Librairie Bloud et Barral (p. 13-18).


III

— Ah ! tout est fini ! s’écria Mme Maudhuy quand ils furent rentrés au salon et qu’elle ne fut plus entourée que de sa fille et de ses convives. Tout est fini sans doute. Le pauvre homme sera mort sans pouvoir se reconnaître et c’est une fatalité contre nous, car la vue de Charles l’aurait attendri en faveur de parents qui ne l’ont pas importuné et qui ont su garder leur dignité dans le malheur.

Tout en se lamentant ainsi, elle ouvrit le télégramme et sa physionomie changea. Une rougeur subite monta à ses joues pâles ; sa bouche eut une contraction amère, et ses mains nerveuses froissèrent le papier bleu.

— Eh bien ? lui demanda M. Langeron, seul autorisé par son âge à la questionner.

Les deux jeunes gens attendaient, également anxieux, mais pour des motifs bien différents.

— Ce second télégramme est si étrange, dit enfin Mme Maudhuy, si injurieux envers notre sollicitude que M. Langeron serait seul à en comprendre la portée, si je vous le communiquais sans explication. Monsieur Develt, votre intimité avec mon fils est basée sur la similitude de vos occupations et de vos goûts, et si vous savez tout ce que fait et pense Charles, vous ignorez ou vous ne connaissez qu’en gros les événements de notre passé. Quant à toi, Cécile, je t’ai longtemps tenue en dehors de ces dissensions de famille qui n’étaient propres qu’à t’attrister en te faisant connaître trop tôt les dures réalités de la vie ; tu vas avoir vingt et un ans le mois prochain, il est temps que je te traite en personne capable de tout comprendre et…

Cécile interrompit sa mère pour lui demander d’une voix altérée :

— Notre pauvre oncle est-il donc mort ?

Les yeux bruns de la jeune fille, voilés d’une légère buée de larmes, n’osaient plus se fixer sur le télégramme dont le papier criait, chiffonné, tordu par la main sèche de Mme Maudhuy qui répondit d’un ton bref :

— Non, ma fille, et l’on assure même que son accident n’aura pas de suites fâcheuses.

— Alors réjouissons-nous ! s’écria Cécile en battant des mains par un involontaire mouvement de joie.

Cette gaieté ne trouva pas d’écho. Mme Maudhuy gardait sa physionomie contractée. M. Langeron hochait la tête en fronçant le sourcil. Accoudé à la cheminée, Albert Develt ne ressemblait plus au jeune homme empressé qui avait arrondi ses phrases en compliments sur le balcon. Il faisait assez piteuse mine, regardait d’un air composé ses ongles qu’il tenait fort longs, qu’il croyait beaux et qu’il soignait en conséquence. Son nez mince semblait tomber plus bas que de coutume sur sa moustache rousse que de légers mouvements de la lèvre supérieure hérissaient par saccades.

— Tu es encore bien enfant, Cécile, dit Mme Maudhuy. Certes je suis satisfaite d’apprendre que ton oncle peut espérer sa guérison ; mais il m’est cruel de penser que l’empressement de ton frère à remplir ses devoirs va être mal interprété à Sennecey.

— Et comment ? demanda M. Langeron. Quoique concise, la première dépêche était bien un appel à la parenté.

— Oui, reprit Mme Maudhuy, mais la seconde est un contre-ordre. Écoutez plutôt et remarquez qu’on n’a pas craint de payer des mots supplémentaires pour bien nous faire comprendre qu’on ne veut pas de nous là-bas. Voici le texte du télégramme :

« M. C. Maudhuy a repris pleine connaissance. Sa guérison est assurée et prochaine. D’après son ordre, ne partez point pour venir le voir. Vous recevrez ses bulletins de santé.

« Ph. Limet. »

— La signature n’est pas celle de la première dépêche, dit M. Langeron. Est-ce que ce M. Limet n’est pas ce notaire de Sennecey, ami de votre famille, dont vous m’avez parlé quelquefois, madame ?

— Précisément, répondit-elle, et le signataire du premier télégramme est Julien Trassey, le filleul, le factotum, le favori de mon beau-frère. Vous savez que nous avons tout à craindre de l’influence de ce garçon-là sur un vieillard qu’il circonvient et qui ne voit que par ses yeux.

— Et pourtant, mère, c’est Julien Trassey qui vous a prévenue de l’accident survenu à mon oncle, dit Cécile.

— C’est qu’il ne pouvait faire autrement sans encourir le blâme de l’opinion publique, puisqu’on avait à craindre la mort de l’oncle Carloman.

— Carloman ! répéta Albert Develt sans pouvoir s’empêcher de sourire. Votre parent, madame, porte réellement ce nom carlovingien ?

— Oui, répondit Mme Maudhuy, et au nombre de ses griefs contre moi, il faut compter mon refus d’affubler mon fils, qui est son filleul, de ce nom inusité, Mais que dois-je faire, messieurs ? y a-t-il moyen d’avertir Charles, en gare de Châlon-sur-Saône, de la hâte qu’ont les gens de Sennecey de lui interdire l’accès auprès du blessé ?

— C’est possible, dit Albert Develt, Mais je crois connaître Charles. Une fois arrivé à Châlon, il n’est pas homme à reprendre le premier train pour Paris sans se rendre compte par lui-même de l’état des choses à Sennecey. Je ne saurais l’en blâmer ; à sa place, j’agirais de même. D’abord on l’a appelé ; il est dans son droit en se présentant ; il remplit un devoir de famille et aussi un devoir social en ne laissant pas son oncle aux prises avec des avidités étrangères.

— Mais c’est lui qu’on accusera d’être amené au chevet du malade par une cupidité d’héritier, s’écria Mme Maudhuy. Voilà ce que je redoute. Vous ignorez quel homme ombrageux est l’oncle Carloman. Ah ! pourquoi, dans ma faiblesse maternelle, ai-je laissé prendre à mon fils depuis quelques années le rôle de chef de famille ! Vous avez vu comment il a décidé son départ sans même me consulter. S’il m’avait demandé mon assentiment, s’il m’avait laissé le temps de réfléchir, ou bien si je n’avais pas perdu l’habitude de tout diriger, c’est moi qui serais partie à sa place et j’aurais su m’arrêter à Châlon ; ou mieux encore, avant de me lancer en route, j’aurais télégraphié pour demander si ma présence était souhaitée. Cette promptitude de Charles est capable de nous perdre.

— Mais, Madame, dit Albert Develt, cet oncle Carloman… — il ne pouvait pas encore prononcer ce nom sans un peu d’emphase ironique — serait un bien méchant homme et un spécimen unique dans la classe à jamais vénérable des oncles à héritage s’il déshéritait Charles à cause de son empressement à l’aller visiter. Et puis, quelque machiavéliques que soient les manœuvres de ce Julien Trassey aidé de son notaire, il y a des lois contre la captation au détriment des héritiers naturels.

— Oh ! je ne crois pas du tout que M. Limet, le notaire, soit l’allié de Julien Trassey, s’écria Mme Maudhuy.

— Cette affaire, reprit le jeune homme, est fort embrouillée dans mon esprit. Elle va certainement m’empêcher de dormir cette nuit, et mon insomnie sera hantée par les conjectures plus ou moins fausses que je ne saurai m’empêcher de faire sur les bonnes ou mauvaises chances que va courir mon ami Charles.

— Puisque vous prenez si bien à cœur notre situation, dit Mme Maudhuy, voulez-vous que je vous en débrouille les obscurités ? Est-ce que cela ne vous ennuiera pas d’entendre parler longuement de nos affaires de famille ?

— Ah ! Madame, s’écria le jeune homme avec une vive expression d’intérêt, me traiter en intime c’est aller au-devant de mes désirs.