Un nouvel acteur sicilien - Angelo Musco

Un nouvel acteur sicilien - Angelo Musco
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 378-386).
UN NOUVEL ACTEUR SICILIEN

ANGELO MUSCO

Si nous voulons, pour quelques heures, chercher une trêve à l’angoisse où cette guerre nous tient plongés, et qui donne à notre sommeil même je ne sais quelle inquiétude, allons écouter Musco.

Musco est une célébrité nouvelle ; Musco, inconnu en France, est le plus grand acteur comique de l’Italie, et un des plus originaux qui existent où que ce soit. — La salle est pleine de gens fatigués, nerveux, comme nous le sommes tous maintenant, poursuivis par notre souci intérieur, dans l’endroit même où nous voulons nous divertir. Le rideau se lève sur ce public étrange, avide de sortir de lui-même, et sûr cependant que la comédie ne lui fera pas oublier le grand drame dont les péripéties, depuis trois ans, ont à la fois épuisé et surexcité les cœurs. Les acteurs commencent à parler, et ils nous étonnent, comme s’ils devisaient de choses infiniment lointaines, comme si ce qu’ils disent s’adressait à d’autres qu’à nous. Mais Musco paraît, et l’enchantement commence. On rit. On est entraîné malgré soi ; on se laisse aller à la gaîté qu’il excite. On est secoué, « pris aux entrailles, » comme disait Molière ; on rit trop, on voudrait attendre, savourer davantage l’heureux moment qui passe : impossible ; on a mal à force de rire. La contagion gagne de fauteuil en fauteuil, toute la salle est conquise ; le rire monte en fusées, s’épand en roulemens sonores ; bruit énorme et confus, où l’on distingue, sur les basses-tailles des hommes, les voix aiguës des femmes, les voix claires des enfans.

Heureux acteur, capable de faire déferler ainsi la houle du rire, de provoquer à son gré le rire inextinguible qui rend égal aux dieux ! Sa physionomie est des plus curieuses : cheveux noirs et crépus, teint fortement bronzé, pommettes saillantes ; ses yeux brillans ont une expression malicieuse et futée ; ses lèvres découvrent volontiers une rangée de dents d’une blancheur éclatante. Il est petit, agile, mobile : on dirait qu’il a du vif-argent dans les veines. Une force comique singulière jaillit de tout son être. Il a cinquante façons différentes de mettre son chapeau, de remuer sa canne, de marcher, de voltiger ; et il est toujours drôle. Sa réplique est prompte, nerveuse ; elle jaillit comme une réflexion naturelle, et n’a jamais l’air d’un mot d’acteur, encore moins d’auteur. Mais son plus grand privilège est le geste. Plaignons les gens du Nord, qui ne parlent qu’avec leur bouche, et ignorent l’éloquence des bras, l’éloquence des mains agiles, l’éloquence des doigts nerveux ! Avec ses gestes, Musco parle, Musco peint. Il fait jaillir du néant les images ; il ne se contente pas de dessiner les lignes, d’imiter les mouvemens : il transpose ; il extrait la force dynamique d’un sentiment ou d’une idée ; le spectateur n’a plus à supposer, à deviner : il voit l’invisible. Je gage qu’il n’est rien que Musco ne puisse traduire en gestes. Langage très supérieur à celui des mots, qui sont effacés, usés, à la portée de tous, banals : tandis que les gestes restent personnels, restent originaux, et sont vivans. Aucune étude ne saurait en fournir le secret. Pour en posséder le don, il faut être né dans le pays où ni les paroles, ni même les cris, ne suffisent au grand besoin d’épanchement ; où les manifestations violentes des passions ne semblent pas exagérées, puisqu’elles sont communes à tous ; où les gens gesticulent par besoin et par plaisir : ceux qui ne gesticuleraient pas sembleraient engoncés et ridicules. Il faut être né dans les heureux pays où, sous l’invite du soleil, tout s’extériorise, même les âmes...

Musco est né en Sicile, à Catane, dernier de quatorze enfans. Il a fait tous les métiers : chapelier, pâtissier, gantier, maçon. tailleur [1]. Travailler, soit : moins encore pour gagner son pain, que pour apprendre les secrets merveilleux de la profession. Quand on sait, le métier cesse d’être amusant, on l’abandonne, on en cherche un autre ; d’autant plus que le patron est peu empressé à retenir pareil ouvrier. On a vu Musco pousser dans les rues de sa ville une petite voiture chargée des quelques outils indispensables au cordonnier : c’était là tout son atelier. Car pourquoi un atelier stable ? Et pourquoi une maison qui est une gêne, et dont il faut par surcroit payer le loyer ? On dort bien en plein air ; n’étaient les demandes indiscrètes de la police, qui s’obstine à ne pas considérer comme un domicile les portiques de la place Martini. L’occupation favorite de cet invraisemblable bohème était de girare, de « tourner, » de traîner par les rues. Voilà qui est amusant ! Flâner sur le port, voir les négocians affairés et les matelots braillards ; s’arrêter aux bonimens des vendeurs, et suivre sur les visages des chalands l’effet de leur éloquence ; examiner de quel pas marche un curé, un soldat, ce vieux professeur qui sort de l’école, et ce malandrin qui passe devant les carabiniers d’un air de défi ; surtout, rester des heures au marché, dans la féerie des légumes et des fruits multicolores, dans le bruit assourdissant des voix, dans la cohue des campagnards et des citadins, des cuisinières et des dames, parmi les disputes, les colères, les offres engageantes, les refus, les plaisanteries, les jurons ; jouir pleinement de la comédie de la rue : quelle merveille ; quelle joie ; et, sans qu’il s’en doute, quelle école pour le futur acteur !

C’est par le chant qu’il vint au théâtre. Car il chantait sur les places, soit les romances à la mode, soit des chansons de sa composition, paroles et musique. Un beau jour, le directeur d’une compagnie de marionnettes le remarqua, le prit pour occuper les intermèdes : et tels furent ses débuts. Il dansait aussi, avec les jambes les plus agiles et les plus folles du monde. Aucune école, pas même l’école primaire, puisqu’il n’apprit à lire et à écrire qu’à vingt-quatre ans, par un prodige de volonté. Peu importe l’école ! Il dansait, il chantait ; il se faisait connaître du public local par l’originalité de ses créations, par sa verve toujours jaillissante. Tant et tant, qu’il finit par entrer dans cette troupe sicilienne de Giovanni Grasso, dont les débuts à Rome, en 1902, furent une révélation.

Il y fut longtemps premier comique. Mais comment les dieux du théâtre auraient-ils permis que deux acteurs, — l’un célèbre, jaloux de ses prérogatives de chef, autoritaire ; l’autre conscient de son talent, et désireux de le développer en toute indépendance, — fussent toujours unis ? Musco quitte Grasso, et part vers de nouveaux destins. Il sera chef de troupe à son tour ; il aura des acteurs à lui, un répertoire à lui ; il n’abandonnera pas le théâtre dialectal ; mais il laissera le drame, où décidément le couteau joue un rôle exagéré ; il sera l’interprète de la comédie sicilienne. Le voilà donc en Sicile, en 1913 ; il recrute des acteurs et des actrices suivant des principes à lui ; il ne demande pas de métier, au contraire ; il lui suffit qu’on ait l’intuition. Sa compagnie est formée ; il l’instruit.

Seulement, il faut vivre. Les débutans ne font pas recette même à Catane, la ville du théâtre. En route pour le continent ! — Le continent se montre rebelle ; Musco joue devant des banquettes ; les salles où le mène sa course errante sont sinistrement vides. Il y a longtemps que ses économies ont été dépensées ; maintenant, il fait des dettes ; les objets précieux prennent successivement le chemin du mont-de-piété. La troupe remonte vers le Nord de l’Italie. A Pistoia, Musco rêve qu’il mange de la viande crue et des bonbons : mauvais présage. A Vicence, couchant avec ses acteurs dans une manière de dortoir, il ne trouve pas le sommeil ; il sort, il erre dans les rues. Sur les affiches qui annoncent ses représentations, il voit son propre portrait, qui parait vivre aux clartés étranges de la lune. Il l’interpelle : « Qui es-tu ? Un imbécile ?... » Il continue, jouant dans des villes infimes, presque des villages, jusqu’au moment où il atteint Milan. Il faut prendre la décision suprême, et se résigner à la faillite, si Milan boude. Musco se démène, va trouver les critiques, harangue ses acteurs avant que le rideau ne se lève : vaincre ou mourir. Il n’y avait pas grand monde dans la salle des Filodrammatici, ce soir d’avril 1915 qui marqua le début de sa fortune. Mais les spectateurs furent conquis. Ils acclamèrent Musco, ils le vantèrent ; le lendemain, ils revinrent plus nombreux ; bientôt, ce furent les salles combles. Milan la grand’ville, le centre intellectuel de l’Italie vraiment, toujours prête à reconnaître les talens, s’engoua de Musco, fit de Musco son favori. Elle le consacra aux yeux des autres villes. Quand l’acteur lui revint pour une nouvelle saison, en 1916, il était décidément célèbre.

Deux caractères distinguent son répertoire : la couleur locale, et la farce. La couleur locale consiste moins dans l’étude profonde des mœurs spéciales à la Sicile, que dans l’aspect extérieur des pièces et leur interprétation, l’emploi du dialecte, quelques décors empruntés aux paysages de l’ile, et l’évocation de quelques usages ; surtout, l’entrain, la verve, les clameurs, les gestes, et tout le jeu ensoleillé des acteurs. Pour la farce, accordons que rien n’est pire quand elle est mal jouée ; alors, elle donne la nausée. Au contraire, interprétée par un grand acteur, elle devient épique et admirable. Les traits des caractères, toujours un peu voilés dans la pénombre de la comédie, s’accentuent chez elle, et prennent un relief singulier. L’acteur, en effet, met quelque chose de profondément humain dans les personnages simplifiés et agrandis dont elle se contente. Nous y percions les nuances délicates d’une psychologie très fouillée : mais, en revanche, nous voyons surgir devant nos yeux les types éternels, qui n’ont pas cessé d’être vrais depuis qu’il y a des hommes, et un théâtre : le glorieux, l’ambitieux, le poltron, le mal marié. L’acteur ajoute à l’œuvre ce que sans doute elle ne donnerait pas d’elle-même : le sens de la vie. Lorsque Musco joue, nous reconnaissons les défauts de notre pauvre race humaine ; ceux de nos voisins, quelquefois les nôtres. C’est bien l’allure piteuse du mari faible devant la femme acariâtre ; ce sont bien les gestes gauches du paysan à qui la vanité est montée à la tête ; l’imitation est saisissante, la réalité est atteinte. Il exagère quelquefois, mais dans le sens du vrai ; il ne joue jamais à faux. Il a su voir la vie, la comprendre, et la rendre telle qu’elle est.

Répertoire très simple, par conséquent ; répertoire très honnête : non pas prude ; mais moralement irréprochable, parce que tout y est franc, tout y est sain. Jamais Musco ne doit mettre sur ses affiches l’annonce fatidique, qui indique, suivant l’usage italien, les pièces faisandées : lo spettacolo non è adatto per signorine (le spectacle n’est pas fait pour les jeunes filles). L’analyse des comédies même les plus célèbres ne donne d’elles qu’une faible idée : elles sont sans âme, quand Musco n’est pas là pour tenir le grand premier rôle. — Un brave homme a quitté sa Sicile natale pour se rendre à Rome, et y subir l’opération de l’appendicite. Il en revient, depuis qu’il a respiré l’air du continent, avec un mépris indicible pour tout ce qui n’est pas romain ; et de plus, avec une chanteuse dont il s’est éperdument épris : une Romaine, cela va sans dire. Ses grands airs, et sa chanteuse, l’entraînent de mésaventure en mésaventure ; il se brouille avec sa famille, se fait conspuer par ses amis âgés, et tromper par ses amis plus jeunes ; jusqu’au jour où il découvre, désillusion suprême, que la chanteuse de Rome est une Sicilienne comme lui. Alors il revient à la sagesse, qui est de vivre honnêtement en son pays : tel est l’Aria ciel continente, qui a eu plus de mille représentations. — Ou bien encore : un brigadier des douanes en retraite à la manie de faire des mariages. Doué d’une imagination exubérante, il voit dans les vieux garçons les plus décrépits des princes charmans, dans les vieilles filles les plus desséchées de douces fiancées. Il réussit à convaincre les récalcitrans, et marie tous ceux qui l’approchent. Or, les mariages tournent mal : les victimes accablent de reproches l’auteur de leur misère ; il est menacé d’un duel, ce qui le met fort en peine. Mais que toutes ces colères s’apaisent un instant, et déjà son imagination reprend carrière, sa manie triomphe : c’est Lu Paraninfu, une autre pièce à succès.

Prenons enfin la plus récente, Lu Malandrinu, jouée pour la première fois à Milan en juin 1917. Un menuisier de Catane a été condamné à trois ans de prison, par suite d’une erreur judiciaire : il sort des galères avec l’auréole du bandit. Il devient un personnage important et redouté. On a recours à lui dans les cas difficiles. Une étoile est outrageusement sifflée par la cabale ; elle l’implore pour qu’il se rende au théâtre, et impose respect aux siffleurs. Un journal local a insulté le commendatore, candidat aux élections : on vient le trouver, pour qu’il aille déposer une bombe devant les bureaux du journal. Le malheur est que ce brigand terrible est en réalité le plus paisible, le plus peureux des hommes. Poussé par le point d’honneur, il essaye pendant quelque temps de soutenir son rôle de bravo : il ne recueille que plaies et bosses ; un rival lui donne rendez-vous, la nuit, pour une lutte au couteau ; il faut que l’un des deux reste sur le terrain. Musco n’attend pas la nuit ; Musco, dégoûté, fuit les lieux de sa célébrité dangereuse pour redevenir en un coin ignoré le brave menuisier de jadis.

Musco ne met aucune amertume dans son interprétation des faiblesses humaines ; il n’a pas de ces retours tragiques où, brusquement, les spectateurs s’aperçoivent qu’ils devraient pleurer. Tout chez lui est bonne humeur et joie ; il entraîne les pièces dans un mouvement vertigineux ; il ne laisse pas le temps de penser. Cette forte personnalité ne va pas sans quelques inconvéniens. Si bonne que soit la troupe qui l’entoure (et elle est excellente) les autres acteurs risquent de n’être plus que des comparses ; la pièce n’est plus qu’un rôle. Les nouveaux auteurs qui, suivant les traces de leurs aînés, Martoglio, Capuana, Pirandello, cherchent la pièce à succès, ne pensent plus qu’à l’acteur illustre quand ils écrivent : leur ambition se borne trop peut-être à procurer à Musco des effets certains. Ne raffinons pas sur notre plaisir, et contentons-nous d’être divertis. Pourtant, je voudrais voir un jour ce grand acteur sortant de son répertoire habituel, abandonnant pour une fois la comédie sicilienne ; allant plus loin même que les drames qu’il lui plaît de jouer par exception ; — abordant du Molière. Quel régal, que l’Avare, ou le Bourgeois gentilhomme, ou le Malade imaginaire interprétés par Musco !

Il y apporterait cette simplicité profonde qui demeure, en dernière analyse, la caractéristique de son art. Il ne joue pas ses rôles ; il les vit : c’est là son grand secret. On s’en rend bien compte, en voyant à quel point le Musco de l’existence réelle ressemble au Musco qu’on retrouve sur les planches. Aucune différence ; aucun dédoublement entre l’homme et l’acteur. Sa conversation privée est une mimique, comme son jeu ; il se dépense pour un seul interlocuteur comme pour tout le parterre. Il vient à dire qu’il reconnaît la profession des individus rien qu’à leur allure ; il distingue qu’un tel est commerçant, par exemple : et le voilà qui imite aussitôt le commerçant, affairé, pressé, courant à ses affaires, bousculant les passans, distribuant au passage des sourires hâtifs, se précipitant au guichet de la poste pour retirer son courrier. Mais l’employé n’est pas pressé, lui : là-dessus, Musco imite l’employé de la poste qui bâille derrière son guichet, flegmatique, détaché des choses de ce monde, considérant le public avec mépris, consentant à peine à tourner d’un doigt dédaigneux les lettres qu’il extrait de leur casier, — « Je ne suis pas comme les gens qui vont à la boucherie, et disent : je ne veux pas de ce morceau, ni de celui-ci ; je ne veux pas de gras, je ne veux pas d’os. Moi, je prends toute la vie — la chair, le gras, les os, tout. » En faisant cette déclaration de principes, Musco imite le client difficile et le boucher grincheux. Puis il raconte une bonne histoire ; et tout heureux, il s’effondre sur votre épaule, en riant du même rire contagieux qui met les salles en délire.

Sa troupe est comme une tribu, qu’il gouverne avec une bonté paternelle. Maris et femmes, mères et filles jouent côte à côte ; ce ne sont pas l’intérêt et la vanité qui unissent les acteurs, mais les liens de la famille et ceux de l’affection. Près de Musco se tient son neveu, l’excellent acteur Pandolfini ; il y a deux ans à peine qu’il a abandonné le commerce, pour entrer dans la troupe comme administrateur ; puis il s’est risqué à jouer : maintenant, il compte parmi les premiers. On n’est pas sans éprouver quelque émotion à l’entendre rappeler les temps difficiles. « L’oncle devait se passer de fumer, faute d’argent ; l’oncle et nous souffrions de la faim ; pendant trois jours, nous n’avons eu à manger que du pain, avec un peu d’huile dessus. J’ai dû mettre en gage mon anneau de mariage, — cet anneau que voilà, — pour que la troupe pût quitter Vérone. Il n’avait pas grande valeur ; mais en s’ajoutant aux autres bijoux sacrifiés comme le mien, il nous a tout de même procuré, l’argent du chemin de fer, — troisième classe, naturellement. » Les répétitions se font alla buona, sans cérémonie : Musco dirige, reprend, exécute lui-même les jeux de scène : tous s’inclinent devant sa supériorité incontestable et cherchent à réaliser ses conseils en le remerciant.

Troupe toujours en mouvement, puisque les saisons dans chaque ville ne durent guère plus de quinze jours ou d’un mois : ensuite on boucle les malles, et on va planter ailleurs sa tente. Après Milan, Rome ; après Rome, Naples ; après Naples, la Sicile, où l’on se retrempera dans la vertu de l’air natal. — Troupe toujours en travail ; car il est impossible de se contenter des trois ou quatre pièces à grand succès ; il faut enrichir le répertoire. Or, beaucoup de nouveautés sont appelées, mais peu d’élues ; souvent elles tombent ; il en est même qui sont saluées par les sifflets sonores d’un public sans pitié : peu lui importe que les acteurs lui soient sympathiques : il siffle, et vigoureusement, s’il estime que la pièce mérite d’être sifflée. Musco est célèbre ; il vient d’être nommé commendatore non seulement pour l’excellence de son art, mais parce qu’il s’est prodigué pour la propagande en faveur de l’emprunt de guerre, prodigué pour les soldats malades dans les hôpitaux, prodigué pour les blessés.

Mais ce n’est pas une célébrité assise, et comme inamovible ; il faut la défendre de haute lutte. Comment peut-il jouer tous les soirs, les dimanches et les fêtes deux fois par jour, sans un répit au long de l’an ? Comment peut-il choisir et souvent corriger le répertoire, diriger les répétitions, administrer sa troupe ? Problème qui paraîtrait insoluble à nos acteurs français. Quand on lui parle des artistes qui ne jouent que deux fois par semaine, ou moins encore, qui ont le loisir de se promener, d’étudier de se renouveler, Musco répond : Troppo lùsso ; c’est trop de luxe. Le mot est profond. De même qu’il y a, dans sa verve, le souvenir de la misère passée, vaillamment subie et gaillardement vaincue ; de même, ce que le présent contient encore de changeant et d’incertain l’aiguillonne, et donne à sa gaîté son air conquérant. Si l’art de l’acteur devient une fonction, s’il ne connaît plus l’émoi de la lutte, la crainte de la défaite, toutes les dures nécessités d’une vie travaillée, il risque de s’embourgeoiser et de s’engoncer. A l’artiste succèdent le fonctionnaire et le pontife. Rien de pareil ici. Les mœurs théâtrales sont trop différentes des nôtres, et Musco est trop original pour qu’on ait à redouter une si triste fin. C’est encore un peu le char de Thespis, cahoté, mais qui s’avance plein de joie et de cris, semant sur son passage le bienfait du rire et les heures d’oubli. Nous le verrons peut-être arriver jusqu’à Paris, après la guerre : car c’est une des ambitions de Musco, que de mêler à la joie de notre victoire sa triomphante gaîté.


PAUL HAZARD.

  1. Voyez la brochure de L. Bevacqua-Lombardo, Angelo Musco. Milan, P. Carrara, 1916.