Un monde inconnu/Tome II/26

Alexandre Cadot, éditeur (Tome IIp. 309-330).

XXVI

Quinze jours après cette aventure, et le quatrième mois depuis mon arrivée en Californie, je fis la connaissance à Santa-Crux du commandant de la corvette de guerre anglaise The Rover. Cet officier, qui avait mission de son gouvernement de protéger les intérêts de ses nationaux le long de la côte mexicaine, devant partir sous peu de jours pour Mazatlan, me proposa obligeamment, sachant que je voulais me rendre dans ce port, de me prendre à son bord. J’acceptai son offre avec d’autant plus de plaisir, qu’il n’y avait à Santa-Crux aucun navire prochain en partance.

Douze jours après avoir quitte les rivages de la Californie, nous jetâmes l’ancre, à neuf heures du soir, dans le port de Mazatlan, au pied de Creston, cette île élevée et boisée qui se dresse à l’entrée de la rade comme pour protéger les navires contre l’impétuosité des ouragans.

Du port de Mazatlan , que je devais revoir plus tard et où rien ne me retenait, je pris le chemin de Mexico, dont il est éloigné d’environ quatre cent cinquante lieues, et après huit bonnes journées de marche, j’arrivai à Tépic, jolie ville de vingt à vingt-cinq mille âmes, où je résolus de séjourner le temps nécessaire pour laisser reposer mes chevaux.

Ayant déjà été à Tépic, il y avait environ un an, et muni en outre de bonnes lettres de recommandation, je passais assez régulièrement et même assez agréablement mes soirées dans le monde, lorsque étant un soir à souper chez l’alcade de la ville, j’entendis prononcer à mon voisin de table un nom pour moi plein de souvenirs.

Ce nom était celui du capitaine don Luis Garcia, mon ancien hôte de Nabogame.

— Voilà ce qu’on pouvait nommer un homme de cœur, disait notre amphitryon.

— C’était aussi un bien joli et bien hardi cavalier dans le temps, ajouta en soupirant une vieille dame qui avait dû subir plus d’une fois dans sa jeunesse les conséquences des guerres civiles de l’indépendance.

— Et, qui plus est, un homme de religion et de bien, reprit le curé de l’endroit, qui occupait à notre table la place d’honneur, curé, soit dit en passant, qu’on citait dans la ville avec admiration pour la manière adroite et heureuse avec laquelle il taillait les cartes au jeu du monte.

— Et penser que le Uaco était son fils, son propre fils ! dit une quatrième personne. Ce n’est point le cas, certes, de répéter le proverbe…

Talis pater, talis filius, se hâta de finir le curé, afin de montrer son savoir, et se souciant très peu de se rendre compte à lui-même, ce qui n’eût pas laissé d’être embarrassant, de cette citation tronquée.

— Mais, qu’était-ce donc que ce Uaco ? demandai-je à mon tour.

— Le Uaco ! répétèrent d’une seule voix tous les convives, comment ? vous n’avez jamais entendu parler jusqu’à ce jour de lui ?

— Jamais.

— C’était le plus fameux brigand du département de Jalisco, et le fils, malheureusement légitime, du défunt capitaine don Luis Garcia, dont nous étions tous d’accord tout à l’heure pour faite l’éloge.

— Pourquoi le nommait-on le Uaco ?

— On le nommait, car il est mort, parce que le cri de cet oiseau, qu’il imitait dans la perfection, lui servait à attirer les voyageurs et les chasseurs dans les bois, où il les égorgeait sans pitié, froidement et comme un homme qui en fait un métier. Deux fois surpris par les dragons, et amené pieds et poings liés à Tépic, déjà deux fois les juges lui avaient fait grâce en considération de la mémoire de son père ; mais, ma foi, à sa troisième arrestation, on finit par le condamner à être passé par les armes, jugement qui fut exécuté ici, sur la place publique ; vous pouvez voir encore, attaché au mur au pied duquel il tomba et fut enterré, un petit tableau qui le représente sanglant et attaché sur la croix.

Cette réponse fut pour moi l’explication des sombres tristesses du pauvre capitaine don Luis Garcia, de son exil à Nabogame et du faux bruit de sa mort qu’il avait fait répandre. On doit, du reste, avouer que bien peu de pères mexicains eussent pris aussi à cœur la conduite de leurs enfants ; la plupart se seraient contentés de dire : « Il faut que la jeunesse s’amuse et jette son feu. »

Depuis mon départ de Tépic jusqu’à mon arrivée à la Guadalajara, c’est-à-dire pendant une route de quatre-vingt-dix lieues, je n’eus, à quelques alertes près, les chemins étant alors sillonnés par des cuadrillas de voleurs, rien de bien curieux à consigner sur mes tablettes ; à Guadalajara seulement, j’appris que sous peu de jours devait s’ouvrir la grande feria ou foire de San-Juan de los Lagos, et je résolus de me diriger vers cette ville pour y assister, d’autant mieux que, se trouvant presque sur le chemin de Mexico. Je n’avais qu’une journée à sacrifier pour contenter ma curiosité. Située au fond d’une étroite vallée, on n’aperçoit, littéralement parlant, la ville de San Juan que lorsqu’on se trouve déjà dans ses murs. San-Juan, située à cent vingt-cinq lieues de Mexico, jouit, dans toute la république, d’une immense renommée à cause de la foire annuelle qui s’y tient.

Il serait impossible de se faire une idée approximative de l’aspect de cette foire, par la comparaison de celles qui ont lieu en Europe. Pour bien comprendre quels doivent être l’animation et le bruit qui règnent à San-Juan, qu’on se figure une ville construite pour sept à huit mille habitants, et assaillie tout à coup par cent cinquante à deux cent mille personnes. C’est à peine si le soir à dix heures on peut traverser les rues, tant elles sont encombrées par des dormeurs ; et, lorsque la lune frappe de ses rayons les collines qui entourent San-Juan, on distingue avec surprise, couchés sur leurs flancs et recouverts de leurs zarapes aux dessins bigarrés, plus de dix mille personnes, qui, vues ainsi de loin, ressemblent aux pierres tumulaires et chargées d’épitaphes d’un vaste cimetière.

On peut affirmer hardiment que les voleurs et les femmes perdues composent les deux tiers de l’immense pérégrination qui vient fondre chaque année sur San-Juan. Aussi la police y est-elle faite, grâce aux étrangers, avec une excessive rigueur.

Les commis détaillent leurs marchandises, ceci doit se prendre au pied de la lettre, le pistolet au poing ; tandis qu’aux portes des magasins, bivouaquent des dragons, la carabine chargée et prêts à faire feu. Mais si les Pelados, n’ont point la force de leur côté, du moins y suppléent-ils par leur astuce, et rien n’est adroit comme un Mexicain pour s’approprier le bien d’autrui.

Le corps de San-Juan de los Lagos, saint qui a donné son nom à la ville, jouit également d’une grande renommée, à cause des miracles qu’il opère chaque année, pendant la durée de la foire ; rien n’est amusant à voir comme la longue et grotesque file de pénitents, qui toute la journée descendent à la suite les uns des autres, sur leurs genoux tout meurtris et tout sanglants, du haut d’une colline assez rapide et placée en face de l’église, où ils se rendent ainsi, pour présenter leurs offrandes contre de larges indulgences.

Un matin, en revenant de la promenade, j’avais arrêté mon cheval un instant, afin de considérer tout à mon aise ce plaisant tableau, lorsque je reconnus, à mon grand étonnement, dans un de ces marcheurs à genoux, l’assassin Matagente, auquel j’étais certes loin de penser en ce moment. À ma plus grande stupéfaction encore, je vis le Pelon gravement occupé à étendre un zarape à terre devant son ancien ami, et lui épargnait ainsi, en le suivant pas à pas, ce qu’il pouvait y avoir de trop rude dans l’accomplissement de son vœu.

— Senor don Pablo, me dit Matagente, qui me reconnut aussitôt, c’est le ciel qui vous envoie ! Vous voyez en moi, senor, un homme revenu de ses anciennes erreurs, et prêt à embrasser une nouvelle conduite… Ce qui seulement m’embarrasse, c’est que je n’ai pas un seul réal à offrir au bout de mon pèlerinage… Pourriez-vous me prêter une piastre, illustre seigneurie.

Désireux de me débarrasser au plus vite de ce désagréable quêteur, je lui jetai la piastre qu’il me demandait, piastre que le Pelon attrapa adroitement avant sa chute à terre, et mit avec le plus grand sangfroid du monde dans sa ceinture.

— Eh bien ? lui dit Matagente.

— Eh bien, ça ne fait plus que quatre réaux que tu me dois.

— Comment donc ça ?

— Rien de plus simple à expliquer. J’ai emprunté hier, douze réaux pour toi ; sur ces douze réaux j’en ai perdu huit, ou une piastre, au jeu.

— Alors je ne te dois pas cette piastre.

— Comment, tu ne me la dois pas ? Est-ce que je ne jouais pas pour toi ? est ce que le bénéfice, s’il y en avait eu, ne t’aurait pas appartenu ?

— Ah ! c’est différent, répondit Malagente, quoiqu’il ne parût pas parfaitement convaincu ; mais les quatre réaux qui restent, comment ai-je pu les dépenser, puisque je ne les ai même pas vus ?

— Je les ai offerts en ton nom à notre seigneur saint Jean, afin de t’obtenir des indulgences pour la conduite que tu as tenue envers le pauvre Yrigoyen.

— Comment, n’est-ce point toi, au contraire, infâme trompeur, qui…

— Oui, oui… je sais ce que tu vas dire. Mais crois-tu bien que j’en serais venu à de pareilles extrémités, si tu n’avais pas, pour me tenter, fait un affreux tintamare en remuant l’or de l’infortuné curé ? C’est toi, malheureux, qui m’as donné le vertige, toi, qui t’es servi de moi comme d’un enfant… toi, qui m’as rendu un assassin !… Oh ! Matagente, ta conduite a été horriblement artificieuse dans toute cette sanglante affaire… Tiens, ami, je te pardonne… oui, je te pardonne tout : mais, au nom du ciel, ne me fais plus aucune allusion qui ait rapport à cette catastrophe, aucune, entends-tu, ou bien je te quitte à jamais.

— Eh bien ! n’en parlons plus, reprit Matagente radouci. Nous avons tous les deux des torts à nous reprocher ; oublions-les. Et les quatre réaux que je te dois encore, pour quand te les faut-il ?

— Oh ! absolument pour ce soir, car je n’ai pas mangé depuis hier.

— Tu sentais pourtant le piment et l’eau-de-vie la nuit dernière, lorsque tu es rentré : tu avais même l’air de quelqu’un pris de boisson.

— Tu crois ? c’est possible, du reste, car je suis resté pendant plus de quatre heures à flâner sur la plaza, au milieu des mangeurs, dans l’espérance qu’on m’inviterait à prendre place à une table, et je flairais de si près les plats, que j’en aurai conservé l’odeur ; quant à être gris, c’est la faim qui me faisait ainsi chanceler, la faim, mon excellent ami.

— Pauvre camarade ! s’écria Matagente, tout à fait convaincu de la véracité du Pelon. Mais c’est que vraiment je ne sais comment faire pour te rendre ces quatre réaux d’ici à ce soir.

— Que cela ne t’inquiète pas, répondit le métis en prenant son ami par le bras, j’ai le moyen de te faire gagner, avant deux heures d’ici, plus de deux cents piastres (mille francs).

Alors, me saluant avec courtoisie, les deux scélérats, oubliant leur dispute et leur pèlerinage, s’éloignèrent en parlant avec feu.

J’étais bien persuadé, quant à moi, que je venais cette fois, pour la dernière, de voir les deux bandits ; mais je me trompais, il était dans ma destinée de les retrouver encore. Cette rencontre eut lieu peu de temps après mon retour de San-Juan-de-los-Lagos à Mexico.

Un dimanche, par un beau soleil couchant, à l’heure à laquelle les courses de taureaux finissent, je retournais tranquillement chez moi, lorsqu’en passant par Porta-Cœli, le plus populeux et le plus infâme de tous les faubourgs de Mexico, je fus arrêté par une épaisse foule de curieux qui barrait la rue.

— De quoi s’agit-il ? demandai-je à un lepero qui se trouvait près de moi.

— Oh ! d’une chose bien simple, senor, d’un homme qu’on vient de tuer.

— C’est en effet un événement assez commun ici pour ne point faire amasser tant de monde.

— C’est vrai, senor ; mais c’est que cette mort-ci n’est point ordinaire ; il n’y a point eu de coups de couteau.

— Ah ! bah !

— C’est un Indien qui est le meurtrier, reprit le lepero. Voici le fait : se disputant tout à l’heure avec un Mexicain, il l’a enlevé dans ses bras, tout comme si c’eût été un jeune enfant, puis l’a lancé au milieu de la rue, avec une force surhumaine. Le malheur a voulu qu’une voiture passât au même instant, au grand galop de ses mules, et le Mexicain a été retiré de dessous ses roues épouvantablement mutilé. Il doit être même mort à présent, ajouta le lepero en se levant sur la pointe de ses pieds pour tâcher de voir ; mais ce qu’il y a de plus drôle, senor, c’est que l’Indien, inconsolable de la fin tragique de son antagoniste, jette les hauts cris de telle sorte qu’on dirait, à l’entendre, qu’il est le blessé.

Pendant que le lepero me parlait, un mouvement s’opérant dans la foule, je me trouvai, contre ma propre volonté, placé subitement en face des acteurs de cette scène, et, à mon immense stupéfaction, je reconnus dans la victime le Pelon, et dans l’Indien qui se désolait et poussait des hurlements le colossal Matagente.

— Que le diable te confonde et t’emporte, Matagente, lui disait le Pelon affreusement mutilé et prêt à rendre le dernier soupir. Que le diable t’emporte avec tes beuglements qui m’empêchent de mourir en paix… À propos — et ici un tremblement convulsif agita ses membres — à propos, c’est à présent inutile que tu ailles… ce soir… faire la commission dont je t’avais… chargé… tu sais… pour Guatetlan, ce village à sept lieues… de Mexico… va trouver plutôt la jeune femme… et… et dis-lui… dis-lui… qu’elle ne m’attende pas… ce soir pour coucher… Ah ! je meurs… maudit soit Dieu !…

Telle fut la dernière parole du Pelon qui, après quelques secondes d’une douloureuse agonie, mourut en se roulant sur le pavé.

Depuis cette époque, je rencontrai à diverses reprises Matagente, assis dans les rues de Mexico et se chauffant au soleil. Les yeux du misérable étaient ternes et fixes, et lorsqu’on lui adressait la parole, il répondait toujours et à tout par la même phrase :

— Avez-vous rencontré mon ami le PeIon ? savez-vous quand il reviendra ?

Matagente était devenu idiot.

FIN