sa santé ne résista pas longtemps à de tels excès, et nous venons de le voir luttant sur un lit de douleur contre les angoisses d’une mort prématurée.

Et pourtant Osman n’avait perdu ni toute la naïveté de son âge, ni la délicatesse de ses sentimens, ni cette fraîcheur et cette pureté d’âme qu’il avait apportées naguère de ses montagnes. On se récriera peut-être contre une assertion en apparence trop indulgente. Un homme vénal, débauché, qui emploie l’argent mal acquis à défrayer son hideux libertinage, qui éteint sa jeunesse et jusqu’à sa vie dans les plus tristes excès, peut-il conserver une seule partie de son âme pure de toute souillure ? Le prétendre, n’est-ce pas enlever à la pureté son charme, et au vice son caractère odieux ? Qu’on le remarque bien cependant, il ne s’agit pas ici d’un chrétien élevé dans la société chrétienne. Bien que né de parens honnêtes, Osman, éloigné de la maison paternelle dès son enfance, n’avait pu profiter ni de leurs exemples ni de leurs leçons. Pour lui comme pour plusieurs de ses compatriotes, l’ignorance de toute loi morale ou du moins de tout ce que nous entendons par ces mots n’avait que trop bien secondé les fatales influences auxquelles avait été exposée sa jeunesse. Le même homme qui dans un autre milieu eût aimé et pratiqué la vertu, égaré par les conseils d’un maître dépravé, l’avait suivi dans une voie mauvaise sans se rendre compte de sa chute. C’était dans la plénitude d’une certaine innocence qu’Osman était arrivé au bord de la tombe. Aussi n’était-il guère effrayé de la mort ; les désordres de sa vie passée ne pesaient nullement à sa conscience, et fidèle à la croyance musulmane, il ne voyait dans l’autre vie que des plaisirs analogues à ceux qu’il allait quitter.

Une seule question troublait Osman : il avait entendu sa plus jeune femme, Sarah, balbutier quelques paroles où se trahissait une douloureuse inquiétude sur l’avenir de ses enfans. N’avait-il pas fait un usage coupable de l’argent destiné à entretenir sa famille ? Que deviendrait après sa mort la plus aimée comme aussi la moins riche de ses femmes ? que deviendraient ses enfans ? Ces sombres pensées amenaient à leur suite la terreur et le délire. L’âme du malheureux flottait ainsi entre des préoccupations toutes matérielles et des souvenirs de sa première enfance ou des visions du paradis musulman, qui l’arrachaient passagèrement à ses inquiétudes. Tantôt il revoyait les vieux arbres du vieux verger éclairés des premiers rayons du soleil, il entendait le mugissement des buffles que son père conduisait au pâturage, il se croyait lui-même encore à la recherche des nids d’aigle sur la montagne ; tantôt il adressait des invocations à ces beautés toujours souriantes et toujours jeunes qui attendent le vrai croyant dans l’autre vie. Brisé par ces aspirations de la fièvre, il tomba enfin dans une morne somnolence qui permit à quelques femmes groupées à l’extrémité de la chambre de reprendre leur causerie interrompue.

Parmi ces femmes se trouvaient les trois épouses d’Osman, Fatma, Anifé, Sarah. Fatma, sœur du pacha protecteur d’Osman, était entrée dans le harem du favori après la mort de son premier époux. Bien que mère déjà de trois enfans, elle n’avait donné aucun héritier à Osman, qui avait alors pris pour femme la fille d’un de ses collègues en favoritisme, veuve aussi, mais beaucoup plus jeune que Fatma. Anifé cependant n’avait donné à Osman qu’un enfant maladif, et elle était bientôt tombée en disgrâce. Enfin était venue Sarah, esclave circassienne, qui avait passé du harem du pacha dans celui du favori. En deux ans de mariage, elle était devenue mère d’une fille charmante, idole de son père, et d’un garçon âgé de huit mois à l’époque même où le pauvre Osman se débattait contre la mort. Pendant sa longue maladie, Osman avait toujours voulu avoir ces enfans à son chevet, et ils faisaient avec Sarah partie du groupe dont nous venons d’indiquer les principaux personnages.

Une conversation insignifiante, à laquelle ne prenaient point part les trois épouses rivales, se continuait depuis une heure entre les esclaves réunis autour d’elles, lorsqu’un soupir et quelques mots prononcés d’une voix sourde annoncèrent le réveil du malade. Le silence se rétablit aussitôt, et Sarah courut se placer au chevet d’Osman. D’une main tremblante, le jeune homme saisit un flacon posé près de lui et le porta à sa bouche. Après avoir bu quelques gorgées du cordial qu’il contenait (et ce cordial n’était autre que de l’eau-de-vie), Osman retrouva un moment assez de force pour adresser à Sarah ces quelques mots : — Mon père t’attend, toi et mes enfans. As-tu de l’argent pour le voyage ?

Un geste négatif de la jeune femme fut sa seule réponse.

— Allah ! Allah ! s’écria douloureusement le malade. Et ses regards parcoururent tous les recoins de la grande chambre comme pour y chercher quelque objet précieux de nature à être transformé en argent. Ils venaient de s’arrêter sur les aigrettes de diamant qui paraient le front de sa première épouse, quand Sarah comprit la secrète pensée d’Osman, et se hâta de dire à voix basse : — Ne pourrai-je aller à pied ?

— À pied ? avec tes deux enfans ! Mais il faut huit jours pour faire à cheval le voyage de Constantinople à la maison de mon père… Et comment vivrais-tu pendant la route ?

Sarah hésitait à répondre ; enfin elle balbutia : — Et si je m’adressais à la beiuk-kanum (grande dame) ? — On désignait ainsi la première épouse du pacha.

— La beiuk-kanum ! Oui, tu as raison, Sarah. Elle est bonne, elle ne nous refusera pas son appui… — Et un sourire de satisfaction succéda un moment à l’expression d’inquiétude qui contractait les traits du malade.

Le temps pressait, la nuit était venue. Sarah voulut partir sans retard pour se rendre chez la beiuk-kanum. Osman ne résista que faiblement au désir de sa femme, et au bout de quelques instans, enveloppée d’un caftan et les traits cachés sous le yakmak, Sarah se dirigeait, suivie de deux négresses, vers la demeure du pacha.

À peine était-elle sortie, qu’Osman se reprocha d’avoir consenti à une démarche que la timidité enfantine de sa jeune femme pouvait faire échouer. Ses regards s’étaient portés de nouveau sur les aigrettes resplendissantes de Fatma. En même temps il avait retrouvé, grâce aux perfides excitations de l’alcool, une sorte de vigueur qu’il avait hâte de mettre à profit pour régler les questions d’intérêt matériel, devenues sa dernière préoccupation. Il ne recula donc pas devant un appel désespéré au dévouement de sa première femme, dont il prononça le nom d’une voix assez distincte pour que Fatma, restée à l’extrémité de la salle, accourût aussitôt près de lui. Comment rapporter la conversation qui s’engagea entre les deux époux ? Qu’il nous suffise d’en indiquer les traits qui peuvent caractériser la femme musulmane. Osman eut d’abord à essuyer les lamentations hypocrites de Fatma, qui se plaignait de l’abandon où l’avait laissée jusqu’alors son puissant seigneur. Il fallut qu’Osman réunît toutes ses forces pour couper court à ces récriminations et formuler nettement sa demande. Il s’agissait pour Fatma de vendre une de ses épingles en diamant et d’en remettre le prix à Osman, qui pourrait ainsi faciliter à Sarah et à ses enfans le voyage de Constantinople au district d’Angora. Il faut renoncer à peindre la douleur et la surprise que cette ouverture provoqua chez la noble Fatma. — Allah ! Allah ! malheur à moi ! s’écria-t-elle. Que n’avez-vous parlé plus tôt !… — Et la digne personne se confondit en protestations de tendresse habilement entrecoupées de larmes, de sanglots et de gestes pathétiques ; puis elle finit par déclarer à son mari que ses bijoux ne lui appartenaient plus, et qu’elle en avait disposé, en faveur de ses fils, qui lui avaient seulement accordé le droit de les porter jusqu’à sa mort. Comme on le pense bien, il n’y avait rien de vrai dans cette étrange histoire ; mais la mise en scène n’en était pas moins des plus saisissantes. Osman en fut-il dupe ? Si quelques doutes s’éveillèrent dans son esprit, il n’en laissa rien voir. L’effort qu’il venait de faire avait épuisé ses forces, et sans témoigner aucune mauvaise humeur à Fatma, il interrompit ses lamentations en la priant d’aller prendre du repos.

Au moment même d’ailleurs où Fatma retournait près de son brasier, Sarah reparaissait, et Osman eut bientôt oublié le mécompte qu’il venait d’éprouver. Le visage de la jeune femme exprimait la sérénité. Elle déposa sur le lit de son époux une bourse assez bien remplie. — La beiuk-kanum t’envoie cela, seigneur, dit-elle avec un faible sourire. Elle a été bien bonne pour moi, et cette bourse contient, m’a-t-elle dit, plus d’argent qu’il n’en faudra pour mon voyage.

À partir de ce moment, le jeune malade, rassuré sur le sort de ceux qu’il aimait, ne lutta plus contre le délire et s’abandonna sans résistance au tourbillon vertigineux de ses pensées. Il languit ainsi quelques jours. Enfin, au terme d’une nuit passée dans un assoupissement causé par l’extrême faiblesse, il se leva sur son séant, murmura le nom de Sarah, celui de sa mère, et retomba sur ses oreillers. Quelques mots, qui s’adressaient à sa famille absente, errèrent encore sur ses lèvres ; puis un grand soupir souleva une dernière fois sa poitrine, et la pauvre âme s’enfuit de la terre.

Quelques jours après cette triste mort, dont un palais délabré de Constantinople avait été le théâtre, la modeste ferme que nous avons décrite au début de cette histoire recevait Sarah, ses deux enfans et un fidèle serviteur, qui n’avait pas voulusse séparer de sa maîtresse. La même femme qui avait vu le fils de Mehemmedda mourir victime des funestes influences d’une fausse civilisation allait voir, au sein de la famille du paysan, la lutte des élémens de décadence et de régénération que possède la Turquie se poursuivre sous une autre forme. Cette fois heureusement la corruption ne devait pas triompher de la vertu.

III.

Ce fut un jour mémorable pour la famille du vénérable Mehemmedda que l’arrivée de la belle veuve d’Osman. Les femmes et les enfans se pressaient autour de Sarah et des petits orphelins, criant, pleurant, riant, culbutant tous les paquets, sous prétexte de mettre chaque chose à sa place. Une mule chargée de linge et d’objets de literie charma les regards de la vieille Ansha, qui reconnut avec joie que l’arrivée de sa belle-fille ne causerait aucun embarras à la famille. On offrit la pipe et le café au vieux serviteur Hassan. La digne femme de Mehemmedda reconnut sur les frais visages de ses petits-enfans les traits de son premier né, et la douloureuse émotion causée par cette ressemblance se trahit en une explosion de sanglots. Sarah fit alors observer timidement que les deux enfans lui paraissaient plutôt le portrait de leur grand-père, et cette remarque lui gagna d’emblée le cœur du vieillard.

Les jours qui suivirent se passèrent pour la famille et pour Sarah à faire des questions et à y répondre. Il fallut que Sarah racontât et racontât encore la maladie et les derniers instans d’Osman, qu’elle répétât autant de ses paroles qu’elle pouvait s’en rappeler. Et quand la vieille mère apprit que son nom était sorti le dernier des lèvres de son fils expirant, Ses filles craignirent qu’elle ne fondît littéralement en larmes. — Mon pauvre enfant ! criait-elle, pourquoi ai-je consenti à son départ ? qu’avait-il besoin d’honneurs et de renommée ? Ni le pain, ni le riz n’ont jamais manqué à la maison, et le fils de mes entrailles n’avait que faire des richesses d’autrui. Hélas ! pourquoi le pacha a-t-il jeté les yeux sur lui ? Moins de dignités, plus de calme et de bonheur, voilà ce qu’il lui fallait. Que n’est-il resté auprès de moi, puisqu’il n’a jamais cessé de me regretter ? — Et la pauvre femme reportait son regard sur le dernier né de son Osman comme sur l’image de celui qu’elle ne devait plus revoir.

Mais Osman n’était pas le sujet unique de ces conversations ; les jeunes filles et les jeunes femmes voulaient être mises au courant des usages de Constantinople et de l’intérieur d’un harem renfermant plusieurs maîtresses. Les autres femmes d’Osman étaient-elles aussi belles et aussi jeunes que Sarah ? Avaient-elles des enfans, et combien en avaient-elles ? Sarah était sans doute la plus aimée, mais les autres avaient-elles toutes la même part dans ce qui restait du cœur d’Osman ? Étaient-elles jalouses les unes des autres ? étaient-elles bonnes, douces ou colères ? Le gardien du harem jouissait-il d’une grande autorité et n’en abusait-il pas ? Sarah sortait-elle pour aller au bain, ou prenait-elle des bains dans l’intérieur du harem ? Sarah répondait à tout de la meilleure grâce du monde ; mais tant de curiosité l’étonnait un peu, et le premier moment passé, lorsque son innocente vanité se fut accoutumée à la pensée de savoir tant de choses que ses parens ignoraient, l’ennui descendit lentement sur la pauvre enfant. Elle se dit avec tristesse et presque avec effroi que ces conversations avec ses belles-sœurs, sa belle-mère et quelques voisines formeraient désormais son unique passe-temps.

Une semaine s’était écoulée depuis l’arrivée de Sarah, et toute la population de la maisonnette avait repris ses occupations et ses habitudes, lorsque Mehemmedda ordonna à ses deux fils aînés de le suivre aux champs, parce qu’il voulait causer affaires avec eux. Les femmes s’entre-regardèrent aussitôt avec surprise et inquiétude ; quant aux jeunes gens, ils suivirent leur père en silence, et attendirent patiemment que le vieillard leur expliquât sa pensée.

Quand ils eurent atteint une prairie où les fameuses chèvres d’Angora broutaient l’herbe à leur aise sous la garde du jeune fils de Mehemmedda, ce dernier s’assit à terre à l’ombre d’un immense noyer, et permit à ses fils d’en faire autant ; il tira ensuite de sa poche une dizaine de petites poires vertes qu’il se mit à découper avec le grand couteau qu’il portait d’ordinaire à la ceinture, puis, tout en découpant et en mangeant ses poires : — Mes enfans, dit-il à ses fils, la mort de votre frère vous impose d’autres devoirs que ceux de partager avec sa veuve et ses orphelins l’abri et la nourriture ; Sarah est jeune et seule : or ces deux mots-là ne feront jamais bon ménage ensemble. Vous savez que la loi et la coutume sont d’accord pour assurer à la veuve d’un musulman un nouvel époux dans son beau-frère, ou à défaut de beau-frère dans le plus proche parent de son défunt mari ; mais, mach’Allah ! les beaux-frères ne manqueront pas à Sarah, et il s’agit seulement de savoir auquel de vous deux elle appartiendra. L’aîné de vous a le droit de la réclamer pour sa femme ; pourtant je sais combien vous vous aimez l’un l’autre, mes enfans, et je suis convaincu qu’Erjeb, quoique l’aîné, ne voudrait pas user d’un droit qui chagrinerait Ahmed. C’est pourquoi j’ai voulu parler à tous deux en même temps. Qu’en pensez-vous ? Lequel de vous présenterai-je pour époux à ma fille et pour père âmes enfans ?

Les deux jeunes gens se regardèrent interdits et en silence ; enfin Ahmed dit avec timidité : — C’est à mon frère de parler le premier.

— Pourquoi ? dit Erjeb, qui semblait peu empressé de profiter de son privilège.

— Tu es l’aîné, reprit Ahmed.

Erjeb haussa les épaules, comme s’il eût fait peu de cas dans cette occasion de son droit d’aînesse. Il répondit pourtant : — Je n’ai nullement l’intention de t’enlever Sarah ; pour ce qui me concerne, je te laisse parfaitement libre de l’épouser.

— Et je fais absolument comme toi, repartit Ahmed. Je suis heureux avec ma femme ; je n’ai jamais songé à en épouser une seconde. Notre père n’en a qu’une ; il n’en a jamais eu davantage, et si une lui a suffi pendant un si grand nombre d’années, je ne vois pas pourquoi je serais plus difficile que lui.

— Mes chers fils, reprit le vieillard, ceci est de l’enfantillage. Quelle importance attachez-vous donc au fait d’épouser deux femmes au lieu d’une ? Si les circonstances n’étaient pas aussi impérieuses, vous auriez passé votre vie avec une seule épouse, puisque tel eût été votre bon plaisir ; mais le ciel en a ordonné autrement. Ce n’est pas là un grand malheur, et je ne vois pas ce qui vous contrarie si fort dans ce nouvel arrangement. Rien n’est plus commun ; pareille chose arrive tous les jours, à tous et dans le monde entier. Celui de vous qui épousera Sarah sera aussi heureux avec ses deux femmes que l’autre avec son unique épouse. Croyez-en mon expérience, mes enfans.

Et, voyant qu’il ne recevait point de réponse, le vieillard leva la tête et considéra attentivement le visage soucieux de ses fils ; puis il dit avec quelque inquiétude : — Auriez-vous remarqué dans la personne de Sarah quelque chose qui vous déplût ?

— Non, mon père, répondirent froidement les deux jeunes gens.

— Eh bien ! alors, reprit le père rassuré et retrouvant toute sa sérénité, décidez-vous, et que cela finisse. Mach’Allah ! ne dirait-on pas qu’une femme de plus ou de moins dans un ménage peut faire ou défaire le bonheur d’une famille ?

Les fils de Mehemmedda sentirent l’inutilité de la résistance. Pressés de nouveau par leur père, ils consentirent enfin à épouser Sarah, mais à la condition que la veuve d’Osman choisirait entre eux. Chacun d’eux s’engagea de son côté à ne pas refuser le bonheur qui lui serait offert, et, satisfait de cette concession, le vieillard reprit avec les deux jeunes gens le chemin de la maison.

Les débats suscités par le mariage projeté ne devaient cependant pas se terminer si vite. À peine les jeunes gens se virent-ils seuls avec leurs femmes, qu’ils leur firent part des propositions paternelles. Les jeunes femmes qui avaient épousé les deux fils du vieux couple constant et fidèle avaient considéré la monogamie comme un privilège de la famille où elles entraient. La pensée de partager avec d’autres femmes l’amour de leurs époux et le titre d’épouses n’avait jamais traversé leur esprit, et le projet du vieillard leur sembla une intolérable offense. Les femmes turques ne sont pas toujours ni très douces ni très soumises. Aussi devine-t-on que le débat terminé entre le père et les enfans ne tarda pas à recommencer entre ceux-ci et leurs compagnes. La mère de famille fut elle-même appelée à y prendre part, et les propositions de Mehemmedda furent combattues par la femme même du paysan. Nous ne donnerons pas ici les argumens intéressés produits pour ou contre la monogamie dans le cours de cette discussion de famille. Qu’il nous suffise de dire qu’alarmée par d’injustes insinuations de ses belles-filles, la vénérable Ansha faillit douter un moment du cœur de son mari, et craindre que lui aussi ne voulût mettre en pratique les conseils donnés à ses fils. Il s’ensuivit une scène touchante où le digne paysan, pour rassurer sa vieille compagne, n’eut qu’à la serrer contre son cœur, en jurant qu’il n’aurait jamais d’autre femme qu’Ansha. La mère de famille ne put alors que se ranger du parti de Mehemmedda, et les deux jeunes femmes, comprenant que toute opposition était devenue inutile, se retirèrent soumises, mais non résignées.

En sortant de la chambre où Mehemmedda était resté avec sa femme et ses fils, elles rencontrèrent Sarah, accompagnée de ses enfans, qui revenait des champs rappelée par un message de son beau-père. L’union avait régné jusque-là entre les trois brus ; mais en apercevant celle qui renversait tout l’édifice de leur bonheur, les deux femmes lui lancèrent un regard tout enflammé de haine, et passèrent rapidement auprès d’elle sans lui adresser un seul mot. Sarah s’arrêta tout étonnée, sans pouvoir s’expliquer cette colère qui succédait à des dispositions jusqu’alors bienveillantes ; puis, espérant apprendre chez son beau-père la raison de cet étrange revirement, elle hâta le pas et fut bientôt devant le vieillard, qui l’accueillit avec un doux sourire. — Ma fille, lui dit-il, vous êtes veuve, et vos enfans n’ont plus de père. Notre devoir envers vous et envers celui que nous pleurons encore est de combler ces deux vides, de vous donner un autre protecteur en remplacement de celui que Dieu vous a retiré. J’agirais plus conformément à la règle et à l’usage en vous présentant pour époux l’aîné des fils qui me restent ; mais mes enfans ont préféré un autre procédé, et comme on a dans ma famille, à vrai dire, des notions tant soit peu bizarres sur les choses de la vie, je me suis rendu à leurs désirs. Mes deux fils vous offrent leur main et vous laissent le choix entre eux. Si vous désirez prendre quelque temps pour réfléchir, vous n’avez qu’à parler, ma fille.

— Mes sœurs sont-elles instruites de la proposition qui m’est faite en ce moment ? demanda Sarah.

— Oui, répondit le vieillard ; leurs maris ne leur ont rien caché.

— Et qu’ont-elles dit ? demanda encore Sarah, se rappelant les sombres regards qu’on venait de lui lancer.

— Que vous importe, ma fille, ce qu’ont dit vos sœurs ? Toutes deux connaissent leurs devoirs et sont de bonnes femmes ; elles vous ont aimée dès le premier jour que vous avez passé parmi nous, et elles vous aimeront chaque jour davantage, quel que soit le compagnon que vous aurez choisi.

— Me permettez-vous de me retirer pendant une heure ? dit Sarah. Je reviendrai ensuite vous rendre réponse.

— Nous l’attendrons ici jusqu’à midi, mon enfant, et si à ce moment tu n’es pas revenue, nous en conclurons que ton choix n’est pas encore fixé, et nous nous rassemblerons de nouveau quand tu le voudras.

Sarah descendit dans la vigne avec ses deux enfans, et alla s’asseoir sur l’herbe au bord d’un petit ruisseau qui arrosait le verger, à l’ombre d’un grand mûrier. La petite fille se mit aussitôt à ramasser les fruits dont le sol était jonché, et le petit garçon ne tarda pas à s’endormir, abandonnant sa mère à ses propres réflexions. Sarah n’était pas une héroïne de roman ; son cœur ne débordait pas de tendresse, et l’humilité ne formait pas le fonds de son caractère. C’était une bonne fille, assez douce, beaucoup plus simple et plus vraie que les femmes parmi lesquelles elle avait vécu à Constantinople, mais beaucoup plus avancée dans la connaissance des choses de la vie que ses rustiques parentes. Elle comparait ses nouveaux prétendans à l’homme qu’elle avait fidèlement aimé, et la comparaison n’était pas à leur avantage. Venait ensuite la pensée des tracas et des amertumes que la jalousie des deux jeunes femmes n’épargnerait pas à leur rivale. Épouse imposée et acceptée à contre-cœur d’un paysan mal élevé et déplaisant, opprimée par une rivale qui exercerait en quelque sorte sur elle l’autorité d’une maîtresse, Sarah n’apercevait dans le sort qui lui était offert, et sous quelque aspect qu’elle essayât de l’envisager, qu’ennui et tourmens. Trop jeune pour se rendre compte du poids d’une longue et solitaire existence totalement dénuée de toute occupation, de tout intérêt et de tout plaisir, Sarah se disait que le monde entier n’était pas enfermé dans la maisonnette de Mehemmedda, qu’il y avait d’autres hommes que ses beaux-frères, qu’elle était encore jeune et jolie, que rien ne s’opposait à ce qu’elle rencontrât dans un temps plus ou moins éloigné un parti plus sortable qui la replaçât dans son monde à elle, et qui lui rendît les plaisirs dont la mort d’Osman l’avait sevrée. Je ne jurerais pas non plus que Sarah ne cédât au désir d’étonner ses parens par un refus auquel ils étaient loin de s’attendre, et d’apprendre à ses belles-sœurs qu’elle ne leur enviait pas les maris dont elles étaient si jalouses, et si fières. Ce fut donc avec un faible, mais fin sourire sur les lèvres, quelle reparut dans la salle où l’attendaient Mehemmedda, Ansha et leurs fils, quelques minutes avant que l’heure fût écoulée.

— Je viens vous faire part de ma résolution, mon père, ma mère et mes frères, dit-elle en s’adressant tour à tour à ces divers personnages. Je vous remercie pour votre tendre sollicitude envers moi et mes enfans ; mais vous avez si bien su me rendre heureuse au milieu de vous tous, que je ne souhaite rien changer à ma position.

— Je ne te comprends pas, ma fille : qu’entends-tu par ne rien changer à ta position ? Tu ne changeras que ton titre de veuve contre celui d’épouse, qui vaut assurément mieux.

— Je le préférerais de beaucoup, mon père, si je pouvais le reprendre avec celui qui me le donna jadis ; mais puisque cela est impossible, je garderai celui de veuve qu’il m’a laissé, et je n’accepterai pas un nouvel époux. Pardonnez-moi ce refus, mon père, ma mère, et vous aussi, mes frères ; mais vous ne voudriez pas me voir triste et malheureuse, et je le serais certainement si j’acceptais votre généreuse proposition.

— Dieu me préserve de faire ton malheur, ma pauvre enfant ! Mais je ne vois pas ce qui arrivera de toi !… Enfin c’est toi qui le veux… Allons, vous autres, ajouta le vieillard en se tournant vers ses fils, donnez avis de cette réponse à vos femmes.

Les deux jeunes gens se dirigeaient déjà vers la porte, charmés d’en être quittes à si bon marché, lorsque Sarah fit un mouvement pour annoncer qu’elle avait quelque chose à dire encore. Les jeunes gens s’arrêtèrent et se regardèrent non sans inquiétude. Sarah dit alors de sa plus douce voix et avec une émotion véritable : — Je n’ajouterai plus qu’un mot. Vous m’avez offert un protecteur pour moi et pour mes enfans, et je l’ai refusé pour eux comme pour moi ; mais, tout en refusant l’époux et le père, je ne repousse ni la protection ni le protecteur. Loin de là, j’ai prévenu par mon refus bien des soucis et des discordes ; sachez-m’en bon gré, et surtout ne m’en veuillez pas. Le sang qui coule dans les veines de ces enfans est le vôtre, quoique je ne sois la femme d’aucun de vous. Promettez-moi de ne jamais l’oublier ; promettez-moi qu’aussi longtemps que l’un des descendans de Mehemmedda vivra, mes enfans ne seront pas délaissés, qu’ils auront une maison et une famille, tout aussi bien que si j’avais accepté aujourd’hui la main de l’un de mes frères.

— Nous te le promettons, ma fille, se hâta de répondre le vieillard, visiblement ému ; je te le promets pour moi et pour les miens, et je suis sûr que mes fils ne contrediront pas mes paroles. D’ailleurs, si tu n’épouses aucun de ces jeunes gens, ta fille du moins épousera notre Benjamin dès qu’elle aura l’âge convenable.

— Vous avez raison, mon père ; nous ratifions tous votre promesse, dirent les fils de Mehemmedda, et nous la tiendrons.

Cet engagement pris, les jeunes gens se retirèrent, et Sarah de son côté s’empressa de regagner sa chambre. À partir de ce moment, les difficultés soulevées par l’installation de la veuve d’Osman dans la ferme de Mehemmedda semblaient écartées. Il en restait une pourtant, que personne n’avait soupçonnée, et que quelques indications données sur le caractère du plus jeune fils de Mehemmedda feront aisément comprendre.

Le vieux paysan avait, on s’en souvient, désigné cet enfant, nommé Benjamin, comme devant épouser la fille de Sarah. La sollicitude de la belle veuve ne se concentra plus dès-lors exclusivement sur sa petite Attié et sur son frère ; elle se détourna un peu sur Benjamin, ainsi que sur sa jeune sœur Ansha[1], et les soins donnés à ces frêles créatures devinrent peu à peu sa plus douce et même son unique distraction. Le caractère de Benjamin méritait à plus d’un titre, il faut le dire, l’intérêt de Sarah. Pâle et chétif, quoique grand pour son âge, sombre et réfléchi, il fuyait les jeux et la société des enfans du même âge pour s’essayer à déchiffrer quelques livres turcs, ou pour s’entretenir avec la jeune femme qui se plaisait à former son esprit. Cet esprit était assurément des plus naïfs et des plus incultes. À tout moment, l’élève de Sarah trahissait son ignorance par des questions ou des réponses singulières, qui amenaient un sourire sur les lèvres de la veuve d’Osman. Blessé alors, mécontent de lui-même et par conséquent de tous ceux qui l’entouraient, Benjamin disparaissait pendant des journées et quelquefois pendant des semaines entières. Sous prétexte de poser des trappes à loup et à renard, ou de découvrir dans les montagnes de plus frais pâturages pour les troupeaux, Benjamin gravissait les rochers, traversait les ravins, se glissait dans l’épaisseur des forêts vierges ; puis, quand il se sentait hors de la portée des regards et des voix humaines, il s’asseyait à l’ombre des grands arbres, sur le gazon que nul pied n’avait encore foulé. Là, les yeux fixés ou sur les profondeurs verdoyantes ou sur la voûte étoilée, il tombait dans un certain engourdissement des sens et de la pensée plein de douceur et qui produisait sur son âme l’effet d’un bain tiède sur des muscles irrités. Tous ses souvenirs se confondaient comme dans une rêverie d’où seule la figure de Sarah se détachait vivante et entourée de lumière. Les paroles tombées de ses lèvres et prononcées de sa voix basse et cadencée résonnaient à ses oreilles comme de lointains accords. Ainsi retrempé aux sources pures de la solitude et de la contemplation, Benjamin arrivait à se sentir plus fort, à douter moins de lui-même. Pourquoi seul, en présence des sapins et des chênes, dans le silence des forêts, sous les blancs rayons de la lune, n’accusait-il jamais Sarah de caprice, d’indifférence pour lui, d’injustice ni d’humeur ? Pourquoi son image lui apparaissait-elle alors comme unie par une parenté mystérieuse à toutes les belles choses dont la calme influence le rendait si heureux ? C’est là une question que je ne cherche point à résoudre. Je dis seulement qu’il ne faut pas s’étonner si les absences de Benjamin devenaient de plus en plus fréquentes, et s’il s’oubliait chaque fois plus longuement dans ses silencieuses retraites. Il était de ceux dont l’oreille saisit de bonne heure ce qu’il y a de discordant dans les voix et dans les bruits de ce qu’on appelle le monde, qui n’écoutent avec docilité que les leçons données dans le silence des déserts par l’âme à l’âme elle-même. Aussi Sarah remarqua-t-elle plus d’une fois avec étonnement le singulier rayonnement qui éclairait le visage de son fantasque élève, lorsqu’il revenait de ses longues excursions dans les montagnes, et l’accueil qu’elle lui faisait se ressentait de cette impression favorable. Alors se levaient pour Benjamin quelques jours d’ineffable félicité. Le sourire affectueux de Sarah ne lui avait pas échappé. Il se sentait le bien-venu ; il se sentait distingué, aimé de celle dont l’éblouissante image avait rempli ses rêveries dans la montagne ; il formait le projet de mériter par son dévouement et son application cette bienveillance qui lui était si précieuse, et tout allait bien,… tout jusqu’à l’heure où un nouveau froissement replongeait Benjamin dans cette vie errante, seul remède qu’il eût trouvé aux précoces tristesses de son âme.

Ainsi s’écoulaient les jours et les mois pour le pauvre enfant, qui devait plus tard s’en souvenir comme d’une époque de joies ineffables, tant il est vrai que le mirage du temps est le plus étrange, le plus inexplicable de tous, tant il est vrai que nous changeons à chaque instant l’unité à laquelle nous mesurons le bonheur et le malheur de cette vie ! »

IV.

Dix ans se sont passés, et pendant ce long espace de temps aucun incident notable n’est venu modifier la condition de nos personnages. Les deux belles-sœurs de Sarah sont entourées d’une nombreuse famille dont elles s’enorgueillissent considérablement. Les deux beaux-frères sont un peu plus-gros, ils boivent, mangent, fument et dorment un peu plus que par le passé. Le chef de la famille porte toujours dignement sa noble vieillesse. Seule, Ansha se ressent visiblement des infirmités de l’âge ; mais le bon Mehemmedda n’en témoigne que plus de soins et une affection plus vive à celle qui tient depuis quarante ans la première place dans son cœur. Deux personnages cependant doivent surtout ici appeler notre attention. Quels changemens dix années ont-elles pu apporter dans la beauté de Sarah et dans le caractère de Benjamin, le fiancé de sa jeune fille ? C’est là ce qu’il importe de savoir.

À l’époque dont nous parlons, Sarah, disons-le tout de suite, eût été trouvée belle à Paris ; mais en Asie, et dans la famille de Mehemmedda, on la classait parmi les vieilles, tandis que les deux belles-sœurs, quoique plus âgées qu’elles, étaient considérées comme jeunes ? Pourquoi cette différence ? Parce que l’idée de jeunesse se lie étroitement en Turquie à l’idée de fécondité. Or les deux belles-sœurs avaient depuis dix ans donné le jour à de nombreux enfans, tandis que Sarah, condamnée par son veuvage à la stérilité, était, pour cette stérilité même, traitée de vieille. Les Turcs n’y regardent pas de si près. Avait-elle réellement perdu toute beauté ? Sarah n’avait pas vingt ans quand elle était venue habiter la maisonnette de Mehemmedda. Elle eût passé pour belle à Paris, ai-je dit : qu’on en juge. Dix années d’ennui et presque d’isolement, tel était le lourd fardeau qu’elle avait à supporter. Aussi avait-elle perdu les fraîches couleurs et l’embonpoint de la jeunesse, ses grands yeux noirs s’étaient légèrement enfoncés dans leur orbite ; mais sa physionomie, plus pâle, gardait tout son charme, sa taille était devenue plus élégante et plus svelte. En somme, les contours du visage de Sarah restaient si délicatement tracés, qu’un sculpteur eût refusé d’y changer une seule ligne. Ajoutons que Sarah avait le bon goût de ne pas compliquer sa coiffure au moyen de ces élégantes queues de chèvre teintes en orange que les belles dames d’Asie aiment à laisser pendre sur leur dos. Sarah ne mêlait aucun ornement aux grosses tresses couleur d’ébène qui flottaient sur ses épaules. Cette négligente façon d’arranger ses cheveux était même pour les deux belles-sœurs un grief de plus. L’absence des queues de chèvre était attribuée à une affectation d’économie qui ne laissait pas d’être quelque peu insultante pour le riche Mehemmedda.

En réalité, Sarah n’était pas heureuse. Elle aimait ses vieux parens et ses jeunes enfans, mais cette affection paisible laissait dans son âme un vide que le souvenir d’Osman lui avait plus d’une fois douloureusement révélé. Elle ne trouvait aucun charme aux entretiens des veillées, où il n’était question que des accidens de la saison, du progrès des moissons, ou de quelques épisodes vulgaires de la vie intime des familles voisines. Ses heures les plus douces étaient celles qu’elle consacrait à l’éducation de ses enfans et du fiancé de sa fille Attié, Benjamin.

Nous avons dit ce qu’il y avait d’étrange dans le caractère de ce jeune homme. Pendant dix ans, les dispositions sauvages que nous avons déjà signalées chez Benjamin n’avaient fait que prendre sur lui plus d’empire. Âgé de dix-sept ans, Benjamin avait gardé sa santé délicate son visage pâle et mélancolique ; mais sa taille était plus haute, et sous un extérieur frêle il cachait une vigueur nerveuse qui manque souvent aux tempéramens les plus robustes. Le jeune homme se consumait toujours en de vagues rêveries, il s’abandonnait à des aspirations douloureuses vers un avenir inconnu où l’image de Sarah lui apparaissait au milieu d’incohérentes visions. Ainsi la veuve du premier né de Mehemmedda exerçait sur son plus jeune fils une fascination plus puissante encore que celle qui avait trop tardivement agi sur Osman.

Après tant d’années de souffrances et d’émotions contenues, un jour vint enfin qui apporta dans la destinée de Benjamin et par conséquent dans celle de Sarah un changement décisif. C’est à ce moment que nous reprenons notre récit. Depuis le matin, Sarah était assise avec sa fille Attié sur les bords d’une petite rivière qui coulait à quelques centaines de pas de la maison du paysan. Pendant que son jeune fils s’amusait à cueillir des mûres le long des haies, Sarah cherchait à vaincre chez Attié, destinée à devenir l’épouse de Benjamin, la vague répugnance que lui inspirait son futur mari. Les confidences par lesquelles Attié répondait aux conseils de sa mère n’étaient que trop de nature à éclairer Sarah sur le caractère du sentiment que Benjamin éprouvait pour elle-même. — Hier, lui disait Attié, il m’a reproché d’avoir les cheveux blonds et les yeux clairs. « Pourquoi, répétait-il sans cesse, n’as-tu pas les cheveux noirs comme ta mère ?… » Et la jeune fille allait s’étendre avec complaisance sur les mille bizarreries de Benjamin, lorsque celui-ci parut tout à coup et vint s’asseoir près de Sarah. Effrayée, la pauvre enfant se sauva à toutes jambes, laissant sa mère seule avec le fantasque jeune homme.

On devine que les premières paroles échangées entre Sarah et Benjamin eurent pour objet la terreur manifestée à son approche par Attié. Sarah avait commencé à réprimander vivement le fils de Mehemmedda sur ses brusques allures, lorsque Benjamin l’interrompit en arrêtant un regard sévère sur le visage de la veuve d’Osman. — Avez-vous connu des femmes grecques à Constantinople ? lui demanda-t-il.

Sarah était si peu préparée à cette question, qu’elle demeura un instant interdite ; mais Benjamin ayant répété les mêmes mots non sans quelque impatience, elle avoua qu’elle en avait connu plusieurs.

— Étaient-elles vieilles ?

— J’en ai connu de vieilles et de jeunes.

— Et les vieilles, que faisaient-elles ?

— L’une d’elles apportait dans le harem diverses marchandises, des broderies, des étoffes, des coiffures et toute sorte de choses à l’usage des femmes ; une autre était appelée lorsque l’une de nous était en mal d’enfant ; une autre s’occupait de médecine.

— Ah ! dit Benjamin.

— Quel intérêt tout cela peut-il avoir pour vous, Benjamin ?

— La vieille femme qui soignait les malades ne vendait-elle pas autre chose que des médicamens ? Ne vendait-elle pas des charmes ?

— Probablement ; mais pourquoi me regardez-vous ainsi, Benjamin ? Avez-vous donc, besoin de secrets merveilleux ?… Qu’une femme délaissée ou maltraitée emploie des moyens magiques pour recouvrer l’amour de son époux, ou même pour se venger d’une rivale, comme on dit que cela arrive quelquefois, je le comprends ; mais un homme ! mais vous, Benjamin ! votre volonté ne vaut-elle pas tous les talismans du monde ?

— Vous comprenez qu’on emploie la sorcellerie pour se venger ?

— Je comprends qu’on l’emploie pour se procurer ce qu’on ne peut obtenir sans elle.

En ce moment, Sarah leva les yeux sur Benjamin. Le visage du jeune homme exprimait un trouble qui touchait au délire ; il gardait le silence, mais sa bouche entr’ouverte semblait murmurer des mots auxquels la voix se refusait. Ses yeux ouverts et fixes semblaient faire effort pour lire dans l’âme de Sarah.

— Qu’est-ce donc ? s’écria celle-ci effrayée ; qu’avez-vous, Benjamin ? Éprouvez-vous quelque mal ?

Benjamin répondit par un geste négatif. On pouvait aisément deviner qu’il s’efforçait de vaincre son trouble et de retrouver ses esprits. Quand il y eut réussi en partie, il reprit avec calme : — Ce n’est rien, Sarah ; vous savez que je suis sujet à des crises singulières. Qui sait d’où elles me viennent ? Eh ! vous l’ignorez sans doute… Oui ; vous l’ignorez ; c’est bien, n’en parlons plus.

Ainsi engagé, l’entretien ne pouvait manquer de devenir intime. Sarah supplia Benjamin d’avoir pitié de sa jeune fille. Évitant de répondre aux étranges discours du frère d’Osman, elle lui avoua les inquiétudes que lui inspirait l’avenir d’Attié. Pouvait-elle confier cet avenir si cher à celui dont la conduite était pour elle une redoutable énigme ? Ces inquiétudes, franchement manifestées, blessèrent l’irritable amour-propre du jeune homme. — Vous ne me connaissez pas ! s’écria-t-il. Oui, je suis malheureux, mais je ne suis ni méchant ni injuste… Attié est une sotte d’avoir peur de moi, et la sottise m’impatiente, voilà tout… Son visage ne me plaît guère non plus, cela est vrai ; mais ce n’est pas ma faute. Pourquoi ne vous ressemble-t-elle pas ? Ne voit-on pas tous les jours des filles ressembler à leur mère ? — Et Benjamin allait peut-être révéler à Sarah ses sentimens les plus secrets, quand un incident fort imprévu vint l’arrêter au début de ses confidences.

Un bruit de pas et de chevaux se faisait entendre depuis quelques instans. D’abord éloigné, ce bruit se rapprocha bientôt. Un cavalier parut au détour du sentier, puis un autre ; enfin tout un corps de soldats à cheval, suivis d’autres soldats à pied, déboucha sur la route qui longeait la rivière. C’était un régiment du contingent turc levé par les Anglais, et composé d’hommes de toutes les nations, de toutes les croyances, presque tous gens sans aveu, répudiés par leur pays, et cachant sous le titre de réfugiés politiques une existence déshonorée. Il y avait bien aussi de véritables Turcs parmi ces Européens transformés en Turcs faute de mieux et en désespoir de cause ; mais ces vrais Turcs ne formaient pas l’élite de leur nation : c’étaient d’anciens janissaires, des bachi-bouzouks congédiés et chassés de leur corps pour cause d’inconduite ou d’insubordination. À la suite de ce ramassis de vagabonds venait une tourbe de drogmans, véritable écume de ces ondes fangeuses qui croupissent dans Stamboul ; Grecs, Arméniens, Juifs, renégats ou non renégats, menteurs, voleurs, incapables d’une bonne pensée comme d’un bon sentiment, ignorans, lâches, ils étaient recherchés par les chefs de corps (la plupart officiers polonais ou hongrois) comme l’intermédiaire indispensable pour communiquer avec leurs soldats. Quant aux soldats, qui connaissaient ces drogmans pour les avoir vus à Constantinople exerçant les métiers les plus vils, ils les méprisaient et leur refusaient toute confiance, tandis que les drogmans eux-mêmes, suivant en cela l’invariable coutume de leur caste, ne traduisaient jamais ce qui leur était dit, mais faisaient des intentions, à eux bien connues, des chefs l’usage qui convenait le mieux à leurs propres intérêts, et se plaisaient à semer là discorde entre les soldats et les officiers.

Le groupe des drogmans suivait les cavaliers à quelque distance. Lorsqu’ils furent près de Sarah, qui s’était enveloppée à la hâte dans son grand voile en calicot blanc, et se tenait debout, à demi cachée par des arbres, le dos tourné aux passans, l’un d’eux parut frappé de sa haute taille et d’un je ne sais quel reflet d’élégance qu’elle avait rapporté de la capitale, et conservé malgré son long séjour parmi des campagnards. — Ah ! la jolie fille ! s’écria l’effronté Grec, enchanté de pouvoir insulter impunément ses anciens et terribles maîtres, devant lesquels il avait si longtemps tremblé. — Que fais-tu là, et pourquoi te caches-tu ? Montre-nous ton visage, ou, par saint George ! je vais dire partout que tu es vieille et laide. Les jolies femmes ne se cachent plus, n’est-ce pas, Michel ? ajouta-t-il en se tournant vers l’un de ses compagnons. La mode du voile est passée, et nous voyons à présent autant de jolis minois qu’il nous plaît.

Sarah ne répondait pas, et paraissait ne rien entendre des mots qui lui étaient adressés. Alors le Grec, qui avait probablement bu plus d’un verre d’eau-de-vie dans la journée, sauta à bas de son cheval, et, suivi de deux ou trois camarades, il arriva d’un bond auprès de Sarah ; puis, la prenant brutalement par la taille, il essaya d’écarter les plis de son voile. — Laissez-moi ! s’écriait Sarah d’une voix étouffée par les draperies et par l’émotion ; mais ni ses cris ni ses prières n’eussent arrêté le bras de l’insolent, si un poignet d’acier ne l’eût saisi tout à coup et ne l’eût forcé de lâcher prise. Le Grec fît un pas en arrière, vaincu un moment par la douleur, car les doigts de Benjamin, avaient noirci son bras ; mais Benjamin était seul de son côté, et le Grec comptait sur l’appui de tous ses camarades ; Aussi, le premier mouvement de surprise et d’engourdissement passé, la rage vint s’ajouter au caprice, et la conquête de Sarah fut irrévocablement résolue dans l’esprit du drogman.

— Arrière ! hurla-t-il en portant la main à son couteau, qui, à vrai dire, n’était pas des mieux affilés ? arrière, misérable ! Est-ce ainsi que tu respectes tes sauveurs ? — Puis, se tournant vers Sarah : — Et toi ! la fille, montre-moi ton visage tout de suite, et s’il me plaît, je t’ordonnerai de me suivre à notre campement, où tu chanteras et tu danseras toute la soirée pour nous désennuyer, et ensuite nous verrons ; peut-être te ferai-je l’honneur de ne te renvoyer que demain matin.

Honneur soit rendu à la simplicité des mœurs du peuple des campagnes en Asie ! Sarah ne comprenait qu’imparfaitement les grossières paroles qu’on lui adressait ; mais elle voyait que le Grec voulait la forcer à découvrir son visage. C’était là une insulte sans exemple et qui la faisait frémir. Ses craintes ne tardèrent pourtant pas à changer de nature et d’objet. Entouré par les amis du drogman, Benjamin avait à se défendre contre les assauts réitérés de ces lâches agresseurs. Le fils de Mehemmedda était d’apparence frêle et presque maladive ; mais il avait une de ces organisations nerveuses auxquelles dans certains momens rien n’est impossible. D’un élan vigoureux, il avait repoussé ses trois antagonistes, qui se tenaient à distance, quand d’autres drogmans accoururent au secours des premiers combattans. Aussi pouvait-on prévoir le moment où Benjamin, malgré sa fière attitude, succomberait sous le nombre. Heureusement il se trouvait quelques vrais Turcs dans cette arrière-garde. En voyant une femme et un jeune musulman insultés par des Grecs, ils perdirent patience. Ils commencèrent par se placer entre le chef de la bande et Sarah, priant le premier de renoncer à son entreprise et recommandant à Sarah de courir s’enfermer chez elle. Celle-ci était trop émue par le danger que courait Benjamin pour suivre ce conseil. — Laisserez-vous périr cet enfant ? s’écria-t-elle avec angoisse en se tournant vers ceux qui l’avaient délivrée du Grec, et dans son trouble elle ne s’aperçut pas que son voile venait de se dénouer, laissant son visage à découvert. — Elle est merveilleusement belle ! s’écria le drogman grec. Ah ! je savais bien qu’elle ne se cacherait pas toujours avec un visage comme celui-là. — Un des Turcs se hâta aussitôt de replacer respectueusement le voile sur le visage de la veuve. Les autres coururent vers l’endroit où Benjamin se défendait encore, et réussirent, non sans quelque peine, à prendre position entre le jeune homme et ses trop nombreux assaillans. Une lutte nouvelle allait donc s’engager entre les Turcs et les Grecs, lutte dont l’issue pouvait être douteuse, quand un officier supérieur parut tout à coup sur le terrain du combat, et sa voix tonnante exerça une action presque magique. Les drogmans restèrent comme pétrifiés, tandis que les Turcs, calmes et fiers, attendirent les questions du maître. En même temps Benjamin, les bras croisés sur la poitrine, attachait sur le capitaine un regard assuré, tandis que Sarah s’enveloppait soigneusement de son voile.

— Que faisiez-vous ? dit enfin l’officier, Polonais de naissance et musulman par accident ; que signifient ces violences ?

Et cette question ayant provoqué cinquante réponses en dialectes différens, l’officier, en homme qui savait déjà de quel côté pouvaient lui venir les informations les plus sincères, appela auprès de lui les Turcs. Ceux-ci justifièrent pleinement la confiance qu’on plaçait en eux. Le récit exact qu’ils firent du triste conflit provoqué par l’insolence du drogman grec valut à celui-ci et à ses compagnons une réprimande sévère. Puis le capitaine appela Benjamin et Sarah ; il les interrogea sur leur condition, sur leur famille, et s’enquit avec bienveillance si l’un et l’autre étaient sortis sans blessure du combat. Benjamin avait reçu plusieurs coups à la tête et une grande égratignure au bras gauche, mais son amour-propre ne lui permettait pas de se plaindre dans un pareil moment et devant un aussi grand personnage. L’officier finit par offrir à Benjamin quelques piastres que le jeune homme reçut d’assez mauvaise grâce ; cependant le fils de Mehemmedda se dérida un peu à l’invitation que lui fit le capitaine d’aller lui rendre visite à Angora, où il comptait résider quelques jours, et où il aurait, dit-il, beaucoup de plaisir à faire plus ample connaissance avec un aussi brave jeune homme, qui ne comptait pas ses adversaires lorsqu’il s’agissait de défendre une femme. Depuis longtemps en effet, Benjamin cherchait un prétexte pour se rendre à la ville, où il voulait consulter quelque savant personnage sur l’espèce de malaise moral dont il se sentait frappé. Aussi promit-il au capitaine de lui rendre prochainement visite ; puis, faisant signe à Sarah de le suivre, il se dirigea vers la maison paternelle sans daigner jeter un regard en arrière.

Deux jours plus tard, Benjamin se mettait en route pour Angora, et avec ce voyage allaient commencer ce qu’on pourrait nommer les années d’apprentissage du jeune paysan turc.

  1. La mère de famille avait donné son propre nom à sa dernière née ; nous avons déjà fait remarquer plus d’une fois combien les noms de femmes sont peu variés dans l’Asie-Mineure.