Un musicien conservateur - Le Requiem de Johannes Brahms

Un musicien conservateur - Le Requiem de Johannes Brahms
Revue des Deux Mondes4e période, tome 149 (p. 933-944).
UN
GRAND MUSICIEN CONSERVATEUR

LE REQUIEM ALLEMAND DE JOHANNÈS BRAHMS

Comment n’a-t-on joué que deux fois en France, et dans de médiocres conditions, cette œuvre admirable et déjà trentenaire ? Pourquoi surtout ne l’avoir pas exécutée l’année dernière, à la mémoire de L’illustre musicien qui venait de mourir ? Sinon dans une église, où peut-être n’eût pas été admis un Requiem allemand, du moins dans cette salle, dans ce temple de beauté maintenant fermé : au Conservatoire. Là furent jouées pour la première fois les symphonies de ce Beethoven que Brahms aimait tant et que parfois il rappelle. J’aurais souhaité que cet hommage, en ce lieu, fût rendu au grand disciple du plus grand des maîtres.

De l’aveu général, le Requiem allemand est l’œuvre maîtresse de Brahms. A trente années de distance, cette musique apparaît très pure, très pieuse, à la fois puissante et douce. Volontairement isolée, contemporaine et indépendante de la réforme wagnérienne, on dirait qu’elle l’ignore ou la dédaigne. Elle ne proteste pas ; elle atteste seulement qu’en dehors d’un mouvement en apparence irrésistible, au-dessus d’un flot qui menaçait de tout engloutir, quelque chose de grand a pu naître, et demeure. Le Requiem allemand, c’est un sommet très haut, très fier, et non submergé.

Musicien conservateur, qu’est-ce donc que ce musicien a conservé ? Tout simplement l’un des modes et comme l’une des catégories les plus admirables de la pensée humaine s’exprimant par les sons : le génie classique allemand. Pour constituer ce génie collectif, il fallut tour à tour le génie particulier d’un Bach, d’un Haydn et d’un Mozart ; celui d’un Beethoven, pour le porter d’un seul coup à la dernière puissance et le fixer dans la beauté parfaite, absolue. Plus facile à analyser qu’à définir, il semble qu’en musique aussi bien qu’ailleurs l’esprit classique se reconnaisse d’abord à une sorte d’équilibre entre le sentiment et les formes par où le sentiment se manifeste. Ainsi Beethoven est certainement allé plus loin que pas un de ses devanciers dans l’expression de l’âme humaine ; jamais pourtant il n’en a rien exprimé que dans une forme très ferme, très arrêtée, que la passion remplit sans doute, mais qu’elle ne déborde jamais et ne fait jamais éclater. C’est par-là que Beethoven aujourd’hui nous apparaît comme le dernier des classiques, et le plus grand. Autant que l’accord entre les formes et le fond, l’art que nous essayons de caractériser aime la régularité, voire la symétrie dans les formes elles-mêmes ; il cherche l’unité plutôt que la division ; au lieu de dissoudre, il rassemble. Il préfère au menu détail, fût-ce le plus vrai, le plus vivant, la généralisation et les grands partis pris. Il compose et dispose avec une logique souveraine, avec une raison presque raisonnante, « des groupes naturels et distincts, des ensembles clos et complets, dont aucun n’empiète ni ne subit d’empiétement[1]. » Il a pour signes distinctifs « l’ordonnance, la suite, le progrès, les transitions ménagées et le développement continu[2]. » Enfin, comme l’a dit Gœthe excellemment, — et ce dernier trait achève, si même il ne la domine, l’analyse ou la comparaison, — le classique est sain, le romantique est malade. Or, dans la musique allemande, jusqu’à Beethoven inclusivement, il n’y a pas trace de maladie, pas même de malaise ; rien de pâle, rien de faible, rien de fiévreux, rien de nerveux surtout. Avec Schumann seulement (et non pas avec Mendelssohn), apparaissent les premiers symptômes et les premiers troubles, les premiers signes au moins que les temps anciens sont accomplis et que l’idéal s’est déplacé. Wagner a renouvelé la musique plus profondément encore que Schumann, et l’abîme qui sépare le génie classique du nôtre, c’est le maître de Bayreuth qui l’a creusé. Wagner, dit-on, est l’héritier de Bach et de Beethoven, et sans doute on a quelque raison de le dire. Il y a plus d’un rapport entre le système du leitmotiv et les principes essentiels de la fugue et du contrepoint. Wagner a pu, d’autre part, se vanter d’avoir « jeté dans le lit du drame musical le torrent de la symphonie. » Encore faudrait-il s’entendre ici précisément sur la nature de la symphonie chez le musicien de l’Héroïque, ou même de la Symphonie avec chœurs, et chez le musicien de Tristan. Mais si Wagner peut, d’un certain point de vue, être regardé comme l’héritier sous bénéfice d’inventaire de Beethoven, sous des angles beaucoup plus nombreux il se révèle son inconscient, mais irréconciliable contradicteur. Pour son disciple, ou son successeur (le titre d’héritier est si lourd ! ), Beethoven eût plutôt reconnu parmi nous un Saint-Saëns, un Brahms parmi ses compatriotes. Dans l’œuvre que nous étudions aujourd’hui, rien ne se rencontre qu’on ne trouve chez Beethoven. Entre l’auteur de la Messe solennelle et celui du Requiem allemand, la différence est de degré, mais non pas de nature. Les notes sublimes de l’un donnent chez l’autre leurs harmoniques. Wagner est un grand novateur, Brahms est un gardien auguste, et l’analyse de son œuvre fera mieux sentir que d’abstraites définitions, tout ce que, de la forme classique, son génie moderne a pu tirer encore de vie impérissable et d’éternelle beauté.

Vous plaît-il de commencer par le commencement, non seulement par celui de l’œuvre même, mais par le commencement de toute musique, par l’élément ou le principe, par l’atome ou la cellule vivante : la mélodie ? Partout, et dès le premier morceau du Requiem, elle offre les signes de la mélodie classique, et classique allemande. Moins immédiate et spontanée, moins extérieure, et, pour ainsi dire, plastique, que la mélodie italienne, elle ne jaillit pas comme celle-ci d’un seul jet. Une ritournelle, que le chant lui-même ne fera que reproduire, n’expose et n’impose pas ce chant d’abord et en bloc. De quelques mesures, de quelques lignes préparatoires, l’idée se dégage indirectement et comme de biais. Elle se définit et se cristallise par degrés. Elle est une somme et un résultat. Les derniers thèmes de Beethoven et, par exemple, dans la Messe en , celui de l’Agnus Dei, se présentent de cette façon. Autrement préparé qu’un chant italien, un tel chant est aussi plus composé. Il n’est pas beau de cette beauté surtout individuelle que possède une mélodie italienne : soit le Kyrie d’un Requiem très différent, celui de Verdi. Certes la phrase de Brahms est mélodie ; à cette mélodie pourtant la polyphonie est nécessaire et comme consubstantielle. Les autres parties vocales et les instrumens font plus que l’accompagner : ils la complètent et dans une certaine mesure la constituent. Elle est un groupe et une association. Une atmosphère, ou plutôt une draperie l’enveloppe ; elle n’étale point au soleil la seule nudité de ses formes superbes. Et puis elle frappe, elle saisit moins d’abord qu’elle ne s’insinue par degrés ; on la soupçonne, on l’aperçoit, on la découvre ; sans avoir ému nos sens, il arrive qu’elle a conquis notre esprit, touché notre cœur, et, ne nous ayant jamais troublés, elle ne nous fatigue jamais.

Cette mélodie n’a rien non plus de commun avec la mélodie wagnérienne. S’il n’est pas vrai que Wagner ait aboli la mélodie, il est certain que, par les conditions mêmes de son drame, par le mode de représentation des caractères, par l’usage et l’abus des leitmotive, il s’est vu contraint d’abréger la mélodie et de la réduire. Elle est devenue souvent entre ses mains, au lieu d’un corps organisé, complet et solide, une matière, une pâte inconsistante et souple, bonne pour prendre incessamment toutes les formes et n’en garder presque jamais aucune. Il y a dans la mélodie de Brahms quelque chose à la fois de plus cohérent et de plus copieux. Il faut à tel ou tel thème du Requiem deux pages pour s’énoncer et s’épancher complètement. Voilà le grand parti pris dont nous parlions plus haut. Voilà la démarche de l’esprit classique, suivant de proche en proche et jusqu’au bout une idée qu’il s’agit d’exposer et d’épuiser ; idée unique, seule maîtresse d’une strophe, d’une période, d’un morceau, qu’elle occupe et qu’elle anime tout entier. Cette idée, enfin, — et voici le système des « groupes naturels et distincts, des ensembles clos et complets, » — cette idée, aussi loin qu’elle s’étende, se définit pourtant et s’enferme elle-même entre des limites précises. Trop souvent la mélodie de Wagner est en quelque sorte un admirable milieu, dont le commencement se dérobe et dont la fin nous échappe ; elle a les pieds très avant dans le sol et cache son front dans les nues. De l’autre mélodie au contraire, celle de Brahms comme celle de Beethoven, l’économie se découvre tout entière et peut se mesurer. Elle est une figure sonore qu’on détache, qu’on isole, et dont on fait le tour.

Classique par la nature et la constitution des idées musicales, le Requiem allemand ne l’est pas moins par le mode de développement de ces idées, je veux dire par la symphonie. Brahms excelle sans doute à tirer d’un thème tout ce que ce thème peut fournir ; pour le tourner, le retourner, le combiner avec lui-même par dédoublement ou par augmentation, il emploie en maître toutes les ressources, tous les procédés de la fugue et du contrepoint. Mais il fait autre chose encore. Au lieu de s’acharner comme Wagner sur un motif identique, bien qu’incessamment renouvelé, comme Beethoven plutôt il déduit de la mélodie primordiale et dominante des mélodies secondaires et dérivées, mais possédant chacune son intérêt et, sa beauté propre. Il crée ainsi l’unité du sentiment beaucoup moins par l’exploitation opiniâtre d’une formule unique, que par la profusion de formes variées bien que similaires. Il introduit ainsi dans le développement symphonique l’ampleur, l’abondance et la liberté.

Parmi les autres principes de la doctrine classique, nous n’en trouverons pas un seul auquel Brahms ne soit demeuré fidèle. Il n’est pas une force créée par le génie des vieux maîtres que ce maître d’hier ne dirige et ne règle dans le sens et selon l’esprit de la tradition et du passé. Loin de sacrifier le chant à l’orchestre, le plus cher souci de Brahms est de l’y associer. Il assure entre les deux interprètes l’harmonieux partage de l’expression et de la beauté. Quelquefois (introduction du Requiem), les voix et les instrumens alternent, se prêtant et se reprenant tour à tour la mélodie. Ailleurs (dans la marche funèbre), les instrumens exposent un thème les premiers, et seuls. Bientôt les voix y ajoutent un thème nouveau, mais facilement conciliable avec le premier parce qu’il en procède, parce qu’il y était déjà contenu et comme impliqué. Ainsi l’entrée du chant dans la symphonie se fait toujours en conformité, jamais en opposition avec celle-ci ; c’est toujours en alliées que se présentent les voix, jamais en indifférentes, encore moins en rebelles.

La tonalité, comme la mélodie, est classique chez le musicien du Requiem allemand. Elle l’est parce qu’elle change peu ; elle le demeure encore alors même qu’elle change, et jusque dans sa façon de changer. Au point de vue tonal, avec Brahms, nous savons toujours où nous en sommes, et nous le savons tout de suite. Soit pour établir une tonalité, soit pour la maintenir, il l’appuie sur des pédales immuables, impassibles, qui portent sans rompre, sans plier même, les ordres ou les étages superposés de l’architecture sonore. Toute une fugue, et laquelle ! repose ainsi sur une seule note, mais laquelle aussi ! Non, elle ne repose pas : elle se meut et se déroule, elle déploie en sa plénitude une vie et une force que la note inflexible soutient et contient à la fois. En nos jours de mélodie équivoque et de tonalité douteuse, on aime à retrouver, sous le sol qui trop souvent ailleurs se dérobe et fuit, les assises primitives et le roc inébranlé. Être, et sentir qu’on est fermement, décidément, dans un ton, c’est-à-dire dans un ordre ; que cet ordre, s’il n’a rien de rigoureux, a du moins quelque chose de stable, voilà pour l’oreille et pour l’esprit une sécurité, un repos que depuis longtemps ni l’un ni l’autre ne connaissent plus.

À cette impression de durée, la discrétion et la prudence des modulations ajoute encore. Brahms, pour changer de ton, use de précautions délicates. Il ne brusque et ne heurte rien. Je renverrais volontiers nos chercheurs de modulations hétéroclites à l’une des grandes pages du Requiem : celle où se répand de proche en proche l’éclat des trompettes du dernier jugement. Entre les deux tons, ici, le passage était périlleux. Il faut voir de quelle démarche simple, par quelle suite de degrés solides et comme taillés dans un marbre pur, la musique a su le franchir. Brahms a du goût pour les consonances successives ; il aime quelquefois à moduler sans troubler, ne fût-ce que d’un seul accord de septième, la paix où des séries d’accords parfaits nous plongent par la continuité même de leur perfection.

Épris des ordonnances régulières, Brahms ne s’interdit ni les reprises symétriques, ni la répétition des paroles, que les modernes condamnent avec sévérité. Admissibles et souvent efficaces, même dans la musique de théâtre, les redites verbales produisent dans une œuvre lyrique les plus admirables effets. Une seule strophe, un seul verset peut suffire à tout un morceau. Autour de la formule, ou mieux de la forme intellectuelle et littérale unique, la musique prodigue les formes sensibles ou passionnelles ; il lui appartient de donner à quelques mots, toujours les mêmes, des aspects multiples et des vertus changeantes, une puissance d’expression et d’émotion indéfiniment renouvelée.

Une page, disions-nous, une mélodie même de Brahms est classique parce qu’on y distingue sans peine un commencement, un milieu et une fin. Dans le Requiem allemand, les fins surtout sont admirables. Je ne sache pas qu’un grand musicien ait jamais rendu par de plus nobles et plus sereines désinences l’idée et le sentiment, — sentiment universel, idée nécessaire, — de la finalité. « Seigneur, chante une voix, Seigneur, enseigne-moi que je dois finir ! » La musique nous l’enseigne, et magnifiquement, parce qu’elle finit elle-même, parce qu’elle sait finir. On meurt longtemps, disait Joubert. Les mélodies de Brahms meurent ainsi : d’une mort prévue, acceptée, j’allais dire aimée, en un mot « de leur belle mort. » Cadences vraiment parfaites, celles-là ; non pas trompeuses, mais fidèles ; cadences que maintenant on méprise, mais que chérissaient les maîtres d’autrefois ! Brahms nous les fait désirer ; nous soupirons après elles ; mais, plutôt que de nous les dérober toujours, toujours il nous les accorde. Il en prolonge volontiers la douceur apaisante et le calme enchantement. Chaque morceau, chaque mélodie nous assure, en se terminant, qu’il est pour nous aussi quelque part un terme, un accomplissement et une consommation. Toute fin, dit-on, est triste. Mais non pas ces fins délicieuses, fins sans trouble ni crainte, fins souriantes et consolées, où s’affirme et se résume la pensée générale d’une œuvre consacrée à l’éternel repos.

Parmi les huit grandes pages, presque toutes égales et toutes diverses en beauté, qui forment le Requiem allemand, il en est deux où l’esprit classique, tel que nous venons de l’étudier, se manifeste avec un éclat singulier. Voici le texte, déjà cité, de la première : « Seigneur, enseigne-moi que je dois finir, que ma vie a un but et qu’il me faudra partir d’ici ! » Que cette phrase soit mélodique, il serait superflu de le démontrer. Elle s’impose comme telle tout de suite et tout entière. Elle se découpe et s’enlève sur le fond très sobre et très sombre des harmonies. Chantée d’abord à découvert, c’est une mélodie vocale. C’est, de plus, une mélodie tonale : fortement établie dans un ton, elle n’en sort pas, et, ne portant guère que sur la tonique et la dominante, elle prend l’une pour base et l’autre pour axe ou pour pivot. Mélodie classique, elle se divise en périodes équivalentes ; elle a deux sommets à peu près pareils. Elle ne procède pas non plus par larges intervalles et par sauts ; il y a dans son allure quelque chose de progressif et de continu. Enfin, cette phrase qui chante est aussi une phrase qui parle. Admirable de prosodie et d’accent, la musique ici communique au signe intellectuel, au langage, tout ce qu’elle contient en soi de vertu sensible, passionnelle et morale. Durée, hauteur, intensité des sons, elle proportionne tout à la valeur des mots, et, note par note, presque syllabe par syllabe, il serait aisé de faire voir comment la logique d’une telle mélodie en égale la beauté.

A la phrase dite par une seule voix, la même phrase répond, redite par quatre voix. Et cela encore est classique ; cela encore est l’une des figures de l’ancienne loi, l’une des formes ou l’un des modes peut-être éternels du génie musical. Rappelez-vous dans Bach, dans Beethoven, tant de sublimes dialogues, où revit l’idée antique du chœur. Mais le chœur d’Eschyle ou de Sophocle ne répondait qu’à l’unisson. La polyphonie vocale a multiplié la beauté, sans détruire l’unité, de ces nobles répliques. Quatre voix ici chantent ensemble, et chacune chante pourtant ; leurs chants divers ne sont qu’un chant. Admirable hiérarchie : un interprète ou un médiateur, et la foule. Égal en ceci aux plus grands, Brahms a compris et marqué la distance entre l’âme qui conduit, qui commande, et les âmes qui ne font que suivre et s’associer. Dans la strophe solitaire, il a mis la force, l’autorité, l’enthousiasme et la flamme ; dans la strophe commune, la déférence, l’humilité, presque la crainte. La mélodie harmonisée à quatre parties, la démarche moins hardie et plus étouffée de l’accompagnement, le dédoublement du rythme, l’énergie de la déclamation réduite à la douceur d’une psalmodie ou d’un murmure, tout cela constitue entre le solo et le chœur des différences profondes. « Seigneur, enseigne-moi que je dois finir ! » Oui, la foule après son chef, ou son prêtre, demande bien à Dieu la même leçon, mais elle la demande avec moins d’assurance, et quand, à la voix mâle du baryton succède le chœur, où se distingue la voix des contralti, des soprani, on dirait que des femmes, des enfans, de jeunes et faibles créatures, tout en s’unissant à la rude prière, ne le font cependant ni sans trouble ni sans effroi.

Puis, un développement très bref et tiré de l’idée mère amène une reprise qui n’est pas strictement une répétition. Le chant demeure identique, mais non l’orchestre. Comme si l’angoisse, la détresse de la multitude avait gagné jusqu’au récitant, l’accompagnement, si ferme et si carré tout à l’heure, se change en un long frisson de timbales, des timbales que Brahms autant que Beethoven lui-même a su faire tragiques. De ce fond obscur jaillit de temps en temps le mince éclair d’un arpège. Plus tremblantes, les voix s’unissent encore ; un grand cri de terreur leur échappe, et sur la tonalité maintenue, sur le rythme inaltéré jusqu’à la fin, le repos et le silence descendent lentement.

D’un autre morceau du Requiem l’économie et l’équilibre ne sont pas moins admirables. « Vous êtes maintenant dans la tristesse, mais je vous reverrai, et votre cœur se réjouira, et nul ne vous ravira plus votre joie. » Cette unique promesse remplit deux grandes pages de la partition ; deux pages qui ne sont qu’une seule mélodie, mais si longue, si belle, si harmonieusement distribuée, qu’il convient de l’analyser avec soin. Mélodie véritablement beethovenienne, celle-là : d’abord par une fugitive réminiscence de l’Agnus de la Messe en  ; et puis, et surtout, par l’ampleur et l’effusion du chant, par l’extraordinaire portée de la courbe ou de la voûte sonore. De cette voûte, tous les points s’entretiennent étroitement ; de ces pierres qui chantent, il n’en est pas une qui ne soit nécessaire et qui, venant à manquer, n’entraînerait la ruine de tout l’édifice. La phrase, en se développant, s’arrête quelquefois, mais à chaque arrêt nous sentons qu’elle n’est pas achevée ; elle a son dessein, qu’elle doit remplir ; il semble qu’elle sache elle-même, et nous en avertisse, où et comment elle est destinée à finir. Chacune de ses haltes est un repos, jamais un écart, et s’il faut deux pages à cette mélodie pour nous conduire seulement de la tonique à la dominante, en cheminant avec elle nous admirons la noblesse et la sûreté de sa démarche, sans nous apercevoir un moment de la longueur du chemin.

Cette page insigne débute par un court prélude d’orchestre. Il est fait des notes les plus importantes, je veux dire celles qui correspondent à la pensée et aux paroles maîtresses : « Je vous reverrai, Ich will euch wiedersehen ; » pensée de consolation, promesse du retour et du revoir divin. Et dans la figure même, dans le double mouvement de ce peu de notes, il y a quelque chose qui semble revenir en effet, quelque chose qui, s’étant éloigné, élevé d’abord, redescend aussitôt et se rapproche. Puis la voix commence à chanter : « Vous êtes maintenant dans la tristesse. » Traurigkeit ! ce grand mot allemand si profond, si mélancolique, est répété trois fois, et chaque fois la musique y insiste davantage, et plus tristement. Voilà la première période ; dans le grand édifice total, voilà le premier édifice, plus petit, mais déjà parfait. Et, dans la phrase mélodique aussi bien que dans la phrase verbale, voici le trait d’union entre les deux membres, voici le point de partage : « Vous êtes maintenant dans la tristesse, mais je vous reverrai. » Ce mais (aber… aber) est le sommet d’où les deux aspects, les deux versans de l’idée ou du sentiment se découvrent. C’est ici que du fond de la tristesse on voit déjà poindre et monter la consolation, la joie, qui tout à l’heure et sur les mots décisifs : « Je vous reverrai, ich will euch wiedersehen, » inondera la mélodie étalée magnifiquement.

Il convenait d’insister sur la structure et presque la syntaxe, au moins sur la logique d’une telle œuvre, pour rappeler que la musique n’est pas, comme d’aucuns le prétendent, sentiment pur, encore moins rêve ou chimère ; qu’elle est un organisme rationnel autant que passionnel, et que tel mode ou telle catégorie de l’esprit peut se manifester par les sons aussi bien que par les mots. Mais si la musique, et en particulier cette musique, est esprit, elle est âme également, et du génie classique on peut dire ce que Veuillot disait de Dieu : « Encore qu’il ait tout créé avec nombre, poids et mesure, il est amour et non pas mécanique. » L’œuvre de Brahms n’est d’un si grand prix que parce qu’elle est amour. Elle n’est pas un drame, et le Requiem allemand diffère essentiellement par-là du Requiem français de Berlioz ou du Requiem italien de Verdi. La musique de Brahms est beaucoup moins action que pensée, méditation, « élévation sur les mystères » : sur le néant de la vie mortelle, sur la réalité et la béatitude de l’éternelle vie. Elle ne donne rien à l’extérieur ; elle s’interdit l’appareil théâtral, fût-ce le plus émouvant et le plus grandiose. Aux foudroyans dialogues que Verdi comme Berlioz établit entre des orchestres de cuivre, aux terribles fanfares qu’ils font sonner tous deux par les trompettes du dernier jugement, Brahms préfère une progression toute puissante, mais toute simple. Où les autres se déploient, il se concentre. Loin de répandre sa force au dehors, il la ramasse au dedans. Encore une fois, ce n’est pas le dramaturge, c’est le musicien lyrique qui triomphe en lui. Vous ne le voyez pas non plus, comme le Verdi du Libera, du Tremens factus sum, traîner le pécheur aux pieds du juge et le jeter, presque le tordre, dans les convulsions d’une tragique épouvante. La terreur est bannie de cette œuvre, ainsi que la vengeance, la réprobation, les pleurs et les grincemens de dents. Dies iræ, ces deux mots qui couvrent de leur ombre une partie de la liturgie catholique et servent comme de fond à d’autres Requiems, en celui-ci ne sont pas même prononcés. Et cette omission fait peut-être l’œuvre de Brahms imparfaitement chrétienne, ou chrétienne d’un seul côté, mais du côté le plus lumineux, le plus doux, celui du pardon et de la miséricorde.

Ce n’est pas au moins qu’on puisse adresser à cette musique le reproche de mollesse ou de sentimentalité. Ni la grandeur, ni même la sublimité ne lui manquent. L’une des pages citées plus haut : Seigneur, enseigne-moi que je dois finir ! donne, avec une gravité qui n’a pas été surpassée, la plus grave des leçons. Pour ceux qui refusent à la musique la faculté de l’analyse ou de la psychologie, le pouvoir d’exprimer les variétés ou les variantes d’un même sentiment, pour ceux-là, ou contre eux, je voudrais établir, — mais je ne peux que le proposer, — une comparaison entre ce mémento de notre néant et le Credo, nihiliste aussi, mais autrement, du Iago de Verdi. Peut-être trouverait-on là mieux que la matière d’un vain parallèle : l’occasion et les moyens de prouver que la musique sait caractériser les différens aspects d’un sujet ou d’une idée, et que, par les seuls élémens qui lui sont propres, elle est capable d’opposer l’une à l’autre deux interprétations d’une même vérité, deux aveux, diversement inspirés, du néant que nous sommes, la négation sainte et la négation impie.

Mais la suprême, l’essentielle beauté du Requiem allemand, c’est décidément la douceur et la paix. C’est une « longueur de grâce, » une continuité de tendresse qu’on pouvait ne pas attendre d’un maître ailleurs plus inquiet et plus tourmenté. Dès les premiers versets, au lieu du musicien de telle symphonie ou sonate, que nous admirions pour sa violence un peu farouche, un autre musicien, plus grand, à nous s’est révélé. « Heureux, chante l’introduction, heureux ceux qui souffrent ici-bas, car ils seront consolés ! » Et déjà les intonations, les modulations, les harmonies et les cadences, tout répand sur la divine promesse une ombre lumineuse, faite de souriante mélancolie et de joie un peu triste, de la lassitude présente et du repos espéré. « Heureux ceux qui souffrent ! » La musique multiplie cette assurance avec fermeté, mais avec un peu de réserve aussi, pour ménager les âmes douloureuses, pour ne les point irriter en affirmant sans pitié, sans égards pour leur souffrance présente, aiguë, que cette souffrance est un bien. Selig ! Selig ! Le doux mot allemand revient sans cesse, en appogiatures caressantes, en notes qui s’appuient ou s’abaissent à des notes inférieures. Il descend, il tombe mollement, comme cette rosée du matin et du soir, que Brahms nous montre un peu plus loin, patiemment attendue par le laboureur.

Ailleurs, au contraire, la musique s’élance et monte. Sur les sommets une flamme s’allume, très pure, très chaude, et qui fond le cœur. C’est l’admirable éclat sur les paroles : « Ils ont semé dans les larmes, ils moissonneront dans l’allégresse. » C’est la reprise, à plein orchestre et à pleines voix, d’une marche funèbre avec chœurs, que j’aime encore mieux faible d’abord et murmurante, que plus loin toute retentissante de clameurs terribles. Quand pour la première fois elle se déroule, elle semble conduire de jeunes dépouilles, mener le deuil d’une vierge ou d’un enfant. Elle n’a pas alors la pompe héroïque que donne Beethoven à ses cortèges de mort ; rythmée à trois temps, elle s’avance plus humble et comme à plus petits pas. Mais elle exprime d’exquises nuances de douleur, et je sais peu de traits aussi touchans que l’entrée des voix féminines, seules à redire avec un triste et tendre étonnement : » L’herbe est flétrie et la fleur fanée. »

Il est telle page de l’œuvre sacrée, où la nature, la terre elle-même sourit. « Que tes demeures sont aimables, ô Seigneur, Dieu des armées ! » Brahms a fait de ce cantique un lied ingénu. Avec le seul mot : Sabaoth, la grâce de la mélodie ne s’accorde peut-être pas. Mais ce désaccord même est agréable, et par un certain côté très allemand. Brahms se montre bien ici le compatriote et le continuateur non seulement de Beethoven, mais d’un maître plus ancien et plus naïf : de ce Haydn à l’âme pieuse et rustique, dont on a dit que le premier il avait ouvert la fenêtre. Ici, de même, une fenêtre de l’église, fût-ce en un jour de deuil, s’ouvre sur la campagne, sur une prairie où se dressent des tentes : celles du Dieu des pasteurs qu’est aussi le Dieu des armées.

Enfin, voici la cime la plus haute et d’où l’on voit le plus de ciel. Voici le chant par excellence de la consolation et de l’espoir ; un chant que n’oublieront jamais, l’ayant une fois entendu, les pauvres âmes orphelines ou veuves ; un chant qu’en pleurant ses morts, on voudrait se rappeler toujours, pour les pleurer moins amèrement. « Vous êtes maintenant dans la tristesse, mais je vous reverrai, votre cœur se réjouira et nul ne vous ravira votre joie. » De tout le Requiem allemand, s’il fallait ne garder qu’une seule page, la plus précieuse, voilà celle qu’on devrait choisir. Je ne la relis jamais sans penser à l’un de nos illustres confrères, à celui qui fut le plus cher ami de Brahms et peut-être son plus fervent admirateur. Familier d’un tel homme et d’une telle œuvre, comment le Dr Hanslick a-t-il pu soutenir que la musique ne contient et n’exprime rien, qu’elle n’est autre chose qu’une arabesque, animée sans doute et vivante, mais pourtant une arabesque de sons ? Il n’a donc pas entendu, à l’apogée de cet air, en deux mesures qu’on voudrait pouvoir citer, un cri véritable, un cri divin de miséricorde et d’amour ! Il est donc demeuré sourd à la ravissante promesse : « Je vous reverrai, » que renouvelle trois fois une voix qui s’éloigne et s’éteint, mais en promettant toujours ! Non, non, la musique, et cette musique, n’est pas sa propre fin. Elle est signe et symbole. Derrière elle, en elle, il y a la sensibilité, il y a la vie et l’âme. Il y a le pouvoir. — un pouvoir où n’atteint pas la parole, — de consoler, et même de convaincre. Pour moi, je ne sais pas de mots qui me fassent croire plus fermement que ces notes à l’éternel revoir et à l’éternelle paix. Et cette paix, en attendant ce revoir, le Requiem de Brahms déjà l’établit en nous. Il nous délivre de l’agitation et du trouble où trop d’œuvres actuelles nous plongent. Nous sommes devenus, même en musique, « le peuple inquiet dont parlait le prophète, qui veut toujours être en mouvement et ne sait point se reposer. » Bénis soient les grands artistes qui non seulement nous promettent ce repos, mais dès aujourd’hui nous le donnent !


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Taine.
  2. Id.