Librairie Bloud et Barral (p. 1-6).

I

— Madame, dit la femme de service en entrant dans la salle à manger au moment où la causerie s’animait devant le dessert à demi dévasté, c’est une dépêche qu’on apporte du télégraphe.

La correspondance par voie électrique n’est pas assez passée dans nos mœurs pour que l’arrivée d’un télégramme soit chose aussi banale que la remise d’une lettre.

La maîtresse de la maison, qui avait ce soir-là deux étrangers à sa table, prit le papier bleu du télégraphe et le posa près de son assiette sans l’ouvrir, mais avec une curiosité et un trouble évidents.

— Madame, lui dit le plus âgé de ses deux convives, ne nous traitez pas avec cette cérémonie, et prenez connaissance de ce télégramme… Monsieur Albert, joignez-vous à moi pour solliciter Mme Maudhuy de nous traiter, comme il sied, en amis de la maison.

— Je n’oserais m’honorer si tôt de ce titre qui vous appartient, monsieur Langeron, répliqua le jeune homme en s’inclinant devant le vieillard ; mais Charles peut affirmer que sa familiarité avec moi autorise sa mère à me traiter sans façons.

— Eh ! sans doute, dit à son tour Charles Maudhuy. Une dépêche, c’est toujours un événement inattendu qui rompt toutes obligations présentes, et qui demande à être connu à la minute ; mais les femmes — j’en demande pardon à ma mère — sont dominées par les menues convenances de détail, au point d’y sacrifier l’essentiel.

Charles Maudhuy exprimait là, d’un ton à demi gai, une de ses convictions intimes. Qu’elle fût ou non à l’honneur de ses vingt-six ans, elle s’harmonisait chez lui avec son attitude un peu gourmée, avec sa manière de porter haut la tête et de cligner les paupières pour regarder. Mais en ce moment il tenait ses yeux tout grands ouverts et fixés avec une expression d’avidité sur le télégramme. On eût dit qu’il lisait une nouvelle impatiemment attendue à travers les plis du papier bleu.

— Eh bien, mère, tu ne te décides pas ? dit-il en voyant que Mme Maudhuy tournait l’enveloppe entre ses mains sans se résoudre à en faire sauter le cachet blanc.

— C’est involontaire, répondit Mme Maudhuy, et je vous prie, messieurs, d’excuser cet incident désagréable qui vient nous gâter la fête de mon fils, que vous avez été assez aimables pour vouloir bien célébrer avec nous… Oui, c’est involontaire ; je n’ai jamais pu ouvrir un télégramme sans un battement de cœur. C’est une série de dépêches qui, en trois jours, — il y a longtemps déjà, — porta la ruine dans notre maison. Enfin, c’est par un télégramme que j’ai appris que j’étais veuve, et vous, mes enfants, orphelins…

Charles Maudhuy s’agita sur sa chaise. Ces détails oiseux, ces explications d’un sentiment féminin, l’impatientaient ; mais sa sœur, qui était assise à table entre lui et M. Langeron, fut plus sensible à ce rappel d’un triste passé. Elle se leva, vint embrasser sa mère et retourna vers sa place avec la même grâce muette.

— Enfin, poursuivit Mme Maudhuy, je ne puis me défendre d’une sorte de superstition contre les nouvelles que m’apporte le télégraphe.

— Peut-être celles-ci te feront-elles changer d’avis, lui dit son fils avec un singulier sourire, mêlé d’espoir et d’anxiété.

— Tu sais donc d’avance ce que contient cette dépêche ?

— Comment le saurais-je ? Mais le sang me bout sous les ongles d’attendre ainsi.

Charles Maudhuy joignit le geste à la parole. Il allongea le bras par-dessus le couvert d’Albert Develt, placé à la gauche de Mme Maudhuy ; il prit la dépêche, l’ouvrit d’un geste si brusque qu’elle en fut déchirée au coin, et tout en murmurant :

— C’est cela…, c’est bien cela !

Il tira vivement sa montre et articula plus haut :

— Il n’est que sept heures moins un quart. Ah ! quel bonheur que le dimanche nous ait fait avancer le dîner !… Cécile, ma petite sœur, que ma valise soit préparée d’ici à dix minutes. Je cours moi-même choisir une voiture qui ait un bon cheval.

Tous les convives furent debout en un instant, se parlant mutuellement sans s’entendre.

— Je t’accompagne, dit Albert Develt à son ami.

Ils sortirent tous deux, en hâte, pendant que Mme Maudhuy lisait à sa fille et à M. Langeron la dépêche laissée sar la table et ainsi conçue :

« M. Maudhuy a fait une chute. N’a pas repris connaissance depuis l’accident survenu à midi.

« J. Trassey. »

— Et la dépêche est datée d’une heure trois quarts en gare de Sennecey, dit M. Langeron. Ce blessé, madame, est-ce votre beau-frère, l’oncle de vos enfants, dont vous m’avez souvent parlé ?

— Lui-même. Une chute assez grave pour causer un évanouissement de deux heures est presque une annonce de mort quand il s’agit d’un vieillard de soixante-quatorze ans. Ah ! le pauvre homme ! je n’ai pas eu beaucoup à me louer de lui, mais je le plains.

— Ce cher oncle ! s’écria Cécile, moi qui espérais toujours le revoir, qui rêvais de le retrouver bien portant, bon et aimable comme il l’a toujours été avec moi…

— Il faut te hâter, lui dit sa mère, de préparer la valise de ton frère. Avec la permission de M. Langeron, j’irai l’aider tout à l’heure, vérifier si tu n’as rien oublié.

— Faites, faites, dit le vieil ami de la maison. Le temps presse ; Charles aura quelque peine à gagner la gare pour l’heure de l’express. Après l’avoir expédié, j’aurai quelques explications à vous demander sur cet événement, mais…

Le vieillard pencha la tête vers la porte de la salle à manger restée entr’ouverte, afin de voir si la jeune fille était encore à portée d’entendre ; mais Cécile était déjà affairée à l’autre bout de l’appartement. Quand M. Langeron se fut assuré de son tête-à-tête avec la maîtresse de la maison, il continua :

— Mais à condition que vous ne me trouverez pas indiscret de vous interroger sur vos affaires devant M. Albert Develt. L’occasion nous autorise à le mettre au courant de tout ce qui concerne votre famille, et, s’il est un prétendant possible à la main de Mlle Cécile, il vaut mieux qu’il connaisse votre situation de fortune, votre parenté, avant qu’aucune question délicate n’ait été soulevée entre vous. À cet effet, si vous le trouvez bon, madame, je vous questionnerai un peu plus qu’il ne serait besoin de la part d’un aussi ancien ami de votre mari et de votre maison que je suis.

— Ce sera une preuve d’intelligente amitié, répondit Mme Maudhuy. Je sais que Cécile plaît à M. Develt, mais j’ignore quelles sont les prétentions pécuniaires de ce jeune homme. Il vaut donc mieux qu’il renonce à ma fille sans mot dire après avoir appris ce soir, comme par hasard, la modestie de notre situation, que s’il se retirait après avoir formulé sa demande.

— C’est toute la confiance que vous avez dans l’ami de votre fils, chère madame ?

— Est-ce qu’on épouse des filles sans dot de notre temps, et à Paris ?

— Sans dot, sans dot ! répliqua M. Langeron en frappant du bout de ses doigts sur le papier bleu de la dépêche ; sans dot, ce mot, redouté des épouseurs, n’est peut-être plus de saison.