Un palabre chez les nègres

UN PALABRE (ASSEMBLÉE PUBLIQUE) CHEZ LES NÈGRES FELOUPS.
(Communiqué par M. Perrottet.)

… Sur la rive droite de la Cazamance, et non loin de son embouchure, sont disséminées, dans un assez grand espace, les cases du village de Hitou, appartenant aux Feloups-Yolas. Habitées par un peuple de mœurs douces et sociables, ces cases offrent entre elles, pour faciliter les relations amicales des familles voisines, des portes de communication pratiquées dans les murs qui forment l’enceinte de chaque cour. L’intérieur de la case est dévolu, sans exception aucune, à tous les membres de la famille, hommes, femmes, enfans et bestiaux de toute espèce ; tout rentre le soir, pêle-mêle dans la hutte commune, bâtie en entier de pisé (terre glaise), où la lumière et l’air ne peuvent guère pénétrer que par l’ouverture qui en forme l’entrée.

Aux environs du village, d’immenses amas de coquilles d’huîtres, accrus chaque jour par la grande consommation que les habitans font de ce mollusque, servent de dernier asile et de monument funéraire aux morts de la peuplade : étranges tombeaux, dont une religieuse vénération consacre désormais l’inviolabilité.

Dans un rayon plus étendu se déroulent les vastes rizières dont les produits forment la base de la nourriture de ces peuples simples et sauvages.

C’est au village de Hitou que M. Bl… voulait établir un dépôt de marchandises pour l’approvisionnement de la contrée. Ayant déjà commercé en Cazamance, il s’était fait de nombreux amis à Hitou, et il espérait, grâce à leur influence, obtenir de la petite république l’autorisation nécessaire à son projet. Après m’avoir complaisamment conduit en bateau jusqu’à huit lieues dans l’intérieur, pour faciliter mes herborisations, il me ramena avec lui à Hitou.

J’ignore si d’autres liens que ceux d’un langage uniforme et d’une origine commune unissent entre eux les divers groupes de population distribués en villages plus ou moins considérables sur les rives de la Cazamance ; il est du moins certain qu’ils ne reconnaissent point de roi ni de chef quel qu’il soit.

Les villages conservent également, chacun en son particulier, la même indépendance, nul maître, nul officier municipal n’y exerce une autorité quelconque ; une démocratie pure forme l’essence de leur gouvernement. Les affaires publiques peu nombreuses, peu importantes chez un peuple dont les besoins sont circonscrits et les habitudes tranquilles, se traitent toutes en palabre ou assemblée générale.

C’est à la décision d’une telle assemblée que M. Bl… devait soumettre son projet, de bâtir, sur le territoire de Hitou, une case provisoire pour le dépôt de ses marchandises. Se conformant à l’usage local, il fit part de son dessein aux amis qu’il avait dans le village dont il parle la langue avec une grande facilité ; ceux-ci le communiquèrent à leur tour à leurs connaissances, et de proche en proche la nouvelle en fut répandue dans toute la communauté. Un jour fut choisi pour délibérer sur la réponse à faire au négociant blanc, réponse dont, au reste, tout semblait présager le sens favorable. Suivant la coutume, on fit provision de vin de palme fermenté, et au jour indiqué, j’accompagnai M. Bl… au lieu de l’assemblée, sorte de vaste cour communale dans laquelle s’étaient réunis tous les chefs de famille.

De grands vases de terre (canaris), d’une forme ob-conique, étaient disposés en grand nombre et sans symétrie, dans le milieu de l’enceinte ; ils contenaient la liqueur enivrante extraite du palmier Elaïs, au moyen d’une incision profonde pratiquée à la naissance de la panicule florale. Ce n’est qu’après la fermentation alcoolique que les Feloups aiment à faire usage de cette boisson que les européens, au contraire, trouvent surtout agréable lorsqu’elle est fraîchement recueillie.

Des coupes grossières, formées avec le fruit mûr d’une cucurbitacée, et munies d’un long manche qui permettait de puiser jusqu’au fond du vase, plongeaient dans le liquide spiritueux, et servaient de gobelet commun aux groupes respectifs rassemblés autour des canaris.

Quand nous fûmes arrivés au milieu de la cour des délibérations, un des amis indigènes de M. Bl…, renommé dans la peuplade pour son éloquence, se chargea d’exposer et d’appuyer la demande du traitant français. Il se tint debout au centre de l’assemblée, et ses concitoyens s’accroupirent autour de lui en cercles concentriques. Leurs yeux étaient fixés sur l’orateur ; leur menton reposait sur la paume de leurs mains, tandis que leurs coudes trouvaient un appui sur leurs genoux pliés à angles presque droits. Il était curieux de voir cette réunion de sauvages nus, accordant à peine aux exigences de la pudeur un court et étroit guimbé tissu de feuilles de palmier, montrant, pour la plupart, des jambes et des cuisses d’une grosseur démesurée, résultat trop fréquent parmi eux d’un travail assidu dans des rizières malsaines. Il était curieux de voir leurs physionomies généralement bienveillantes, prêter d’avance à ce qu’ils allaient entendre une attention pleine d’intérêt, sans qu’aucun, néanmoins, oubliât de puiser par intervalles, dans le canari voisin, la liqueur favorite qu’ils semblaient humer avec délices.

L’orateur expliqua dans un long discours, fort éloquent sans doute au jugement de ses auditeurs, les projets de M. Bl…, ses motifs, les avantages que la peuplade y pourrait trouver, et lorsqu’après des torrens de paroles, il crut lire sur tous les visages que l’assemblée était dans les dispositions les plus favorables à son client, il termina par une péroraison vigoureuse ce chef-d’œuvre remarquable d’improvisation parlementaire.

Enfin, il se tût, rechercha d’un coup d’œil le canari le plus grand qui se trouvât dans le Bentang (cour), et alla s’accroupir auprès, afin d’y puiser à son tour le délicieux nectar et d’en avaler double dose, ainsi qu’il en avait acquis aux yeux de tous, par son abondant verbiage, le privilége incontestable.

La délibération commença alors, les conversations s’établirent, les rasades devinrent plus fréquentes, et tout se disposa pour achever cette journée dans une complète ivresse. Quant à nous, avertis que la décision définitive de l’assemblée ne nous serait notifiée que le lendemain à midi, nous nous retirâmes.

Sur notre passage se rencontraient quelques femmes. Elles avaient toutes la tête entièrement rasée, et les plus coquettes avaient les bras ceints jusque vers le coude, de larges bracelets de cuivre ; des plaques du même métal, échancrées en cœur, étaient suspendues à leur cou, et venaient orner leur poitrine. Par une recherche que le goût européen n’admettrait pas avec la même faveur que celui des Feloups, la plupart avaient les dents limées en pointe aiguë, ce qui leur donnait une étrange physionomie ; un jupon exigu, formé tout au plus d’une demi-pagne de guinée bleue, était le seul vêtement qui voilât leur nudité. Une dégoutante saleté régnait, du reste, sur toute leur personne.

Cependant, la nouvelle des projets de M. Bl… s’était répandue dans la contrée, et jusqu’au comptoir portugais de Zinghinchor. Une députation fut aussitôt envoyée de ce poste, pour contrecarrer les desseins du traitant français. Déjà des manœuvres de même nature et peut-être même des voies plus odieuses encore avaient été employées contre les tentatives d’établissement précédemment essayées par quelques uns de nos compatriotes. « Gardez-vous, dirent les envoyés portugais aux bons habitans de Hitou, gardez-vous de permettre à cet étranger de s’établir dans votre voisinage. S’il s’arrête parmi vous, c’en est fait à jamais de votre sécurité ; des pièces de canon lui seront envoyées par son gouvernement, pour vous chasser vous-mêmes de cette terre sur laquelle on se borne aujourd’hui à vous demander asile ». Deux messagers vinrent de la part de l’assemblée nous répéter ces insinuations hostiles d’une nation que nous eussions dû trouver amie, et ils nous avertirent que des considérations d’une nature aussi grave avaient fait juger indispensable un nouvel examen de la question. Une seconde délibération devait en conséquence avoir lieu le lendemain.

Le lendemain en effet, les nègres assemblés comme la veille, et procédant avec les mêmes formes, prirent la décision si impatiemment attendue. Deux habitans notables vinrent la notifier à M. Bl… ; voici littéralement quelle fut la teneur de leur message :

« Malgré l’opposition formelle des Portugais au sujet de l’établissement que vous désirez former chez nous, la demande que vous avez faite hier à cet égard à notre assemblée vous a été accordée d’une voix unanime ; nous nous sommes en outre chargés de vous aider, de tout notre pouvoir, dans la construction que vous avez résolue, et de vous procurer les matériaux nécessaires à cet effet. Vous n’avez donc qu’à nous marquer l’endroit que vous voulez choisir, et à nous tracer le plan de la case à construire. »

Ainsi s’exprimèrent les deux commissaires de Hitou. M. Bl… les chargea, en retour, de ses remercîmens et des témoignages de sa gratitude.

A…

N. B. Nous devons à M. Perrottet, voyageur naturaliste du gouvernement, la communication des notes originales sur lesquelles a été rédigé cet article.