A. Lefrançois (p. 131-157).

CHAPITRE VI

APRÈS LA DÉLIVRANCE

I. Le conflit Boisard. ─ II. Intervention de Clément de Ris en faveur de Cassenac, de Monnet et de Lemesnager. ─ III. Nouvelles instructions de Fouché. ─ IV. L’incident Lemesnager. ─ V. Fouché et les ravisseurs. ─ VI. Charles Gondé.


I

L’heure avait sonné de la liquidation. Averti, par l’événement, de l’opportunité de substituer à la multiplicité de pouvoirs divisés, et faibles de leur rivalité, l’unité d’une direction forte ; jaloux d’étendre son inquisition sur tout, parce qu’il profitait de tout pour régler sa conduite particulière[1] ; intéressé à prévenir, ou, s’il était trop tard pour les prévenir, à étouffer les indiscrétions sur l’imbroglio de la délivrance, Fouché entendait garder la haute main sur cette liquidation. Chacun rendrait ses comptes, et, s’il y avait lieu, paierait sa dette, mais dans la mesure que le Ministre estimerait convenable, et à l’heure qu’il jugerait propice. Par instants, les événements déjouèrent ses calculs. Il eut sa revanche, et il l’eut terrible.

On pourrait supposer, – car il fallait, malgré tout, parler coupables, l’opinion l’exigeait, – qu’on s’occupa d’abord des brigands ?... Ce fut aux militaires qu’on s’en prit. La politique a de ces surprises. Les militaires avaient entrevu quelque chose là où les civils ne voyaient rien ; ils avaient commis l’imprudence de parler quand il valait mieux se taire. On leur reprocha d’avoir eu raison là où d’autres, mieux avisés, avaient eu raison d’avoir tort. La royauté, dans le fief de Fouché, n’était pas aux borgnes, mais aux aveugles !

On a assisté aux préliminaires de l’antagonisme entre le Préfet d’Indre-et-Loire et le Général Liébert[2]. Le commandant Boisard fut choisi pour en payer les frais. Certains patriotes, avec qui il avait eu maille à partir[3], le détestaient ; son subordonné, le capitaine Folliau, le jalousait. De faux rapports incriminèrent auprès du Ministre de la Police son attitude dans l’affaire de l’enlèvement. Fouché demanda sa destitution. Circonvenu par lui, le Général Radet écrivit, en termes fort vifs, au commandant : « On affirme que des gendarmes ont refusé de marcher ; j’aurai toujours à m’étonner du silence que vous avez gardé en cette avilissante circonstance. » Liébert couvrit son subordonné. Il en appela du Ministre mal renseigné au Ministre mieux informé ; les attaques dirigées contre Boisard visaient, en réalité, tous les militaires ; elles étaient le résultat d’intrigues contre lesquelles on ne saurait trop s’élever : « Les militaires ont fait leur devoir, écrivait-il. L’aide de camp Savary, qui veut bien se charger de vous remettre la présente, vous fera connaître de bouche les obstacles qui se sont opposés presque continuellement à ce que les militaires réussissent[4]. »

La polémique, après plusieurs jours, semblait sur le point de s’éteindre, quand, au début de brumaire, la découverte par le capitaine Folliau, du souterrain où le Sénateur avait été détenu, la ralluma. Le Directeur du Jury de Tours écrivit, à cette occasion, au Ministre de la Police : « Le lieutenant Gaultron avait visité la ferme du Portail sans la faire fouiller. Je m’en étonne, car, s’il l’eût fait, il eût pu facilement délivrer le prisonnier, resté avec un seul brigand du 2 au 19. Je m’en étonne même d’autant plus que le capitaine Folliau, lui, a facilement retrouvé les lieux. Je n’ose dire mes soupçons à ce sujet. »

Ces insinuations trouvèrent l’oreille de Fouché d’autant plus complaisante qu’il avait déjà, sur la réorganisation de la Police, les idées qu’il fit prévaloir sous l’Empire. Il voulait concentrer entre ses mains, directement et sans intermédiaires, tout ce qui concernait l’action policière, et placer sous la dépendance de la Police la Gendarmerie elle-même[5]. Les soupçons que Liébert avait émis sur Gondé[6] l’avaient confirmé dans ses préventions contre l’ingérence militaire : ils avaient eu le double tort de tomber juste et de tomber en un moment inopportun. Qu’on eût, suivant cette piste, arrêté le personnage et délivré le prisonnier, l’honneur de la prise et le profit de la délivrance échappaient au Ministre et passaient à Savary. Comment n’en pas vouloir à ces gendarmes, acharnés contre ce voleur qu’à cette même heure la Police cherchait à voler à la Justice ? Ils en savaient trop dans le présent, trop pour l’avenir. Il fallait les museler, ou, faute de mieux, les écarter. De là son animosité contre Boisard, instrument empressé des témérités de son chef ; de là ses efforts pour obtenir une destitution dont la courageuse intervention de Liébert auprès du Général Radet sauva le commandant.

Fouché céda par opportunisme. Il avait alors d’autres soins. Clément de Ris venait de rentrer à Paris. Son entrevue avec le Premier Consul remettait en question la recherche et la punition des auteurs de l’attentat. Il fallait parer à l’événement.


II

Une ardente curiosité attendait ce retour. L’impatience devançant la réalité, chaque jour les feuilles publiques l’annonçaient, alors que le Sénateur s’occupait, en Touraine, de pourvoir à la sûreté de sa famille et de mettre ordre à ses affaires.

À l’excitation des premières heures suivant la délivrance avait succédé un profond affaissement. Les privations endurées, les émotions ressenties l’avaient laissé las. Il était avide de repos. Il eût voulu qu’on l’oubliât, qu’on lui permît d’oublier, et l’oubli n’était pas possible. En lui, autour de lui, tout conspirait à réveiller le souvenir, à entretenir la fièvre. Chaque courrier apportait des lettres de parents, d’amis, d’inconnus, qui toutes le complimentaient ; toutes aussi parlaient de vengeance, de châtiment à tirer des coupables. Lui, dans sa lassitude, faisait bon marché de la vengeance. Même il souhaitait la grâce des coupables, pourvu qu’elle lui épargnât la peine de s’occuper d’eux.

Le passé était passé. Que ne le laissait-on vivre le présent, sans le contraindre à revivre des jours pleins de douloureux souvenirs ? Les demi-révélations de Sourdat n’étaient pas étrangères à cet état d’esprit. Sourdat avait conseillé le silence. On semblait donc désirer l’impunité pour certains. Pourquoi ne pas étendre cette clémence à tous ? La question le troublait. Quelque rancœur qu’il gardât de son aventure, maintenant qu’il était libre il eût accepté qu’on n’en parlât plus. Mais l’affaire appartenait à la politique. Il n’était en son pouvoir ni de la diriger ni d’en suspendre les suites. L’intérêt général dominait le sien et réglait sa conduite. Pas plus que les prévenus il n’était maître de se soustraire à l’enquête.

Il chercha donc, en prévision de sa prochaine entrevue avec le Ministre et avec le Premier Consul, à se renseigner. Il interrogea les siens, questionna les domestiques, compara ce qu’ils avaient vu à ce que lui-même avait pu voir, s’appliqua à prévenir toute erreur, toute présomption reposant sur de pures apparences. La pensée qu’un innocent payât le crime d’un autre lui pesait.

D’abord il s’employa en faveur de Cassenac et de Monnet. Confronté avec eux le 22, en présence du Préfet et du Directeur du Jury, il les déclara étrangers à son enlèvement, mais n’obtint pas leur mise en liberté. Réputés complices, ils furent transférés à Paris[7] et incarcérés au Temple, plus tard à Sainte-Pélagie. Leur avocat, maître Blain, fit appel à son intervention : l’attentat de Beauvais était un prétexte ; ses clients étaient victimes d’une vengeance particulière ; des individus tarés et connus pour tels à Tours les avaient dénoncés pour des propos hostiles au gouvernement[8]. ─ « Si la liberté de vos clients dépend de moi, répondit Clément de Ris, elle sera bientôt prononcée, et soyez assuré que j’y ferai tout mon possible. Je voudrais de tout cœur que personne ne fût immolé pour ma cruelle aventure et qu’elle pût être oubliée. Mais il me sera toujours affreux de voir compromis par une dénonciation calomnieuse des hommes qui en sont innocents. Je ne m’en consolerais jamais. » Il vit le Ministre ; il le vit plusieurs fois. Celui-ci fut irréductible ; les portes de la prison ne s’ouvrirent pas.

De leur cachot, les prisonniers relancèrent le Sénateur[9]. Ils se firent suppliants ; ils se firent menaçants : « N’entendez-vous pas dans le fond de votre âme la voix de nos malheureux enfants qui vous demandent leur père ?... Monsieur Clément de Ris, tant que je n’aurai pas acquis la certitude que vous aurez employé les moyens nécessaires pour obtenir ou liberté, ou jugement, je vous accuserai d’être l’auteur de tous mes malheurs. Vous avez des enfants, vous les aimez ? Et ce souvenir ne vous arrache pas des larmes ? Séchez celles que vous faites répandre à mes six enfants. Vous le pouvez, en peignant ma position et mon innocence au Premier Consul[10]... » Hélas ! non, Clément de Ris ne pouvait rien. Il multipliait les démarches ; le Directeur du Jury affirmait qu’aucun témoin n’avait inculpé Cassenac ni Monnet : Fouché restait sourd à toute intercession. Le 21 frimaire, enfin ! il accorda, sous caution, une mise en liberté provisoire.

Bien provisoire ! Trente jours s’étaient à peine écoulés que, derechef enlevé aux siens, arraché à ses affaires, Cassenac était interné, sous surveillance, à Nevers... Deux ans plus tard il y était toujours ! À une requête en sa faveur, présentée par Clément de Ris[11], le 10 messidor an X, – dix mois après le prononcé du jugement, où son cas n’avait pas même été visé, – le Ministre répondait que, bien que l’affaire fût classée, il jugeait utile de retenir Cassenac : « La demande faite par le Sénateur Clément de Ris, disait-il, l’honore d’autant plus que Cassenac paraît s’être trouvé à la réunion, qui eut lieu à Tours, des hommes qui exécutèrent son enlèvement. Mais le Ministre ne peut pas se diriger par les motifs d’indulgence qui déterminent un particulier... » En fait, Cassenac était maintenu en surveillance pour avoir servi, à Tours, de correspondant à Bourmont et à Suzannet[12].

Il eût été plus loyal de le dire, et non d’évoquer ces apparences, contre lesquelles, à son honneur, et dès la première heure, Clément de Ris s’était mis en garde, comme l’atteste son attitude à l’égard de Lemesnager. Craignant que Métayer, en dénonçant ce dernier[13], ne l’eût confondu avec un des brigands auquel il ressemblait, il s’était empressé d’en informer le Préfet de Loir-et-Cher[14].

En même temps qu’il éclairait ainsi sa religion, Clément de Ris préparait son retour à Paris. Il avait compté y ramener avec lui sa femme et ses enfants. L’état de santé de Mme  Clément de Ris contraria ce projet. Affaiblie par une longue maladie dont l’enlèvement de son mari avait rompu la convalescence, ébranlée par de si terribles émotions, elle avait repris le lit, en proie à une fièvre intense, hantée d’idées noires qui, durant plusieurs mois[15], inspirèrent des craintes pour sa raison. Le Sénateur l’installa à Tours, avec son fils aîné, chez ses amis Bruley. Il conduisit le plus jeune à Pontlevoy, et de là, directement, rentra à Paris, où il arriva le 28 au soir. Le Ministre et le Premier Consul le reçurent le lendemain. Il ne devait pas, de longtemps, retourner à Beauvais. Un mal de jambe, suite de sa réclusion dans l’humidité du souterrain du Portail, le condamnait à l’immobilité.


III

Le Ministre n’avait pas attendu ce retour pour prescrire des mesures attestant qu’en dépit des sursis antérieurs et des équivoques récentes, son intention n’allait pas jusqu’à vouloir étrangler l’affaire. Elle touchait de trop près à des intérêts trop sérieux, pour qu’on négligeât les indications que l’enquête apporterait sans doute sur les menées royalistes et la préparation de nouveaux attentats. La vigilance des autorités avait été mise en éveil ; il ne fallait pas qu’elle se rendormît : « De ce que des chefs chouans rendus, et ayant chacun de vingt à trente mille livres de rentes aient délivré le Sénateur Clément de Ris pour prouver la bonne foi de leur soumission dans les environs de Tours, disait une note de Police[16], il ne faut pas conclure que la pacification est complète et générale. Complète ? Ils disent n’avoir pas renoncé à des circonstances favorables, et n’avoir agi, dans la reprise de Clément de Ris, que pour prouver que leur fierté est incapable de commettre une bassesse. Générale ? Les chouans de Bretagne agissent toujours. Dans les départements du Maine et de la Sarthe, des rassemblements se forment. » Autant que jamais il fallait veiller et s’éclairer.

Le signalement des six ravisseurs fut expédié, avec ordre de les arrêter, en plusieurs grandes villes[17]. Une liste de suspects, dressée par les soins du Général Radet, y était annexée, comprenant seize noms. Huit sont connus déjà, Leclerc, Lemesnager, Couteau-Péan de Blois, Gondé de Romorantin, Dubois-Papion de Tours, le couple Lacroix et le fermier Jourgeon. Les autres étaient : Naudet de Saint-Aignan, parent des Lacroix, vu à La Beaupinaie la veille du crime ; Caillard, coiffeur à Blois, signalé comme ayant suivi la voiture de Mme  Clément à son départ de cette ville, et précipitamment pris la fuite à la vue d’un gendarme ; Jean-Pierre Aubereau d’Orléans, auxiliaire de Gondé en maint brigandage ; et cinq citoyens de Blois, amis de Lemesnager, les sieurs Lacaille, Jacquet fils, Guerry, Legrand, et enfin Fontaine. Ce dernier, présent à Tours la veille du crime, y avait acheté une selle, et, le soir, invité à venir au théâtre, avait décliné l’invitation, sous prétexte qu’on l’attendait à Loches[18]. L’affaire fut éclaircie, et il ne fut pas inquiété. Bref, des huit, un seul devait être arrêté plus tard et retenu, Aubereau, qui, s’il n’avait pas coopéré de sa personne à l’enlèvement, avait été sollicité d’y prendre part[19].

Fouché ne s’en tint pas là. Le Directeur du Jury d’Indre-et-Loire avait été chargé d’instruire l’affaire[20]. Le 23 vendémiaire, un ordre du Ministre de la Police enjoignit d’envoyer tous les inculpés à Paris, où allait se poursuivre, parallèlement à celle de Tours, une enquête qui, plus d’une fois, mit obstacle ou retard à l’action normale du magistrat légalement investi. Toutes les pièces étaient adressées à Fouché. Il interrogeait les accusés, gardait par devers lui les renseignements recueillis, retenait les inculpés. Pour avoir communication des uns et recevoir les déclarations des autres, le Directeur du Jury dut recourir à l’intervention du Ministre de la Justice, lui-même tenu à l’écart de tout. Encore Fouché ne céda-t-il que forcé dans ses derniers retranchements. Crainte de révélations compromettantes, ou désir de brouiller les cartes pour jouir du mérite de les avoir ensuite débrouillées ? Non ; mais système, présentant double avantage : il fournissait des indications profitables à la Police générale ; il offrait moyen de contrôler la confiance que méritaient ses agents. Dominer les événements pour ne pas être dominé par eux, et, à cette fin, employer toutes les voies, telle il concevait sa mission. Par contre, cet empiètement sur les attributions de son collègue à la Justice inspirait à beaucoup des doutes sur la sincérité de l’enquête, et scandalisait certains : « Si l’on ne trouvait pas des motifs de sécurité dans la conviction des bonnes intentions du Ministre, écrivait un des correspondants de Clément de Ris[21], il faudrait déplorer le bouleversement de principes qui réduit le système judiciaire à une sorte d’administration arbitraire. Cette confusion des pouvoirs en un seul pouvoir, sans balancement, sans garantie publique ni privée, lors même qu’elle peut être utile en résultats, me semble toujours devoir paraître affligeante aux vrais amis de la liberté et de leur pays. »

Si des doutes s’élevaient sur la correction de l’immixtion du Ministre de la Police dans l’instruction judiciaire, les mesures édictées par lui en vue d’une répression prompte ne pouvaient avoir que des approbateurs. Elles rassuraient les inquiétudes provoquées par les louches compromissions de la délivrance. Le 25 vendémiaire, un des hommes les plus autorisés à parler au nom du département, le citoyen Bruley, président du Conseil général d’Indre-et-Loire, écrivait : « L’attentat de Beauvais n’est que le prélude d’autres attentats, dont l’avertissement vient de tous côtés. Moi-même, en raison de mon rôle pendant la Révolution[22], et de ma part dans les négociations relatives au rachat du Sénateur, je me sais désigné à l’attention des brigands. La manière dont le citoyen Clément de Ris a été délivré ne peut qu’accroître l’audace de ses ravisseurs. On s’est trouvé dans la nécessité de capituler avec eux, et l’impunité sera inévitablement le résultat d’un délit sur lequel aucune des personnes intéressées ne pourra ou ne voudra donner de renseignements. De là des attentats nouveaux. » À l’appui de cette affirmation, il envoyait au Ministre la lettre ci-après, qu’il venait de recevoir du citoyen Baigneux, son compagnon de captivité dans les cachots de la Terreur[23] :

« Le complot de l’enlèvement de Clément de Ris a été formé à Tours le... Un jeune homme qui me touche de près[24], et qui a servi chez les chouans sous M. de Bourmont, aurait été de cette expédition s’il eût eu la faiblesse de céder aux sollicitations qui lui ont été faites. Je te dirai le reste à la première entrevue. Les enlèvements projetés sont motivés sur ce que le traité de pacification n’a pas été exécuté à l’égard de quelques émigrés qui sont sans ressources et qui cherchent à reprendre de vive force ce qu’ils ont perdu. Il leur est facile de surprendre des vagabonds qui profitent de la première occasion, et qui, par l’appât de quelques louis, font aisément le métier de brigands. Ce qu’il y a de certain, c’est que, le gouvernement n’ayant pas trop le moyen d’arrêter dans sa source cette espèce de brigandage, puisqu’il est forcé pour ainsi dire de temporiser avec les chefs, il est très vraisemblable que les mêmes hommes, qui ont enlevé Clément, vont former de nouveaux projets. Les citoyens Guizol, Gidoin, Bomicourt et toi étiez sur leur liste[25], et je te conjure, par l’amitié que je te porte, de revenir à Tours et de laisser ta Bellangerie jusqu’à ce que ce brigandage soit comprimé de manière à détruire toute espèce d’inquiétude. Tout ce que je sais, je le tiens d’une personne sûre, qui pense qu’il y a de l’imprudence dans ton séjour à la Bellangerie. Je n’ai rien dit à ta femme, dans la crainte d’augmenter l’inquiétude qu’elle a déjà sur ton compte et qui est bien fondée. Brûle ma lettre, parce que je serais fâché que ce que je t’écris fût connu d’une autre personne. Je t’en dirai la raison. Je viole moi-même, en quelque sorte, le secret qu’on a exigé de moi. Mais, en pareil cas, l’amitié l’emporte, et, pour sauver son ami, on n’a point de parole à garder. »

Par retour de courrier, Fouché pressa le Préfet d’Indre-et-Loire de donner aux bons citoyens les garanties réclamées, et, pour ce, d’activer des recherches qu’il n’avait plus prétexte à différer :

« Vos inquiétudes sur le sort du Sénateur Clément de Ris, disait-il, vous ont déterminé d’abord à suspendre les sévérités contre les complices et partisans de l’attentat commis sur sa personne. Vous aviez à leur égard des renseignements dont vous m’avez déclaré que vous feriez usage aussitôt que le Sénateur serait en sûreté. Je vous charge et je vous prescris formellement de me faire connaître tout ce que vous avez découvert, et les mesures que vous avez prises pour atteindre tous ceux qui ont participé directement ou indirectement à ce brigandage. La déclaration du citoyen Clément de Ris, reçue par l’officier de gendarmerie, vous donne des indications qu’il est de votre devoir d’approfondir, afin qu’aucun de ceux qui ont coopéré à ce crime ne puisse échapper aux recherches. Le défaut d’action ou les temporisations, dans une affaire aussi importante, augmentent l’audace des scélérats, et je sais avec certitude qu’ils se disposent à suivre le cours des mêmes attentats. Plusieurs citoyens respectables sont menacés. Les avis qu’ils reçoivent ne permettent plus d’habiter avec sécurité la campagne, tant que vous n’aurez point frappé les proscripteurs et anéanti les plans odieux qu’ils ont formés contre les personnes et les propriétés. Vous me rendrez compte tous les jours de ce que vous aurez fait pour rétablir la sûreté dans le département qui vous est confié. Elle dépend entièrement de votre conduite dans la circonstance présente. »

Cette énergique mise en demeure était plus inquiétante pour le Préfet que pour les ravisseurs, couverts par l’impunité promise. Quant aux prévenus arrêtés, ils étaient moins à craindre sous les verrous qu’en liberté. Leur détention garantissait leur silence au cas où ils sauraient quelque chose, et elle était un gage donné aux sentiments du public et aux défiances possibles du Premier Consul. Voilà pourquoi Fouché s’était refusé à élargir Cassenac et Monnet et avait fermé l’oreille aux protestations de Leclerc. Seul Lemesnager avait failli lui échapper.


IV

L’arrestation de ce dernier avait été mal vue à Blois. Plusieurs personnes honorables avaient agi pour lui près du Préfet et apporté des témoignages visant à lui créer un alibi. Ébranlé dans son opinion, troublé dans sa conscience, le Préfet confia ses doutes au Ministre : d’après les renseignements portés à sa connaissance, il ne pensait pas que les chouans, du moins ceux de Loir-et-Cher, eussent trempé dans le crime ; pour lui l’attentat était l’acte de brigands de profession ; la déclaration de Métayer était sujette à caution ; le témoin semblait avoir obéi à des considérations particulières, et profité de ce que Lemesnager était déjà suspect pour appeler l’attention sur lui et la détourner des vrais coupables, avec qui l’on désirait renouer librement conversation[26]. On, c’était Mme  Clément de Ris ! Elle aurait dicté à Métayer sa déclaration.

La réponse du Ministre tarda : c’était l’ordre d’envoyer, sans délai, Lemesnager à Paris, et de veiller à ce qu’il ne s’évadât pas. Quand elle arriva, Lemesnager courait les champs. Le Sénateur avait écrit[27] que « le brigand dénoncé par son domestique comme étant Lemesnager avait passé près de lui, dans son cachot, toute la journée du 2 vendémiaire ». Bien que cette affirmation, rapprochée de l’embarras de Lemesnager à justifier de l’emploi de son temps durant la première décade de vendémiaire[28], ne constituât pas une preuve, car il n’avait reparu à Blois que le 10, le Préfet, l’interprétant comme une confirmation de ses doutes, avait d’autorité mis le prisonnier en liberté provisoire sous la caution de son père. Lemesnager en profita pour disparaître, et, recherché, fut introuvable.

Fort penaud, le Préfet arrêta le père et en référa au Ministre. La réponse fut brève et sèche : « Rechercher le fils, qu’on n’avait pas le droit de relâcher administrativement après la déposition de Métayer ; relâcher le père, et poursuivre pour la caution[29]. » Dans l’intervalle, le fils s’était reconstitué prisonnier. Rien ne s’opposait donc plus à l’exécution de l’ordre antérieurement donné. Cependant le Préfet hésitait encore : « Il me semble innocent, répétait-il ; que dois-je faire ? ─ L’envoyer ici[30] » ; répondait-on de Paris. Le hasard épargna au Préfet le regret d’une mesure si contraire à ses convictions et au vœu de ses administrés. Le Directeur du Jury d’Indre-et-Loire avait, par réquisition en forme, réclamé le prisonnier ; on s’était hâté de l’expédier à Tours[31], et il y était déjà quand la réponse du Ministre atteignit le Préfet.

Ces tergiversations, ces insistances et ces résistances montrent à quelles difficultés l’instruction devait se heurter, et elles en expliquent les lenteurs.


V

Un autre embarras naissait de l’attitude prise à l’égard des ravisseurs. En même temps qu’il leur garantissait l’impunité, Fouché leur avait fait offrir d’entrer au service du gouvernement : il aurait ainsi en eux des instruments à sa dévotion. Trois refusèrent, par dignité ; cette fierté leur coûta cher. Les autres acceptèrent. Ils vinrent à Paris, et, le 30 vendémiaire, furent présentés par Sourdat au Ministre.

Il les accueillit avec bienveillance et renouvela offres et promesses : ils ne seraient pas poursuivis pour ce qu’ils avaient fait ; la terre serait plutôt bouleversée ; le Premier Consul l’avait laissé maître d’arranger les choses à sa volonté. Il les circonvint par sa cordialité et les pria d’exprimer leurs désirs. L’un demanda une place dans l’Administration de la Loterie, l’autre dans les Forêts, le troisième dans ses bureaux. Le Ministre promit de s’y employer et leur donna rendez-vous pour le surlendemain. À la date fixée, ils revinrent. Il encouragea leur espoir ; le Premier Consul avait promis ; seules quelques formalités restaient à remplir. Il les engageait à éviter toute occasion de rencontre avec Clément de Ris ou ses domestiques, qui pourraient les reconnaître, mais à demeurer à Paris, où il leur fournirait des ressources. Pour conjurer les risques d’une arrestation, il leur remettrait un permis de résidence signé de lui et daté du 1er vendémiaire, jour de l’enlèvement. Ils auraient, de la sorte, facilité de prouver l’alibi[32].

Le permis fut-il délivré ? C’est probable. Fouché désirait les retenir à Paris, tant pour les garder sous sa main que pour tirer d’eux des confidences profitables à ses intérêts. En cela, il était fidèle à sa politique : surprendre, par des moyens captieux la confiance de ceux qui étaient entrés tremblants devant lui, et dont plus d’un sortit de son cabinet transformé en indicateur utile à la sûreté de l’État[33]. Cette fois encore il en fut ainsi de Gondé, le chef des ravisseurs, auquel, vu l’importance de son rôle en l’affaire, on nous pardonnera de consacrer plus et mieux qu’une simple mention.


VI

Jean-Gabriel Gondé de La Chapelle, dit Charles[34], né à Selles-sur-Cher en 1771, était fils de Jean-Damien Gondé, receveur des tailles à Bourg-Achard, et de Marie-Anne Tardier. Mêlé, fort jeune, aux intrigues du parti royaliste, il émigra en 1791, servit, en qualité de volontaire, dans la Légion de Damas, puis se rendit en Normandie aux premiers troubles, et combattit dans les rangs des Vendéens jusqu’à la pacification de 1795. Forcé de se cacher et sans moyens d’existence, il s’associa avec un nommé Gaudin[35] et quelques chouans, et se mit à piller les diligences. La bande fut arrêtée près de Caen. Gondé et Gaudin échappèrent et furent condamnés à mort par contumace.

Mal vu des partisans de Frotté, à cause de ses brigandages, il passa, en 1799, à l’armée de Bourmont, fut créé officier à la Division du Maine, et s’y signala par sa bravoure mais aussi par des actes de pillage et des vols qui lui apportèrent plus de discrédit que de ressources. La paix conclue, il mena une existence vagabonde, toujours en quête d’expédients nouveaux, servi tout ensemble par un physique agréable qui appelait la confiance, par une imagination vive et féconde, et par une complète absence de scrupules. Il fit plusieurs séjours à Paris et en profita pour se rapprocher de ses adversaires de la veille, devenus les puissants du jour. Il signa (mai 1800) une déclaration comme quoi, las des bourrasques, le diable qui était en lui aspirait à devenir ermite. Il n’avait plus qu’un désir, mériter la bienveillance du gouvernement et mettre son savoir-faire au service de celui-ci. Désormais sa vie sera une perpétuelle trahison[36]. Prenant le vent, il trahit tout le monde à tour de rôle, et même simultanément.

{{Corr|Entre temps| Entre-temps}} (thermidor 1800) des démêlés avec Bourmont amenèrent entre eux un duel qui eût pu tourner mal, s’il n’avait tourné court. Il avait été lui dire des injures chez lui. On convint d’une rencontre au Bois de Boulogne, où ils se rendirent avec leurs témoins, qui arrangèrent l’affaire[37]. C’est alors que, pour occuper ses loisirs sans négliger ses profits, il prit part, avec le concours d’autres chouans, à divers attentats et prépara l’enlèvement de Clément de Ris. Il fit, à cet effet (fructidor 1800), plusieurs voyages en Loir-et-Cher et en Indre-et-Loire, où il avait porté une caisse de sabres et laissé deux émissaires. On l’avait vu notamment à Loches, chez un de ses oncles, dont la femme et la fille, amies des Droulin, accompagnèrent plusieurs fois les Lacroix au Portail pendant la détention du Sénateur[38].

Après la délivrance, à laquelle il coopéra avec une ardeur égale à celle qu’il avait apportée à l’enlèvement, fort de l’impunité garantie et de la promesse d’un emploi de police, il manifesta l’intention de retourner chez lui, où il attendrait que le Ministre lui fournît l’occasion de montrer son savoir-faire[39] et la sincérité de sa conversion : l’air des villes était malsain ; il préférait les libres espaces, qui sont aussi les espaces libres. Fouché le retint, lui fournit de quoi vivre, et ne l’employa pas. Il tenait suspect ce néophyte. Il voulait bien tirer de lui ce qu’il savait, non le mettre à même de connaître ce qu’il ne savait pas et ce que les royalistes étaient trop intéressés à savoir. Cette méfiance était d’un sage. Gondé resta donc à Paris, tranquille, et, en apparence, fidèle à son engagement de ne se mêler d’aucune intrigue ; en fait, blessé dans sa vanité qu’on lui marchandât la confiance, et attentif à garder contact avec ses anciens amis. Travailler au bonheur de la France était toute son ambition[40]. Qu’importait d’où vînt ce bonheur, pourvu que la France fût heureuse, et qu’il ne le payât pas de sa liberté ?

Cet accident faillit lui arriver le 5 frimaire 1800. Sur avis que des jeunes gens du Calvados et de la Vendée se réunissaient en armes, chaque matin, dans une maison de la rue de Grenelle Saint-Honoré [41], le Préfet de Police y prescrivit une descente. On ne trouva point d’armes ; mais, dans une chambre, inscrite au nom du citoyen Gondé, amnistié, étaient rassemblés plusieurs chouans, dont un n’avait pas de papiers. On l’arrêta. Il dit se nommer Armand : c’était Lacroix. Les autres, dont les papiers étaient en règle, furent laissés libres, y compris Gondé, encore que son nom figurât sur la liste de Radet[42]. Les agents du Préfet, préoccupés de savoir s’ils avaient, ou non, affaire à des conspirateurs, ne songèrent sans doute pas à s’inquiéter d’autre chose, et, des personnes présentes, gardèrent la seule dont la situation était irrégulière. Le malheur est, qu’une fois pris, Lacroix eut à répondre de son passé, et, imprudemment compromis pour un délit, fut retenu pour un crime.

Survint l’attentat de nivôse. Nombre de gens, jusqu’alors oubliés, volontairement ou involontairement, se virent inquiétés. Gondé en fut. Par ordre du Préfet de Police, le sieur Antoine Clément, Commissaire de la Division du Pont-Neuf, se transporta, le 5 nivôse, 315, rue des Moineaux, à la Maison de Bretagne, où Gondé était, avec sa maîtresse, la fille Sophie Saint-Pierre. Il fouilla les meubles et les armoires, trouva des cartouches, des sabres, un chapeau à trois cornes garni d’une ganse blanche, et, ce qui le surprit davantage, deux cents paires de guêtres : « C’est, dit Gondé, un stock provenant de la guerre de Vendée, et que je cherche à vendre. » Sur ces entrefaites arrivèrent deux visiteurs, que le commissaire, sans leur donner temps de prendre haleine, somma d’exhiber leurs papiers. Le premier dit s’appeler Bénard[43], originaire du Calvados, logeant dans ses meubles, 26, rue Avoie, et montra un permis de séjour pour trois décades, avec prolongation datée du 23 frimaire. Le second présenta un passeport du 26 brumaire, au nom de Jean-David-Charles de Mauduison, de la Ferté-Bernard, se rendant à Mamers ; arrivé à Paris la surveille, fort avant dans la nuit, il était descendu à la Maison de Bordeaux – la même où, un mois auparavant, on avait arrêté Lacroix. Ce qu’entendant, la fille Saint-Pierre est prise d’une crise de nerfs et s’évanouit. On la ranime et l’interrogatoire se poursuit. « Où avez-vous couché hier ? » est-il demandé à Gondé. ─ « Chez la citoyenne Maurice, 5, rue Chabannet. » On y va. On trouve une espingole chargée et amorcée, deux paires de pistolets, un sabre. Chez Bénard et chez de Mauduison, rien d’anormal[44]. On les laisse en liberté, et Gondé est conduit à la Préfecture de Police pour y justifier de l’emploi de son temps dans la soirée du 3. Il a dîné à Bagatelle avec Sophie et le citoyen Daguerre[45], puis, redoutant d’être enveloppé dans une mesure générale, et craignant la nervosité de sa maîtresse, il est allé coucher rue Chabannet, où il a également passé la nuit suivante. On lui cite certains propos qu’il aurait tenus après l’attentat, et que d’ailleurs il nie, entre autres celui-ci : « Si Bonaparte a été manqué, il ne le sera pas la fois suivante ! » Finalement on le garde.

C’était le cas, ou jamais, de recourir à son tout-puissant protecteur. Il n’y manque pas. Fouché convint que l’arrestation résultait d’une erreur, mais ne la leva qu’à condition : Gondé disparaîtrait et l’on n’entendrait plus parler de lui. Pareils engagements ne se tiennent pas toujours, mais ne se refusent pas. Gondé promit, et, sitôt libre, quitta Paris. Il reprit sa vie nomade et – il faut bien s’occuper, – ses anciennes habitudes. Le 22 nivôse, le Préfet de Loir-et-Cher le signalait comme ayant, de complicité avec Aubereau, pillé la diligence d’Orléans et tenté d’enlever la recette particulière de Vendôme ! La mesure était comble. Fouché donna ordre de le rechercher et de le livrer à la Justice[46]. Doué d’un égal génie pour attirer et pour esquiver les poursuites, Gondé échappa : il était à Paris, caché « dans un logis que lui avait déterré sa maîtresse[47] », laquelle, à son instigation, courait le Maine, pour avertir de Canchy et de Mauduison, deux de ses co-ravisseurs, de se tenir sur leurs gardes : on se disposait à les arrêter. Elle arriva trop tard ; déjà la Police les tenait.

Telle est, sur ce point, la version de Gondé. Il en existe une autre, fort accréditée. De Canchy et de Mauduison auraient été arrêtés sur la dénonciation de Gondé. Laquelle est la vraie ? Il semble que ce soit la seconde.

Qu’effrayé d’un emprisonnement rouvrant le danger d’être impliqué dans les poursuites, Gondé, de retour à Paris, ait, contre échange de sa liberté, livré les noms de ceux de ses complices qui avaient dédaigné les avances du Ministre[48] ; que Fouché ait accepté – ou provoqué – un marché tout à son avantage, car il permettait de produire de vrais coupables et assurait le silence de Gondé ; que, pour cacher sa vilenie, Gondé ait fait mine de prévenir ceux qu’il trahissait, – il se couvrait ainsi aux yeux du parti, – mais les ait prévenus à l’heure où l’avis ne pouvait plus les toucher, – ce qui le sauvait d’une mauvaise posture auprès du Ministre, – la supposition n’a rien de contraire à ce qu’on sait et du caractère de Fouché, et de celui de Gondé. Rien non plus ne la confirme absolument ni dans le dossier de Gondé, ni dans celui de Clément de Ris, ni dans les pièces de la procédure ou du jugement. Même une note du Ministre de la Justice, en date de l’an XII, affirme que la conduite de quelques femmes[49], complices dans l’enlèvement du Sénateur, ayant donné lieu à l’arrestation de ses complices et à leur jugement, Gondé craignit d’être compromis et passa en Angleterre[50]. Parmi les royalistes, la croyance en sa trahison fut générale, et son ardeur à s’en défendre indique qu’il n’avait pas la conscience bien nette. Il est certain aussi qu’après l’arrestation de de Canchy et de de Mauduison, il vécut, de son aveu même, sur un perpétuel qui-vive.

Rester à Paris était dangereux. Sophie Saint-Pierre lui avait trouvé au Mans, moyennant quatre cents francs de pension, un modeste asile ; mais « on n’était pas trop disposé à l’y recevoir ». Il décida de se réfugier à Lyon. Le voyage n’était pas sans péril et ne se fit pas sans encombre. Pour éviter la surveillance exercée au départ des diligences, il était allé, en promeneur, avec sa maîtresse, jusqu’à Melun. « Là, on leur dit que la voiture de Paris à Lyon était pleine, mais qu’il se pourrait que celle d’Auxerre ne le fût pas. Effectivement, il s’y trouvait deux places, et, sous le nom de M. et de Mme  Lebrun, ils montèrent. »

Arrivé à destination, il apprend qu’on l’accuse d’avoir dénoncé et chargé ses amis, et passe le temps de son séjour (six à sept mois) à se laver du soupçon, écrit lettre sur lettre, aux chefs du parti, à Mme  de Mauduison la mère, aux Juges du Tribunal de Tours... Puis il rentra à Paris. Toutes les portes lui sont fermées, même celles des amis qu’il croyait s’être assurés dans les bureaux de la police. La condamnation de ses complices devant le Tribunal d’Angers achève de le convaincre qu’en France il n’y a plus pour lui que dangers et mécomptes. Il passe en Angleterre[51].

Il n’y fut pas plus heureux. En vain il protesta « n’avoir rien à se reprocher comme Royaliste, comme Français, et comme honnête homme », et pouvoir « se présenter de front au Roi, à son frère le Prince royal et à ses enfants, pour lesquels il faisait les vœux les plus ardents », les mêmes préventions l’accueillirent à un degré encore plus ardent. Les mains fuyaient ses mains ; les regards se détournaient de lui. Il voulut s’en expliquer avec Cadoudal et le provoqua : Cadoudal refusa de se battre[52].

Disqualifié, méprisé, honni de tous, Gondé songea à réparer, par un coup d’éclat, sa trahison envers son parti. Le 14 juin 1803, la nouvelle parvint à Paris qu’il avait été vu à Rotterdam. De quoi s’agissait-il ? D’une conspiration ? d’un attentat contre la vie du Premier Consul ? Le Ministre de la Justice envoya au Général Gouvion, Inspecteur de la Gendarmerie, et à l’Ambassadeur de France en Hollande, ordre de le surveiller : « À Londres, d’où il vient, disait la note, il voyait Georges et les autres personnes de ce parti signalées par leur haine contre le Premier Consul. » Quelque temps encore, Gondé réussit à se dérober. Enfin, le 1er juillet, il était arrêté à Bruxelles, conduit à Paris et interné au Temple. Le 18 brumaire suivant (10 novembre 1803) on le transféra à l’infirmerie de Bicêtre, comme « atteint d’aliénation mentale par suite de l’usage immodéré du mercure dans une maladie[53]... ».

Il y était encore en 1807, fou, miné par un mal incurable, objet d’un universel mépris. L’expiation était complète.



  1. Mémoires de Desmarets.
  2. Pages 59-61, 70-90, etc.
  3. Entre autres Chalmel, Texier Olivier, le Directeur actuel du Jury, Japhet, qu’en d’autres temps Clément de Ris appelait l’immonde Japhet.
  4. Lettre au général Radet (Archives historiques de la Guerre. Armée de l’Ouest).
  5. Madelin, Fouché, tome I, chapitre 15.
  6. Voir page 96.
  7. Le 29 vendémiaire.
  8. Lettre du 30 vendémiaire. Correspondance privée de Clément de Ris.
  9. Lettres des 1er, 11 et 27 brumaire. Ibid.
  10. Lettre écrite de Sainte-Pélagie, le 27 brumaire. Correspondance privée de Clément de Ris.
  11. Vers le même temps le Sénateur s’entremit pour obtenir la liberté de Carlos Sourdat, qui, arrêté après l’attentat de nivôse, l’avait sollicité de lui servir de caution, s’engageant, une fois libre, à se soumettre à toute condition qu’on lui imposerait (Correspondance privée, prairial, an X).
  12. Archives nationales, F4 1314-1315 ; F7 6231 ; 6265.
  13. Voir pages 85-86.
  14. Lettre du 25 vendémiaire.
  15. Elle ne devait revenir à Paris que vers la fin de mai 1801.
  16. À la date du 22 vendémiaire. Archives nationales, F4 1329.
  17. Notamment à Lyon et à Bordeaux.
  18. Archives nationales, F7 6265.
  19. Lettres du Préfet du Loiret au Ministre de la Police, et note de Police de pluviôse an VIII. Archives nationales, F7 6230 et 6265.
  20. Voir page 57.
  21. Le citoyen Fontenay. Correspondance privée de Clément de Ris.
  22. Voir les articles publiés par nous dans la Revue des Deux-Mondes (novembre 1907) et dans les Annales de l’alliance scientifique (février-mars 1908).
  23. Arrêté à Tours (14 floréal an II), conduit à Paris et enfermé à la Force, Bruley avait été délivré le 10 thermidor et avait rapporté de son séjour dans les cachots une maladie d’yeux qui faillit lui coûter la vue.
  24. Son neveu, le citoyen Lange.
  25. À rapprocher de ce qui a été dit (pages 15-16), – de l’incertitude des brigands sur la personne qu’ils devaient enlever.
  26. Lettre au Ministre de la Police (17 vendémiaire).
  27. Voir page 138.
  28. Voir page 88.
  29. Lettre du 3 brumaire.
  30. Lettres des 10-15 brumaire.
  31. Le 12 brumaire.
  32. Mémoire de Bourmont.
  33. Vandal, l’Avènement du Consulat, tome II, page 172.
  34. Voir page 96.
  35. Il figurera parmi les ravisseurs de Clément de Ris.
  36. Archives nationales, F7 6229, 6230, 6265.
  37. Mémoire de Bourmont.
  38. Lettre du préfet d’Indre-et-Loire au Ministre de la Police. 9 frimaire an IX.
  39. « Vous deviez m’éloigner, comme je vous en priai dès le commencement après l’affaire du Sénateur. » Lettre de Gondé, 14 juin 1803.
  40. « Ma conduite eut de tout temps pour base les maximes sur lesquelles repose, à mes yeux, le bonheur de la France. » Ibid.
  41. Maison de Bordeaux.
  42. Voir page 139.
  43. Bénard ne serait-il pas Renard, – celui des ravisseurs de Clément de Ris (voir page 85) qui ne fut jamais recherché semble-t-il ? Il aurait, – tout comme Mauduison s’inscrivant sur le registre du logeur de Touraine sous le nom de Dubuisson, – modifié la partie initiale de son nom, altération légère, suffisante à dérouter les recherches de la Police, mais laissant, par la similitude de la partie finale, le nom reconnaissable pour ceux des affidés qui auraient intérêt à s’assurer de leur présence ou à suivre leurs traces.
  44. On trouva chez Bénard un poignard, chez de Mauduison deux pistolets, armes qu’ils portaient, dirent-ils, pour leur sûreté personnelle.
  45. Ancien chef de chouans, en correspondance avec le comte d’Artois. Archives nationales, F7 6247.
  46. Le 1er pluviôse.
  47. Chez une femme Richard.
  48. Voir page 147.
  49. Mme  Lacroix et la femme Jourgeon.
  50. Archives nationales, F7 6265.
  51. Lettre de Gondé au Comte de Montmorency de Luxembourg, 14 juin 1803.
  52. Instructions du Ministre de la Justice, juin 1803.
  53. Archives nationales, AF4 1302. La note jointe au registre d’écrou indique seulement, comme motif de son internement, « qu’il avait vu Georges en Angleterre, et qu’il avait dirigé l’enlèvement du Sénateur Clément de Ris ».