Un nouvel écrit de M. Schelling

Un nouvel écrit de M. Schelling
Revue des Deux Mondes, période initialetome 15 (p. 351-357).
UN NOUVEL ÉCRIT DE M. DE SCHELLING.[1]

Si quelque chose peut nous indiquer combien cette crise morale qui éprouve maintenant l’Allemagne est sérieuse et profonde, c’est de voir M. de Schelling lui-même entrer dans le débat et donner son avis. M. de Schelling a pris, jeune encore, la place qui lui appartient dans l’histoire de l’esprit humain, et, depuis tout à l’heure trente ans, il s’obstine à garder un regrettable silence ; on sait par son enseignement, par cet inévitable écho qui se fait autour des vieilles gloires, on sait à peu près les révolutions accomplies dans sa pensée : il ne les a racontées nulle part, et semble hésiter beaucoup avant d’en livrer un témoignage authentique. Une préface mise en tête de la traduction des Fragmens philosophiques de M. Cousin, gage significatif d’une ancienne amitié, le discours d’ouverture prononcé en 1841 à l’université de Berlin, quelques paroles recueillies çà et là dans des occasions publiques, voilà les rares documens que l’illustre vieillard ait jusqu’à présent avoués. On doit comprendre l’intérêt qui s’attache, en Allemagne, à tout ce qui vient de cette plume trop discrète. Disons-le cependant, ne fût-ce que pour constater l’état de l’opinion, les inspirations de M. de Schelling ne sont point acceptées par les hommes d’aujourd’hui comme des révélations suprêmes : l’oracle antique se taisait quand il voulait, et ne perdait rien à n’avoir pas parlé ; le prince de la philosophie germanique s’est tu trop long-temps, et son autorité s’en trouve compromise. Il ne s’agit point ici des détracteurs misérables qui poursuivent avec aussi peu d’intelligence que de pudeur ce noble et charmant génie ; mais, est-ce tort, est-ce justice ? beaucoup d’entre ses plus fidèles admirateurs se demandent tristement s’il y a place au milieu de la génération nouvelle pour cette grande ame solitaire qu’on croirait plutôt enfermée dans son passé. C’est à ceux-là peut-être que M. de Schelling a voulu répondre en écrivant les quelques pages que nous avons sous les yeux ; il a voulu juger son temps, pour prouver qu’il en était encore : quel que soit le jugement lui-même, l’effort est louable et part d’un cœur sincère ; M. de Schelling est là tout entier : « Les choses en sont arrivées à ce point où s’applique la fameuse loi de Solon. ; Quiconque souhaite le bonheur de ses concitoyens, quiconque désire rester avec son siècle et travailler avec lui n’a plus le droit d’être indifférent ; il faut non pas embrasser un parti (car on peut avoir l’espérance de demeurer en dehors des partis), mais du moins tenir son poste et déclarer qui l’on est sans équivoque et sans détour.

C’est à la mort de Steffens que M. de Schelling a découvert ainsi ses plus profonds sentimens. Henri Steffens était son élève, son ami, son collègue ; le maître et le disciple avaient vécu dans un continuel commerce, dans un mutuel échange d’idées, le premier s’instruisant auprès du second, et sachant apprendre, comme il a toujours appris de ceux qui ont grandi à son école. Enlevé l’année dernière aux sciences et à la philosophie, Steffens reçut alors un hommage digne de ses mérites. M. de Schelling, à l’ouverture de son cours d’été, consacra sa première leçon au souvenir du compagnon de ses études, et voici comment il entendit l’honorer. « Je puis dire plus que personne avec le poète romain Il est mort pleuré de beaucoup qui étaient gens de bien, et nul pourtant ne l’a pleuré comme moi ; mais il ne sied pas de manifester ou de provoquer une douleur qui ne serait point assez mâle. Si je suis capable de payer un juste tribut à la mémoire de l’ami que j’ai perdu, si je veux le faire d’une manière qui convienne à son esprit, je dois rattacher à son nom de libres paroles sorties de mon cœur, pour aller autant que possible éclairer et guider ceux qui s’appliquent à résoudre les graves problèmes d’un temps de perplexités. »

Ces « libres paroles » servent d’avant-propos aux œuvres posthumes de Steffens qu’on a récemment publiées ; elles ont tout de suite excité plus d’attention que les fragmens dont elles sont la préface. Ceux-ci néanmoins ne manquent pas d’intérêt, et l’on peut y prendre une idée des travaux habituels de l’Académie des Sciences de Berlin, puisqu’ils ont été composés pour lui être lus. Nous signalons un morceau philosophique sur Pascal, une biographie de Jordano Bruno, une dissertation curieuse sur l’Étude scientifique de la psychologie, et nous nous hâtons d’arriver aux réflexions de M. de Schelling.

Steffens était un esprit érudit et chercheur, occupé volontiers de beaucoup d’objets. Malgré la diversité de ses travaux, il y a cependant comme une double direction dans sa vie intellectuelle : il a été un théologien philosophe (d’ordinaire en Allemagne les deux ne font qu’un) ; il a pratiqué la minéralogie et la géologie, il a été un philosophe naturaliste. M. de Schelling rappelle avec complaisance cette double vocation, et c’est pour lui la preuve de cet enchaînement qu’il a toujours professé entre la philosophie de la nature et la philosophie de la religion. Il cite cette sentence poétique, première devise de tout son système : « Le temple qui s’élève jusqu’au trône de la Divinité repose doucement sur la nature. » Il donne en passant quelques regrets, peut-être assez légitimes, à cette époque d’enthousiasme où la physique ne redoutait point si fort qu’aujourd’hui le voisinage et le contact de la métaphysique ; il déplore que les sciences naturelles affectent si durement de repousser toute philosophie ; plus l’esprit philosophique les pénètre, plus droit elles mènent à Dieu, mais quel Dieu ? C’est ici qu’il faut voir le premier père du panthéisme allemand désavouer son couvre, tant il a peur de la reconnaître dans les fruits qu’elle a portés, et cependant on ne se change pas soi-même, et il n’est point de converti qui ne garde encore du vieil homme. « Le dernier mot de la philosophie de la nature, dit M. de Schelling, c’est l’immanence des choses en Dieu : dans ce sens-là, elle est un panthéisme, mais un panthéisme inoffensif et innocent, s’il demeure purement contemplatif, s’il ne prétend fournir qu’une simple exposition de l’être idéal et logique des choses. » L’intelligence fera-t-elle donc deux parts en elle et pourra-t-elle ainsi toujours contempler sans jamais chercher à conclure, sans jamais pousser la spéculation jusqu’à ses conséquences positives ? M. de Schelling ne résout pas la question : tout ce qu’il souhaite, c’est de se conserver une doctrine qui ne soit ni « le monstrueux panthéisme, » ni « l’imbécile théisme. » Forcer Dieu à traverser aveuglément la nature entière pour arriver enfin à conquérir la conscience de lui-même dans la pensée de l’homme, ou bien le mettre hors du monde et non pas seulement au-dessus du monde, sous prétexte de l’honorer davantage, voilà les deux écueils entre lesquels M. de Schelling aspire à naviguer, et n’oublions pas que le second lui semble aussi dangereux que le premier pour qui veut être vraiment chrétien.

Singulier christianisme, quand on n’est pas un peu habitué aux interprétations élastiques de la science allemande ! christianisme antérieur au Christ lui-même, antérieur à tous les symboles, assis sur les mêmes fondemens que l’univers qu’il précède dans l’ordre absolu des existences, et tout à la fois christianisme nouveau dont le point de départ est la ruine absolue de tout ce qui s’est jadis appelé de ce nom-là. D’Alembert avait prévu que la logique conduirait les théologiens protestans jusqu’à un déisme franc et sans alliage. « La prédiction, dit M. de Schelling, est aujourd’hui réalisée, c’est bien là notre fameuse sagesse d’à-présent. Le philosophe du XVIIIe siècle avait envisagé la réforme dans ses conséquences extrêmes ; la philosophie du nôtre doit tenir ces conséquences pour accomplies, et, pendant que beaucoup travaillent encore à les amener, elle doit s’avancer d’un pas de plus et raisonner de cette façon : cela devait arriver, ce progrès était un progrès nécessaire ; il était bon qu’il y eût table rase, que le sol fût partout nivelé pour qu’on pût voir enfin un christianisme librement reconnu et librement accepté, pour qu’au lieu d’une théologie étouffée dans l’ombre il y eût un jour un système qui, pénétré par l’air vivifiant de la science, capable de résister à tous les orages, donnât une valeur universelle aux trésors enfermés dans le christianisme comme des joyaux dans un écrin. » Ce système régénérateur pourrait-il être le déisme lui-même, « une abolition complète de tout élément chrétien, une vulgaire théorie que l’on montre maintenant à l’Allemagne comme le plus sûr chemin vers la grandeur politique ? » M. de Schelling rejette avec un bien rude mépris tout ce qu’il y a de simple, de clair, de pratique dans ce mouvement rationnel auquel obéit le protestantisme. Il n’a point d’ironie assez dédaigneuse pour accabler ces croyances « qui se résoudraient en philosophie pure et n’ajouteraient rien à la philosophie ; » il leur reproche impitoyablement de ne point étendre l’esprit humain, de perdre d’autant plus d’efficacité pour le développement d’une culture nationale, qu’elles dépouillent davantage les idées religieuses de leurs dehors positifs ; il se moque avec plus de verve que de justice de ces prétendus penseurs qui entendent par liberté de penser la liberté de ne rien penser du tout ; il leur demande s’il vaut la peine de monter en chaire pour informer le public qu’on ne comprend point cet article-ci ou cet article-là, quand il y a tant à parier qu’on est d’ailleurs si pauvre en compréhension. Sans doute les intentions sont bonnes, et, parce qu’on ne sait rien, ce n’est pas qu’on n’ait point envie de savoir : l’écolier qui vint trouver Méphistophélès ne voulait-il pas aussi en toute simplicité connaître bientôt ce qu’il y avait dans le ciel et sur la terre : la science et la nature ? » M. de Schelling répond à ces honnêtes gens qu’il raille, comme le mauvais esprit répondait au pauvre écolier : « Vous êtes sur la voie, ne vous découragez pas ! »

M. de Schelling n’a pas songé qu’on pourrait peut-être lui renvoyer l’argument, et, s’il était jamais permis de dénigrer les ambitions du génie pour les punir de leur immensité, qui donc tomberait plus que lui sous le coup du persiflage de Goethe ? car enfin que veut-il et quel est le sens le plus clair de sa profession de foi ? Le voici : les dogmes surnaturels disparaissent de la conscience humaine ; les notions naturelles les remplacent. Cet empire que le sens commun prend sur la pensée pour ne la plus nourrir que de choses intelligibles, cet empire toujours croissant, l’héroïque lutteur prétend l’arrêter dans son cours. Ces mystères que le déisme rejette parce qu’ils sont au-dessus de l’ordre régulier, M. de Schelling les accepte parce qu’il en a trouvé la clé dans un ordre plus sublime ; ces rapports merveilleux, qui constituent l’ensemble du christianisme et qui le placent en dehors du domaine de la raison, M. de Schelling les regarde comme les rapports généraux qui constituent l’univers et les explique avec la raison elle-même. Telle est proprement la portée de cette philosophie nouvelle dont il n’a point encore voulu dire tout le secret, et qu’il annonce depuis si long-temps comme la philosophie positive. Ce n’est point par occasion qu’il convient d’aborder un système d’entente si difficile et couvert jusqu’à présent de voiles si nombreux. Nous pouvons du moins apprécier la grandeur que l’auteur lui prête ; l’auteur y a employé sa vie, parce qu’au milieu des ténèbres, des ruines, des contradictions du présent, il y voyait la foi, la lumière et comme l’évangile de l’avenir ; c’est celui-là qu’il propose à son pays pour le sauver des trivialités de l’évangile du déisme. Nous n’incriminerons pas cette noble présomption d’un vaste esprit qui, plutôt que d’accompagner le vulgaire dans ces routes banales où l’on ne se trompe pas, voudrait l’emmener avec lui par ces chemins ardus qu’il se fraie à son usage. Nous n’adresserons point à M. de Schelling la critique moqueuse qu’il jette si fièrement aux rationalistes ; nous lui dirons plus sérieusement qu’il ne le disait : Ne vous découragez pas ! Quels que soient les entraînemens des inventeurs de génie, nous croyons qu’il y a quelque chose de beau et de vrai même dans leurs essais les plus aventureux ; nous voudrions seulement que ces enthousiastes ne fussent pas si sévères pour les gens de sang-froid qui pensent aller plus sûrement en descendant le fleuve au lieu de le remonter. Nous admirons les imaginations savantes du néo-paganisme alexandrin ; nous trouvons Porphyre un habile homme, et nous eussions été pourtant contre Porphyre avec les chrétiens du IIIe siècle.

Comment M. de Schelling parvient-il à prendre cette place décisive pour sa philosophie, détrônant ainsi, au profit d’une orthodoxie de son fait, non pas uniquement la vieille orthodoxie des théologiens dogmatiques, mais aussi cette autre orthodoxie fraîchement arrangée par l’école hégélienne ? Résumons les idées qu’il énonce plutôt qu’il ne les développe. Le protestantisme s’est offert comme opposition vis-à-vis d’une église constituée, et par conséquent il a dû produire une confession ; il s’est appliqué à démontrer la conformité du symbole avec l’Écriture au lieu d’établir la vérité de la chose contenue dans le symbole ; la théologie s’est enfouie dans la grammaire et l’exégèse. Aujourd’hui l’on veut s’affranchir des liens confessionnels, le temps en est passé ; mais presque tous prétendent abjurer la chose aussi bien que le symbole qui l’exprimait, et, s’ils repoussent l’un, c’est parce qu’ils ne peuvent pas saisir l’autre. « Conjurez ceux que l’on nomme des maîtres chrétiens d’enseigner réellement le christianisme, les plus honorables, les plus sincères vous répondront : Nous ne pouvons pas ; et si on leur crie : Vous devez pouvoir ! ils répondront encore : Donnez-nous la possibilité ! » D’où cette possibilité viendra-t-elle ? Autrefois on prouvait avec force textes la divine origine des Écritures, et la divinité du contenu s’ensuivait ; c’était la voie d’autorité ; cette voie-là est désormais fermée. Il en était, il en reste une autre, c’est la voie de piété, c’est la foi pure et simple qui croit sans avoir besoin de comprendre, parce que la vérité lui apparaît, non point entourée de garanties et de témoignages, mais sentie et comme invinciblement révélée par une expérience toute spéciale. Expérience, révélation (Erfahrung, Offenbarung), ce sont deux mots synonymes dans la langue de M. de Schelling. L’expérience cependant est un fait personnel qui s’accomplit dans l’individu ; on ne peut asseoir là-dessus ni une église ni une théologie. Ayez donc une théologie plus pénétrante, qui soit désormais la lumière universelle planant au-dessus des convictions particulières, et représentant pour ainsi dire la conscience scientifique de l’église. Que cette théologie s’attaque au fond des choses, à leur matière, et non point à leur forme, selon l’expression scholastique affectionnée par M. de Schelling ; qu’elle touche la substance même du christianisme, de capite dimicatur ! qu’elle s’impose comme résultat suprême, comme obligation étroite, cette œuvre de salut : démontrer la possibilité des rapports sur lesquels sont basés les enseignemens capitaux du christianisme, en démontrant l’universalité de ces rapports que le vulgaire regarde comme exceptionnels. Rapport de Dieu avec lui-même dans la trinité, rapport de l’homme à Dieu par la chute originelle, rapport de Dieu à l’homme par la rédemption, ce ne sont point là des phénomènes miraculeux, ce sont les lois les plus universelles de la pensée absolue, de l’existence tout entière. L’unité, l’universalité, ces deux attributs de l’église véritable, on se trompe en les cherchant dans une église extérieure, toujours passagère et caduque ; il n’y a d’universalité bien entendue que cette universalité intérieure et essentielle qui constitue l’église invisible sur un ensemble de principes qu’on retrouve à travers tous les mondes de la métaphysique, de la nature et de l’histoire. Le protestantisme n’avait pas d’autre but que la fondation de cette communion sublime ; c’est pour cela qu’il s’est séparé de Rome, et c’est le réduire singulièrement que de lui donner pour mission dernière ce bavardage de morale des prédicateurs du jour, ces hâbleries de vertu qui n’élargissent point le cercle de connaissance, qui ne sont point une doctrine, qui ne sont point un édifice, un système de vues chrétiennes. M. de Schelling semble imaginer qu’il faut prêcher le christianisme par la métaphysique pour le rendre populaire.

Quoi qu’il en soit de ces magnifiques espérances dont se flatte un si puissant esprit, nous nous confions moins encore à ses promesses qu’aux directions de cette sagesse commune dont il a si mince estime ; nous la jugeons plus efficace qu’il ne veut bien le dire, et nous en avons pour preuve cet involontaire accord qui réunit parfois les idées du glorieux rêveur aux idées les plus chères des humbles rationalistes. Qu’annonce aujourd’hui le rationalisme en Allemagne ? Justement ce que M. de Schelling a lui-même compris : la ruine des symboles, suite inévitable de l’individualisme des croyances ; la transformation d’une église matérielle qui pèse sur les consciences de tout le poids du dogme et de la hiérarchie en une église spirituelle qui réunisse tous les croyans dans la plus large fraternité. Malheureusement M. de Schelling veut bâtir cette église invisible après laquelle il soupire, non pas sur les sentimens les plus clairs, sur les notions les plus droites de l’humanité, mais sur les combinaisons les plus profondes et les plus artificielles d’une vaste intelligence ; les portes du temple dont il se fait l’architecte ne s’ouvriront qu’aux ames d’élite ; la foule s’arrêtera dans les parvis, aussi muette qu’autrefois, sous le joug absolu d’une croyance dont elle n’aura pas la raison.

Voyez aussi ce qui arrive de cette lutte engagée contre l’activité de son siècle. Du haut des sommets où M. de Schelling a placé sa doctrine, tout lui paraît en bas insignifiant ou mesquin. Ce grand travail des gouvernemens et des peuples vers une constitution nouvelle de l’église, il le dénigre et l’accuse d’avance d’une impuissance absolue. Quelle que soit l’imperfection de l’ordre présent, il s’y tient par indifférence ; il attend, immobile et résigné, que les évolutions métaphysiques de la pensée amènent enfin cette véritable catholicité qui sera « l’église » et non pas « une église ; » il dédaigne tous les progrès pratiques qui semblent au commun des hommes devoir hâter un si désirable événement. Puisque cette « sorte d’église, » née dans le temps et pour le temps, est encore si loin de devenir l’église de l’éternité, qu’importent les formes extérieures, qui passent et périssent ? L’unique intérêt, c’est que l’état conserve son droit de surveillance et maintienne sa suprématie au-dessus de toutes ces formes transitoires. Ce n’a point été par hasard ou par complaisance que la réforme a subi dès son début la domination des princes, ç’a été un bienfait de la Providence, qui voulait protéger contre elle-même cette communauté défectueuse. L’état représente l’intelligence universelle tout au moins dans le for extérieur ; que l’église, au lieu d’être une fraction de cette intelligence, en soit l’expression complète, qu’elle la représente effectivement dans le for intérieur, et l’église sera libre, c’est-à-dire qu’elle sera l’égale de l’état. Ce ne sera point l’état qui l’affranchira ; elle puisera son indépendance en elle-même du jour où elle cessera d’être une règle particulière pour devenir la règle de tous, pour donner à toutes les consciences le dernier mot qu’elles demandent. Jusque-là faut-il donc que l’état, souverain protecteur et gardien responsable de l’avenir, laisse ce qu’il y a maintenant d’église s’abîmer et succomber sous le choc des opinions contraires ? Faut-il que la force de l’état, son expérience du monde, sa notion générale du droit, sa claire connaissance des élémens et des rapports de la vie humaine, faut-il que tout cela s’anéantisse pour obéir aux exigences d’un pédant dont les livres auront desséché le cœur et l’esprit ? Pour risquer une expérience de plus, l’état consentira-t-il à laisser ensevelir ces vérités, qui faisaient le salut et la félicité de nos pieux ancêtres ? Changera-t-il les institutions qui ont produit des fruits certains contre des inventions qui remettent tout à la décision de la foule, et presque ainsi à la vigueur du poing ? L’état enfin sera-t-il si injuste, si tyrannique, lorsqu’en accordant toute liberté aux recherches spéculatives qui ne prétendront point à l’action publique, il traitera pourtant des doctrines séculaires avec plus de faveur que des doctrines de la veille ? Eh quoi ! d’ailleurs, on affirme qu’un établissement nouveau rendrait quelque solidité à l’église protestante d’Allemagne ; M. de Schelling ne se refuse pas à l’admettre ; qu’en veut-on conclure ? « Disons plutôt, s’écrie-t-il, disons avec l’apôtre : C’est notre faiblesse qui fait notre force ! c’est parce que l’enveloppe extérieure de l’église est usée qu’on commence à voir la lumière ; rien de plus précaire que la forme sous laquelle elle dure encore, de plus ébranlé que ses lois, de plus débile que ses fondemens ; soit ! qu’elle sache estimer tous ses opprobres, comme les opprobres du Christ, à plus haut prix que les trésors d’Égypte ; qu’elle demeure persuadée que ces misères mêmes la rapprochent plus du but qu’elle ne s’en rapprocherait en pensant s’affermir par quelque institution bâtarde. Laissez les ruines à terre, la régénération sortira des ruines. » Ainsi donc M. de Schelling veut abandonner le gouvernement spirituel aux puissances temporelles, parce que le gouvernement spirituel n’est pas organisé, et il ne veut cependant pas qu’on travaille à cette organisation parce qu’il compte sur le désordre du moment pour préparer les voies à l’avenir : il nous en coûte de prononcer une si dure parole contre ces extrémités où les théories aboutissent, mais cela s’appelle proprement éterniser le despotisme et semer dans l’anarchie.

Tel est à peu près l’ensemble de cet écrit singulier. Autant que le permettaient la rapidité de l’esquisse et la différence des langages, nous avons tâché de montrer le sens général et la portée directe de ces réflexions si substantielles. Nous avons cru que c’était une pièce de plus dans le procès compliqué qui se vide en Allemagne ; le nom dont elle était signée lui donnait assez de valeur pour qu’on dût l’étudier de près, quoiqu’elle fît exception, et fût plutôt un trait original qu’un indice commun. La sincère vénération que nous inspire M. de Schelling ne nous a point empêché de regretter, dirai-je d’accuser ? cette fatale puissance de sa pensée qui l’oblige à rompre avec son temps. On ne discute pas contre le génie, et nous n’avons pas eu cette présomption ; l’on est du côté qu’il soutient ou du côté qu’il attaque : nous avons essayé de nous défendre ; nais ce que nous essaierions bien en vain de faire passer dans cette analyse, c’est la profondeur et l’éclat qu’il y a par toutes ces pages, au milieu de toutes leurs injustices ; ce que nous aurions encore et surtout voulu rendre, c’est été cet accent de tendresse avec lequel l’illustre philosophe, oubliant sa polémique au souvenir de son ami, dépeignait les douceurs de l’affection qu’il avait perdue. C’est du bonheur toujours de trouver dans le même homme un si noble cœur avec un si grand esprit.


Alexandre Thomas.

  1. Nachgelassene Werke von H. Steffens mit einem Vorwort von Schelling.