Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet
Le Bulletin des professeurs catholiques de l’Université, publication mensuelle, première année, abonnement six francs par an, Joseph Lotte, professeur au Lycée, 1, rue Daniel, Coutances, Manche, dans son numéro 7, du 20 juillet 1911, a publié le communiqué suivant. Nous le reproduisons intégralement. Nous changeons seulement les numéros des paragraphes, pour les faire entrer dans notre comptabilité générale. Nous avons établi quelques paragraphes et fragments de paragraphes supprimés du Bulletin au dernier moment pour obéir aux nécessités de la mise en page.
Coutances, le jeudi 20 juillet 1911.
Les quelques catholiques égarés à la Revue hebdomadaire ont lu avec stupeur l’article que M. Fernand Laudet, le directeur de cette revue, a fait paraître, dans son numéro 24, du 17 juin 1911, contre les vérités essentielles de notre foi.
Cet article est signé François le Grix. Il nous a été impossible à Coutances de savoir si ce nom, totalement inconnu dans les lettres françaises, est un pseudonyme de M. Laudet ou s’il ne s’agirait pas de quelque comparse qui existerait en réalité dans les bureaux de cette Revue. Dans le doute nous continuerons à le nommer M. le Grix.
L’article est dirigé apparemment contre le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc. Il vise en réalité les propositions les plus fermes de notre théologie.
Ce sera l’honneur de Péguy que l’on ne pourra jamais entreprendre de ruiner son mystère sans se condamner par là-même à entreprendre de ruiner, dans son œuvre, les fondements mêmes de notre foi. M. Laudet, ou M. le Grix, nous en sera un nouvel exemple. Nous n’aurions pas retenu cet exemple s’il ne s’agissait cette fois-ci d’une revue qui prétend depuis quelques années se faire une clientèle dans le monde catholique.
On sait assez que dans les termes mêmes M. Péguy n’emploie pas une expression qui ne soit prise dans le sens le plus rigoureusement et pour ainsi dire le plus techniquement théologique. On n’en saurait dire autant de M. Laudet. L’inexpérience incroyable de son langage aussitôt qu’il s’agit des vérités de la foi rend souvent malaisément saisissables les hérésies dont son article est bourré. Elles n’en sont que plus dangereuses et nous essaierons de les mettre en français.
§ 86. — … « après le rationalisme blasphématoire de Thalamas, écrit M. Laudet, après les pieuses et laïques exégèses d’Anatole France »… — Ainsi pour M. Laudet la Vie de Jeanne d’Arc de M. Anatole France est une pieuse et laïque exégèse.
Que l’œuvre, ou plutôt que le livre, ou plutôt que les deux volumes de M. Anatole France soient l’œuvre d’un laïque, nul ne le conteste. M. Anatole France n’a jamais émis la prétention d’être un clerc. Qu’est-ce que c’est là-dessus qu’une exégèse laïque ? M. Laudet serait peut-être bien en peine de nous l’expliquer. On avait cru jusqu’ici qu’il n’y avait qu’une exégèse, et qu’elle était, ou qu’elle prétendait être scientifique. Et surtout qu’est-ce que c’est qu’une laïque exégèse ? Et enfin qu’est-ce qu’une exégèse ? On nomme généralement exégèse l’établissement et l’interprétation d’un texte sacré. Particulièrement d’un texte sacré antique. Ni des textes en forme de procès-verbaux et d’actes notariés de deux procès ecclésiastiques du commencement ou enfin du premier tiers et du milieu du quinzième siècle ne sont des textes sacrés, ni ils ne sont des textes antiques. L’établissement, la lecture et l’édition de ces textes ne constitue pas proprement une exégèse. Enfin, cher monsieur Laudet, ce n’est point M. Anatole France qui nous a donné les textes des Procès. Michelet les avait lus et Quicherat en a fait du premier coup une édition que l’on peut dire éternelle. Tout ce que l’on peut lui reprocher quand on travaille dessus, est peut-être que sa table analytique des matières n’est pas complète.
Mais ne querellons point M. Laudet sur des fautes de français. La propriété des termes n’est évidemment point son fort. Non seulement il trouve que M. Anatole France a fait une exégèse. Mais il trouve qu’il a fait une pieuse exégèse. Nous avons dit souvent que les attaques les plus violentes, les persécutions les plus brutales contre notre foi étaient infiniment moins dangereuses que les tentatives d’insinuation doucereuses. Ou plutôt les attaques violentes, les persécutions brutales ne sont point dangereuses pour notre foi. Elles ne font que de la ranimer. Seules les insinuations, les tentatives de pénétration doucereuses peuvent la corrompre. Dans ce cas particulier nous avons toujours pensé que les diatribes de M. Thalamas étaient infiniment moins dangereuses pour le culte que nous rendons à Jeanne d’Arc et au fond infiniment moins impies que les insinuations précautionneuses de M. Anatole France. Et les insinuations précautionneuses de M. Anatole France elles-mêmes, quand elles nous étaient présentées brutalement par les combistes, elles n’étaient pas dangereuses. Elles peuvent l’être infiniment quand elles nous sont hypocritement présentées comme des piétés par un homme comme M. Laudet, dans une Revue comme la Revue hebdomadaire. Mais ce n’est pas seulement ici une question de quantité, une question de degré. C’est une question de foi.
M. Anatole France est un athée. Nous prenons ici ce mot sans aucune arrière-pensée, sans aucune intention d’injure. Nous ne le prenons que dans son sens propre et pour ainsi dire technique et métaphysique. Le livre de M. Anatole France est le livre d’un athée. La Jeanne d’Arc de M. Anatole France est tout ce que l’on voudra, excepté une sainte et une chrétienne. Et non seulement la Jeanne d’Arc, mais tout le monde qui dans le livre de M. Anatole France entoure cette grande sainte est tout ce que l’on voudra, excepté un monde chrétien.
M. Anatole France est athée et profondément inchrétien. Il a fait un livre athée et profondément inchrétien. Rien à dire à cela. Au moins il est constant avec lui-même. Mais qu’ensuite un homme comme M. Laudet, une Revue comme la Revue hebdomadaire endosse pour ainsi dire cette attitude de M. Anatole France et essaye de faire croire à sa clientèle catholique et généralement chrétienne que de l’athéisme et de l’impiété constitue une pieuse exégèse, là est la tentative de détournement des consciences fidèles que nous surveillerons désormais. On essayerait en vain d’excuser un tel abus des mots par l’incapacité d’écrire ou par un excès de flagornerie littéraire. Tout ceci dépasse infiniment la critique littéraire et même la flagornerie politique et littéraire. Il y a là un plan que nous ne nous lasserons point de dénoncer. Ce plan éclate dans les autres propositions de M. Laudet.
§ 87. — « Péguy en arrive à ceci de nous restituer, dit-il, … la Jeanne d’Arc de notre populaire histoire de France, la Jeanne d’Arc de « quand nous étions petits », la surnaturelle Jeanne d’Arc, enfin sainte Jeanne d’Arc.
« Qu’on entende surtout bien que ce n’est pas ici une entreprise historique. Péguy ne raconte pas Jeanne d’Arc. Il ne s’est pas entouré de documents. A-t-il lu seulement les histoires, les pièces du procès ? Je n’en sais rien. Il la représente ; il la ranime, présente au milieu de nous une seconde fois. La légende lui suffit ; il ne la critique pas ; il la regarde avec des yeux clairs de Français, et aussi cette vivante empreinte, ce sillon lumineux que Jeanne d’Arc a tracé et qui se lit encore sur tout le pays de France. »
Laissons de côté cette métaphore imbécile de la fin, ce sillon lumineux qui veut se hausser au grand style. Remettons en forme la proposition centrale. Nous disons que cette proposition centrale est tout ce qu’il y a de plus injurieux pour les principes essentiels de notre foi.
Laissons de côté la mauvaise foi avec laquelle M. Laudet attaque l’œuvre de M. Péguy. Si M. Péguy consent de se détourner quelques semaines d’écrire le deuxième Mystère de Jeanne d’Arc, il pourra peut-être engager avec M. Laudet une conversation intéressante. La proposition centrale de M. Laudet est la suivante :
A. — Il y a l’histoire et il y a la légende.
B. — Restituer :
la Jeanne d’Arc de notre populaire histoire de France ;
la Jeanne d’Arc de « quand nous étions petits » ;
la surnaturelle Jeanne d’Arc ;
enfin sainte Jeanne d’Arc ;
ce n’est pas une entreprise historique ; la légende suffit.
en d’autres termes :
C. — Il y a l’histoire et il y a la légende. La légende comprend :
la Jeanne d’Arc de notre populaire histoire de France ;
la Jeanne d’Arc de « quand nous étions petits » ;
la surnaturelle Jeanne d’Arc ;
enfin sainte Jeanne d’Arc.
L’histoire comprend le reste.
§ 88. — Cette proposition centrale de M. Laudet comprend on pourrait presque dire une grosse hérésie historique, et on doit certainement dire la plus grave et la plus injurieuse hérésie en matière de foi.
D. — Hérésie historique. — M. Laudet retire de l’histoire et met dans la légende la Jeanne d’Arc de notre populaire histoire de France. Or M. Laudet nous permettra de le lui dire, il n’y a qu’une Jeanne d’Arc au monde qui soit historique, et c’est la Jeanne d’Arc de notre populaire histoire de France. Et il n’y a qu’une Jeanne d’Arc, ou enfin si je puis dire une catégorie de Jeanne d’Arc au monde qui soient légendaires, et ce sont précisément celles qui sont nées dans les imaginations du Parti Intellectuel, notamment dans la pauvre imagination de M. Fernand Laudet. Nulle Jeanne d’Arc n’est historique, nulle Jeanne d’Arc n’est dans le tissu de la réalité de l’histoire qu’une Jeanne d’Arc profondément et éternellement peuple. À moins que M. Laudet ne croie que ces admirables histoires, la levée du siège d’Orléans, le sacre de Reims, la campagne de France ne soient des événements pour populaire histoire de France.
E. — Infiniment plus grave est l’hérésie en matière de foi. Pour M. Laudet la surnaturelle Jeanne d’Arc, enfin sainte Jeanne d’Arc ne sont pas de l’histoire et sont de la légende. Pour nous chrétiens, disons-le hautement, le surnaturel et la sainteté, c’est cela qui est l’histoire, la seule histoire peut-être qui nous intéresse, la seule histoire profonde et profondément réelle et nous accorderions plutôt que c’est tout le reste qui serait de la légende. Cette hérésie centrale de M. Laudet et de la Revue hebdomadaire que le surnaturel et le saint ne seraient pas de l’histoire et seraient de la légende, (notamment le surnaturel et le saint de l’histoire de Jeanne d’Arc), cette hérésie centrale est tellement monstrueuse que l’on peut dire qu’elle est historiquement la plus grave et qu’elle commande et enferme historiquement toutes les autres. De ces autres, qui sont innombrables, car l’erreur est multiple, nous trouverons quelques-unes éparses, (mais l’une tout particulièrement et comme éminemment scandaleuse), dans l’article de M. Laudet.
§ 89. — … la Jeanne d’Arc de « quand nous étions petits »… M. Laudet a l’air de croire que la Jeanne d’Arc de « quand nous étions petits » était particulièrement méprisable. Il faudrait d’abord savoir si M. Laudet est devenu grand. M. Laudet n’a pas l’air de se douter un seul instant que nous devons entendre dans son sens le plus rigoureux et le plus littéral cette parole de Jésus, comme toutes les paroles de Jésus : « Et il dit : « En vérité je vous le dis, si vous ne vous convertissez point, et ne vous faites point comme ces petits, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. » Matthieu, XVIII, 3 : Et dixit : Amen dico vobis, nisi conversi fueritis, et efficiamini sicut parvuli, non intrabitis in regnum cœlorum. Ses disciples venaient de lui demander : « Qui, penses-tu, est (le) plus grand dans le royaume des cieux ? » Matthieu, XVIII, 1 et 2 : In illa hora accesserunt discipuli ad Jesum dicentes : Quis, putas, major est in regno cœlorum ?
Et advocans Jesus parvulum, statuit eum in medio eorum.
À cette heure-là les disciples s’approchèrent de Jésus, disant : « Qui, penses-tu, est le plus grand dans le royaume des cieux ? »
Et Jésus appelant un enfant le plaça au milieu d’eux.
M. Laudet fera donc bien de ne pas trop mépriser la Jeanne d’Arc de « quand nous étions petits ». Ni peut-être le Jésus-Christ de « quand nous étions petits ».
§ 90. — … la surnaturelle Jeanne d’Arc, enfin sainte Jeanne d’Arc. — Si la surnaturelle Jeanne d’Arc et sainte Jeanne d’Arc sont de la légende et ne sont pas de l’histoire, monsieur Laudet, la communion des saints, la liaison mystique des saints entre eux et avec Jésus le premier des saints est aussi de la légende et n’est pas de l’histoire. Et la vie elle-même de Jésus, l’Annonciation, l’Incarnation, la Nativité, la vie obscure, la prédication, la Passion, la Mort, la Résurrection, toute la vie de saint Jésus, c’est aussi, monsieur Laudet, du surnaturel et de la sainteté. C’est même le même surnaturel et la même sainteté. Alors l’Annonciation, l’Incarnation, la Nativité, la vie obscure et la vie publique, la prédication, la Passion, la Mort, la Résurrection, et le Jugement, toute cette vie de saint, c’est aussi de la légende et ce n’est pas de l’histoire. Monsieur Laudet, c’est peut-être aussi un Jésus pour petits enfants, un Jésus pour notre populaire histoire de chrétienté.
§ 91. — Laissons de côté cette extraordinaire proposition d’histoire littéraire et de critique littéraire que celui qui raconte ferait de l’histoire et ne ferait que de l’histoire et que celui qui représente ferait de la légende et ne ferait que de la légende. M. Péguy se donnera peut-être l’espace d’exposer à M. Laudet quelques-uns des principes les plus généralement connus de la critique et de l’histoire littéraire. — … « Il ne s’est pas entouré de documents, dit M. Laudet. A-t-il lu seulement les histoires, les pièces du procès ? Je n’en sais rien. » — M. Laudet pourrait le savoir. Évidemment Péguy ne s’est point entouré de documents. Mais il a dit vingt fois fois à quelles sources il avait puisé non seulement généralement la matière, mais la forme même et la régulation intérieure de ses mystères. Nous savons tous que les sources de Péguy sont les suivantes, et dans cet ordre :
Premièrement le catéchisme (celui des petits enfants, monsieur Laudet) ; dans le catéchisme les sacrements ;
Deuxièmement la messe et les vêpres ; le salut ; les offices ; la liturgie ;
Troisièmement les évangiles ;
Quatrièmement les Procès ;
Cinquièmement seulement et au dernier plan une connaissance historique de la chrétienté française aux onzième, douzième, treizième, quatorzième et quinzième siècles ;
Plongeant naturellement dans sixièmement une connaissance plus générale du christianisme français et du christianisme en général. Ou, pour parler exactement, de la chrétienté française et de la chrétienté en général.
Mais pour M. Laudet ni le catéchisme et les sacrements ; ni les offices et la liturgie ; ni les Évangiles ni la théologie ne sont évidemment des documents. Dont on s’entoure.
§ 92. — M. Péguy a précisé souvent que des trois catéchismes qu’il a(vait) reçus celui qui avait été sa source la plus profonde, (et non pas seulement peut-être pour ses Mystères de Jeanne d’Arc), était le premier des trois, celui qu’il avait reçu le plus jeune, le catéchisme de sa paroisse natale, qui était la paroisse Saint-Aignan d’Orléans. Comme le nom suffirait à l’indiquer, c’était une très vieille paroisse de province, pleine de familles pauvres et souvent misérables. Le « catéchisme » était plein d’enfants pauvres et souvent misérables. M. Laudet aimerait certainement mieux un catéchisme pour enfants riches ; une religion pour « grandes personnes » ; une paroisse de « bourgeois éclairés ». Il ne peut point pardonner à M. Péguy ce christianisme peuple, directement sorti du peuple. Il aimerait mieux un christianisme plus élégant. Distingué.
§ 93. — M. Laudet est évidemment partisan d’une religion « raisonnable ». — « La légende lui suffit, dit-il ; il ne la critique pas ; il la regarde avec des yeux clairs de Français »… — Laissons de côté cet homme qui ne critique pas et en même temps qui regarde avec des yeux clairs de Français. Il ne serait peut-être pas toujours facile d’accorder une métaphore de M. Laudet avec une autre métaphore de M. Laudet. Ainsi pour M. Laudet nous chrétiens nous manquons de critique. Nous ne critiquons pas ce que M. Laudet nomme des légendes. Or nous prétendons au contraire, monsieur Laudet, que c’est le Parti Intellectuel qui manque de critique, et que c’est nous les chrétiens qui en réalité critiquons, qui par la critique même atteignons la réalité la plus profonde.
§ 94. — « Négliger l’histoire, dit M. Laudet, et lui préférer la légende, pour nous restituer plus sûrement la vraie Jeanne d’Arc !… » — C’est la même proposition que nous avons saisie ci-dessus.
§ 95. — … « L’accusée, la controversée, dit M. Laudet, la discutée, c’est précisément toute Jeanne d’Arc, au moins toute celle qu’il nous est permis de connaître, parce que c’est toute la missionnaire et toute la martyre ; et Jeanne ne nous appartient que missionnaire et martyre, de même, dit toujours M. Laudet, de même que le Christ ne nous appartient qu’après le jour où il lui plut de sortir de ses longues années d’ombre épaisse. » — En d’autres termes M. Laudet, nouveau docteur, nous interdit, — (et de quel ton), — de contempler, de nous proposer d’imiter les vertus des saints dans toutes les périodes de la vie des saints qui n’étaient pas des périodes de vie publique. Pour nous interdire de contempler les Vertus de Jeanne d’Arc, la Foi, la Charité, bientôt l’Espérance de Jeanne d’Arc, pour nous interdire d’assister à la grande Procession. Il y avait une grande procession. En tête les trois Théologales
Marchaient. Pour nous interdire de contempler les Vertus de Jeanne d’Arc jusqu’au moment où elle quitta la maison de son père, M. Laudet, doctor novissimus, nous interdit de contempler les Vertus de Jésus jusqu’au moment où il quitta la maison de son père. Voilà ce que notre nouveau docteur fait de l’imitation de Jésus-Christ.
Cette proposition, — que dis-je, une proposition, — M. le docteur ne se contente point de proposition, — ce commandement, cette interdiction superbe est si grossièrement hérétique, elle est si monstrueuse que la lisant on doute d’abord, on est suffoqué. Il faut surmonter cette suffocation. Ou plutôt il faut la garder pour une occasion meilleure. Cette occasion meilleure ne tardera guère. M. le docteur y pourvoira.
Évidemment on est suffoqué de cette assurance extraordinaire. Il faut surmonter cette suffocation. Il faut examiner cette proposition, ce commandement, cette interdiction dans le détail. Jeanne, dit M. Laudet, ne nous appartient que missionnaire et martyre. Nous reviendrons sur ce point en ce qu’il a de particulier à la vie de Jeanne d’Arc. Mais généralement d’abord, et pour ce qui concerne tous les saints, M. Laudet se fait sur la vie des saints, sur la communion des saints, sur les vertus des saints des idées extraordinaires. Il paraît ignorer que des milliers, et des milliers, que des centaines de milliers de saints, que des saints innombrables ont gagné le ciel, ont fait leur salut les yeux fixés sur la vie obscure des autres saints, et en eux et par eux en cette vie obscure et directement sur la vie obscure de Jésus. Mais nous-mêmes ne perdons pas la respiration. Que les injonctions de ce grand docteur ne nous coupent point le souffle. Nous-mêmes précisons :
Nous examinerons ci après ce qui dans les propositions de M. Laudet est particulier à Jeanne d’Arc. Retenons d’abord ce qui dans ces propositions est général, ce qui atteint Jésus et tous les autres saints.
F. — Premièrement pour nous interdire de considérer les Vertus de Jeanne d’Arc jusqu’au moment où elle quitta la maison de son père, M. Laudet nous interdit de considérer les Vertus des saints qui n’ont pas eu de vie publique. Que deviennent alors, dans le système de M. Laudet, dans la théologie de M. Laudet, les vies, les souffrances, les épreuves, les exercices, les travaux, les Vertus, les grâces, les mérites, les prières de ces innombrables saints, des innombrables saints obscurs. M. Laudet les retranche purement et simplement. Quand on prend de l’hérésie, on n’en saurait trop prendre. M. Laudet exclut, retranche de la communion des saints et de la réversibilité des souffrances, des épreuves, des exercices, des travaux, des Vertus, des grâces, des mérites, des prières ces innombrables souffrances, ces innombrables épreuves, ces innombrables exercices, ces innombrables travaux, ces innombrables Vertus, ces innombrables grâces, ces innombrables mérites, ces innombrables prières. Il dépeuple littéralement la communion des saints et la réversibilité des grâces. Et l’on peut même dire qu’il les dépeuple de leur peuple le plus nombreux. Car il est évident qu’il y a infiniment plus de saints obscurs que de saints publics. Nous savons de toutes parts qu’il y a eu et qu’il y a d’innombrables saints secrets. Mais nous allons revenir sur ce point. Il nous suffit premièrement que M. Laudet nie la communion des saints et la réversibilité des grâces dans les parties à beaucoup près les plus étendues de la géographie de la sainteté. Nous reviendrons bientôt sur la profondeur même et sur ce qu’on pourrait nommer la géologie de la sainteté. Nous ne parlons ici, parlant de la sainteté, que de son extension locale, géographique. Nous savons de certain qu’un très grand nombre de saints n’ont pas eu de vie publique et que la Gloire du ciel est la première qu’ils aient touchée.
G. — Deuxièmement pour nous interdire de considérer les Vertus de Jeanne d’Arc jusqu’au moment où elle quitta la maison de son père, M. Laudet nous interdit de considérer les Vertus des autres saints dans les périodes de leurs vies qui n’ont point été des périodes de vie publique. Ainsi, et pour nous en tenir encore à l’extension géographique de la sainteté, non seulement M. Laudet retranche de la communion des saints et de la réversibilité des grâces d’innombrables saints, mais pour le peu de saints qu’il garde, pour les saints publics, des saints publics M. Laudet en retranche encore toute la période de leur vie qui n’a pas été publique. Non seulement M. Laudet dépeuple la communion des saints et la réversibilité des grâces de son contingent géographiquement à beaucoup près le plus nombreux, de son peuple le plus nombreux mais pour le peu de contingent qu’il garde, pour le peu de peuple qu’il garde il dépeuple encore la communion des saints et la réversibilité des grâces d’une bonne partie, d’une grande partie de la vie de ces saints, de toute la partie non publique.
Deuxièmement M. Laudet nie, exclut, retranche de la communion des saints et de la réversibilité des grâces, des souffrances, des épreuves, des exercices, des travaux, des Vertus, des mérites, des prières toutes les saintetés, toutes les grâces, toutes les souffrances, toutes les épreuves, tous les exercices, tous les travaux, toutes les Vertus, tous les mérites, toutes les prières des saints publics dans toutes les périodes privées, dans toutes les périodes obscures, dans toutes les périodes non publiques de leur vie.
§ 96. — En résumé, et pour nous en tenir à l’extension comme géographique de la sainteté, M. Laudet nie la communion des saints, la participation, la commune participation, il nie toutes les réversibilités, il nie tout le glorieux (et si souvent obscur) appareil de la sainteté
premièrement dans tous les saints non publics ;
deuxièmement dans toutes les vies non publiques, dans toutes les périodes non publiques des saints publics.
§ 97. — Au cas limite, au cas éminent, au cas premier, au cas suprême il était fatalement conduit à retrancher de la vie de Jésus toute la vie privée, toute la vie obscure, toute la vie non publique de Jésus. Pour une fois il parle français et nous le dit expressément : de même, nous dit-il, de même que le Christ ne nous appartient qu’après le jour où il lui plut de sortir de ses longues années d’ombre épaisse. Énumérons un peu, dénombrons ces longues années d’ombre épaisse.
Ces longues années d’ombre épaisse, monsieur Laudet, comprennent : (et encore nous ne les épuisons certainement pas) : (il s’en faut) :
la Visitation ;
l’Annonciation ;
l’Incarnation ;
la Nativité ;
la Circoncision ;
la Purification de la Vierge :
Jésus assis parmi les docteurs ;
enfin et dans son ensemble toutes les trente premières années de la vie de Jésus, Jésus travaillant chez son père, la vie privée, la vie obscure, la vie non publique de Jésus.
Simplement. C’est tout ce qui, dans le système de M. Laudet, dans la théologie de M. Laudet, c’est tout ce qui, de la vie de Jésus, ne nous appartient pas. C’est tout ce qui tombe de la vie de Jésus. C’est tout ce que dans la théologie de M. Laudet nous n’avons pas le droit de saisir dans la vie de Jésus. De sorte que M. Laudet retranche du calendrier chrétien, et même de l’almanach des Postes et Télégraphes, tel que le facteur de la République nous l’a donné pour nos étrennes dans le département de la Manche, au moins les fêtes suivantes, (je suis naturellement le calendrier de 1911) : (et certainement je ne les épuise pas toutes) : (je veux dire que certainement je n’en épuise pas la liste) : (il s’en faut) :
Premier janvier la Circoncision ;
6 janvier l’Épiphanie ;
2 février la Purification ;
25 mars l’Annonciation ;
24 juin la Nativité de saint Jean Baptiste ;
2 juillet la Visitation de la Vierge ;
peut-être le 15 août l’Assomption, car l’assomption de la vierge ne paraît pas avoir été entourée, comme dit M. Laudet, d’une grande publicité ;
8 septembre la Nativité de la Vierge ;
21 novembre la Présentation de la Vierge ;
le dimanche 3 décembre, premier dimanche de l’Avent, commencement de l’Avent ;
en décembre tout l’Avent, notamment les quatre dimanches de l’Avent ;
8 décembre l’Immaculée Conception ;
enfin le 25 décembre la Nativité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Noël, qui est presque la moitié de la liturgie catholique, Pâques étant l’autre pôle. M. Laudet a une liturgie qui exclut, qui retranche Noël. La liturgie de M. Laudet n’est pas moins extraordinaire que sa théologie.
§ 98. — Ainsi troisièmement, à la limite, et c’était son point d’aboutissement fatal, M. Laudet nie de la vie de Jésus tout ce qui précède son entrée en public. Il exclut, il retranche de la communion des saints et de toutes les réversibilités, des grâces, des mérites, des Vertus, des exercices, du travail, des souffrances, des prières, toute la vie de Jésus jusqu’au commencement de sa trentième année. Jusqu’au moment où il quitta la maison de son père. Dans la théologie de M. Laudet les exemples de Jésus, les modèles de Jésus, exemplaria, ne nous appartiennent pas jusqu’au commencement de sa trentième année. Dans la théologie de M. Laudet les prières qu’il adressait à son père jusqu’au commencement de sa trentième année ne comptent pas, n’entrent pas dans la communion des saints et dans la réversibilité des prières ; ce sont des prières qui tombent, qui sont perdues pour nous. Dans le système, dans la théologie de M. Laudet toute la patience, au travail, et à l’existence même, tout le travail, toute cette vie de travail, d’obéissance et d’humilité que Jésus offrait à son Père jusqu’au commencement de sa trentième année n’entre pas dans la communion des saints, n’est pas une vie de mérites ; c’est une vie qui ne compte pas, qui n’entre pas dans la réversibilité des mérites ; ce sont des travaux, ce sont des obéissances et des humilités qui tombent, qui sont perdues pour nous. Qui ne comptent pas. Qui ne nous appartiennent pas.
§ 99. — Nous pouvons ainsi, nous pouvons à présent mesurer la négation totale, le retranchement total que la théologie de M. Laudet inflige à la théologie jusqu’ici reconnue. Nous pouvons mesurer la négation totale, le retranchement total que la théologie de M. Laudet opère dans la communion des saints et dans la réversibilité universelle. M. Laudet retranche de la communion des saints et de la réversibilité universelle :
Premièrement toutes les vies des saints non publics ;
Deuxièmement toutes les vies non publiques des saints publics ;
Troisièmement et à la limite éminente parmi les saints publics toute la vie non publique de Jésus.
Une conséquence particulière mais culminante est que toutes les fois que la liturgie prononce et que nous prononçons ces paroles essentielles, toutes les fois que nous prions Dieu par les mérites de Jésus-Christ nous entendons cette expression comme il faut dans son sens plein, littéral, total, universel, tandis que M. Laudet au contraire les entend dans un sens conditionnel, partiel, tronqué.
§ 100. — En niant la communion des saints et la réversibilité dans les parties que nous avons dites et rangées sous trois chefs, en retranchant de la communion des saints et de la réversibilité les parties que nous avons dites et rangées sous trois chefs M. Laudet a nié en ces trois parties cette face essentielle de la communion qui est ou qu’est l’imitation, il a retranché ces trois parties de cette face essentielle de la communion qu’est l’imitation. Dans le système, dans la théologie de M. Laudet et en partant de la source ; en descendant :
Premièrement les saints publics ne doivent point imiter, pour et dans leur vie non publique, la vie non publique de Jésus ;
Deuxièmement les saints non publics ne doivent point imiter, pour et dans toute leur vie, pour et dans leur vie entière, ni premièrement la vie non publique de Jésus, ni deuxièmement et en suite et en imitation d’imitation la vie non publique des saints publics ;
Troisièmement et enfin et généralement nous chrétiens nous ne devons pas imiter et nous pécheurs nous ne devons pas nous proposer au moins d’imiter premièrement les vertus et la vie non publiques de Jésus ; deuxièmement et en suite et en imitation d’imitation les vertus et la vie non publiques des saints publics ; troisièmement et en suite et en fin et en imitation d’imitation d’imitation les vertus et la vie tout entières des saints non publics. Voilà ce que M. Laudet fait de cette expression par les mérites de Jésus-Christ qui est comme ou plutôt qui est l’articulation cardinale de la prière chrétienne et du mécanisme du salut. Voilà ce qu’il fait, voilà ce qu’il est contraint de faire de cette Imitation de Jésus-Christ et des autres saints qui est le tissu même dont est tissée la vie chrétienne. Il nous le dit expressément et il est conduit à nous le dire, il est contraint de nous le dire : « De même que le Christ ne nous appartient qu’après le jour où il lui plut de sortir de ses longues années d’ombre épaisse. » Nous venons de voir par quel mécanisme théologique ces longues années d’ombre épaisse, qui selon le docteur Laudet ne nous appartiennent pas sont au contraire partie intégrante et très considérable de la communion et de la réversibilité et font et forment au contraire le point de visée, le point d’application, la surface d’application de la de beaucoup majeure, multo majoris, imitation chrétienne. Nous voulons dire de la de beaucoup la plus grande en extension.
§ 101. — M. Laudet, qui ne travaille évidemment que dans les grandeurs, temporelles, et qui ne se meut que dans les somptuosités publiques, paraît ignorer en effet qu’à ne considérer encore que l’extension pour ainsi dire géographique de la sainteté il y a eu et il y a des milliers et des milliers, des centaines de milliers de chrétiens, — de saints, — des chrétiens innombrables, — des saints innombrables, — qui ont gagné le ciel les yeux fixés uniquement sur ces longues années d’ombre épaisse qui selon M. Laudet ne nous appartiennent pas. Évidemment ces saints peuvent paraître méprisables quand on a l’honneur d’être directeur de la Revue hebdomadaire. Ces saints obscurs sont des saints petites gens. Mais enfin tout le monde ne peut pas être directeur de la Revue hebdomadaire. Et briller dans le monde. M. Laudet paraît ignorer que des milliers de chrétiens, que des milliers de saints, que des chrétiens, que des saints innombrables ont gagné le ciel par la pratique obscure, en pratiquant obscurément les vertus mêmes imitées, les vertus obscures imitées, les vertus non publiques imitées :
premièrement et en allant vers la source, en remontant vers la source, premièrement de toutes les vertus, des vertus entières des saints non publics ;
deuxièmement des vertus non publiques de la vie non publique, de la période non publique et aussi des vertus non publiques de la vie publique, de la période publique de la vie des saints publics ;
troisièmement et notamment et éminemment dans les saints publics, parmi les saints publics, des vertus non publiques de la vie non publique, de la période non publique de la vie de Jésus et aussi des vertus non publiques de la vie publique, de la période publique de la vie de Jésus.
§ 102. — Car c’est tout de même trop entrer dans le système et dans la théologie extraordinaire de M. Laudet, dans cette théologie qui coupe la communion en deux, qui en supprime une partie et importante et considérable, qui en abrase, qui en retranche une partie et importante et considérable, et de la communion elle-même et en elle de la réversibilité, et ensemble en elle de l’imitation, c’est trop entrer nous-mêmes dans cette théologie extraordinaire, c’est trop donner les mains nous-mêmes à ce système, à cette théologie discontinue discontinuante que d’accorder, que de laisser poser cette séparation absolue entre la vie publique et la vie privée, même des saints,
premièrement entre des saints publics et des saints privés, non publics ;
deuxièmement dans la vie des saints publics entre une vie publique et une vie privée définies, posées comme séparées par une cloison étanche, entre une période publique et une période privée définies, posées comme séparées par une cloison étanche ;
troisièmement dans les saints publics, parmi les saints publics dans la vie de Jésus entre une vie publique et une vie privée définies, posées comme séparées par une cloison étanche, entre une période publique et une période privée définies, posées comme séparées par une cloison étanche. Même pour les directeurs de revue nous savons très bien que la vie privée ne cesse point totalement, n’est point obturée totalement pendant la vie publique, à l’entrée dans la vie publique, peut-être au contraire. À plus forte raison des saints. À ne considérer que l’extension nous savons très bien que la vie privée des saints, comme des autres hommes, à plus forte raison que des autres hommes, n’est point annulée, réduite à zéro, ne cesse point totalement, n’est point obturée totalement pendant leur vie publique, à leur entrée dans la vie publique, peut-être au contraire. Et à la limite éminente nous savons très bien que la vie privée de Jésus ne cessa point totalement, ne fut point obturée totalement pendant sa vie publique, à son entrée dans la vie publique. Mais quittant la simple extension cette considération nous entraînerait déjà dans la profondeur et dans ce que nous avons nommé la géologie de la sainteté.
§ 103. — Avant d’y entrer et pour épuiser sommairement l’extension et la considération de l’extension M. Laudet paraît ignorer que des milliers et des milliers, que des centaines de milliers d’ouvriers chrétiens ont vécu les yeux uniquement fixés sur l’atelier de Nazareth, que des chrétiens innombrables ont vécu, sont morts, ont gagné le ciel, ont fait leur salut les yeux uniquement fixés sur l’atelier de Nazareth ; que tout atelier chrétien est une image de l’atelier de Nazareth ; que ces ouvriers, que ces pauvres, que ces misérables ne peuplent pas seulement le ciel, monsieur Laudet, qu’ils encombrent littéralement le ciel ; qu’on ne voit qu’eux, dans le ciel ; qu’il n’y en a que pour eux ; que le ciel est plein de ces petites gens ; qu’on voit dans le ciel infiniment plus de ces petites gens que de directeurs de revue.
De ces petites gens qui n’ont pas une vie publique ; qui par conséquent ne nous appartiennent pas.
Que Jésus, monsieur Laudet, est essentiellement le Dieu des pauvres, des misérables, des ouvriers, par conséquent de ceux qui n’ont pas une vie publique.
Le ciel est un ciel de petites gens.
§ 104. — Que de même que tout atelier chrétien est une image de l’atelier de Nazareth de même toute famille chrétienne est une image de la famille de Nazareth ; que de même que tout ouvrier chrétien travaille comme Jésus de même tout père chrétien, toute mère chrétienne, aime, instruit, nourrit, élève ses enfants comme Joseph et Marie aimaient, instruisaient, nourrissaient, élevaient Jésus, tout fils chrétien aime, honore, nourrit ses parents comme Jésus aimait, honorait, nourrissait son père et sa mère. Mais les hérésies de M. Laudet sont si nombreuses, son article en est tellement bourré qu’il faut ici que nous nous ressaisissions un peu nous-mêmes et que nous refassions notre compte. L’homme qui nous supprime Noël même, Noël seulement, Il est né, le divin enfant, l’homme qui de la liturgie chrétienne et catholique retranche Noël seulement, la liturgie de Noël qui au peuple chrétien même retranche ses noëls, enfin l’homme qui retranche tout n’en est pas à quelques douzaines de retranchements près. Je commence à croire que nous eussions mieux fait de compter ce qu’il garde. Nous aurions certainement déjà fini.
§ 105. — Historiquement le martyre, j’entends le martyre public, la gloire du martyre public, la mission publique et le martyre public a été donné à très peu d’hommes. C’est un fait. Très peu d’hommes par conséquent ont eu à en connaître, très peu d’hommes ont eu à prendre comme point d’application, comme surface d’application de leur imitation la mission publique et le martyre public de Jésus et des autres martyres et des autres saints. Innombrable au contraire est la légion des chrétiens et des saints et il faut dire des martyrs qui ont été éprouvés dans le privé, qui n’ont pas été éprouvés publiquement. Or nous savons comme une des propositions les plus fermes de notre foi que Dieu ne fait aucune différence entre les uns et les autres et qu’ils reçoivent les mêmes couronnes. C’est une des propositions les plus fermes de notre foi que les mesures éternelles ne sont aucunement les mesures temporelles ; que ni les récompenses ni les peines ni les couronnements d’aucune sorte ne se mesurent à nos inscriptions temporelles ; qu’un pauvre homme dans son lit, que le dernier des malades peut au regard de Dieu, (et la chrétienté tout entière l’ignorant jusqu’au Jugement), mériter secrètement plus que le plus glorieux des saints. Faut-il renvoyer M. Laudet à la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies. Ce n’est pas seulement la grandeur, c’est le propre de notre foi que la sainteté, que la grâce opère avec un minimum de matière temporelle et même qu’elle n’est jamais si à l’aise et si elle-même que dans le minimum de matière temporelle. Une liaison si parfaite unit le dernier des membres au Chef Couronné que le dernier des malades, dans son lit, est admis à imiter la souffrance même de Jésus en croix. Le dernier des malades, dans son lit, imite littéralement, imite effectivement, imite efficacement la Passion même de Jésus, le martyre de Jésus et des autres saints et martyrs. Pascal, monsieur Laudet, est un auteur chrétien au moins égal à M. Anatole France. Pourtant le Sacrifice de la Croix est un sacrifice public, fut un sacrifice public et rien n’est aussi privé, rien n’est aussi non public qu’une misérable maladie qui tient un homme cloué sur son lit dans une misérable chambre. Il faut croire, monsieur Laudet, que la communion chrétienne, que la théologie chrétienne ne tient aucun compte de cette distinction, capitale dans votre théologie, du public et du non-public, puisque passant inconsidérément par dessus votre distinction nous avons reçu comme une des vérités essentielles de notre foi que le plus secret des malades imite littéralement la Passion de Jésus, les prières de Jésus, les souffrances de Jésus, les Vertus de Jésus, les mérites de Jésus, participe à la Passion, aux prières, aux souffrances, aux Vertus, aux mérites de Jésus ; que la maladie, les prières, les souffrances, les Vertus, les mérites du plus secret malade d’une part et la Passion, les prières, les souffrances, les Vertus, les mérites de Jésus d’autre part sont versés au même Trésor.
Que le dernier des malades peut, par une sorte d’affectation à Dieu, de consécration à Dieu, tourner sa maladie en martyre, faire de sa maladie la matière même d’un martyre.
§ 106. — Faut-il ajouter notamment pour Jeanne d’Arc que par une singulière élection, par une vocation éminente, unique peut-être à ce point, elle subit conjointement le martyre secret de la maladie et le martyre public du feu. Nous savons par tous les textes qu’elle était brisée par plus de sept ans de combats intérieurs, par plus de cinq ans de vocation, par un an de bataille, (sans compter les batailles intérieures), par un an de captivité, par six mois de procès quand elle eut à subir la plus dure épreuve.
§ 107. — Si peu d’hommes ont été appelés à la mission publique et au martyre, si la vocation de la mission et du martyre, si la mission elle-même et le martyre ont été donnés à peu d’hommes, en revanche, ou plutôt en dessous nous avons tous reçu la commune mission propre, pour ainsi dire, la commune vocation propre de nous sauver ; et notamment nous avons tous reçu la commune loi de travail. M. Laudet lui-même ne l’ignore peut-être pas. Or dans la morale chrétienne et même la théologie chrétienne la loi du travail n’a point de base d’application plus sérieuse que le travail quotidien de Jésus dans l’atelier de Nazareth. La loi du travail est une loi, un commandement dans l’ancienne comme dans la nouvelle Loi. Mais combien nouvelle, combien nouveau, comme tout, dans la nouvelle Loi. Dans l’ancienne Loi la loi de travail, le commandement de travail procédait comme toute servitude de la chute d’Adam. C’était un châtiment de justice. Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. Jésus endossant pour ainsi dire cette loi et la loi d’humilité en a fait une redevance d’amour. Ainsi est né le Travail nouveau. Dès lors des milliers et des centaines de milliers d’ateliers chrétiens n’ont plus été, ne sont plus que des imitations de l’atelier de Nazareth. L’homme aujourd’hui, telle est la loi nouvelle, tel est le statut nouveau l’homme aujourd’hui qui travaille n’est plus un forçat qui fait son temps. L’homme aujourd’hui qui travaille est un homme qui fait comme Jésus, qui imite Jésus. Le travail quotidien n’est plus une peine, il n’est plus uniquement une peine, il n’est plus que premièrement une peine. Il est aujourd’hui une imitation d’un auguste travail quotidien. L’homme qui fait sa journée est bon. Il n’a que ça à faire. Comme tout autre et au premier chef il est sûr ainsi d’imiter Jésus. L’homme qui fait sa journée imite au premier rang Jésus qui faisait sa journée. L’homme, l’ouvrier qui fait sa journée non publique, monsieur Laudet, imite au premier rang Jésus ouvrier, qui faisait sa journée non publique. Dans sa vie non publique. Dans la période non publique de sa vie. Des milliers d’ateliers obscurs, monsieur Laudet, des milliers d’humbles ateliers sont les reflets parmi nous, reflètent, répètent, répètent parmi nous, monsieur le Grix, l’atelier obscur, l’humble atelier de Nazareth. Et ceci est le tissu même et la moelle du monde chrétien. Des milliers et des centaines de milliers d’hommes, monsieur Laudet, d’ouvriers chrétiens n’ont eu que ceci à faire : leur journée ; n’ont eu qu’à travailler tranquillement du matin au soir, les yeux uniquement fixés sur cet humble atelier de Nazareth. Et celui qui n’a quitté l’établi et la varlope que pour se coucher pour mourir est celui qui est le plus agréable à Dieu. Il faut vous faire à cette idée, cher monsieur Laudet, que le ciel est plein de ces gens-là, il est plein de cette espèce, il n’est pas uniquement plein, cher monsieur, d’aussi gros capitalistes que vous.
§ 108. — M. Laudet est évidemment encore un chrétien pour paroisses riches. L’homme qui de la théologie se contente de nous supprimer, l’homme qui ne nous retranche que le mystère de l’Incarnation, l’homme selon qui, dans le système de qui, dans la théologie de qui les enseignements, les leçons de travail et d’humilité de Jésus tombent, ne nous appartiennent pas, est naturellement aussi celui dans la théologie de qui les obéissances et les patiences de Jésus, les enseignements, les patiences pour ainsi dire pratiques, les leçons d’obéissance de Jésus parallèlement tombent, ne nous appartiennent pas. Si M. Laudet avait quelque idée, quelque connaissance de ce que c’est qu’un christianisme réel et vivant, de ce que c’est que le tissu même du christianisme et plus profondément de ce que c’est que le tissu de la chrétienté même il saurait que la famille chrétienne, qui fait le tissu même, est étroitement imitée de la famille de Nazareth, est étroitement calquée sur la famille de Nazareth. Toute famille chrétienne a les yeux fixés sur la famille de Nazareth. Des milliers et des milliers de familles chrétiennes, des centaines de milliers, des familles chrétiennes innombrables ont fait leur salut et gagné le ciel, ensemble, en famille, les yeux uniquement fixés sur la famille de Nazareth. Le quatrième commandement, monsieur Laudet, cet admirable commandement donné par Dieu à son peuple sur le Sinaï était tel : Honorez votre père et votre mère, afin que vous viviez longtemps sur la terre que le Seigneur votre Dieu vous donnera. Tel était le commandement dans la première Loi, le commandement comme antérieur donné, dicté par Dieu à son peuple d’Israël par le ministère de Moïse. Tout en demeurant intacte cette première loi, ce commandement comme antérieur a revêtu dans le monde chrétien, dans la deuxième loi, dans la loi d’amour, dans la loi nouvelle, dans la chrétienté, dans la loi de chrétienté comme une jeunesse et une force nouvelle, littéralement une autorisation nouvelle. C’est qu’en effet un fait nouveau s’est produit pour nous, un fait d’une conséquence et d’une portée incalculable. Une famille modèle a pour ainsi dire fonctionné devant nous sous nos yeux, une famille à imiter. Jésus a revêtu ce quatrième commandement, l’a exercé, et par cela même, par cela seul, (devant nous) le laissant le même, il nous l’a rendu nouveau. Jésus a revêtu, et généralement et dans ce commandement particulier, cette première Loi, l’a exercée, et par cela même, par cela seul, (devant nous) la laissant la même, la respectant justement, il nous l’a rendue nouvelle. Il s’est passé ceci, pour nous chrétiens, que Jésus a revêtu cette première loi, et dans cette première loi ce quatrième commandement. Elle en a pris, elle en a reçu une jeunesse nouvelle, une nouveauté nouvelle. Un atelier et une famille brillent éternellement devant nous. Si M. Laudet avait quelque idée des mœurs chrétiennes et de ce que c’est qu’une famille chrétienne et de nos habitudes les plus incorporées et des plus anciennes traditions de nos paroisses il saurait qu’il n’y a certainement pas un enfant chrétien à qui on n’ait proposé des milliers de fois le petit Jésus. Il est vrai que M. Laudet est plein de mépris pour le petit Jésus des petits enfants. C’est aussi le petit Jésus de « quand nous étions petits ». C’est depuis ce temps pourtant, c’est depuis lors que la famille chrétienne a été instituée. Non pas instituée par une loi seulement et par un commandement. Mais instituée par et sur un exemple vivant. Sur un exemplaire, et sur quel exemplaire. Depuis ce jour tout père chrétien et toute mère chrétienne est une image de Joseph et de Marie, tout fils et toute fille chrétienne est une image de Jésus. Tout père et toute mère est un ou une élève, un suivant, une suivante de Joseph et de Marie, tout fils et toute fille est un petit élève, une petite suivante de Jésus. Les enfants sont littéralement à l’école du petit Jésus. Évidemment c’est très ridicule pour M. Laudet. Mais nous n’y pouvons rien. Jésus a créé pour nous le modèle parfait de l’obéissance filiale et de la soumission dans le même temps, ensemble qu’il créait pour nous le modèle parfait du travail manuel et de la patience. Et il créait ces deux grands modèles ensemble, ces deux grands modèles comme solidaires et ne formant qu’un seul morceau de vie, ces deux grands modèles du tissu même de toute vie chrétienne pendant tous ces trente ans qui dans la théologie de M. Laudet ne nous appartiennent pas.
§ 109. — Je prends un catéchisme au hasard. J’encours immédiatement le mépris de M. Laudet. Je passe outre. C’est encore quelque catéchisme pour enfants. J’encours doublement le mépris de M. Laudet. Je persévère, (parce que je suis courageux). (Et dans mes jours de grand courage j’irais jusqu’à affronter le mépris de M. Laudet). C’est le catéchisme du diocèse de Paris ; édition illustrée. J’ouvre à la page 104, — leçon VI, — du IVe commandement. Or l’image que je vois en plein milieu du quatrième commandement, en haut de la page 105, c’est naturellement l’atelier et la famille de Nazareth, Jésus enfant, apprenti, travaillant avec son père sous le regard de sa mère qui elle-même travaille. Sous le regard de sa mère elle-même travaillante. L’image porte comme « légende » ces simples mots : « Et il leur était soumis. » Je dois dire à M. Laudet qu’en effet ce catéchisme du diocèse de Paris, édition illustrée, n’est certainement en effet qu’un sot catéchisme pour petits enfants. Et que ce n’est point là des documents, dont on s’entoure. Qui sait, même, qui sait si ces images dessinées, que l’on voit dans les catéchismes, sont authentiques.
§ 110. — « Et il leur était soumis. » Quelles sont, monsieur Laudet, ces indiscrètes paroles. Est-ce qu’elles ne tendraient pas à nous donner quelque renseignement sur ces parties de la vie de Jésus qui dans la théologie de M. Laudet ne nous appartiennent pas. Qui se permet de telles indiscrétions. Qui manque ainsi de respect à M. Laudet. Ces paroles, monsieur Laudet, vous ne l’ignorez peut-être point, ne sont pas de M. E. Thomas, vicaire à Saint-Sulpice, auteur de ce catéchisme. Elles sont du vieux Luc. II. 51. — Et descendit cum eis, et venit Nazareth ; et erat subditus illis. Et mater ejus conservabat omnia verba haec in corde suo.
52. — Et Jesus proficiebat sapientia, et aetate, et gratia apud Deum et homines.
51. — Et il descendit avec eux, et il vint à Nazareth ; et il leur était soumis. Et sa mère conservait toutes ces paroles dans son cœur.
52. — Et Jésus profitait en sagesse, et en âge, et en grâce auprès de Dieu et des hommes.
Si la vie privée de Jésus ne nous appartient pas, monsieur Laudet, qu’est-ce que ces admirables textes viennent faire dans les Évangiles.
La théologie de M. Laudet fait tomber des pans entiers des Évangiles. Mais nous y venons.
§ 111. — Enfin ou plutôt en outre Jésus n’a pas seulement comme redoublé, il n’a pas seulement consacré, autorisé, couronné même, il n’a pas seulement ratifié, il n’a pas seulement renouvelé le quatrième commandement en revêtant lui-même l’obéissance et la soumission filiale, et erat subditus illis ; il a en outre, il a en fin porté ce quatrième commandement à sa pleine réalisation, à toute sa puissance surnaturelle. Car l’obéissance, la soumission de Jésus à ses père et mère nourriciers, si parfaite en elle-même et d’un si éternel enseignement, n’étaient encore qu’une image temporelle, une représentation charnelle de l’obéissance filiale éternelle, de la parfaite soumission filiale éternelle de Jésus à son Père qui êtes aux cieux. L’obéissance, la soumission de tous les jours de Jésus à Joseph et à Marie annonçait, représentait, anticipait l’effrayante obéissance et soumission du Jeudi-Saint.
39. — Et progressus pusillum, procidit in faciem suam, orans, et dicens : Pater mi, si possibile est, transeat a me calix iste : verumtamen non sicut ego volo, sed sicut tu.
40. — Et venit ad discipulos suos, et invenit eos dormientes, et dicit Petro : Sic non potuistis una hora vigilare mecum ?
41. — Vigilate, et orate ut non intretis in tentationem. Spiritus quidem promptus est, caro autem infirma.
42. — Iterum secundo abiit, et oravit, dicens : Pater mi, si non potest hic calix transire nisi bibam illum, fiat volontas tua.
43. — Et venit iterum, et inveniteos dormientes : erant enim oculi eorum gravati.
44. — Et relictis illis iterum abiit, et oravit tertio, eumdem sermonem dicens.
45. — Tunc venit ad discipulos. Et dixit. C’est précisément cet apprentissage de trente ans, cette soumission, cette patience, cette obéissance de trente ans, préparatoire, introductoire à la soumission, à la patience, à l’obéissance suprême, à la soumission, à la patience, à l’obéissance du dernier jour que M. Laudet nous retranche comme ne nous appartenant pas.
§ 112. — Il était fatal que M. Laudet remontât jusqu’à Jésus et nous ayant interdit les saints nous interdît aussi Jésus. Il y a dans l’hérésie même une sorte de logique interne ou plutôt l’hérésie même emprunte la logique intérieure de la théologie. Il y a dans la théologie une telle logique interne, une telle ossature, une telle force de logique, il y a dans la foi une telle logique vivante, organisée, organique, un tel mouvement et un tel rythme que l’hérésie, qui est comme l’envers et la contrefaçon de la théologie et de la foi, en garde une certaine logique interne qui est pour ainsi dire l’envers, l’empreinte en creux, la contrefaçon de la logique fidèle. Il y a ainsi une force interne d’erreur qui est le creux de la force interne de vérité. C’est donc la communion même des saints, la communion fidèle, qui entraînait, à l’envers et en creux, M. Laudet, ayant nié une partie des saints, à nier la partie correspondante de Jésus. Et cette communion des saints est si parfaitement et si éternellement liée que le creux même et la contrefaçon de M. Laudet, en demeurent liés. C’en serait une preuve de plus, s’il était nécessaire, après tant d’autres. Après tant de preuves. Les saints sont si étroitement liés ensemble et à Jésus dans l’affirmation, si parfaitement, si éternellement, que dans la négation même on ne peut les séparer.
§ 113. — Venant ainsi, conduits ainsi non plus seulement à la simple extension et à la géographie mais à la profondeur et à ce que nous nous sommes permis de nommer la géologie de la sainteté, la relation du public au privé dans la sainteté, en matière de sainteté, nous paraîtra être la suivante : que en sainteté, en matière de sainteté c’est le privé qui porte le public et que le public est tout soutenu, tout nourri du privé. En sainteté, en matière de sainteté le public plonge dans le privé, les vertus publiques se soutiennent littéralement, se nourrissent, se recrutent des vertus privées. En matière de sainteté le public vient du privé.
§ 114. — Cette proposition ne laisse aucun doute pour qui connaît un peu les vies de saints. Il ne s’agit point de nier ici la distinction du public et du privé. En sainteté même, en matière de sainteté elle est pertinente. Il faut seulement dire d’abord qu’en général dans tout le monde et qu’en particulier en matière de sainteté cette distinction est presque toujours beaucoup plus précaire qu’on ne nous la fait. Les bords entre le public et le privé sont généralement beaucoup moins coupés, et moins coupants, qu’on ne nous les fait.
§ 115. — Dans la mesure où cette distinction est fondée et où il est avéré que des saints ont reçu des missions publiques, il est avéré aussi que ce sont des saints particuliers et qui ont reçu des missions particulières.
§ 116. — La discrimination entre des saints publics et des saints privés et dans les saints publics entre des parties publiques et des parties privées n’est peut-être point aussi arrêtée qu’on nous la fait. Elle est peut-être beaucoup plus précaire et mobile qu’on ne nous la fait. Mais au sens et dans la mesure où elle est certaine, je veux dire où il est certain qu’elle est, au sens et dans la mesure où elle est constante, où elle est acquise, la relation du public et du privé en matière de sainteté s’établit telle et en ce sens, allant dans ce sens que le public baigne dans le privé, plonge dans le privé. Le public en matière de sainteté (pro)vient du privé. Le public est tout soutenu du privé, tout nourri, tout né du privé. C’est le privé qui est la matière propre, la base d’application, le dessous de la sainteté. C’est le privé qui est la terre profonde. La matière née, la terre natale de la sainteté. C’est du privé que la sainteté vient, naît. C’est du privé qu’elle vient proprement. C’est dans le privé qu’elle se retrempe. C’est dans le privé qu’elle se trouve, et se retrouve, chez elle. C’est du privé que la sainteté croît. Ce sont les saints publics qui sont particuliers et ce sont les parties publiques, les saintetés publiques qui sont particulières. Et ce sont les saints privés qui sont généraux, ce sont les parties privées, les saintetés privées qui sont générales, communes, ordinaires, littéralement qui sont dans l’ordre. Il est avéré, il suffit de connaître moindrement l’histoire des saints qui ont reçu des missions publiques pour savoir non seulement que ces saints publics étaient particuliers et que ces missions publiques étaient particulières, mais qu’elles ont généralement et même universellement été considérées par ces saints littéralement comme des missions, c’est-à-dire comme des envois, pour ainsi dire en mission extraordinaire ; extérieure ; en dehors ; (et non pas seulement en mission particulière) ; et presque en dehors de l’ordre ; disons le mot, comme des corvées, extrêmement désagréables, qu’il fallait bien faire, parce que tel était l’ordre de Dieu, et qu’il avait ses raisons, mais qui étaient certainement la plus grande épreuve que Dieu pût envoyer à ses saints. Tel était le goût, studium, que les saints ont généralement eu pour les missions publiques. Les vies de saints, si M. Laudet en connaissait seulement une, et comme par hasard la vie de Jeanne d’Arc, et en plusieurs points, notamment celui que nous avons dit, la vie de Jésus, les vies de saints publics sont pleines de résistances pour ainsi dire à la publicité. Il est avéré que les saints publics ont toujours été remplis d’épouvante à l’idée même d’une mission publique, à la simple éventualité, au seul commandement, à la seule idée ; qu’ils ont toujours demandé à Dieu par les mérites de Jésus-Christ et directement et indirectement par les autres saints d’abord et longtemps et vivement et profondément et quelquefois violemment de ne pas être chargés de ces missions, ensuite qu’ils ont toujours demandé par les mêmes mérites pour ces objets propres, pour ces missions extraordinaires des secours extraordinaires ; car ils se sentaient comme dépaysés, désaxés dans ces missions publiques ; ils s’y sentaient hors de leurs mœurs mêmes, (Jeanne d’Arc l’a senti et dit avec une acuité de vision admirable) ; ils s’y sentaient dans un très grand danger ; in maximo periculo et dans une épreuve extraordinaire ; ils s’y sentaient hors de leur place et comme provisoirement détachés, provisoirement délégués ; ils s’y sentaient affectés, extraordinairement et comme provisoirement appliqués à un métier, à un office qui n’était pas le leur ; ils s’y sentaient hors de leur matière, hors de leur métier, hors de leur office ; ils y étaient en délégation ; ils y redoublaient de prières. Nous savons par tous les exemples et par tous les textes qu’ils y redoublaient de sacrements. Notamment qu’ils y usaient non seulement de la communion fréquente, mais de la communion quotidienne. Jeanne d’Arc, très notamment. Ils s’y sentaient exposés.
Et ils ne demandaient, par les mêmes mérites, généralement qu’à en être déchargés.
Ainsi la mission publique, la vie publique, la partie publique de la vie ont toujours été considérées par les saints qui en ont eu littéralement comme des missions, comme des envois, comme des départs, d’où ils ne demandaient qu’à revenir ; non pas peut-être comme des essais ; mais comme des épreuves extraordinaires, comme un métier où ils étaient gauches et non dressés, où par conséquent il fallait notamment redoubler d’humilités.
§ 117. — Dans cet embarras, dans ce désarroi, dans cette détresse ils ne faisaient point seulement appel à la prière et aux sacrements : ils se rabattaient pour ainsi dire sur la vie privée, avec laquelle ils étaient liés, restés liés, avec laquelle ils étaient (plus) familiers, avec laquelle ils se sentaient (plus) rassurés, et c’était pour ainsi dire et même littéralement avec la vie privée qu’ils faisaient de la vie publique. C’était littéralement avec la vie privée, qu’ils connaissaient, qu’ils faisaient la vie publique, qu’ils ne connaissaient pas. C’est des vertus de la vie privée, des vertus familières, familiales, des vertus relativement faciles, petites, aisées, connues, portatives, in manu, sous la main, qu’ils bourraient la vie publique, qu’ils inventaient, qu’ils forgeaient, qu’ils improvisaient, qu’ils formaient, qu’ils faisaient, qu’ils obtenaient les vertus publiques, les vertus de la vie publique. De cette matière qu’ils connaissaient, la vie privée, les vertus de la vie privée, ils tiraient, ils élaboraient, ils obtenaient, non point même par imitation, mais par extension, par application, par délégation cette matière qu’ils ne connaissaient pas, la vie publique, les vertus de la vie publique. Ce n’est point au hasard et par un caprice des mots, c’est par une logique interne la plus profonde du langage même que la patience est la vertu de la passion. Les saints chrétiens, les saints publics étaient éminemment des hommes, des saints, des appelés, vocati, qui pour se garantir dans l’extrême danger de missions extraordinaires y portaient d’abord, commençaient par y transporter les vertus ordinaires, usuelles, les vertus de tous les jours, familières, les vertus à la main, virtutes manu factas.
§ 118. — Il ne fait aucun doute, et les saints le savaient bien, qu’il y a une sorte d’accointance propre entre la sainteté et la petite vie, une convenance particulière, propre, un goût de la grâce pour le secret, pour la vertu secrète, une accointance de Dieu pour l’humilité (non pas seulement pour l’humilité du cœur, mais pour l’humilité de la situation même, comme garantissant, comme enregistrant temporellement, comme inscrivant temporellement l’humilité du cœur) une accointance propre de Jésus pour les pauvres et les misérables et les humbles et les obscurs et les non publics. Tous les Évangiles regorgent d’une tendresse propre de Jésus pour les non-publics. Tout le monde sent bien que les pauvres et les obscurs sont les favoris dans le royaume de Dieu. Ça en serait presque injuste, s’il n’était loisible à tout le monde d’être pauvre. Les saints le sentaient bien, les saints l’ont bien compris qui devenus saints publics, envoyés en missions publiques, c’est-à-dire en missions extraordinaires, se sont toujours un peu considérés comme éloignés de la cour.
§ 119. — Les saints y pourvoyaient premièrement en portant, en transportant la vie privée jusqu’en vie publique, les vertus de la vie privée jusqu’aux vertus de vie publique, en prolongeant, (il ne faut même pas dire en augmentant, en accroissant, en agrandissant), en prolongeant simplement la vie privée et les vertus de la vie privée en vie publique et en vertus de la vie publique sans l’ombre d’une interception. Par le ministère et dans la personne de ces saints les vertus privées étaient promues, prolongées vie et vertus publiques, devenaient vertus publiques, étaient continûment prolongées vertus publiques, par le ministère et dans la personne de ces saints les vertus privées recevaient en matière publique leur application pleine et directe. Les vertus publiques étaient les vertus privées elles-mêmes, devenues publiques, prolongées publiques, les mêmes devenues publiques. Un homme comme saint Louis était un homme, un saint qui gouvernait le royaume de France exactement, directement, rigoureusement comme un bon père de famille gouverne sa maisonnée, comme un père de famille chrétien gouverne sa femme et ses enfants, — sa maison. — C’est dire que dans la théologie chrétienne, dans la réelle chrétienté le gouvernement de la maison de France est directement imité du gouvernement de cette maison de Nazareth qui selon M. Laudet et dans la théologie de M. Laudet ne nous appartient pas. Mais peut-être que le roi de France n’est pas un assez grand personnage, peut-être que saint Louis des Français n’est pas un personnage assez public pour M. Laudet.
§ 120. — Deuxièmement les saints y pourvoyaient en vivant, en continuant de vivre leur vie privée tout au travers, tout en dedans, tout en dessous de leur vie publique. La vie chrétienne est organisée de telle sorte, (et M. Laudet est le seul à l’ignorer), que quelles que soient les destinées publiques, quelles que soient les vocations publiques d’un chrétien le tissu même de sa vie privée n’en reçoit aucune altération, aucune atténuation, aucune diminution d’aucune sorte. Aucune atteinte. À quelques destinées, à quelques missions, à quelques vocations publiques qu’un chrétien soit appelé il reste toujours chrétien, il vit toujours chrétien, sa chrétienté privée, sa vertu privée est toujours la même, a toujours à s’exercer aussi pleinement, aussi la même. La vie privée court sous la vie publique, entretient, soutient, porte, supporte, nourrit la vie publique. Les vertus privées courent sous les vertus publiques, entretiennent, soutiennent, portent, supportent, nourrissent les vertus publiques. Les saints publics, faisant du public, ne sortent pas du privé. Le privé est le tissu même. Publica, les missions publiques ne sont jamais que des émergences, des éminences. Les vocations publiques, les missions publiques ne sont jamais que des îlots ; et c’est le privé qui est la mer profonde. Il y a une liaison secrète, une affection secrète de la grâce pour le secret, pour la petite vie, pour la vie secrète, pour les petites gens. Les saints le savent bien, les saints le sentent bien, et c’est pour cela que les saints publics restent en liaison constante avec la vie privée, avec la petite vie. En double liaison, premièrement en liant leur vie publique à leur vie privée, leurs vertus publiques à leurs vertus privées en telle sorte que cette vie publique n’est que cette vie privée continûment prolongée, et que ces vertus publiques ne sont que ces vertus privées continûment prolongées, la même, les mêmes, deuxièmement en liant leur vie publique à leur vie privée, leurs vertus publiques à leurs vertus privées en telle sorte que cette vie publique plonge perpétuellement dans cette vie privée, que ces vertus publiques plongent perpétuellement dans ces vertus privées. La vie privée, les vertus privées sont pour le saint public la réserve perpétuellement présente, où il plonge perpétuellement. Quand nous voyons les saints publics se retrancher perpétuellement dans le privé, rentrer à chaque instant, se retirer à chaque instant en arrière dans les humilités du privé, faire retraite, ne croyons pas que ce retour, que cette revenue en arrière est pour eux un exercice d’humilité, qui leur coûterait. C’est le contraire. C’est la mission publique qui leur coûte et au contraire c’est sur la vie privée, c’est sur les vertus privées qu’ils se rabattent. D’eux-mêmes. Pour se rassurer. Pour prendre appui et pour prendre nourriture. Quand nous les voyons se rabattre ainsi constamment sur la vie privée, sur les vertus privées, ne croyons point que ce soit un exercice, qu’ils s’imposent, qu’ils s’infligent, des épreuves, des expiations, pour payer leurs grandeurs. C’est au contraire par une retombée naturelle, surnaturelle naturelle, qu’ils reviennent, qu’ils retombent, qu’ils retournent dans le privé. Quand on les voit dans toutes les vies des saints retourner aussi opiniâtrement dans le privé, dans les vertus privées on serait tenté de croire qu’ils y chercheraient un exercice, comme une expiation, une compensation d’humilité(s) à leurs grandeurs. Au contraire c’est alors qu’ils suivaient la pente. Ils revenaient faire dans le privé une reprise du courant de la grâce. On pourrait presque dire, on peut dire que la tentation était au contraire pour eux de rentrer dans le privé, de replonger dans la petite vie. La tentation était de fuir ces missions extraordinaires, ces missions extraordinairement périlleuses. De se cacher, de se terrer dans la petite vie. Loin que la vie privée, loin que les vertus privées fussent pour les saints publics un exercice, une épreuve, c’est au contraire la vie publique, c’est la mission publique qui était l’épreuve entre toutes, et c’est la vie privée, les vertus privées, la mission privée, la commune mission privée, la retraite, le silence, le secret, l’ombre, le coin, le jardin de la grâce, la petite vie qui était l’asile où ils retombaient. Les missions publiques faisaient jouer l’obédience. Les douces missions de la vie privée ne faisaient jouer que le reposement.
§ 121. — Le peuple chrétien le sentait si bien, justes et pécheurs, en communion avec ses saints le peuple chrétien le savait si bien que c’est pour cela que ce qu’il demandait à ses saints, à tous ses saints et notamment à ses saints publics c’était au premier chef, soit pour la totale part, soit pour la plus grande part, d’abord les vertus privées ; d’abord la vie privée. Un saint n’était saint que si le tissu même de sa vie était sainte, que si sa vie quotidienne était sainte, que si sa vie privée était sainteté. Ensemble c’était cela d’abord que le peuple chrétien demandait à ses saints et c’est cela d’abord, c’est cela en dessous que les saints savaient bien que leur peuple d’abord leur demandait. Car c’était cela le premier, et le commun, et la nourriture et la grâce. C’était cela le connu, le rassurant, le familier, le nourrissant, le gracieux. Un saint public qui rentrait dans du privé était un saint qui se rassurait. Cela est particulièrement sensible dans toute la mission de Jeanne d’Arc.
§ 122. — C’est pour cela que si M. Laudet avait la moindre idée de ce que c’était réellement que la vie de la chrétienté il saurait que tous les procès de l’Église ne portent à beaucoup près sur rien tant que sur la vie privée, sur les mœurs privées, sur les vertus privées. Ce que le peuple chrétien demandait avant tout et sur tout à ses saints c’était une vie privée, des mœurs privées, des vertus privées. Eh bien cette demande est en quelque sorte pour nous enregistrée historiquement, inscrite historiquement par ceci et en cette forme, notariée, que les procès d’Église requéraient avant tout et sur tout une vie privée, des mœurs privées, des vertus privées.
§ 123. — Notamment si M. Laudet avait quelque idée, parmi les procès d’Église, de ce que c’est qu’un procès de canonisation il saurait que ce que ces procès, — publics, je pense, — requièrent avant tout du candidat ce sont une vie privée, des mœurs privées, des vertus privées. On demandait avant tout au candidat, — on lui demandait officiellement et publiquement, monsieur Laudet, — on lui demande encore, — une vie privée, des bonnes mœurs, des mœurs privées, des vertus privées. On demandait avant tout au saint, — on lui demande encore, — d’être un bon chrétien. On ne lui demandait des choses extraordinaires, quand on lui en demandait, qu’après. — Je suis bonne chrétienne, — le mot terrible de Jeanne d’Arc au Procès, le mot du dernier retranchement, la litanie du dernier retranchement. Ce cri de la dernière agonie, du dernier combat, selon M. Laudet ne nous appartiendrait pas. M. Laudet n’est pas sans avoir entendu parler à la Revue hebdomadaire d’un certain sire de Joinville qui nous a laissé une vie, une histoire de saint Louis. Cette vie est en réalité une contribution (historique) à une enquête, à un procès de canonisation. M. Laudet nous concédera peut-être que saint Louis, roi de France, était un homme public. Alors comment se fait-il que dans cette vie de saint Louis, par le sire de Joinville, il y ait une partie entière, considérable, qui soit de cette vie privée qui censément ne nous appartient pas et que tout le reste du livre soit encore plein de cette même vie privée.
§ 124. — Pareillement et pour ainsi dire parallèlement si M. Laudet avait quelque idée, si M. Laudet avait la moindre idée de ce que c’est qu’un procès d’hérésie, qui est censément comme l’envers d’un procès de canonisation, comme un procès de canonisation en creux, il saurait que dans un procès d’hérésie l’enquête, ou les enquêtes, ne portait sur rien tant, n’entreprenait pour ainsi dire rien tant, ne saisissait rien tant, n’atteignait rien tant que la vie privée, les mœurs privées, les péchés privés, les vices privés.
§ 125. — Particulièrement, et notamment, et presque éminemment, (Jésus seul étant éminent), et nommément pour en venir enfin à ce que nous voulions dire, à ce que nous avions à dire de Jeanne d’Arc si M. Laudet avait quelque idée, si M. Laudet avait la moindre idée de ce que c’était que les procès de Jeanne d’Arc, (qui furent, ne l’oublions pas, des procès d’Église, des procès ecclésiastiques), notamment et premièrement de ce que fut le procès de condamnation, (qui fut, ne l’oublions pas, un procès d’hérésie), si M. Laudet avait seulement ouvert son Quicherat, pas le France, monsieur Laudet, le Quicherat, le seul qui ait fait, qui nous ait donné une édition des Procès, il saurait que l’enquête, ou plutôt que les enquêtes portèrent pour une très grande part, et peut-être pour la plus grande part, sur les mœurs, sur la vie privée, sur des allégations atteignant les vertus privées.
§ 126. — De sorte que, — et ce sera notre dernière conclusion sur ce point, — de sorte que ce que M. Laudet nous interdit de considérer dans la vie de Jeanne d’Arc, sa vie privée, ses vertus privées, ses mérites privés, ce n’est pas seulement le modèle et le support et le commencement et la nourriture et comme l’essence de sa vie publique, de ses vertus publiques, de ses mérites publics, mais c’est textuellement ce dont le Procès de Condamnation est plein, et ce dont est plein le Procès de Réhabilitation. Le Procès de Réhabilitation consistant à défaire un procès d’hérésie.
§ 127. — Car ce que les tribunaux d’Église, les procès d’Église, les enquêtes d’Église plus ou moins préparatoires ou confirmatoires demandaient au candidat ou à l’accusé, cet autre candidat, ce candidat à l’envers, ce qu’ils requéraient du candidat ou de l’accusé, ce sur quoi portaient les interrogatoires, c’était généralement, c’était pour une grande part, c’était généralement pour la plus grande part une matière privée.
§ 128. — Or rien n’est aussi public, d’autre part, aussi fait en présence du peuple chrétien, qu’un procès d’Église, un procès de canonisation, un procès d’hérésie, un procès de réhabilitation, des enquêtes ecclésiastiques.
§ 129. — Par conséquent, et ce sera sur ce point notre formule dernière, ce que les juges d’Église, ce que les enquêteurs d’Église demandaient publiquement, requéraient publiquement, recherchaient publiquement, absolvaient publiquement, condamnaient publiquement, honoraient publiquement c’était précisément généralement la vie privée, les vertus privées, les vices, les péchés privés, les mérites privés. Le saint avait constamment à faire ses preuves de pureté privée. On avait généralement à faire contre l’hérétique les preuves d’impureté privée. On peut dire que la méthode ecclésiastique en ces matières consistait essentiellement à projeter sur la vie privée le flot de la lumière publique, pour l’édification du peuple chrétien. C’est qu’au fond pour le chrétien, monsieur Laudet, il n’y a point de privé ni de public, tout se passant également sous le regard de Dieu.
§ 130. — Particulièrement c’est pour cela que nous savons que le vie dite privée de Jeanne d’Arc a été l’objet d’enquêtes incessantes, ou plutôt nous savons que Jeanne d’Arc, comme toute personne éminente en chrétienté, et qui se disait envoyée de Dieu, a été dans sa vie dite privée l’objet d’enquêtes incessantes. Publier le privé, c’est le principe même, c’est la méthode ecclésiastique même. Le vieux principe de la confession publique court sous toute chrétienté. Le chrétien dans la paroisse, dans la chrétienté, est toujours le premier chrétien dans la communauté, l’ancien chrétien, le fidèle antique toujours prêt, toujours soumis à la confession publique, à la commune et comme mutuelle confession.
§ 131. — Enquête à Chinon, enquête à Poitiers en arrivant devers le roi ; enquêtes à Paris ; enquêtes à Rouen ; enquêtes à Domremy et généralement en Lorraine ; enquêtes partout et toujours ce n’étaient encore là pour ainsi dire que des enquêtes propres, que les enquêtes officielles, datées, temporaires, partielles et pour ainsi dire fragmentaires. En un certain sens particulières. Mais que sera-ce de cette enquête pour ainsi dire perpétuelle, littéralement perpétuelle que le peuple chrétien poussait sur ses saints aussitôt qu’un saint avait commencé d’émerger sous le regard de tous. Pour qui a si peu que ce soit l’idée de ce que c’était que le monde chrétien, pour qui a seulement regardé un peu un texte, j’entends un texte authentique, un procès, une chronique, il est évident que ces saints, à peine signalés, vivaient sous le regard du peuple. Le peuple avait tellement soif d’en avoir, le peuple chrétien, tellement soif d’en trouver. Aussi dès qu’une âme un peu émergente était confusément signalée, averti par un secret instinct, si profond, de troupeau qui cherche son pasteur, tout le peuple chrétien se serrait autour du saint qui venait. Le peuple attendait le saint. Le saint qui montait montait dès lors, vivait dès lors sous le regard de tout un peuple, sous une sorte de surveillance de dulie. Cela est particulièrement sensible dans toute l’histoire de l’avènement de Jeanne d’Arc ; et aussi, bien que moins apparemment, dans toute l’histoire de son règne, et de sa contestation, et de son martyre, et de sa captivité. C’était une enquête chrétienne continuelle, une publicité perpétuelle, une sorte de jugement commun public latent ambiant anticipant les jugements en forme, anticipant, escomptant le jugement dernier même.
§ 132. — Le saint vivait, comme tel, sous le regard de tous. Une immense attente, une immense attention de communion était sur lui. Le saint tout entier appartenait à tous. Omnibus totus. Tout à tous. Dans ces âges d’une certaine rudesse il y avait même dans le peuple chrétien une certaine gloutonnerie de sainteté. Non pas seulement un certain appétit. Dans les chroniques, dans les textes authentiques le peuple nous paraît souvent brutaliser les saints, (comme ensuite il en brutalisait les reliques), pour en retirer pour ainsi dire de force l’efficace.
§ 133. — « L’accusée, dit M. Laudet, la controversée, la discutée, c’est précisément toute Jeanne d’Arc, au moins toute celle qu’il nous est permis de connaître, parce que c’est toute la missionnaire et toute la martyre ; et Jeanne ne nous appartient que missionnaire et martyre. » — M. Laudet n’oublie qu’un point, c’est qu’à Jeanne d’Arc missionnaire et martyre ce que l’on contesta précisément, ce que l’on controversa, ce que l’on discuta, ce que l’on accusa ce fut précisément pour une très grande part, peut-être pour la plus grande part sa vie privée. Le procès de condamnation en est plein. De sa vie privée. Le procès de réhabilitation est plein des histoires de son enfance rapportées par les témoins, — publics je pense, — par les gens de son temps et de son pays.
C’est de cela même que tous les deux procès sont pleins.
§ 134. — Pareillement, éminemment Jésus naturellement ne pouvait enseigner, ne pouvait prêcher que par une prédication publique. On se demande comment il eût pu faire autrement. Prêcher, enseigner autrement. Il ne pouvait parler à son peuple, s’adresser à son peuple que publiquement. Mais qu’est-ce qu’il enseignait ainsi publiquement. Quelle était la matière de son enseignement, de sa prédication publique. La matière de son enseignement, de sa prédication publique était privée. Toutes ces histoires de calebasses, de lampes, de boisseau, de veuves, de drachmes, de péagers, de porchers, de bergers, qu’il nommait pasteurs, de bouviers, de vignerons, de publicains, de fermiers, de métayers, de petits cultivateurs, d’infirmes, de vagabonds, de moissonneurs, de centeniers, de Samaritains, d’aubergistes, étaient-elles des affaires publiques, étaient-elles des affaires d’État ? La place que tiennent les affaires d’État dans l’enseignement des Évangiles est infime. Les didrachmes, le tribut à César. Cela est presque anormal, cela fait presque tache dans le tissu de cet enseignement. Cela est presque d’un autre ton. Tellement toute la matière de cet enseignement public est une matière privée. Jésus enseigne publiquement à vivre en pauvre, à vivre privément, en homme non public. Littéralement ce que Jésus prêche, à l’extrême rigueur, dans toute la rigueur, dans l’extrême rigueur des termes ce que Jésus enseigne, ce n’est point à vivre comme il enseigne, c’est à vivre comme il enseigne à vivre, là est tout le débat, et il enseigne à vivre précisément comme il vivait lui-même avant de commencer à enseigner. Ce qui revient à dire que sa vie privée, telle qu’il l’avait vécue avant le commencement de son enseignement, public, était la matière de son enseignement, devint la matière dont ensuite il fit son enseignement. Ce qui revient à dire que pour Jésus même nous sommes conduits à nous rabattre du public sur le privé. Et il n’est pas étonnant que nous soyons conduits à le faire pour Jésus comme pour les autres saints si ce que nous avons dit de la représentation éminente des saints en Jésus, dans le détail même, correspondait à la réalité mystique.
§ 135. — Particulièrement Jésus homme public, prédicateur et missionnaire, nous a formellement commandé de vivre comme des enfants. Matthieu, XVIII-3, sicut parvuli. Les enfants n’étant point généralement des personnages publics, Jésus-Christ lui-même nous rabat ainsi et en ces propres termes, lui-même étant homme et public, sur la vie de « quand nous étions petits ». Enfin si M. Laudet méprise les saints petits, les saints enfants, qu’est-ce qu’il fait de Bernadette. De tant d’autres. Il est constant que la Vierge aime mieux apparaître aux enfants.
§ 136. — Cette représentation des saints entre eux et en Jésus jusque dans le détail, et par suite et avant au premier degré ce parallélisme des saints entre eux et avec Jésus, jusque dans le détail, n’est jamais peut-être aussi saisissante, ne s’impose peut-être jamais à la pensée chrétienne avec une autorité aussi saisissante que dans la considération de l’histoire de la sainteté de Jeanne d’Arc. Nul parallélisme mystique, nulle représentation mystique, d’un saint en un saint, d’un saint en Jésus, n’est peut-être poussée, dans toute l’histoire de la communion mystique, à un degré aussi saisissant que la représentation, dans le détail même, de Jeanne d’Arc en Jésus. Il faut tenir notamment que les Mystères de M. Péguy ne garderaient point leur propre couronnement si cette représentation mystique cessait un seul instant d’être la grande régulation interne de son œuvre.
§ 137. — Redescendons à M. Laudet. Ce que M. Laudet ne veut pas voir, ce qu’il ne veut pas considérer, c’est que l’on fait quelquefois du public avec du privé, des hommes publics avec des hommes privés, et réciproquement. Les événements publics sont gros, sont nourris d’événements privés, et retentissent indéfiniment en événements privés. Les hommes publics sont gros, sont nourris d’hommes privés, et retentissent indéfiniment pour ainsi dire en hommes privés. Et réciproquement tous ces témoins qui vinrent, qui furent appelés de Domremy à Paris ou à Rouen au Procès de Réhabilitation ou à Reims, qu’étaient-ils que des petites gens, des pauvres, des gens privés, non publics, qu’une sorte de grande vocation brusque, une vocation d’ensemble, entraînait tout à coup à faire, à constituer la plus grande action publique, la plus grande opération, la plus grande œuvre publique. Une telle, femme Un tel ; une telle, femme un tel, y a-t-il rien de plus saisissant, et vraiment de plus angoissant, que ce défilé de petites gens, que ce chapelet de pauvres et d’ignorants, — (mais ils savent la plus grande science, car ils ont été témoins du plus grand fait), — qui au Procès de Réhabilitation viennent innocemment apporter leur pierre au plus grand monument public, au plus grand monument de l’histoire. Pour moi je ne sais rien de si poignant au monde que les pauvres témoignages, ou plutôt que les témoignages pauvres de ces femmes qui se suivent comme à la procession, une telle, femme une telle, née une telle, de la paroisse de Domremy, les femmes de son âge, si elle avait vécu, qui l’avaient connue petite fille, qui avaient joué avec elle, qui l’avaient vu partir et qui viennent témoigner, apporter ici des histoires non pas seulement au tribunal de l’histoire et du public, mais au tribunal du mystique, à un tribunal d’Église, au tribunal même de Dieu, sous la foi d’un serment sacré, aussi innocemment, aussi obscurément, aussi ignoramment comme elles témoigneraient sur le pas de leur porte, comme elles raconteraient des histoires au vieux curé du village.
§ 138. — Qui ne voit que c’est cela précisément, — et cela seul, — qui nous donne toute sécurité. Nous avons tellement confiance dans les hommes d’État, dans les hommes publics que nous ne nous sentons pas assurés qu’une histoire est grande, ni surtout qu’elle est authentique, je dis une histoire publique, une histoire d’État, aussi longtemps que nous la voyons fondée sur leurs (seuls) témoignages, et elle-même composée, fondée d’eux ; au moins d’eux seuls. Nous ne nous sentons rassurés au contraire nous ne voulons qu’une grande histoire ait de la grandeur, et même qu’elle soit authentique, une histoire de mémoire, une histoire publique, une histoire d’État, une histoire d’histoire, que si nous sentons, que si nous savons qu’elle provient directement du peuple. Telle est la confiance que nous avons en eux et dans le public. Nous public, nous peuple, nous ne voulons que du peuple et du privé. Nous voulons qu’une grande histoire soit nourrie directement du peuple. Et une grande histoire profane et à plus forte raison une grande histoire sacrée. La confiance ne règne pas. La confiance aux publics, aux officiels, en définitive aux intellectuels. Nous voulons que toute grande histoire procède directement du peuple. Alors, à ce compte seulement nous sommes rassurés, nous la tenons pour bonne. Pour valable. Pour authentique. Non apprêtée, non feinte, non livresque. Non similaire, non imaginaire. Nous nous méfions toujours de ce qui est intellectuel et public, de ce qui vient d’intellectuel et de public, de ce qui est composé d’intellectuel et de public. Cela nous paraît toujours incurablement imaginaire, scolaire. Nous voulons toucher le fond, le rude ; le réel. Et nous avons l’impression de ne toucher le fond que quand nous touchons le peuple. Le reste est deuxième. Le peuple seul est premier. Nous ne voulons tenir l’épopée républicaine et impériale pour une épopée authentique que si nous avons les mémoires du capitaine, le témoignage du simple soldat. Ceci pour les héros. Et voici pour les saints. Alors seulement nous nous sentons rassurés. Alors seulement nous croyons que c’est du vrai, plus rigoureusement que c’est du réel. Alors seulement nous en voulons. Nous en voulons bien. Le peuple seul est la terre profonde. Le peuple seul témoigne. Pareillement pour les saints, parallèlement pour les saints nous ne nous sentons rassurés, nous n’en voulons bien, nous n’en voulons que quand ils sortent du peuple et nous sont apportés par le peuple, quand le peuple est là, quand le peuple témoigne, quand le peuple en répond, quand cette vieille femme, qui est mariée, qui a quatre enfants, vient à la barre et dit : Je l’ai bien connue quand elle était petite, avant qu’elle aye quitté le pays. Elle était comme ci, comme ça. Tous les dimanches matins elle allait à la messe. Alors nous la prenons. Alors nous disons : Ça y est. Nous l’avons. Nous y sommes. Nous rions d’avoir enfin un texte. Nous rions de sécurité. Nous voulons que le peuple soit dans le tissu même, dans la texture. Les docteurs n’ont pas seulement la mémoire longue, les docteurs nous inspirent une confiance si modérée qu’aussi longtemps que nous voyageons en leur seule compagnie nous avons cette impression, à laquelle nous avons beau faire, que nous faisons un voyage imaginaire, cette impression de fouler un sol imaginaire. Le peuple seul nous rend la terre. La Sorbonne scholastique à cet égard vaut la Sorbonne sociologique. La Sorbonne du quatorzième siècle est aussi incapable de nous garantir un saint que la Sorbonne du vingtième siècle est incapable de nous garantir un héros. Le peuple seul garantit le héros. Le peuple seul garantit le saint. Le peuple seul est assez ferme. Le peuple seul assez profond. Le peuple seul est assez terre.
§ 139. — Il faut donc avoir le plus grand soin de noter selon qu’on prend le peuple en extension ou selon qu’on le prend en profondeur. Le peuple en extension fait naturellement le public. C’est même le même mot. Populus, publicus. L’un est le direct adjectif de l’autre. Mais en profondeur au contraire l’adjectif peuple montre bien que toute la force du peuple est dans son privé.
§ 140. — Le peuple chrétien, d’ensemble et considéré comme un public, c’est-à-dire le peuple chrétien en extension ne reçoit comme saints (et comme héros) par un secret instinct que ceux qui lui sont garantis, qui lui sont donnés tels par le peuple en profondeur, par des témoins peuples, et non pas, nullement ceux qui lui sont donnés tels par les savants.
§ 141. — Nous peuple nous ne commençons de le croire, que celui-ci est un héros, que celui-ci est un saint, que quand ça nous est dit par du peuple, par des témoignages peuples fût-ce à travers des siècles temporels. Tout ce que les docteurs nous racontent est pour nous moins que rien.
§ 142. — Ce qui revient à dire que du public composé de public, constitué de public, appuyé, garanti de public ne nous dit rien qui vaille et nous restera toujours suspect et imaginaire et que le seul public que nous voulons est un public fraîchement, récemment, de novo, premièrement composé, constitué, appuyé, garanti de privé. Ce n’est que diamétralement le contraire de ce que croit M. Laudet. Nous voulons que le héros sorte du peuple, soit du peuple. Nous voulons que le saint sorte du peuple, soit du peuple. Nous voulons que le public sorte directement et immédiatement du privé, soit directement et immédiatement du privé. Soit directement et immédiatement nourri du privé. Que le contact surtout n’ait point été rompu. Nous voulons que le saint sorte et soit de la paroisse. Et nous voulons que ce soit cette vieille paroissienne qui vienne nous l’attester.
§ 143. — M. Laudet croit que l’on ne fait du public qu’avec du public. Que le public est pour ainsi dire d’avance du public. Nous voyons au contraire que le public ne prend sa force que du privé, ne vient, ne tient, ne naît, ne croît que du privé. Ne tire sa nourriture que du privé. On ne fait du public qu’avec du privé. Ce public, qui nous appartient, ne se fait qu’avec ce privé, qui ne nous appartient pas. M. Laudet en est choqué. M. Laudet n’en avait pas vu si long. Mais M. Laudet n’a-t-il point entendu dire, (à la Revue hebdomadaire, ce centre de nos informations), que quelquefois on faisait des militaires avec des civils. Il faut dire à la décharge de M. Laudet que depuis quelque temps en effet on fait surtout des civils avec des militaires.
§ 144. — M. Laudet ne nous permet pas de considérer l’enfance de Jeanne d’Arc ; il prétend que l’enfance de Jeanne d’Arc ne nous appartient pas. Mais lui qui a la superstition de l’histoire sait-il seulement que ces véritables historiens, Quicherat, Siméon Luce, ont en historiens étudié l’histoire de l’enfance exactement comme l’histoire de la mission et du martyre.
§ 145. — Que le public ne puisse être, arriver que par du privé, par le privé, qu’il ne puisse incessamment se faire, se refaire, se renouveler que par du privé, qu’il soit pour ainsi dire et même littéralement en lui-même infécond, qu’il ne puisse pas ressortir de lui-même, se rafraîchir, se faire, se refaire, se renouveler de lui-même, sortir de soi, naître de soi, qu’il ne puisse pas être de soi, venir de soi et pour ainsi dire de son dedans, c’est ce qui apparaît par toute l’histoire. Par et dans toute l’histoire temporelle et peut-être par et dans toute l’histoire spirituelle. Par l’histoire des individus, des familles, des races, des promotions, des peuples, des fondateurs, des générations, par l’histoire des destinations, des vocations des hommes et des peuples, par toute l’histoire de toutes les grandes personnes. Que le public ne puisse se recommencer, se nourrir de soi, qu’il soit frappé à cet égard d’une sorte de stérilité incessante et comme réfléchie, incessamment réfléchie, — (j’entends ce mot de réfléchie en son sens physique comme d’une réflexion organique comparable à la réflexion optique), — que le public ne puisse incessamment (se) recommencer, se nourrir que du privé, qu’il faille toujours reprendre du pied, repartir du pied, non seulement c’est ce qui apparaît par l’événement même, par toute l’histoire des producteurs, des grandes familles et des grandes promotions, des grands peuples et des grands hommes, mais c’est un phénomène qui se présente avec une telle constance, c’est un phénomène ensemble si apparent pour ainsi dire et si profond que l’on peut dire non seulement que c’est une loi historique, — (on demande des lois scientifiques, en voilà une), — et non seulement une loi scientifique, et non seulement littéralement une loi expérimentale, une loi d’expérience, et de la totale expérience même, d’une expérience et de l’expérience universelle, mais que cette sorte de loi si évidente est, fait une des grandes lois de la régulation interne de l’événement même.
§ 146. — Ce qui revient à dire que ce que nous retrouvons ici, c’est cette loi même de l’inscription historique si frappante, si saisissante pour tout regard désintéressé, pour tout regard qui veut voir. Loi singulière de l’inscription (historique) temporelle. Mais ce qu’il y a de plus singulier, c’est que par une sorte, par on ne sait quelle contamination du temporel, venue du temporel, cette loi reçoit on ne sait quel agrandissement, a obtenu on ne sait quelle survaleur, quel accroissement de portée, quel prolongement d’on ne sait quelle inquiétante, quelle mystérieuse domination jusque dans l’inscription spirituelle. L’histoire n’a aucune considération du public. Ou plutôt elle a considération du public pour éviter constamment d’y renouveler sa source. Elle fait du public. Mais elle ne veut le faire qu’avec du privé. Non pas accidentellement ; mais constamment, essentiellement, légalement. Par son procédé même, par sa méthode la plus profonde. Il faudrait presque dire par un processus, tellement cette fois-ci cette méthode présente d’automatisme et presque de mécanisme scientifique. L’histoire ne passe pas où l’on veut. L’histoire passe où elle veut. Des hommes, des peuples, des promotions, des races sans nombre auraient fait des sacrifices inouïs pour être inscrits au livre temporellement éternel. L’histoire passe toujours ailleurs. Et à ceux qui ne voulaient rien elle donne tout. Ce sont toujours ceux qui ne s’y attendent pas, qui n’y pensent pas, qui ne savent pas ce que c’est qui sont frôlés, qui sont touchés, qui sont fauchés de la grande aile. Ce sont ces petites filles de paroisse, ces petites paysannes qui furent les sœurs de Jeanne d’Arc et qui femmes vinrent déposer au plus grand procès du monde après le procès de Jésus. Et ce furent ces bateliers, ces pêcheurs, ces péagers qui furent comme arrachés au passage, comme entraînés, enlevés d’un coup d’épaule, comme râflés par le Fils de Dieu.
§ 147. — De quoi vous plaignez-vous ? dit M. Laudet. Je ne vous supprime que le cantique de Siméon, et le cantique de Zacharie, et le cantique de la Vierge, qui est devenu votre Magnificat, et quelques autres, qui ne vous appartiennent pas davantage. Ah j’oubliais. Je vous supprime aussi la moitié de la Salutation angélique, la première moitié, la salutation angélique propre, elle-même, ave Maria, gratia plena, la source et le jaillissement de grâce de votre salutation.
§ 148. — Après cela, dit M. Laudet, et cela étant, et je étant cela il ne me restait évidemment plus qu’à inculper M. Péguy de modernisme. Je n’y ai pas manqué. « Du mauvais modernisme. » Je savais que cette inculpation, ou que cette allégation, ou que cette injure de modernisme était devenue dans un certain monde une inculpation, une allégation, une injure omnibus, une sorte de passe-partout de la délation. Il ne me restait donc plus qu’à me faire un peu délateur. D’une certaine délation. Je n’y ai point manqué. Je l’ai fait sournoisement toutefois. J’ai bien marqué que je n’inculpais M. Péguy que de mauvais modernisme. Ah si c’était du bon, n’est-ce pas, je ne dirais pas. Oui, on pourrait voir. On pourrait causer. Nous sommes bons. Nous ne demandons qu’à causer. Mais voilà, ce malheureux Péguy n’a pas de chance. Il tombe dans un modernisme, et justement c’est dans le mauvais. Comme ça se trouve. Il y a des êtres qui sont bien malheureux. Il est bien malheureux. Enfin nous l’aimons bien.
§ 149. — Monsieur Laudet, monsieur Laudet ne vous frappez pas. Qu’est-ce que c’est que du mauvais modernisme, monsieur Laudet. Il n’y en a point de bon. Et le vôtre, qui est du modernisme tout court, monsieur Laudet, est forcément et en cela même du mauvais modernisme et du modernisme mauvais. Écrire ce que vous écrivez, nier, retrancher les principes essentiels de la foi, rompre, retrancher l’ossature même et dedans crier au (mauvais) modernisme, c’est renouveler le coup classique du larron qui crie au voleur. Vous avez raison d’ailleurs. C’est un coup qui réussit toujours.
§ 150. — Vous avez tort, monsieur, je vous assure, dit M. Laudet, vous avez tort de vous fâcher. J’ai bien crié au mauvais modernisme. Je me suis bien fait le délateur de ce mauvais modernisme. Mais je l’ai fait avec tant de réticence ; avec tant de sournoiserie ; retirant d’une main ce que j’avançais de l’autre. En vérité j’y fus contraint. Plaignez-moi plutôt. C’était bien pour le bien de ce Péguy. J’ai tant de dévouement. J’en étais tout chagrin. Je l’ai dit, et l’on peut m’en croire, sur un ton de dignité offensée qui n’a trompé personne, sur ce ton de commisération prude qui donne un avis au pécheur, sur ce ton de hauteur importante, de détachement, d’éloignement, de ne pas y mettre les doigts, sur ce ton de sévérité qui se plaint elle-même d’être si forcée d’être sévère : … « enfin, d’un mot qu’il ne me plaît guère d’employer, du mauvais modernisme. » Ce pauvre enfant, qui ne savait pas, qui n’avait pas l’habitude d’employer ce mot, voilà qu’on l’a forcé à l’employer. C’est encore ce Péguy qui l’a forcé.
§ 151. — Il souffre. Continuons l’inventaire de ce souffrant. Dans une note M. Laudet veut qu’il doive y avoir un Mystère de la foi. M. Laudet abuse. On ne lui demandait pas de la collaboration. Qu’il laisse donc les mystères de M. Péguy s’organiser comme ils voudront. Si M. Laudet savait un peu lire, s’il avait su seulement un peu voir, s’il avait compris si peu que ce fût non pas seulement au mystère de la charité mais à ce dur et tendre quatorzième siècle, et quinzième, mais à cette dure et tendre chrétienté et à toute chrétienté il saurait qu’il n’y a qu’un mystère que nous sommes sûrs qu’il ne puisse pas y avoir, et que c’est, comme par hasard, un mystère de la foi. La question de la foi, de croire ou de ne pas croire, non seulement ne se posait évidemment pas pour une sainte comme Jeanne d’Arc, mais si M. Laudet avait quelque idée, quelque intelligence de ce que c’était que ce peuple de chrétienté, il saurait que cette question ne se posait ensemble pas plus pour tout le monde, pour toute cette chrétienté, il faudrait presque emprunter le langage des autres et dire : pour toute cette humanité. Elle n’était point faite comme ça. Elle n’était point d’une nature, elle n’était point faite de manière à douter de croire, à hésiter de croire. Littéralement les pécheurs n’en étaient pas plus tentés que les saints. Ce n’était pas leur genre. La tentation de ne pas croire ne devait venir qu’à de tout autres mondes, à de tout nouveaux mondes, qui sont précisément les mondes modernes.
§ 152. — Nous arrivons ici au faîte, à ce faîte de bassesse, nous atteignons à cette proposition dès longtemps annoncée, qui venait, qui venait, si scandaleusement extraordinaire que tout cœur chrétien en sera révolté dans ses sources les plus profondes. À vrai dire nous n’y parvenons pas encore d’une seule traite. Ce serait trop de courage. Nous n’y parvenons d’abord que par l’étape d’une inquiétude. « … qui n’est peut-être pas plus voisine du vrai, nous dit M. Laudet dans son français si incurablement incertain, que l’inexplicable prédestinée qu’on nous enseignait jadis. » Ou cette inquiétante, ou cette insidieuse phrase ne veut rien dire, ce qui me paraît tout de même un peu difficile, ou qu’est-ce que c’est que cette inexplicable prédestinée qu’on nous enseignait jadis et qui n’était pas voisine du vrai.
§ 153. — N’en doutons point. Cette inexplicable prédestinée qu’on enseignait jadis à M. Laudet et que M. Laudet aujourd’hui trouve si peu voisine du vrai, c’est tout tranquillement la Jeanne d’Arc du catéchisme ; c’est encore ici le catéchisme qui revient ; je veux dire c’est la Jeanne d’Arc comme elle ressort de tout l’enseignement du catéchisme sur les saints. En un mot c’est la légende qui revient sous cette nouvelle forme. C’est encore la Jeanne d’Arc de « quand nous étions petits ». Dans l’ « inexplicable » français de M. Laudet, voisine veut dire à peu près voisine ; vrai veut dire réel ; inexplicable veut dire mystique ; prédestinée veut dire appelée, élue ; commandée, vouée ; vocata ; on veut dire « les curés », notamment le malheureux curé qui eut M. Laudet dans son catéchisme ; nous veut dire nous autres modernes qui heureusement ne sommes plus si bêtes ; nous autres modernes qui enfin ; nous autres qui sommes libérés ; enseignait veut dire enseignait ; jadis veut dire dans le temps, enfin, vous comprenez, dans les temps d’ignorance.
§ 154. — … « qui n’est peut-être pas plus voisine du vrai que l’inexplicable prédestinée qu’on nous enseignait jadis. » … L’inexplicable prédestinée qu’on nous enseignait jadis, je ne sais pas si on saisit bien, dans cette formule où il n’y a pas un mot juste, pas un mot propre, je ne sais pas si l’on entend dans cette formule tout le mépris que l’auteur y a mis pour nous autres imbéciles qui croyons encore au catéchisme et à l’histoire sainte. Jadis surtout est un chef-d’œuvre, dans son genre ; et même dans tous les genres. L’inexplicable prédestinée qu’on nous enseignait jadis. Jadis, vous comprenez, c’est dans le temps ; dans le temps qu’on était bête ; dans la nuit obscure du moyen-âge ; dans le temps qu’on allait au catéchisme ; qu’on nous enseignait jadis ; qui sait, du temps que M. Laudet lui-même allait au catéchisme (tout le monde a eu ses faiblesses), et croyait peut-être lui-même aux enseignements de son curé. L’inexplicable prédestinée qu’on nous enseignait jadis. — Jadis, mes enfants, c’étaient ces temps ténébreux où des peuples entiers, où des peuples d’imbéciles recevaient dans les dernières des paroisses, dans les plus misérables catéchismes, par le ministère des plus pauvres curés, les enseignements de l’Église. — Jadis, mes amis, c’étaient les temps reculés où le haut esprit de M. Laudet ne s’était point encore ouvert aux lucidités, aux intelligences, aux explications du monde moderne.
§ 155. — Ce qui n’est pas plus voisin du vrai, pour M. Laudet, ou plutôt celle qui n’est pas plus voisine du vrai, — (et encore il y a un peut-être qui donne à entendre que celle qui vient est tout ce qu’il y a de moins voisin du vrai), — c’est tout ce qu’il y a de plus réel pour nous, c’est peut-être ce qui seul est réel pour nous, ce qui au moins pour nous est la source de tout réel, c’est la surnaturelle Jeanne d’Arc, enfin sainte Jeanne d’Arc.
§ 156. — Quand nous disons la Jeanne d’Arc du catéchisme et de l’histoire sainte nous voulons dire de cette sorte de petite histoire sainte de la chrétienté qui accompagnait au catéchisme et suivait l’histoire sainte du peuple d’Israël.
§ 157. — Déjà dans une phrase extrêmement douteuse, de forme et de pensée, (ce qui va souvent ensemble), fort mal écrite, ou plutôt pas écrite du tout, où M. Laudet représentait que M. Péguy « tentait d’enchaîner la chimère… » il semblait bien, sous l’incertitude hasardeuse et sous le goût douteux ou plutôt non douteux des expressions, que la chimère à enchaîner était la sainteté même.
§ 158. — Par ces chemins d’incertitude, par ces étapes d’inquiétude et par ces relais douteux nous sommes arrivés enfin ; enfin nous gravissons ; enfin nous parvenons à ce faîte de bassesse, à cette proposition si scandaleusement extraordinaire que l’on se demande comment cet homme a pu l’écrire. « — Je l’imaginais, dit-il de Jeanne d’Arc enfant, je l’imaginais plus naïve. Comment, sans cela, en eût-elle cru ses voix ?
§ 159. — Si on ne voyait pas, si on ne trouvait pas cette proposition imprimée tout de son long dans la Revue hebdomadaire, on n’y croirait pas, on se demande comment elle a pu passer par la tête de son auteur. Elle est si extraordinaire qu’elle en est toute saisissante, proprement toute suffocante, et que tout de suite on voit bien qu’on n’a rien à y dire. Et qu’on n’aura jamais rien à y dire. Quand Jeanne d’Arc entend et voit ses voix, quand une sainte reçoit sa vocation par le ministère d’autres saintes, M. Laudet en conclut qu’elle était naïve. — Je l’imaginais plus naïve. Comment, sans cela, en eût-elle cru ses voix ?
§ 160. — Cette proposition est si effarante qu’elle porte avec soi son propre commentaire. On est tout bête. On n’a rien à dire. On regarde la phrase comme un idiot. — Je l’imaginais plus naïve. Comment, sans cela, en eût-elle cru ses voix ?
§ 161. — Dans cette extraordinaire proposition, digne couronnement de tant d’hérésies, apparaît enfin la véritable pensée de M. Laudet, ou plutôt le fond de la pensée de M. Laudet. Le fond de la pensée de M. Laudet, disons-le sans fard, c’est que ceux qui croient sont des imbéciles. C’est que de croire c’est bon pour des gens comme nous autres. Mais un grand seigneur, mais un grand, mais un haut esprit comme lui. Pensez donc ; le directeur de la Revue hebdomadaire. M. Laudet lui-même. Le fond de la pensée, (s’il est permis de parler ainsi), de M. Laudet lui-même, c’est que de croire c’est bon pour nous autres imbéciles. Que celui qui croit, n’est-ce pas, est toujours un peu sot, entre nous, un peu niais, un peu naïf. Que c’est un bon type. Qu’il faut encourager cela (ou ça), naturellement, pour le monde, oui, pour les femmes, pour les enfants, pour les curés de campagne, pour les petites gens, pour les pauvres, pour les misérables, mais que nous autres, n’est-ce pas, entre hommes, au fumoir… — Eh bien oui, on sait à quoi s’en tenir. On sait faire la part de ce qui est raisonnable.
§ 162. — Tout dans les allégations précédentes nous acheminait à ce fond de la pensée de M. Laudet. C’est là qu’allaient, c’est là qu’aboutissaient ces tentatives, ces échelonnements, ces éclaireurs, ce « rationalisme blasphématoire de Thalamas », (comme si le rationalisme de M. Laudet n’était pas infiniment plus blasphématoire), (dans sa froideur polie et distinguément méprisante), ces « pieuses et laïques exégèses », et « notre populaire histoire de France », et « quand nous étions petits », et « surnaturelle » et « sainte », (« enfin sainte Jeanne d’Arc », sainte placée ici ainsi comme une sorte de citation, en style indirect, et sur un infléchissement ayant, recevant on ne sait quel singulier ton d’un mépris). (Et enfin placé aussi curieusement, aussi malheureusement). Enfin on n’en sortirait pas, de nuancer le ton du mépris intellectuel de M. Laudet pour les plus profondes réalités de notre foi.
§ 163. — Là se rendaient, c’est là qu’allaient, c’est là qu’aboutissaient ces alignements d’éclaireurs, tant de paroles douteuses, ou malheureusement non douteuses, tant de pensées plus douteuses encore. Tant de paroles véreuses, tant de pensées plus véreuses encore. « Qu’on entende surtout bien, — ( oui on entend, monsieur Laudet), — qu’on entende surtout bien que ce n’est pas ici une entreprise historique. Péguy ne raconte pas Jeanne d’Arc. Il ne s’est pas entouré de documents. A-t-il lu seulement les histoires, les pièces du procès ? Je n’en sais rien. Il la représente ; il la ranime, présente au milieu de nous une seconde fois. La légende lui suffit ; il ne la critique pas ; il la regarde avec des yeux clairs de Français, et aussi cette vivante empreinte, ce sillon lumineux que Jeanne d’Arc a tracé et qui se lit encore sur tout le pays de France. »
§ 164. — Tant de paroles douteuses, tant de paroles véreuses, tant de paroles creuses, tant de cogitations intellectuelles et vaines, cogitationes inanes, tant de tristes annonciateurs. « Négliger l’histoire et lui préférer la légende, pour nous restituer plus sûrement la vraie Jeanne d’Arc !… » — … « d’inquiétude, parce qu’un poète était devant moi qui tentait d’enchaîner la chimère… »
§ 165. — Triste cortège, tristes appariteurs. — « L’accusée, la controversée, la discutée, c’est précisément toute Jeanne d’Arc, au moins toute celle qu’il nous est permis de connaître, parce que c’est toute la missionnaire et toute la martyre ; et Jeanne ne nous appartient que missionnaire et martyre, de même que le Christ ne nous appartient qu’après le jour où il lui plut, — (où il lui plut, quelle dévotion, monsieur l’intellectuel, quelle soumission aux volontés du Christ), — où il lui plut de sortir de ses longues années d’ombre épaisse. — (ceci c’est bien encore une délicatesse d’intellectuel, de ne pas saisir la vie privée. Monsieur l’intellectuel est trop discret, que de saisir une vie privée). — Le reste, — (peste, monsieur l’intellectuel, quelle galanterie dans l’expression ; alors tout ce que nous avons dit, tout ce que nous avons vainement essayé de nombrer, c’est le reste ; voyons ce qu’il advient de ce reste.) — Le reste, surtout quand ce reste consiste — (nous savons à présent, au moins en partie, monsieur Laudet, un peu en quoi ce reste consiste) — surtout quand ce reste consiste à vouloir expliquer la sainteté, — (monsieur Laudet tantôt vous nous arguez d’expliquer, et tantôt vous nous arguez d’« inexplicable prédestinée »), — à vouloir expliquer la sainteté, la représenter, à démêler le sublime amalgame — (démêler le sublime amalgame, quel français, monsieur Laudet ; démêler ; sublime ; amalgame ; peut-on mettre plus de grossièretés en trois mots, plus de lourdeur pataude et d’inconvenances ; et d’inconventions) — à démêler le sublime amalgame qui, dans une âme, mêle aux ferments humains — (oui, oui, mais n’interrompons plus, il faut en finir) — mêle aux ferments humains l’inconnaissable vertu divine, à prétendre discerner la mesure de conscience qu’une âme sainte a de sa sainteté, je sens obscurément — (oh voui, monsieur Laudet, vous sentez obscurément ; mais aussi vous pensez et vous écrivez clairement) — … que c’est… enfin, d’un mot qu’il ne me plaît guère d’employer, du mauvais modernisme. »
§ 166. — Triste cortège ; tristes annonciateurs ; nous y arrivons. — … « qui n’est peut-être pas plus voisine du vrai que l’inexplicable prédestinée qu’on nous enseignait jadis. » — Nous atteignons. — « — Je l’imaginais plus naïve, Comment, sans cela, en eût-elle cru ses voix ? » — Nous en trouverons d’autres, des postcouronnements.
§ 167. — Il faut se garder ici de parler de catholicisme mondain et de croire que nous querellons au catholicisme mondain. Ceci est infiniment plus grave. Quelles que soient les faiblesses du catholicisme mondain, il est un catholicisme tout de même. Il est un mauvais catholicisme, mais enfin il est un catholicisme. Le catholicisme de M. Laudet n’est pas un catholicisme du tout. Il n’est même pas un christianisme du tout.
§ 168. — Je ne dis point que M. Laudet n’ait point très proprement le vice de mondanité. Mais il fait de ce vice, pour ainsi dire, un usage infiniment plus grave que le catholicisme mondain. Le catholicisme mondain est un mauvais catholicisme. C’est un très mauvais christianisme. Si en dépression pourtant que soient ses faiblesses, ce ne sont jamais que des faiblesses de dépression et d’affaiblissement. Ce ne sont point, si je puis dire, des faiblesses d’injonction, de commandement. Quelque légitime répulsion, quelque pitié qu’inspire le catholicisme mondain, au moins il a conscience, il a connaissance de sa faiblesse et ne veut point la faire prendre pour de la force. Il ne présente point sa faiblesse comme une force, pour une force. Il ne se vante pas. Il n’est pas fier de sa faiblesse. Il avoue son affaiblissement pour un affaiblissement. Il avoue sa dépression pour une dépression. Il ne commet point cette double faute, premièrement d’en faire des propositions, et deuxièmement de vouloir imposer ces propositions ; premièrement d’en faire des propositions, et deuxièmement de ces propositions elles-mêmes de faire des commandements. Ainsi le catholicisme mondain peut être haïssable, il peut être méprisable, il peut être condamnable, il peut être misérable, c’est-à-dire il peut être pitoyable. Mais il n’est point hérétique, ni au premier ni au deuxième degré. Il ne se porte point candidat à l’hérésie. Il ne se meut que dans l’ordre du péché. Péché de bassesse, péché de faiblesse, qui sont péchés de paresse. Mais il ne se porte point jusque dans l’ordre de l’hérésie.
§ 169. ― Tout autre est l’attitude, doublement autre, et doublement pour ainsi dire infiniment plus grave est la situation de M. Fernand Laudet. Son vice de mondanité le porte pour ainsi dire doublement infiniment plus loin. Premièrement M. Laudet fait des propositions ; et deuxièmement il nous les enjoint. Premièrement, au premier degré M. Laudet propose ; deuxièmement, au deuxième degré M. Laudet impose. Premièrement, au premier degré M. Laudet fait des propositions. À quel point, jusqu’où hérétiques, nous l’avons peut-être assez vu. Deuxièmement, au deuxième degré M. Laudet fait des commandements. Sur quel ton, l’homme qui dit : Ceci vous appartient, ceci ne vous appartient pas, dans la vie de Jésus et des saints, — de quel ton nous l’avons peut-être assez vu. De ses propositions hérétiques M. Laudet fait des commandements hérétiques. Il est hérétique de proposition(s) et hérétique de commandement.
§ 170. — Il est tout injonction. Il est un des plus hauts spécimens de l’homme qui ne croit pas et qui prétend limiter la foi des autres. Il est l’homme qui dit, d’un air entendu : Mais oui, nous savons bien ce que c’est, nous savons bien ce qu’il en est. Il est pour une religion raisonnable. Il est l’homme qui dit : Il faut être raisonnable. Disons le mot : il est l’homme qui veut, il est l’homme qui dit : Il faut une religion pour le peuple.
§ 171. — Ce qui est bien, en un sens, l’injure la plus profonde que l’on ait jamais adressée à notre foi. Mais encore une fois il ne s’agit point de signaler cette vieille injure toutes les fois qu’elle se représente. Il s’agit ici d’un homme, il s’agit ici d’une revue qui se donne comme « bien pensante », qui essaie de se faire une clientèle dans le monde catholique. Là est la tentative de détournement des consciences fidèles que nous ne cesserons point de dénoncer.
§ 172. — Rien n’est aussi dangereux pour notre foi que cet athéisme déguisé. Tout n’est point perdu, il s’en faut, avec un athéisme révolutionnaire. Des charités malentendues, des flambées de charité peuvent y brûler détournées, qui quelque jour seront reconduites. Mais il n’y a rien à faire avec un athéisme réactionnaire, avec un athéisme bourgeois. Il n’y a rien à attendre, il ne faut rien espérer d’un athéisme réactionnaire, d’un athéisme bourgeois. C’est un athéisme sans étincelle, qui ne s’allumera, qui ne flambera jamais. C’est un athéisme sans charité, et même sans imitation ni contrefaçon de charité. C’est donc un athéisme sans espérance. L’espérance ne peut jouer que dans un certain minimum de charité. L’espérance, la lueur d’espérance ne peut s’allumer que d’un certain feu. De l’athéisme réactionnaire, de l’athéisme bourgeois on ne peut rien attendre, que cendre et que poussière, parce que tout n’y est que mort et que cendre.
C’est un athéisme sans espoir.
§ 173. — Honte à celui qui a honte. Il ne faut pas seulement considérer, dans un athéisme, de combien la foi manque, mais d’où vient qu’elle manque. C’est-à-dire il ne faut pas considérer seulement, il ne faut pas compter seulement, il ne faut pas mesurer seulement en extension, en géographie quelle est la surface de la commune foi, de la commune créance qu’un cœur pour ainsi dire ne recouvre plus. Et de voir et de compter et de mesurer ce qu’il recouvre encore et par un calcul, par une règle des fractions de calculer la proportion, le rapport de l’une et de l’autre, de la surface fidèle et de la surface infidèle, à la commune surface totale. Il faut voir, surtout il faut voir, surtout il faut examiner en profondeur, en géologie, d’où vient le manque dans les surfaces manquantes. Il y a des manques très larges, qui ne sont point profonds. Il y a des manques très étroits, qui sont profonds infiniment. Il y a des manques qui épouvanteraient en surface, dont il ne faut que rire.
§ 174. — De toutes les causes de manque la plus injurieuse pour notre foi, une des plus fréquentes malheureusement dans le monde moderne, la plus pernicieuse sans aucun doute, la plus méprisable, la plus laide, la plus offensante pour notre foi, la plus honteuse aussi, la seule honteuse même peut-être est évidemment la honte. C’est malheureusement celle de M. Laudet. Honte au honteux. La honte implique une telle lâcheté qu’elle est sans ressource. Honte, malheur à celui qui a honte. La honte seule est honteuse. Nous n’avons que faire parmi nous de chrétiens honteux, au sens de ce mot, de cet adjectif, où l’on dit : un pauvre honteux.
§ 175. — On peut croire ou ne pas croire, ce sont deux situations différentes. Pour nous chrétiens l’une est la situation fidèle, l’autre est la situation infidèle. Pour nous les infidèles sont des hommes qui ne sont pas éclairés.
On peut croire plus ou moins en extension, en géographie. C’est-à-dire la créance particulière, individuelle peut recouvrir une partie plus ou moins grande de la commune surface totale. Ce sont des gradations et des variations sans nombre de situations partiellement fidèles, partiellement infidèles. Pour nous chrétiens les partiellement fidèles partiellement infidèles sont des hommes qui se sont que partiellement éclairés.
§ 176. — Mais que dire de l’homme, et n’encourra-t-il pas le commun mépris, le mépris des uns et des autres, des fidèles et des infidèles, que dire de l’homme qui veut tromper les uns et les autres, qui veut toucher aux deux guichets, qui veut jouer les deux jeux, tenir les deux termes ensemble du pari, émarger aux deux listes, figurer à la fois sur les listes temporelles et sur la liste éternelle, l’homme qui d’une main fait semblant de croire pour se faire une grosse carrière temporelle dans le monde bien pensant, tromper les catholiques, se faire une (grosse) clientèle catholique ; et de l’autre main. De l’autre main l’homme qui a honte, l’homme qui tremble de honte que quelquefois on ne croie qu’il croit.
§ 177. — Vae tepidis ; malheur aux tièdes. Honte au honteux. Malheur et honte à celui qui a honte. Il ne s’agit point tant ici encore de croire ou de ne pas croire. Et quelle est la surface de recouvrement et les manques de recouvrement de la créance. Il s’agit de savoir quelle est la source profonde de l’incréance, quelles sont les profondeurs de ces manques, d’où viennent, d’où remontent ces incrédulités. Or nulle source n’est aussi honteuse que la honte. Et la peur. Et de toutes les peurs la plus honteuse est certainement la peur du ridicule, d’être ridicule, de paraître ridicule, la peur de passer pour un imbécile. On peut croire ou ne pas croire (enfin nous nous entendons ici). Mais honte à celui qui renierait son Dieu pour ne point faire sourire les gens d’esprit. Honte à celui qui renierait sa foi pour ne pas donner dans le ridicule, pour ne point prêter à sourire, pour ne point passer pour un imbécile. Il s’agit ici de l’homme qui ne s’occupe pas de savoir s’il croit ou s’il ne croit pas. Il s’agit de l’homme qui n’a qu’un souci, qui n’a qu’une pensée : ne pas faire sourire M. Anatole France. Il s’agit de l’homme qui vendrait son Dieu pour ne pas être ridicule. Il s’agit de l’homme qui craint, de l’homme qui a peur, du malheureux qui tremble dans sa peau de la peur d’avoir peur, de la peur d’avoir l’air, de la peur d’avoir l’air d’être dupe (de ce qu’il dit), de la peur de faire sourire un des augures du Parti Intellectuel. Il s’agit de l’homme, du malheureux apeuré, qui regarde de tous les côtés, qui lance timoré des regards circonvoisins pour être bien sûr que quelqu’un de l’honorable assistance n’a point souri de lui, de sa foi, de son Dieu. C’est l’homme qui lance tout autour de lui des regards préventifs. Sur la société. Des regards de connivence. C’est l’homme qui tremble. C’est l’homme dont le regard demande pardon d’avance pour Dieu ; dans les salons.
§ 178. — Telle est malheureusement exactement la situation de M. Laudet, ou de M. le Grix, selon qu’il se nomme. Tout son article tremble, tout son article sue la peur de paraître croire aux yeux du Parti Intellectuel. — Voyons, vous m’entendez bien, je ne suis pas si bête que de croire tout, je ne suis pas si bête que de croire ça, tel est le leit-motiv honteux, le leit-motiv de couardise qui court sous tout cet article. Et surtout je ne suis pas si bête que de croire comme eux, que de croire comme tout le monde, que de croire comme le commun, comme les petites gens, que de croire comme les pauvres, comme les enfants, comme les peuples. Et vous m’entendez bien, comme le dit cette vieille chanson de soldats.
§ 179. — Bannir de chrétienté tout ce qui en est, tout ce qui en fait la source et la force. Il y a longtemps que nous n’avions pas assisté peut-être à une telle entreprise de démolition de la chrétienté du dedans, en son dedans. Retrancher, bannir de chrétienté l’enfance même, qui en est certainement la source la plus pure. Supprimer des sources de sainteté cette enfance qui en est certainement la source la plus pure. La source première. La plus antique, la plus aimée, la plus profonde source. Enfin M. Laudet n’a donc jamais entendu parler, même dans le monde, il n’a donc jamais entendu passer ces expressions, même en musique : la sainte enfance, l’enfance du Christ. M. Laudet n’a donc jamais vu passer dans les rues une bande de petites pensionnaires et on ne lui a jamais dit : C’est la Sainte-Enfance. Si M. Laudet supprime, si M. Laudet abroge de la sainteté l’enfance, qu’est-ce que M. Laudet fait des saints enfants, les plus purs, les plus tendres, les plus célestes, et sans parler ici des saints Innocents qu’est-ce que M. Laudet fait de cette glorieuse enfance de sainte Geneviève, qui demeurera dans les siècles la lumière de Paris, comme l’échec de Jeanne d’Arc en demeurera la grande ombre.
§ 180. — Je ne crois pas que l’on ait assisté depuis longtemps à une pareille tentative de désorganisation du christianisme. De la chrétienté même. Si vous retranchez du christianisme, monsieur Laudet, de la chrétienté, de la sainteté, de ce qui nous appartient, l’enfance du Christ, que faites-vous de ces innombrables œuvres dont nos cathédrales sont pleines. Que faites-vous de tant d’œuvres, non point œuvres d’art seulement, comme les voient nos modernes, mais œuvres d’une éternelle piété. Œuvres qui ne se détachent point du culte et de la prière et de l’adoration au point qu’elles sont comme, qu’elles sont littéralement une inscription charnelle, une inscription temporelle, une inscription lapidaire, pétrée, dans la pierre même, du culte et de la prière, la plus intérieure, et de l’adoration la plus intime. Le corps de l’adoration. Œuvres de pierre, inscriptions, incorporations ; œuvres dont il ne faut pas dire seulement qu’elles font corps avec le culte, qu’elles font corps avec la prière, qu’elles font corps avec l’adoration ; mais œuvres dont il faut dire qu’elles sont le corps même du culte, le corps même de la prière, le corps même de l’adoration. L’inscription dans la dure, dans la temporelle, dans l’extérieure pierre, de la vie intérieure la plus profonde et la plus tendre. Œuvres qui ne se séparent point non seulement du culte et de la prière et de l’adoration, mais œuvres dans l’église qui ne se séparent point de l’église, œuvres dans la cathédrale qui ne se séparent point de la cathédrale. Œuvres qui ne sont point seulement l’ornement et le couronnement, œuvres qui sont le tissu même de l’église et de la cathédrale, la texture, la pierre dans la pierre. Et les églises et les cathédrales ne sont pas seulement des maisons, générales, et ces œuvres ne sont pas des objets, particuliers, qui y sont placés. Logés dans ces maisons. Mais les unes et les autres, les cathédrales et les œuvres, ensemble, les unes dans les autres et les autres logeant les unes, ensemble sont le même tissu, la même pierre, le même monument temporel éternel, ensemble la même inscription éternelle, historique, temporelle, ensemble le même dur corps charnel de culte, de piété, le même dur corps creusé de prière et de vie intérieure et d’éloquente, de si éloquente adoration muette. Nouvel iconoclaste c’est pourtant ces œuvres, c’est ces vingt siècles d’inscription que M. Laudet entend nous nier. C’est ces vingt siècles de mémorialiste inscription que ce commandeur entend nous supprimer, nous retirer, nous abroger, nous retrancher ; nous interdire. Vous n’avez donc jamais vu, monsieur Laudet, dans une de nos églises ou de nos cathédrales, où ils sont à leur place, ou du moins dans une exposition ou dans un musée, où ils ne sont pas à leur place, tableau ou statue, toile ou bois ou pierre vous n’avez donc jamais vu l’enfant Jésus porté sur les bras de sa mère, et sainte Anne, et saint Jean-Baptiste, et le vieux Joachim, et saint Joseph. Et Zacharie et sainte Élisabeth. Ces deux ou trois ménages. Et dans un coin le donateur avec ses fils ; et dans l’autre coin la femme du donateur avec ses filles ; et dans le fond un beau village français.
§ 181. — Bannir de chrétienté la jeunesse, nous retrancher de notre christianisme l’enfance notre premier héritage, fleur de chrétienté, source de notre grâce. Retrancher, bannir de chrétienté la pauvreté, le travail, la famille, ces trois piliers de toute vie, quelle tentative de décomposition organique, de désorganisation, de démembrement. Alors M. Laudet n’a jamais entendu parler de la très sainte Pauvreté, et des Noces du Saint et de la Pauvreté.
§ 182. — Bannir de chrétienté, retrancher la maladie, cette fabrique portative de martyre, cette fabrique de martyre à domicile. Quand au contraire la maladie fait partie si intégrante du mécanisme de la sainteté que l’on ne sait pas si les saints malades ne sont pas les plus grands d’entre les saints. Quand la maladie fait une pièce si essentielle du mécanisme même, de l’articulation de la sainteté que l’on ne sait pas si un saint comme saint Louis est plus grand comme roi, comme croisé, ou comme malade. À tel point que Joinville, qui était peut-être un aussi grand docteur en chrétienté que M. Laudet, et un aussi grand clerc, voulait qu’on le mît au nombre des martyrs, et non pas seulement, comme on le fit, au nombre des confesseurs. Tant il est vrai que pour le peuple chrétien la grande peine fait un véritable martyre. I. 5. Et de ce me semble-il que on ne li fist mie assez, quand on ne le mist ou nombre des martirs, pour les grans peinnes que il souffri ou pelerinaige de la croiz, par l’espace de six anz que je fu en sa compaignie, et pour ce meismement que il ensui Nostre-Signour ou fait de la croiz. Car se Diex morut en la croiz, aussi fist-il ; car croisiez estoit-il quant il mourut à Thunes.
§ 183. — I. 2… La première partie si devise comment il se gouverna tout son tens selonc Dieu el selonc l’Église, et au profit de son regne. — Dans cette première partie combien de vie privée. Et même dans la deuxième : (et à l’aide de Dieu li livres est assouvis en dous parties). La seconde partie dou livre si parle de ses granz chevaleries et de ses granz faiz d’armes.
§ 184. — C’est défaire le christianisme que d’en retirer la misère, la pauvreté, la maladie. Réciproquement et ensemble c’est défaire la misère, la pauvreté, la maladie, que d’en retirer la chrétienté, intérieure, le christianisme. Le christianisme est le grand régulateur, interne, de la misère, de la pauvreté, de la maladie. La misère, la pauvreté, la maladie est certainement un ressort, un grand régulateur interne du christianisme.
§ 185. — Retranchant la vie privée M. Laudet décentre le christianisme. Toute chrétienté aboutit à ce couronnement de la croix. Mais toute chrétienté commence à ce rude berceau que fut une crèche.
§ 186. — Tout malade peut se faire une croix, s’élever au martyre, s’élever jusqu’à participer à la Passion. Faire de son lit un gril et un chevalet. C’est donc que cette distinction du public et du privé ne tient pas au regard de Dieu.
§ 187. — « Comment, sans cela, en eût-elle cru ses voix ?
« Sa première voix dans l’esprit de Péguy, dit M. Laudet, c’est manifestement Gervaise. » Monsieur Laudet, laissez donc M. Péguy tranquille. Les voix de Jeanne d’Arc, monsieur Laudet, sont saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite. I. 71. Interrogata an erat vox angeli quae loquebatur ei, vel an erat vox Sancti aut Sanctae, aut Dei sine medio : respondit quod illa vox erat sanctae Katharinae et sanctae Margaretae. Et figurae earum sunt coronatae pulchris coronis, multum opulenter et multum pretiose.
I. 72. Interrogata, quomodo scit quod sunt illae duae Sanctae ; an bene cognoscat unam ab altera : respondit quod bene scit quod sunt ipsae, et bene cognoscit unam ab altera.
I. 72. Interrogata, quomodo bene cognoscit unam [ab] altera : respondit quod cognoscit eas per salutationem quam ei faciunt. Dixit etiam quod bene sunt septem anni elapsi, quod ipsam acceperunt gubernandam. Dixit etiam quod illas Sanctas per hoc cognoscit quod se nominant ei.
I. 72. Item dixit quod habuerat confortationem a sancto Michaele.
I. 73 Interrogata quae praedictarum sibi apparentium venit primo ad ipsam : respondit quod sanctus Michael primo venit.
§ 188. — Vous ne paraissez pas vous douter un seul instant, monsieur Laudet, que quand on parle des voix de Jeanne d’Arc on parle très précisément ; on sait très bien ce que l’on veut dire ; on veut dire quelque chose de très précis. On veut dire saint Michel, sainte Catherine, et sainte Marguerite. Quand on parle des voix de Jeanne d’Arc on ne parle point vaguement, on ne veut point dire des extériôrisâtions de sensâtions, on ne parle point le langage de l’école, on fuit non seulement le langage mais la pensée de l’École, on est à cent lieues de la parole intérieure et de ce pauvre M. Egger. Il ne s’agit point d’objectivâtion et de projection au dehors et de tout le tremblement. Il ne s’agit point de sortir tous les appareils du laboratoire. On veut dire, il s’agit de saint Michel, de sainte Catherine, et de sainte Marguerite.
§ 189. — Il ne s’agit pas d’extériorisation de faits de conscience. Il y a des hommes, — et ils sont malheureusement devenus innombrables dans les temps modernes, — qui croient que les voix de Jeanne d’Arc étaient des hallucinations ; il faut dire le mot, ne reculons point devant le mot, et de même que nous avons employé le mot athée littéralement techniquement, sans une ombre d’injure, ainsi nous employons ici de notre côté le mot hallucination pour ainsi dire aussi sans une ombre d’injure pour nous. Des hommes qui sont malheureusement devenus innombrables dans le monde moderne croient que les voix de Jeanne d’Arc étaient des projections hors d’elle de ses propres mouvements du cœur, d’un courage, d’une race, d’une ardeur, d’une charité toute humaine. Ils croient qu’elle était une héroïne. Ils croient, malheureusement ils enseignent que les voix de Jeanne d’Arc étaient les extériorisations de ses états de conscience, les objectivations de ses faits de conscience ; un cœur ardent, brûlant de charité, qui pris dès la plus jeune enfance dans un système de théologie traduit, projette en ce système, encadre en ce cadre, projette en visions de cette théologie ses propres mouvements. À la limite une âme ardente qui projette en inspirations divines extérieures, venant du dehors, ses propres inspirations humaines intérieures, internes, venues du dedans. Disons donc le mot, sans offense pour personne, ce sont pour eux des hallucinations. Des hallucinations je le veux bien pour ainsi dire en tout bien tout honneur. Des hallucinations pour ainsi dire pour le bon motif. De hautes et de nobles et d’ardentes hallucinations. Si l’on veut encore des hallucinations uniques. Des hallucinations comme il n’en serait pas donné à beaucoup d’autres. Des hallucinations comme il n’en serait donné à nul autre. Des hallucinations rares, uniques. Des hallucinations héroïques. Des hallucinations qui feraient la preuve qu’une âme est une grande âme, une âme héroïque et humainement une âme sainte. Mais enfin des hallucinations. Dans ce système Jeanne d’Arc serait, est une hallucinée. Une hallucinée si je puis dire de (tout) premier ordre. La plus pure, la plus noble, la plus grande, la plus sainte, (humainement), des hallucinées. Une hallucinée si l’on veut encore infiniment héroïque, infiniment (humainement) sainte ; humainement divine, car ils ne reculent point toujours devant ce mot ; et plusieurs même l’affectent et l’affectionnent particulièrement ; sans que ce soit toujours par pose ni par un larcin ; qui serait alors, qui est quelquefois d’un goût douteux. Enfin une hallucinée infiniment supérieure, une âme hallucinée, une hallucinée d’infiniment plus de prix que tant d’âmes saines. — Une hallucinée enfin.
§ 190. — C’est-à-dire, ne fuyons pas les mots, une folle. Sans offenser personne et en tout bien tout honneur une folle. Une âme non saine, non en possession, en puissance, en jouissance de la commune, de la normale, de la régulière puissance et santé. Une folle extraordinaire, une folle héroïque, une folle humainement sainte, humainement divine, une folle sublime. Enfin une folle.
§ 191. — Généralement ces hommes ont un système, enseignent un système, — (et c’est entre tous un système et physique et métaphysique ; c’est-à-dire d’une part et physiologique et psychologique et sociologique, et d’autre part métaphysique), — (entre tous métaphysique), — un système où liés eux-mêmes, — (comme l’était M. Laudet), — liés en creux, entraînés par la réelle communion des saints, par la réelle liaison des saints ils croient, ils enseignent que généralement nos saints sont des fous, notamment des hallucinés, que nommément Jésus, le saint éminent, est éminemment un fou, notamment un halluciné.
§ 192. — Pour nous chrétiens ces hommes sont des hommes qui ne sont point éclairés et des hommes qui ne sont point assez profonds. Ils manquent de lumières que nous avons eu le bonheur de recevoir. Ils ne voient point ce que nous voyons, ce qui éclate à nos yeux. Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée. Ils sont abusés. Ils ne voient point dans les réalités spirituelles. Ils ne sont point profonds : ils ne pénètrent point, ils ne descendent point, ils n’affouillent point, ils n’approfondissent point dans les réalités spirituelles.
§ 193. — Mais enfin tant que ces hommes sont de bonne foi, — (et beaucoup d’entre eux sont de bonne foi), — non seulement nous ne devons pas et nous ne pouvons pas leur refuser notre estime, mais et encore plus, et surtout, et premièrement nous ne devons pas et nous ne pouvons pas songer à leur refuser tous les secours spirituels dont nous pouvons disposer.
§ 194. — Mais quelle est, or quelle est d’abord, quelle est la première, quelle est essentiellement cette bonne foi que nous sommes en droit, que nous avons le droit, et le devoir, de leur demander. Cette bonne foi consiste évidemment, cette bonne foi élémentaire, cette bonne foi pour ainsi dire grossière, la première et comme la plus grosse que nous devions, que nous puissions leur demander consiste évidemment à ne point vouloir entrer, je veux dire à ce qu’ils ne veuillent point entrer chez nous, pénétrer parmi nous sous de petits manteaux bleus. Cette toute simple probité élémentaire, cette bonne foi que nous leur demandons, que nous n’avons pas même à leur demander, qu’ils nous rendent naturellement, avant, que nous ayons à la leur demander, sans que nous ayons à la leur demander, c’est tout uniment de ne pas se dire catholiques et de ne pas vouloir se faire passer pour chrétiens.
§ 195. — Il faut rendre cette justice que c’est ce qu’ils font généralement et c’est pour cela que nous sommes relativement à l’aise avec eux. Ni M. Anatole France ne se dit catholique, ni M. Georges Dumas n’est un pilier de sacristie. Aussi on peut les voir, on peut causer. Ils ne cherchent à tromper personne.
§ 196. — Tout autre est malheureusement la situation de M. Laudet, à moins qu’il ne se nomme M. le Grix, et de la Revue hebdomadaire, et de M. le Grix, et de M. Laudet derrière M. le Grix. Littéralement il veut tromper tout le monde. C’est une mauvaise foi ambidextre. Il veut tromper également nos adversaires et nous. Il encourt un égal mépris de nos adversaires et de nous.
§ 197. — Telle est malheureusement exactement doublement la situation de M. Laudet envers nous ; parmi nous ; chez nous. Il n’entre chez nous que pour nous trahir. Il n’entre dans notre maison que pour nous vendre. Cet homme qui vend son Dieu (pour un sourire, je veux dire pour ne pas tomber sous le sourire d’un augure du Parti Intellectuel) (sèche luxure), cet homme qui vend son Dieu vend aussi la chrétienté. Il n’entre chez nous que pour nous vendre. Telle est malheureusement exactement je dis doublement la situation de M. Laudet parmi nous. Je dis doublement, car les vérités de la foi qu’il renonce, il les renonce parce qu’il en a honte. Et les vérités de la foi qu’il garde, il en a honte. Il a honte de les garder.
§ 198. — Les loups sont les loups et les brebis sont les brebis. Mais que dire non pas du mauvais berger. Que dire du faux berger, du voleur qui entre dans la bergerie déguisé en berger. Il viendra des voleurs. Que dire de l’homme qui n’entre parmi nous, de l’homme, de la revue qui veut se faire une grosse clientèle catholique et qui n’entre parmi nous que pour y introduire sournoisement, frauduleusement, sous le couvert, familièrement les thèses, les propositions athéistiques, matérialistes, les métaphysiques athéistiques, matérialistes.
§ 199. — Notre thèse, monsieur Laudet, notre position chrétienne, notre proposition est, la voix de notre raison est, (et non pas seulement le cri de notre cœur), que la sainteté est la santé même, j’entends très nommément notre sainteté, je veux dire la sainteté chrétienne, la sainteté de nos saints ; que nos saints ne sont pas des fous ; particulièrement qu’ils ne sont pas des hallucinés. Que nos saints sont sains. Sanctos esse sanos. Que cette sainteté est la santé même, qu’elle est la plus haute santé spirituelle, la plus ferme, la plus profonde. Enfin monsieur Laudet nous n’allons pas chercher nos saints à la Salpêtrière. Et ceux qui vont les y chercher n’ont que faire parmi nous.
§ 200. — M. le Grix, M. Laudet veut nous faire un christianisme honteux, une chrétienté honteuse, qui aurait honte de soi, honte de Dieu. Un christianisme, une chrétienté de deuxième zone. L’Église est une, monsieur Laudet, la communion est une en tous les sens, notamment en celui-ci qu’il n’y a qu’une Église d’une zone, qu’une chrétienté d’une zone ; de la première.
§ 201. — Que de vie privée dans toute Église, dans tout christianisme, dans toute chrétienté. Partout.
§ 202. — Nous n’allons point chercher nos saints à la Salpêtrière. Ni aucun. Ni éminemment Jésus.
§ 203. — Jésus nous appartient tout entier. Évidemment c’est extraordinaire, quand on y pense. Mais c’est le secret même, c’est le mystère de la Rédemption.
§ 204. — Jésus a revêtu les infirmités humaines, la faim, la soif, le sommeil ; cette infirmité résumée, le vieillissement. Il a revêtu aussi l’infirmité, la privauté.
§ 205. — Il nous supprime Noël, la moitié de l’année.
§ 206. — Cette naissance de l’année. De l’année d’un an et de l’an éternel.
§ 207. — Déblayons. « pour fournir à Jeanne des motifs d’exaltation, écrit M. Laudet, pour matérialiser les premières voix de sa conscience ». — C’est la même hérésie.
§ 208. — « l’accent moderne de ce Mystère », écrit M. Laudet. — C’est la même rétorsion de modernisme.
§ 209. — [Péguy], écrit M. Laudet, « s’est trompé (littéralement, « je crois qu’il s’est trompé) parce qu’il est, quoi qu’il fasse, un homme du vingtième siècle, un homme informé par le vingtième siècle, même s’il veut, de volonté et de passion, se refaire une âme du quinzième. » — Si M. Laudet écrivait français, informé voudrait dire ce qu’il veut dire, mis en une certaine forme. Dans le langage avachi qu’écrit M. Laudet informé veut dire qui a reçu des informations, c’est-à-dire, (au sens des journaux), des renseignements, des nouvelles.
Mettons en français cette phrase de M. Laudet. Elle veut dire. Que l’information, que le renseignement, que la nouvelle que reçoit un homme du vingtième siècle, un homme informé par le vingtième siècle, c’est de ne pas pouvoir se refaire ce que M. Laudet nomme une âme du quinzième, et qui est tout uniment une âme chrétienne.
§ 210. — Il ne s’agit pas de « se refaire », monsieur Laudet, « une âme du quinzième ». Il ne s’agit point ici de snobisme, et d’une archéologie et d’une antiquincaillerie d’âme. Il s’agit simplement, monsieur Laudet, d’avoir l’âme qu’on a, ou plutôt d’être l’âme que l’on est. La chrétienté est une dans le temps, monsieur Laudet, le chritianisme est un, l’Église est une, la communion est une. C’est pour cela que le chrétien n’a aucunement, n’a nullement besoin d’avoir recours à un archaïsme d’âme, et que rien ne serait aussi sot, aussi criminel, aussi dangereux qu’un tel archaïsme.
§ 211. — Il vient s’asseoir à notre table et il ne mange notre pain que pour livrer le Pain éternel.
§ 212. — Ce n’est point dans les cliniques, monsieur Laudet, ce n’est point à la Salpêtrière que nous allons chercher nos saints. Pour nous chrétiens la sainteté est toute santé. C’est le pécheur qui est malade.
§ 213. — Si M. Laudet avait quelque idée de ce que c’est que la communion, et l’Église, et le christianisme, et la chrétienté, il saurait précisément que la communion des saints est, en un de ses sens, précisément cette saisie directe que nous avons, nous chrétiens, non seulement des saints du quinzième siècle, mais ensemble des saints de tous les siècles, et autant que de tous autres des saints du premier siècle, et ensemble éminemment de Jésus, par la prière et par les sacrements, par la grâce, par les mérites de Jésus-Christ et des saints, cette saisie immédiate, instantanée, intemporelle, éternelle, sans avoir à nous faire aucune archéologie d’âme.
§ 214. — Il faut rendre cette justice à M. Laudet qu’il se continue ici. Il est constant avec lui-même et dans son hérésie. Il va compléter tout aussitôt sa pensée, « un Péguy ne peut retrouver, s’il prie, la charmante ou terrible candeur des âges de foi. »
§ 215. — Il ne fait aucun doute que la candeur des âges de foi rejoint la naïveté de Jeanne d’Arc qui croyait ses voix. Cette idée que celui qui croit est forcément un imbécile est une des rares idées de M. Laudet, (s’il est permis de parler ainsi), qui présente un peu de consistance. Charmante ou terrible candeur des âges de foi est là pour amadouer, pour tromper la clientèle catholique, mais c’est candeur qui porte (pour ainsi dire) la pensée. C’est candeur qui est le mot. Charmante ou terrible est là aussi pour la littérature, pour le bien faire, pour l’élégance attendue, pour le rond de jambe accoutumée. Mais faisons à M. Laudet plus d’honneur qu’il ne s’en fait lui-même. Qu’est-ce que c’est qu’un âge de foi.
§ 216. — Il faut s’entendre rigoureusement sur cette expression qu’on voit souvent sortir d’un peu partout. À parler rigoureusement, à parler proprement tous les âges sont des âges de foi. Tous les siècles temporels sont les siècles de Jésus. Cette distinction entre des siècles qui seraient de foi et des siècles qui ne seraient pas de foi est vaine, est creuse, tombe.
§ 217. — Il n’y a qu’une distinction qui vaille, il n’y a qu’une distinction qui compte, il n’y a qu’une distinction qui soit fondée, qui soit rigoureuse entre les siècles temporels, et ce n’est nullement la distinction, devenue courante pour ainsi dire dans le monde moderne, entre des siècles de foi et des siècles d’incrédulité, entre des âges de foi et des âges d’incrédulité. Il n’y a qu’une distinction qui soit, et c’est entre les siècles de l’ancienne loi, qui était la loi de justice, et les siècles de la nouvelle loi, qui est la loi d’amour.
§ 218. — Depuis Jésus, depuis l’avènement, depuis l’incarnation, depuis l’annonciation de Jésus nous sommes sous une seule et même loi, qui est la loi d’amour. Depuis Jésus, post Christum natum, tous les siècles temporels sont également situés sous le même niveau, tous les siècles temporels sont régulés sous la même commune régulation interne, qui est la régulation de la loi d’amour. En ce sens tous les siècles de chrétienté se valent, sont les mêmes, sont même le même. Depuis Jésus tous les siècles temporels sont les mêmes, sont le même, sont de la même nature infiniment profonde, de la même texture mystique, littéralement sont de la même éternité.
§ 219. — Voilà la seule distinction qui soit, voilà le seul classement qui importe. Quand ensuite on parle des âges de foi, il faut faire attention qu’on fait alors allusion, qu’on fait une référence à un fait historique général qu’il ne faut manier pour ainsi dire qu’avec la plus extrême circonspection.
§ 220. — La vertu de Foi, qui est la première des trois Théologales, se décompose immédiatement pour ainsi dire en deux grandes vertus, qui seraient la créance, ou foi propre, et la fidélité. Les manquements à la foi, à la créance, tombant plutôt dans l’ordre de l’hérésie, les manquements à la fidélité tombant plutôt dans l’ordre du péché. Les manquements à la foi, les incréances et les mécréances étant plutôt hérétiques, constituant plutôt des propositions d’hérésie, et les manquements, les infidélités ne constituant généralement pas des propositions formelles.
§ 221. — Si l’on veut bien ne pas perdre de vue cette distinction du deuxième degré et si l’on veut bien considérer en premier cette deuxième vertu de la fidélité, deuxième dans la grande Foi, et si l’on veut bien ne pas se mettre dans la fâcheuse disposition d’esprit de tant de mauvais chrétiens qui ne pensent qu’à condamner leurs frères, oubliant eux-mêmes qu’il a été dit : Ne jugez point ; si l’on veut bien ne pas se mettre dans cette fâcheuse attitude du cœur, non point seulement fâcheuse, mais criminelle, et surtout si profondément inchrétienne ; si on veut bien regarder d’un cœur simple ce qui se passe en nous et autour de nous on constatera que dans le monde moderne, ou plutôt dans le monde chrétien pendant qu’il traverse la période moderne, pendant qu’il baigne dans le monde moderne il y a (faut-il dire encore ; il faut dire déjà ; il faut dire toujours) un très grand nombre de fidélités.
§ 222. — Combattues plus que jamais, battues de tous les vents de nombreuses fidélités fleurissent.
§ 223. — Que sera-ce des créances ; et proprement des fois. Quand on parle des âges de foi si l’on veut dire que pendant des siècles, qui étaient des siècles de chrétienté, qui étaient des siècles de la loi d’amour, qui étaient des siècles du règne de la grâce, anni Domini, anni gratiae Domini, la foi, la créance était commune, était pour ainsi dire et littéralement publique, était dans le sang et dans les veines communes dans le peuple, allait de soi, était pour ainsi dire de droit commun, recevait non pas seulement un assentiment mais une célébration publique, solennelle, officielle, et qu’aujourd’hui il n’en est plus de même on a raison. On a historiquement raison. On ne fait que constater, qu’enregistrer un fait historique. Mais ici encore il ne faut l’enregistrer qu’avec la plus extrême attention, il ne faut le manier qu’avec la circonspection la plus extrême.
§ 224. — Il est d’abord permis de se demander si nos fidélités modernes, — privées, monsieur Laudet, — forcément devenues privées, je veux dire non publiques en ce sens qu’elles ne reçoivent généralement plus la célébration publique, la célébration du peuple et de l’État, non solennelles, non officielles, c’est une question de savoir si nos fidélités modernes, je veux dire nos fidélités chrétiennes baignant dans le monde moderne, assaillies, battues de tous les vents, battues de tant d’épreuves, et qui viennent de passer intactes par ces deux siècles d’épreuves intellectuelles, qui viennent de traverser indemnes, inentamées, inaltérées ces deux, ces trois siècles d’épreuves intellectualistes ; c’est une grande question que de savoir si nos fidélités, si nos créances modernes, c’est-à-dire chrétiennes baignant dans le monde moderne, traversant intactes le monde moderne, l’âge moderne, les siècles modernes, les deux et les plusieurs siècles intellectualistes n’en reçoivent pas une singulière beauté, une beauté non encore obtenue, et une singulière grandeur aux yeux de Dieu. C’est une question éternelle que de savoir si nos saintetés modernes, c’est-à-dire nos saintetés chrétiennes plongeant dans le monde moderne, dans cette vastatio, dans cet abîme d’incrédulité, d’incréance, d’infidélité du monde moderne, isolées comme des phares qu’assaillerait en vain une mer depuis bientôt trois siècles démontée ne sont pas les plus agréables aux yeux de Dieu. Nolite judicare, nous ne le jugerons point, et ce n’est pas nous, on l’oublie trop souvent, qui sommes chargés de faire le jugement. Mais sans aller jusqu’aux saints, jusqu’à nos saints modernes, chronologiquement modernes, nous pécheurs nous devons éviter de tomber dans l’orgueil. Ce n’est peut-être pas un orgueil que de voir. Ce n’est peut-être pas de l’orgueil. Que de constater autour de nous. Qu’assaillis de toutes parts, éprouvés de toutes parts, nullement ébranlés nos constances modernes, nos fidélités modernes, nos créances modernes, chronologiquement modernes, isolées dans ce monde moderne, battues dans tout un monde, inlassablement assaillies, infatigablement battues, inépuisablement battues des flots et des tempêtes, toujours debout, seules dans tout un monde, debout dans toute une mer inépuisablement démontée, seules dans toute une mer, intactes, entières, jamais, nullement ébranlées, jamais, nullement ébréchées, jamais, nullement entamées, finissent par faire, par constituer, par élever un beau monument à la face de Dieu.
À la gloire de Dieu.
§ 225. — Et surtout et j’y insiste un monument que l’on n’avait jamais vu. Que notre situation soit nouvelle, que notre combat soit nouveau, ce n’est peut-être pas à nous de le dire, mais enfin qui ne voit que notre situation est nouvelle, que notre combat est nouveau. Que cette Église moderne, que cette chrétienté moderne, — chrétienne baignant dans le monde moderne, chrétienne traversant le monde moderne, la période moderne a une sorte de grande beauté tragique propre, presque une grande beauté non pas de veuve mais de femme qui seule garde une Forteresse. Une de ces Bretonnes, une de ces Françaises héroïques, une de ces tragiques châtelaines qui des années et des années gardaient le Château intact pour le Seigneur et pour le Maître, pour l’Époux. Qui ne voit que notre Créance et notre Fidélité est plus que jamais une Féalité. Que notre Constance, que notre Foi, que notre créance, que notre fidélité a une valeur propre, une valeur jusqu’ici inconnue, ayant passé précisément par des épreuves jusqu’ici inconnues, une valeur unique, une grandeur non encore éprouvée, un sens plein, un sens d’épreuve. C’est une question, une question éternelle, de savoir si l’ignorance est plus près de Dieu, ou si c’est l’expérience, si l’ignorance est plus belle au regard de Dieu, ou si c’est l’expérience, si l’ignorance est plus agréable à Dieu, ou si c’est l’expérience. Mais ce que nous pouvons dire, parce que nous le voyons, que nous n’avons qu’à le voir, c’est que nos constances, c’est que nos fidélités, c’est que nos créances ont une certaine nouvelle beauté propre, une certaine valeur, une certaine nouvelle grandeur propre. Comme inventée pour nous. Comme créée pour ce monde moderne. Nos fidélités sont comme plus fidèles que les fidélités anciennes. Nos créances sont des fidélités comme plus fidèles que les fidélités anciennes. Loin que nos fois soient diminuées, comme le veut M. Laudet, elles sont peut-être en un certain sens comme augmentées. Comme illustrées. Plus que jamais elles sont des fois qui tiennent bon. Miles Christi, tout chrétien est aujourd’hui un soldat ; le soldat du Christ. Il n’y a plus de chrétien tranquille. Ces Croisades que nos pères allaient chercher jusque sur les terres des Infidèles, non solum in terras Infidelium, sed ut ita dicam, in terras ipsas infideles, ce sont elles aujourd’hui qui nous ont rejoints au contraire, ce sont elles à présent qui nous ont rejoints, et nous les avons à domicile. Nos fidélités sont des citadelles. Ces croisades qui transportaient des peuples, qui transportaient un continent sur un continent, qui jetaient des continents les uns sur les autres, elles se sont retransportées vers nous, elles ont reflué chez nous, elles sont revenues jusque dans nos maisons. Comme un flot, sous la forme d’un flot d’incrédulité elles ont reflué jusqu’à nous. Nous n’allons plus porter le combat chez les Infidèles. Ce sont les infidèles épars, les infidèles communs, diffus ou précis, informes et formels, informes ou formels, généralement répandus, les infidèles de droit commun, et encore plus ce sont les infidélités qui nous ont rapporté le combat chez nous. Le moindre de nous est un soldat. Le moindre de nous est littéralement un croisé. Nos pères comme un flot de peuple, comme un flot d’armée envahissaient des continents infidèles. À présent au contraire c’est le flot d’infidélité au contraire qui tient la mer, qui tient la haute mer et qui incessamment nous assaille de toutes parts. Toutes nos maisons sont des forteresses in periculo maris, au péril de la mer. La guerre sainte est partout. Elle est toujours. C’est pour cela qu’elle n’a plus besoin d’être prêchée nulle part. Je veux dire en un point déterminé. Qu’elle n’a plus besoin d’être prêchée jamais. Je veux dire à un instant déterminé. C’est elle à présent qui va de soi, qui est de droit, commun. C’est pour cela qu’elle n’a plus besoin d’être décrétée. Signifiée. Elle est toujours. Elle est partout. Ce n’est plus la guerre de Cent Ans. C’est à l’heure qu’il est une guerre de deux cents ou de cent cinquante et des années. Cette guerre sainte qui autrefois s’avançait comme un grand flot dont on savait le nom, cette guerre continentale, transcontinentale, que des peuples entiers, que des armées continentales transportaient d’un continent sur l’autre, brisée aujourd’hui, émiettée en mille flots elle vient aujourd’hui battre le seuil de notre porte. Ainsi nous sommes tous des îlots battus d’une incessante tempête et nos maisons sont toutes des forteresses dans la mer. Qu’est-ce à dire, sinon que les vertus qui alors n’étaient requises que d’une certaine fraction de la chrétienté aujourd’hui sont requises de la chrétienté tout entière. C’est ce que M. Laudet nomme un affaiblissement, une diminution, un affadissement de la foi. C’est le contraire, monsieur Laudet. Qui ne voit au contraire que c’est le contraire. Les vertus qui n’étaient requises que d’une partie sont aujourd’hui requises du tout. De tout le monde. Les vertus qui n’étaient requises que de quelques-uns, de plusieurs, sont aujourd’hui requises de tous, du moindre. Une guerre, des vertus qui n’étaient que temporaires, fragmentaires, aujourd’hui sont requises constantes, permanentes, totales, temporellement éternelles. Une guerre, des vertus qui étaient volontaires, puisqu’elles faisaient l’objet et la matière d’un vœu, aujourd’hui sont requises, exigées, impérieusement exigées sans même, avant même que nous ayons à nous en occuper. Sans que nous soyons consultés. Sans qu’on nous demande, sans que nous ayons à donner notre avis. C’est le cas de le dire : Tout le monde est soldat malgré son consentement. Quelle preuve de confiance dans les troupes. C’est littéralement un service militaire obligatoire et il est extrêmement remarquable que les sociétés civiles ont exactement suivi la même loi, la loi de chrétienté. C’est une levée en masse. Ce qui n’était requis que des vieilles troupes, ce qui n’était demandé qu’au grognard est aujourd’hui demandé au conscrit. Ce qui était du domaine du vœu, et par conséquent laissé à la liberté de chacun, est devenu la loi commune. La mer bat le seuil de nos portes. Un vœu, et de guerre perpétuelle, a été fait sans nous pour nous avant notre naissance, par ce seul fait que nous naissons dans ces siècles temporels. C’est pour cela que nos constances, que nos fidélités, que nos créances ont cette beauté, nouvelle, cette rareté, cette invention, cette innovation de beauté, d’être perpétuellement battues imbattables. On a tellement compté sur nous qu’où les autres étaient libres nous sommes forcés. Contraints. Ce qui aux autres était offert, à nous est imposé. Ce qui pour les autres était extraordinaire, pour nous est ordinaire, va de soi. C’est le tissu même de notre vie, le tissu de notre courage. C’est ce que M. Laudet nomme une diminution, une déperdition, un fléchissement, un affadissement de notre foi, une diminution, une déperdition, un fléchissement, un affaissement, un affadissement de chrétienté. Une diminution en extension, en géographie, je le lui concède, c’est un fait historique, et même un fait historique capital, qui ne le voit. Mais qui ne voit aussi que cette diminution même, capitale, quantitative, a entraîné pour le christianisme même, pour la chrétienté, pour les chrétiens qui restaient un statut nouveau, une condition peut-être infiniment plus profonde, une fidélité peut-être infiniment plus éprouvée, une condition peut-être infiniment plus affouillée en profondeur, en géologie. Nos pères avaient besoin de se croiser, eux-mêmes, et de se transporter pour faire la Croisade. Nous Dieu nous a croisés lui-même, quelle preuve de confiance, pour une croisade incessante sur place. Les plus faibles femmes, les enfants au berceau sont déjà des assiégés. La guerre bat le seuil de nos portes. Nous n’avons pas besoin d’aller la chercher, d’aller la porter. C’est elle qui nous cherche. Et qui nous trouve. Les vertus qui n’étaient requises que des militaires pour ainsi dire, des hommes d’armes, du seigneur en armure aujourd’hui sont requises de cette femme et de cet enfant. C’est de là que nos constances, c’est de là que nos fidélités, c’est de là que nos créances reçoivent, c’est de là qu’elles revêtent cette grandeur unique, cette tragique beauté obsidionale, unique au monde, cette beauté de fidélité dans l’investissement, qui fait la grandeur, qui fait la tragique beauté unique des grands sièges militaires, du siège d’Orléans et du siège de Paris et pourquoi ne pas le dire de Rochereau dans Béfort, de Masséna dans Gênes. Nous sommes tous aujourd’hui placés à la brèche. Nous sommes tous à la frontière. La frontière est partout. La guerre est partout, brisée, morcelée en mille morceaux, émiettée. Nous sommes tous placés aux marches du royaume. Nous sommes tous des marquis, il est certain que nous faisons des guerres que nos aïeux n’avaient point faites, nous sommes tous des marquis, comme ce Guillaume III, dit d’Auvergne, évêque de Paris, voulait que le fût ce théologien. IX. 46. « uns grans maistres de divinitei ». 48. « — Or vous dirai-je autre chose, fist li evesques. Vous savez que li roys de France guerroie au roy d’Engleterre ; et savez que li chastiaus qui est plus en la marche de aus dous, c’est la Rochelle en Poitou. Or vous veuil faire une demande : que se li roys vous avoit baillié la Rochelle à garder, qui est en la male marche, et il m’eust baillié le chastel de Montleheri à garder, qui est au cuer de France et en terre de pais, auquel li roys deveroit savoir meillour grei en la fin de sa guerre, ou à vous qui averiés gardée la Rochelle sanz perdre, ou à moy qui li averoie gardé le chastel de Montlehery sans perdre ? — En non Dieu, sire, fist li maistres, à moy qui averoie gardée la Rochelle sanz perdre. »
49. « — Maistre, dist li evesques, je vous di que mes cuers est semblables au chastel de Montleheri ; car nulle temptacion ne nulle doute je n’ai dou sacrement de l’autel. Pour laquel chose je vou di que pour un grei que Diex me sait de ce que je le croy fermement et en pais, vous en sait Diex quatre, pour ce que vous li gardez vostre cuer en la guerre de tribulacion, et avez si bone volentei envers li que vous pour nulle riens terrienne, ne pour meschief que on feist dou cors, ne le relenquiriés. Dont je vous di que soiés touz aaises ; que vostre estaz plait miex à Nostre Signour en ce cas, que ne fait li miens. » Quant li maistres oy ce, il s’agenouilla devant l’evesque, et se tint bien pour paié.
§ 226. — Si donc on veut dire que nous sommes en un certain sens, qu’une vague, qu’une grande vague d’incrédulité a passé, qui n’était point connue, qui n’était certainement peut-être point soupçonnée dans les temps antérieurs, que nous sommes en un certain sens dans et sous un certain règne de l’incrédulité on a raison de le dire, on a même le droit et le devoir de le dire. Mais on ne fait qu’énoncer un gros fait historique, un fait historique général, assez grossier, sur lequel il n’y a ni ne peut y avoir aucune hésitation, pas la moindre discussion.
§ 227. — Une vague a passé ; tout le monde est d’accord sur ce point. Combien de temps restera-t-elle étale ; nul ne le sait. Mais si l’on veut dire qu’elle a tout submergé, (ce que veut dire, ce que dit M. Laudet), en ce sens qu’elle aurait envahi la nature même de notre foi, c’est alors que l’on tombe, (comme M. Laudet y tombe), et dans l’hérésie d’histoire et dans l’hérésie de foi.
§ 228. — Une grande vague a passé. C’est un grand fait, historique, un gros fait grossier, social. Que cette vague ait tout submergé en extension, en étendue, en géographie, c’est ce que nul ne songerait à soutenir. Des pans entiers de christianisme, de chrétienté sont debout aux quatre coins de la terre, (oui, monsieur Laudet, oui, je sais, la terre est ronde, moi aussi j’ai été à l’école), de vieilles souches bourgeonnent, et fleurissent et poussent et feuillissent et fructifient partout.
§ 229. — Qu’un statut historique nouveau, qu’un statut social nouveau en soit résulté pour l’Église, pour le christianisme, pour la chrétienté, pour tout chrétien, non seulement c’est ce que nul ne conteste, mais c’est ce que nous devons considérer nous-mêmes, et c’est, nous l’avons vu, peut-être ce dont tout chrétien au fond se glorifie, peut et doit se glorifier.
§ 230. — Qu’il y ait là un affaissement de l’Église, du christianisme, de la chrétienté, du chrétien, comme le veut M. Laudet, nous avons vu que c’est une première hérésie, une hérésie d’histoire et une hérésie de foi.
§ 231. — Il n’est pas seulement dans la foi, il est d’histoire que nos fidélités modernes, — chrétiennes baignant dans le monde moderne, — en ont reçu, en ont obtenu une exaltation au contraire, une nourriture, un perpétuel avivement. Un statut nouveau. Nos fidélités, nos constances, nos créances, nos fois sont elles aussi, elles toujours, des fidélités de tribulation. Nous aussi, nous tous, nous toujours nous lui gardons nos cœurs en la guerre de tribulacion. Nos fidélités sont dans toute la pleine force littérale du beau mot latin des fidélités d’obsession.
§ 232. — Où M. Laudet a vu un affaissement, l’histoire et ensemble la foi ne peuvent voir qu’une exaltation. Rien n’est aussi beau qu’une fidélité dans l’épreuve, rien n’est aussi beau que le courage dans la solitude, rien n’est aussi beau que cette sorte d’éternité temporelle, rien n’est aussi beau, rien n’est aussi grand que celui à qui on confie le poste de solitude. Mais que si on va jusqu’à dire ce que dit M. Laudet, que cette vague aurait pour ainsi dire envahi l’intérieur de chrétienté, qu’elle aurait littéralement inondé, submergé, envahi le dedans de l’Église, le dedans du christianisme, le dedans de la chrétienté, le dedans du chrétien, qu’elle aurait envahi, altéré le dedans de notre foi en telle sorte qu’il y aurait lieu de distinguer, et même d’opposer, monsieur Laudet, des âges de foi et des âges qui, monsieur Laudet, sans doute ne seraient pas de foi, et donc en telle sorte qu’il y aurait lieu de distinguer, et même d’opposer, monsieur Laudet, une foi qui serait naïve et de candeur, (celle de Jeanne d’Arc et du « quinzième »), et une foi, monsieur Laudet, (la nôtre, la vôtre) qui ne serait pas naïve et de candeur, sur ce point rassurez-vous, monsieur Laudet, nous sommes en mesure de vous rassurer ; nous préférons vous le dire tout de suite : nous sommes aussi bêtes que saint Augustin et que saint Paul, que saint Louis et que saint François, et que Jeanne d’Arc, et pourquoi ne pas le dire, que Pascal et que Corneille.
§ 233. — Cette idée, cette proposition qu’il y aurait eu un christianisme, une chrétienté, une foi, un chrétien et par conséquent une Église naïve et de candeur et qu’ensuite et qu’aujourd’hui il y aurait un autre christianisme, une autre chrétienté, une autre foi, un autre chrétien et par conséquent une autre Église qui ne serait pas naïve et qui ne serait pas de candeur est une des plus grosses hérésies, une des plus grosses propositions hérétiques, une des plus grossières hérésies et historiques et de foi, et d’histoire et de foi que l’on puisse écrire, enseigner. Cette deuxième hérésie, M. Laudet l’écrit, l’enseigne.
§ 234. — L’Église est une, monsieur Laudet, identique à soi, la même à soi-même, eadem sibi, eadem ipsi, identiquement la même, historiquement une, chronologiquement une, temporellement éternelle. La communion est une, identique à soi, la même à soi-même, identiquement la même, historiquement la même, historiquement une, chronologiquement une, temporellement éternelle. La foi est une. Il faut que vous renonciez à cette idée qu’il y aurait eu un christianisme, une communion, une chrétienté, une foi, une Église d’imbéciles terribles ou charmants, et qu’ensuite, et qu’aujourd’hui il n’y aurait plus qu’une chrétienté honteuse de gens extrêmement intelligents comme vous. Sur ce point rassurez-vous, monsieur Laudet. L’Église, qui est une dans tous les sens, est une aussi dans le temps. Vous qui avez honte de votre Dieu et qui tremblez que votre foi ne paraisse ridicule, vous n’êtes point de chrétienté. Nous qui sommes de chrétienté nous sommes naïfs et de candeur.
§ 235. — Placés dans ce nouveau statut, historique, social, que nous ne songeons point à nier, au contraire, dont nous aurions peut-être lieu de nous glorifier si l’on veut dire en outre ce que veut dire M. Laudet, ce que M. Laudet écrit, ce que M. Laudet enseigne, que nous sommes autres en dedans, que nous sommes altérés intérieurement, que l’Église est autre en dedans, que la communion, que le christianisme, que la foi, que la chrétienté est autre en dedans, qu’il y a une autre sorte de chrétienté, une nouvelle sorte, une sorte qui serait la sorte moderne, c’est alors que l’on commet en plein, dans son plein, cette deuxième grossière hérésie qui est ensemble une hérésie d’histoire et une hérésie de foi.
§ 236. — Situés dans ce nouveau statut, historique, social, dans ce nouveau climat, dans ce nouveau monde, dans cette nouvelle géographie quand on dit le christianisme moderne, la chrétienté moderne on veut dire, on dit le même christianisme, la même chrétienté, le christianisme chrétien, la chrétienté chrétienne, la même en dedans, la même absolument, la même interne traversant la période moderne, passant par cet âge moderne, baignant dans ce monde moderne. Quand on dit le chrétien moderne on veut dire, on dit le même chrétien en dedans, le même absolument, le même interne traversant la période moderne, passant par cet âge moderne, baignant dans le monde moderne.
§ 237. — Le même interne, monsieur Laudet. La même foi. Le plus humble prêtre dans la dernière des paroisses françaises donne, (c’était une humble église au cintre surbaissé,
le dernier des fidèles dans la plus humble des paroisses françaises reçoit le même corps de Jésus, corpus Domini Nostri Jesu Christi, que donnait et que recevait, que donnait ou que recevait saint Augustin et saint Paul, (saint Aignan, saint Loup, saint Gatien), (sainte Geneviève), (saint Germain), saint Louis et saint François, Jeanne d’Arc, Pascal, Corneille. Le même corps absolument identiquement le même. Temporellement éternellement le même et éternellement éternellement le même. Le même en éternité temporelle et en éternité éternelle. Tout chrétien qui prie, monsieur Laudet, secundum verbum orationis, tout malheureux homme qui dit son Notre Père fait une référence directe, immédiate, instantanée à Jésus qui le prononça pour la première fois. Il imite, il saisit, il atteint directement Jésus priant, comme dans la communion il saisit directement le corps de Jésus. Dans ce merveilleux cortège de la prière c’est toujours Jésus-Christ qui marche devant et tout homme qui marche après est toujours éternellement le second.
§ 238. — Il faudra que M. Laudet se fasse à cette idée que nous autres nous ne faisons aucun progrès. Ce sont les modernes qui font des progrès. Que nous sommes bêtes une fois pour toutes. Que nous sommes aussi bêtes que saint Jean Chrysostome.
§ 239. — Humainement même il y a dans cette proposition de M. Laudet une ignorance, un manque, ce que l’on serait presque tenté de nommer une hérésie humaine, c’est-à-dire une hérésie en matière d’humanité, de connaissance et d’histoire de l’humanité. M. Laudet a l’air de croire que l’humanité, en elle-même, que l’homme aurait moins besoin de Dieu et de Jésus qu’au « quinzième ». Croit-il donc, cet homme heureux, que la bassesse, que la misère, que la détresse de l’homme est devenue moindre. N’a-t-il donc jamais entendu parler, n’a-t-il donc jamais entendu dire, même par des laïques, même par des profanes, même par des historiens, même par des modernes, même (au sens et) au point de vue purement humain que la misère de l’homme moderne, que la détresse du monde moderne est une des plus profondes que l’histoire, (même purement humaine), ait jamais eu à enregistrer. Croit-il donc, ce rare génie, que l’humanité soit devenue moins douloureuse. Croit-il qu’on ait changé le cœur. Qu’on ait perfectionné le cœur humain. Croit-il que le père qui voit son enfant malade souffre moins qu’au « quinzième ». Qu’il ait moins besoin de la prière et des sacrements. Croit-il que l’homme qui meurt meure moins qu’au « quinzième » et que l’homme qui vieillit vieillit moins qu’au « quinzième » et que l’humanité n’ait plus la même capacité qu’au « quinzième » de détresse et de ce qu’ils nomment neurasthénie. On reconnaît bien là l’incurable frivolité du gros bourgeois français. La même capacité de vide et de creux et d’absence. Les mêmes déficiences, les mêmes manques. Croit-il donc, ce gros capitaliste, et pour nous en tenir à ce seul exemple, à ce seul cas, croit-il donc que l’anxiété du pain quotidien ait diminué dans le monde et qu’il n’y ait pas autant d’hommes qu’au « quinzième » qui tremblent pour la faim, qui tremblent pour le pain de leur femme et de leurs enfants et qu’ils tremblent moins et que quand nous demandons le pain de chaque jour, et que nous le demandons pour aujourd’hui nous le demandons d’un moindre cœur qu’au « quinzième ».
§ 240. — Aussi ni la forme ni la matière des sacrements n’a varié, n’a diminué d’un atome ; ni la forme, ni la matière, ni l’objet, ni le mode, ni la surface d’application, ni la directitude, ni le contenu ni pour ainsi dire le contenant de la créance ; rien de la foi ; ni pour ainsi dire la forme ni la matière de la prière.
§ 241. — Ni un atome n’a varié, ni un atome n’a disparu, ni en rien n’a varié ou diminué ni ce que nous croyons, ni comment nous le croyons, ni en quoi nous le croyons, ni qui nous le croyons, qui étant ; qui credamus. Nous ne souffrons aucuns perfectionnements ; au moins des leurs.
§ 242. — « se refaire une âme du quinzième », on voit le petit garçon qui veut aussitôt parler comme les grandes personnes. Qui essaye aussitôt d’emprunter le jargon. Se refaire une âme de ceci, une âme de cela, où n’a-t-on pas vu traîner ce cliché psychologico-littéraire, cette fausse élégance endimanchée, ce coup de plume, cette lavasse. Cette fausse élégance au courant, dans le train. Et surtout ce « quinzième », « une âme du quinzième ». Il ne faut pas dire « le quinzième siècle ». Ce serait trop lourd. C’est nous autres imbéciles qui disons tout uniment « le quatorzième siècle », « le quinzième siècle » ; c’est-à-dire qui nous servons tout bêtement du mot siècle, (qui est un nom commun, ou enfin à peine un nom propre), en le faisant précéder à chaque fois comme par hasard du nombre ordinal dont nous avons besoin. Comme c’est pataud, comme c’est paysan. Ce qui est élégant, ce qui est familier, c’est de dire le quinzième, tout court. On voit qu’il couche avec, le quinzième. Et ce n’est pas avec le quinzième arrondissement. Il est comme le touriste à hauteur, qui ne sait pas un mot d’italien, ni non plus un mot d’Italie ; et qui à Modane commence à parler quattrocento.
§ 243. — Un jour Brunetière recevait une dame qui lui avait apporté de la copie. Même à la Revue des Deux Mondes les dames apportent quelquefois de la copie. — Madame, dit Brunetière, je ne puis malheureusement publier votre roman. Et pourtant c’est du pur seizième. — Eh quoi, monsieur, dit la dame, aurais-je ce bonheur, que mon œuvre, que mon style serait un style de ce grand seizième siècle. — Madame, dit Brunetière, j’ai voulu dire du seizième arrondissement.
§ 244. — « Qui ne voit, dit M. Laudet, même s’il est mal instruit, comme moi, des auteurs mystiques, »… (Il c’est toujours Péguy). Monsieur Laudet vous êtes mal instruit, des auteurs mystiques. Vous le dites. C’est votre affaire. Nous autres nous n’en sommes pas mal instruits, parce que nous n’en sommes pas instruits du tout. Pour nous chrétiens les livres mystiques, à commencer par les Évangiles, à remonter jusqu’à la Bible, et en y comptant les Procès de Jeanne d’Arc, sont des livres de nourriture, nullement des auteurs de qui on est instruit, des documents, dont on s’entoure.
§ 245. — « qu’il est téméraire de supposer »… Il ne s’agit pas du tout pour nous de supposition ni d’artifice. Ni d’arbitraire. Ni de gratuit.
§ 246. — « Sans doute, écrit M. Laudet, toutes les visions sont des transpositions ; »… C’est ici encore une hérésie, la proposition la plus formellement hérétique. Les visions, monsieur Laudet, ne sont nullement des transpositions. Savez-vous ce qu’elles sont ? Eh bien elles sont des visions. Elles sont des communications, des communions, des saisies directes. C’est même pour cela et en cela qu’elles sont des visions. Ce sont les autres langages que Dieu parle à sa créature qui sont moins des visions ou qui ne sont pas des visions, qui sont, plus ou moins, des transpositions, jusqu’à la limite à cette proposition qui a tant de grandeur et que l’on trouve dans les philosophes, que la création même est un langage que Dieu parle à sa créature.
§ 247. — « et les mystiques s’accommodent volontiers quelquefois du réalisme le plus brutal. » — Qu’est-ceque c’est que ce jargon de réalisme. Et il ne s’agit pas de savoir de quoi les mystiques s’accommodent ou ne s’accommodent pas. Il ne s’agit pas pour les mystiques de s’accommoder ou de ne s’accommoder pas. Les mystiques n’ont pas à s’accommoder ou à ne s’accommoder pas. On ne leur demande généralement pas leur avis. Les mystiques ont à recevoir, les mystiques reçoivent des visions directes précisément, des ordres, des commandements, des voix.
§ 248. — « Mais Péguy laisse trop apparaître ce que cette vision directe des mystères du Golgotha »… tout à l’heure toutes les visions étaient des transpositions. À présent c’est une vision directe. Quelle incohérence ; quel flottement ; quel affaissement perpétuel de pensée, si l’on peut dire.
§ 249. — « suppose de raison critique, de raison raisonnante, ambitieuse de comprendre, de s’expliquer, de se représenter ; » — C’est toujours la même rétorsion. Il fallait que M. Laudet arguât, inculpât M. Péguy d’intellectualisme.
§ 250. — « la même, précisément, qui, lorsque notre siècle veut être fervent, »… c’est toujours cette même idée, cette même hérésie, cette même interdiction, (sur quel ton), à notre siècle d’être fervent. Sur ce ton de commandement insupportable et surtout sur cette hypothèse gratuitement, arbitrairement accordée, sur ce ton plus insupportable encore qu’on le sait bien, que c’est entendu, que ça va de soi, que c’est réglé. C’est toujours cette injonction, cette proposition si formellement hérétique d’interdire à notre siècle d’être ce que M. Laudet nomme fervent et qui veut dire tout uniment chrétien. C’est cette injonction, ce haut commandement, cette proposition si formellement hérétique d’interdire à notre siècle d’être chrétien comme les autres. Cette proposition que nous ne serions plus en chrétienté ; que nous ne serions plus dans le royaume. Que Jésus ne serait plus de ce temps, (lui qui est de tous les temps). Qu’il y aurait eu une coupure, en chrétienté, en christianisme. Une coupure horizontale temporelle absolue. Que nous n’aurions pas le droit d’être chrétiens comme nos pères. Que Jésus en somme ne serait pas venu pour sauver tout le monde, — (quelle monstrueuse hérésie), — mais seulement certains siècles, une certaine couche horizontale du temps. Que Jésus en somme ne serait pas de tous les temps. Que chez nous littéralement il ne serait pas chez lui. Que dans notre monde, dans notre temps il ne serait pas dans un monde à lui, dans un temps à lui. Que ce serait aujourd’hui, désormais, fini de lui, et pour lui. Que nous ne sommes pas, que nous ne sommes plus chrétiens naturellement, par une opération interne, naturelle, ordinaire, mais par on ne sait quel coup, factice, par on ne sait quelle gageure d’un artifice extraordinaire. Cette idée, cette hérésie, cette proposition si formellement hérétique que quand notre siècle veut être ce que M. Laudet nomme fervent et qui veut dire tout uniment chrétien, il ferait quelque chose d’extraordinaire, une sorte d’entreprise de gageure d’archaïsme, il ferait on ne sait quoi d’artificiel et de faux, il ferait, il entreprendrait quelque chose qui ne serait pas de son droit, de sa nature, de son dedans, de sa règle.
§ 251. — Faut-il vous redire, monsieur Laudet, faut-il vous redire une dernière fois notre foi. Faut-il vous redire une dernière fois votre catéchisme. Que l’Église est une dans tous les sens de ce mot et notamment dans les siècles. Que l’Église a reçu des promesses éternelles. Que Jésus est venu pour sauver tout le monde, et ceux des siècles ultérieurs autant que ceux des siècles antérieurs. Que tous les siècles sont de son royaume et du royaume de ses mérites et du royaume de la grâce de Dieu. Que tous les siècles sont à lui et qu’il est chez lui dans tous les siècles du temps et dans tous les royaumes de la terre. Que tous les siècles de tous les temps lui appartiennent, et ce qui est encore infiniment plus grave, infiniment nouveau, ce qui est le mystère même et le secret et le centre de la Rédemption qu’il appartient à tous les siècles de tous les temps. Qu’il y a eu des âges de foi qui étaient des âges de christianisme, des siècles de chrétienté, des temps de la loi nouvelle, anni Domini, des années du temps de Dieu et de la grâce de Dieu, anni gratiae Domini, où la foi incontestée recevait une sorte de consécration, si l’on peut dire, littéralement une solennelle célébration publique, et qu’il y a des âges de christianisme, des siècles de chrétienté, des temps de la loi nouvelle, anni Domini, anni iidem ejusdem Domini, les mêmes années du même Dieu, des années du temps de Dieu et de la grâce du même Dieu, anni iidem ejusdem gratiae ejusdem Domini, des mêmes années de la même grâce du même Dieu où la même foi évidemment contestée ne reçoit évidemment plus la même consécration, la même solennelle célébration publique. Et des siècles actuels et des siècles modernes, — trempant dans le monde moderne, — qui au cœur sont les mêmes, qui au dedans sont intégralement éternellement les mêmes, de la même foi, du même Dieu, du même Jésus, du règne de la même grâce. Du même temps. De la même ère. De la même éternité. De la même ère temporelle, éternelle. Qu’il en sera toujours éternellement ainsi. Jusqu’au jugement. Que toujours éternellement ainsi jusqu’au jugement il y aura de ces mêmes années. En un mot qu’il n’y a qu’une ère. Et que c’est l’ère chrétienne. Et qu’il n’y a qu’une ère chrétienne. Et qu’elle commence pour tout le monde, pour tous les siècles, à cette naissance du Christ que M. Laudet veut précisément nous annuler, nous supprimer, nous retrancher, nous interdire, à cette naissance du Christ qui selon M. Laudet ne nous appartient pas. (Monsieur Laudet je ne voudrais pas vous embêter, mais enfin vous nous interdisez comme privé cette Nativité, le point de départ de la chronologie de vingt grands peuples). Post Christum natum et qu’éternellement elle aura commencé là et qu’éternellement elle sera pour finir au jugement. De sorte que quand notre siècle veut être fervent, monsieur Laudet, c’est-à-dire chrétien, eh bien il fait la même chose que les petits camarades.
Il fait en un sens, et comme le voulait Pascal, tout ce qu’il y a de plus ordinaire. De plus simple. De moins nouveau.
C’est la grâce de la grâce pour ainsi dire qu’elle est ensemble infiniment nouvelle et antique infiniment, que tout ce qu’elle fait est infiniment nouveau et antique infiniment.
§ 252. — « aboutit aux illustrations « documentaires » de l’Évangile d’un James Tissot, »… autrefois il nous arguait, il arguait (à) M. Péguy de ne pas s’être entouré de documents. Il nous arguë à présent d’aboutir « aux illustrations « documentaires » de l’Évangile d’un James Tissot ». Quelle incohérence, dans la pensée, pour ainsi dire, dans les termes mêmes. Décidément c’est lui, non les saints, qui est un peu fou.
Et cette référence de Péguy à Tissot et des Mystères aux Évangiles, comme c’est trouvé.
Il est vrai qu’en note, dans une note où il y a aussitôt une grossièreté, il est très bien averti qu’il court ici le risque du contre-sens. Rassurez-vous, monsieur Laudet, il y a longtemps que vous ne le courez plus.
§ 253. — « à l’exégèse loysiste. » — C’est le même argument, la même rétorsion, la même délation de modernisme. Arguer Péguy de loysisme, on oserait presque dire que c’est assez joyeux.
Assez réussi.
§ 254. — « Toujours cette fausse naïveté, cette naïveté informée… » Toujours cette injonction, cette interdiction qu’il nous fait d’être chrétiens. D’être les mêmes naïfs que les chrétiens des mêmes siècles temporels antérieurs. Et toujours cet informé, cette information.
§ 255. — « On ne recommence pas. (C’est lui qui souligne). On ne recommence pas. Combien de fois le faudra-t-il redire. » — (Suivent des allégations littéraires). — Tout le débat est là, monsieur Laudet, tout le centre de l’hérésie est là et vous avez précisément trouvé la formule. On ne recommence pas, dites-vous ; et vous le soulignez. Eh bien si, monsieur Laudet, on recommence. Et on recommence même tout le temps. On recommence même toujours. On recommence même éternellement. Il n’y a qu’après le jugement que l’on ne recommencera pas. Jusque là on recommence tout le temps. On ne fait que ça, de recommencer. C’est même cela qui est la vie de chrétienté. La prière, monsieur, recommence tout le temps, le sacrement recommence tout le temps. La naissance même et la mort temporelles recommencent tout le temps. (Et la famille et la race, temporelles, et le labour et les semailles). La tentation, malheureusement le péché recommence tout le temps. Tout le temps tous les jours la prière recommence à demander à Dieu le pain de chaque jour. Le sacrifice de la messe recommence tout le temps le Sacrifice de la Croix.
Son corps, son même corps, pend à la même croix ;
Ses yeux, ses mêmes yeux, tremblent des mêmes larmes ;
Son sang, son même sang, saigne des mêmes plaies ;
Son cœur, son même cœur, saigne du même amour.
Il y a une chrétienté internelle, un internel chrétien qui toujours le même recommence tout le temps.
§ 256. — « D’Annunzio, écrit-il, pourtant capable de miracles, »… — Quel dérèglement des mœurs portant jusque dans le langage même. Quel goût, quelle volonté de parler improprement, de se tromper de registre, quelle obstination à vouloir, à se condamner à parler improprement, que d’écrire, dans un article qui est tout de même en matière de foi, que M. d’Annunzio est capable de miracles.
§ 257. — Il ne restait plus à M. Laudet que de conclure sur une diffamation qui entrât dans la catégorie de la délation. Il n’y a pas manqué. « Il a voulu, dit-il de M. Péguy, il a voulu se passer du rituel et du cérémonial ; — (ainsi c’est M. Péguy qui a voulu se passer du rituel et du cérémonial ; et sans doute c’est M. Laudet qui n’a pas voulu s’en passer et qui les a observés et qui les a respectés. Dans ce langage macaronique où M. d’Annunzio est capable de miracles, M. Péguy devient quelqu’un qui « a chanté l’office tout de travers, en prêtre mal habile et un peu raisonneur ». On sent tout ce qu’il y a non pas seulement de faux, cela nous le savons, mais de cavalier, mais d’impie, mais d’offensant pour la liturgie et littéralement de mal élevé dans ces derniers propos.
Cahiers de la Quinzaine, — Mardi premier août 1911. — § 258. — Il est vrai que nos fidélités ne sont plus les blés profonds. Elles sont devenues le chardon bleu des sables. — Maintenant que mon temps décroît comme un flambeau,
Et je pense, écoutant gémir le vent amer,
Et l’onde aux plis infranchissables ;
L’été rit, et l’on voit sur le bord de la mer
Fleurir le chardon bleu des sables.
§ 259. — Il n’a donc jamais entendu dire, il ignore totalement cette expression : la Sainte Famille ; une Sainte Famille. C’est une expression toute faite, une expression habituée, à laquelle on ne fait même plus attention. Si on la décomposait pourtant, si on se remettait à son origine, à son point de formation quel singulier rapprochement de deux mots. Que la famille, que la simple famille, (que le privé par conséquent), ait été à ce point consacrée sacrée, consacrée sainte, soudée sacrée, qu’elle ait été ainsi sacrée sacrée, c’est ce que l’on ne considère pas, c’est ce à quoi l’on ne pense généralement pas assez.
§ 260. — Nos fidélités sont des fidélités dans des bourrasques.
§ 261. — Rochereau dans Béfort et Masséna dans Gênes. — Pourquoi taire aussi ces grands assiégés, ces grands généraux, Loup dans Troyes, Aignan dans Orléans, Geneviève dans Paris.
Jeanne d’Arc dans Compiègne, Augustin dans Hippone.
Et ce grand Assiégé, ce grand Général aux innombrables têtes, (si seulement il y en avait eu une), le Peuple de Paris.
§ 262. — Quelle méconnaissance non plus de la chrétienté, c’est entendu, mais de l’humanité même, de la plus simple humanité. Comme si le prix du malheur avait diminué depuis le « quinzième ». Ce malheureux n’a donc aucune vie propre. Il n’a donc reçu les confidences d’aucune famille, d’aucun être. Il s’est laissé prendre à ce masque de stoïcisme que nous portons tous, qui chez tous recouvre les plus profondes détresses.
Comme s’il y avait moins de malheur sur le marché des valeurs.
§ 263. — Une lettre dans le genre humoristique de M. Salomon Reinach à M. Lotte sur ce communiqué du Bulletin me rappelle fort opportunément que je suis fort en retard de ma correspondance avec M. Salomon Reinach. Nous en étions restés à Bernard-Lazare. Ce n’est pas sans un poignement, sans un serrement de cœur que loin de ces misérables arguties de M. Laudet je remonte brusquement à la haute mémoire que nous avons gardée de notre grand ami Bernard-Lazare. Quelques jours après Notre Jeunesse M. Salomon Reinach m’écrivait une lettre à laquelle je souscris à peu près entièrement.
Fixons ce point d’histoire. J’ai dit, et je maintiens, que Bernard-Lazare dans le triomphe ou plutôt aussitôt après le triomphe politique d’un certain parti politique dreyfusiste immédiatement installé dans le triomphe de l’affaire Dreyfus même fut en quelques semaines délaissé, renié par l’État-Major politique dreyfusiste ainsi instantanément constitué parce qu’il devenait embarrassant, parce qu’il demeurait fidèle à une première, à une ancienne, à une originelle mystique dreyfusiste premièrement instituée. Je l’ai dit, et comment ne le maintiendrais-je pas quand tout cela est aujourd’hui acquis, universellement reconnu.
Ceci dit, qui est une thèse de politique générale, d’histoire générale en général, si je puis dire, et d’histoire générale de la politique, il est entendu aussi et je sais bien que Bernard-Lazare conserva jusqu’au dernier jour, — (jusqu’à ce dernier jour qui vint tôt, qui venait, qui était là), — en Israël un faisceau non pas seulement d’amitiés fidèles, mais de fidélités propres, de fidélités fidèles et de fidélités féales ; de fidélités non pas seulement d’amitié (c’est déjà le fond de l’homme), mais de fidélités proprement religieuses, de fidélités de foi, de créance, de suite, d’accompagnement, d’un crédit total. C’est l’honneur d’Israël que cette suite, que cet accompagnement, que cette fidélité n’a jamais manqué au prophète.
Si donc l’on veut dire que jusqu’à son dernier jour imminent, jusqu’à son dernier jour qui était là une poignée de Juifs, de fidèles, et non pas seulement d’amis, accompagna, étreignit pour ainsi dire Bernard-Lazare et ne le lâcha point jusque dans la mort, non seulement j’y consens, mais j’y consens d’autant plus volontiers que c’est exactement et totalement ce que j’ai dit, et que je suis le premier qui l’ai dit. Et même le seul, puisqu’il n’y a que moi qui parle de Bernard-Lazare. C’est un point d’histoire acquis et sur lequel il n’y a point à revenir. C’est l’honneur d’Israël que cette sorte de poignée d’hommes, de serrement, d’étreinte, que cette sorte d’accompagnement n’a jamais manqué au prophète. Je serais d’autant moins fondé à le nier ou à le taire ou à le contester que toute cette poignée d’hommes est restée personnellement de nos amis, et en un sens de nos fidèles. Hier encore un nouveau, un tout jeune homme venait me voir, me rapportant précisément un petit paquet de lettres que j’écrivais à Bernard-Lazare dans ces temps héroïques.
Que si ensuite et aussi l’on veut dire que tout autour, plus largement un certain nombre de Juifs d’un certain monde garda à Bernard-Lazare jusqu’à sa mort et même perpétuellement après une sorte de fidélité sociale, de fidélité historique, une fidélité matérielle d’une certaine sorte inébranlable, une fidélité pour tout dire temporelle, c’est ce que nul ne conteste, c’est ce que je contesterai moins que personne, et c’est encore un très grand honneur d’Israël que de savoir généralement très bien régler ces sortes de situations. Israël en ceci, et sur beaucoup d’autres points, pourrait nous servir de modèle. Nous savons tous comment les affaires de Bernard-Lazare furent réglées, comment sa situation fut établie. Jusqu’à sa mort et pour ainsi dire perpétuellement pour après sa mort. Ceci aussi est un point d’histoire définitivement acquis.
En d’autres termes, et en résumé pour ainsi dire géographique Bernard-Lazare fut abandonné, pour les raisons que j’ai dites, par un énorme État-Major de politiciens également Juifs et chrétiens. Il ne fut abandonné ni par une poignée de Juifs mystiques ni par une certaine société de ce que je nommerais volontiers des Juifs sociaux, — des Juifs non pas mystiquement ni ethniquement mais socialement Juifs.
Il ne fut donc abandonné ni au premier degré par une poignée fervente, par une poignée mystique, ni au deuxième degré par une société sage, par une société sociale.
Que si ensuite M. Salomon Reinach revendique d’avoir été de cette société sage, de cette société sociale, et en ce sens de n’avoir point abandonné Bernard-Lazare et de lui avoir été fidèle jusqu’à la mort et depuis et après et toujours non seulement je le lui accorderai mais je suis assez renseigné pour être tenu de le mettre tout à fait à la tête de cette société. En ce deuxième sens nous savons tous que M. Salomon Reinach est resté socialement fidèle à Bernard-Lazare, qu’il est resté socialement très près du cœur et de la mémoire de Bernard-Lazare.
Mais que si M. Salomon Reinach voulait glisser, voulait se promouvoir de ce deuxième degré au premier, s’il voulait passer de cette société à cette poignée ardente, je serais à mon grand regret forcé de ne point le laisser passer. M. Salomon Reinach a été, constamment, est demeuré socialement fidèle à Bernard-Lazare, a été, constamment, est demeuré socialement très près de Bernard-Lazare, dans la préparation, dans la bataille, dans la victoire, dans la défaite. Mais il n’a jamais été de cette ardente poignée. Ni avant, ni après, ni dans la préparation, ni dans la bataille, ni dans la victoire, ni dans la défaite il n’a jamais été ni au cœur ni à la pensée de Bernard-Lazare, parce qu’il n’a jamais été ni au cœur ni à la pensée de personne et de rien.
C’est ennuyeux, on ne peut pas causer, voilà déjà les gros mots qui viennent. J’en étais là de ma correspondance avec M. Salomon Reinach et je ne lui avais pas répondu, pour vingt raisons dont l’une était que justement je ne voulais pas lui dire des gros mots. Et puis je suis bien vieux à présent pour dire le fond de ma pensée. Le fond de ma pensée, c’est que M. Salomon Reinach ne comprend rien. Allais-je révéler ce secret. Je ne pouvais m’y résoudre, quand enfin, partant le premier, M. Salomon Reinach se rappelle à ma bienveillante attention par cette lettre, par ce petit billet qu’il écrivait à Lotte aussitôt ayant lu le communiqué du Bulletin.
Il ne faut rien prendre au tragique. Si je prenais au sérieux ce petit billet du matin, il serait plein des plus grossières injures pour moi et des plus basses grossièretés et d’un ton absolument insupportable. M. Reinach (par exemple) commence par m’y appeler l’ami Péguy. Je n’aime pas, qu’on m’appelle l’ami Péguy. Vous non plus. Je me méfie. Je me demande ce que j’ai commis pour mériter cette familiarité. Et puis en français l’ami Péguy ne veut généralement pas dire le Péguy ami. Au contraire. Aussi j’aimerais mieux qu’on dise : l’ennemi Péguy. Comme ça on saurait ce qu’on veut dire, et on serait sensiblement plus près de la vérité.
Vais-je faire état d’un billet écrit au courant de la plume, et sur le coup d’un communiqué. Vais-je me mettre martel en tête. Ai-je le droit d’en connaître, bien que la lettre que l’abonné écrit à son directeur de revue soit toujours un peu en un certain sens une lettre publique et non pas seulement privée et presque par suite une lettre publiable. (Allons, allons, mon pauvre monsieur Laudet, nous n’aurons pas la paix aujourd’hui avec ce public, et ce privé, et ce publiable). Ce qui accroît mon embarras, et en même temps le fait tomber, c’est que toutes ces injures extrêmes et grossièretés sont pour ainsi dire si visiblement innocentes et en quelque sorte bienveillantes et presque paternelles ou du moins avunculaires ou enfin amicales et camarades que j’en demeure vraiment fort embarrassé.
Mettons-nous à la place de M. Reinach. Quand j’ai commencé, comme on dit, enfin quand j’avais vingt ans, il avait précisément l’âge que j’ai aujourd’hui, il s’acheminait rapidement vers la quarantaine. L’annuaire de l’Association Amicale de Secours des Anciens Élèves de l’École Normale Supérieure (familièrement A.A.A.S.A.E.E.N.S.) (mon cher camarade, mon cher camarade, (c’est M. Salomon Reinach lui-même que j’ose nommer ainsi), on a fondé une association amicale de secours des anciens élèves de l’École Normale Supérieure, c’était bien. Mon cher camarade ce qui serait mieux, voulez-vous vous mettre avec moi, nous allons fonder l’association amicale de secours de l’(ancienne) École Normale elle-même. Elle en a bougrement besoin de secours, notre vieille maison ; et peut-être qu’en travaillant beaucoup nous arriverions à en sauver quelques reliques des mains politiciennes, des séniles mains de M. Lavisse. Cet Annuaire nous porte donc, M. Reinach et moi, à une distance de dix-huit ans en promotion. J’y suis compté dans la promotion de 94, et M. Reinach dans la promotion de 76. Cela fait sensiblement 18. Si précoce que pût être M. Reinach et si enfant arriéré que j’aie toujours été, et bien que de son temps on ne fît pas de service militaire, il ne peut guère y avoir qu’un flottement de quelques années entre les âges d’admission, d’entrée à l’École. M. Reinach abordait donc la quarantaine quand nous levions l’ancre de nos vingt années. Je suis à M. Reinach, (on me passera cette expression mathématique), comme sont à moi ces tout jeunes gens qui viennent aujourd’hui me voir.
Or il est extrêmement difficile sinon impossible à une génération, à une promotion qui vieillit de croire que les autres vieillissent aussi. Plus précisément ils veulent bien voir que leurs anciens vieillissent, et ils mesurent ce vieillissement d’une façon pour ainsi dire géométrique, comme des arpenteurs, par leur propre avancement dans les grandeurs, dans les places, dans les autorités temporelles, dans les puissances, mais ils ne veulent point se rendre compte que les autres, que leurs cadets que les jeunes, hélas, que les générations suivantes progressent sensiblement avec la même vitesse. Toutes les crises de famille, les pères et les fils, viennent de là. Cet homme ne veut pas comprendre que cet homme aussi, son fils, est devenu un homme. Et les mères sont généralement pires que les pères. Parce que les femmes sont encore pires que les hommes. Toute cette crise de la Sorbonne, qui est si profonde, (pas la Sorbonne, la crise), vient de ce que toute une génération, qui arrive à la soixantaine, ne veut pas comprendre que toute une génération, une autre, la nôtre, arrive à la quarantaine.
Si ce malentendu perpétuel, perpétuellement fourni, perpétuellement renouvelé, se produit, se déverse régulièrement de génération en génération comme une cascade de malentendu et d’inentendu au point que c’est la loi même du vieillissement dans la famille, dans la race, dans le peuple, — dans la philosophie, dans la métaphysique, dans la morale, dans un art, dans une science, — quel ne devait-il pas se produire entre la génération qui nous a précédés et nous, quand on considère le degré de suffisance scientifique où est parvenue la génération qui nous a précédés. Je ne crois pas que chez aucun peuple en aucun temps on ait jamais, on puisse trouver une génération, une promotion qui ait jamais été aussi sûre d’elle, qui ait jamais présenté une métaphysique aussi impudemment, aussi impunément comme étant une physique et comme n’étant pas une métaphysique.
Par suite et comme il était naturel je ne crois pas que chez aucun peuple en aucun temps il y ait jamais eu une génération qui ait traité aussi durement, aussi ingratement, avec une telle haine, avec une telle fureur, avec une telle aigreur, si malencontreusement la génération suivante que la génération qui nous a précédés nous a traités et nous traite. Elle est vraiment, elle a vraiment pour nous des sentiments comme ces vieilles ogresses des contes de fée qui voulaient toujours dévorer la jeune reine sur coulis de petits pois.
C’est ainsi que la vieille Sorbonne est devenue une sorte d’ogresse au moment même où nous ne demandions qu’à l’entourer du plus filial respect. Que nos anciens ne s’y trompent pas, — et nous-mêmes il est temps bientôt que nous commencions à ne pas l’oublier, — les jeunes gens, la bonne race, la saine race française ne demande qu’à admirer, elle ne demande qu’à aimer, elle ne demande qu’à respecter, elle ne demande qu’à être filiale. Encore faut-il qu’on ne les reboule pas, qu’on ne les traite pas injurieusement, qu’on ne les reçoive pas avec des paroles injurieuses, avec des silences plus injurieux encore. Nous ne voulons pas être traités comme des suspects par des anciens qui sans nous n’existeraient pas dans une maison qui sans doute était emportée il y a quinze ans dans la tourmente antisémitique. Les jeunes gens, la bonne race, la saine race française, le Français a aussi une certaine fierté, un sentiment très vif de sa dignité, un honneur. Il est aussi facile à décourager qu’à encourager. Le moindre bon traitement, la moindre amitié, la moindre paternité spirituelle en fait un féal. Une accumulation de mauvais traitements finit par en faire un révolté.
Nous le voyons assez toutes les fois qu’au régiment nous retrouvons « les hommes », nos Français comme ils sont, libérés de toutes les servitudes sociales, réaiguisés de tous les émoussements sociaux. Car l’homme n’est jamais libre qu’au régiment. Et nous aussi nous ne sommes jamais libres qu’au régiment. Hors des servitudes civiles ; hors des émoussements civils. Sensible au bon procédé, sensible au mauvais ; sensible au mot courtois, sensible à l’injure ; suivant jusqu’à la mort le chef ami, le chef aimé, le chef courtois, haïssant à mort le chef discourtois, le chef injurieux, tel est le Français, tel est le peuple, tels nous sommes. Il n’y avait pas de crise de la Sorbonne quand un homme comme Gaston Paris, quand un homme comme Brunetière, l’un austère et doux, l’autre austère et apparemment dur et secrètement tendre faisaient, et largement, leur devoir d’aînés envers toute une pléiade, envers toute une génération, envers toute une promotion. Installant précisément au pouvoir spirituel en l’installant au pouvoir temporel précisément cette génération, ce parti qui aujourd’hui veut fermer les portes derrière lui, qui refuse de continuer le mouvement, la tradition du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. Parti doublement coupable, qui ne veut plus derrière lui que des esclaves spirituels et temporels, qui ne veut même plus d’élèves derrière lui, loin qu’il y veuille des hommes libres. Parti doublement coupable, car ce flambeau de tradition qu’il refuse de léguer, qu’il refuse de passer, quem tradere non vult, ce flambeau de commandement, spirituel, temporel, ce flambeau de haute amitié, d’aînesse, de paternité spirituelle, ils ne l’avaient point inventé, ce flambeau, ils ne l’avaient point allumé eux-mêmes, allumé premiers, ils l’avaient emprunté, eux-mêmes, ils l’avaient reçu de leurs anciens, de leurs propres aînés, de leurs pères spirituels. C’est précisément la génération installée par Paris et Brunetière, et qui sans Paris et Brunetière ne serait rien, qui fait le Croquemitaine et le Barbe Bleue avec nous, avec la génération suivante. Mais nous ne nous laisserons peut-être pas manger.
Nous ne souffrirons pas d’être traités en suspects par quelques coquebins, par quelques francs-fileurs dans une République qui nous doit tout, qui tout entière n’est que par nous, qui sans nous, sans notre solidité sombrait il y a quinze ans dans la tourmente antisémitique. Par quelques francs-fileurs qui à la moindre apparence de danger filaient jusqu’au Nouvion en Thiérache et tremblaient dans leur peau et allaient se terrer. Pour moi, qu’on le sache bien, personnellement je n’endurerai pas qu’un Lavisse, tout gonflé de rentes et de pensions et de traitements et d’honneurs, (au pluriel, au pluriel), tout entripaillé de prébendes pour avoir semé autour de lui les désastres dans la République et dans l’Université, je n’endurerai pas qu’un Lavisse, quand même il serait de vingt Académies, vienne impunément faire des facéties et des grossièretés, fussent-elles normaliennes, sur la carrière de peines et de soucis, de travail et de détresses de toutes sortes que nous fournissons depuis vingt ans, en très grande partie justement par la faute de la génération précédente. Il en a assez dit cette année. Il en a assez fait cette année. Il s’est assez occupé de moi cette année. Qu’il recommence à s’occuper de Louis XIV. Que ce gras fossoyeur porte sa main papale sur quelque cadavre moins récalcitrant. Qu’il continue seulement d’enterrer l’École Normale. C’est un grand crime, et un grand cadavre, et qui demandera beaucoup de terre. S’il revenait à s’occuper de moi je le préviens que les démarches les plus instantes ne m’empêcheraient plus de lui demander les seuls comptes, hélas, que l’on ait jamais pu songer à demander de lui.
Tel est le jeu historique de ces deux générations, celle qui nous a précédés, qui arrive à la soixantaine, et la nôtre, qui arrive à la quarantaine. Ce que cette génération précédente avait reçu de sa précédente, elle ne (nous) l’a point transmis, elle ne l’a point traduit. Et ce que nous la génération suivante nous transmettons déjà à la génération suivante, à la génération qui nous suit, nous ne l’avons point reçu. Ainsi celle qui avait reçu n’a point donné et celle qui a donné déjà, qui donne, n’a point reçu. Singulière réversion, mutualité singulière temporelle, cascade interrompue. Ainsi la génération précédente a été une génération absorbante, littéralement une génération cupide et avare, temporellement, spirituellement, qui a étouffé, qui a gardé pour soi, ce qu’elle avait reçu. Et nous, notre génération, nous avons été forcés d’être une génération créatrice, qui devons tout tirer de nous, le temporel et le spirituel, qui devons créer, tirer de nous tout ce que nous avons commencé de transmettre à nos successeurs. Ceux qui avaient été comblés de biens ont tout absorbé, sont demeurés stériles. Et nous qui n’avions rien reçu nous avons dû trouver en nous-mêmes une fécondité qui ne sortît que de nous.
On ne saura jamais jusqu’à quel point la génération qui nous a précédés, (je ne parle pas naturellement, je ne parle jamais des pauvres gens), (je ne parle que des grands seigneurs de la Politique et de l’Université, mais je parle d’eux tous à de très rares exceptions près), on ne saura jamais jusqu’à quel point cette génération a été criminelle par cette lâche défection, par ce lâche abandon de son poste, envers la France et envers la culture, envers le civique, envers les lettres, envers l’intelligence et le cœur, envers toute humanité. Cela aussi est un point d’histoire, mais malheureusement il ne sera jamais éclairci. Quand les témoins viendront, c’est-à-dire les générations suivantes, notre génération, notre pauvre génération sacrifiée aura relevé, aura réparé déjà tant de désastres que les traces historiques de ce crime ne seront déjà plus aisément saisissables. Nous seuls pouvons savoir tout ce que nous avons trouvé de ruines et de désastres quand nous sommes arrivés à l’âge d’hommes. (Ce qui prouve une fois de plus que ce qu’ils nomment la vérité historique ne peut jamais s’établir intégralement puisqu’il faudrait que l’historien, vir historicus, fût littéralement de toutes les générations, qu’il fût contemporain de tous les temps).
(Et comme dans une génération mauvaise tout est mauvais, il est notoire que cette génération est celle aussi qui en chrétienté nous a donné tant de mauvais chrétiens, tant de chrétiens honteux, au sens que nous avons défini).
Ce que je veux dire, — et ce serait le commencement d’une conversation avec M. Salomon Reinach, ce serait même le commencement de toute conversation qui porterait sur cette matière, — prolégomènes à toute métaphysique future, — c’est qu’il y a entre la génération qui nous précède et nous une coupure comme il n’y en a peut-être jamais eu entre deux générations qui se suivaient. Et que l’on ne nous dise pas que c’est l’habitude, qu’il en est toujours ainsi, qu’il en est forcément ainsi. Nous avons deux témoins, nous avons deux (autres) exemples. L’un avant, l’autre après. Premièrement la liaison de la génération qu’illustraient Paris et Brunetière précisément à la génération qui nous précède. Deuxièmement notre propre liaison à la génération qui nous suit. Aux nouveaux jeunes gens.
Je demande pardon à M. Salomon Reinach d’avoir ainsi été conduit par un simple rapprochement purement géographique dans le temps, si je puis dire, à mettre à côté de son nom le nom de M. Lavisse. Il est évident que par ailleurs il ne peut rien y avoir de commun entre ces deux hommes. M. Salomon Reinach n’a point un Nouvion en Thiérache où il s’enfuie. Toutes les fois que des guerres presque civiles et presque plus que civiles ont conduit ce pays à deux doigts des plus extrêmes dangers, M. Salomon Reinach était là. Comme nous. Parmi nous. Il était présent.
M. Salomon Reinach m’arrêterait peut-être ici. — Que parlez-vous de générations, me dirait-il très sincèrement. Nous, ce que vous nommez le Parti Intellectuel, n’avons-nous pas aussi avec nous des jeunes gens. Revoyez sur l’Annuaire. Nous avons avec nous plusieurs de vos jeunes camarades.
Monsieur Reinach quand un parti intellectuel, quand un pouvoir spirituel temporel dispose du budget de l’État, de toutes les places de l’État, — (de toutes les hautes places et de toutes les places de Paris, laissant aux autres le soin d’aller enseigner dans de censément ingrates provinces), — quand il dispose de toutes les faveurs, de tout l’avancement, de tout le pouvoir, de tout l’argent, de toutes les relations, — (notamment des mariages, il y aurait un beau travail à faire sur l’accélération des gendres dans l’Université depuis trente ans), — (avant je n’y étais pas), — quand on dispose de tout il faudrait que l’on eût bien changé l’humanité depuis trente ans pour n’avoir pas avec soi quelques douzaines de jeunes gens ; — (et j’ajoute : quand on dispose de pouvoir casser les reins à quelques autres, à tous ceux qui ne marcheraient pas droit ; cela s’est vu ; cela se voit ; cela se verra).
Puisque M. Salomon Reinach est certainement pour les méthodes expérimentales, qu’il rouvre l’annuaire, moi aussi je suis pour l’expérience. Qu’il dresse les tables. Qu’il dresse les présences, les absences, les variations concomitantes. Qu’il compte, qu’il mesure les carrières que l’on fait, — (j’entends les carrières politiques et les carrières universitaires), — quand on marche avec le parti intellectuel, et celles que l’on ne fait pas quand on ne marche pas avec. Les plus hautes valeurs des différentes promotions reléguées, laissées en province, (le seul philosophe qu’il y eût dans ma promotion encore à Bordeaux après un tour du monde et je pense au moins dix ans du meilleur enseignement de lycée), et des galopins de vingt-cinq ans pourvus de chaires, pourvu qu’ils y enseignent ce qu’ils nomment la sociologie. Faites les comparaisons, monsieur Reinach, reparcourez les carrières de tous ceux qui marchent avec le Parti Intellectuel, et étonnez-vous avec moi au contraire qu’il y ait encore quelques voix libres qui s’élèvent.
Pour moi quand je regarde ce que nous sommes je trouve que nous sommes encore beaucoup. Quand je regarde ce qu’on fait de nous, je trouve que nous sommes encore beaucoup. Et qu’il faut qu’il y ait non pas seulement dans l’humanité mais proprement dans cette race une rare valeur propre, un goût propre de la liberté, une rare vaillance propre pour qu’il y ait encore quelques voix libres qui s’élèvent.
Il faut que cette race ait la liberté chevillée au corps.
Ai-je bien le droit de me plaindre, avons-nous seulement à présent le droit de nous plaindre. Il paraît qu’il faut au contraire que nous soyons extrêmement joyeux. Comme eux. Le roi s’amuse. C’est du moins ce que notre camarade M. Rudler me prescrit ou me fait prescrire, et sur quel ton, dans sa Revue Critique des Livres Nouveaux.
De tous les camarades qui figurent à l’Annuaire, cher monsieur Reinach, notre camarade Rudler offre bien un des exemples les plus éclatants d’un malheureux sur qui la fortune s’acharne. M. Rudler, (G. Rudler, Gontran, Gustave, Gaspard ou Gaëtan Rudler), est le type de l’homme qui n’a pas de chance. Ses travaux microscopiques sur l’histoire des lettres françaises, — (ou plutôt sur l’histoire de la littérature), — (française), — (car ici encore il faut distinguer), — l’ont conduit, — eh bien oui, il y a des gens qui n’ont pas de chance, — l’ont conduit à découvrir que notre maître, — (et son maître), — enfin que notre commun maître M. Lanson était un homme d’un génie extraordinaire. Que faire quand par un coup de la fortune ennemie on a découvert, on se trouve brusquement le détenteur d’un aussi pesant secret. Ah si monsieur Rudler avait découvert, si ses études et recherches micrographiques l’avaient conduit à découvrir que notre commun maître M. Lanson n’était pas tout à fait un homme d’un génie extraordinaire, oh alors la voie du devoir était toute indiquée. Heureux les devoirs difficiles. Μακάριοι, heureux les devoirs austères. Mais voilà. Mettez-vous un peu à la place de M. Rudler.
Je ne dis pas à sa place de maître de conférences. L’État ne le voudrait peut-être pas. Ne riez pas. Il n’y a pas de quoi plaisanter. M. Rudler, notre camarade M. Rudler n’avait pas découvert que notre commun maître M. Lanson n’était pas tout à fait un homme d’un génie extraordinaire, il avait justement, comme par hasard il avait justement découvert au contraire que notre commun maître M. Lanson était un homme d’un génie extraordinaire. La vérité avant tout. Ingrats qui riez, futiles et frivoles, c’est que vous ne savez pas combien un tel secret pèse. Pour les stoïciens, et M. Rudler est évidemment stoïcien, les devoirs faciles sont évidemment les seuls qui soient difficiles ; il n’y a qu’eux qui comptent, il n’y a qu’eux qui embarrassent ; braver les infortunes ne serait rien ; nous en avons l’habitude ; mais braver les fortunes. M. Rudler n’hésita pourtant point. Il prit son courage à deux mains. Dans un élan de sincérité qui est demeuré célèbre M. Rudler proclama devant l’univers étonné que notre maître M. Lanson est un homme d’un génie extraordinaire. Aujourd’hui M. Rudler fait à l’École Normale Supérieure un cours, ou des cours, notamment un sur Hugo, que les élèves trouvent généralement mauvais.
Ce qui étonna un peu l’univers, ce ne fut pas d’apprendre des douces lèvres de M. Rudler que notre maître M. Lanson était un homme d’un génie extraordinaire. Depuis quelque temps l’univers s’y attendait. Comme on dit, cela se sentait venir. Ce qui étonna un peu l’univers, ce fut un certain ton, ce furent les expressions mêmes qu’employa M. Rudler. En quels termes il nous fit part de sa découverte, le souvenir en est resté universellement présent. Des expressions dont on userait à peine, dont on oserait à peine user pour un Corneille ou pour un Pascal, pour un Beethoven ou pour un Rembrandt, notre camarade M. Rudler en usait fort libérablement pour notre maître M. Lanson. De sorte que l’on se demande ce qu’on dirait si il venait un nouvel Eschyle ou un nouveau Pindare, un nouveau Sophocle ou un nouveau Platon, un Virgile, un nouveau Ronsard ou un nouveau du Bellay, un nouveau Descartes et un nouveau Corneille, un Pascal, un Racine, un Marivaux, un Lamartine et un Hugo, un Vigny, un Michelet. Un Musset. Ou plutôt on sait très bien ce qui arriverait. Le nouveau serait fort mal reçu en Sorbonne. Je veux dire dans tout le Parti Intellectuel. C’est à l’École Normale que j’ai entendu dire, — (je dois dire que ce n’était pas en conférence), — c’était au commencement de la liquidation de l’affaire Dreyfus que j’ai entendu dire à l’École Normale, passant le seuil de la porte, pour entrer : « J’espère qu’à présent on va foutre tout ça en l’air. On commence à nous emm..... avec Corneille et Racine. » L’homme qui prononçait ces paroles mémorables était l’un des deux fonctionnaires les plus permanents, les seuls permanents, de la maison, l’un des deux qui n’aient point bougé depuis vingt ans, l’un des deux qui usent directeurs, sous-directeurs et maîtres de conférences, comme on les nommait, comme on ne les nomme peut-être plus, l’un des deux qui usent les programmes mêmes, l’un des deux qui usent les « transformations ». Il était dès lors, il est encore dans la maison le délégué permanent du jauressisme, le représentant officiel de Jaurès dans la maison. Il y avait alors un fort parti. Il n’y a plus personne. Il n’y a plus que le directeur. Mais il l’a bien. Il était dès lors le dominateur et l’épouvantateur automatique de M. Lavisse. Il était alors le secrétaire de M. Lavisse à la Revue de Paris. Il épouvantait tous les deux jours M. Lavisse par des gros mots, par une de ces « engueulades » dont je me suis permis de citer un texte. À présent dans ce texte voulait dire : À présent que nous avons fini l’affaire Dreyfus ; à présent que nous allons être les maîtres ; à présent que ces jeunes gens vont continuer à nous suivre. Il voulait dire que nous autres jeunes gens nous allions employer notre victoire et notre force à démolir ce qui est la France même.
De tels mots forment la jeunesse. Nos anciens, nos aînés s’étonnent que nous nous soyons éloignés d’eux, détachés, qu’il y ait entre eux et nous, entre leur génération et la nôtre une coupure la plus profonde peut-être qu’il y ait jamais eu entre deux générations. Des hommes que nous étions le plus portés à respecter, à aimer, que déjà nous respections par provision, que nous aimions d’avance, des hommes à qui nous avions donné notre cœur, des lèvres dont nous attendions des bonnes paroles, des encouragements, des conseils, les légitimes leçons d’une expérience aînée fraternelle nous n’avons jamais entendu tomber que l’injure et l’offense et l’ingratitude et l’aigreur et la dérision et l’envie. Or nous sommes de la race des Français qui ne supportons point l’offense.
Voilà des textes. De telles paroles, de tels propos forment la jeunesse. C’est encore dans ce milieu de l’École Normale, c’est dans ce petit monde qui ne se croit pas rien et qui n’est pas rien que fut prononcée une autre parole mémorable. Elle fut prononcée par un des maîtres de la maison. — « Cette fois-ci, dit-il, nous le tenons, nous aurons sa peau. » — La peau dont il s’agissait n’était point si je puis dire une peau ordinaire. Il ne s’agissait de rien moins que de la peau de Pascal. — Quel Pascal ? — Pascal, quoi ; pas Paschal Grousset, bien sûr ; Blaise Pascal. C’était au seuil de cette petite conjuration, de cette petite cabale qui fut tramée à l’École Normale et dans le milieu de l’École Normale par un nommé Mathieu ou Matthieu pour démontrer que Pascal était le dernier des faussaires et qui n’a pas laissé de traces. Ni la cabale ni Mathieu. M. Lavisse naturellement avait prêté la Revue de Paris pour la perpétration de cet attentat. Quand il vit que cela tournait mal, lâche dans le crime même, il lâcha ses complices et déclara qu’il ne s’était pas aperçu qu’on faisait ça.
Ayant donc fait cette découverte que notre maître M. Lanson était un homme d’un génie extraordinaire, — (plaignons le jeune homme qui est le dépositaire d’un tel secret), — M. Rudler prit sur lui, entreprit de divulguer ce secret et cette découverte. En quels termes nous le savons, et ces termes si je puis dire ont eu tant d’écho(s) que M. Rudler lui-même ne les oubliera peut-être jamais plus. Aujourd’hui M. Rudler est à l’École Normale, il enseigne à l’École Normale. Y est-il professeur, professeur-adjoint, chargé de cours, maître de conférences, (professeur) suppléant, chargé d’un cours supplémentaire, ou complémentaire, ou quelque autre titre, c’est ce qu’il ne sera jamais possible de savoir, notre malheureuse École ayant subi de tels bouleversements que le diable n’y reconnaîtrait jamais un suppléant d’un titulaire. M. Rudler a découvert que M. Lanson, M. Rudler est entré à l’École Normale. Je ne dis point que ceci soit le résultat de cela. Moi aussi je veux voir dans ce résultat une simple coïncidence. Sous la Troisième République il n’y a point de faveurs. Les avancements ne sont jamais accordés qu’au mérite. Et il n’y a jamais eu une seule exception. Et tout est toujours exactement proportionné au mérite, à la vingtième décimale près. Notamment dans l’Université. Et très notamment dans la Haute Université. Les influences n’ont jamais servi à rien, ni les protections, ni les relations, ni les liaisons, ni les compromissions, ni les alliances, ni tout le politique et tout le parlementaire. Je suis convaincu qu’un jeune homme qui aurait eu le malheur de découvrir que notre maître M. Lanson n’écrit pas en français aurait eu une aussi belle fortune universitaire que M. Rudler. Il n’y a point de coteries dans l’Université. Notamment dans la Haute Université. Il n’y a point de coterie à la Sorbonne qui fasse les avancements. Par conséquent M. Rudler n’est à l’École Normale que par son seul mérite.
J’avais donc fait, enfin j’avais fait à ce monsieur notre camarade Rudler une plaisanterie fort innocente, — (je m’y entends), — précisément sur ces termes en lesquels il avait parlé de M. Lanson. Là-dessus M. Rudler éprouva le besoin de me vouer une haine mortelle. Jusqu’ici je n’y vois pas d’inconvénient, rien ne vaut un bon ennemi. Où je vois un inconvénient, c’est que M. Rudler, voulant m’aligner un éreintement de main de maître, (de maître de conférences), se dérobe derrière un certain petit garçon qui signe je crois Pons Daumelas.
Si j’avais quelqu’un en face de moi, si j’avais en face de moi M. Rudler je dirais que cet article est de la dernière bassesse. De la plus basse grossièreté. Et je sais encore assez de français, n’en déplaise à M. Rudler, pour que, quand je dis bassesse et grossièreté, je ne veuille pas dire qu’un article m’est désagréable, ou qu’il m’est ennemi, ou hostile, infensus, ou que je ne l’aime pas.
Ce qu’il y a peut-être de plus remarquable dans ce morceau remarquable c’est que M. Rudler ou son pseudopompe me reproche particulièrement d’être geignard. Ainsi, ce qui veut dire qu’il paraît que tout va bien, et que c’est nous qui inventons que ça va mal. C’est le vent d’automne qui fait croire qu’actuellement il y a des crises. Tout va bien. Nos maîtres font avancer les violons. Vibrez, trombone et chanterelle !
Que Magnan danse la trénis
Et Saint-Arnaud la pastourelle !
Tout va bien. Il n’y a pas une crise de la Sorbonne, une question de la Sorbonne. C’est une illusion d’optique. C’est nous qui avons inventé ça, qu’il y a une crise de la Sorbonne, une question de la Sorbonne. Personne ne s’aperçoit qu’il y en ait une. C’est la télégraphie sans fil qui a fait croire qu’il y avait une question de la Sorbonne. Il n’y a point une crise de l’enseignement, de tous les enseignements. Ça ne se voit pas. C’est une invention des méchants. Il n’y a pas une crise de l’Université, des trois ordres d’enseignement. Et même de l’enseignement extérieur. Il n’y a pas une crise, il n’y a pas eu tout un bouleversement de l’École Normale. C’est une paille. C’est un souffle. C’est un rien. Ça passe. C’est la thermodynamique qui en est cause. M. Rudler y est. M. Rudler y enseigne. Comment ça irait-il mal. Comment pourrait-il y avoir une crise, quand M. Rudler y est, quand M. Rudler y enseigne. M. Rudler est gai. M. Rudler est content. M. Rudler y est. M. Rudler est heureux. M. Rudler y enseigne. M. Rudler n’est pas geignard. Il n’y a jamais eu une crise de l’École Normale, une question de l’École Normale. Il n’y a pas une crise du latin. Ce sont les journalistes qui ont inventé ça. Il n’y a pas une crise du grec. Il n’y a pas une crise du français. Il n’y a pas une crise de la culture en général. Il n’y a pas une crise de toute la mentalité publique. Il n’y a pas une crise dans les lycées. Il n’y a pas une crise dans les Facultés. Il n’y a pas une crise dans tout le monde universitaire et même dans tout le monde pensant. Comment voulez-vous qu’il y ait une crise, puisque M. Rudler enseigne à l’École Normale Supérieure.
Le Parti Intellectuel, lui, n’est pas geignard. Non, mais il en est venu dans sa soif de domination, dans son besoin de tyrannie à un tel degré de susceptibilité, à un tel point de sursensibilité, — (je ne dis pas de suprasensibilité, ce qui prouve que le latin dans le français est encore une belle langue), — que l’on ne peut plus seulement prononcer ce mot, ces trois syllabes, la Sor-bonne, sans s’attirer aussitôt de bas en haut des regards obliquement circonférentiels. Que si vous ajoutez que vous connaissez M. Massis et que c’est un fort honnête homme, aussitôt on vous regarde, on vous regarde, — ou plutôt on ne vous regarde pas, — comme je n’aimerais pas à être regardé. Il était naturel d’ailleurs que cette affaire, qu’une affaire qui venait du Parti Intellectuel et qui intéressait le Parti Intellectuel finît par des mots tabous. Je connais une maison où l’on ne peut plus aller, parce que si vous dites par exemple : Il y a un fiacre qui remonte la rue de la Sorbonne, à ce seul nom, à ce seul mot de Sorbonne tout le monde vousse les épaules et regarde obstinément dans le fond de son verre. Je veux dire, dans le fond de sa tasse.
Le Parti Intellectuel est comme tous les pouvoirs absolus, quand les prend l’esprit de vertige, l’esprit d’imprudence et d’erreur. Ils ne veulent recevoir aucune réforme du dedans. Ils traitent comme ennemis ceux qui veulent du dedans, longtemps, longuement, patiemment leur faire entendre la voix de la raison ; la voix de la justice ; la voix de la liberté ; la voix de la justesse. Qu’ils ne s’étonnent point dès lors de recevoir des atteintes matérielles, et de les recevoir du dehors. C’est la loi.
C’est l’événement de toutes les tyrannies.
Ce sera évidemment plus tard aussi une grande question dans l’histoire des littérature que de savoir si ce Pons je ne sais plus comment, Pons Daumelas aussi existe ou si ce ne serait pas un pseudonyme de notre M. Rudler. Il y a du pour et du contre. Les balances des méthodes scientifiques hésitent, fléchissent en des oscillations d’une ténuité merveilleuse. Les deux thèses se balancent avec des raffinements de voluptés. (Toujours les voluptés sourdes de M. Rudler, si j’ai bonne mémoire). Ce qui me ferait croire que cet article, fort bas, ne serait pas de M. Rudler, c’est qu’il est tout de même écrit en un certain français auquel M. Rudler n’atteint pas. Mais ce qui me ferait croire que c’est un pseudonyme, et non pas un onyme tout court ni même un paronyme, c’est que c’est un nom si évidemment forgé. Faisons appel, mes enfants, non plus à nos vieux instincts, ni à notre goût, ils sont passés de règne, mais à ces règles subtiles que nos maîtres ont instaurées parmi nous. Pons Domelas, Ponce Daumelas, je ne sais pas si vous êtes comme moi, c’est un nom qui sent la forgerie. On ne me fera jamais croire qu’un vrai homme s’appelle comme ça. C’est un nom fabriqué, un nom bissecteur, un nom si évidemment composé, juste au milieu, Pons Daumelas on voit tout de suite que c’est un petit compromis mitigé entre le célèbre Ponce Pilate et le presque aussi célèbre Domela Nieuwenhuis.
Si encore il s’appelait Pierre Pons, à la rigueur ça pourrait être naturel. C’est un malheur, de s’appeler Pierre Pons. Par conséquent ça peut arriver à quelqu’un.
Nous connaissons tous les trésors de perfection qu’il y a dans la phrase suivante : Madame, c’est moi que je suis le professeur de français qu’on vous a parlé. On croyait jusqu’ici non seulement que c’était le sublime du genre, mais qu’on ne pourrait jamais faire mieux. On se trompait. Nous avons aujourd’hui le sursublime du genre. Quelqu’un a fait mieux. Depuis le 15 juillet. Il y a une phrase encore supérieure. Vous voudriez bien savoir où. Puisque vous êtes abonné aux cahiers, je vais vous le dire. Il y a une phrase supérieure, encore supérieure précisément dans ce numéro 7, VIe année, (Deuxième Série), 15 Juillet 1911, de cette Revue Critique des Livres Nouveaux, publiée chez Cornély, 101, rue de Vaugirard. Prix du numéro, 0.60. Abonnements 5 francs par an pour la France, et 6 francs pour l’Étranger. Je ne saurais trop remercier M. Ponse Pilate d’avoir attiré mon attention sur ce numéro, voulant bien s’y occuper de ma modeste personne. Car si M. Domela Nieuwenhuis n’avait point attiré mon attention sur ce numéro, j’ignorais toute ma vie cette phrase extraordinaire, Scaferlati supérieur. Et j’y aurais beaucoup perdu. Et l’univers aussi l’ignorait toute sa vie. Et l’univers aussi y aurait beaucoup perdu. Car l’univers ne lit pas la Revue Critique des Livres Nouveaux. Il a tort. Mais n’anticipons pas.
Frappé de mon indignité, et de voir que je ne savais pas le français, et que c’était le cousin Pons qui le savait, mais nullement entêté, il faut me rendre cette justice, je me mis incontinent en devoir de l’apprendre, — (pas le Pons, le français), — dans cette Revue qui m’enseignait si gentiment que je ne le savais pas.
J’avoue que j’allai de surprise en surprise. Si le cousin Ménélas n’avait point attiré mon attention sur ce numéro, j’étais frustré de grands enseignements. Le cousin Pons est évidemment du pays de M. Combes. Il y a longtemps que je soupçonnais cette Revue Critique des Livres Nouveaux d’être un organe, si je puis dire, combiste. Cette Revue porte des enseignements jusque sur sa couverture. Ainsi on y voit, sur sa couverture, que le cousin Rudler y est représenté comme Docteur ès lettres et comme Professeur au Lycée Louis le Grand. Il n’y est pas représenté comme exerçant quelque domination à l’École Normale Supérieure. Serait-ce une erreur de mes sens abusés, que notre camarade fait un cours à l’École Normale Supérieure, et des mauvaises leçons sur Hugo. Mais ouvrons la revue du cousin Paméla. La première leçon que j’y prends est une assez bonne leçon de classement. Tout peu cousin que je sois, je distingue assez rapidement ce que c’est que cette Revue. C’est une Revue cousine. Je veux dire entre cousins. C’est d’abord, et excellemment, c’est au premier degré une revue où ceux qui ne font rien disent du mal de ceux qui font quelque chose. Mais si par malheur, — (ou par erreur), — un de ceux qui ne font rien a eu le malheur de faire quelque chose, alors un autre de ceux qui ne font rien est délégué à dire de celui qui par malheur a fait quelque chose un bien dont sur un exemple on va avoir une légère idée. Ainsi la Revue devient au deuxième degré une Revue d’encensement mutuel. Mon Dieu ce n’est pas la première fois que ça se voit. En un mot il y a pour ces gens-là ceux qui sont de la Revue, et ceux qui ne sont pas de la Revue. Le cousin Pénélope est de la Revue, et moi Péguy on se rend compte assez rapidement que je ne suis pas de la Revue. Car « chaque numéro de la Revue, si j’en crois la dernière page de la couverture, est divisé en trois parties : 1o étude sur un ouvrage récent, ou sur un ensemble de publications récentes de premier ordre ou d’actualité ; 2o comptes rendus ordinaires ; 3o livres annoncés sommairement. » On pense bien que je suis dans les comptes rendus ordinaires. On m’aurait bien mis dans les livres annoncés sommairement, mais on n’aurait pas eu la place pour m’éreinter. Il fallait deux pages et neuf lignes au cousin Babylas. Le livre hors ligne, ou pour parler exactement, le livre de premier ordre d’aujourd’hui est le tome III de l’Histoire de la langue française, des origines à 1900, de notre maître M. Brunot (attention, attention, il faut dire ici notre maître et ne pas aller dire notre cousin M. Brunot, le roi n’est pas son cousin). (Et je ne me fierais qu’à demi à sa jovialité). C’est donc le tome III de M. Brunot qui est l’ouvrage récent ou d’actualité. On pouvait tomber beaucoup plus mal. Je n’ai aucune compétence dans l’Histoire de la langue française, mais en attendant que j’y aie acquis quelque compétence, ce qui ne saurait tarder, je suis plein de respect pour notre maître M. Brunot, j’ai pour les travaux de M. Brunot, moi écrivain, tout le respect qu’un soldat qui a fait la guerre a pour un historien des poudres et salpêtres, qui ne l’a pas faite, tout le respect qu’un peintre, qui a fait des tableaux, a pour un historien de la boîte à couleurs, qui n’en a point fait. Mais en attendant que j’aie acquis quelque compétence dans l’Histoire de la langue française je dois à M. Brunot par ce numéro même un bon enseignement. Car c’est un cousin nommé Sudre ou si vous voulez c’est un nommé le cousin Sudre qui fut chargé, ou qui se chargea de présenter le livre de M. Brunot. Vous dites, monsieur Reinach, ou enfin vous me diriez que vous avez des jeunes gens avec vous, que le Parti Intellectuel a des jeunes gens avec lui. Voyez quels sont vos jeunes gens. Écoutez, puisque aussi bien vous collaborez, vous aussi, à cette Revue, et que votre nom est dans le petit rectangle de la couverture, dans le petit cartel de tête, écoutez, instruisez-vous avec moi, écoutez, apprenons comment et jusqu’où ces jeunes gens-là, les vôtres, poussent l’art de la flagornerie, écoutez en quels termes ils parlent d’un patron. On se croirait aux meilleurs jours de la Faculté de Médecine. Le cousin Sudre dit tout le bien qu’il pense du livre du patron. Il en a le droit et ce n’est pas là que commence la flagornerie littéraire. Et universitaire. Mais quand il a fini le cousin Sudre se dit : C’est pas tout ça. Est-ce que le patron va être content. Il fait cette injure au patron, que nous ne lui ferions pas, de supposer que le patron aime la louange. Et alors le cousin Sudre se lance dans un lyrisme qui n’est pas de Château-Thierry. (M. le Grix avait bien raison de nous annoncer une renaissance du lyrisme en France). Écoutons un peu. Notez que c’est après la fin de son article. Son article est fini quand il commence :
J’ai essayé d’indiquer ce qui dans l’œuvre de M. Brunot est absolument hors ligne. Je ne voudrais pas que ces comptes rendus, forcément fragmentaires, fissent illusion sur l’admiration que m’inspire l’ouvrage entier, (vous croiriez là-dessus que l’ouvrage entier ne lui inspire pas d’admiration. Vous vous trompez doublement, et sur sa psychologie, où vous êtes impardonnable, et deuxièmement vous n’y êtes pas, on voit bien que vous ne connaissez pas leur français, deuxièmement sur son français.) admiration que partageront (vous êtes rassuré tout de suite) admiration que partageront tous ceux qui le liront ou auront à le consulter. (On ne dira pas que ces jeunes gens n’ont pas le sens de l’admiration). Ils ne sauront en vérité ce qu’il faut admirer le plus, de la colossale faculté de travail de l’auteur ou de sa belle, saine et utile érudition. Mais tous resteront d’accord que ce monument manquait à l’étude, à l’honneur de notre langue, et qu’il est d’un bon et savant Français de l’avoir élevé. (Car ces amis de Jaurès sont aussi de bons Français quand il faut).
On avait voulu nous faire croire que la vieille gymnastique aux agrès avait été remplacée dans les écoles par la gymnastique suédoise. Nous savons à présent par quoi la vieille gymnastique aux agrès a été remplacée dans les écoles. Elle y a été remplacée par un judicieux exercice, par une gymnastique rationnelle du maniement de l’encensoir. Et par quelques exercices d’assouplissement.
Nous savions tous le degré de haute perfection qu’atteint la phrase du professeur de français qu’on vous a parlé. Il y avait aussi une phrase de Patin qui était célèbre quand nous étions au lycée. L’une et l’autre ne sont plus rien depuis cette phrase que je vois. Elle est dans les comptes rendus ordinaires. Il faut passer pour la trouver par dessus le compte rendu « ordinaire » que m’a réservé le cousin Péloponèse. Après trois ou quatre comptes rendus on arrive à la phrase suivante. Je préviens que malgré le jeu des premières métaphores, il ne s’agit point dans cette Revue critique de géographie marine ni d’un traité d’obstétrique. Il s’agit d’un livre d’un certain Cazamian sur l’Angleterre moderne. Voici la phrase : « [Il a essayé, et réussi, la synthèse de l’âme et de l’histoire anglaises depuis cent ans. Non plus l’une de ces synthèses psychologiques à la manière de Taine et de son école, qui ne sont que des portraits classiques agrandis à la taille des peuples, mais une synthèse historique, dans laquelle une connaissance étendue des faits en soutient et en nourrit l’interprétation.] » Voici le beau de la phrase, et les métaphores : « Il a évité les principaux écueils de sa conception. Sous le schéma philosophique il est aisé même à des lecteurs moyennement au fait des choses anglaises, de replacer le drame, avec ses angoisses. Mais le schéma lui-même ne crée point de rigidité. L’auteur ne fige pas la vie dans des constructions systématiques. Partout il donne à entendre qu’il n’existe point de tendances pures, sans mélange des tendances contraires, et qu’un peuple ne peut pas se jeter tout entier du côté de l’une ou de l’autre adaptation. Grâce à la variété nuancée et heureuse de ses formules, il a dégagé les dominantes, mais respecté la complexité profonde des choses. Aussi, quand on discuterait avec lui sur ses dosages de réflexion et de raison, ou même sur le rattachement de telle ou telle tendance à l’une ou à l’autre des adaptations, on n’ébranlerait ni l’ensemble de sa construction ni son idée générale, parfaitement légitime quoiqu’appliquée rétrospectivement au siècle passé. »
Eh bien voilà, j’ai honte à le dire parce que c’est tellement extraordinaire qu’on ne va pas me croire : Voilà : L’homme qui écrit ça enseigne le français à l’École Normale Supérieure. Cette phrase est de Rudler lui-même.
… « parfaitement légitime quoiqu’appliquée rétrospectivement au siècle passé. » Et si on l’appliquait rétrospectivement au siècle futur, mon cher camarade, est-ce qu’elle serait encore parfaitement légitime, son idée générale. — Et je ne parle pas, je ne parle plus du perpétuel encensement mutuel.
On n’en croirait pas le témoignage de ses yeux. Voilà les remaniements. Voilà les améliorations. Voilà les perfectionnements. Non il n’y a pas une crise du français. C’est un leurre. L’homme qui écrit comme ça, l’homme qui écrit ça ; ce jargon ; ce paquet de clichés ; cette lavasse abstraite ; ce ramassement fadasse de pauvretés ; je n’en reviens pas ; l’homme qui écrit ça, (soyons gais, surtout, ne soyons pas geignards), l’homme qui écrit ça enseigne le français à l’École Normale Supérieure.
On me dit : Ne vous excitez pas. Ce Rudler est un médiocre. Il ne porte ombrage à personne. C’est pour cela qu’il a fait cette rapide carrière. C’est toujours ainsi dans le Parti Intellectuel. — Je réponds : Je sais que c’est toujours ainsi dans le Parti Intellectuel, mais je sais aussi que c’est à force de ne pas avoir voulu « s’exciter » que nous en sommes où nous en sommes.
« Il a évité les principaux écueils de sa conception. » (Heureusement encore qu’il a évité les principaux). Sous le schéma philosophique… » Non, si quelqu’un prétend que la phrase du professeur de français ou que la phrase de Patin a une plus haute perfection que la phrase de M. Rudler, je dis qu’il faut que ce quelqu’un soit un envieux, un jaloux, un ennemi de M. Rudler.
Je sais bien que c’est leur théorie, (et encore plus leur pratique, certes), qu’on n’a pas besoin de savoir écrire pour s’occuper des écrivains et des écritures, (et ils ne s’en privent pas, de ne pas savoir écrire), peut-être au contraire, (ils en abusent un peu de ce contraire), qu’il vaut même mieux ne pas savoir écrire pour s’occuper des écrivains et des écritures, (on est moins partial, sans doute), pour faire l’histoire des écrivains et des écritures. Mais notre thèse à nous écrivains est que nous avons sur les œuvres et sur les vies et dans les œuvres et dans les vies de nos modèles et de nos maîtres des intelligences profondes que les non écrivains n’y ont pas. Il y aura toujours ceux qui sont du métier et ceux qui n’en sont pas. Notre thèse à nous écrivains est que nous avons sur les œuvres et sur les vies et dans les œuvres et dans les vies de nos anciens et de nos pères, de nos modèles et de nos maîtres des intelligences profondes. Je dis qu’un Tharaud, parce que Tharaud est un écrivain, parce que Tharaud est romancier, parce que Tharaud vient de faire la Maîtresse Servante, je dis qu’un Tharaud, quand il ouvre seulement un roman de Flaubert, un roman de Maupassant, y a, y trouve, (sans chercher), y reçoit des intelligences instantanées qu’un Rudler ne recevra jamais, qui d’ailleurs ne se trouvent point, ne s’obtiennent point. Et par contre notre thèse est qu’il y a une certaine incapacité d’écrire, une sorte de certaine malpropreté d’écriture qui dé(ha)bilite un homme pour les hommes et pour les œuvres de l’écriture. Que ça ne trompe pas, que c’est incurable, et qu’un homme qui a une fois commis une phrase comme cette phrase de M. Rudler, un vers de Racine ou un vers de Ronsard ne lui sonnera jamais dans la tête. Après ça il peut avoir deux cent cinquante et une mille fiches. Nous nous en foutons, de ses fiches. Nous en avons assez de ces petits dominateurs qui prétendent faire l’histoire d’une réalité sans entendre à cette réalité. L’homme qui se joue dans ses métaphores comme un tardigrade, l’homme qui est tardigrade restera tardigrade.
Même jour, le soir. — Je me rends bien compte de tout ce qu’il y a de bas à relever toutes ces bassesses, et la haine et l’envie et l’ordure et la honte. Ce n’est pas sans une tristesse elle-même incurable et sans une amertume, ce n’est pas sans un serrement de cœur, sans une angoisse, sans un discrédit et une déconsidération de soi, sans un sentiment d’un avilissement à ses propres yeux qu’on engage la conversation avec ces gens. On a le sentiment d’une grande diminution. On n’a jamais la connaissance, d’avance, de l’épreuve. On ne prévoit jamais comme sera, quelle sera l’épreuve. Je croyais avoir l’expérience de la vie. Je croyais que ma procession pourrait se dérouler sans avanie ; qu’elle pourrait se dérouler innocemment devant un public innocent ; innocemment comme elle était conçue ; innocente devant un public innocent, pure devant un public pur. Je me trompais. Mais quand quelques mauvais garnements viennent publiquement faire des incongruités, il faut bien faire avancer quelques pertuisaniers. J’ai fait avancer quelques pertuisaniers. Si l’on m’en demande, j’en ferai avancer d’autres, tant qu’il en faudra. Je ferai tous les métiers, tant qu’il en faudra. Si on salit la rue, je me ferai balayeur de la rue, afin que les pieds purs, afin que les pieds propres ne se salissent point.
Je ferai tous les métiers. J’ai l’habitude. Tout ce que je demande, c’est que tout ce fiel crève sur ces fielleux et que bientôt je puisse retravailler d’un cœur pur.
Il y a douze ans, quand parut le premier cahier de la première série, le Parti Intellectuel se récria. Ils riaient entre eux, ils plaisantaient, ils gouaillaient. Ils ont toujours été le parti de la dérision. Ils raillaient. Ils ricanaient. C’est leur fort. Ils disaient à l’École Normale et dans tout ce milieu de l’École Normale : On a vu paraître le premier. On ne verra jamais paraître les autres. Ils riaient aux éclats dans leur grosse face pseudobismarckienne. On a vu paraître le premier. On ne verra jamais paraître le deuxième. Ils mentaient. On a vu paraître le deuxième et un certain nombre d’autres depuis.
Quand est parue la première Jeanne d’Arc, je veux dire le premier mystère, le mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, le Parti Intellectuel dit : On a vu paraître la première. On ne verra jamais paraître la deuxième. Ils mentent. On verra paraître la deuxième et un certain nombre d’autres.
On ne verra pas paraître la deuxième. Ils ne sont pas si malins. Ils n’ont jamais rien empêché. Ils peuvent nous faire beaucoup de mal. On l’a vu. Ils peuvent nous faire beaucoup souffrir. On l’a vu. On le voit. Mais ils ne nous empêcheront pas de produire. Il y a dans la race de producteur une force qui vainc tout.
J’étais assez ridicule en effet quand parut le premier cahier de la première série. Sans un sou, malade, (geignard comme dit Rudler), trahi, abandonné de toutes parts j’entreprenais de remonter ensemble tous les courants de basse démagogie politicienne qui sortaient de partout comme des eaux sales pour corrompre le dreyfusisme, pour profiter de l’affaire Dreyfus. Aujourd’hui ces démagogies, qui sont proprement les mêmes, qui sont proprement les démagogies intellectuelles, se sont ressaisies. Elles veulent tenter le même assaut. Elles trouveront la même résistance. Ce que nous avons fait, ce que nous avons réussi quand nous n’étions rien, nous le ferons peut-être encore aujourd’hui que nous sommes quelque chose.
Le calcul du Parti Intellectuel était double, était à double révolution. On montait cette cabale au développement de laquelle nous assistons depuis bientôt un an. Et alors de deux choses l’une. Ou bien je ne répondais pas et on espérait nous écraser sous cette cabale. Ou bien je répondais, je perdais mon temps à répondre, je ne travaillais pas, et la deuxième Jeanne d’Arc ne paraissait pas tout de même. Ce double calcul est doublement déjoué. Je réponds. Et il faut espérer que la deuxième Jeanne d’Arc paraîtra tout de même. Ils n’ont pas évité les écueils de leur conception.
M. Laudet non plus n’a point évité les principaux écueils de sa conception. Il y a en effet un point, il faut qu’il y ait un point qui soit bien acquis, c’est un point de méthode, c’est que je sais beaucoup trop bien mon métier d’homme d’action pour me laisser embarguigner jamais, embaragouiner à la signature de quelque comparse. Ce n’est pas la première fois que je suis l’objet d’un guet-apens. Je commence à savoir. C’est une des premières leçons que j’ai reçue de notre maître M. Sorel il y a douze quinze ans, du temps que je commençais mon deuxième apprentissage, (le seul qui compte, l’apprentissage de la méchanceté des autres), et le Parti Intellectuel se chargeait de me dresser. Il faut lui rendre cette justice, (au Parti Intellectuel) que d’ailleurs il ne le faisait pas gratuitement. Si vous voulez travailler tranquille, me disait M. Sorel, (on pense que je voulais travailler tranquille), quand vous voyez, quand vous sentez qu’on vous monte un coup, une cabale, tous ces gens-là sont généralement pleutres et sournois, ne lanternez pas ; ne vous laissez pas lanterner ; dans une revue ; ne vous laissez pas arrêter à celui qui signe l’article. Vous comprenez. Si on lui fait signer l’article, à celui-là, c’est justement parce que l’on pense qu’ayant moins de volume il est le moins vulnérable. Allez droit à la tête, à l’auteur de la cabale, au directeur de la revue, et descendez-le. Après on vous laissera la paix.
J’ai constamment appliqué cette méthode et je m’en suis toujours trouvé bien. Tout ce que nous demandons, nous autres écrivains, nous autres producteurs, je puis peut-être le dire, c’est de travailler tranquilles. Mais si quelque mauvais garnement vient nous faire du chahut dans l’atelier et vouloir nous saboter notre travail, nous pouvons peut-être retrouver assez de vigueur pour prendre l’intrus par les deux épaules et le mettre à la porte. Cette vigueur que nous employons généralement à travailler, par une opération magique, monsieur Laudet, nous pouvons en transformer une partie, (nous avons un petit transformateur breveté), en vigueur de combat.
Qu’on nous laisse la paix, c’est tout ce que nous demandons. Qu’on nous laisse tranquilles. Qu’on nous laisse travailler. Mais si on nous dérange, au moins nous ferons qu’on ne nous aura pas dérangés pour rien. J’ai suivi cette méthode il y a dix ans et nous y avons gagné dix ans de paix. Puisqu’on m’a dérangé cette année, je suivrai cette méthode de telle sorte que nous y gagnerons dix nouvelles années de paix. Je veux un nouveau décennat. Je suis modeste. Je l’aurai. Ce qui perd M. Laudet, c’est qu’il est trop jeune. Je veux dire trop nouveau venu dans les lettres. S’il savait les précédents, s’il avait connu les histoires d’il y a dix ans, il est probable qu’il aurait cherché une victime un peu moins récalcitrante. Je sais bien qu’aujourd’hui M. Laudet aimerait mieux que tout ceci n’eût pas eu lieu. Mais puisqu’il m’a dérangé je puis lui assurer, — (ou l’assurer), — qu’il ne m’aura pas dérangé pour rien.
C’est cette méthode que j’ai appliquée il y a dix ans. C’est cette méthode que j’ai constamment tenue prête. C’est cette méthode que j’appliquerai cette année. Je ne connais que les têtes. Je ne connais pas Ménélas. Ni Pénélope. Je connais Rudler et je ne connais que Rudler. Et s’il est nécessaire j’irai plus haut que Rudler encore, j’atteindrai plus haut, j’irai jusqu’à quelque tête couronnée. Je monte toujours. Je ne descends jamais. Je ne connais pas M. le Grix. Quand même on me ferait déjeuner vingt-sept fois avec lui, je ne le connais pas, je ne veux pas le connaître. Je connais M. Laudet. Je ne connais que M. Laudet. Je ne veux connaître que M. Laudet. Autrement ce serait trop commode. Si M. le Grix réclame son droit à l’existence et tout ce qui s’ensuit, il passera deuxième. Il se mettra derrière son patron.
Comme M. Sorel me l’a dit quand j’étais jeune, ainsi je me retourne et je le dis à mon tour à tout jeune homme qui voudrait fonder une institution, une entreprise, une maison, une œuvre et qui naturellement serait aussitôt assailli de cabales démagogiques. Frapper à la tête. Ce n’est pas tout à fait le mot de César. Frapper au visage. — Non : feri vultum ; sed ; feri caput. Frapper à la tête. Et alors ne pas y aller de main morte. Ne pas se battre pour la frime. Toute cette vigueur que ces jeunes gens déploient pour l’encensement, la déployer pour l’enfoncement. Tout ce courage qu’un Sudre déploie pour manœuvrer l’encensoir sur le nez de M. Brunot, le déployer pour casser sur les mêmes sortes de nez d’autres sortes d’encensoirs. (Ce qui rend tout à fait comique l’opération dudit Sudre, c’est que quand M. Brunot est conduit à parler dudit, il ne manque jamais de le juger ainsi : Ah oui, dit-il, Sudre, c’est encore un de ces nécrophages. (Enfin un de ces insectes qui vivent de cadavres). — Et pendant ce temps le Sudre tremblant se dit : Est-ce qu’au moins le patron trouvera que je lui ai fait assez de compliments dans mon papier).
Non que je ne distingue entre les deux agressions que nous avons à repousser simultanément. Quand le Parti Intellectuel nous attaque avec cette violence, et cette mauvaise foi, et cet acharnement, il fait son devoir pour ainsi dire, il fait son métier, il fait son office. Il reste fidèle à son caractère propre. Il reprend une lutte qui date de plus de dix ans, un nouveau siège de Troie, plus long que le siège de Troie, une lutte plus que décennale, une lutte qu’il perd depuis plus de dix ans. C’est son affaire. Nous sommes à ses ordres.
Mais quand M. Laudet, quand la Revue hebdomadaire choisit pour se jeter sur nous exactement le même temps que d’autre part le Parti Intellectuel prend pour se jeter sur nous, j’ai le droit, j’ai le devoir de dire que cette coïncidence est extrêmement suspecte.
Samedi 12 août 1911. — La preuve que ma méthode a du bon, et que souvent elle force l’auteur, elle force la tête à se démasquer, c’est que M. Laudet me répond aujourd’hui dans son numéro 32, daté d’aujourd’hui, sous ce titre : un disciple de Péguy. C’est le moment de reprendre nos paragraphes.
Je dirais que ma méthode est celle qui fait sortir le loup du bois, si le loup n’était depuis Vigny et même avant un animal noble.
§ 264. — Enfin j’ai quelqu’un devant moi. — « Le Bulletin des Professeurs catholiques de l’Université, écrit M. Laudet, du 20 juillet 1911, qui paraît à Coutances et qui, de son aveu, a 190 abonnés, parmi lesquels trente-trois abonnés fermes n’ont pas encore acquitté leur abonnement,… ». — M. Laudet s’amuse beaucoup de ce Bulletin qui paraît à Coutances, qui de son aveu a 190 abonnés, parmi lesquels trente-trois abonnés fermes n’ont pas encore acquitté leur abonnement. Ceci est à la page 271. Il y revient à la page 273 : « d’autre part Péguy n’en est pas réduit à ne trouver d’hospitalité pour sa prose qu’à Coutances dans le Bulletin des Professeurs catholiques de l’Université qui a 190 abonnés, parmi lesquels 33 abonnés fermes n’ont pas encore acquitté leur abonnement. » Ce doublon ne lui suffit pas. Il raille. Il jubile. Il est comme Rudler. Lui non plus il n’est pas un geignard. Il est façonné d’autre sorte. Il recommence à la 278 : « Le journal qui a publié cette pauvre littérature, c’est-à-dire le Bulletin des Professeurs catholiques de l’Université, qui n’a que 190 abonnés fermes dont 33 n’ont pas encore acquitté leur abonnement,… ». On sent qu’il y tient. Il est fasciné par ces 190 abonnés dont 33. Ce n’est pas un homme qui fait deux fois la même plaisanterie. Il ne la fait que trois fois. Il n’est pas comme moi. Il n’est pas lourd dans ses plaisanteries.
Les abonnés du Bulletin, (les 190 abonnés, moi aussi), savent que Lotte se fait un devoir, (ne se considérant que comme un simple gérant), de rendre compte régulièrement à ses abonnés de la situation du Bulletin. Je pense qu’il le fait régulièrement dans tous ses numéros. En tout cas il l’a fait dans son numéro 7, du 20 Juillet 1911. Il devait d’autant plus le faire dans ce numéro que ce numéro 7, du 20 Juillet 1911 était le dernier numéro de son année scolaire, le numéro qui fermait son année avant son départ en vacances. Il fit donc suivre mon communiqué d’une correspondance, comme il le fallait pour mettre à jour le courrier du journal, et d’une note de gérance. Je lis dans cette note de gérance, sous la signature E.-J.L., qui pour tout Coutances veut dire Joseph Lotte, les lignes suivantes :
… « Nous comptons à ce jour :
Abonnés fermes : 190 (parmi lesquels Mgr. l’Archevêque d’Avignon et Mgr. l’Évêque d’Évreux).
Abonnés possibles : 611.
Recettes globales : 1,002 fr. 45.
Dépenses globales : 1,211 fr. 10 (y compris bien entendu les frais d’établissement et d’envoi de ce numéro exceptionnel).
N. B. — 33 abonnés fermes des premiers mois n’ont pas encore acquitté leur abonnement. Qu’ils se libèrent dès octobre.
C’est cette note de gérance qui a eu le don de mettre en joie notre cousin Laudet. Au moment même où les pataquès de notre cousin le Grix commençaient à l’inquiéter, cette note de gérance l’a soudain rasséréné. Elle a eu la vertu de le rasséréner. Ces abonnés fermes et ces abonnés possibles, ces 190 et ces 611, et ces 33, ces nombres fatidiques, et ces recettes globales, — (petit globe), — et ces dépenses globales, ces misérables recettes et ces misérables dépenses, tout cela a paru du dernier ridicule à M. Laudet. Jusqu’à cette phrase qu’il y a dans le paragraphe précédent, cette attention pour les abonnés pauvres. Il faut voir comme le gaillard s’esbaudit. Il est gai z’et content, monsieur Laudet. Son toit s’égaye et rit de mille odeurs divines. Il faut voir comme il se fiche de ces 190 abonnés fermes, (il est vrai qu’en se fichant de ces 190 abonnés fermes dans la parenthèse il se fiche aussi, dedans, de Mgr. l’Archevêque d’Avignon et de Mgr. l’Évêque d’Évreux, qui y sont inclus, mais il ne s’en aperçoit pas, il est tout à la joie). C’est ce Lotte surtout qui lui paraît un imbécile. Comment, voilà un garçon qui a un Bulletin catholique, qui écrit pour des catholiques et il n’a pas encore su en soutirer des rentes. Il entend que son Bulletin pour ainsi dire mène littéralement une vie chrétienne. Catholique il a, il gère gratuitement un Bulletin chrétien, un Bulletin pauvre. Quel scandale pour M. Laudet. Et lui-même, Lotte, ayant, gérant ce Bulletin il fait tranquillement sa classe au lycée, il enseigne aux jeunes citoyens le latin, le français, peut-être le grec, il continue, il fait son métier, il fait tranquillement sa classe de sixième ou de cinquième au lycée, à moins que ce ne soit sa classe de quatrième, enfin sa classe de grammaire. Comme on sent que M. Laudet méprise un pareil imbécile.
1,002 fr. 45. — 1,211 fr. 10. — Évidemment quand on est M. Laudet, quand on a vingt mille, trente mille, quarante mille abonnés, (on ne sait jamais avec les Revues, excepté avec le Bulletin de Lotte et les Cahiers de la Quinzaine et quelques autres petites Revues), vingt, trente, quarante mille abonnés à vingt et trente francs et non plus à six francs, quand on est une grosse puissance sociale, quand on a donc un budget de quatre ou cinq cent mille francs, et qui passe peut-être le million, quand on a un gros volume social, comment ne pas mépriser ce budget d’un millier de francs. M. Laudet est convaincu que nous allons jouer le pot de terre contre lui qui va jouer le pot de fer. Cela le fait rire. Il a raison de connaître La Fontaine. Ça peut beaucoup servir. Mais il n’y a pas seulement La Fontaine et ses fables. Il y a une vieille histoire dans une tout autre sorte de fabuliste. (Et encore peut-être pas tout à fait si autre que cela, puisque ce La Fontaine était fanatique d’un de ces anciens). M. Laudet la connaît peut-être. Il la cherchera au livre des Rois, livre I, chapitre XVII, verset 4, (on les a mis en versets) :
… « il étoit de Geth, & il avoit six coudées & un palme de haut.
5. Il avoit en tête un casque d’airain ; il étoit revêtu d’une cuirasse à écailles, qui pesoit cinq mille sicles d’airain.
6. Il avoit sur les cuisses des cuissards d’airain ; & un bouclier d’airain lui couvroit les épaules.
7. La hampe de sa lance étoit comme ces grands bois dont se servent les tisserands ; & le fer de sa lance pesoit six cens sicles de fer : & son Écuyer marchoit devant lui. »
M. Laudet connaît la suite. M. Laudet connaît la fin. M. Laudet fera bien de suivre la version française de « Monsieur le Maistre de Saci ». Elle a une innocence admirable.
Pendant que nous y sommes et que M. Laudet exerce son mépris de gros volume, je lui demande instamment de me comprendre dans ce mépris où il enferme Lotte. On ne saurait être en meilleure compagnie. Et de comprendre les cahiers dans ce mépris où il enferme le Bulletin. Car les cahiers sont, dans leur genre, une revue aussi pauvre, peut-être plus pauvre que le Bulletin. Cette année autant que jamais, monsieur Laudet, les cahiers oscillent de neuf cents à onze cents abonnements.
§ 265. — Puisque M. Laudet veut absolument assurer l’existence à M. le Grix, j’y consens. M. le Grix n’y gagnera peut-être pas. M. Laudet non plus. Dans ce système et sans rien engager du fond du débat nous nommerons pour le bon ordre article de M. le Grix celui auquel répond le communiqué et article de M. Laudet celui auquel je réponds en ce moment même.
« Quoi qu’il en soit, dit M. Laudet, il est intéressant, ne serait-ce que pour défendre la liberté de la critique, de remettre les choses au point. »
M. Laudet sait très bien qu’il ne s’agit aucunement, dans tout ce débat, de la liberté de la critique. La liberté de la critique n’est pas en cause. Quand même je le voudrais, je ne vois pas bien comment je m’y prendrais pour empêcher M. le Grix d’écrire chez M. Laudet. Seulement si la liberté de la critique joue pour M. le Grix et pour M. Laudet elle joue également pour moi. M. Laudet et M. le Grix ont cent fois le droit de critiquer mes textes. Mais ensuite, quand ils ont fini, ou quand ils en ont fini une partie, ou quand ils ont fini de commencer, j’ai bien le droit, à mon tour, de considérer, de traiter leur critique comme un texte et de la critiquer. Il n’y a pas un privilège de critique. M. Laudet et M. le Grix ne peuvent pas m’empêcher de me faire critique. Je ne les empêche pas de se faire écrivains.
Qu’est-ce que ça veut dire, la liberté de la critique. Je crois que nous sommes libres, de nous critiquer. Quand même je le voudrais, la liberté de la critique est hors de mon atteinte.
§ 266. — Avec sa liberté de la critique M. Laudet détourne le débat. Ou enfin essaye de le détourner. Je ramènerai M. Laudet. J’ai accusé, j’accuse M. Laudet de tenter d’opérer un détournement des consciences fidèles. C’est clair, (comme disait l’autre). M. Laudet ne peut pas me demander de refaire ici et perpétuellement mon communiqué. Qu’il apprenne à lire un texte. Je ne puis que confirmer ici, en beaucoup moins bons termes, ce que j’ai mis, ce que j’ai prouvé tout au long de mon communiqué : M. Laudet veut opérer un détournement des consciences fidèles. Il fait, il veut faire littéralement une prévarication, un abus de confiance spirituel qui dans sa pensée peut avoir, doit avoir pour lui d’heu reuses conséquences matérielles. Je me résume. M. Laudet veut tenter l’opération suivante, apparemment spirituelle, réellement temporelle, si je puis dire, en un certain sens propre de ce mot temporel. M. Laudet a beaucoup d’abonnements, — (est-ce là de la « diffamation », monsieur Laudet). — M. Laudet a une grosse clientèle bourgeoise. Plutôt libérale, comme on dit, c’est-à-dire généralement plutôt voltairienne, renanienne par les côtés inférieurs de Renan, enfin inchrétienne. Je n’y vois pour ma part aucune sorte d’inconvénient. Il faut qu’il y ait des Revues pour tout le monde et ce n’est certainement pas moi qui dirai le contraire. Il faut que tout le monde gagne sa vie. En travaillant. Il faut que tout le monde vive. Sera-ce diffamer, monsieur Laudet, sera-ce commettre une « diffamation » que d’avancer qu’il faut que M. Laudet vive ; et avec lui et derrière lui qu’il faut que la Revue hebdomadaire vive. M. Laudet voudrait accroître son fonds de commerce. Je ne vois aucun mal à cela. Moi aussi je voudrais bien accroître le mien. J’ai trop le respect du commerce, et de l’industrie, et de l’agriculture, pour trouver à redire à ce que M. Laudet veuille étendre ses affaires. Il voudrait bien doubler sa clientèle. À sa clientèle actuelle, à sa grosse clientèle bourgeoise dite libérale, voltairienne, renanienne par les bas-côtés, — (je n’écris pas par les bas côtés), — combiste enfin et plus ou moins inchrétienne et antichrétienne il voudrait bien s’adjoindre une grosse clientèle bourgeoise chrétienne, — (autant que ces mots peuvent aller ensemble, c’est-à-dire, j’en conviens, très peu ou pas du tout je l’avoue). — C’est ici que l’opération se gâte. Car les positions sont prises de telle sorte, et pour l’éternité, qu’il ne peut y arriver qu’en trompant, — (en essayant de tromper), — les uns et les autres. C’est ce que j’ai dit, c’est ce que je maintiens, c’est ce que j’ai mis, c’est ce que j’ai prouvé tout au long de mon communiqué. M. Laudet ne peut pas me demander de refaire indéfiniment mon communiqué.
M. Laudet a beau faire. Il n’est point le maître des situations. Son intention est louable, commercialement. — (Elle le serait peut-être moins moralement et en philosophie). — Mais il ne peut pas contenter les deux clientèles. Il ne peut songer à vouloir cumuler les deux clientèles qu’en ayant l’intention de tromper l’une et l’autre. Aux rationalistes, — (comme ils se nomment), — il n’offrira jamais qu’une raison frelatée. Aux chrétiens, (on vient de le voir), — il n’offrira jamais qu’une foi frelatée.
Que M. Laudet le veuille ou non, le monde et la réalité ne se rue point encore aux pieds de M. Laudet. Il y a ceux qui sont chrétiens et pour qui la Jeanne d’Arc de M. Anatole France est égale à zéro, — (et encore certainement infiniment plus dangereuse que zéro), — et il y a ceux qui ne sont pas chrétiens et pour qui la Jeanne d’Arc de M. Anatole France est tout. Épuise la réalité. M. Laudet essaiera en vain de concilier ces deux clientèles. Il sera conduit à les trahir l’une et l’autre, il sera forcé de les trahir l’une et l’autre.
J’ajoute aussitôt que ceux qui seront toujours les plus trahis, dans cette combinaison, dans toute combinaison de cette nature et de ce modèle, ce seront toujours les catholiques. On l’a vu amplement par cet article de M. le Grix. D’abord c’est leur habitude. Ensuite c’est une sorte de loi. Quand on fait de ces falsifications et de ces sophistications de denrées alimentaires, quand on fait de ces mélanges et, comme disent nos typos, de ces mastics de publics, ce sont toujours les cœurs fidèles qui sont contaminés, ce sont toujours les cœurs fidèles qui sont lésés, qui reçoivent une atteinte. L’impur tache toujours le pur, le pur, hélas, ne purifie point l’impur. On l’a bien vu par cet article de M. le Grix, où l’opération n’a point consisté à faire croire aux amis de M. Anatole France que la Jeanne d’Arc des Procès, que la Jeanne d’Arc de notre populaire Histoire de France, que la surnaturelle Jeanne d’Arc, que sainte Jeanne d’Arc était historique, mais où naturellement elle a consisté au contraire à vouloir faire croire aux chrétiens que la Vie de Jeanne d’Arc, de M. Anatole France, était une pieuse et laïque exégèse.
Je ne puis que m’en tenir à la position que j’ai exposée dans le communiqué et qui sur ce point a toujours été la mienne. Je ne puis que confirmer ce que j’ai posé, en de beaucoup meilleurs termes, dans le communiqué. Le commencement, ou plutôt l’avant-commencement de toute conversation, de tout propos, de toute guerre, — (qu’il y a une première et une deuxième loyauté de la guerre), — de toute entrée en matière même, de toute alliance, de toute amitié, de toute paix, c’est d’abord que d’abord chacun soit ce qu’il est, loyalement, sincèrement, clairement, sérieusement ; que chacun soit proprement ce qu’il est. L’être qu’il est. Et le plus profondément qu’il le peut. Alors on peut causer. Alors on peut voir. Alors on peut être. Alors, mais alors seulement. Celui qui fait des brouillages, des contaminations et des mastics, des micmacs et des chevauchements, celui qui rompt les parenthèses n’est pas criminel seulement envers ceux qu’il contamine ou fait contaminer. Il est criminel envers tout le monde parce qu’il est criminel envers tout le système. Il blesse tout le système. Il empêche le propos même, la conversation, la guerre, la paix, l’existence, l’être, tout. Il ne frelate pas seulement ceux qu’il frelate. Il frelate ensemble les amis et les ennemis de ceux qu’il frelate et les tiers de ceux qu’il frelate et ensemble les témoins et ensemble tous les autres. Tout.
§ 267. — Ce grief me paraît infiniment grave et M. Laudet a peut-être tort de regretter que sur cette matière j’aie fait un communiqué. Ce communiqué au contraire l’a sauvé de quelques vivacités que j’eusse certainement laissé passer dans un article ordinaire. Ce grief, ce premier crimen, ce premier chef d’accusation est selon moi tellement grave que ce que je veux dire à présent n’a plus qu’une importance évidemment secondaire, n’est plus qu’une trahison du deuxième plan. D’autant que j’en suis plus particulièrement la victime et qu’une simple décence m’interdit de trop y insister.
Voici ce que je vais dire. Il y a une première duplicité, une première trahison de M. Laudet qui est à mon sens infiniment grave parce qu’elle porte sur la foi et en matière de foi et qu’elle porte atteinte à la chrétienté même. Il y a une deuxième duplicité, une deuxième trahison de M. Laudet, infiniment moins grave, j’en conviens, secondaire, j’en conviens, sérieuse tout de même, parce qu’elle porte sur la culture et qu’elle porte atteinte à nos humanités.
Que M. Laudet ne fasse pas l’ignorant. Qu’il ne se fasse pas plus ignorant que nous ne sommes. M. Laudet sait fort bien que l’année qui vient de finir s’achevait sur une bataille acharnée entre le Parti Intellectuel et le reste de la nation. Que ces vacances ne sont qu’une courte trêve. Que l’année qui va s’ouvrir est déjà toute chaude d’avance. Qu’elle n’attend que de s’ouvrir. Qu’elle ne demande qu’à s’ouvrir. Que dès son principe, dès son début nous allons assister, je veux dire que j’espère bien que nous allons participer à la reprise, au recommencement de cette lutte acharnée, à peine interrompue. Qu’on a rarement vu autant d’acharnement, autant de passion, autant de violence, autant de ressentiment, autant de haine, — (ce qui est malheureusement généralement bon signe), — autant d’amour. Spirituel. Qu’une fois de plus la France montre qu’elle est le grand pays, le terrain né des batailles spirituelles, des haines spirituelles, des révolutions spirituelles. Que porté en particulier sur la question du latin, et sur la question du français, — (et sur la question du grec), — ce grand débat porte très profondément sur toute la culture, à une profondeur la plus profonde, et que c’est la culture même qui est en cause, comme aux heures les plus graves des dangers d’écrasement de la culture par la barbarie.
D’autre part que M. Laudet ne fasse pas l’ignorant. Qu’il ne se fasse pas plus ignorant que nous ne sommes. D’autre part M. Laudet sait très bien qu’à tort ou à raison les Cahiers de la Quinzaine et moi sommes ou si l’on veut sont ce qui est le plus en butte aux attaques, aux violences, aux perfidies, aux offenses, aux campagnes, aux cabales, aux ignominies, à tous les coups du Parti Intellectuel. Dans ce grand débat qui met d’un côté le Parti Intellectuel conjuré pour la domination spirituelle et ensemble temporelle de ce peuple, sur ce peuple, et de l’autre côté tout le reste de la nation enfin révoltée, à tort ou à raison les cahiers sont ce qui est le plus assailli, le plus violemment, le plus sournoisement, le plus dangereusement par le Parti Intellectuel. Nous sommes la forteresse la plus assaillie. C’est contre nous que le Parti Intellectuel déploie, et replie, sa plus virulente haine, — (et il y est compétent, en haine), — cette haine que ne connaissent point tous ceux qui n’ont point eu le contact du Parti Intellectuel, tous ceux qui n’y ont point directement passé, cette haine qui ne peut avoir avoir d’égale que certaines haines ecclésiastiques. Nous sommes la forteresse la plus assaillie. La plus violemment, la plus sournoisement ; la plus dangereusement, la plus mauvaisement. Nous aussi, et sur ce terrain, nous sommes aux marches extrêmes. C’est un grand honneur pour nous, et qui nous impose de grands devoirs. Le plus dangereusement, le plus mauvaisement, le plus haineusement on vient de le voir encore par le coup de ce Daumélas. Pourquoi le Parti Intellectuel est-il aussi furieusement acharné à notre perte, d’une haine aussi profonde, aussi sourde, aussi tenace, venant d’aussi loin, aussi profondément sincère, il y en a vingt raisons qu’il serait aisé de développer. Mais c’était, mais ce serait un travail historique. Nous sommes ses plus anciens et ses plus fermes ennemis. Les plus anciens. Ces cahiers étaient à peine fondés que déjà, seuls, pauvres, nuds nous entreprenions de lutter contre ce Parti qui préparait et officiellement et sournoisement, — (les deux peuvent aller ensemble), — l’abaissement de tout un peuple, l’abaissement mental, intellectuel, — (car, par un phénomène assez singulier, le Parti Intellectuel est le parti de l’abaissement intellectuel même, le parti qui est contre l’intelligence), — l’abaissement moral et de cœur et d’esprit, l’abaissement de race même. Le Parti Intellectuel en riait beaucoup alors. Il en faisait des gorges chaudes. Nous n’étions rien, et eux ils avaient quel immense bateau. — L’heure est venue de payer. Il paraît que depuis quelque temps ils rient beaucoup moins.
D’autres sont venus. Un grand peuple s’est ressaisi. Que si le Parti Intellectuel nous considère comme son ennemi le plus dangereux, il doit savoir, c’est un grand honneur qu’il nous fait. En tout cas nous sommes celui, ou ceux, à qui ils en veulent le plus. Et ils savent en vouloir. Il y en a une raison profonde. C’est que j’ai passé par leur école. Ils ont contre moi cette haine infernale de camarades, la plus basse invention qu’il y ait jamais eu. Qui sait, ils avaient peut-être formé le projet insensé de m’entraîner dans leur complot de domination, dans leur entreprise, dans leur pernicieuse entreprise de l’abaissement de tout un peuple. Ces grands savants connaissaient mal les caractères. Ces grands psychologues et sociologues n’étaient guère forts en psychologie. Ces maîtres ne connaissaient point leurs élèves. Ces grands savants ne connaissaient point leurs camarades. Ces grands savants ne connaissaient point les hommes.
Qu’ils ne s’abusent point d’ailleurs. Ils n’ont parmi les anciens élèves de notre ancienne École, — Scholae olim Normalis olim alumni, — qu’une infime minorité. Tout l’enseignement secondaire est avec nous, sauf les quelques clients méprisés qu’ils s’y ménagent de promotion en promotion. Les deux tiers de l’Enseignement Supérieur sont avec nous, tout ce qui est plus préoccupé de travailler que de venir à Paris.
Là n’est pas leur force. On ne saurait trop le répéter, leur force n’est pas dans l’enseignement. Leur force est dans une sorte de maçonnerie extrêmement bien organisée ; leur force est une sorte de force de gouvernement à la fois officiel et occulte. Dans une attention constante et sournoise à accaparer, à usurper tout ce qu’ils peuvent du gouvernement de l’État. Et non seulement de l’État, mais tout ce qui est corps, situation, position, établissement temporel-spirituel. Mais là leur force est immense, on ne saurait trop le répéter, et ménage de cruelles surprises à ceux qui ne veulent pas la voir, ou qui ne veulent pas la voir toute, qui ne veulent pas croire qu’elle est immense. Un exemple récent l’a durement montré. S’il y avait un corps que l’on croyait qui avait échappé à la domination du Parti Intellectuel, c’était bien l’Académie Française. Or l’Académie Française voulait l’année dernière, enfin dans le courant de la dernière année scolaire, fonder un grand prix qui honorât les lettres françaises, qui marquât expressément le rang que les lettres doivent occuper dans une société comme la nôtre. Le Parti Intellectuel mal rassemblé, ne put arriver à temps pour empêcher la création du prix. Il se ressaisit vite. La tyrannie est toujours mieux organisée que la liberté. Le Parti Intellectuel décida que le prix ne serait pas attribué. On sait assez que le Parti Intellectuel n’a pas de plus grand ennemi que les Lettres : les Lettres grecques ; les Lettres latines ; les Lettres françaises. Le Parti Intellectuel résolut que le prix ne serait pas attribué. Il ne l’a pas été. On réussissait ainsi deux coups. Premièrement on discréditait les Lettres dans leur ensemble, en corps, on les montrait incapables de recevoir, de se faire attribuer, décerner un prix expressément fondé pour elles. Deuxièmement on tentait de discréditer l’écrivain, quel qu’il fût, à qui l’Académie pouvait penser pour l’attribution de ce prix. Or cet écrivain, il suffisait qu’il fût un écrivain pour être un ennemi né du Parti Intellectuel.
La preuve est faite. Quand je disais aux nouveaux : Vous ne savez pas combien ils sont puissants. Je les connais. Il y a vingt ans qu’ils sont sur moi. Méfiez-vous. — les enfants riaient, disant : C’est un vieux. Il veut faire valoir ses campagnes. Il exagère l’ennemi. — À présent ils ont vu. La preuve est faite. Ou encore on précisait : Vous les voyez partout, me disait-on. Eh bien oui, on vous accorde qu’ils sont très forts chez eux. Ils sont très forts en Sorbonne. Ils sont souverains pour faire une nomination dans l’Enseignement Supérieur. Hors de là on ne les connaît pas. Ils n’existent pas. Ils ne sont rien dans le monde. Ils ne sont rien à Paris. — L’expérience est faite, sur un bon exemple, — (ai-je encore le droit de dire sur un exemple éminent), — qu’ils ne sont rien dans le monde. Aujourd’hui la preuve est faite, publique. Il a suffi qu’un ordre vînt, porté par M. Lavisse. Il a suffi qu’un ordre du Parti Intellectuel fût apporté, parti de la rue d’Ulm, pour que l’Académie fléchît, pour qu’une résolution, pour qu’un vote presque solennel, pour qu’une Institution de l’Académie fût abolie, fût nulle, fût non avenue. Pour que la volonté de l’Académie fléchît. En somme pour que l’Académie se déjugeât.
Tout cela n’est peut-être que misère, j’y consens, en comparaison de l’autre opération que je reproche à M. Laudet. Je consens que les matières de la foi sont infiniment graves et que toute tentative de contamination de ces matières est infiniment grave. Mais je crois aussi et d’autre part que les matières de la culture sont graves, très graves, infiniment sérieuses et que toute tentative de contamination de la culture est grave, très grave, infiniment sérieuse. Or en nous assaillant à cette date et en ces termes, M. Laudet a commis envers la culture une trahison de même ordre, sur un autre plan, et de même forme que celle qu’il avait commise contre la foi.
Que M. Laudet le veuille ou non, les positions sont prises, les partis sont engagés. Il n’y a pas trois armées ennemies entre elles trois sur un champ de bataille. Il n’y a pas trois armées ennemies telles, ainsi définies qu’elles se battent, sur un même champ de bataille, chacune contre les deux autres ensemble et séparément. Sur un champ de bataille il n’y a qu’une ligne de bataille, acies, et de part et d’autre une et une autre armée. Ennemies. En ce sens et sur ce terrain on n’est pas ennemi à trois.
Après cette courte trêve des vacances, qui n’est même pas une trêve pour tout le monde, on le voit, une bataille va recommencer, une des plus ardentes batailles spirituelles que l’on ait vu depuis longtemps. Il n’y aura qu’une ligne de bataille, acies, et de part et d’autre une et une autre armée. Ennemies. D’un côté il y aura le Parti Intellectuel et de l’autre tout le reste de la nation. Tout le reste d’un peuple enfin réveillé. La lutte n’est point inégale. Ou si elle l’est, elle l’est en sens contraire de ce que l’on veut dire. Car le Parti est organisé et le peuple n’est pas méfiant.
Cela étant, telle étant la situation je dis que M. Laudet et la Revue hebdomadaire, en nous assaillant, nous, en cette (même) forme, qui est exactement la forme où le Parti Intellectuel nous assaille ; dans ces (mêmes) termes, qui sont exactement les termes où le Parti Intellectuel nous assaille ; à cette (même) date, qui est exactement la date où le Parti Intellectuel nous préparait ce nouvel assaut ; nous qui sommes les plus assaillis de l’ennemi, les plus battus du Parti Intellectuel, je dis qu’en se livrant précisément à cette opération, en procédant à cet assaut, en cette forme, en ces termes, à cette date, M. Laudet s’est livré à une opération extrêmement suspecte.
Je sais combien la foi est infiniment grave. Je sais aussi que la culture est infiniment sérieuse. J’espère d’ailleurs montrer, dans mon dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, que de la culture à la foi il n’y a point, il n’y a aucunement contrariété, mais au contraire accointance profonde, parenté profonde, profonde nourriture de la culture pour la foi, littéralement une vocation, une destination profonde de la culture pour la foi.
Ce que M. Laudet fait pour la foi : donner des gages aux Infidèles, qu’il veut garder, au moment même où il veut pénétrer dans la clientèle fidèle, se faire une grosse clientèle fidèle, — (autant que tous ces trois mots peuvent aller ensemble), — cela même il le fait, cette même opération il la fait pour la culture. D’une part il fait semblant de défendre la culture. C’est la position qu’il adopte officiellement. Il est je pense mon propre collègue dans un des comités de cette Ligue excellente que M. Richepin vient de fonder pour la culture française, pour la défense du français, du latin, et du grec. En même temps il donne, de l’autre main il donne des gages au Parti Intellectuel. Il prend le temps que le Parti Intellectuel va m’assaillir pour m’assaillir en la même forme ; dans les mêmes termes ; à la même date. Ce que faisant il donne au Parti Intellectuel certainement le gage le plus important qu’il pût lui donner. Le gage discriminatoire. Celui qui compte. Le seul peut-être qui compte. Le seul au fond auquel le Parti Intellectuel tînt, et tienne. Le seul qu’il ait à cœur. Et qui soit au fond.
Laissons-moi de côté. Ne considérons pour ainsi dire que le dessin et la forme de l’opération. Je dis que M. le Grix aura beau chercher dans son dictionnaire, dans toutes les langues du monde cette belle opération n’a qu’un nom, dans toutes les langues du monde cette savante opération se nomme une trahison. Elle est peut-être très habile, mais elle est, mais elle se nomme une trahison tout de même. M. Laudet est doublement double. Il trahit la foi et il trahit la culture. En deux trahisons de même forme, symétriques, ou plutôt homothétiques, poursuivies sur deux plans différents dont nous avons commencé de montrer la relation. Et puisque M. Laudet veut des signatures, il voit que je l’écris ici, sous ma signature sous ma responsabilité.
§ 268. — Je veux bien marcher contre le Parti Intellectuel. J’ai l’habitude. Je consens même de marcher encadré contre le Parti Intellectuel, bien que j’aie perdu l’habitude de marcher encadré. Mais pendant que je marche je ne veux pas être trahi par mon camarade de combat. Je sais trop ce que c’est. J’ai assez pris l’habitude pendant l’affaire Dreyfus. Je sais, j’ai appris ce que c’est que d’être trahi par son État-Major et par ses camarades de la ligne. Cette expérience m’a suffi pour ma vie entière. Je ne veux pas recommencer. Pendant l’affaire Dreyfus Jaurès nous excitait : Marchons à fond contre les antisémites, criait-il. Et pendant qu’en effet nous nous marchions à fond contre les antisémites, lui et ses acolytes, Jaurès et les acolytes de Jaurès avaient déjà commencé de nous trahir par derrière, avaient déjà commencé de nous tirer dans le dos. Il avait trahi Bernard-Lazare même. Les tractations avaient commencé. Une seule expérience me suffit. Cette expérience m’a dressé pour ma vie entière. Je ne veux pas recommencer avec M. Laudet. J’ai des drôles d’idées, — (s’il m’est encore permis de parler ainsi) ; — je ne veux pas que mon camarade de rang me fusille. J’en ai une ambition. Je ne veux pas que l’on crie, que M. Laudet (me) crie : Marchons à fond contre le Parti Intellectuel, et que pendant ce temps-là M. Laudet fasse une alliance occulte avec le Parti Intellectuel, s’entende derrière mon dos avec le Parti Intellectuel pour me fusiller dans le dos. Si c’est ainsi, j’aime beaucoup mieux continuer à marcher tout seul contre le Parti Intellectuel. J’ai l’habitude. Il y a vingt ans que je marche tout seul. Ça (me) réussit très bien.
§ 269. — Qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que ça veut dire, la liberté de la critique, leur liberté de la critique. Si la liberté de la critique est à eux, elle est aussi à moi. Alors quoi. Y a-t-il un brevet de la critique. N’ai-je point le droit d’être à mon tour, de me faire à mon tour le critique de M. le Grix et de M. Laudet.
§ 270. — Voulait-on qu’assailli des deux côtés à la fois, et des deux côtés contraires non seulement je ne pusse pas travailler à la Jeanne d’Arc, mais encore que je ne pusse répondre à la fois des deux côtés, à ces deux agressions contraires. Malheureusement pour eux ces hautes températures me réussissent admirablement. Aussitôt que le thermomètre passe 35 à l’ombre, cher monsieur Laudet, j’écris tellement vite qu’il y a un margeur uniquement occupé à recevoir ma copie.
§ 271. — Mais qu’est-ce que je vais parler de margeur à M. Laudet. M. Laudet ne sait pas ce que c’est qu’un margeur. Ce fin diplomate sait-il seulement, a-t-il seulement jamais mis le pied dans une imprimerie.
§ 272. — Dans cette sorte de singulier échange de trahison, dans ce contre-appointement ; dans ce singulier balancement de trahison ce sont toujours les cœurs purs qui sont le plus atteints, qui sont pour ainsi dire frustrés. Non seulement les cœurs purs de tous les uns et de tous les autres partis, mais en outre ce sont les cœurs fidèles qui sont frustrés. Ils perdent toujours plus. La contamination a toujours lieu dans le mauvais sens. Sur le plan de la foi les chrétiens sont frustrés. Sur le plan de la culture les tenants de la culture sont frustrés.
§ 273. — Recettes globales : 1,002 fr. 45. — Dépenses globales : 1,211 fr. 10 (y compris bien entendu les frais d’établissement et d’envoi de ce numéro exceptionnel), — j’avoue que cette note de gérance ne m’inspire point les mêmes sentiments de mépris qu’elle inspire à M. Laudet. — Abonnés fermes, abonnés possibles, — et des abonnés fermes des premiers mois qui n’ont pas encore acquitté leur abonnement, ce n’est pas sans une grande tendresse que je retrouve ces vieux amis. Ce n’est pas sans un grand retour en arrière et sans une certaine mélancolie. Ces commencements du Bulletin sont tellement identiques pour l’esprit et pour les mœurs aux commencements des cahiers. Cette note de gérance ressemble tellement à tant de notes de gérance que j’ai fait passer pendant les premières années des cahiers. C’est tellement le même ton, la même résonance de pauvreté, la même petitesse de vie, la même petitesse, la même sincérité, la même pureté de pauvreté. C’est tellement une de ces notes comme il faut que j’en fasse de série en série, d’année en année. Ces abonnements fermes et ces abonnés mous, c’est tellement de nos vieilles connaissances. Nos abonnés de la première heure, les quelques personnes qui peuvent encore avoir de nos si rares première et deuxième séries et quelques autres n’ont point oublié, retrouveront aisément que c’était toujours ainsi. Elles verront sur nos vieilles couvertures, sur les deuxième, troisième et quatrième pages de nos vieilles couvertures. M. Laudet me permettra donc de lui demander de me mettre, c’est-à-dire qu’il me mette, qu’il me comprenne avec Lotte dans le mépris qu’il manifeste pour cette sorte de notes de gérances.
§ 274. — Ce mépris s’explique d’autant plus que ce n’est point par de semblables, par d’aussi petits procédés que M. Laudet conduit sa barque. M. Laudet est un excellent homme d’affaires, — (est-ce là de la diffamation, monsieur Laudet). — M. Laudet est un gros commerçant, — (est-ce là de la diffamation), — (monsieur Laudet). — M. Laudet sait très bien gouverner, M. Laudet sait très bien comment on gouverne une grosse affaire. — (Est-ce là de la diffamation, monsieur Laudet). — M. Laudet est un excellent esprit mercantile. — (Mais c’est nécessaire, dans une affaire, c’est même très bien, monsieur Laudet). — M. Laudet a dans sa Revue beaucoup d’annonces commerciales. — Je voudrais qu’il en eût dix fois plus. — M. Laudet doit y gagner beaucoup d’argent. — Je voudrais qu’il y en gagnât dix fois plus). — (Est-ce là vous vouloir du mal, monsieur Laudet, est-ce là de la diffamation). — M. Laudet conduit très bien son affaire. — (Est-ce là de la diffamation, monsieur Laudet). — Si j’étais de ses commanditaires, je serais rassuré. Je voudrais bien être de ses commanditaires. — (Ai-je assez bonne opinion de vous, monsieur Laudet). — M. Laudet sait comment on gagne une grosse clientèle bourgeoise. Il sait même comment on essaie d’en gagner deux. — M. Laudet fait des économies sur les petites gens, sur les petites gens, sur son petit personnel, — (peut-être sur M. le Grix), — (je serais tenté de défendre M. le Grix contre M. Laudet), — sur ses collaborateurs obscurs, — (je ne dis pas cela pour M. le Grix, il n’est plus obscur), — sur les jeunes gens. — Il a cent fois raison. C’est ainsi qu’on fait les bonnes maisons. — Il fait des ponts d’or, il fait un énorme traitement aux grosses signatures littéraires, il fait travailler à des prix de famine les écrivains inconnus, eussent-ils, comme M. le Grix, du talent. — Mais oui, c’est pour compenser. Et pour cela que Victor Hugo, qui se connaissait en affaires de librairie, et qui a eu souvent à traiter avec lui, — (du côté des grosses signatures, s’entend), — dit encore fort souvent de lui, quand il pense à leurs anciens traités. Il a un assez bon mot, Hugo. Laudet me disait-il tout récemment encore,
Il était généreux,… quoiqu’il fût économe.
§ 275. — Quelques amis de province, qui ne connaissent ni ce Laudet ni ce le Grix m’écrivent : N’y a-t-il pas une grande cruauté à passer ainsi au laminoir deux malheureux que personne ne connaît. — Que nos amis se détrompent. Ces deux malheureux ne sont pas en effet très connus, mais ils sont très puissants. M. Laudet est très puissant. Et puisqu’il endosse aujourd’hui M. le Grix par cet endossement à la date d’aujourd’hui M. le Grix devient très puissant. Il n’est pas dans mes habitudes d’attaquer quelqu’un qui n’est pas puissant. J’ai failli il y a quelques mois, ou quelques années, — (décidément c’est un homme avec qui je n’ai pas la mémoire des dates), — me laisser embrayer dans une polémique avec un publiciste qui était en même temps un de nos abonnés et qui avait failli devenir un de nos collaborateurs. — (Et mon Dieu, la vie est si longue, je ne réponds point qu’il ne le devienne pas un jour). — J’ai des raisons de croire que j’avais raison dans le fond de ce débat. Aussitôt pourtant que j’eus connu que mon adversaire n’était pas une puissance, j’arrêtai net la polémique. Je publiai dans mon prochain numéro et intégralement la réponse de mon adversaire, sans un commentaire, sans un mot de moi, me donnant ainsi, et bien gratuitement, toutes les apparences d’avoir tort.
C’est ma seule règle. Qu’on se rassure. M. Laudet est une des plus grosses puissances de Paris. Ça ne durera peut-être pas toujours. Ça ne durera peut-être pas longtemps. Mais actuellement M. Laudet est une des puissances, une des grosses puissances de Paris. L’homme qui peut du jour au lendemain payer vingt mille, trente mille francs aux maîtres du roman pour publier dans sa Revue un seul roman inédit est toujours une des très grosses puissances de Paris. Aussi est-il aisé de sentir dans l’article de M. Laudet un certain étonnement. L’étonnement de l’homme à qui on ne s’oppose point d’habitude, et qui en voit un, qui en trouve un, qui s’oppose. Il se demande un peu, dans son article, d’où lui vient cette audace.
§ 276. — Venons-en aux personnes. Ce sera vite fait. Il faut en finir aujourd’hui. La réponse de M. Laudet est si hésitante, si fluctuante ; et en même temps si poussiéreuse. Elle est en même temps si vaseuse. Elle est si discréditée d’allées et venues, d’allées et de retours, de reprises, de regrets, de repentirs et quelquefois de remords que cette fois-ci il faut que je le résume moi-même et que j’en fasse quelques propositions.
§ 277. — Pour donner une idée, toutefois, avant de commencer d’établir ces quelques propositions, de ce que je nomme les regrets perpétuels de M. Laudet, — (et je prends ce mot au sens où les peintres le prennent), — (et aussi les écrivains), — voici comment, voici expressément en quels termes M. Laudet endosse M. le Grix et l’article de M. le Grix sans l’endosser tout en l’endossant : « Et voilà pourquoi c’est moi, dit M. Laudet, qui prends la plume, aujourd’hui, non pas pour défendre un article que j’ai approuvé sans cependant en avoir écrit ni inspiré un traître mot,… » — (Traître mot est un mot heureux, monsieur Laudet). — (Ça c’est un mot trouvé. Vous êtes un assez bon comique). — C’est ce qu’on nomme couvrir et découvrir. On peut dire que sa main gauche ignore ce que ne donne pas sa main droite. Si c’est dans la diplomatie que M. Laudet a appris l’art de formules aussi heureusement équilibrées, d’endossements aussi savamment compensés, de faux fuyants aussi merveilleusement dosés, il faut remercier le sort de ce qu’aujourd’hui M. Laudet n’exerce plus ces incontestables talents dans la diplomatie de l’État, mais seulement dans la diplomatie de la Revue hebdomadaire. C’est moins dangereux pour la France.
§ 278. — Premièrement de l’existence même de M. le Grix. — M. Laudet sait très bien pourquoi je n’ai pas voulu saisir M. le Grix dans mon communiqué, pourquoi j’ai voulu saisir et j’ai saisi M. Laudet.
Premièrement pour une raison de méthode générale que j’ai longuement exposée. Je ne veux pas avoir affaire à des sous-verges. Il faut toujours aller à la tête. Il faut toujours saisir le chef.
Deuxièmement parce que dans l’espèce et sur ce point je suis forcé d’opposer le démenti le plus formel et à M. Laudet et à M. le Grix, — (et ainsi cette règle de méthode générale se trouve doublement justifiée dans ce cas particulier), — parce que cette agression de la Revue hebdomadaire non seulement n’a pas été inventée, imaginée, voulue par le seul M. le Grix, mais encore n’a pas été seulement concertée, liée, préparée par le seul M. Laudet uni, lié à M. le Grix. Au premier degré l’agression de la Revue hebdomadaire n’est pas du seul M. le Grix. Elle est de M. le Grix lié à M. Laudet et dans cette liaison M. Laudet est évidemment la tête, a évidemment la responsabilité capitale. Au deuxième degré l’agression de la Revue hebdomadaire n’est pas seulement de ce couple, elle n’est pas seulement de M. le Grix lié à M. Laudet, M. le Grix quelque façon de secrétaire et M. Laudet directeur, tête, responsable, elle est je ne dirai pas de tout un monde mais de tout un certain milieu où circulait ce couple, de tout un petit milieu de beau monde, — (et de faux monde), — où ce couple a quelque circulation. Ainsi la responsabilité s’équilibre, se répartit, se polarise ainsi : dans ce certain milieu ce couple centralise l’affaire, et dans ce couple M. Laudet centralise l’affaire et la responsabilité.
Dans ce certain petit milieu c’était une affaire connue, une affaire courue, d’avance, une affaire classée. Tout le monde le savait, que ce coup allait sortir. Tout le monde en parlait. M. le Grix promenait partout sa face moche, disant d’un air fin, le seul qui lui soit naturel : Je fais un article sur la Jeanne d’Arc de Péguy. Je ne sais pas si il sera bien content. — Aujourd’hui vous savez, monsieur le Grix, si je suis bien content. Et c’est peut-être vous qui n’(en) êtes pas bien content, aujourd’hui.
Je ne dis pas, mon impression est même que leur principale idée, si je puis dire, était de s’amuser. Dans ce certain petit milieu. C’est une bande qui commettrait tous les crimes pour s’amuser. De même qu’ils renieraient Dieu pour ne pas prêter à rire, pour ne pas s’exposer au ridicule, de même ils vendraient leur père et leur mère pour s’amuser un peu, au sens où ils entendent s’amuser, c’est-à-dire pour être les promoteurs, aux yeux d’une assemblée, d’un certain ridicule public, d’une certaine risée qu’ils projettent sur une tierce personne. Où l’affaire devient assez cocasse, c’est que ces deux imbéciles, — (M. Laudet et M. le Grix), — ayant à choisir une victime qui ne récalcitrerait pas, m’ont choisi.
De préférence.
Il est fort possible que leur idée, si je puis dire, ait été surtout de me brimer. Je ne suis pas chargé de faire leur psychologie. Je suis chargé de les remettre à leur place. Qui n’est pas très bonne. Actuellement. Il est très possible qu’ils se soient dit d’abord seulement : On va rigoler avec Péguy, — (je veux dire de Péguy), — (si j’ai encore le droit d’employer ce mot rigoler). — Ils rigolent moins, aujourd’hui. Il y avait aussi ce le Grix, qui écrit que je ronronne. Il trouve peut-être, à présent, que je ronronne trop. Il aimerait mieux que je ronronne après un autre.
Je savais tout cela. Je voyais venir. Pendant des semaines et des semaines le Grix préparait son article, comme il disait. Toutes les fois que je rencontrais non pas un ami commun, je ne dis pas un ami commun à Laudet et à moi, nous n’en avons naturellement pas, mais un camarade commun, dans ce grand Paris où tout le monde se connaît, une connaissance commune, à Laudet et à moi, à le Grix et à moi, je lui disais : Laudet me prépare un coup. Il a tort. Ça l’amuse beaucoup. Il a tort. Ça l’amuse avant. Ça ne l’amusera pas autant après. Vous devriez lui dire qu’il a tort. Lui expliquer. Qu’il me laisse tranquille. Moi je ne sais pas me battre. Je ne suis bon qu’à travailler. Je n’aime que la tranquillité. Je sacrifierais tout à ma tranquillité. Je suis écrivain. Je ne suis pas un militant. Et puis je ne me bats pas comme ces messieurs. Je suis un homme de paix. Je suis très capable de donner un mauvais coup. Avec moi on sait bien quand on commence. On ne sait pas quand on finit. Comment on finit. M. Laudet peut se faire embarquer bien loin. Il faut croire qu’aucun de ces avis au porteur n’est arrivé à sa destination. J’ose affirmer ici que M. Laudet n’a pas un (seul) ami. Si M. Laudet avait un seul ami, on l’eût averti, on l’eût avisé des risques qu’il courait, des risques de l’opération qu’il préparait. Tout le monde autour de lui savait à quoi s’en tenir, savait à quoi il s’exposait. Lui seul ne l’a point su. Les grands n’ont point d’amis. Lui ne me connaît que depuis quelques mois. Il ne connaît généralement les lettres que depuis quelques mois. (Il ne connaît, enfin je sais ce que je veux dire). Mais il est entouré de gens qui me connaissent depuis quinze ans, qui avaient vu d’autres exemples, connu d’anciennes histoires, qui pouvaient, qui devaient le mettre en garde. Qui pouvaient, qui devaient lui dire : Vous allez commencer une vilaine histoire. Nul ne l’a fait. C’était pourtant l’office d’un véritable ami. Je ne suis pas sûr au contraire qu’ils ne l’aient point excité, encouragé plutôt peut-être, pour lui plaire, pour le flatter, hélas lui-même pour le trahir peut-être, pour abonder dans son sens, peut-être par une bassesse du cœur, par un besoin obscur, par une complicité, par un besoin de complicité de crime. M. Laudet n’a pas un ami. Peut-être hélas pour se moquer de lui. Par jalousie, par envie. Pour le voir engagé, lui camarade, confrère, peut-être haï, sûrement haï, dans une mauvaise histoire, cœurs ténébreux peut-être pour le voir basculé, périlleux, engagé dans une aventure. Périlleuse. C’est triste à dire, ils ont tous eu au moins peur de lui déplaire. C’est ainsi que les puissants ne connaissent jamais la vérité. J’ai donc le droit d’avancer que M. Laudet n’a pas un ami. C’est la grande tristesse et c’est la grande infortune des rois, c’est la grande incapacité, la grande faiblesse, la grande diminution des puissants et des dominateurs, c’est la grande solitude des monarques, qu’ils ne sont jamais entourés que de courtisans, que nul n’ose leur dire la vérité. M. Laudet n’est malheureusement entouré que de gens, et de jeunes gens, qui n’ont qu’une pensée : qu’un jour ou l’autre ils pourront lui apporter un roman qui leur fasse quinze ou vingt mille francs.
Troisièmement M. Laudet sait très bien qu’il y a une troisième raison, une raison secrète et infiniment délicate pour laquelle je n’ai pas voulu saisir M. le Grix. Tant que M. le Grix n’existe pas, tout va bien, je puis encore traiter, je puis considérer M. le Grix comme un homme ordinaire. Enfin à peu près comme un homme ordinaire. Mais si M. le Grix existe, il n’y gagnera pas.
Si M. le Grix existe, et s’il y a un M. le Grix, qui réclame personnellement, qui revendique personnellement son droit à l’existence, ce M. le Grix là a usé de tels procédés pour venir jusqu’à moi, pour se faire présenter à moi qu’après son article je suis rigoureusement forcé de le considérer comme un bas polisson.
Tant qu’il n’existe pas, ça va bien. Dès qu’il existe, il existe polisson.
M. Laudet annonce une réponse de M. le Grix. Il veut dire un nouvel article. Il faut classer. Je n’ai pas encore commencé de répondre à M. le Grix. S’il le veut absolument je ferai un dossier de tous ses articles écrits et à écrire, parus et à paraître, et je lui ferai pour lui un cahier qui sera bien à lui.
« François le Grix, dit M. Laudet, connaissait Péguy et son œuvre, aussi bien que Péguy, qui ne lui a pas ménagé les dédicaces de ses livres, le connaissait ; … ». Si par là on veut démontrer que je suis un sot, on y arrivera aisément et j’y donne les deux mains. Je ne serais pas surpris que M. le Grix pratiquât le mal élevé, poussât la polissonnerie jusqu’à sortir les dédicaces qu’il a de moi sur quelques-uns de mes livres. C’est ma grande faiblesse, je le sais, — (c’est mon grand honneur), — que cette incapacité incurable de défiance, que cette incompétence née dans tout ce qui est de la défiance, et qu’après vingt ans de trahisons et de défections de toutes sortes je sois aussi enfant, je sois aussi innocent à recevoir le premier jeune homme qui vient me voir, sans aucune circonspection, de plano, sans aucune arrière-pensée comme si j’avais vingt ans de moins. Si l’on veut dire que je serai toujours berné, on a cent fois raison. Si l’on veut dire que je serai toujours un sot, je le sais. Je le suis. Mais plus on prouvera que je suis un sot, plus on prouvera en même temps que M. le Grix est un fourbe. Plus on prouvera que je ne suis pas défiant, plus on prouvera en même temps que M. le Grix est un traître.
§ 279. — Je repense à cette note de gérance et malgré moi je me reporte à douze quinze ans en arrière, aux commencements des cahiers. Quelle identité profonde de mœurs. Et comme cette identité profonde de mœurs prouve une fois de plus ce que j’ai posé dans Notre Jeunesse, que notre socialisme était un socialisme mystique et un socialisme profond, profondément apparenté au christianisme, un tronc sorti de la vieille souche, littéralement déjà, (ou encore), une religion de la pauvreté.
§ 280. — Deuxièmement sur ma propre existence. — M. Laudet feint de croire que le communiqué du Bulletin n’est pas de moi, ou de ne pas savoir qu’il est de moi, ou de croire qu’il n’est pas de moi, ou de savoir qu’il n’est pas de moi, ou de me demander s’il est de moi, ou alors de me demander, s’il est de moi, pourquoi je ne l’ai pas signé, ou de croire ou de savoir qu’il ne peut pas être de moi.
Ce sont des feintes inutiles et des malices cousues de fil blanc et des enfantillages. Non seulement M. Laudet sait très bien que le communiqué est de moi, mais dès le principe, dès la première heure, d’avance il savait que le communiqué serait de moi. L’article de M. le Grix était à peine paru dans la Revue hebdomadaire que je pris publiquement la position que je ferais ce communiqué. Je le dis, dès lors, et depuis, à tout le monde, pour prendre date. Je le dis notamment à tout ce que je compte de camarades communs, de confrères communs avec M. Laudet et avec M. le Grix. Je n’ai jamais pris personne en traître. Je le dis si bien que M. Laudet frappait joyeusement sur l’épaule de M. le Grix et ils se congratulaient mutuellement si je puis dire et M. Laudet disait à M. le Grix : Eh bien, mon vieux le Grix, il paraît que Péguy va vous répondre. C’est la gloire. De quoi se plaignent-ils. À présent que c’est la gloire, ils ne sont pas encore contents.
Deuxièmement, renseignés par les mêmes moyens, par les mêmes déclarations, tous les journaux qui en ont parlé non seulement ont parlé du communiqué comme étant de moi, mais n’ont fait aucune affaire et en ont parlé naturellement comme étant de moi. Comme étant une réponse de moi.
Ainsi premièrement et deuxièmement renseigné par tous les moyens extérieurs, par tous les renseignements objectifs, par tous les témoignages concordants, par tous les avis et comptes rendus officieux, par la presse, par les déclarations officielles, publiques les plus formelles, M. Laudet savait parfaitement que le communiqué était de moi. Il le savait dès le principe et d’avance. Il le sut toujours. Il le savait notamment au moment où il écrivit lui-même sa réponse.
Ajouterai-je que M. Laudet n’avait pas besoin de tous ces monuments pour savoir à quoi s’en tenir. Dieu merci quand même je le voudrais il m’est bien impossible d’écrire une ligne anonyme. Tout ce que j’écris est signé, quand même il n’y aurait point la signature de mon nom au bas de la dernière ligne. La signature est partout. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait une signature au bas dans un coin. C’est signé partout dans le tissu même. Il n’y a pas un fil du texte qui ne soit signé.
Il ne m’échappe pas que M. Laudet en refusant de me reconnaître dans un aussi mauvais communiqué a cru me jouer un bon tour. Il a pensé qu’il me rendait la monnaie de ma pièce. Il s’est imaginé, fort sincèrement peut-être, qu’il m’en faisait autant que je lui en avais fait en refusant de saisir M. le Grix. Il a été ici, en ceci, fort sincèrement peut-être, victime d’une illusion. Il a pris une fausse équivalence pour une vraie, une fausse similitude pour une vraie. Le mouvement qu’il a fait, l’opération qu’il a faite n’est nullement une réplique de la mienne, n’est nullement symétrique, ni homothétique de la mienne. Quand j’ai refusé de saisir M. le Grix dans le premier article pour saisir M. Laudet, je suis allé à la tête. Quand M. Laudet refuse de me saisir dans le communiqué, il se détourne de la tête. Enfin il montre que lui, directeur d’une grosse revue, il ne sait pas ce que c’est qu’un communiqué.
§ 281. — Car tout son raisonnement revient en somme à me demander, toute son objurgation à me réclamer pourquoi je n’ai pas signé mon communiqué. Si M. Laudet je ne dis pas connaissait son métier, je dis avait quelque lueur de son métier de Directeur de Revue il saurait ce qui est un des premiers enseignements, ou renseignements, que l’on reçoit, qu’un communiqué ne se signe jamais, que c’en est un caractère propre essentiel et littéralement de fondation. Que c’est du style, et de l’ordre même du communiqué. Que le communiqué, comme son nom l’indique, est un certain ordre de communication faite au public. Que cet ordre est propre. Qu’il ne se confond avec aucun autre. Qu’il obéit aux règles suivantes. Que ces règles sont absolues. Que d’ailleurs elles sont admirables, comme toutes les règles de la typographie. Que dans l’espèce elles sont merveilleusement significatives ; et merveilleusement équilibrées :
Premièrement que le communiqué paraît ou en tête du journal ou de la revue ou en première page en belle place. Toutefois s’il ne paraît pas absolument en tête, il est séant qu’il ne paraisse point en tête d’une autre colonne, pour n’avoir point l’air d’un article. Ce sont des articles que l’on fait commencer en haut de colonne. Le communiqué qui ne vient point absolument en tête du journal ou de la revue doit venir à hauteur d’œil, attirant l’attention par sa tenue même et si je puis dire par une sorte de situation modeste ;
Deuxièmement que le communiqué soit composé dans le même corps que le corps même du journal ou dans un corps au-dessus. J’entends naturellement dans le même corps typographique. Éviter surtout de le composer dans un corps au-dessous, pour que le communiqué n’ait pas l’air d’une citation, ce qu’il faut éviter avant tout ;
Troisièmement que le communiqué paraisse sans titre ni signature entre deux filets maigres. Tout au plus une date, et un lieu d’origine. Cette troisième règle est évidemment la règle principale du communiqué, j’entends sa règle principale typographique, celle qui lui donne sa marque même. Celle qui en fait un communiqué. L’absence de signature répond évidemment à l’absence d’articulation générale, à l’absence de titre, fait particulièrement équilibre à l’absence de titre.
Telles sont les principales règles typographiques du communiqué. Elles sont singulièrement belles. Elles sont singulièrement significatives. Elles font du communiqué dans le journal ou dans la revue un souverain uniforme, qui n’a aucunement besoin d’élever la voix pour se faire entendre, un souverain qui parle toujours dans le même ton, un souverain sans panache et sans liséré d’or. Napoléon laissait à Murat les beaux uniformes.
§ 282. — Mais que vais-je entreprendre d’initier ce diplomate aux beautés, aux secrètes beautés de la typographie. Sait-il seulement ce que c’est qu’un corps typographique. Sait-il seulement ce que c’est que du corps huit, et neuf et dix et douze. Sait-il seulement ce que c’est que de l’italique et de la romaine. Il croit peut-être que c’est de la salade, de la romaine. Sait-il seulement ce que c’est que du bas de casse, et des grandes et petites capitales. A-t-il quelquefois entendu parler de compactes ordinaires et de compactes penchées. Sait-il seulement qu’il y a de la normande et qu’il y a de l’égyptienne.
§ 283. — Ces règles de la composition typographique et de la mise en pages du communiqué impliquent évidemment que le communiqué est écrit en principe à la troisième personne. Elles signifient, ou plutôt elles traduisent, sur leur plan propre, enfin elles représentent que le communiqué est autre, tout autre et infiniment plus qu’un article ; notamment qu’il est un acte. C’est pour cela qu’il ne faut pas abuser du communiqué. Le communiqué est une sorte propre de communication que l’on fait au public. Sans être déjà ni une déclaration ni un manifeste, il est certainement sur le chemin qui conduit à la déclaration et au manifeste. Il est un peu déjà de leur gravité. Il est certainement de leur parenté. Il est même en un sens d’une certaine plus haute gravité, parce qu’il est d’une gravité sourde.
Il est d’une sorte de gravité sérieuse, sans éclat ; c’est une sorte de publication voulue sans publicité.
Ainsi composé typographiquement, ainsi mis en page, ainsi rédigé, ainsi présenté le communiqué engage son auteur infiniment plus qu’un article ; plus même qu’une déclaration et qu’un manifeste. Il engage son auteur et la responsabilité de son auteur d’une sorte propre, comme un acte propre, d’une sorte propre, plus ordinaire, plus allant de soi que la déclaration ou que le manifeste, d’autant plus ordinairement grave, d’autant plus grave.
L’absence de signature répond particulièrement à l’absence de titre, elle équilibre typographiquement l’absence de titre. Elle signifie que tout le monde sait bien qui est l’auteur et que l’auteur s’engage sérieusement et tout.
§ 284. — Cette absence de signature engage aussi la Revue ou le journal où paraît le communiqué, non pas en ce sens que la Revue ou le journal endosserait le communiqué et le sens et la responsabilité du sens du communiqué, mais en ce sens que la Revue ou le journal, en publiant un communiqué en forme de communiqué, certifient par là même que ce communiqué est bien un communiqué ayant valeur de communiqué, qu’ainsi l’auteur de ce « communiqué », que tout le monde connaît, s’y engage sérieusement et tout.
En d’autres termes en publiant le communiqué la Revue ou le journal n’en endosse pas, n’en certifie pas la teneur. Elle en certifie la forme. Elle ne certifie pas ce qu’il y a dedans. Elle certifie que c’est bien un communiqué. Avec tout ce qu’il implique, avec tout ce qu’il comporte de conséquence et de responsabilité. Pour en revenir à notre vieux langage de l’école la Revue ou le journal qui publient un communiqué, en forme de communiqué, en certifient la forme et n’en certifient pas la matière.
§ 285. — Quatrièmement, si je sais compter, une fois que M. le Grix existe, une fois que j’existe, une fois que je n’ai pas signé mon communiqué, étant défini le communiqué, alors pourquoi ai-je fait un communiqué, et n’ai-je pas fait un article, ordinaire.
J’ai fait un communiqué précisément parce que je voulais m’engager davantage, parce que je voulais m’engager sérieusement et tout. Mais ici attendons.
J’ai fait un communiqué d’abord parce que j’ai voulu faire un communiqué. Je suis bien libre de faire un communiqué. J’ai peut-être bien le droit de faire un communiqué. Un communiqué est un certain ordre propre de communication que l’on fait au public. J’ai peut-être bien le droit de faire cet ordre de communication. Quand je veux. Comme je veux. Je n’en dois point compte à M. Laudet. Aucun compte. Je n’ai point de raisons à lui en donner. Je ne puis que lui en rendre raison, s’il veut. L’ordre du communiqué ne m’est pas plus interdit, je pense, ne m’est pas plus fermé que n’importe quel autre ordre d’écriture, que n’importe quel autre ordre d’acte.
Tout ce que M. Laudet peut demander, — et cette demande est fort légitime, — c’est que derrière un communiqué il y ait quelqu’un. — Notamment derrière un communiqué où il est pris à partie. Personnellement. Mais M. Laudet sait très bien, dès le principe et même d’avance, que je suis derrière mon communiqué, que j’y suis entièrement et personnellement, que j’y suis, depuis bientôt un mois, et plus, à son entière disposition.
Cela étant, vingt raisons apparaissent aussitôt, pourquoi j’ai fait un communiqué. Il me plaît d’en indiquer quelques-unes. Il est certain que généralement j’ai peut-être le droit de faire ce que je veux et que l’on ne voit pas pas bien pourquoi un ordre de communication me demeurerait interdit. Mais il est certain aussi qu’à moins d’être un étourneau on ne fait pas un communiqué sans savoir pourquoi, sans en avoir des raisons expresses. Un communiqué n’est pas un article. Un communiqué si je puis dire ne doit pas se dépenser inutilement, il ne doit pas se dépenser à la légère. Il est donc certain que ce n’est pas sans les raisons les plus graves que je me suis résolu à faire un communiqué.
Je puis donc avouer que l’article de M. le Grix m’avait porté une atteinte particulièrement profonde. Que M. le Grix ne s’en enorgueillisse point. Ce n’est point une haute valeur propre de cet article qui m’avait porté une atteinte particulièrement profonde, c’est une certaine valeur propre de malice, que M. le Grix ne soit point comblé d’orgueil, c’est aussi et peut-être surtout, c’étaient les conditions propres historiques de laideur et de trahison où cet article avait été fabriqué. Aujourd’hui encore, après tous ces débats, je ne me rends pas bien compte. Je me demande ce qui a pu pousser un jeune homme, à qui je n’ai jamais rien fait, à préparer, à combiner, à composer, à inventer, — à exercer contre moi une trahison aussi gratuite, — (et même plus que gratuite), — (je veux dire ingrate), — historiquement aussi laide, moralement aussi basse. Pareillement pour M. Laudet. C’est un de ces problèmes qui me dépassent, un de ces problèmes où j’ai bien peur que je ne sois incompétent toute ma vie. Pareillement pour ce Laudet, à qui je n’avais jamais rien fait. Je me demande encore d’où vient le coup. J’ai bien l’impression que ce Laudet est un instrument, et ce le Grix un sous-instrument. Maintenant il y a aussi une certaine force de malice dans l’homme, un certain goût malsain dans le riche et dans le bourgeois de poursuivre, d’humilier le pauvre.
D’autant que l’entreprise ne va pas pour eux sans quelque risque, et même sans quelque danger. — (Il est vrai qu’ils sont comme bien d’autres. Quand ils ont commencé, ils ne pensaient point peut-être comment cela finirait et ils n’en ont point cherché si long). — (Aujourd’hui ils aimeraient peut-être mieux n’avoir pas commencé). — Plus ils ont de volume précisément et plus ils ont d’ambition, plus aussi ils peuvent perdre dans une bataille, plus ils offrent de prise à la fortune.
Peut-être y a-t-il beaucoup d’inconsidération dans leur cas. Mais aujourd’hui encore je ne comprends pas qu’un homme qui a ses affaires, — difficiles comme toutes les affaires, — et d’autant plus difficiles qu’il est plus ambitieux, — se mette encore sur le dos, gratuitement, inconsidérément cette nouvelle affaire. On a tant à faire à Paris, sans chercher les affaires qui ne vous cherchent pas. C’est ce que je disais, précisément, c’est ce que je demandais aux camarades communs pendant tout le temps que M. « le Grix » préparait son article. — Enfin, leur disais-je, qu’est-ce que M. le Grix me veut. — Non. — Qu’est-ce que M. Laudet me veut. Il n’a donc rien à faire, pour s’occuper, dans sa Revue, qu’il s’embarrasse de moi. Je peux lui devenir un très grand embarras.
Il est donc certain qu’atteint à une profondeur où je n’avais jamais été atteint par cette agression nouvelle, par cette agression comme je n’en avais jamais subi je dus me ressaisir soudainement et à une profondeur où depuis longtemps je ne m’étais pas ressaisi. La forme, et la force, d’un article ne me suffisaient donc plus pour répondre, ne portaient donc plus ma réponse. De toutes parts j’étais conduit, j’étais contraint à faire un communiqué.
L’expérience, hélas, le résultat devait malheureusement me justifier au delà de toute prévision. Ce n’est point sans une grande honte intérieure, sans le sentiment d’un grand abaissement de soi qu’on est ainsi l’objet d’une ingratitude et d’une bassesse. Il y a des fautes que l’on commet, qui sont graves, qui impliquent, qui emportent moins cette honte, le sentiment de cette bassesse et de cet abaissement que ces sortes d’offenses dont on est l’objet, que l’on n’a rien fait pour faire naître. Que l’on voie l’expérience ; que l’on voie le résultat. Que l’on voie ce ton de bassesse, ce niveau de bassesse où je tombe moi-même, où je suis moi-même descendu et dont j’ai honte aussitôt que je réponds moi-même à M. Laudet en me plaçant sur le terrain de M. Laudet et en entrant en conversation avec M. Laudet. Qu’est-ce qui resterait de tout ce débat, malheureux, si je n’eusse point fait, si je n’eusse point écrit ce communiqué. Qu’est-ce qu’il y aurait dans ce cahier, hélas, si je n’eusse point écrit ce communiqué. Je serais bien malheureux si j’avais dû consacrer deux mois de ma vie à ces misères et à ces bassesses, deux mois pleins de ma vie à M. Laudet et à répondre à M. Laudet en me tenant uniquement à M. Laudet, en me tenant sur le terrain, sur le plan de M. Laudet, en tenant la conversation vite et uniquement avec M. Laudet. On n’a qu’à voir le misérable résultat, le bas résultat auquel j’arrive moi-même dans ce cahier et dont je suis honteux aussitôt que j’engage la conversation avec M. Laudet. Quelle bassesse. Quelle grossièreté. Quelle bassesse devient la mienne, quelle bassesse communiquée. Comme la grossièreté est contagieuse. Comme la bassesse est communicante. Qu’est-ce que je n’aurais pas commis, (on le voit, on le pressent), si j’avais répondu par un article à M. Laudet à l’article de M. « le Grix ».
Que mes amis m’aient dit généralement : Pourquoi avez-vous mis M. le Grix et M. Laudet dans tout cela. Ils en étaient bien indignes. Il fallait faire de ce gros morceau, de toute cette matière que vous avez traitée là une introduction à une vie de Jeanne d’Arc, il est fort probable, il est même certain que mes amis ont raison. J’ai mis dans ce communiqué une matière, des préoccupations qui dépassent infiniment M. Laudet et M. le Grix. J’ai comblé M. Laudet et M. le Grix. Ils sont les seuls qui n’aient pas le droit de s’en plaindre. Que mes amis défendent mon œuvre contre moi, une œuvre durable contre un coup de colère passager, c’est la plus grande marque d’amitié qu’ils puissent me donner. Mais M. Laudet n’a pas à défendre mon œuvre contre moi.
Que mes amis me fassent un grief d’avoir introduit M. le Grix et M. Laudet dans un niveau de pensée, dans un niveau de propos, dans un niveau de conversation dont ils n’étaient pas dignes, j’y consens. Mais ce n’était ni à M. le Grix ni à M. Laudet à me le reprocher. Que j’aie élevé à ce point et en même temps approfondi le débat, ils y ont trop gagné, ils sont bien les seuls qui ne soient autorisés qu’à m’en remercier. J’ai lié leurs noms, ce nom ignoré de Laudet, ce nom ignoré de le Grix, à des questions qui les dépassent de beaucoup, à des pages qui vivront longtemps après eux. De quoi se plaignent-ils.
Qu’ils me remercient au contraire, qu’ils me rendent grâces,
Premièrement d’avoir fait un communiqué ;
Deuxièmement d’avoir fait ce communiqué-là.
Je les fais vivre.
§ 286. — Cinquièmement, si j’ai bonne mémoire, pourquoi, ayant à faire ce communiqué, voulant faire ce communiqué, je l’ai fait dans le Bulletin des Professeurs catholiques de l’Université.
Ici aussi, pareillement ici je suis forcé de répondre préalablement que je suis peut-être libre. Ayant à faire ce communiqué, voulant faire ce communiqué on ne voit pas bien pourquoi je ne l’aurais pas fait passer où je voudrais. (Ou plutôt où je pourrais). Suis-je pas libre, enfin. Que je l’aie fait passer au Bulletin, cela regarde le Bulletin et moi. M. Laudet, qui a tant de gouvernement, ne gouverne pas encore la relation du Bulletin et de moi.
M. Laudet là-dessus triomphe bruyamment. « … d’autre part Péguy n’en est pas réduit à ne trouver d’hospitalité pour sa prose qu’à Coutances dans le Bulletin des Professeurs catholiques de l’Université qui a 190 abonnés, parmi lesquels 33 abonnés fermes n’ont pas encore acquitté leur abonnement. » Vous saisissez comme moi la finesse de la plaisanterie, surtout répétée trois fois. C’est le cas de le dire : Numero Deus.
Eh bien il faut que M. Laudet en prenne son parti. Il est très puissant. Il sait très bien qu’il est très puissant. Il est redouté pour sa puissance et non moins pour ses alliances temporelles. Il sait très bien, j’aime mieux lui dire tout de suite qu’un communiqué sur M. Laudet ne se placerait pas facilement. Il en triomphe un peu grossièrement. Il a raison. Il est juste que les gros volumes sociaux triomphent.
Il est certain que profondément atteint par cette agression inattendue, par cette agression gratuite, si pleine de trahison et d’ingratitude j’éprouvai instantanément le besoin de me ressaisir. Et qu’un homme ne peut se ressaisir que sur sa ligne de retraite la plus profonde. Un homme assailli ainsi, à ce point, en ces termes, un homme ainsi menacé se manquerait à lui-même s’il ne cherchait pas immédiatement un point d’appui dans sa conscience la plus profonde, s’il ne prenait pas instantanément une base d’opération, un point non pas seulement un point d’appui, mais un point de rejaillissement, un point de ressource dans sa situation la plus profonde. Ainsi jaillit ce communiqué que je considère moi-même comme une Introduction en forme à mes Mystères de Jeanne d’Arc.
L’idée ne me vint pas un seul instant de faire passer ce communiqué dans les Cahiers de la Quinzaine. Je considère essentiellement ces Cahiers comme une sorte de libre cité, comme un libre faisceau, comme une institution libre ; comme un institut. M. Laudet comprendra difficilement ce statut et ces mœurs, lui qui gouverne sa Revue et qui ne se gouverne que par le gouvernement capricieux d’un despote. La fondation même des Cahiers et la vie, — (on pourrait presque dire la survie), — des cahiers depuis douze ans est réglée par une discipline, est gouvernée par un statut que tout le monde a toujours observé, qui n’a jamais cessé d’être respecté de toutes parts. C’est une maison que je gère. Ce n’est point un État que je gouverne. Telles sont les mœurs de la liberté. M. le Grix, M. Laudet aura peut-être du mal à se les représenter. Nous n’avons ici aucun mal à les exercer. Autant je revendique intégralement ma liberté à mon tour et en mon lieu comme collaborateur des cahiers, pour mes œuvres, pour des articles, — cette liberté que j’assure temporellement à tous nos collaborateurs, — autant par un scrupule de rectitude que M. Laudet ne comprendra peut-être pas je ne veux point engager les cahiers officiellement, en leur office, ex officio, et venant de leur office dans un communiqué qui n’engageait que moi personnellement mais qui personnellement m’engageait tout entier. Un article sur ou contre M. Laudet pouvait et devait paraître dans les cahiers. Un communiqué ne pouvait et ne devait pas paraître dans les cahiers.
Précisément parce qu’un communiqué est beaucoup plus qu’un article, engage infiniment plus, est beaucoup plus un acte.
Je voulais que ce communiqué ne fût qu’ensuite porté à la connaissance des abonnés des cahiers ; qu’il n’entrât qu’ensuite, au deuxième degré, au deuxième stade, dans les cahiers ; que j’en fisse pour ainsi dire alors un compte rendu dans les cahiers ; qu’il y parût comme un procès-verbal, comme un compte rendu que je faisais dans les cahiers à mes abonnés d’un acte, d’un communiqué que j’avais fait en dehors des cahiers. Et en somme c’est ce que j’ai obtenu. Dans un Bulletin où j’étais entièrement libre, j’ai fait un communiqué ; et le communiqué que je voulais. Dans les cahiers, où je ne suis pas libre j’ai publié le procès-verbal, le compte rendu de ce communiqué, tout le dossier enfin avec cet article-ci qui en est résulté.
Ma situation envers les cahiers est une situation d’une entière rectitude, et d’une grande simplicité. Comme auteur dans les cahiers, comme collaborateur des cahiers, pour mes œuvres et pour mes articles je revendique cette entière liberté spirituelle et temporelle que j’assure à tous nos collaborateurs. Mais comme gérant des cahiers je ne puis y faire que des communiqués de gérance. Non seulement je ne veux point entraîner les cahiers dans mes querelles propres ni dans ce qui est plus que des querelles, mais je ne veux point les entraîner même dans cet approfondissement de mon être religieux auquel il est évident que je procède depuis plusieurs années avec une sévérité croissante.
Ayant donc à faire ce communiqué, voulant faire ce communiqué, ne voulant pas le faire passer dans les cahiers, où devais-je le faire passer. C’est entendu, je le faisais passer où je voulais. Mais enfin je le faisais passer où je pouvais. Quelle revue, quel journal, quel périodique autant que le Bulletin pouvait comme le Bulletin me rappeler, me redonner cette antique pureté de mœurs, cette pauvreté, cette petitesse, cette humilité, cette exiguïté, ces abonnés fermes et ces abonnés mal fermes, ces cent cinquante ou deux cents abonnés, toute cette pureté première de la fondation des cahiers. Quel journal et quelle revue, quel périodique, quelle revue était autant que le Bulletin notre filiale en esprit et en mœurs, notre secrète filiale spirituelle. Notre fille et notre filleule. Un nouveau bourgeonnement, une nouvelle source, un rejaillissement de notre jeunesse.
Je nous revois encore, mon cher Lotte, je revois notre jeunesse commune, je revois nos communes études. Tu avais quelques années de moins que moi, une ou deux peut-être seulement, mais c’est énorme quand l’un entre seulement en Rhétorique Supérieure et que l’autre,— (alter, l’autre des deux), — y ayant déjà fait une année l’année précédente, y rentre au contraire pour sa deuxième année comme vétéran, veteranus, vieux soldat, ancien soldat. Nous affrontions alors la même grande guerre, qui était la guerre de l’entrée à l’ancienne École Normale Supérieure. Nous sommes deux vieux Louis-le-Grand, toi et moi, et deux vieux Barbistes, d’incorrigibles vieux Louis le Grand et Barbistes. Nous sommes de cette petite compagnie de Barbistes qui pendant quelques années préparant l’École Normale Supérieure suivirent les cours de la Rhétorique Supérieure de Louis-le-Grand. Allons, nous allions en cagne, disons le mot de l’argot de notre jeunesse et que nos jeunes héritiers n’aient point peur du vieux mot : nous étions deux cagneux. Marcel Baudouin, Tharaud, Deshairs, Péguy, Roy, Pesloüan, — (celui-ci seul non cagneux, il était en élémentaires ou en spéciales et préparait l’École Polytechnique), — pour la première couche, et pour la deuxième couche plus ou moins cagneux Baillet, Lotte, Riby, Poisson, l’autre Tharaud, alter, l’autre des deux, toi Lotte ; singulière compagnie non point d’amitié seulement, singulière compagnie de fidélité où la mort seule a pu frapper un manque, où vingt années de l’usure de la vie n’ont pu introduire une fissure. Quand viendra l’âge des Confessions, — (il approche, Dieu merci, mon vieux Lotte, il approche, il approche, il ne tardera plus guère), — nous essaierons de représenter ces deux ou trois merveilleuses années de notre jeunesse, les ardentes années. Tout était pur alors. Tout était jeune. Et tu entends bien que par là je ne veux pas dire en ceci seulement que nous étions jeunes et que nous voyions le monde jeune. Historiquement tout fut jeune alors pendant trois ou quatre merveilleuses années. Un socialisme jeune, un socialisme nouveau, un socialisme grave, un peu enfant, — (mais c’est ce qu’il faut pour être jeune), — un socialisme jeune homme venait de naître. Un christianisme ardent, il faut le dire, profondément chrétien, profond, ardent, jeune, grave venait de renaître. On le nommait lui aussi assez généralement catholicisme social. Dans le socialisme, qui lui-même par un échange était une sorte de christianisme du dehors, dans Jaurès même les contaminations jauressistes n’étaient point nées et n’avaient point encore pénétré. L’affaire Dreyfus ne préparait encore que dans le plus profond de l’ombre ses inconcevables destinées. La France elle-même paraissait se préparer joyeusement et pleinement, sainement et presque bruyamment et presque avantageusement. À quoi hélas elle se préparait, nous l’avons connu, nous l’avons éprouvé depuis.
Mais qu’importait alors. Nous ferons nos Confessions, mon vieux Lotte. Nous essaierons de représenter ces trois merveilleuses années. Ce vieux Sainte-Barbe et ce vieux Louis-le-Grand. Cette sorte de qualité propre, cette qualité jeune et pure, cette nette finesse qu’avaient le latin et le grec dans l’enseignement de notre maître M. Bompard. Cette sorte de grande libéralité, de bonté d’esprit et même de cœur qu’avait la philosophie dans l’enseignement de notre maître M. Lévy-Bruhl.
Car nous sommes, nous nous vantons d’être, comme dit Homère, des vieux fils de l’Université. — (Dont tu es en corps et en esprit, dont je suis en esprit et presque et pour ainsi dire en corps). — C’est par un mouvement filial que depuis quinze ans nous nous sommes portés à son secours. C’est un mouvement filial qui nous porte, qui nous anime à repousser ces envahissements de barbarie.
C’est une grande joie, mon cher Lotte, que de n’avoir pas eu une seule fissure dans cette amitié, dans cette fidélité de vingt ans. Et pourtant Dieu sait si la vie nous a dispersés dans des conditions différentes. Mais il faut croire que la pâte était bonne et que la race était bonne et que le cœur était bon.
Je dois dire la vérité, puisqu’on m’en presse. Il ne faut pas que je présente l’opération à l’envers. Ce n’est pas moi qui me suis demandé, ce n’est pas que je me suis demandé d’abord, ayant à faire passer un manifeste, où je le ferais passer. Enfin je veux dire un communiqué. L’opération a été beaucoup moins articulée, beaucoup moins systématique. Les bergsoniens me comprendront, si j’ai encore le droit, si nous avons encore le droit de nous servir de ce nom, de ce mot de bergsoniens. L’opération a été beaucoup plus spontanée, beaucoup plus organique, et ainsi en outre elle a été contraire. C’est au contraire la présence de Lotte et du Bulletin qui a fait germer en moi instantanément l’idée, la forme, déjà la teneur d’un communiqué. C’est cette obscure, cette secrète présence de fidélité qui a tout suscité instantanément.
Assailli d’un assaut aussi inattendu, atteint aussi profondément que je l’ai dit et qu’on peut le penser, évidemment je jetai un seul regard autour de moi, et dans ce seul regard instantanément le Bulletin était à sa place.
Je vais plus loin et en réalité j’ai fait en somme l’opération suivante. Tout homme sur le tranchant du sort a fait cette opération. Atteint, assailli aussi profondément, instantanément je repassai ma vie. Dans un éclair d’un seul regard je vis ces embarras de vingt ans. Et suivant l’autre ligne, celle qui n’a pas été inscrite historiquement, dans ce regard je me suis représenté l’autre Péguy, le Péguy allégé de tant de charges publiques, le Péguy que je devenais si je n’avais point assumé à vingt ans tant de charges et de responsabilités publiques. Or il est certain, et il était pour moi d’une évidence éclatante, que la ligne que j’aurais suivie est précisément celle qu’a suivie Lotte. J’enseignerais aujourd’hui la philosophie dans quelque lycée de province. Comme il enseigne la grammaire. Dans quelque Coutances. J’exercerais ce métier d’enseigner, un des plus beaux, le plus beau peut-être qu’il y ait, que j’aime passionnément. Je serais attaché passionnément à mon métier, à ma classe, comme je suis attaché passionnément à ces cahiers. J’aimerais passionnément mon métier, ma classe, comme j’aime passionnément la typographie, les cahiers. J’y aurais quelques mécomptes, comme j’en ai beaucoup dans les cahiers. Enfin si j’étais devenu ce Péguy d’enseignement secondaire, le premier en date et en existence, celui que j’étais fait pour faire, il est certain que ma situation aujourd’hui serait exactement la suivante : je serais un fidèle abonné au journal de Lotte.
§ 287. — On voit mal que M. Laudet me reproche précisément mes scrupules, ma fidélité à respecter le statut des cahiers. D’abord il n’est point chargé de gouverner ma relation aux Cahiers.
§ 288. — Pour qui sait lire, la typographie, quoi de plus imposant que cette absence de signature au bas du communiqué. Comme cette absence emplit le texte même, le corps du texte. Comme elle fait refluer la signature dans tout le texte. Le texte n’est pas signé, alors. Tout le texte est signature. Ni titre ni signature. Ni exorde ni péroraison. Nul plan incliné. Nulle montée, nulle descente. Nul accès. Nulle porte de sortie. Nul vestibule. Un beau plateau coupé en falaise.
C’est vraiment le souverain qui n’a pas besoin d’élever la voix pour être entendu.
§ 289. — Au demeurant je ne vois pas que j’aie beaucoup à dire au (deuxième) article de M. Laudet. Il a un procédé extrêmement simple, et qui désarme. Il retire tout ce que M. le Grix avait mis dans son premier article. Naturellement il ne le retire pas purement et simplement. Ce serait trop simple. Il dit que M. le Grix ne l’a pas dit et que c’est moi qui ai dit qu’il l’avait dit. C’est classique.
Je ne puis plus rien dire à cela. Tous mes textes sont sur table. Il faut que M. Laudet croie pouvoir bien compter sur la paresse d’esprit de ses abonnés et lecteurs habituels pour qu’il ne craigne point qu’ils aillent chercher dans son numéro 24, du 17 juin 1911, les textes mêmes que j’ai cités et qu’il nie dans son numéro 32 du 12 août 1911.
Quand un débat en est arrivé à ce point il n’y a plus rien à dire. M. le Grix écrit certaines lignes, certaines phrases, certains mots et les publie dans la Revue hebdomadaire. Je les cite. Aussitôt M. Laudet les nie dans la Revue hebdomadaire.
Si l’on veut dire que M. le Grix n’avait peut-être pas vu tout ce qu’il écrivait quand il écrivait ce qu’il écrivait dans la Revue hebdomadaire, et que c’est moi qui le lui ai fait voir, et qui le lui ai fait voir publiquement, et qu’alors, à ce moment-là, à ce deuxième moment il aurait certainement mieux aimé ne pas le voir, et surtout, si je puis dire, qu’il aurait mieux aimé ne pas le voir de ma main, que je ne le lui fisse pas voir, que ce ne fût pas moi qui le lui fisse voir, et surtout que je ne le lui fisse pas voir publiquement, cela c’est une autre défense de M. le Grix, c’est un autre système de défense, auquel je ne serais pas éloigné de souscrire. Je suis assez porté à croire qu’en effet M. le Grix n’avait pas vu du tout tout ce qu’il écrivait. Peut-être, sans doute était-il poussé par d’autres, par d’autres plus malins, qui ne se sont pas découverts. Peut-être n’a-t-il goûté seulement qu’une certaine méchanceté, un certain goût de me jouer un mauvais bon tour. Emporté par cette passion de méchanceté, par ce goût de me brimer, de me berner, par son orgueil et par cette infatuation de faire rire de moi, peut-être en effet n’a-t-il pas fait attention du tout à ce qu’il écrivait, ou pas assez. Peut-être n’a-t-il pas regardé du tout ce qu’il écrivait. Une autre version, une autre leçon serait que même s’il le voulait, même quand il y regarde, même quand il y fait attention il est bien incapable de savoir ce qu’il écrit. Je dois avouer que cette seconde version aurait plutôt plus de partisans. On me le représente généralement comme un fort sot. D’ailleurs les deux versions ne sont pas contradictoires. Il peut fort bien être ensemble sot et fat. Ne pas faire attention et ne pas en voir plus s’il faisait attention. Seulement, quand on en est là, on n’exerce pas, régulièrement, le magistère de la critique littéraire dans une de nos plus importantes revues.
Si M. Laudet a choisi M. le Grix, il doit tout de même savoir un peu qui il a choisi. Si M. le Grix lui a été imposé par quelqu’un, il doit savoir un peu qui on lui a imposé.
Si M. le Grix a vu ce qu’il faisait, il a été fourbe. S’il n’a pas vu ce qu’il faisait, généralement s’il ne voit pas ce qu’il fait, il a été sot. Maintenant il peut avoir été fourbe et sot à la fois. Quand nous étions au lycée, je crois que c’étaient les propositions contraires en logique formelle qui étaient telles que ou bien l’une était vraie et l’autre fausse ; ou bien l’une était fausse et l’autre vraie ; ou bien elles étaient fausses toutes les deux. Mais elles ne pouvaient occuper que ces trois positions. Elles ne pouvaient pas occuper la quarte position. Elles ne pouvaient pas être vraies toutes les deux.
J’avais fait cette grâce à M. le Grix de le supprimer de l’être. Je crois que je lui avais fait en ceci une grande grâce. J’ai peur que M. Laudet ne lui ait rendu un bien mauvais service en le réinstallant dans l’être.
§ 290. — Je ne voudrais plus présenter que quelques observations. Autrement la conversation ne peut continuer. Nous sommes dans le royaume du reniement. C’est un aller et retour, c’est un circuit de reniement. M. le Grix reniait la chrétienté. M. Laudet renie M. le Grix. Soyons assurés que dans l’article que l’on nous annonce M. le Grix reniera M. le Grix. C’est un reniement qui revient sur soi-même. C’est un boumerang. Pierre avait renié trois fois. Mais c’était dans le même sens.
§ 291. — Nous n’avons plus qu’à nous arrêter à quelques mots. Avant de le faire, — préalablement, — (s’il est encore permis de parler de préalable au bout de deux cents et quelques pages), — il faut que je rende une certaine justice à M. Laudet, — et non point certes à mon sens, — et dans mon système de mesure, — une petite justice. M. Laudet dans son article s’est fort bien conduit envers M. le Grix. Je le dis sans aucune espèce d’ironie. On sait assez combien j’ai horreur de l’ironie, de tout ce qui cherche le ridicule, de tout ce qui flatte le goût du ridicule à trouver, à flatter et à cultiver, de tout ce qui flatte cette démagogie régnante du ridicule. On sait assez, on sait de reste combien l’ironie est contraire à mon tempérament même. Je n’ai jamais caché le goût profond que j’ai pour le comique. L’un exclut l’autre. Le comique est de la grande famille du tragique et du sérieux. Rien n’est aussi sérieux que le comique. Rien n’est aussi profondément apparenté au tragique que le comique. On pourrait presque dire que l’un est une autre face de l’autre. C’est pour cela que chez tous les peuples intelligents le comique et le tragique, la comédie et la tragédie vont ensemble, comme deux beaux bœufs, obéissent exactement au même joug, pointés du même aiguillon obéissent exactement aux mêmes règles. Aux mêmes règles d’art. Aux mêmes règles externes de représentation. Aux mêmes règles internes d’une représentation intérieure. Aux mêmes régulations internes. Aux mêmes règles organiques. Les cinq actes de Molière sont la réplique exacte des cinq actes de Racine et de Corneille. Le comique et le tragique, la comédie et la tragédie sont étroitement liées dans le sérieux. L’ironie au contraire est le plus bel ornement du frivole.
Je le dis donc sans aucune ironie, je suis heureux que M. Laudet dans son article se soit à ce point montré si bon camarade et si bon patron pour M. le Grix. Je le dis sans ironie aucune, cela l’honore grandement. Le danger, pour son caractère, pour l’estime que nous devons garder de son caractère, le danger était que voyant M. le Grix embarqué dans une aussi mauvaise affaire il n’eût quelque velléité de l’y abandonner. De le laisser s’en sortir tout seul. Non seulement il ne l’a point fait. Mais il vient très activement au secours de son jeune collaborateur, il s’y occupe, il s’y emploie. Il n’y chôme point. Tout son article est visiblement inspiré du très grand désir de dégager honnêtement M. le Grix, de se porter avec M. le Grix, d’y venir avec M. le Grix, lui M. Laudet. C’est bien. C’est même beau. J’ai dit assez souvent, dans ces cahiers mêmes, l’estime singulière que je faisais de la morale de bande, pour avoir le droit de déclarer hautement que c’est ici un trait de caractère qui honore grandement M. Laudet. Tout ce que l’on pouvait craindre, c’était justement que M. Laudet, à qui j’étais légitimement remonté, que j’avais saisi légitimement, ne lâchât, alors, son jeune collaborateur mal embarqué.
§ 292. — Pourquoi fallait-il malheureusement que M. le Grix fût indéfendable. Pourquoi fallait-il que M. le Grix, et l’article de M. le Grix, et en tête de l’un et de l’autre M. Laudet lui-même fussent indégageables. Une attitude que j’aime moins déjà, qui est déjà beaucoup moins nette et à mon sens moins droite, c’est que M. Laudet fasse état, dans son article, des compliments que M. le Grix, m’avait censément distribués dans son article, aux Cahiers et à moi. J’avoue que ces compliments que M. le Grix m’avait censément distribués dans son article m’avaient paru extrêmement suspects et l’usage qu’en fait aujourd’hui M. Laudet pour me mettre préliminairement dans mon tort en me donnant un aspect d’ingratitude envers M. Laudet et d’abord envers M. le Grix ne me les rend pas plus sympathiques, ne me les rendant pas plus innocents, ne fait que me confirmer dans l’opinion que j’en eus premièrement.
« François le Grix, écrit M. Laudet, connaissait Péguy et son œuvre, aussi bien que Péguy, qui ne lui a pas ménagé les dédicaces de ses livres, le connaissait ; à dire vrai il n’était pas sans éprouver quelques sympathies pour Péguy, — (très honoré, mon cher confrère), — et il ne se fait pas faute de les lui témoigner dans son article. Il loue « l’inspiration » — (mes enfants, mes enfants, monsieur Laudet ne nous faites pas plus innocent que nous ne sommes), — (tout le monde sait bien que lorsque l’on commence par louer « l’inspiration » d’un écrivain, c’est le plus grand mauvais signe, c’est que l’on veut, c’est que l’on va procéder à un éreintement en règle de son œuvre). — (Et, par conséquent, on ne saurait trop poser ce principe, au plus grand éreintement, au seul éreintement peut-être, au seul éreintement certainement auquel on puisse procéder de lui). — (Tout ce que vous pourrez démontrer, monsieur Laudet, c’est que M. le Grix n’a point manqué à cette règle du genre). — (Du reste, de son point de vue, il aurait eu tort d’y manquer). — (Elle est trop bonne ; elle est trop commode ; elle est trop attendue ; ce qui est une des règles essentielles du théâtre). — « Il loue « l’inspiration » de l’écrivain autant que « sa vie de probité laborieuse » ; — (à moins de parler enfin de ma vie d’improbité paresseuse, on ne voit pas, je ne vois pas bien comment il eût fait autrement. Mais quand on commence à présent, quand on se met à louer ma vie et ma probité et mon labeur, cela est triste à dire, je commence aussi à présent malheureusement à me méfier. C’est généralement que l’on veut, que l’on va commencer à éreinter méthodiquement mon œuvre majeure, mon œuvre première, mon œuvre enfin, qui est naturellement mon œuvre d’écrivain). — (Pareillement hélas et comme parallèlement, pareillement hélas, encore plus hélas quand on commence à dire du bien des cahiers, il faut hélas, encore plus hélas, il faut encore plus malheureusement que je me méfie ; c’est que l’on veut, c’est que l’on va commencer à éreinter mon œuvre, enfin mon œuvre propre, je veux naturellement dire mon œuvre d’écrivain. C’est devenu la règle du genre. Vous allez voir qu’il n’y manquera pas. On voit dans quel ordre de sentiments bas, et je puis dire à quel degré de tristesse ces messieurs me forcent à me mouvoir). — Il rappelle comment les Cahiers ont, depuis tantôt douze années, donné l’exemple le plus méthodique et le plus persévérant du désintéressement dans l’accueil fait aux écrivains, de la recherche du vrai dans le procédé d’art ; … » — Je voudrais bien savoir comment il eût fait pour dire le contraire. Cette façon de dire que le bien mérité, historique que l’on dit de vous est une grâce que l’on vous fait. Est une créance que l’on prend sur vous. Aussitôt après vient la pointe, comme il y en a plusieurs, qui sont dans l’article de M. Laudet la trace, l’héritage, la continuation, l’endossement de l’article de M. le Grix. — « il remémore aussi — (cet aussi est assez bon et vous a un petit air innocent, il a d’abord l’air de vouloir dire en plus, et on s’aperçoit après qu’il veut dire d’autre part, aussi bien ; au contraire ; par contre, par équivalence, pour faire (juste) compensation ; pour lui faire justice ; stricte ; contre lui ; parce que n’est-ce pas il faut aussi être juste ; c’est un petit aussi de polémique) — il remémore aussi comment l’auteur, après avoir été dreyfusard et socialiste, en était arrivé à reconnaître la nécessité d’une renaissance du spiritualisme et à se soumettre à une discipline mystique restaurée. »
Débarrassons-nous de cette pointe, bien qu’elle porte peut-être sur le fond même du débat que j’ai personnellement avec M. le Grix, où je ne voulais pas entrer dans cet entretien personnel que j’ai aujourd’hui avec M. Laudet. Mais M. Laudet, plus heureux que M. le Grix, a si heureusement circonscrit les termes du débat que je ne puis résister au désir de circonscrire une brève réponse.
Ce que je reproche à M. le Grix ce n’est pas seulement, ce n’est pas tant de n’avoir absolument rien compris à ce que je fais. Il en avait le droit. Et quand même il n’en aurait pas eu le droit, et je n’y pouvais rien, et il n’y pouvait rien.
Au deuxième degré ce que je lui reproche ce n’est pas seulement non plus, ce n’est pas tant non plus qu’il n’ait absolument rien compris à ce que je fais et qu’il se soit mis aussitôt à en écrire. Il paraît, on dit que cela se fait. Ce que je lui reproche comme un mauvais procédé, comme un procédé évident de mauvaise foi, et même assez enfantin, quoique assez habile, mais l’un n’exclut pas l’autre, c’est de m’avoir attribué, c’est d’avoir présenté comme étant de moi, comme venant de moi, comme venant de mon opinion tout le mal qu’il avait envie de dire de moi, qu’il se préparait à dire de moi. Cette tactique est représentée dans la phrase écho de M. Laudet par ces quelques mots : « … en était arrivé à reconnaître la nécessité d’une renaissance du spiritualisme et à se soumettre à une discipline mystique restaurée. »
Or si j’ai précisément dit quelque chose depuis ces dernières années portant sur l’histoire de ces vingt dernières années et en elles sur l’histoire de toute une génération, portant témoignage pour toute une génération ce que j’ai précisément dit c’est le contraire, — (et cela prouve qu’on a bien du mal à se faire entendre), — c’est que nous avons toujours continué dans le même sens, c’est qu’il n’y a dans notre carrière, dans notre vie aucun point de rebroussement, — (je ne le dis pas parce que c’est bien, je le dis parce que c’est vrai ; je ne dis aucunement que cela vaut mieux, je dis que cela est ainsi ; je ne dis aucunement que nous valons mieux que ceux qui ont eu un point de rebroussement, un point de conversion, une conversion ; ce serait aussi fort loin de ma pensée ; je dis seulement que nous sommes ainsi, que nous fûmes tels, que nous avons été ainsi, que notre histoire fut telle, ὃτι τοῦτο οὓτως ἐγένετο).
Dieu nous garde de cette pensée que nous vaudrions mieux que les autres. Mieux que personne. C’est peut-être la pensée dont j’ai le plus horreur. Le cœur humain a ses secrets. Il a ses détours. Autant je tiens à être d’une race éminente, d’un peuple éminent, parce que c’est vrai, autant je tiens à ce que cette race, à ce que ce peuple soit rare, unique, éminent, parce que c’est vrai, autant au contraire, ou peut-être plutôt par le même mouvement, autant je tiens aussi à ce que dans cette race, dans ce peuple, une fois dans cette race, une fois dans ce peuple, nous n’y soyons pas plus malins que les autres.
Je ne veux pas que nous soyons meilleurs que les autres, dans la race française. S’il y a quelqu’un qui tient à ne pas être meilleur que les autres, c’est moi. Et comme j’aime à partager je tiens beaucoup aussi à ce que les autres ne soient pas meilleurs que les autres, à ce que notre génération ne soit pas meilleure que les autres. Il ne faut point l’entendre en ce sens que toutes ces générations françaises seraient également peu bonnes, également médiocres, mais en ce sens naturellement que toutes ces générations françaises furent rares dans l’histoire du monde, qu’elles furent uniques, éminentes, que toutes elles nous valurent bien, souvent mieux ; que toutes elles eurent un prix temporellement infini, toutes même celle qui s’est fait battre en 70.
Et qui ainsi nous a fait battre en 70.
C’est donc sans une ombre d’orgueil, ce n’est donc pas pour me vanter que je le dis. Je ne le dis que parce que c’est vrai. Parce que c’est un fait. En fait nous n’avons point eu, notre génération n’a point eu dans notre carrière un point de rebroussement. Ni un point de rétorsion ni un point de révulsion. Nous avons constamment suivi, nous avons constamment tenu la même voie droite et c’est cette même voie droite qui nous a conduits où nous sommes. Ce n’est point une évolution, comme on dit un peu sottement, employant inconsidérément, par un abus lui-même incessant, un des mots du langage moderne qui est devenu lui-même le plus lâche, c’est un approfondissement. Il est évident que je ne puis parler ici que pour moi-même. Et pour cette race d’esprits qui effectue avec moi le même approfondissement. Nous tenons depuis vingt ans, depuis notre jeunesse la même voie droite, la même voie d’approfondissement. Elle nous a menés loin. Grâces en soient rendues. Je ne puis parler naturellement que pour moi et pour ceux de ma race spirituelle parmi ceux de ma race charnelle. C’est par un approfondissement constant de notre cœur dans la même voie, ce n’est nullement par une évolution, ce n’est nullement par un rebroussement que nous avons trouvé la voie de chrétienté. Nous ne l’avons pas trouvée en revenant. Nous l’avons trouvée au bout. C’est pour cela, il faut qu’on le sache bien de part et d’autre, chez les uns et chez les autres, c’est pour cela que nous ne renierons jamais un atome de notre passé. Nous avons pu être pécheurs. Nous l’avons été certainement beaucoup. Pro nobis peccatoribus. Mais nous n’avons jamais cessé d’être dans la bonne voie. Notre préfidélité invincible, notre jeune préfidélité aux mœurs chrétiennes, à la pauvreté chrétienne, aux plus profonds enseignements des Évangiles, notre obstinée, notre toute naturelle, toute allante préfidélité secrète nous constituait déjà une paroisse invisible.
Nous avons pu être avant la lettre. Nous n’avons jamais été contre l’esprit.
C’est donc par une inintelligence profonde, par un grossier contresens, justement celui qu’il ne fallait pas faire, comme toujours, que M. Laudet, adoptant, résumant un contresens beaucoup plus étendu de M. le Grix, écrit : « il remémore aussi comment l’auteur, après avoir été dreyfusard et socialiste, en était arrivé à reconnaître la nécessité d’une renaissance du spiritualisme et à se soumettre à une discipline mystique restaurée. » Si j’ai dit quelque chose au contraire, depuis deux et trois ans, et qui exprimait, qui représentait, qui traduisait ce qui s’est passé depuis vingt ans, c’est que notre dreyfusisme et notre socialisme était profondément spiritualiste, — (bien que je n’aime guère à employer ce mot, déconsidéré par Cousin et par l’école cousinienne, qui fut une ancienne école intellectualiste), — et qu’il était profondément mystique et profondément une discipline mystique. Quant à restaurer une discipline mystique, Dieu merci on n’a pas besoin de nous. Il ne s’agit point de restaurer un règne aboli. Il s’agit si je puis dire de continuer tout tranquillement dans le temps à notre tour un règne spirituel qui ne sera jamais aboli.
§ 293. — En résumé, en allant du préalable vers le couronné, et en restant dans la géographie, — (si j’ai encore le droit de me servir de ce mot), — il y a les chrétiens qui s’ignorent, — (c’est un peuple très nombreux) ; — il y a les qui ne s’ignorent pas, mais qui ne sont malheureusement pas chrétiens, — (c’est un peuple malheureusement très nombreux) ; — et il y a les chrétiens qui se connaissent, — (c’est un peuple assez nombreux).
§ 294. — Je veux le dire en quelques mots. M. Laudet a beau invoquer contre moi, pour me taxer d’ingratitude, les compliments que M. le Grix veut bien m’adresser en tête et en queue de son article, et quelquefois en cours de route, car il en a saupoudré de loin en loin tout son article, comme d’une poudre légère. Il m’a poudré à frimas.
Premièrement quand même ces compliments ne me seraient pas très suspects, — (et ils le sont grandement), — je ne comprends pas bien, je refuse d’entrer dans cet étrange marché par lequel je ne pourrais point répondre à M. Laudet et à M. le Grix, par lequel M. Laudet et M. le Grix auraient tous les droits sur moi parce que M. le Grix m’aurait fait de certains compliments. Qu’est-ce que ce trafic. Qu’est-ce que ce marchandage. Qu’est-ce que ce balancement. S’il est permis, s’il est dû ; s’il est décent d’employer une expression grossière pour signifier une opération grossière, je n’ai jamais marché dans cette sorte de combinaison. Qu’est-ce que c’est que cette singulière équivalence que l’on veut établir. Qu’est-ce que l’on veut que je fasse des compliments de M. le Grix. Les compliments de M. le Grix ne me font rien. Je ne demande pas les compliments de M. le Grix. Les compliments de M. le Grix sont aussi incompétents que ses critiques.
D’autre part, deuxièmement les compliments de M. le Grix me sont suspects de toutes parts. Ils me sont notamment suspects parce que et en ce que ils ne tiennent aucunement au reste. Ils ne sont point complémentaires du reste. Ils sont là, ils viennent là on ne sait pas pourquoi. Ils sont généralement purement contradictoires avec tout le reste. Sans même aucun souci de liaison même formelle. Faut-il que ce soit moi qui accuse, qui arguë M. le Grix d’incohérence et même d’incohésion.
Il faudra pour le moins que je l’accuse de mauvaise foi. Ces compliments inadhérents, ces compliments mal attachés ne servent qu’à masquer l’opération. Ils ne servent qu’à donner le change. Ce sont eux précisément, et ils ne servent qu’à cela, ils ne sont mis là que pour cela, ils ne servent qu’à couvrir M. Laudet, M. le Grix, ce sont eux précisément qui rendent nocives toutes les imputations, tout le reste. Ce que je reprocherai à M. le Grix, puisqu’on veut qu’il existe, c’est cette mauvaise foi d’ailleurs assez connue et assez grossière qui consiste à éreinter quelqu’un en affectant de prendre son parti. De prendre sa défense. Tout l’article de M. le Grix se résume en cela, se peut rassembler sur le schéma suivant. Il joue la comédie suivante, bien connue : Je suis, dit-il, l’avocat de ce malheureux Péguy, — (c’est à peine s’il ne dit pas, il dit même presque que c’est moi qui l’ai chargé de ma défense) ; — je l’aime bien ; tout le monde l’aime bien ; il est si méritant ; — (méfiez-vous, mes agneaux, de celui qui vous dit méritant) ; — quel dommage qu’avec la meilleure volonté du monde, avec tout le dévouement qu’on a pour lui on ne puisse pas trouver un seul argument à donner en sa faveur. Comme c’est malheureux qu’il soit aussi impossible à défendre. Que sa cause soit aussi abandonnée. Comme il est à plaindre. Comme je suis à plaindre. Comme tu es à plaindre. Plaignons-le. Plaignez-moi.
En vérité tout ce jeu n’est pas bien nouveau.
C’est une scène de Courteline. Mais c’est beaucoup moins bien que dans Courteline.
§ 295. — Ce souci fort légitime, fort louable, auquel je n’ai pas seulement souscrit, auquel j’ai applaudi, de défendre, de soutenir M. le Grix, de l’endosser même, entraîne peut-être seulement M. Laudet quelquefois un peu loin. Il prononce des mots qu’il ne devrait pas prononcer. Il m’arguë quelque part de faux et de fraude. Il prononce à mon endroit les mots de faux et de fraude. Ce sont de bien gros mots. Et bien inutiles. Ce sont des enfantillages. Si nous devons nous rencontrer, monsieur Laudet, et cela dépend uniquement de vous, si partisans que nous soyons du grec n’imitons point les héros d’Homère. Rencontrons-nous tranquillement et si je puis dire sur un certain fond de dignité.
« C’est donc, écrit M. Laudet, l’organisation d’une publicité donnée à mon nom et je n’aurais pas lieu de m’en plaindre, étant gratuitement nommé dans le Bulletin 161 fois. — (Oui, monsieur Laudet, nous saisissons le fin de la plaisanterie). — Mais quel que soit le relief que puisse donner la critique du Bulletin des Professeurs catholiques de l’Université, il est de mon devoir de considérer et de signaler comme un faux l’usage que l’on fait de mon nom pour un article que l’on sait que je n’ai pas écrit, et la fraude est d’autant plus grave que l’on fait dire à M. le Grix dans l’article que l’on a intérêt à m’attribuer des choses qu’il n’a jamais dites et dont il se défendra du reste lui-même. »
§ 296. — Je ne saurais trop conseiller à M. Laudet d’user sagement de tous ces grands mots. Si c’est pour m’épouvanter, je n’ai pas l’habitude. S’il veut m’appeler, je sais me rendre, il n’a pas besoin de faire tant de bruit. Qu’il accuse moins, qu’il arguë moins. J’entends. Il n’a pas besoin de crier si fort. Qu’il arguë d’autant moins que moi aussi, si je réponds à M. le Grix, puisque M. le Grix existe, puisqu’on veut que M. le Grix existe, moi aussi j’aurai à faire usage de ces mots. Non point pour faire une violence. Non point pour faire une injure. Non point même pour faire une offense. Mais pour qualifier historiquement un acte. Pour énoncer même historiquement un fait. Un des arguments que j’aurai en effet à produire contre M. le Grix — (et ne sera-ce point faux, et ne sera-ce point fraude), — l’un de mes principaux arguments peut-être, peut-être le capital sera non pas qu’il a dit beaucoup de mal de moi dans son article, mais que tout le mal qu’il en a dit il me l’a attribué, je veux dire il l’a présenté au public comme étant de moi, comme venant de moi. Comme ayant été dit par moi. C’est un des cas de reportage les plus curieux que j’aie jamais rencontré.
§ 297. — M. Laudet sait très bien à présent que je n’ai point commis un faux et que je n’ai point commis une fraude en saisissant M. Laudet et en refusant de saisir M. le Grix. Ne le faisons pas sot. Il le savait très bien avant que je le lui eusse expliqué aussi expressément. Tant qu’on n’aura pas supprimé le décret-loi de 1848 sur le tâcheronnage, je refuse d’avoir affaire à des sous-entrepreneurs.
§ 298. — Quelle sorte de platitude et de bassesse que de me reprocher précisément les dédicaces que je lui ai faites.
§ 299. — Quelle comptabilité singulière que de me débiter les compliments suspects qu’il a faits de moi. Les compliments de M. le Grix ne me sont rien. Mais quand même ils me seraient quelque chose, quelle idée singulière de débiter les compliments que l’on fait.
§ 300. — Ce souci fort louable de dégager M. le Grix, — (Laudatus laudabilis), — entraîne quelquefois M. Laudet un peu loin. M. Laudet outrepasse quelquefois quelque peu. — « Devant de telles incohérences — (c’est moi, messieurs, sans nulle vanité) — on hésite — (dit M. Laudet) — on hésite à s’adresser aux tribunaux qui font justice des diffamations ; je préfère me tourner d’abord vers Charles Péguy que je ne connais pas — (comme c’est vrai) — (ça) — et contre lequel je n’entretiens aucune animosité personnelle, et je lui dis : « Cher Maître, — (je vous en prie, je vous en prie, monsieur Laudet) — vous êtes trop averti — (hélas oui je suis trop averti) — pour insinuer sérieusement — (il nomme cela insinuer) — que la Revue hebdomadaire est bourrée d’hérésies… » — Monsieur Laudet ne parlons point de vous adresser aux tribunaux qui font justice des diffamations. Si vous voulez faire une belle carrière dans le monde des lettres, je vous conseille vivement d’inaugurer cette carrière en m’attraînant devant les tribunaux qui font justice des diffamations. Eh quoi, tout de suite le bras séculier. Je conseille vivement à M. Laudet de soumettre aux tribunaux de l’État, de faire trancher par les tribunaux de l’État le procès demi spirituel demi temporel que je lui fais. J’ai contre M. Laudet, je fais à M. Laudet deux griefs, je lui oppose deux chefs d’accusation. Mettons que je les ai insinués un peu rudement. Premièrement, et c’est à mon sens un grief infiniment grave, je l’ai accusé d’essayer d’opérer un détournement des consciences fidèles. Deuxièmement et dans l’ordre de la culture je l’ai accusé d’essayer d’opérer un détournement des consciences classiques. Vive la nation, qu’il soumette ces deux grands procès aux tribunaux de la République. Ce sera assez curieux. D’abord ce sera nouveau. Croit-il que je vais me laisser dévorer tout cru. Ignore-t-il qu’il y a une certaine nommée Reconvention. Ce qui ne veut pas dire hélas une deuxième Convention. Ne croit-il pas, ne sait-il pas qu’il y a dans l’article de M. le Grix et dans son propre article de M. Laudet une riche matière pour asseoir la plus opulente des reconventions. Une somptueuse demande et poursuite reconventionnelle. Ne sait-il pas que moi aussi j’ai un avocat ; ne sait-il pas qui occupe pour moi ; et que heureusement mon défenseur n’est pas toujours ministre. — (Heureusement pour moi, malheureusement pour le pays).
§ 301. — Ce qui me ferait croire que M. Laudet est infiniment plus engagé avec M. le Grix qu’il ne le croit peut-être lui-même dans ce que je me suis permis de nommer le détournement des consciences fidèles, c’est un certain ton de bassesse et de trivialité et de mauvaise familiarité avec le sacré, un ton d’une bassesse, d’une trivialité, d’une mauvaise familiarité de fond qui reparaît régulièrement à la surface, et presque constamment, dans l’article de M. Laudet. Je n’ai horreur de rien autant que de cela. Rien ne m’est aussi odieux, rien n’est aussi décélateur à mon sens que cette sorte basse de mauvaise familiarité de sacristie. Cette sorte de grosse et de grossière plaisanterie, trivialité, cette vulgarité, ce sans-gêne dans le propos même afférent au sacré. Pour moi ces mœurs grossières du langage et de la tenue, du propos, de l’attitude, tout ce qui trahit l’être même, c’est une opinion personnelle, où je ne veux rien engager, mais personnellement pour moi ces mains grossières me sont plus odieuses, je dois le dire, que des propositions fausses mais respectueuses, fausses mais déférentes. Cette sorte de basse trivialité qui fait oh ! oh ! oh ! Elle est constante dans l’article de M. Laudet. Pour moi, c’est évidemment une faiblesse, mais je ne juge pour ainsi dire jamais un homme sur ce qu’il dit, mais sur le ton dont il le dit. Ce que nous disons est souvent grave, sérieux. Le ton dont nous le disons l’est toujours. Ce que nous disons n’est pas toujours décélateur. Le ton dont nous le disons l’est toujours. Il y a dans cet article de M. Laudet une constante vulgarité de fond de cette sorte qui reparaît constamment à la surface par plaques et qui me donne la plus mauvaise opinion, et de sa pureté d’intention, — (je n’ai tout de même pas le droit de parler de sa pureté de cœur), — et même de moins que de cela, d’une certaine finesse élémentaire, d’une certaine bonne tenue élémentaire moyenne de cœur et d’esprit, le moins que l’on puisse demander. Le mécanisme de cette grossièreté, de cette vulgarité est, lui, aisément saisissable. Il consiste à rapporter directement comme une pièce mal ajustée je ne dis pas le sacré au profane, ce qui ici n’aurait aucun sens, mais une certaine grandeur de sainteté, un certain ton de sacré, à une tout autre petitesse de médiocrité chrétienne comme peut être la nôtre. Au lieu de référer nos médiocrités chrétiennes aux grandeurs des saintetés chrétiennes pour cette opération de report dans la communion que nous devons faire et qui peut nous sauver, M. Laudet les rapproche, les rapporte instantanément l’une à l’autre, l’une sur l’autre, comme deux pièces mal jointes, mal faites, mal ajustées, non faites l’une pour l’autre, brutalement, il en fait un raccord mal fait. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre. Ou plutôt je sais que je ne me fais pas bien comprendre. Je sens très vivement, — (mais c’est difficile à exprimer), — je sens très vivement que c’est très grave, je sens très vivement cette espèce d’impiété qui consiste à tout mêler ensemble, à rapporter brutalement par un raccord mal fait ces grandeurs sur nos médiocrités. Il y a là une sorte d’inconvenance propre qui me blesse beaucoup. Qui me frappe très vivement. M. Laudet croirait en vain que j’en ai fait autant, que c’est ce que j’ai fait dans le communiqué, car dans le communiqué j’ai fait très précisément le contraire. Loin de rabattre ces grandeurs et de les rapporter sur nos médiocrités par un raccord mal ajusté, j’ai au contraire, partant de nos médiocrités, fait l’ascension que je devais vers la considération de ces grandeurs. Ce qui me blesse, dans cette sorte de médiocrité que je veux dire, c’est un constant rabaissement, c’est un constant rabattement, c’est un constant avilissement. Une réduction constante des grandeurs aux médiocrités. Cela aussi est intellectualiste, est apparenté à la manie intellectualiste et intellectuelle, au goût secret profond de l’intellectuel pour la bassesse, pour la médiocrité. Un apparentement sournois, louche, beaucoup plus qu’une assimilation, des grandeurs aux médiocrités. C’est exactement le contraire que j’ai fait dans le communiqué. J’ai haussé d’un seul coup et me suis maintenu dans la haute région. M. Laudet dira ce qu’il voudra du communiqué. C’est son droit, c’est de bonne guerre. Je n’y dis rien. Il y a une règle et une permission et des licences de la guerre. Il dira tout ce qu’il voudra, mais il ne pourra pas dire que j’ai abaissé le débat.
Ce qui me blesse, c’est de voir appliquer directement ces grandeurs, — toutes les grandeurs et combien infiniment les grandeurs de sainteté, — à une œuvre de dérision, d’une certaine basse moquerie vulgaire. Je m’exprime assurément très mal. Je ne peux pas expliquer ça. On comprendra peut-être mieux sur un exemple. Voici quelques-unes de ces plaques :
« Mais, pour être complet, écrit M. Laudet, il faut ajouter que les éloges de le Grix comportaient aussi des réserves et c’est alors que tout s’est gâté. Le culte de le Grix pour Péguy n’était ni de latrie ni même de dulie ; … » On sent ce que je veux dire, cette sorte d’impiété propre, de mauvais ton. Ailleurs :
« Non, il ne savait pas qu’il y avait un cinquième évangile, — (on ne saurait croire combien cette sorte de plaisanteries me font mal, profondément, me blessent. Elles me font tellement mal que rien que de les copier pour les faire imprimer et les publier à mon tour, — et pourtant c’est pour ma défense. Et il le faut bien. Mais c’est un sale métier. Que de se défendre. Ainsi. — Rien que de les copier de ma main, pour me défendre, avec mon encre et ma plume sur mon papier à copie, j’éprouve le sentiment d’un abaissement moi-même, sentiment parfaitement fondé, j’éprouve une sorte d’abaissement indéniable, je sens bien, indéniablement, que je me rends complice d’une basse complicité, que je lui donne la main, que j’entre dans le jeu, que je me fais comme lui. J’ai le sentiment de commettre ici je ne dis pas la seule faute, je ne dis pas peut-être le seul péché, mais je dis certainement la seule bassesse que j’aie commise dans tout ce débat. De le copier. De reproduire, de le republier, ici. Sentiment non trompeur. Je vois bien que je fais un mauvais métier. C’est la seule partie de ce gros cahier qui me grave un regret. On me dit bien que c’est forcé, qu’il faut que je me défende, qu’il faut bien que je montre à quelle sorte de gens j’ai affaire. Nous savons de reste que des bassesses inévitables et que nous voyons seulement commettre peuvent nous laisser des regrets et j’irai jusqu’à dire une contrition éternelle.
« Non, — écrit-il, et je suis forcé de copier, — Non, il ne savait pas qu’il y avait un cinquième évangile, que dis-je ? presque un nouveau Messie — (il a écrit cette affreuse bassesse) — qui avait « son mystère » — (il a écrit cette affreuse bassesse) — et que si l’on s’avisait d’une timide critique ou d’une excusable incompréhension, on serait retranché du monde catholique, — (si à mon tour je voulais employer les grands mots, monsieur Laudet, où ai-je dit qu’on serait retranché du monde catholique, et de quel droit l’aurais-je dit, où est mon magistère. Et puis ça me ressemble bien de l’avoir dit. Aussitôt après ce Mystère de la Charité que M. Laudet n’a certainement point lu, où le retranchement d’un seul membre est constamment considéré comme une calamité infinie, au seuil de ce Porche ouvert sur l’espérance où la seule espérance considérée, où la seule espérance pour ainsi dire espérée est naturellement l’espérance du salut. Et puis ça me ressemble bien, ce retranchement, et ce monde catholique. De retrancher quelqu’un du monde catholique. Ça me ressemble comme cet essai de stylisation du parler populaire que M. le Grix non seulement m’attribue, mais, si je puis dire, qu’il m’attribue que je m’attribue. Je ne crois pas que j’aie jamais parlé du monde catholique. J’ai parlé souvent de l’Église, de la communion. Je ne me sens pleinement à moi, je ne touche vraiment le fond de ma pensée que quand j’écris la chrétienté. Alors je vois à plein ce que je dis. Je n’ai jamais voulu retrancher M. Laudet du monde catholique. Je l’ai, comme simple fidèle, argué de vouloir opérer un détournement des consciences fidèles).
… « on serait retranché du monde catholique, mis à l’index par le récent pontife, — (on sent le jeu, l’affreux jeu, cette affreuse bassesse), — par celui qui n’emploie pas une expression qui ne soit « techniquement théologique » et qui « surveillera désormais les consciences fidèles ».
Ailleurs :
« L’école Péguy a décidé, après examen, qu’il n’existe plus et même qu’il n’a jamais existé. Tout devient aisé quand on est l’auteur d’un mystère, et comme l’Académie de Coutances ne connaissait pas François le Grix, il a été décidé qu’il était un mythe ou plutôt que son nom — (je passe sur Tout devient aisé quand on est l’auteur d’un mystère, mais on sent cette contamination, ce mélange voulu, cette volonté de parler faussairement, cette confusion des registres, de sorte qu’on ne sait jamais sur quel plan on est, sur quel plan on parle, cette mixture, ce mythe mis avec ce mystère) — n’était que le pseudonyme de Fernand Laudet, directeur de la Revue hebdomadaire… »
Ailleurs :
« Il n’est pas sans intérêt du reste de donner quelques autres extraits de ce nouvel apocalypse qui nous vient de Coutances ; les textes, mis en versets, comme ceux des écritures, éclaireront mieux les lecteurs que tout commentaire, et nous les signalons au bon sens français : … » Il se sauve en ne mettant pas de grande capitale à apocalypse et à écritures. Mais apocalypse ne serait-il pas du féminin, monsieur Laudet).
Ailleurs encore :
… « mais il connaissait et aimait le christianisme, plus simplement et moins déclamatoirement, avant d’avoir découvert la Somme de Péguy. »
Ailleurs enfin :
« S’il avait dit cela, on pourrait songer à canoniser l’auteur du pamphlet. » — Je ne sais pas si on sent comme moi le jeu affreux qu’il y a là dedans, le jeu bourgeois, la basse plaisanterie grossière avec le sacré, ce geste du café du Commerce de taper sur le ventre.
§ 302. — Toutes ces bassesses, toutes ces familiarités sont affreuses. Les plus pénibles peut-être, enfin celles qui nous blessent peut-être le plus, moi personnellement, et cela se comprend, sont naturellement celles qui se réfèrent directement à Jeanne d’Arc : « Comme toujours, les disciples exagèrent la doctrine du maître ; calmez celui de Coutances, conseillez-lui de revenir à une plus juste appréciation des choses et reprenez-le de ce qu’il n’a su retenir de la vie de Jeanne d’Arc que la matière de ses juges. » Je ne sais pas si l’on sent l’inconvenance, la bassesse de plaquer ainsi directement, de rapporter ainsi directement le Procès de Jeanne d’Arc sur nos misérables querelles. C’est le procédé que je trouve le plus bas qu’il y ait au monde. Il tombe cette fois-ci particulièrement mal. Car généralement les « juges » ne sont point de notre côté. Et particulièrement ses juges et la manière de ses juges sont d’un côté que M. Laudet connaît bien. Il faudrait avoir bien peu d’histoire pour ne pas saluer dans les Docteurs les représentants du perpétuel Parti Intellectuel, dans les Docteurs de Rouen les successeurs des Docteurs Juifs, les légitimes ancêtres de notre Parti Intellectuel. Faut-il ajouter que ceux de Rouen et d’ailleurs avaient reçu en appoint un fort contingent de la Sorbonne.
Ailleurs enfin :
« Non, certes, ce n’est pas lui. D’abord l’article n’est pas signé et jamais Péguy, qui s’inspire de la chevaleresque Jeanne d’Arc, ne consentirait à écrire un pamphlet qu’il ne signerait pas, et surtout un pamphlet aussi haineux, lui qui ne cesse de prêcher à bon droit « la loi d’amour » ; d’autre part Péguy n’en est pas réduit à ne trouver d’hospitalité pour sa prose qu’à Coutances dans le Bulletin des Professeurs catholiques de l’Université qui a 190 abonnés, parmi lesquels 33 abonnés fermes n’ont pas encore acquitté leur abonnement. »
La chevaleresque Jeanne d’Arc. — C’est vouloir parler un langage mou, c’est se condamner à parler et niaisement et faussairement, — et faussement, — puisque c’est se condamner à parler un langage impropre, — que d’écrire la chevaleresque Jeanne d’Arc. C’est vraiment faire exprès la confusion préalable des plans de langage. Ou bien on veut dire confusément, on veut dire mollement la chevaleresque Jeanne d’Arc en un sens vague, en un sens lui-même confus et mou de généreuse. Et alors c’est une expression pour comice agricole. Et encore on ne l’aurait pas soufferte à la distribution des prix à Trie. Et c’est certainement en ce sens que l’entend et que le dit M. Laudet. Et alors il ne peut rien dire. Et il ne veut rien dire. Et il ferait mieux de se taire. Et de ne pas intercaler Jeanne d’Arc dans ce débat. Ou bien on veut parler précisément. Et alors on doit faire peut-être encore plus attention. Si on veut parler précisément chevaleresque veut dire entendue, éminente aux lois et faits de chevalerie. Or nous savons que cette grande sainte, sans manquer proprement, sans manquer formellement aux règles de chevalerie, aux lois et faits de chevalerie, d’ailleurs fort déclinantes en ce commencement du quinzième siècle, sans se mettre en dehors de cette chevalerie déclinante n’y était non plus jamais réellement entrée. Elle était peuple et chrétienne et sainte. Elle fut très certainement en un sens une femme d’armes ; on pourrait presque dire une guerrière. Elle fut incontestablement un très grand chef militaire. On ne peut pas dire, à moins d’y tenir, à moins de vouloir parler exprès un langage bien impropre, qu’elle ait été proprement un chevalier. Le dirai-je, elle était trop profondément peuple et encore plus trop profondément chrétienne et trop profondément sainte. Ce qu’il y a d’honneur humain et on pourrait presque dire de stoïcien on pourrait presque dire dans cette religion de l’honneur qu’était la chevalerie, les lois et faits, la loi et le geste et l’attitude de chevalerie ne s’accordait pas toujours avec une religion qui a mis l’Orgueil en tête des Capitaux, qui a fait de l’humilité plus peut-être qu’une vertu, son mode même et son rythme, son goût secret, son attitude extérieure et profonde, charnelle et spirituelle, sa posture, ses mœurs, son expérience perpétuelle, presque son être. Il y eut il ne faut sans doute peut-être pas dire pendant tout le Moyen-Âge, mais pendant tout le règne de la Féodalité il y eut si je puis dire et plus que quelque contrariété et comme une certaine concurrence profonde entre la religion de l’honneur et la religion de Dieu. Soyons assurés que Jeanne d’Arc le sentait très profondément. Elle était trop profondément peuple et trop profondément chrétienne et trop grande et trop profondément sainte pour ne pas le sentir et l’avoir senti très profondément. Elle fut une fleur de vaillance française, de charité française, de sainteté française. Elle fut une fleur de la race chrétienne et de la race française, une fleur de chrétienté, une fleur de toutes les vertus héroïques. On ne peut pas dire, à moins de forcer beaucoup le sens des mots, ou au contraire à moins de se remettre à parler mou, qu’elle fut une fleur de chevalerie. Une vocation trop profonde l’avait marquée. Croyons qu’une sainte marquée à ce point pour tant de grandeur et pour une vie si profonde, marquée à ce point pour toutes les vertus, marquée, appelée à ce point pour le ciel avait mesuré d’avance tout ce qu’il y a de précaire dans un honneur qui n’est que de ce monde. Elle faillit entrer plusieurs fois en conflit avec les lois de la guerre, qui étaient un cas particulier, mais la partie la plus considérable de la loi de chevalerie. Elle faillit entrer plusieurs fois formellement en conflit avec les lois de chevalerie. Elle y entra formellement au moins cette fois, ce jour où ayant ville prise elle ne voulut point laisser aller un paquet de prisonniers français que les Anglais avaient avec eux dans la ville, et qu’ils voulaient et devaient emmener, car ils étaient à eux, autant qu’on peut être à quelqu’un, de par toutes les lois de la guerre, puisqu’on ne les leur avait pas rachetés, puisqu’on ne les leur avait pas repayés. Mais les marchands du Temple aussi avaient payé la patente, les marchands du Temple aussi étaient en règle. Elle ne s’embarrassait point de tout ça. L’idée de laisser partir tous ces pauvres gens, d’une ville qu’elle avait prise, lui était monstrueuse. Elle ne s’embarrassa pas de tout son règlement. Tout ce règlement, qu’elle savait très bien, qu’elle connaissait parfaitement, mais qu’elle connaissait comme appris, après, qu’elle ne connaissait point d’enfance, de Domremy, tout d’un coup ne lui pesa plus rien dans les mains dans un de ces accès de grande charité comme il n’en a été donné qu’aux plus grands saints. Elle entra dans une de ces grandes colères blanches, de ces grandes colères pures qui faisaient trembler une armée. On céda vite, on céda, on céda, aussitôt on céda. On arrangea tout ça. On se dépêcha. On les paya aux Anglais. On paya. On ne paya pas. Tout le monde avait parfaitement compris que ces gens-là ne s’en iraient pas de là. Les Anglais avaient pourtant capitulé à cette condition qu’ils s’en iraient saufs avec leurs biens. Mais les Anglais aimaient mieux s’en aller. Quand elle était là, ils aimaient généralement mieux s’en aller. C’était une habitude qu’elle leur avait fait prendre. Il y avait en ce temps-là au royaume de France de certaines heures qui sonnaient où les Anglais avaient envie de s’en aller. Quand elle entrait dans ces saintes colères, il ne faisait pas bon. Les Anglais n’en menaient pas large. Les Français non plus d’ailleurs. Elle avait de ces grandes colères qui n’ont été données qu’aux très grandes saintes, qui par la grande colère de Jésus, articulées par la grande colère de Jésus, chassant les marchands du Temple rejoignent dans le temps les plus grandes colères des plus grands prophètes du plus grand peuple d’Israël.
Ces lois de chevalerie d’ailleurs dès lors déclinante devaient bien d’ailleurs le lui revaloir, comme il arrive toujours quand un être en son âme profonde manque intérieurement de respect à une loi. Les lois savent toujours quand on leur manque, fût-ce dans le plus profond du cœur. Et c’est ce qu’elles pardonnent forcément le moins. C’est ce qu’elles pardonnent certainement le moins. Cette blessure profonde, cette blessure secrète, ignorée de tous, qu’elles ont vue. Jamais elle ne fut couverte, — et l’on peut dire que c’est une des conditions, que c’est peut-être la condition temporelle, je veux dire la condition de temps et de monde, comme nous disons de milieu où sa mission était appelée à se produire, qui lui retirant toutes les garanties de la guerre ordinaire, la laissant, la faisant exposée aux risques de guerre extrêmes, et surtout aux risques de guerre en outre, extraordinaires, donna à sa mission, à l’accomplissement de sa mission, cette grandeur unique de risque, d’exposition au danger, — jamais elle ne fut réellement couverte par les lois de chevalerie. C’est ce qui donna un prix unique à ses Vertus héroïques. Voici ce que je veux dire. Il faut bien voir, il faut mesurer cette héroïque ascension de sainteté, il faut bien mesurer au juste à quel degré de sainteté, à quel degré d’héroïsme elle était parvenue et constamment se tint. Quelles que soient les forces des sources vives, quelles que soient les inventions et les perpétuels rejaillisements et jaillissements, quelles que soient les inépuisables nouveautés de la grâce il y a ensemble indéniablement une certaine technique, une certaine sainte hiérarchie comme professionnelle, une armature et une ossature presque de métier, une certaine sainte hiérarchie processionnelle de la Vertu héroïque et de la sainteté. Il y a des degrés qui sont les degrés mêmes du Trône. Au premier degré Jeanne d’Arc eut dans leur plein les vertus de la guerre, qui ne sont pas petites. Je veux dire très expressément par là et très proprement qu’elle entra dans le jeu de la guerre et dans le risque de guerre à plein, sans aucune restriction, sans aucune intervention, sans aucune intercalation de protection divine propre. Elle obéissait, elle accomplissait une mission divine propre dans un monde humain sans avoir touché une protection divine propre correspondante. Elle avait reçu l’ordre ; elle avait reçu la vocation ; elle avait reçu la mission. Elle obéissait, elle exécutait l’ordre ; elle répondait à la vocation ; elle accomplissait sa mission. Elle procédait à l’exécution, à l’accomplissement de sa mission dans une humanité dure (et tendre), dans un monde, dans une chrétienté dure et tendre, elle-même douce et ferme, forte, douce, quelquefois apparemment dure. Apparemment rude. Pendant toute sa mission elle reçut assistance de conseil, nous le savons, par l’assistance et le conseil constamment renouvelé, constamment présent de ses voix. Par cette sorte d’assistance de conseil, presque féodale, perpétuellement renouvelée, perpétuellement présente. Pendant toute sa mission, et j’y compte sa captivité, quelques absences qu’elle ait eu à y souffrir, et sa mort. Pendant toute sa mission et dedans pendant sa captivité elle reçut constante assistance de conseil de ses voix et une abondance de grâces dont nous ne pouvons avoir aucune idée. Le jour de sa mort elle reçut une grâce qui ne fut jamais donnée peut-être, ainsi et à ce point, à aucune autre sainte, de sorte que le jour de sa mort ne fut déjà plus pour elle le dernier jour de la vie de cette terre mais littéralement réellement déjà le premier jour de sa vie éternelle. Mais enfin avec cette mission, avec cette vocation, avec toutes ces grâces, avec tous ces dons, avec cette présence constante de conseil elle ne reçut jamais ni la grâce, ni le don, ni le conseil, ni aucune faveur d’être invulnérable. Elle fit la guerre exposée à tous les accidents de la guerre. Elle fit comme tout le monde une guerre comme tout le monde. Moins heureuse que tant de saintes, moins heureuse que tant de prophètes mêmes et que tant de chefs du peuple d’Israël les anges qui l’assistaient de leurs conseils, ou les saints, ne combattaient point à ses côtés. Jamais la parole de Jésus : Penses-tu que je ne puisse pas maintenant prier mon Père, qui me donnerait aussitôt plus de douze légions d’anges ? Comment donc s’accompliraient les Écritures qu’il faut que cela arrive ainsi ? ne s’accomplit aussi pleinement dans une sainte et nous rejoignons ici cette vocation, cette élection unique, cette imitation unique par laquelle on peut dire que de toutes les saintes elle fut celle à qui certainement il fut donné que sa vie et sa Passion et sa mort fut imitée au plus près de la vie et de la Passion et de la mort de Jésus.
Je sais bien que je ne pourrai jamais mettre dans les Mystères tant de grandeurs. Je voudrais ici marquer seulement quelques articulations essentielles. Si je pouvais quelque jour écrire une vie de Jeanne d’Arc en cinquante et quelques pages, ou encore, ce qui vaudrait mieux, en deux ou trois cents lignes, j’essaierai de marquer quelques articulations essentielles. J’essaierais de montrer je ne dis pas dans un certain parallèle mais dans une certaine imitation comment elle fut et la plus éminente et la plus fidèle et la plus approchée de toutes les imitations de Jésus-Christ. Je montrerai, — mais qui déjà ne le voit, — comment cette fidélité est fidèle, suit jusque dans le détail.
Douze légions d’anges. Elle ne les demanda pas non plus. Elle ne les demanda jamais. Ce conseil, qu’elle avait, qui était comme la conséquence, comme la suite naturelle de l’ordre, de la vocation, comme la suite naturelle, surnaturelle naturelle, venant des mêmes voix, porté par le même ministère, ce conseil qu’elle eut, qu’elle avait, presque familièrement pour ainsi dire, à son usage comme la prière quotidienne, ce conseil usager comme la prière du matin et du soir elle le (re)demanda souvent. Des secours surnaturels de guerre directs, physiques, une assistance de guerre, des troupes surnaturelles de guerre qu’elle n’avait pas, elle ne les demanda jamais.
On voit même très bien par les textes que l’idée ne lui serait pas venue un seul instant de les demander. Une noble discrétion de sainte, une noble discrétion de Française l’en empêchaient presque également. Autant elle insistait pour le conseil, qu’elle revendiquait on peut presque dire comme un droit, puisque Dieu l’avait envoyée dans cette extraordinaire mission, autant on voit bien qu’elle n’a pas l’idée qu’elle ait à demander un secours directement militaire, un secours militaire proprement, directement physique. Elle savait parfaitement dans quelles conditions de sainteté elle opérait. Et qu’elle avait reçu non seulement l’épreuve la plus dure, la mission plus dure, mais aussi l’épreuve, la mission la plus rigoureusement, la plus exactement humaine.
On ne saurait trop le redire et il faudrait pouvoir le marquer. Appelée par une vocation divine en terre humaine, envoyée en mission divine en terre humaine non seulement elle n’opéra jamais, mais elle ne demanda jamais d’opérer, elle ne pria jamais d’opérer que par des moyens humains. Vivant dans ce miracle perpétuel d’être assistée par des voix propres, de recevoir constamment une assistance propre de conseil de voix qui lui étaient pour ainsi dire particulièrement et proprement attachées, personnellement affectées, elle ne demanda jamais un secours si l’on peut dire surnaturel physique, surnaturel direct, surnaturel directement militaire. Elle ne demanda jamais que les murailles s’écroulassent au son des trompettes. Et pourtant elle savait son histoire sainte. C’est un point que l’on ne saurait trop considérer, qui sera notre point cardinal, avec une histoire de Joinville, quand nous essaierons de déterminer, de dresser une carte géographique et géologique de la théorie du miracle,
Un roi de son temps, — n’était-ce point un roi d’Angleterre, — ne voulut point aller au secours de son fils, engagé dans une mauvaise bataille, parce qu’il fallait que l’enfant gagnât ses éperons de chevalier. Il semble que jamais le roi du ciel n’ait voulu aussi expressément que dans la personne de cette grande sainte qu’une de ses filles gagnât elle-même les palmes du martyre.
Elle le savait. Non seulement elle n’était point garantie, elle n’était point assurée contre la maladie et contre la blessure et contre la défaite militaire mais elle savait qu’elle n’était point assurée contre la maladie et contre la blessure et contre la défaite militaire. Elle se battait donc exactement dans les conditions ordinaires et pour ainsi dire dans le statut ordinaire. On vit bien à Orléans et à Paris qu’elle n’était point assurée contre la blessure. On vit bien à Compiègne qu’elle n’était point assurée contre la capture. On vit bien à Rouen qu’elle n’était point assurée contre la mort.
Quand les gens lui demandaient des miracles si je puis dire ordinaires, des miracles de maladies, qui sont les plus ordinaires, elle se récusait immédiatement, avec une confusion d’humilité, ou en même temps avec bonne humeur, elle se récusait vite, arguant de son incompétence, se retranchant dans sa mission propre, dans sa vocation, leur indiquant, recommandant seulement de prier. Elle n’était venue que pour délivrer le royaume de France. Elle ne savait pas guérir cet enfant, ce petit garçon et cette petite fille. Cette sainte qui avait reçu le plus grand commandement qui ait jamais été donné à une sainte, qui avait été appelée pour la plus grande vocation, qui avait été envoyée dans la plus grande mission non seulement ne demanda jamais pour elle un miracle physique ordinaire mais quand on lui en demandait, c’est-à-dire exactement quand on lui demandait d’en demander, comme on avait coutume de le demander aux saints, vite elle se récusait, se dérobant presque derrière son incompétence. Elle ne savait pas. Elle n’avait point été envoyée pour cela.
Elle accomplit une tâche divine par des moyens simplement humains. Elle exécuta un ordre divin par des moyens strictement humains. Elle répondit à une vocation divine par des moyens rigoureusement humains, par un travail, par une guerre militaire, par des opérations, par des efforts exactement humains. Elle accomplit une mission divine par des moyens simplement humains. C’est ce qui lui donne une place à part, une place toute éminente dans la hiérarchie des saintetés. Notons encore, notons en outre que la matière où devait s’exercer cette sainteté était la plus extraordinaire, la plus hors de l’ordre, habituel, on pourrait presque dire la plus étrangère aux matières habituelles de la sainteté. Et même la plus contraire et ennemie aux matières habituelles de la sainteté. Entre toutes elles fut véritablement envoyée en mission extraordinaire. Par ces deux commandements elle a une place unique dans la hiérarchie des saintetés, elle est sainte et bénie entre toutes les saintes et ensemble par le premier elle est femme entre toutes les saintes.
Que si d’autre part on veut la considérer non plus à son rang de sainteté mais à son rang d’humanité, qui ne voit aussitôt qu’elle est dans cet ordre une femme unique. Un être unique. Car si l’on veut elle est de la race des saints, et si l’on veut elle est de la race des héros. Venant de Dieu et retournant à Dieu et recevant constamment assistance de conseil de ses voix par tout son être elle est une sainte. Elle est de la race des saints. Mais dans cette dure humanité du quinzième siècle et de tous les siècles accomplissant par des moyens purement humains un tel ramassement d’exploits purement humains d’une guerre purement humaine, de toute une action purement humaine par toute son action comme extérieure, par tout son engagement corps et âme dans l’action militaire, dans toute une action de guerre, par toute sa condition, par tout son être d’action elle est un héros, elle est de la race des héros.
Or non seulement la race des héros et la race des saints n’est pas la même. Mais ce sont deux races peu ou mal apparentées. On pourrait presque dire qui ne s’aiment pas, qui n’aiment pas frayer ensemble, qui sont gênées d’être ensemble. Il y a on ne sait quoi de profond et qu’il faudrait approfondir par quoi la race des héros et la race des saints ont on ne sait quelle contrariété profonde. Il n’y a peut-être point deux races d’hommes qui soient profondément aussi étrangères l’une à l’autre, aussi éloignées l’une de l’autre, aussi contraires l’une à l’autre que la race des héros et la race des saints. On découvrirait sans doute que cette contrariété profonde ne fait que traduire, mais sous une forme, sous sa forme peut-être la plus aiguë, sous sa forme éminente cette profonde, cette éternelle contrariété du temporel et de l’éternel.
Or Jeanne d’Arc, précisément parce qu’elle exerçait sa sainteté dans des épreuves purement humaines par des moyens purement humains, précisément parce qu’elle était demeurée entièrement vulnérable militairement, vulnérable à la maladie, vulnérable à la blessure, vulnérable à la capture, vulnérable à la mort, vulnérable à la défaite et à toute défaite, exposée en son plein comme un héros antique à toute aventure de guerre elle est de la race des héros comme elle est de la race des saints. Et comme dans la race des saints elle est et une sainte entre toutes les saintes et une femme entre toutes les saintes, ainsi, parallèlement ainsi dans la race des héros elle est un héros entre tous et une femme. Elle n’est pas moins éminente dans la hiérarchie héroïque que dans la hiérarchie sacrée. Et ainsi elle est à un point d’intersection unique dans l’histoire de l’humanité. En elle se joignent deux races qui ne se joignent nulle part ailleurs. Par un recoupement unique de ces deux races, par une élection, par une vocation unique dans l’histoire du monde elle est à la fois sainte entre tous les héros, héroïque entre toutes les saintes.
Or au deuxième degré dans cette guerre même que nous disons ordinaire et que nous disons qu’elle faisait ordinaire, elle-même ordinaire, en réalité nous savons bien que c’était une guerre extraordinaire, mais extraordinaire au contraire, dans l’autre sens, en sens contraire, dans le sens du risque et d’une aventure et d’un danger extraordinaire. Car elle n’était point « chevaleresque » et nous devons remercier M. Laudet de nous avoir acheminé à ces quelques précisions. À opérer ces quelques précisions. Elle ne fut jamais réellement couverte par la loi de chevalerie. Enfin par ce qui restait de son temps de la loi de chevalerie. Non seulement, pour une sainte, elle faisait la guerre. Non seulement elle faisait une guerre ordinaire. Mais cette guerre ordinaire elle la faisait non couverte par les protections ordinaires de la guerre. Enfin par le peu de loi de la guerre qu’il y avait encore. Ou qu’il y avait déjà. Elle était donc découverte au deuxième degré. Pour se défendre contre l’usage de la guerre elle n’avait que l’usage de la guerre. Pour se défendre contre l’abus de la guerre elle n’avait rien, puisque sainte elle n’avait naturellement pas, elle ne devait, elle ne pouvait pas avoir l’abus de la guerre. Contre l’usage de la guerre elle n’avait qu’une cuirasse ordinaire, une cuirasse comme tout le monde. Une cuirasse du commencement du quinzième siècle, monsieur le Grix. Toute flèche temporelle pouvait la blesser. On le vit bien à Orléans. On le vit bien à Paris. Toute main temporelle pouvait la saisir à l’épaule et la faire tomber de cheval. On le vit bien à Compiègne. Toute main temporelle pouvait lui bâtir l’appareil de sa mort. On le vit bien à Rouen. Mais ceci encore n’était qu’au premier degré. Dans l’usage de la guerre elle n’était point couverte. Dans l’abus de la guerre au deuxième degré elle n’était point couverte. Les Anglais ne cessèrent jamais de l’assaillir des plus basses injures. Enfin on le vit bien à Compiègne et à Arras et au donjon de Crotoy et à Rouen. Car faite prisonnière de guerre elle fut jugée comme prisonnière d’Église ou enfin, de quelque manière que l’on retourne la difficulté, faite prisonnière de guerre elle fut gardée prisonnière de guerre et en prison de guerre et en même temps jugée comme accusée d’Église. C’est-à-dire que de quelque manière que l’on tourne la difficulté elle fut détournée, on commit en elle, envers elle et en sa personne, un détournement de captivité.
Ainsi elle ne fut couverte par aucune immunité ; ni dans une action humaine par une immunité divine, par une immunité de sainte ; ni dans la guerre par une immunité de sainte ni par une immunité de chevalier. Ni par une immunité juridique.
§ 303. — « et surtout un pamphlet aussi haineux, lui qui ne cesse de prêcher à bon droit « la loi d’amour » ; — Monsieur Laudet vous savez très bien que je ne prêche pas. Où serait mon magistère. J’écris. C’est déjà beaucoup. Tout le monde ne pourrait pas en dire autant.
Un pamphlet aussi haineux. — Je vous assure, monsieur Laudet, que le communiqué n’est point haineux. J’avoue qu’il est forcené. En un certain sens. Qu’il ne laisse rien passer. J’avoue qu’il est poussé à fond. Mais il n’est point haineux. Je ne suis aucunement haineux. Je suis peut-être haïssant. C’est tout autre chose, c’est un tout autre péché. Haïssant ne ressemble pas plus à haineux qu’orgueil et que colère ne ressemblent à envie, ne ressemblent à vanité et à fatuité. Dans le péché aussi il y a des races. Et des races sans doute non moins irréductibles entre elles. Je sais de reste que je n’ai jamais affaire au quatrième,— (il n’est pas dans ma nature), — et que j’ai malheureusement affaire au sixième.
Au demeurant si M. Laudet veut annoncer que je suis un pécheur, il ne m’apprend malheureusement rien (de nouveau) et n’apprend rien (de nouveau) à personne. Mais malheureusement nous en sommes tous là. Tous, enfin on sait ce que je veux dire. Tous même les saints. Seulement que M. Laudet ne se mêle point d’écrire mes Confessions. Elles seraient peut-être moins bien faites que quand je les écrirai moi-même.
Mais que si de ce que je suis un pécheur M. Laudet veut (en) conclure que je suis incompétent en matière de chrétienté, nego consequentiam, je nie la conséquence. Et même en matière de sainteté. Car c’est tout un. Et il faut que M. Laudet soit lui-même bien incompétent en matière de chrétienté et en dedans en matière de sainteté pour ne pas voir et sa propre incompétence et ma compétence.
Je regrette souvent de n’avoir pas pu publier aussitôt ce Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle que j’écrivis il y a juste deux ans et qui me mit sur le chemin des Mystères de Jeanne d’Arc. Le centre de ce dialogue était précisément consacré à cette mystérieuse liaison du temporel et de l’éternel, du héros et du saint, du pécheur et du saint. À cette contrariété de liaison. Ou plutôt il était cette liaison même. Le pécheur et le péché sont une pièce essentielle du christianisme, une pièce essentielle de la cardinale articulation chrétienne. Le pécheur et le saint sont deux pièces essentielles complémentaires, mutuellement complémentaires, qui jouent l’une sur l’autre, et dont l’articulation l’une sur l’autre fait tout le secret de chrétienté.
§ 304. — … « qui s’inspire, dit-il, de la chevaleresque Jeanne d’Arc,… — Non seulement c’est le mot impropre qui lui vient naturellement, le mot qui fait jouer sur plusieurs plans confondus de langage, mais particulièrement entre toutes les impropriétés, entre toutes les impropriations le mot qui lui vient naturellement en matière de chrétienté c’est le mot païen. S’inspire. On s’inspire des Muses, monsieur Laudet, nous ne nous inspirons pas des saints. La liaison des pécheurs aux saints, faut-il vous le redire, n’est pas une liaison d’inspiration. Elle est une liaison de communion. Ce qui fait que l’on est ou que l’on n’est pas de chrétienté, ce n’est pas, ce n’est aucunement, — (on m’entend bien), — que l’on est plus ou moins pécheur. C’est une toute autre question, c’est un infiniment autre débat. La discrimination est tout autre. Le pécheur est de chrétienté. Le pécheur peut faire la meilleure prière. Nul n’est peut-être aussi profondément de chrétienté que Villon. Et nulle prière, je dis nulle prière de saint, ne dépasse la Ballade qu’il fit à la requête de sa mère pour prier Notre Dame. Le pécheur est partie intégrante, pièce intégrante du mécanisme de chrétienté. Le pécheur est au cœur même de chrétienté.
La question d’être ou de ne pas être pécheur, ou plutôt la question d’être plus ou moins pécheur, — (tout le monde est pécheur), — n’a absolument rien de commun, n’a pour ainsi dire absolument aucun point de contact avec la question d’être plus ou moins chrétien, et d’être chrétien ou de ne l’être pas. C’est une toute autre question, un débat infiniment autre. Et c’est un des contre sens les plus graves que l’on puisse commettre en matière de chrétienté que de les confondre, un de ceux qui marquent le mieux, et le plus instantanément, que l’on n’y entend pas, que l’on n’y est pas, que l’on ne sait pas de quoi on parle. Que l’on y est totalement incompétent. Que l’on y est étranger. Nul au contraire n’est moins étranger, nul n’est aussi compétent que Villon en matière de chrétienté. Nul n’est aussi compétent que le pécheur en matière de chrétienté. Nul, si ce n’est le saint. Et en principe c’est le même homme. Je citais tout à l’heure, je faisais intervenir la Prière, la Ballade qu’il fit à la requête de sa mère pour prier Notre Dame. Que n’ai-je cité la prière rituelle elle-même, la prière liturgique que nous disons tous, pécheurs et saints confondus, et qui prévoit expressément que nous sommes pécheurs, pro nobis peccatoribus.
Le pécheur et le saint sont deux parties on peut le dire également intégrantes, deux pièces également intégrantes du mécanisme de chrétienté. Ils sont l’un et l’autre ensemble deux pièces également indispensables l’une à l’autre, deux pièces mutuellement complémentaires. Ils sont l’un et l’autre ensemble les deux pièces complémentaires non interchangeables et ensemble interchangeables d’un mécanisme unique qui est le mécanisme de chrétienté. D’un mécanisme qui ne sera jamais démonté. Mais enfin je me suis proposé précisément d’approfondir cette liaison cardinale dans ce Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle.
Celui qui n’est pas chrétien au contraire, celui qui n’est pas compétent en chrétienté, en matière de chrétienté, celui qui est étranger c’est celui au contraire qui n’est point pécheur, littéralement c’est celui qui ne commet aucun péché. Qui ne peut commettre aucun péché. Littéralement celui qui est pécheur, celui qui commet un péché est déjà chrétien, est en cela même chrétien. On pourrait presque dire est un bon chrétien.
Ce non obstant qu’oncques rien ne valuz.
Les biens de vous, ma dame & ma maistresse,
Sont trop plus grans que ne suis pecheresse,
Sans lesquelz biens ame ne peut merir
N’auoir les cieulx ie, n’en suis iungleresse.
En ceste foy ie vueil viure & mourir.
Le pécheur, ensemble avec le saint, entre dans le système, est du système de chrétienté.
Celui qui n’entre pas dans le système, celui qui ne donne pas la main, c’est celui-là qui n’est pas chrétien, c’est celui-là qui n’a aucune compétence en matière de chrétienté. C’est celui-là qui est un étranger. Le pécheur tend la main au saint, donne la main au saint, puisque le saint donne la main au pécheur. Et tous ensemble, l’un par l’autre, l’un tirant l’autre, ils remontent jusqu’à Jésus, ils font une chaîne qui remonte jusqu’à Jésus, une chaîne aux doigts indéliables. Celui qui n’est pas chrétien, celui qui n’a aucune compétence en christianisme, en chrétienté, en matière de chrétienté c’est celui qui ne donne pas la main. Peu importe ce qu’il fasse ensuite de cette main. Quand un homme peut accomplir la plus haute action du monde sans avoir été trempé de la grâce, cet homme est un stoïque, il n’est pas un chrétien. Quand un homme peut commettre la plus basse action du monde précisément sans commettre un péché, cet homme n’est pas un chrétien. Le chrétien ne se définit point par l’étiage, mais par la communion. On n’est point chrétien parce qu’on est à un certain niveau, moral, intellectuel, spirituel même. On est chrétien parce qu’on est d’une certaine race remontante, d’une certaine race mystique, d’une certaine race spirituelle et charnelle, temporelle et éternelle, d’un certain sang. Ce classement cardinal ne se fait point horizontalement mais verticalement.
Quand un homme ne pèche pas, ne peut pas pécher, quand un homme peut commettre un crime sans que ce crime soit un péché, il n’est pas chrétien, c’est alors qu’il n’est pas chrétien, cet homme n’entre pas dans le système de chrétienté.
C’est une cité. Un mauvais citoyen est de la cité. Un bon étranger n’en est pas. Un mauvais Français est Français. Un bon Allemand n’est pas Français.
Pour moi j’ai pris en cette matière dès la première heure l’attitude qui sera mon attitude définitive. Je suis le chroniqueur et ne veux être que le chroniqueur. Mais je ne me dissimule pas que le chroniqueur et d’être le chroniqueur c’est tout ce qu’il y a de plus grave. Et tout ce qu’il y a de plus grand, dans le deuxième ordre, dans l’ordre de ceux qui ne sont pas, eux-mêmes, mais qui relatent, mais qui rapportent, mais qui témoignent de ceux qui sont. Le chroniqueur est le témoin historique. Le témoin de l’être et de l’événement. À la fin de sa vie ne fu-je mie ; mais d’autres y furent qui nous en ont laissé témoignage. C’est ce témoignage même et cet événement unique et cette créature, et cet être unique de sainteté que je veux représenter. Je l’ai dit dès le premier jour, je l’ai dit dès le principe, en matière de représentation écrite il ne faut point confondre nos maîtres et nos modèles. Saint Louis était le maître et le modèle de Jeanne d’Arc. Au sens que je veux dire saint Louis était le modèle de Joinville. Exactement dans le même sens Jeanne d’Arc est mon modèle, puisque j’ai entrepris de consacrer tout ce que j’ai à la représentation de cette grande sainte, et c’est Joinville qui est mon maître. Mutations faites, et il y en aurait peut-être bien peu à faire, en pensée, en intention, en esprit ma situation envers Jeanne d’Arc est exactement celle de Joinville envers saint Louis. Je veux me classer, au rang que je pourrai, dans la grande, dans la haute lignée de nos chroniqueurs et de nos témoins. La question n’est pas de savoir ce que nous valons, — nous valons tous peu, — mais la question est de savoir ce que nous sommes. Et ce que nous faisons. Toute la question est de l’attachement et de la fidélité que nous avons à ces grands modèles. Toute la question est de savoir ce que nous en faisons. Toute la question est du portrait, de l’histoire, de la représentation que nous réussissons à en donner. Joinville aussi était pécheur. Ce n’est pas cela que nous lui demandons, ce n’est pas de cela que l’on parle. Ce que nous lui demandons, c’est ce qu’il a fait de saint Louis. Quel portrait il nous en a laissé. Quelle fidélité de représentation il a gardée. Quelle sûreté. Quelle profondeur de représentation, de reproduction il a atteinte. Quelle gravité, quelle profondeur il a obtenue. C’est cela que nous lui demandons. Quel saint Louis il nous a fait, il nous a rendu, il nous a laissé. Et parce qu’il nous a légué un saint Louis dans le plein de son être, dans le plein de sa sainteté, pour ainsi dire dans le plein de son portrait nous trouvons que c’est très bien ainsi ; que c’est très bien au premier degré, absolument, premièrement ; qu’il a fait très bien. Et nous le tenons quitte du reste. Nous ne lui demandons rien autre. Il n’est plus question de rien. Autrement, pardieu, il y aurait beaucoup à dire. Lui aussi fut un pécheur. Et envers son roi même, envers un si grand saint sa fidélité de féal et ensemble si je puis dire sa fidélité de fidèle eut des limites. Des limites temporelles provenant elles-mêmes certainement de limites spirituelles. À la fin de sa vie ne fu-je mie ; — il pouvait y être. Il n’avait tenu qu’à lui d’y être. Sa fidélité de féal et sa fidélité de vassal s’était limitée à une seule, à la première des deux croisades. À celle qui ne comporta point ce que lui-même veut avoir été un martyre. CXLIV. 734. « … Je fu mout pressez dou roy de France et dou roy de Navarre de moy croisier. » Et nous nous avons des raisons de croire, monsieur Laudet, que si nous avions été créés dans la première et même dans la deuxième moitié du treizième siècle, monsieur le Grix, et si nous en avions été mout pressés par le roi de France et par le roi de Navarre nous eussions été de ceux qui partirent pour la deuxième fois, nous aurions été de ceux qui pour la deuxième fois quittèrent Lozère et même Palaiseau. Ce jour-là il en répondit trop long au roi de France et au roi de Navarre. 735. A ce respondi-je que, tandis comme je avoie estei ou servise Dieu et le roy outre-mer, et puis que je en reving, li serjant au roy de France et le roy de Navarre m’avoient destruite ma gent et apovroiez ; si que il ne seroit jamais heure que je et il n’en vausissent piz. Et lour disoie ainsi, que se je en vouloie ouvrer au grei Dieu, que je demourroie ci pour mon peuple aidier et deffendre ; car se je metoie mon cors en l’aventure dou pelerinaige de la croiz, là où je veoie tout cler que ce que seroit au mal et au doumaige de ma gent, j’en courouceroie Dieu, qui mist son cors pour son peuple sauver.
736. Je entendi que tuit cil firent pechié mortel qui li loerent l’alée, pour ce que ou point que il estoit en France, touz li royaumes estoit en bone paiz en li meismes et à touz ses voisins ; ne onques puis que il en parti, li estaz dou royaume ne fist que empirier.
737. Grant pechié firent cil qui li loerent l’alée à la grant flebesce là où ses cors estoit ; car il ne pooit souffrir ne le charier, ne le chevauchier. La flebesce de li estoit si grans, que il souffri que je le portasse dès l’ostel au conte d’Ausserre, là où je pris congié de li, jeusques aus Cordeliers, entre mes bras. Et si, febles comme il estoit, se il fust demourez en France, peust-il encore avoir vescu assez, et fait mout de biens et de bonees œuvres.
Febles comme il estoit il laissa partir son roi et demeura en sa sénéchaussée de Champagne. Qu’importe, ce n’est pas ce que nous lui demandons. Ce que nous lui demandons, ce n’est pas tant cette fidélité-là, la fidélité du féal et la fidélité du fidèle. Il eût mieux valu qu’il l’eût, mais enfin il ne l’avait pas. Ou enfin il ne l’eut pas au delà d’une certaine limite. Ce que nous lui demandons, ce dont on parle, uniquement, c’est la fidélité du chroniqueur, c’est qu’il ait gardé souverainement, uniquement, cette fidélité unique du chroniqueur et du témoin. Cette fidélité unique du portrait. C’est qu’il nous ait laissé ce portrait unique que nul ne dérobera. Pour cela nous lui passerions tout. D’autres, — (assez d’autres ?) — enfin d’autres étaient là pour accompagner, d’autres accompagnaient le roi dans cette croisade de misère et de martyre. Lui seul, ayant accompagné le roi devant l’enquête d’Église dix, douze et vingt et vingt-cinq ans après sa mort, lui seul ayant accompagné avec d’autres le roi, la mémoire du roi, la cause du roi devant une enquête d’Église lui seul presque sans aucun autre lui seul et son portrait, lui seul et sa chronique, lui seul et son témoignage historique l’accompagnera, que dis-je l’accompagnera, le portera dans tous les siècles temporels jusqu’au jugement. Et c’est pour cela que nous lui pardonnerions tout.
Faible comme il était il laissa partir son roi, lui Joinville qui en 1315, à quatre-vingt-onze ans, quarante-cinq ans après la mort du saint roi écrivait à son troisième successeur Louis X le Hutin, — (et après les horreurs juristes du règne de Philippe le Bel), — une lettre portant promesse qu’il le rejoindrait bientôt avec ses gens, marchant contre les Flamands. À la fin de sa vie ne fu-je mie. Qu’importe. Que nous importe. Il nous a laissé un saint Louis.
Il avait le cœur charnel. Ce est à dire qu’il aimait trop le castel de Joinville. Il aimait trop le château de ses pères. 122… Et endementieres que je aloie à Blehecourt et à Saint-Urbain, je ne voz onques retourner mes yex vers Joinville, pour ce que li cuers ne me attendrisist dou biau chastel que je lessoie et de mes dous enfans. Qu’importe. Que nous importe. Il nous a laissé un saint Louis. D’autres sont partis avec le roi. D’autres ont accompagné le roi. D’autres ont vu mourir le roi. Que nous importe. C’est lui pourtant, c’est lui seul, c’est tout de même lui qui nous a laissé le roi mourant, — et puis est avenu que la croiserie fu de petit esploit.
738. De la voie que il fist à Thunes ne vueil-je riens conter ne dire, pour ce que je n’i fu pas, la merci Dieu ! ne je ne vueil chose dire ne mettre en mon livre de quoy je ne soie certeins. Si parlerons de nostre saint roy sanz plus,…
Il n’y fut pas, la merci Dieu. C’est pourtant lui qui nous en a laissé le portrait, le témoignage éternel. C’est lui, nul autre, non un de ceux qui y étaient, non un de ceux qui y furent, qui nous a fait, qui nous a légué saint Louis mourant, qui pour l’éternité temporelle de l’histoire nous a représenté la mort de saint Louis. C’est par lui, par nul autre, non par un de ceux qui y furent que saint Louis mourant, que la mort de saint Louis vivra dans les temps. Il y a une grâce spéciale pour le chroniqueur. Qu’il paye seulement cette grâce, qu’il revale cette grâce en s’attachant à son modèle, en s’attachant à sa chronique, en demeurant fidèle à son modèle, en demeurant fidèle à sa chronique d’un attachement entier, d’une fidélité entière, d’un attachement absolument pur, propre, d’une fidélité absolument pure de chroniqueur. Il y a une destination propre. J’oserai dire qu’il y a une vocation propre. Il est assez récompensé dans le temps et il est comblé de récompense et il en a infiniment plus qu’il n’en vaut si son nom demeure accolé comme une signature au nom de son modèle, si cette chronique demeure accolée dans le temps à cet être, si dans l’ombre de son modèle il demeure lui aussi comme un donateur. Dans un coin du tableau à la fois donateur et peintre un donateur agenouillé. Ainsi dans ce portrait de saint, dans cette chronique, dans cette vie de saint unique Joinville sénéchal de Champagne, chrétien de l’espèce ordinaire, est constamment présent, donateur et peintre, dans l’ombre et dans l’éclat de ce grand saint, dans l’ombre de saint Louis. À la fin de sa vie ne fu-je mie. Voici comme il n’y était pas… Si parlerons de nostre saint roy sanz plus, et dirons ainsi, que après ce que il fu arivez à Thunes devant le chastel de Carthage, une maladie le prist dou flux dou ventre (et Philippes, ses fils aisnez, fu malades de fievre carte, avec le flux dou ventre que li roys avoit), dont il acoucha au lit, et senti bien que il devoit par tens trespasser de cest siecle à l’autre.
et senti bien que il devoit par tens trespasser de cest siecle à l’autre. Voilà comme il n’y était pas. 739. Lors apela mon signour Phelippe son fil, et li commanda à garder, aussi comme par testament, touz les enseignemens que il li lessa, qui sont ci-après escrit en françois, lesquiex enseignemens li roy escrist de sa sainte main, si comme l’on dist.
Suivent les enseignements, qui sont un monument admirable, le seul monument peut-être qui s’égale à certaines paroles de Jeanne d’Arc : (c’est comme un Décalogue de rois) : Ne convoite pas sus ton peuple, ne ne le charge pas de toute ne de taille, se ce n’est pour ta grant necessité.
Ne convoite pas sus ton peuple : voilà comme il n’y était pas. 755. Quant li bon roy ot enseignié son fil mon signour Phelippe, l’enfermetés que il avoit commença à croistre forment ; et demanda les sacremens de sainte Esglise, et les ot en sainne pensée et en droit entendement, ainsi comme il aparut : car quant l’on l’enhuiloit et on disoit les sept pseaumes, il disoit les vers d’une part.
756. Et oy conter mon signour le conte d’Alençon, son fil, que quant il aprochoit de la mort, il appela les sains pour li aidier et secourre, meismement mon signour saint Jaque, en disant s’oroison, qui commence : Esto, Domine ; c’est à dire, « Diex, soyez saintefierres et garde de vostre peuple. » Mon signour saint Denis de France appela lors en s’aide, en disant s’oroison qui vaut autant à dire : « Sire Diex, donne-nous que nous puissons despire la prosperitei de ce monde, si que nous ne doutiens nulle adversitei. »
757. Et oy dire lors à mon signour d’Alençon (que Diex absoille !) que ses peres reclamoit lors ma dame sainte Genevieve. Après, se fist li sains roys couchier en un lit couvert de cendre, et mist ses mains sus sa poitrine, et en regardant vers le ciel rendit à nostre Createour son esperit, en celle hore meismes que li Fiz Dieu mourut pour le salut dou monde en la croiz.
758. Piteuse chose et digne est de plorer le trespassement de ce saint prince, qui si saintement et loialment garda son royaume, et qui tant de beles aumosnes fist, et qui tant de biaus establissemens y mist. Et ainsi comme li escrivains qui a fait son livre, qui l’enlumine d’or et d’azur, enlumina li diz roys son royaume de belles abbaïes que il y fist, et de la grant quantitei de maisons Dieu et de maisons des Preescheours, des Cordeliers et des autres religions qui sont ci-devant nommées.
759. L’endemain de feste saint Berthemi l’apostre, trespassa de cest siecle li bons roys Loys, en l’an de l’incarnacion Nostre Signour, l’an de grâce mil CC. LXX, et furent sui os gardei en un escrin et aportei et enfoui à Saint-Denis en France, là où il avoit eslue sa sépulture, ouquel lieu il fut enterrez, là où Diex a puis fait maint biau miracle pour li, par ses desertes.
Voilà comme il n’y était pas. Aussi que nous importe. Ce n’est pas cela que nous lui demandons. Que nous importe. Ce que nous lui demandons, c’est ce témoignage, c’est cette présence singulière du chroniqueur qui plusieurs fois passa en présence la présence temporelle même. Lui il ne veut pas nous prendre en traître. Qui l’eût cru, Joinville est pour les méthodes historiques. Cela prouve qu’il ne faut désespérer de rien. Il a vu ce qu’il a vu. Mais il n’a pas vu ce qu’il n’a pas vu. Il ne nous le cache point dans sa conclusion. 768. Je faiz savoir à touz que j’ai céans mis grant partie des faiz nostre saint roy devant dit, que je ai veu et oy, et grant partie de ses faiz que j’ai trouvez, qui sont en un romant, lesquiex j’ai fait escrire en cest livre. Et ces choses vous ramentoif je, pour ce que cil qui orront ce livre croient fermement en ce que li livres dit que j’ai vraiement veu et oy ; et les autres choses qui y sont escriptes, ne vous tesmoing que soient vrayes, parce que je ne les ay veues ne oyes.
769. Ce fu escrit en l’an de grâce mil CCC et IX, ou moys d’octovre.
C’était donc trente-neuf ans et des mois après la mort et le dernier événement de la matière de sa chronique. Mais nous nous ne voulons retenir que son propos, que la proposition de son entreprise. 1. À son bon signour Looys, fil dou roy de France, par la grace de Dieu roy de Navarre, de Champaigne et de Brie conte palazin, Jehans, sires de Joinville, ses seneschaus de Champaigne, salut et amour et honnour, et son servise appareillié.
2. Chiers sire, je vous faiz à savoir que madame la royne vostre mere. qui mout m’amoit (à cui Diex bone merci face !), me pria si à certes comme elle pot, que je li feisse faire un livre des saintes paroles et des bons faiz nostre roy saint Looys ; et je le li oi en couvenant,…
19. Au commencement du premier livre. En nom de Dieu le tout puissant, je Jehans sire de Joinville, seneschaus de Champaigne, faiz escrire la vie notre saint roy Looys, ce que je vi et oy par l’espace de sis anz, que je fu en sa compaignie ou pelerinaige d’outre mer, et puis que nous revenimes.
760. Après ce, par le pourchas dou roy de France et par le commandement l’apostelle, vint li ercevesques de Roan et freres Jehans de Samoys, qui puis fu evesques ; vindrent à Saint-Denis en France, et là demourerent lonc-temps pour enquerre de la vie, des œuvres et des miracles dou saint roy ; et on me manda que je alasse à aus, et me tindrent dous jours. Et après ce qu’ils orent enquis à moy et à autrui, ce que ils orent trouvei fu portei à la court de Rome ; et diligentment virent li aposlelles et li cardonal ce que on lour porta ; et selonc ce que il virent, il li firent droit et le mistrent ou nombre des confessours.
§ 305. — Pour moi je ne mets rien au-dessus de chroniqueur, — dans l’ordre de la relation s’entend. — C’est un office propre. C’est un ordre de fidélité propre. C’est peut-être l’ordre de fidélité où je sens bien que je ne serai jamais infidèle. Je suis incapable de mentir par écrit. Mes amis le savent bien. Mes ennemis s’en doutent un peu. C’est une véritable infirmité que j’ai. Oralement je suis encore à peu près capable de mentir comme tout le monde. Mais il faut qu’il y ait dans la plume de chez Blanzy et dans l’encre de Chine de chez Bourgeois une vertu singulière. Dès que je mets la main à la plume, comme disait ce jouvenceau, je ne dis pas que je ne veux plus, je dis que je ne peux plus mentir. C’est un phénomène très connu. Et c’est une vertu de toutes infiniment la mieux gardée.
Pour moi je me sens capable de bien des faiblesses, et peut-être de toutes les faiblesses dans certains ordres, dans plusieurs ordres, dans beaucoup d’ordres. Il n’y a qu’une faiblesse dont je me sente absolument garanti. Je suis à un âge où un homme sérieusement éprouvé se sent capable de tant de faiblesses. Ce n’est point impunément qu’on traverse la vie. Et une telle vie. C’est dans les livres que les épreuves durcissent un homme, le raffermissent. Mais il n’y a qu’une faiblesse dont je me sente absolument garanti. C’est de faiblir dans un trait quelconque d’un portrait quelconque que j’aie entrepris d’un bandit ou d’un saint ; — où d’un événement ; — où d’un peuple. C’est un vice que j’ai. C’est plus solide qu’une vertu. C’est ce qui m’a conduit dans cette sorte de vie, d’où je ne sortirai pas. Il faudra que l’on s’y habitue. Moi-même je m’y suis bien habitué.
« qui s’inspire de la chevaleresque Jeanne d’Arc,… » monsieur Laudet vous savez très bien que nous ne sommes rien en comparaison de ces grands saints, comme nous ne sommes rien en comparaison des grands héros. Puissions-nous être seulement, puissions-nous être quelquefois leurs appariteurs et leurs huissiers. Puissions-nous être celui qui se trouve là juste à point pour ouvrir cette porte. Mais c’était justement la porte qu’il fallait. Puissions-nous être celui qui balaye les ordures de la rue.
S’inspirer de. Ne confondons point les ordres de grandeur. Ces grands saints sont si l’on me permet de dire comme des Napoléons dans leur ordre, comme les Napoléons de la sainteté. Vais-je aussi, dans le temporel, imiter Napoléon.
Si nous pouvions être seulement un bon serviteur, serviens, un sergent, quelque servant d’armes, un fidèle suivant. Pour moi je serais assez payé si l’on disait, les mystères de Jeanne d’Arc, par le loyal serviteur.
§ 306. — Après cela, vais-je revenir sur un débat désormais épuisé, ennuyer M. le Grix. Je ne puis pourtant quitter Joinville sans recenser 2 sur la division du public et du privé la division que Joinville fait lui-même de toute sa chronique. 2. « … et à l’aide de Dieu li livres est assouvis en dous parties. La premiere partie si devise comment il se gouverna tout son tens selonc Dieu et selonc l’Eglise, et au profil de son regne. La seconde partie dou livre si parle de ses grans chevaleries et de ses granz faiz d’armes.
3. Sire, — (il continue de s’adresser au même prince, fils du roi), — pour ce qu’il est escrit : « Fai premier ce qui affiert à Dieu, et il te adrescera toutes tes autres besoignes, » ai-je tout premier fait escrire ce qui affiert aus trois choses desus dites, c’est à savoir ce qui afiert au profit des ames et des cors, et ce qui affiert au gouvernement dou peuple.
4. Et ces autres choses ai-je fait escrire aussi à l’onnour du vrai cors saint, pour ce que par ces choses desus dites on pourra veoir tout cler que onques hom lays de nostre temps ne vesqui si saintement de tout son temps, dès le commencement de son regne jusques à la fin de sa vie. A la fin de sa vie ne fu-je mie ; mais li cuens Pierres d’Alençon, ses fiz, y fu (qui mout m’ama), qui me recorda la belle fin que il fist, que vous trouverez escripte en la fin de cest livre.
6. Li secons livres vous parlera de ses granz chevaleries et de ses granz hardemens, liquel sont tel que je li vi quatre foiz mettre son cors en avanture de mort, aussi comme vous orrez ci-après, pour espargnier le doumaige de son peuple.
Et au commencement du premier livre. 19. En nom de Dieu le tout puissant, je Jehans sires de Joinville, seneschaus de Champaigne, faiz escrire la vie notre saint roy Looys, ce que je vi et oy par l’espace de sis ans, que je fu en sa compaignie ou pelerinaige d’outre mer, et puisque nous revenimes. Et avant que je vous conte de ses grans faiz et de sa chevalerie, vous conterai-je ce que je vi et oy de ses saintes paroles et de ses bons enseignemens, pour ce qu’il soient trouvei li uns après l’autre pour edefier ceus qui les orront.
Et au commencement du second livre. 68. En non de Dieu le tout-puissant, avons ci-ariere escriptes partie de bones paroles et de bons enseignemens nostre saint roy Looys, pour ce que cil qui les orront les truissent les unes après les autres, par quoi il en puissent miex faire lour profit que ce que elles fussent escriptes entre ses faiz. Et ci après commencerons de ses faiz, en non de Dieu et en non de li.
69. Aussi comme je li oy dire, il fu nez le jour saint Marc euvangeliste après Pasques.
§ 307. — Et encore, et enfin, — s’il peut y a voir une fin, — M. le Grix, — puisqu’on veut qu’il soit, — M. le Grix sait-il encore assez du plus beau latin qu’il y ait pour entendre les différents degrés de cette invocation remontante et à chaque fois descendante d’un degré :
Per mysterium sanctae Incarnationis tuae, libera nos, Jesu ;
Non. Je suis si honteux. J’ai un tel sentiment de ma bassesse de citer, de copier ces textes rituels, ces textes liturgiques pour achever de triompher dans ces misérables querelles que je n’ai pas le cœur de les invoquer ici intégralement, dans leur plein, dans cette sorte de perpétuelle ascension graduellement retombante, graduellement descendante. Je n’en citerai, je n’en produirai que les frontons. Je n’y mettrai point les colonnes montantes. Les cinq frontons parallèles en hauteur successivement descendants. J’ai dit le premier. Je laisse le premier. Puis :
Per nativitatem tuam ;
Per infantiam tuam ;
Per divinissimam vitam tuam ;
Per labores tuos.
Il est même remarquable, — s’il est permis de parler ici ainsi, — combien le mot labores, au moins dans le latin, dans son plein sens latin jointe bien, — je ne m’engage pas dans le grec ; — comment, combien il recouvre juste ; comment il ramasse bien à ce moment, à ce point tout l’antérieur et tout l’ultérieur, comment il joint bien tout l’antérieur et tout l’ultérieur, tout l’antérieur à tout l’ultérieur. Placé à l’accomplissement, au ramassement de toute la vie. Placé au couronnement des travaux privés. Placé au commencement des travaux publics :
Per agoniam et passionem tuam ;
Per crucem et derelictionem tuam ;
Per languores tuos ;
Per mortem et sepulturam tuam.
Puis vient la résurrection et l’ascension et les joies et la gloire.
§ 308. — Per derelictionem tuam. — Nous invoquons Jésus par son abandonnement.
§ 309. — Per labores tuos, — c’est un nouvel exemple, — après tant d’autres que j’aime à donner dans la conversation, — de cette sorte de singulière accointance qu’il y a entre le latin et la pensée rituelle, entre le latin et la résonnance propre de la parole sacrée même. Ce n’est pas la première fois qu’un texte latin, qu’un mot donne soudain l’impression, donne le saisissement qu’il fleurit soudain, qu’il emplit brusquement le rite, qu’il est la seule voix qui pût ainsi garder pour tous les temps la parole éternelle. Qu’il est une voix singulière, une voix (singulièrement) prédestinée, une voix elle-même appelée, vox vocata. Une voix élue. Une voix où la parole de Dieu s’accomplit, atteint son expression éternelle, on pourrait presque dire son juste ton, son expression propre. Sa première expression. Le ton, l’expression qu’elle attendait. Je ne l’entends malheureusement point en juif. Mais j’ai des amis qui l’y entendent. Et je les entends l’entendre. Elle y a une gravité comme d’un juge et de celui qui éprouve. La parole de Dieu est plus intelligente en grec. Plus platonicienne. Et plus philosophe. Il fallait peut-être s’y attendre. Mais en latin elle est éternelle.
Per gaudia tua, — il y a une deuxième langue sacrée, il y a une deuxième accointance et peut-être une première. Il y aurait une deuxième et peut-être une première langue, et même une langue première qui garderait intacte, qui revêtirait juste la parole de Dieu.
N’en doutons point. Il y a aussi une élection du français. Qui en doute lisant une page des Procès de Jeanne d’Arc. Et qui en doute lisant une page de Joinville. Il fallait seulement garder la force du latin. On souffre quand on lit une traduction quelconque des Évangiles en français. Et en général de tous les textes sacrés latins et de tous les textes rituels, de tous les textes liturgiques dans les catéchismes et dans les livres de messe à deux colonnes. C’est un faiblissement perpétuel. Ça ressemble aux deux colonnes que je ferai pour finir à M. Laudet. Les pauvres gens, on sent qu’ils ont perpétuellement peur de leur texte. Et de l’autre main ils ont peur de cet admirable français, dont ils font, on se demande comment, par exemple, il faut le voir pour le croire, et pour s’en rendre compte, dont ils font un instrument de fléchissement, de faiblissement. Aussi ils font un texte dont il n’y a pas besoin d’avoir peur. Il faudrait qu’un grand écrivain, c’est-à-dire qui écrit simplement, nous donnât un jour une version française de Matthieu et de Marc et de Luc et de Jean, en se proposant uniquement de garder la vigueur et le plein de la Vulgate, cette sorte de plein plan ; cette autorité grave ; cette vigueur juteuse ; cette plénitude juste ; ce froment et cette grappe ; cette originaire, cette dure et tendre Vulgate. Il faudrait un écrivain, il faudrait un Français qui ne rougirait pas des nobles hardiesses latines.
Sunt verba et voces. Neque ideo neglegenda. Qu’y a-t-il de plus important que le verbe. Singulière destination. Préparation de huit et dix siècles. Mais qu’est-ce que c’est. Le dur laboureur sabin, albin, — (Rome est sujette d’Albe), — le brigand et le pasteur qui forgeaient cette langue ne savaient point pour quel Dieu ils travaillaient. Quand ils disaient via, celle qui porte, la voie, pour les voitures. Quand ils disaient veritas, la vérité. Quand ils disaient vita, la vie. Quand ils disaient crux, le gibet de torture. Ils ne savaient point. Ils croyaient servir Vertumne et Pomone, et ces dieux latins plus laboureurs et plus familiers, plus paysans, plus sombres et plus jardiniers, plus petits, plus méchants aussi, plus sournois que les beaux jeunes hommes dieux grecs. Ils ne savaient point qu’ils servaient le Dieu qui venait, et que Rome un jour deviendrait romaine.
J’y pensais en lisant la version française de ces litanies. Je ne sais pas si elle fait foi. Voici quel était le point de départ latin. Jamais progression, jamais ascension ne fut aussi marquée. Celle-ci est en quatre termes. Dans le latin :
Per Resurrectionem tuam ;
Per Ascensionem tuam ;
Per gaudia tua ;
Per gloriam tuam.
On avait le bonheur, pour traduire, que les quatre mots latins avaient précisément quatre fils directs, qui n’étaient pas les quatre fils Aymon, mais quatre forts fils français bien provenant de leur père. En réalité on avait les mêmes quatre mots dans le français que l’on avait dans le latin. On avait même cette chance inespérée, — et qui se présente heureusement beaucoup plus souvent qu’on ne croit, — que deux au moins des mots français sonnaient plus pleins, plus crus, plus larges, étaient plus courts que messieurs les mots latins leurs pères. Le mot joies surtout l’emportait sur le mot gaudia. Savez-vous ce qu’ils ont fait. Ils n’ont pas mieux traité ces litanies qu’ils n’ont traité cette histoire que nous connaissons selon quatre versions, puisque précisément nous la connaissons selon Matthieu, et selon Marc, et selon Luc, et selon Jean. Ils ont mis :
Par votre Résurrection ;
Par votre Ascension ;
Par vos saintes joies ;
Par votre gloire.
Eh bien oui, vous avez compris. Tout se fiche par terre. Le ton n’y est plus. Des saintes joies ne sont pas des joies. Tout est désaccordé. Tout est déconcerté. Cette haute architecture montante de l’Ascension n’est plus. Un mot a tout rompu ; placé ainsi. Et un mot qu’il était si facile de ne pas mettre, puisque là il n’y avait rien dans le latin. Mais voilà. Ils vivent dans l’épouvante de leur texte. Ce gaudia surtout leur a fait peur. Pensez donc. Si l’on allait comprendre, si l’on allait croire que les joies de Jésus dans le ciel sont des joies tout tranquillement, hein, des joies purement et simplement, des joies enfin. Alors vite pour étouffer les éclats de cette voix ils fourrent leur épithète de sacristie. Le fond de leur crainte, c’est qu’on prenne au mot la parole de Dieu. Le fond de leur pensée, c’est qu’ils veulent croire que le ciel c’est des offices où ils s’embêteront, je veux dire où on s’embête par vertu, comme ils s’y embêtent déjà, quand ils y vont, pas au ciel, aux offices. Gaudia. Des joies. Qu’est-ce à dire. C’est un mot trop court. C’est un mot suspect. Alors ils affaiblissent, ils attiédissent, ils amollissent. Ils émoussent ces rudes angles.
Les durs angles latins.
Moyennant quoi toute la haute et noble montée de l’ascension, toute cette haute et noble, toute cette ferme architecture du cœur tombe. Et il ne reste hélas que les vieilles élégances fanées des anciennes versions latines. D’un mot mis hors de sa place apprenons le pouvoir. Toute cette gradation, toute cette graduation s’affaisse. Il était si simple de mettre, de transmettre, de transcrire. C’était trop simple :
Par votre Résurrection ;
Par votre Ascension ;
Par vos joies ;
Par votre gloire.
Je ne parle pas des litanies de la Vierge. Que devient dans le français de nos atténuateurs ce beau latin si profondément Virgilien et par un miracle si profondément biblique. Il faudra faire toute une étude là-dessus. On la dédierait aux élèves de sixième, mon cher Lotte, et on pourrait l’intituler : un modèle de mauvaise version latine, ou comment on fait une mauvaise version latine. Il est triste de penser que l’on donne à des fidèles français une traduction où je vois que Turris eburnea devient Modèle de pureté, — (on ne le croirait pas, il faut vraiment le voir), — et Domus aurea Sanctuaire de la charité. C’est d’autant plus inimaginable que ces Litanies de la Vierge sont précisément un des textes, peut-être le texte où le français bat le plus pleinement son plein, triomphe le plus à plein du latin même.
Et quelle élection singulière, dans le verbe et peut-être plus, que celle de Virgile. Il croyait servir la vieille terre latine, les vieux dieux latins, et les beaux dieux grecs latinisés. Il les servait en effet. Il servait le Dieu qui venait. Il préparait au Dieu qui venait, à la Vierge qui venait, Deo nascenti Virginique matri un certain latin, presque un certain idiome propre. La grande chrétienté italienne l’avait profondément senti et marqué. La grande chrétienté française l’avait profondément senti et marqué. Hugo même, le jeune Hugo le marqua profondément.
§ 310. — Il n’est si bonne compaignie, disaient ces vieilles gens, qui ne se quitte. Je vois malheureusement qu’il est l’heure que nous quittions la compagnie de M. Laudet. Il nous assure que M. le Grix nous répondra. Si nous tirons autant de profit de la compagnie de M. le Grix que nous en avons tiré de celle de M. Laudet, nous devons les en remercier l’un et l’autre. Il nous l’affirme à une ou deux reprises. « Et voilà pourquoi c’est moi qui prends la plume, — (copier du Laudet, quand on vient de copier du Joinville), — aujourd’hui, non pas pour défendre un article que j’ai approuvé sans cependant en avoir écrit ni inspiré un traître mot, mais pour signaler les procédés et la méthode scientifique de l’école Péguy, en attendant que François le Grix réponde sur le fonds de la question — (je vous assure, monsieur Laudet, il vaudrait mieux écrire le fond de la question. On n’écrit pas le fond de la question comme un fonds de commerce) — à Péguy dans une de ses chroniques. »
Et commençant au bas de sa 278 : « Il est de mon devoir de considérer et de signaler comme un faux l’usage que l’on fait de mon nom pour un article que l’on sait que je n’ai pas écrit, et la fraude est d’autant plus grave que l’on fait dire à M. le Grix dans l’article que l’on a intérêt à m’attribuer des choses qu’il n’a jamais dites et dont il se défendra du reste lui-même. »
Je suis plus curieux de voir comment M. Laudet, je veux dire comment M. le Grix se défendra du reste lui-même et comment la fraude est d’autant plus grave que je lui ai fait dire des choses qu’il n’a jamais dites. À moins que j’aie fabriqué moi-même toutes les citations de M. le Grix que j’ai mises dans le communiqué, ou à moins de supposer que l’administration de la Revue hebdomadaire ait fait fabriquer insidieusement des exemplaires du numéro 24 spéciaux pour moi, et les ait glissés subrepticement juste dans les kiosques qu’il fallait, tout ce que j’ai pu trouver d’exemplaires de cette Revue portant le numéro 24 et la date du 17 juin 1911 portait simultanément l’article de M. le Grix et dans l’article de M. le Grix les citations que j’en ai faites.
Je vois mal que M. le Grix puisse démontrer qu’il n’a pas écrit ce qu’il a écrit.
Une autre défense de M. le Grix se comprendrait mieux et elle serait en un certain sens légitime et nous la verrons peut-être. Il est fort possible que M. le Grix n’ait pas compris ce qu’il disait, au moins tout ce qu’il disait, et qu’il n’ait pas vu ou mesuré jusqu’où il disait. Et qu’il n’ait pas vu du tout ce qu’il y avait dans ce qu’il disait. Et qu’il aimerait mieux ne pas l’avoir dit. Mais s’il sait ce qu’il dit, il a dit ce que j’ai dit qu’il avait dit. Et s’il ne sait pas ce qu’il dit, il est un imbécile et qu’il ne se mêle point de se faire, sur ce ton, dans une grande revue, lui qui n’a jamais rien produit, le censeur de ceux qui produisent.
Il se défendra, il me répondra sur le fond. Ou sur le fonds. Il prendra malheureusement un moyen terme. Il habillera autrement. Il niera les citations les plus évidentes. Il retirera, il reprendra sa parole. Il reniera ce qu’il a dit. M. Laudet lui en montre déjà les voies. Toutes les fois que dans sa réponse M. Laudet ne cite pas directement mon texte en plus petits caractères, toutes les fois qu’il ramasse ma « pensée » pour la réfuter, non seulement il la fausse, ce ne serait rien, c’est l’habitude dans les polémiques, mais alors, et faussée, il la met entre guillemets. C’était déjà une maladie de M. Guy-Grand. Quand M. Guy-Grand faisait du Péguy, — beaucoup mieux que moi naturellement, — quand il avait fortement constitué ma pensée pour la fiche par terre, ou plutôt, car il faut être juste, pour la passer au crible, — de la critique scientifique, — il la mettait entre guillemets. C’est une maladie qui règne. Si je prends jamais M. le Grix lui-même comme on veut que je le prenne, un de mes plus gros arguments, un de mes plus gros griefs sera précisément que tout au long de son article non seulement il disait du mal de moi, ce qui est permis, mais tout le mal qu’il disait de moi il disait que c’était moi qui le lui avais dit et il mettait tout ça entre guillemets. On devrait bien dans les écoles apprendre aux jeunes gens l’usage des guillemets. Faut-il que ce soit moi petit qui sois forcé d’apprendre à un aussi grand seigneur l’usage des guillemets. Et à un aussi grand valet (d’armes).
Cette fois-ci c’est M. Laudet qui met entre guillemets tout ce que je n’ai pas dit. Il suffit d’y aller voir. Il met entre guillemets comme étant de moi que je suis un récent pontife qui « surveillera désormais les consciences fidèles ». Or je n’ai dit et je ne pouvais dire que précisément le contraire. Les consciences fidèles n’ont pas besoin qu’on les surveille. Surtout les consciences fidèles n’ont pas besoin que je les surveille. Où serait mon magistère. Les consciences fidèles valent mieux que moi. J’ai dit au contraire que je surveillerais les tentatives de détournement des consciences fidèles. Surveiller les voleurs, c’est le contraire de surveiller les volés. Le désir fort louable et assez haut de couvrir M. le Grix a entraîné ici M. Laudet un peu loin.
Il devait l’entraîner plus loin encore. M. Laudet renvoie ses lecteurs à l’article de M. le Grix. — « Mais c’est de l’aberration, écrit-il, de conclure de ces pages — auxquelles je renvoie nos lecteurs — que Le Grix attaque les vérités essentielles de notre foi. » — M. Laudet compte beaucoup sur la paresse de ses lecteurs. Et il les invite d’autant plus à y aller voir que certainement il espère qu’ils n’y iront point. Car s’ils y allaient ses lecteurs verraient que M. le Grix a dit ce que j’avais dit qu’il a dit et non pas ce que M. Laudet dit qu’il a dit ou pas dit. Ce souci de couvrir M. le Grix entraîne M. Laudet quelquefois un peu loin. M. le Grix avait écrit page 417, ligne 20, dans le numéro 24 du 17 juin 1911 : « — Je l’imaginais plus naïve. Comment, sans cela, en eût-elle cru ses voix ? » Voici ce que cette phrase de M. le Grix devient rapportée par M. Laudet dans l’article, dans la réponse de M. Laudet : « Oui, M. Le Grix, dans l’article du 17 juin, a dit que la Jeanne d’Arc imaginée par Péguy était trop raisonneuse pour pouvoir croire à des Voix ; » — Il y aurait à faire de curieuses recherches et une histoire des variations des textes de M. le Grix dans les textes de M. Laudet. Ces variations auraient toujours lieu dans le même sens, qui est le sens des atténuations. Ce serait proprement une histoire des faiblissements. Si je voulais moi aussi faire jouer les grands mots, invoquer le faux et la fraude, qu’est-ce que je n’aurais pas à dire ici.
M. Le Grix lui-même | M. Le Grix dans M. Laudet | |
(Revue hebdomadaire, numéro 24, du 17 juin 1911, page 417, ligne 20) | (Revue hebdomadaire, numéro 32, du 12 août 1911, page 279, ligne 7) | |
« — Je l’imaginais plus naïve. Comment, sans cela, en eût-elle cru ses voix ? » | « Oui, M. Le Grix, dans l’article du 17 juin, a dit que la Jeanne d’Arc imaginée par Péguy était trop raisonneuse pour pouvoir croire à des Voix ; » |
Un censeur verrait ici quelque altération d’un texte. Je dirai seulement que ceci est un tableau synoptique et nous nous quitterons sur cette bonne parole.
Je ne me retiens pourtant pas de copier encore cette lettre de Joinville vieux dont je parlais plus haut. Un ami que j’ai l’a copiée pour nous dans la traduction Natalis de Wailly. Il y a tout dans cette lettre :
Cher sire, il est bien vrai, ainsi que vous l’avez mandé, qu’on disait que vous aviez fait la paix avec les Flamands ; et parce que, sire, nous pensions que c’était vrai, nous n’avions point fait de préparatifs pour aller à votre mandement. Et de ce que, sire, vous m’avez mandé que vous serez à Arras pour vous faire justice des torts que les Flamands vous font, il me semble, sire, que vous faites bien ; et que Dieu vous soit en aide !
Ces flamands qui remuent tout le temps au commencement de ce quatorzième siècle, c’est déjà le commencement de la guerre de Cent Ans, c’est déjà ce qui fera venir Jeanne d’Arc.
Et de ce que vous m’avez mandé que moi et mes gens fussions à Orchies au milieu du mois de Juin, sire, je vous fais savoir que ce ne peut être bonnement ; car vos lettres me vinrent le second dimanche de juin et huit jours se passèrent ainsi avant la réception de vos lettres. Et le plus tôt que je pourrai, mes gens seront disposés pour aller où il vous plaira.
Sire, qu’il ne vous déplaise de ce que, à la première parole, je ne vous ai appelé que bon seigneur ; car je n’ai pas fait autrement avec mes seigneurs les autres rois qui ont été avant vous, que Dieu absolve ! Que Notre-Seigneur soit votre garde !
Donné le second dimanche de juin, où votre lettre me fut apportée, l’an mil trois cent quinze.
Il y avait quarante-cinq ans que saint Louis était mort.[1]
- ↑ Cahiers de la Quinzaine, deuxième cahier de la treizième série, du 24 septembre 1911.