Un monde inconnu/Texte entier

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 1-451).


  UN MONDE INCONNU
DEUX ANS SUR LA LUNE


PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER
L’ANNONCE DU « NEW-YORK HERALD »

« Oui, mon cher Marcel, dit Jacques en posant ses coudes sur la table et inclinant sa tête dans ses mains, tu vois en moi le plus malheureux des hommes, et je ne sais vraiment pas s’il ne serait pas plus sage pour moi d’aller de ce pas piquer une tête au fond de la Seine que de continuer à traîner une existence misérable et désormais sans but. C’est à quoi je songeais sérieusement tout à l’heure quand tu m’as rencontré et que tu m’as entraîné ici.

— Comment ! mon vieux Jacques, tu en es réduit là ?… Toi que j’ai laissé, il y a deux ans, quand je suis parti pour les Montagnes Rocheuses, si vaillant et si confiant dans l’avenir, je te trouve ainsi désespéré ! Après de brillantes études médicales qu’avaient couronnées des succès sans nombre dans les concours, avec, ce qui ne gâte rien, une fortune personnelle qui te permettait d’attendre la clientèle, tu pouvais envisager la vie sans crainte, et te voilà déjà vaincu d’avance sans avoir combattu !

— Ah ! c’est que tu ne sais pas ce que j’ai souffert. Écoute, et vois si j’ai sujet d’être absolument découragé ; « Tu sais que, resté orphelin vers l’âge de quatorze ans, j’ai été élevé par mon tuteur, le frère de ma mère, le savant François Mathieu-Rollère, connu dans l’Europe entière par ses travaux astronomiques et son célèbre mémoire sur les satellites d’Uranus. Mais ce que tu ne sais pas, c’est que j’ai été élevé dans sa maison avec sa fille Hélène, ma cousine ; que nous avons vécu toujours l’un près de l’autre, et que de cette douce communauté de vie est né un sentiment qui, peu à peu, est devenu un amour ardent et profond. Nous nous sommes juré d’être l’un à l’autre. C’est dans cet espoir que j’ai vécu, c’est pour assurer à Hélène une condition digne d’elle, pour qu’elle put être fière de son époux, que je me suis voué à un travail acharné, que j’ai voulu devenir l’un des premiers parmi les médecins de la nouvelle école.

— Eh ! mais, il me semble, interrompit Marcel, que tu n’y as pas mal réussi.

— Oui, peut-être ; mais à quoi cela m’a-t-il servi ? Lorsque j’ai présenté ma demande au père d’Hélène, il m’a regardé d’un air surpris. « Mon cher enfant, m’a-t-il dit, j’ai voué ma vie à la science ; ma fille n’épousera jamais qu’un homme qui lui apportera en dot quelque éclatante découverte dans l’ordre astronomique. » À cette déclaration je demeurai stupéfait : rien ne m’avait fait pressentir un pareil obstacle. Tout préoccupé de mon amour et de mon avenir, je ne m’étais pas aperçu que la passion de mon oncle pour la science tournait peu à peu à l’obsession et à la manie. Maintenant, c’était une idée fixe ; le mal était incurable. En vain nous essayâmes, celle que j’aimais et moi, de le fléchir : sa résolution fut immuable, comme le cours des astres qu’il observe. Lassé de mes instances, il m’interdit sa maison et m’enjoignit de ne paraître devant lui que lorsque j’aurais rempli la condition que m’imposait son égoïsme de savant.

« Trop faible pour résister à l’autorité paternelle, Hélène n’a pu que pleurer devant le refus obstiné qui brisait son cœur. Je l’ai quittée désespérée, ne sachant s’il me sera jamais permis de la revoir.

— Et tu n’as rien tenté pour essayer de satisfaire cet intraitable savant ? demanda Marcel d’un air où l’on sentait percer une légère ironie.

— Qu’aurais-je pu faire ? Voué à l’étude d’une science à laquelle je me suis consacré tout entier et jusqu’aux limites extrêmes de laquelle je me suis avancé, comment aurais-je pu recommencer, avec un autre but, une vie d’études ? Pour atteindre à ce point où l’esprit peut reculer les bornes d’une science et réaliser quelque grande conquête sur l’inconnu, il faut d’abord avoir absorbé tout ce que, dans cet ordre d’idées, l’humanité a emmagasiné de connaissances. Pour cela il me faudrait dix années d’études acharnées, sans avoir même la certitude du succés. Non, la lutte est impossible ; j’y renonce, je m’abandonne à ma malheureuse destinée.

— Homme de peu de foi, reprit Marcel en souriant, je t’ai connu plus brave et plus vaillant. Comme l’amour détrempe les âmes et amollit les courages ! Eh bien ! c’est moi qui vais t’apporter le salut.

— Toi ? s’écria Jacques.

— Oui, moi ; regarde. »

Et il déploya sous ses yeux la quatrième page d’un journal américain en date du 1er juin 188., qu’il tira de sa poche, et sur laquelle se détachait en caractères gigantesques l’annonce suivante, dont nous donnons la traduction :

SOCIÉTÉ NATIONALE
DES COMMUNICATIONS INTERSTELLAIRES


VENTE APRÈS FAILLITE, AUX ENCHÈRES PUBLIQUES

Sir Francis Dayton, syndic de la faillite de la Société Nationale des communications interstellaires, dont le siège social est à Baltimore (Maryland), a l’honneur d’informer le public qu’il sera procédé, le 10 février prochain, en la grande salle de l’Hôtel des Ventes de Baltimore, à la vente aux enchères publiques de :

1o Le canon gigantesque dit la Columbiad, fondu et établi par les soins du Gun-Club de ladite ville de Baltimore et qui a servi à envoyer à la Lune le projectile dans lequel ont pris place les célèbres voyageurs Barbicane, Nicholl et Michel Ardan, à la date du 4 décembre 186. ;

2o Le projectile de forme cylindro-conique en aluminium, muni de ses hublots, plaques et boulons de sûreté, capitonnage intérieur, qui a servi aux voyageurs précités pour effectuer ledit voyage ;

3o Les hangars et constructions diverses élevés dans le voisinage de la Columbiad, ayant servi de magasins et d’ateliers lors de la première expérience ;

4o Les appareils, palans, grues, moufles, chaînes ayant servi au chargement dudit obus, et encore en parfait état de conservation, ainsi que les batteries électriques, piles, bobines, fils conducteurs, etc., employés pour la déflagration de la charge de la Columbiad.

Ladite vente sera faite sur la mise à prix de deux cent mille dollars[1] et sur une seule enchère.

N. B. — Les opérations de la vente auront lieu sous la surveillance de l’honorable Harry Troloppe, juge-commissaire.

Jacques rendit le journal à Marcel.

« Que signifie cette plaisanterie ? fit-il.

— Ce n’est pas une plaisanterie, répliqua Marcel, et, si tu veux m’écouter, je vais t’édifier en peu de mots.

« Je suis parti, tu te le rappelles, au commencement de 187., pour la région des Montagnes Rocheuses. J’avais, dans un précédent voyage, cru reconnaître dans la partie du nord du territoire du Missouri d’importants gisements de cuivre ; je m’étais résolu à vérifier plus tard ces premières données et, si mes prévisions ne m’avaient pas trompé, à en tenter l’exploitation sur une vaste échelle.

« À cet effet, muni des autorisations suffisantes, j’organisai une petite expédition pour mener cette œuvre à bonne fin. J’ai passé là, aux confins du désert, dans cette contrée montagneuse, aride et désolée, deux années de la plus rude existence, obligé de disputer sans cesse ma vie aux Indiens au milieu desquels je campais, et qui m’accusaient de venir profaner de mes travaux sacrilèges la terre sacrée de leurs ancêtres. À chaque instant, en effet, mes opérations de sondage étaient bouleversées, mes ateliers d’essayage détruits : c’était toujours à recommencer.

« Je serais mort d’ennui si, dans le voisinage des gisements que j’explorais, à une distance de 20 milles environ (mais à 20 milles dans cette zone peu habitée on est voisin), ne se fût élevée la montagne de Long’s Peak.

« Tu n’as pas oublié sans doute que lors de la célébre tentative faite en 186. pour atteindre la Lune, le Gun-Club de Baltimore avait fait construire sur ce sommet, l’un des plus élevés des montagnes, un télescope géant destiné à suivre dans leur vol les audacieux explorateurs. Des relations assez suivies s’étaient établies entre les astronomes de l’observatoire et moi. Dans cette station perdue, à 4,350 mètres au-dessus du niveau de la mer, ils ne rencontraient pas souvent à qui parler et m’avaient fait l’accueil le plus gracieux et le plus empressé. Je passai auprès d’eux tout le temps que m’ont laissé libre les explorations que j’avais entreprises. J’y demeurais d’ordinaire plusieurs jours de suite, pendant lesquels je me considérais non comme un hôte, mais comme un des observateurs attachés à ce poste astronomique.

« J’avais senti se réveiller en moi un goût très prononcé pour la science du ciel et, bientôt, le maniement des cercles méridiens, des lunettes et des télescopes m’était devenu familier. Mon imagination s’exaltait aux souvenirs de 186., et je ne pouvais m’arracher à l’oculaire du grand télescope. Cet admirable instrument mettait la Lune à une distance bien plus rapprochée que ne l’avaient fait jusqu’ici les plus puissants appareils d’optique.

« J’ai longuement observé notre satellite, et j’ai pu rectifier en bon nombre de ses parties la carte de Beer et Madler, qui passait jusqu’alors pour la plus complète et la plus exacte. J’ai pu faire des constatations nouvelles qui me semblent présenter tous les caractères d’une entière certitude. C’est ainsi que j’ai pu établir que les derniers astronomes qui ont écrit sur la Lune se sont trompés, lorsqu’ils ont constaté à sa surface la présence d’une certaine quantité d’eau. Il est maintenant établi pour moi que ce n’est pas de l’eau, mais de l’air, qu’ils ont vu ; c’est ce que l’on peut induire de l’aspect que présentent certains contours et certaines arêtes légèrement estompées des extrémités du croissant lunaire. Pour moi les grandes dépressions qui existent à la surface de notre satellite, telles que celle qu’on appelle la mer du Froid, renferment dans leurs parties les plus basses une couche d’air dont l’épaisseur est sans doute excessivement faible, mais suffisante à mon avis pour entretenir, au moins dans ces régions, la vie d’êtres animés. Et puis, qui sait ? Dans la rapide éclaircie qui leur a permis d’entrevoir la portion du disque de la Lune toujours invisible pour nous, les voyageurs du Gun-Club n’ont-ils pas cru apercevoir des eaux, des montagnes boisées, de profondes forêts ? Les lueurs fulgurantes du bolide qui a failli les pulvériser ne se sont-elles pas réfléchies sur la surface de vastes océans ? Cela se trouverait d’accord avec l’hypothèse de quelques astronomes, qui soutiennent que ce qui reste de l’atmosphère lunaire a pu se condenser sur la partie invisible de son disque. Ce sera, du reste, un point à vérifier. Bref, je sentais grandir en moi le désir d’accomplir ce qu’avaient tenté les Américains avec l’espoir que, cette fois, aucun malencontreux bolide ne viendrait me faire dévier de la route et m’empêcher d’atteindre le but.

« Un événement imprévu vint hâter ma résolution.

« J’avais pour aide dans mes travaux un Anglais, John Parker, en qui je mettais toute ma confiance. Ingénieux et adroit, fertile en ressources, il m’avait été d’un puissant secours pour conduire mes travaux et diriger les ouvriers que j’employais à mes sondages et à mes essais. C’est à lui que je laissais la surveillance des chantiers et que je confiais la garde de mes plans et de mes notes, lorsque je m’éloignais du lieu de mes explorations.

« Je l’avais toujours trouvé si fidèle et si sûr, que j’avais pris l’habitude de prolonger mes absences.

« Un jour, le 27 juillet de l’année dernière, en revenant à ma station après un séjour d’un mois passé à l’observatoire de Long’s Peak, je fus tout surpris d’y trouver installés des travailleurs que je ne connaissais pas, une administration qui fonctionnait au nom de la Great Western Copper mining Company ; et quand je demandai des explications, on me répondit en me montrant un act en due forme accordant à la nouvelle société l’exploitation des mines de toute la région que j’avais explorée. Je voulus protester, on me rit au nez ; je m’emportai et criai au vol : le canon d’un revolver braqué sur ma poitrine m’apprit que je n’avais rien à attendre des nouveaux occupants.

« J’eus bientôt l’explication de ce mystère : le lendemain même de mon départ, John Parker avait pris la fuite emportant tous mes plans et mes croquis, mes notes, mes tableaux d’essayages, mes échantillons, tout ce qui en un mot établissait la réalité de ma découverte. Il s’élait rendu à New-York, avait vendu le tout à la Great Western Copper mining Company, dont le directeur, lié avec des membres influents du Congrès, qu’il avait du reste grassement rétribués, avait enlevé sans coup férir la concession ; mes ouvriers avaient été congédiés avec une gratification ; de nouveaux travailleurs avaient été amenés, et comme les résultats que j’avais obtenus étaient probants, les travaux préparatoires d’exploitation avaient immédiatement commencé.

« J’étais indignement volé ; mais que faire ? À quelle juridiction m’adresser ? Comment surtout établir l’antériorité de mon droit, maintenant que j’étais complètement dépouillé ?

« J’aurais peut-être tenté malgré tout de me faire rendre justice ; j’aurais tout au moins cherché ce misérable John Parker pour lui brûler la cervelle, si je n’avais été tourmenté par la pensée dont je te parlais tout à l’heure. J’eus donc bientôt pris mon parti, et après m’être fait restituer à grand’peine par mes voleurs certains objets que je te montrerai tout à l’heure et qui étaient pour eux sans valeur, je résolus de me consacrer tout entier à la réalisation du projet dont j’étais hanté. Quelques jours après, j’étais à Chicago, où l’annonce que je viens de le faire lire me tomba sous les yeux, et mon projet commença à prendre corps.

— Tout cela est fort bien, interrompit Jacques avec un sourire ; mais jusqu’ici je ne vois rien qui puisse te permettre d’affirmer que notre satellite est habité, et dès lors je ne saisis pas bien, quand même tu parviendrais à l’atteindre…

— Écoute, fit Marcel en baissant la voix ; tout à l’heure tu vas m’accompagner chez moi, ici tout près, rue Taitbout, et je te donnerai la preuve indéniable non seulement que la Lune est habitée, mais que ses habitants ont tenté d’entrer en communication avec nous. Tu as beau prendre un air d’incrédulité, tu seras bien forcé de te rendre à l’évidence.

— Eh bien ! soit, dit Jacques ; voyons maintenant comment tu comptes t’y prendre pour réaliser cette entreprise qui, sauf preuve contraire, me paraît tout à fait extravagante.

— Mon projet est bien simple, reprit Marcel, et je suis en France depuis une semaine précisément pour le réaliser. Je vais fonder, sous le nom de « Société anonyme d’explorations astronomiques », une société au capital de cinq millions de francs divisés en mille parts de cinq mille francs chacune, car notre entreprise ne doit avoir rien de commercial, et ceux qui s’y associeront ne devront être mus que par l’amour désintéressé de la science. Je ne doute pas d’arriver promptement en France, où toute entreprise généreuse et élevée trouve nombre d’adhérents, à réaliser le modeste capital qui nous sera nécessaire. Il est à Paris même un financier bien connu que possède la passion de la science, qui déjà a donné des preuves éclatantes de son goût pour l’astronomie, et à qui cette science doit déjà d’importantes fondations. Je suis bien sûr que lorsqu’il connaîtra mon projet dans tous ses détails, il le jugera praticable et ne lui refusera pas un large concours. Aussitôt les fonds souscrits, je pars pour Baltimore, j’achète la Columbiad, son obus et tous les accessoires, qui ne me seront certes pas disputés par beaucoup d’amateurs ; je répare le tout, j’achève mes préparatifs


On répondit en me montrant un act. (p. 7).

et, le 15 décembre de l’année prochaine, nous renouvelons ensemble, mais cette fois avec un succès complet, la tentative de Barbicane, Ardan et Nicholl.

— Peste ! comme tu y vas, s’écria Jacques, riant malgré lui de l’assurance enthousiaste de son ami, je ne suis pas encore décidé.

— Incrédule ! va, fit Marcel ; viens jusque chez moi et tu vas être convaincu, — Garçon ! cria-t-il, l’addition. »

L’entretien que nous venons de rapporter avait lieu à Paris, dans la grande salle du Café Anglais, par une belle matinée du mois d’août 188.. — Les deux jeunes gens qui causaient ainsi à cœur ouvert étaient à peu près du même âge : ils avaient de vingt-huit à trente ans. Mais ils différaient et par l’aspect et par la stature. Marcel de Rouzé, d’une taille élevée et de large carrure, aux membres à la fois souples et robustes, à la tête couverte d’une épaisse forêt de cheveux d’un blond tirant sur le roux, avait le visage coloré et coupé par une longue moustache. Ses grands yeux bleus, largement ouverts, respiraient la franchise et la gaieté. Ses lèvres rouges, un peu épaisses, exprimaient une bonté un peu dédaigneuse. On eût cru ne voir en lui qu’un bon et joyeux garçon toujours disposé à prendre la vie par ses meilleurs côtés, si la lueur qui parfois animait son regard et le pli qui creusait son front n’eussent dénoté une volonté énergique au service d’une intelligence vive et capable des plus hautes conceplions.

Jacques Deligny offrait avec son compagnon un contraste frappant.

D’une taille moins élevée, mais élégante et bien prise, il semblait réaliser le type dvune rare distinction. Sa tête fine et intelligente, qu’encadraient une barbe et des cheveux d’un noir de jais, offrait la pâleur mate de ceux que de patientes et difficiles études ont tenu longtemps renfermés dans le cabinet de travail ou dans le laboratoire.

Sa bouche, aux lèvres un peu serrées, semblait avoir désappris le sourire. Son front élevé était d’un penseur et ses yeux, assez profondément enfoncés, se voilaient d’ordinaire d’une teinte de mélancolie.

Tous les deux s’étaient connus enfants, alors qu’ils s’asseyaient ensemble sur les bancs du lycée Louis-le-Grand.

Plus tard, lorsque Marcel était entré l’un des premiers à l’École polytechnique, tandis que Jacques suivait les cours de l’École de médecine, ils ne s’étaient jamais perdus de vue, et les liens qui les unissaient et qui étaient formés d’un peu de protection de la part de Marcel et d’une grande confiance du côté de Jacques, n’avaient fait que se resserrer. Ensuite la vie les avait séparés, Jacques était resté à Paris poursuivant à travers les contours de l’externat, puis de l’internat, ses laborieux travaux ; Marcel était allé chercher dans un autre continent un champ plus vaste où exercer son exubérante activité.

Il était orphelin, et sa fortune personnelle lui permettait de voyager et d’attendre sans trop d’impatience le succès de quelqu’une des grandes entreprises que caressait toujours son ardente imagination.

En se quittant on s’était promis de s’écrire, et on s’était en effet écrit quelque temps. Mais bientôt les lettres étaient devenues plus rares, puis avaient cessé tout à fait. Cependant les deux amis pensaient souvent l’un à l’autre ; la Séparation n’avait en rien affaibli leur affection, et, lorsque le hasard les avait mis en présence, c’était avec une véritable joie qu’ils étaient tombés dans les bras l’un de l’autre. Comme ils avaient de longues confidences à échanger, ils étaient entrés dans le premier endroit qui s’était présenté à eux, et avaient causé en savourant le déjeuner délicat qu’ils étaient en train d’achever.



CHAPITRE II

LE DOCUMENT

Au moment où les deux convives, secouant la cendre de leurs cigares, se disposaient à se lever, un garcon s’approcha de Marcel et lui tendit sur un plateau d’argent une carte de vélin en lui disant :

« La personne dont voici le nom sollicite l’honneur de vous étre présentée.

— À moi ? fit Marcel.

— Oui, Monsieur. »

Et d’un clin d’œil le garçon désignait une table voisine vers laquelle Marcel dirigea un rapide regard.

À cette table était assis un homme qui paraissait âgé de quarante à quarante-cinq ans et dans lequel il était, au premier aspect, facile de reconnaître un originaire de la Grande-Bretagne. Son visage régulier et énergique était empreint d’une grande noblesse. Sa barbe, qu’il portait tout entière, était blonde et striée de quelques fils d’argent. Ses yeux, d’un bleu changeant, semblaient recéler une rare fermeté d’âme, et cependant on y distinguait comme une expression de lassitude et d’ennui.

De tous ses traits du reste légèrement fatigués se dégageait la même impression : le spleen avait passé par là.

Il était mis avec une extrême recherche, et l’on sentait en lui un homme du meilleur monde. Bien qu’il fût assis, on voyait que sa taille était haute, ses membres bien proportionnés ; sa main, longue et fine, qui jouait négligemment avec un monocle d’écaille, était tout à fait aristocratique. Rien en lui de commun ou de vulgaire : cet homme à coup sûr n’était pas le premier venu.

Marcel laissa tomber ses yeux sur la carte qui lui était tendue et lut :

LORD DOUGLAS RODILAN

« Que peut me vouloir cet insulaire ? » murmura-t-il.

Mais avec la courtoisie naturelle à un homme du monde, il se retourna vers l’étranger, le sourire aux lévres.

Celui-ci se leva et s’approcha des deux amis.

« Pardonnez-moi, monsieur, fit-il en s’inclinant vers Marcel et en adressant aussi un salut à Jacques, l’irrégularité de ma démarche, et puisqu’il ne se trouve ici personne qui puisse me servir d’intermédiaire, permettez-moi de me présenter moi-même. »

Et d’un ton de voix un peu solennel :

« Lord Douglas Rodilan, affligé de cinquante mille livres sterling de rente. »

Et comme à cette déclaration un peu brutale Marcel faisait un geste de hauteur, l’Anglais ajouta :

« Excusez-moi, monsieur, mais ce détail, auquel je n’attache pas plus d’importance que vous-même, aura tout à l’heure sa raison d’être, lorsque je vous aurai fait connaître le motif qui m’a fait désirer votre entretien.

— Parlez, milord, fit Marcel, mais souffrez tout d’abord que je vous présente mon ami intime, M. le docteur Jacques Deligny. »

Les deux hommes s’inclinèrent.

Marcel désigna de la main un siège à l’Anglais, qui continua ainsi :

« J’ai tout d’abord à me faire pardonner une indiscrétion involontaire. Quelques mots de votre conversation sont arrivés jusqu’à moi ; ma curiosité a été éveillée par la hardiesse de vos conjectures, l’audace de l’entreprise que vous projetez, et j’ai pris, sans plus délibérer, la résolution de vous mettre en mesure de la réaliser sans attendre la constitution d’une Société lente peut-être à se former, et dont les membres intéressés pourraient vous créer dans l’avenir maintes difficultés.

— Quoi ! s’écria Marcel, vous voudriez…

— Mettre tout simplement à votre disposition les fonds qui vous seraient nécessaires pour acheter le fameux canon du Gun-Club et subvenir à tous les frais de l’expédition.

— Mais, milord…

— Je ne mets à cette offre qu’une seule condition : vous m’accepterez comme compagnon de voyage et je partirai avec vous. »

Les deux jeunes gens fixaient sur leur interlocuteur un regard ahuri. Il s’en aperçut et continua en souriant :

« Je vois bien qu’il faut que je vous explique les raisons de cette proposition, qui peut paraître au moins singulière. Mon père, lord Glennemare, est mort lorsque j’atteignais à peine ma seizième année. Resté très jeune maître d’une immense fortune, j’ai parcouru le monde sans autre souci que de satisfaire toutes mes fantaisies, demandant aux contrées les plus diverses, aux civilisations les plus raffinées des jouissances nouvelles, bientôt épuisées. Tout ce que peut fournir le luxe savant et délicat des grandes capitales de l’Europe, Paris et Londres, Vienne et Pétersbourg, je m’en suis abreuvé jusqu’à satiété ; j’ai goûté à tous les plaisirs inventés par l’imagination surexcitée de l’Extrême-Orient ; l’Inde, la Chine, le Japon n’ont plus rien qui puisse me tenter. J’ai parcouru les contrées sauvages de l’Afrique, où j’ai chassé l’autruche et dormi sous la tente. J’ai mené dans les pampas et les savanes du Nouveau Monde la rude existence des gauchos et des trappeurs. Les fonctions diplomatiques dont j’ai été chargé à diverses reprises, en facilitant ces voyages, m’ouvraient l’accès de toutes les cours. De ces postes d’observation j’ai pu étudier toutes les sociétés, connaître l’homme sous tous les climats et à tous les degrés de civilisation. J’ai recherché les émotions de la guerre, j’ai bravé les typhons et les cyclones des tropiques, j’ai demandé à la science les jouissances qu’elle réserve à ses adeptes. Rien n’a pu dissiper l’incommensurable ennui que m’a laissé l’incomplète satisfaction de désirs toujours renaissants et toujours inassouvis.

« Bien décidé à ne pas prolonger plus longtemps une recherche de bonheur que je juge tout à fait irréalisable, j’étais résolu à quitter ce monde si pauvrement agencé pour ceux que tourmente le désir de l’infini, et dont on a si vite fait le tour. Un seul point me faisait hésiter encore : je cherchais un moyen neuf et original pour sortir de cette étroite vallée. J’aurais voulu que ma mort m’apporlât au moins quelques jouissances nouvelles, quelque chose que nul homme avant moi n’aurait pu ressentir, Ce que j’ai entendu de votre conversation m’a paru répondre à ce secret désir de mon âme.

« Je suis, je ne vous le cache pas, parfaitement convaincu que l’entreprise où vous allez vous engager doit aboutir à une épouvantable catastrophe. Si vous parvenez à franchir une fois encore le cercle d’attraction de la terre, vous tomberez infailliblement sur son satellite, et si les lois de la pesanteur sont exactes, vous vous briserez en mille piéces sur son écorce rocheuse.

« Eh bien ! c’est là ce qui me tente. Cette chute vertigineuse et assez prolongée cependant pour qu’on puisse se sentir tomber, analyser de seconde en seconde ses sensations multiples et tout à fait inusitées, m’attire invinciblement. Voulez-vous de moi dans les conditions que je viens de vous indiquer ?

— C’est un fou », murmura Jacques, en se penchant vers Marcel.

L’Anglais l’entendit ou peut-être le devina.

« Non, reprit-il avec le plus grand calme, je ne suis pas fou, et je vous donne bien ma parole que si vous refusez de m’accepter pour compagnon de voyage, ce soir même, je me serai fait sauter la cervelle. Voyez donc maintenant, si vous ne devez pas, dans l’intérêt de cette science pour laquelle vous avez un amour si passionné, accepter ma proposition. En assurant la réalisation de
Et d’un ton de voix un peu solennel : « Lord Douglas Rodilan » (p. 14).
vos projets, elle vous sauve de toutes les difficultés qui pourraient en retarder ou peut-être en rendre impossible l’exécution.

— Eh bien ! soit, milord, dit Marcel, j’accepte, mais à mon tour de vous poser une condition. Si, comme j’en ai la conviction, nous atteignons la lune sains et saufs, vous me jurez de renoncer à vos projets de suicide.

— Oh ! de très grand cœur, s’écria lord Rodilan, car alors j’aurai retrouvé un intérêt puissant à vivre, et je n’aurai plus de raisons pour renoncer à une existence qui m’apportera tant d’émotions nouvelles et inaccessibles au vulgaire. Mais vous me permettrez, jusqu’à nouvel ordre, de ne voir dans ce second voyage qu’une pure et simple folie à laquelle je ne m’associe que parce que j’y trouve mon compte.

— Eh bien ! messieurs, dit Marcel en se levant, veuillez me suivre jusque chez moi, et si ce que je vais vous montrer ne triomphe pas de votre incrédulité, ce sera à désespérer de la logique humaine. »

En quelques minules on arriva rue Taitbout à la maison où Marcel occupait à l’entresol un petit appartement meublé avec une élégante simplicité. Il les laissa seuls un instant dans le salon, pénétra dans la chambre à coucher contiguë et revint bientôt, portant avec effort une sorte de coffre aux ferrures solides, qu’il déposa soigneusement sur la table.

Les deux compagnons s’étaient levés et regardaient : leur visage offrait l’expression d’une vive curiosité.

Marcel ouvrit le coffre mystérieux et en tira un objet de forme ronde d’environ 20 centimètres de diamètre, de couleur brune et rougeâtre, paraissant d’un poids considérable, et qu’il posa avec respect sur la table.

« Mais c’est là un vulgaire boulet de canon, dit Jacques en riant ; cela date de la prise de Québec par les Anglais.

— Attends, sceptique, tu vas voir », fit Marcel.

Saisissant alors un tournevis qu’il avait apporté en même temps que l’objet singulier qu’il montrait à ses compagnons, il leur fit remarquer deux petites rainures presque imperceptibles ; puis, introduisant son tournevis successivement dans chacune d’elles, il retira deux petites vis finement taraudées et fit tomber une plaque assez épaisse noyée dans la masse du métal. Cette plaque fermait l’orifice d’un trou rectangulaire qui s’enfonçait suivant l’axe du boulet, et à l’aide d’une pince il en retira une tablette faite d’un métal bizarre d’un blanc violacé, aux reflets changeants, large de 4 centimètres sur 2 centimètres d’épaisseur et longue de 12 centimêtres environ.

Sur ses deux faces étaient gravés les caractères suivants :

Jacques et lord Rodilan se penchèrent et regardérent avec curiosité ce singulier document.

« Eh ! bon Dieu ! qu’est-ce là ? s’écria Jacques.

— Crois-tu, lui dit Marcel, que les Anglais se soient avisés, en 1761, d’écrire tout au long sur une plaque de métal l’histoire authentique de l’expérience du Gun-Club pour l’envoyer gracieusement aux Français assiégés dans Québec ? Non, mon ami, s’écria-t-il en s’animant, ce que tu as sous les yeux est un message envoyé de notre satellite à la terre, la réponse à l’audacieux voyage des immortels Barbicane, Ardan et Nicholl.

— Quelle folie ! » murmura le jeune médecin.

Lord Rodilan regardait d’un œil indifférent, et un sourire où il y avait presque de la pitié se jouait sur ses lèvres.

Le mot folie avait exaspéré Marcel.

Il reprit :

« Une folie ! Eh bien ! apprenez comment cet objet étrange est venu en ma possession et si, après cela, vous doutez, c’est que vous êtes résolus à nier l’évidence.

« Un jour, dans les Montagnes Rocheuses, quelques semaines avant la catastrophe qui m’a fait perdre le fruit de mes longs travaux, j’avais fait commencer le forage d’un puits qui devait servir à augmenter l’aération de galeries déjà fort avancées. On avait creusé à une profondeur de 15 mètres environ, lorsque le pic de l’un des travailleurs se brisa sur un corps d’une dureté exceptionnelle. Je crus d’abord à la présence de quelque roche, ou peut-être d’un bloc erratique amené là à la suite de quelque éruption volcanique. Mais bientôt, les ouvriers ayant dégagé cet obstacle, placèrent sous mes yeux étonnés un fragment métallique d’une forme singulière. Le côté extérieur offrait l’aspect d’une section de surface sphérique régulière, à laquelle correspondait sur l’autre face une autre section concave non moins régulière. Les bords de ce fragment, d’une épaisseur de 30 centimètres, présentaient l’aspect d’une cassure semblable à celle d’un projectile brisé à la suite d’une explosion. J’avais évidemment devant moi un morceau d’un énorme boulet creux dont le rayon mesurait environ 47 centimètres, c’est-à-dire d’un diamétre de 94 centimètres. Or, il n’existe pas, que je sache, sur la terre, en dehors de la Columbiad, d’engins capables de lancer un pareil projectile.

— Il n’en existe pas, en effet, dit lord Rodilan.

— Très intrigué, j’ordonnai à mes hommes de continuer leurs fouilles avec le plus grand soin, en prenant toutes les précautions possibles pour pouvoir me rendre compte de la position relative de tous ces fragments, car je ne doutais pas d’en rencontrer d’autres.

« Au bout de quelque temps, en effet, j’avais réuni autour de moi une douzaine de fragments d’inégale grosseur, qui tous présentaient les caractères que je viens de décrire et confirmaient ma première hypothèse. Mais bientôt mon étonnement fut au comble, lorsqu’un de mes gens me présenta un objet sphéroïdal qui n’était autre que le boulet que vous venez de voir. De plus en plus intrigué, je fis arrêter les travaux ; j’ordonnai que l’enceinte du trou déjà creusé fût entourée de palissades, afin que rien n’y pût être changé, et j’emportai chez moi mon étrange trouvaille. Après l’avoir débarrassé de la terre argileuse qui le recouvrait en partie, j’examinai ce boulet dans tous les sens et ne tardai pas à découvrir deux petites rainures rectilignes paraissant former le diamètre d’un petit cercle tracé dans le métal : c’étaient évidemment les têtes de deux vis. Après bien des efforts, je parvins à les dévisser et j’en retirai la tablette que vous venez de voir, soigneusement ajustée à l’intérieur comme vous pouvez vous en convaincre par vous-mêmes.

« Je fus longtemps sans comprendre ces signes mystérieux. Un jour, cependant, la lumière se fit dans mon esprit et il devint évident pour moi que j’avais sous les yeux un message envoyé à la Terre par les habitants de la Lune, en réponse à la tentative avortée du Gun club.

« Il était d’abord hors de doute que, si nos voisins ont eu la pensée d’entrer en relations avec nous, ils ne pouvaient, dans l’ignorance réciproque où nous nous trouvons les uns et les autres de nos idiomes respectifs, recourir à des caractères phonétiques ; ils ont dû, par conséquent, user d’une certaine écriture idéographique et se référer à quelque événement qui, en les intéressant eux-mêmes, füt de nous parfaitement connu.

« Voyez en effet, tout y est.

« Les premiers signes représentent évidemment la Terre et la Lune, c’est-à-dire les deux astres entre lesquels il s’agit d’établir des communications. Vous n’en pouvez douter, puisque sur la première figure est tracé l’ancien continent terrestre, et la forme d’un croissant donnée à la Lune prouve jusqu’à l’évidence que les habitants de notre satellite se rendent parfaitement compte de l’aspect sous lequel se présente à nous leur planète au commencement de la lunaison. Donc, il y a chez eux des astronomes, et leurs instruments d’observation ont atteint un grand degré de perfection, puisqu’ils peuvent distinguer la forme exacte de nos continents. Quant aux figures humaines qui se dressent à côté des deux astres, elles démontrent que les habitants de la Lune, constitués, à en juger par l’apparence, à peu près comme nous le sommes, ont supposé que la Terre était habitée par des êtres analogues à eux-mêmes et avec lesquels il n’était pas impossible de communiquer.

— Si tu n’as que cette preuve-là, interrompit Jacques, cela est assez maigre.

— Ne te hâle pas trop de juger, répliqua Marcel, mais plutôt écoute.

« Vous voyez ensuite, continua-t-il, un signe représentant très clairement un obus — celui du Gun-Club — se dirigeant vers la Lune. Le signe suivant nous montre ce même obus, qui n’a pas atteint son but, décrivant une courbe autour de notre satellite et finalement se dirigeant de nouveau vers la Terre, sur laquelle en réalité il est retombé.

— Tout cela ne prouve pas grand’chose, reprit Jacques incorrigible dans son scepticisme. Qu’en pensez-vous, Milord ?

— Oh ! fit l’Anglais, tout cela me laisse assez indifférent. Je ne tiens, vous le savez, qu’à faire le voyage avec vous et à me briser correctement sur la surface de la Lune. »

Cette observation jeta un froid.

Marcel poursuivit :

« Voici maintenant un boulet qui part de la Lune pour se diriger vers la Terre ; c’est évidemment la réponse à l’obus du Gun-Club. Et comme il est à supposer que les astronomes de la Lune ne se sont pas bornés à un seul envoi, ne sachant trop où tomberait leur projectile, la grosse sphère dont j’ai retrouvé les débris et qui renfermait le boulet, est bien certainement l’un des messages par lesquels ils ont essayé d’entrer en relations avec nous. Les signes qui suivent confirment cette démonstration : voyez en effet ce boulet qui va de la Lune à la Terre, cet obus qui suit une direction inverse, mais parallèle ; n’est-ce pas là l’indication manifeste de relations permanentes et suivies entre les deux astres au moyen de projectiles messagers circulant d’une façon régulière et normale ? N’est-ce pas la réalisation de l’idéal rêvé par les plus éminents d’entre les astronomes, et que le Gun-Club avait essayé de faire entrer dans le domaine pratique ? »

Alors Jacques s’exclama :

« Mais c’est une plaisanterie, mon cher Marcel ! tu as là entre les mains quelque inscription commémorative imaginée par un membre du Gun-Club ou autre témoin de l’expérience de 186., il n’y a là de lunatiques que tes rêveries.

— Raille et fais de l’esprit tant que tu voudras, mais explique-moi
Je fus longtemps sans comprendre… (p. 21).
toutes les circonstances dans lesquelles j’ai fait cette trouvaille singulière. J’avais fait, comme je l’ai dit tout à l’heure, entourer d’une palissade le trou au fond duquel le pic de mes travailleurs s’était heurté contre le boulet que nous avons sous les yeux. Je suis revenu examiner ce trou, et j’ai constaté que ce projectile avait traversé la couche supérieure du sol formée d’humus et de sable mêlés, puis une couche épaisse d’une argile rougeâtre constituant le sous-sol, et finalement s’était heurté contre la roche granitique dont le soulèvement forme, à quelques kilomètres de là, les premiers contreforts des Montagnes Rocheuses. Là, la sphère enveloppante, dont j’ai conservé le fragment que voici, s’était brisée et ses débris s’étaient enfoncés de tous côtés dans la terre. Ce qui vint corroborer mes observations et les conséquences que j’en tirais, c’est que le boulet reposait sur une couche de sable blanc, très fin, où l’on ne voyait aucun vestige des terrains traversés. Il était donc certain pour moi que ceux qui avaient fabriqué ce boulet avaient pris toutes les précautions imaginables pour qu’il arrivât sans encombre à son adresse. Ils l’avaient enfermé dans une sphère creuse, remplissant de sable fortement comprimé tout l’espace libre qui entourait le boulet intérieur, de façon à ce que, quelle que fût la violence du choc, le sable pût l’amortir et préserver leur message. T’imagines-tu que quelqu’un, voulant conserver le souvenir du voyage de Barbicane, se serait amusé à prendre un tel luxe de précautions pour garder un document qu’il suffisait de déposer dans n’importe quel musée, et serait allé l’enfouir à 15 mètres de profondeur dans une contrée déserte où jamais personne ne devait s’aviser de l’aller chercher ? Car vous avez reconnu vous-mêmes qu’aucun canon terrestre n’avait pu lancer ce boulet colossal.

— Oui, murmura Jacques visiblement ébranlé, il y a là quelque chose que je ne m’explique pas.

— Ah ! tu y viens, reprit Marcel. Regarde maintenant cela : tu es chimiste ; dis-moi quel est ce métal. »

Et il rapprochait de ses yeux la plaque sur laquelle étaient gravés les signes dont il venait de fournir l’explication.

« Ma foi, je n’en sais rien ; il faudrait l’essayer.

— Je l’ai essayé ; j’ai détaché là, à cet angle, un minuscule fragment. Je l’ai amené à l’incandescence et analysé au spectroscope. Eh bien ! j’affirme que ce métal n’a pas son pareil sur notre planète.

— Tu m’en diras tant… »

Et, comme se parlant à lui-même, Jacques continua :

« Quel magnifique rêve ce serait là ! Arriver à constater la présence sur notre salellite d’une humanité avec laquelle nous pourrions entrer en communications suivies ! Quels horizons nouveaux ouverts devant la science !… Quelles découvertes inappréciables ne nous réserverait pas l’avenir ! Où s’arrêterait désormais le génie de l’homme et quelle gloire ne serait pas réservée à ceux qui auraient fait le premier pas dans les abîmes de l’infini ?

— Eh ! mais, docteur, fit alors lord Rodilan, il me semble que vous prenez feu bien facilement et que vous, qui étiez tout à l’heure si réservé, vous voilà maintenant aussi enthousiaste que votre ami.

— Ma foi, je ne m’en défends pas ; cet étrange message, les circonstances dans lesquelles il a été découvert, ce métal inconnu, tout cela me remue étrangement. Et vous-même, malgré votre flegme britannique, ne vous sentez-vous pas quelque peu ébranlé ?

— Oh ! moi, reprit l’Anglais, je suis désintéressé dans la question et, comme dit l’un de vos écrivains, mon siège est fait. Je ne veux qu’un genre de mort original et je ne crois pas le payer trop cher en vous assurant mon concours ; car il est une chose dont je demeure parfaitement convaincu, c’est que si nous échappons au choc initial au moment de notre départ, nous nous briserons infailliblement en cent mille morceaux sur les rocs de notre inhospitalier satellite.

— Ah ! permettez, dit Marcel…

— Non, mon ami, interrompit l’Anglais, — je vous demande, en effet, la permission de vous donner ce nom, puisque nos destinées vont être si étroitement unies, — nous reviendrons plus tard sur ce sujet, puisqu’il paraît vous intéresser.

— Et j’espère bien vous convaincre, conclut Marcel, en lui tendant la main, que l’Anglais serra vigoureusement ainsi que celle de Jacques, en murmurant : « Oh ! pour cela, j’en doute. »

CHAPITRE III

L’ADJUDICATION

Le 10 février 188., vers midi, la grande salle de l’Hôtel des Ventes de Baltimore présentait une animation inaccoutumée, On allait y procéder à la vente aux enchères du fameux canon la Columbiad du Gun-Club et de ses accessoires.

Selon toutes les prévisions, le nombre des amateurs ne devait pas être considérable, et il est fort probable que cette vente aurait passé inaperçue, et que le monstrueux engin, qui avait si fortement surexcité, près de vingt ans auparavant, la curiosité publique, aurait été vendu comme vieille ferraille s’il n’était survenu quelque chose de tout à fait inattendu. Les curieux assemblés dans la salle, bien avant l’heure fixée pour la vente, se racontaient avec force commentaires que des acheteurs sérieux allaient se présenter. Des gens qui paraissaient bien informés disaient qu’un mois auparavant trois étrangers, deux Français et un Anglais, avaient un beau jour débarqué en Floride.

Malgré le mystère dont ils s’entouraient, leurs agissements avaient été observés ; on les avait vus s’aboucher avec les gens préposés à la garde du canon ; ils avaient examiné avec soin tous les appareils, visité l’obus d’aluminium, s’étaient même fait descendre jusqu’au fond de la Columbiad dont ils avaient soigneusement inspecté les parois.

Pendant que ces propos s’échangeaient dans la foule, l’honorable John Elkiston, commissaire-priseur de l’ « auction », assisté de son clerc, s’était installé derrière la table sur laquelle on plaçait d’ordinaire les objets précieux exposés en vente. À défaut du canon du Gun-Club, qui eût été difficilement transportable, le crieur déroulait sous les yeux des curieux qui s’étaient empressés de se masser de l’autre côté de la table, des plans, des dessins, des épures, des photographies représentant sous toutes ses faces l’objet de cette vente anormale.

« Gentlemen, dit Elkiston, vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de l’inoubliable voyage effectué il y a dix-huit ans dans les régions lunaires par les illustres membres du Gun-Club, Impey Barbicane, le capitaine Nicholl, accompagnés du hardi Français Michel Ardan. Vous savez tous qu’une société s’était formée pour arriver, grâce aux résultats obtenus, à établir des communications suivies entre la Terre et son satellite. Au début les capitaux ont afflué ; mais bientôt le zèle des donateurs s’est ralenti ; ceux qui avaient été les instigateurs de cette entreprise l’ont abandonnée et la société est tombée en faillite.

« Cependant le moment approche où, d’après les calculs astronomiques les plus irréfutables, l’expérience qui avait été sur le point d’obtenir un succès complet va pouvoir être renouvelée. Aussi l’honorable syndic de la société a-t-il jugé l’instant favorable pour faire procéder à la vente de la Columbiad et mettre ainsi les amateurs d’expéditions scientifiques en mesure d’effectuer un nouveau départ.

« Nous ne doutons pas qu’il ne se trouve sur le sol de l’Union nombre d’hommes courageux et dévoués qui voudront garder à notre patrie le monopole de toutes les audaces et la gloire d’un succès qui fera pâlir de jalousie toutes les universités et tous les savants du vieux monde. Hurrah ! pour l’Union. Attention ! les enchères vont commencer. »

Malgré cette dépense d’éloquence, les assistants paraissaient assez froids. Ce n’était pas l’agitation, le brouhaha, les interjections pressées d’une foule que passionne une grande idée ou qu’exalte une entreprise glorieuse. On se regardait du coin de l’œil, on ricanait, des sourires ironiques plissaient les lèvres. On semblait se demander s’il se rencontrerait quelqu’un d’assez fou pour se lancer dans une telle aventure. On se disait tout bas que l’enchère ne serait pas couverte et que les débris du monstre colossal qui gisait enfoui dans le sol de la Floride étaient sans doute condamnés à
« Une fois !… Deux fois !… Personne ne dit mot ? » (p. 31).
rester là indéfiniment, rongés par la rouille, détruits par le temps, monument lamentable de la folie humaine, triste témoin d’une ambition démesurée et d’une incommensurable déception.

Cependant personne n’avait remarqué l’entrée dans la salle de trois étrangers qui s’y étaient glissés sans bruit : c’étaient Marcel de Rouzé, Jacques Deligny et lord Rodilan.

Le commissaire-priseur reprit :

« La Columbiad, avec tous ses accessoires, projectile, appareils électriques, grues et palans, plus les hangars dans lesquels ces objets sont conservés, sont offerts en vente sur la mise à prix de deux cent mille dollars et seront adjugés au dernier et plus fort enchérisseur, même sur une seule enchère.

« Les enchères sont ouvertes. »

Le crieur répéta :

« À deux cent mille dollars La Columbiad ! »

Un silence.

« Allons, gentlemen, décidez-vous. Jamais plus magnifique occasion ne se sera présentée pour les amateurs de la science de renouveler la fameuse tentative qui a passionné les deux mondes. »

Personne ne souffla mot.

John Elkiston se démenait derrière sa table.

« Voyons, disait-il, il n’est pas possible que ce gigantesque effort fait pour sonder les abîmes de l’infini reste à jamais perdu. Ne se trouvera-t-il done personne dans les États de l’Union pour reprendre et mener à bonne fin la plus grande idée du siécle ? Les enfants de la libre Amérique ont-ils donc perdu tout courage, tout esprit d’initiative ? Le goût des aventures héroïques a-t-il donc disparu avec les illustres Barbicane et Nicholl ? »

L’éloquence du commissaire-priseur restait sans effet, et il allait sans doute déclarer la vente remise à un autre jour, lorsque tout à coup :

« Deux cent mille cinquante dollars, » dit froidement lord Rodilan.

Tous les regards s’étaient tournés vers lui. La voix du juge exultait.

« Bravo, gentleman ! Il y a marchand à deux cent mille cinquante dollars. Je savais bien qu’une œuvre si glorieuse ne pouvait être perdue ; mais vous ne voudrez pas, vous Américains, laisser à un étranger l’honneur de réussir là où nos concitoyens ont échoué. »

Mais les assistants continuaient à se regarder d’un air narquois, et, à voir la façon dont on dévisageait le singulier enchérisseur, il était évident qu’on n’était pas éloigné de le tenir pour un excentrique, sinon pour un fou. Quant à celui qui était l’objet de cette curiosité, il restait impassible et promenait sur la foule un regard indifférent.

La voix du crieur se fit de nouveau entendre :

« Il y a marchand à deux cent mille cinquante dollars. — Allons ! deux cent mille cinquante dollars ! »

Mais aucune voix ne s’éleva pour couvrir l’enchère.

Le marteau du commissaire-priseur se leva :

« Une fois ! dit-il, à deux cent mille cinquante dollars… personne ne dit mot ?… Deux fois !… »

Le silence régnait toujours dans l’assemblée.

« Deux cent mille cinquante dollars, répéta-t-il ; c’est bien vu, bien entendu ?… Il n’y a pas de regrets ?… Adjugé ! »

Et le marteau retomba sur la table.

L’Anglais était propriétaire de la Columbiad, et, quelques instants après, la salle de vente était redevenue déserte.


CHAPITRE IV

MATHIEU-ROLLÈRE

Pendant que Marcel, accompagné de lord Rodilan, qui paraissait prendre à l’entreprise où il s’était engagé plus d’intérêt qu’il ne voulait l’avouer, se rendait en Floride pour y diriger les préparatifs du voyage projeté, Jacques Deligny, du consentement de ses deux amis, faisait route pour l’Europe, afin d’y accomplir ce qu’il regardait comme un devoir sacré.

Dans la rue Cassini, à Paris, près de l’Observatoire, habitait depuis près de trente ans le vieil astronome François Mathieu-Rollère. C’est là, dans une petite maison riante et qu’entourait un assez grand jardin, qu’il était venu s’installer avec sa femme, lorsqu’il avait été nommé astronome titulaire à l’Observatoire de Paris. Le jeune savant aurait été complètement heureux entre une épouse qu’il chérissait et la science à laquelle il avait voué sa vie si le ciel eût béni son union. Pendant de longues années il désespéra d’être père, et il semblait résigné à cette souffrance lorsqu’il lui naquit une fille, à laquelle il donna le nom d’Hélène. Mais ce bonheur fut chèrement payé : la naissance de l’enfant avait coûté la vie à la mère.

Cette mort inattendue jeta le savant dans un grand désespoir. Pour faire diversion à son chagrin, il se plongea plus résolument encore dans la science, qui seule pouvait lui faire oublier celle qu’il avait perdue. Hélène grandit ainsi aux côtés d’un père qui, tout entier à ses travaux scientifiques, ne songeait guère à elle et semblait ne plus se rappeler combien il avait ardemment désiré la venue d’un enfant. Bien que sa vieille bonne, la brave Catherine, eût reporté sur elle l’affection qu’elle avait pour la défunte, la vie de cette enfant privée de la tendresse maternelle, dont les journées s’écoulaient entre un savant perdu dans ses livres et une vieille servante, était assez triste. Elle ne sortait que rarement et ne se mêlait jamais aux jeux des enfants de son âge.

Elle avait déjà huit ans lorsque la venue d’un jeune compagnon vint modifier profondément sa vie.

L’astronome avait une sœur mariée avec un officier de marine qu’elle aimait profondément. Un brillant avenir s’ouvrait devant le lieutenant de vaisseau Deligny, lorsque, au cours d’une campagne dans l’Extréme-Orient, la mort l’avait soudainement ravi à la tendresse de sa femme. Celle-ci l’avait suivi de près dans la tombe, et Jacques, leur fils unique, alors âgé de quatorze ans, était resté orphelin. Son oncle, que la loi désignait pour son tuteur, avait pris chez lui le jeune homme, qui achevait alors ses études au lycée Louis-le-Grand.

Dès lors la vie avait changé pour la jeune Hélène : une étroite affection n’avait pas tardé à unir les deux enfants. Ce sentiment, grandissant avec l’âge, était devenu un amour sérieux que rien ne semblait devoir contrarier. Le vieux savant paraissait ne s’intéresser qu’aux choses du ciel ; il ne semblait pas qu’il dût jamais s’opposer à l’union des deux jeunes gens, et Jacques travaillait avec confiance pour faire à celle qu’il adorait une situation heureuse et honorée dans le monde. Aussi, grande avait été sa surprise et grand son désespoir lorsque, à la demande de lui accorder la main d’Hélène, son oncle avait répondu par un refus catégorique. Il savait que rien ne ferait revenir l’astronome sur sa résolution, et il s’était éloigné le cœur brisé et disant à Hélène qu’étouffaient les sanglots : « Je vais chercher les moyens de vous mériter. »

À partir de ce moment, la vie avait été bien triste pour la jeune fille ; elle se consumait dans une attente que chaque jour rendait plus désespérée. Jacques, depuis son départ, n’avait pas donné signe de vie, et elle se demandait parfois si celui qu’elle aimait ne l’avait pas oubliée, ou même s’il n’était pas mort dans quelque aventure périlleuse. Son teint avait pâli, ses yeux avaient perdu leur éclat, sa santé même paraissait s’altérer.

Cependant le vieux savant, tout entier à son œuvre, ne s’apercevait de rien. C’est à peine s’il jetait sur sa fille, qu’il voyait seulement à l’heure des repas, un regard distrait ; il ne remarquait pas les changements qui s’étaient opérés en elle.

Huit mois s’étaient déjà écoulés depuis le départ de Jacques : Hélène n’espérait plus.

Un matin des derniers jours du mois de février, la sonnette de la porte du jardin s’agita bruyamment, comme secouée par une main vigoureuse, et Hélène, qui était assise dans sa chambre, ressentit sans savoir pourquoi comme un coup au cœur. La vieille servante avait couru ouvrir.

En voyant le visiteur qui entrait et d’un pas rapide gagnait la maison, la jeune fille s’était levée toute droite, ses traits s’étaient couverts d’une étrange pâleur, et elle était retombée presque anéantie sur son siège.

Ce visiteur, c’était Jacques.

Il s’élança joyeux dans la petite salle où si souvent il s’était assis entre son oncle et celle qu’il aimait. Le vieux savant, qui se disposait à se rendre à l’Observatoire, venait d’y pénétrer.

« Ah ! mon oncle, s’écria Jacques en sautant à son cou, que je suis heureux de vous voir ! Vous allez être content de moi. Mais où donc est ma cousine ? Je veux l’embrasser aussi.

— Doucement, doucement, fit l’astronome, que l’accolade du jeune homme avait failli renverser. Tu pars comme un fou, tu restes huit mois sans donner de tes nouvelles et tu tombes ici comme un aérolithe. Que signifie tout cela ?

— Je vous expliquerai tout dans quelques instants. Et d’abord, fit-il, en retirant à son oncle encore ahuri sa canne et son chapeau, l’Observatoire vous donne congé pour aujourd’hui ; vous allez pour une fois être tout à nous. »

Cependant Hélène, surmontant son émotion, était descendue et entrait dans la salle… Ses joues maintenant étaient couvertes d’une vive rougeur, ses yeux avaient retrouvé un éclat qu’on ne leur connaissait plus depuis longtemps. Elle tendit son front à Jacques et, pendant qu’il y déposait un baiser brûlant : « Méchant, murmura-t-elle, comme vous m’avez fait souffrir. »

Lorsque le déjeuner fut achevé et pendant qu’il savourait son café, Jacques raconta à son oncle et à sa cousine tout ce qu’il avait fait depuis qu’il les avait quittés.

La jeune fille écoutait avidement ce récit où elle sentait palpiter tout l’amour dont le cœur de Jacques était rempli. Le vieillard n’y prétait qu’une oreille distraite. Mais lorsque le narrateur arriva à sa rencontre avec Marcel de Rouzé, aux derniers événements qui avaient rempli sa vie, à l’audacieux voyage enfin qu’il était décidé à tenter, l’œil de l’astronome s’anima, son attention devint soutenue, un vieux reste de sang afflua à ses joues : il était gagné par l’enthousiasme de son neveu. À la fin sa joie déborda.

« Bravo ! mon cher enfant, cria-t-il. Voilà en effet une grande et noble entreprise, qui va faire sécher d’envie et de jalousie tous les astronomes de l’Europe, et fournir à la science une mine inépuisable de riches documents, de découvertes dont on ne peut encore pressentir la portée.

— Mais, mon père, interrompit Hélène, dont la joie semblait tout à coup tombée, et qui se sentait prise d’une inexprimable angoisse, vous n’y songez pas ! Consentir à ce que Jacques s’engage dans cette aventure insensée, c’est le vouer à une mort certaine, c’est me condamner moi-même : car, bien sûr, je ne lui survivrai pas.

— Ta ! ta ! ta ! fit le vieux savant, voilà bien les petites filles, ignorantes et timides. Si on les écoutait, on ne tenterait jamais rien et la science resterait immobile. Mais, aveugle que tu es, ce voyage qui te cause tant de craintes, on l’a déjà fait et on en est revenu. Il s’agit aujourd’hui de le recommencer dans des conditions d’absolue sécurité. On t’a dit que là-haut, sur notre satellite, il y a des gens qui nous attendent, qui brûlent d’entrer en communication avec nous. Rien ne sera plus facile à ceux qui auront atteint la Lune que d’en revenir. »

Hélène ne partageait pas l’enthousiaste conviction de son père et, pendant les jours qui suivirent, elle usa de tout son ascendant sur Jacques pour le faire revenir sur sa terrible résolution. Mais ses efforts restèrent inutiles : Jacques s’était peu à peu grisé à la pensée de ce voyage dans l’immensité. L’ardente foi de Marcel dans le succès final l’avait gagné lui-même ; il ne voyait pas d’ailleurs à sa portée d’autres moyens d’obtenir la main de celle qu’il aimait.

Son amour le rendit éloquent, persuasif, et, s’il ne parvint pas à faire partager sa confiance à la jeune fille, il obtint d’elle qu’elle cessât de s’opposer à son projet. Mais elle voulut au moins rester jusqu’au dernier moment près de celui qu’elle aimait et le suivre des yeux dans sa périlleuse entreprise.

« Je vois bien, dit-elle un jour à son père, que tout ce que je pourrais tenter pour vous détourner, Jacques d’entreprendre ce voyage, toi de l’approuver, resterait inutile. Il faut donc que je m’y résigne. Mais pourquoi ne l’accompagnerions-nous pas en Amérique ? Et puisqu’il existe dans les Montagnes Rocheuses un télescope qui permet de suivre le projectile dans son trajet, pourquoi ne nous rendrions-nous pas dans cette contrée, afin de rester, autant que possible, en communication avec celui qui nous est si cher ?

— Tu as raison, s’écria l’astronome ; voilà une excellente idée. Rien ne sera plus facile que d’obtenir une mission spéciale de l’Observatoire. »

Il fut donc convenu qu’on partirait ensemble pour New-York et que, pendant que Jacques gagnerait la Floride, le vieux savant et sa fille se rendraient aux Montagnes Rocheuses pour y attendre le prochain départ du projectile de la Columbiad.

CHAPITRE V

PRÉPARATIFS DE DÉPART

Depuis quelques mois, une activité extraordinaire régnait dans la presqu’île de la Floride. On y avait vu débarquer successivement plusieurs équipes d’ouvriers venus d’Europe. Des ateliers nouveaux avaient été construits, remplaçant ceux qui avaient été édifiés dix-huit ans auparavant et qui, fort négligés depuis cette époque, étaient tombés en ruine ou devenaient inutiles pour l’entreprise nouvelle. Plus n’était besoin en effet de ces fours innombrables qui avaient servi à fondre la Columbiad. Le nombre des travailleurs était bien moins considérable pour ce qu’il s’agissait de faire aujourd’hui.

Quelques maisons provisoires suffirent à les loger. Mais il fallait remettre en état le railway qui reliait Tampa-town à Stone’s hill et par lequel devaient arriver sur les chantiers tous les engins et tous les approvisionnements nécessaires ; car cette voie, qui pendant quelques mois avait été si fréquentée et qui avait transporté tant de matériaux et tant de voyageurs, avait été depuis lors singulièrement délaissée.

Il ne s’agissait plus, comme jadis, de creuser le trou immense où devait s’enchâsser le canon gigantesque, d’y couler l’énorme quantité de fonte qui devait former ses parois. Tout ce travail colossal, effrayant, qui dépassait toutes les proportions connues, avait été magistralement exécuté et mené à bonne fin par les devanciers de nos explorateurs. L’obus d’aluminium lui-même qui leur avait servi d’habitacle, était là sous un hangar fermé avec son aménagement intérieur.

Mais il fallait passer soigneusement en revue et le canon et le projectile. Comment l’un et l’autre s’étaient-ils comportés au moment du départ ? N’avaient-ils pas souffert dans une certaine mesure du long abandon dans lequel ils avaient été laissés ? Sans doute l’annonce publiée par les journaux américains affirmait que tout était en bon état, mais nos gens étaient trop avisés pour s’en tenir à une pareille assertion.

La Société nationale des communications interstellaires avait bien pris soin de faire élever au-dessus de l’orifice de la Columbiad une sorte de toiture pour la garantir des intempéries de l’air, mais on ne pouvait s’en rapporter absolument à de telles précautions ; il fallait se livrer à un examen sérieux et approfondi.

Marcel et lord Rodilan dirigeaient les travaux. La présence de Jacques, qui n’aurait apporté dans ces circonstances aucune compétence spéciale, n’avait pas été jugée indispensable. Il avait fait du reste connaître à ses deux amis le résultat de ses entreliens avec son oncle, et ceux-ci lui avaient obligeamment fait savoir qu’il pouvait tout à son aise préparer le départ de l’astronome et de sa fille pour les Montagnes Rocheuses : ils se chargeaient à eux deux de mener tout à bien pour l’époque où devait s’effectuer le voyage.

L’orifice de la Columbiad fut débarrassé de la toiture qui le protégeait, et à sa place on installa les palans qui devaient permettre de pénétrer jusqu’au fond du gigantesque tube pour en vérifier l’état. Marcel ne voulut laisser à aucun autre le soin de procéder à cet examen. Muni d’une puissante lampe électrique à réflecteur, il descendit lentement le long des parois et reconnut avec satisfaction que l’âme du canon avait été enduite dans toute sa longueur d’une épaisse couche de goudron pour la préserver des atteintes de l’humidité. Il put constater par une minutieuse inspection que nulle part cette couche de goudron n’était fendillée, ce qui prouvait suffisamment que le cylindre de fonte, soutenu par l’épais massif de maçonnerie dans lequel il était comme enchâssé, avait admirablement résisté à la formidable pression des gaz.


il fut donc convenu qu’on partirait ensemble pour new-york (p. 38).

Il s’agissait maintenant de procéder à un nouvel alésage pour enlever le goudron et rendre à l’âme de la pièce le poli qu’elle avait perdu. On n’avait pour cette opération qu’à suivre les errements des constructeurs de la Columbiad, et le travail, dirigé et surveillé de près par Marcel qui se multipliait et faisait passer dans l’âme des ouvriers l’ardeur dont il était animé, fut mené à bonne fin en aussi peu de temps qu’il était rigoureusement possible.

Lord Rodilan, à qui il était indifférent de promener son ennui sur tel ou tel point du globe, ne prenait pas une part fort active à ces préparatifs. Il les suivait même d’un air assez narquois : la robuste confiance de Marcel n’avait pu ébranler son incrédulité, et il n’épargnait pas à son ami les réflexions désobligeantes et les prédictions sinistres.

« Vous êtes pour moi, dear, lui disait-il, l’objet d’une curiosité assez intéressante, et vraiment je vous admirerais si j’étais capable d’éprouver encore un pareil sentiment. À voir le sérieux que vous apportez dans tous ces travaux préparatoires, on croirait que vous êtes sûr d’arriver sain et sauf au terme de votre voyage.

— Comment, si j’en suis sûr ? Mais, mon cher lord, cela est pour moi mathématiquement démontré, et il faut que vous fermiez volontairement les yeux à l’évidence pour ne pas être convaincu par les calculs que je vous ai si souvent soumis.

— Là, là, ne vous fâchez pas, incorrigible ingénieur que vous êtes. Puisque l’on part avec vous, que vous faut-il de plus ? J’espère bien que nous allons opérer là-haut une dégringolade mémorable ! (voyez-vous une dégringolade en haut ? C’est cela qui est original) et que nous serons mis en miettes avant d’avoir pu seulement reconnaître la couleur de ce satané satellite qui vous attire comme un véritable aimant.

— Mais nous ne tomberons pas, vous le savez bien ; nous descendrons peut-être un peu vite.

— Oui, oui, je sais, les fameuses fusées, qui n’ont même pas pu faire tomber l’obus sur la Lune.

— D’accord, mais cette fois nous ne rencontrerons pas, je l’espère, un bolide malencontreux qui nous fera dévier de notre route, et mon nouveau système de fusées pourvoira à tout. »

Marcel s’était en effet préoccupé de cette question ; il avait refait les calculs de Barbicane et de Nicholl, et il était demeuré convaincu que le moyen imaginé par eux pour ralentir la rapidité de la chute de l’obus sur la surface lunaire était absolument insuffisant, étant donné surtout l’absence d’une atmosphère dont le projectile n’aurait pas à vaincre la résistance. Mais cette idée de fusées dont la déflagration devait en quelque sorte repousser l’obus et amortir sa chute, était ingénieusement trouvée. Marcel était résolu à s’y tenir ; il jugea utile seulement d’en augmenter le nombre et d’en aménager trois séries qui seraient mises en jeu à des intervalles calculés et en raison inverse de la distance à franchir. Il obtiendrait ainsi trois résistances successives qui, si ses calculs étaient justes (et il ne doutait pas de leur exactitude), devaient faire arriver les voyageurs sans choc trop violent au terme de leur course.

L’obus qui avait servi à la premiére expédition fut aussi l’objet d’un examen attentif. Il avait parfaitement résisté à la pression des gaz dont l’explosion l’avait projeté dans l’espace et à sa chute formidable dans les profondeurs du Pacifique. Les parois épaisses qui étaient, on se le rappelle, en aluminium pur et avaient la résistance d’un bloc plein, n’avaient pas subi de déformation appréciable. Les aménagements intérieurs seuls avaient fort souffert des injures du temps ; le capitonnage des murailles et du divan circulaire devait être complétement refait, et Marcel profita de cette circonstance pour faire remplacer les ressorts d’acier fin et résistant qui, avec le temps, s’étaient rouillés et avaient perdu de leur élasticité. Les verres lenticulaires des hublots et les châssis métalliques dans lesquels ils étaient encastrés durent également être renouvelés. Il fallut aussi rétablir les plaques de métal destinées à les protéger contre le choc du départ et que les précédents voyageurs avaient simplement rejetées au dehors. On refit enfin tous les récipients, caisses à eau et à vivres, réservoir à gaz, appareil de Reiset et Regnault destiné à fournir pendant le trajet un air toujours respirable.

Avec la certitude qu’il avait de rencontrer sur notre satellite des êtres vivants avec lesquels il lui serait possible d’entrer en communication intellectuelle, Marcel avait voulu, sinon les instruire ou les émerveiller, du moins leur faire connaître à quel degré de civilisation et de développement moral étaient arrivés leurs frères terrestres. Aussi avait-il pris soin de garnir le wagon-projectile dans lequel il allait se rendre vers eux, de tout ce qu’il crut de nature à les renseigner.

Aux instruments d’optique et de mathématiques les plus perfectionnés et soigneusement emballés, longue-vue, microscope, boussole, chronomètre, théodolite, sextant, etc., il avait joint une petite presse à imprimer, un phonographe avec plusieurs cylindres pouvant reproduire les airs les plus remarquables de nos opéras, un téléphone, un appareil de photographie instantanée établi avec les derniers perfectionnements, des échantillons de nos divers métaux, des graines des végétaux les plus utiles et les plus précieux, ainsi qu’une douzaine d’arbustes choisis parmi les essences fruitières les plus productives et les plus faciles à acclimater.

Il avait surtout pris soin de faire établir une riche collection d’albums renfermant des photographies de paysages terrestres et maritimes, de nos monuments les plus célèbres ; les œuvres d’art, tableaux et statues, des plus grands maîtres s’y trouvaient largement représentées, ainsi que nos principaux appareils industriels, agricoles, de navigation, de transport.

Un atlas du globe terrestre complétait cette collection, où se résumaient tout l’effort des siècles et toutes les conquêtes de la civilisation moderne. Tout ce qui concerne la vie usuelle chez les divers peuples qui couvrent la surface du monde, habitations, meubles, costumes, armes, ustensiles et objets de loutes sortes s’y rencontraient en quantité suffisante.

Ils emportaient avec eux quelques armes très perfectionnées, carabines à répétition et revolvers avec leurs munitions.

« Car, se disait Marcel, nous ne savons trop à qui nous allons avoir affaire, et malgré les dispositions hospitalières qu’ils semblent témoigner, il pourrait là aussi se rencontrer des gens d’humeur difficile qu’il faudrait mettre à la raison. »

Tout avait été soigneusement calculé comme volume et comme poids pour ne pas encombrer le projectile et ne pas l’alourdir outre mesure. Comme ils n’emmenaient pas de chiens avec eux, ainsi qu’on l’avait fait au précédent voyage, ils pouvaient disposer d’un plus large espace et leur chargement se trouvait à la fois plus complet et moins embarrassant que celui des premiers explorateurs.

L’obus lui-même qui devait servir de réceptacle à ces objets si nombreux et si divers et qu’allaient habiter les trois voyageurs pendant un temps indéterminé, devait recevoir quelques remaniements indispensables. Bien qu’il n’eût subi, comme on le sait déjà, aucune déformation extérieure, il était nécessaire d’en polir à nouveau la surface. Mais c’était peu de chose. Il fallait rétablir les cloisons brisantes qui avaient si bien, lors du premier départ, réussi à amortir le choc initial. Sur ce point il n’y avait rien à changer, tant, dix-huit ans auparavant, les précautions avaient été sagement prises et habilement exécutées ; il suffisait de refaire ce qui avait déjà été fait.

Mais il restait un point important à régler : Marcel, on ne l’a pas oublié, avait calculé que les fusées dont Barbicane avait garni le fond de l’obus et qu’il avait jugées suffisantes pour amortir la chute n’étaient pas assez puissantes. En outre, depuis 186., la science avait fait des progrès ; l’ingénieux chimiste Cailletet avait découvert le moyen de liquéfier quelques-uns des gaz qui, jusqu’alors, avaient résisté à tous les essais. Bien évidemment cette liquéfaction ne pouvait s’obtenir que sous d’énormes pressions ; mais, une fois le gaz ainsi ramené à la forme liquide et enfermé dans des récipients d’une résistance éprouvée, on avait sous un très petit volume une force d’expansion considérable et plus facile à manier que celle des explosifs si nombreux et si variés que les savants modernes ont récemment découverts. Marcel résolut donc de substituer à la poudre employée précédemment l’oxygène liquéfié et de faire disposer dans le culot de l’obus les trois séries de fusées nouvelles sur l’action desquelles il comptait absolument.

Pendant que ces préparatifs se faisaient en Floride, le vieil astronome Francois Mathieu-Rollère, tout entier à l’idée nouvelle qui maintenant le passionnait, avait mis tout en œuvre pour faciliter l’exécution du projet que lui avait suggéré sa fille. Sans faire connaître exactement ce qui se préparait, il avait laissé entrevoir qu’il serait intéressant de contrôler et de compléter, à l’aide du gigantesque télescope des Montagnes Rocheuses, les observations commencées par l’Observatoire de Paris sur la constitution et le mouvement de nébuleuses récemment découvertes. Et comme il avait une grande habitude des recherches astronomiques, l’amiral Mouchez, l’illustre directeur de l’Observatoire, qui le prisait fort,
Pendant que ces préparatifs se faisaient en Floride… (p. 46).
avait obtenu pour lui du ministre de l’instruction publique une mission particulière.

Ni Marcel, ni lord Rodilan, ne tenaient à faire du bruit autour de l’entreprise projetée ; ils jugeaient l’un et l’autre que le fracas de réclame qui avait accompagné le premier voyage, ces annonces bruyantes jetées à tous les échos de la publicité, ces populations entières convoquées à assister à une expérience scientifique comme à un spectacle de la foire, étaient indignes de véritables savants. Il s’agissait en effet d’une tentative sérieuse pour essaver de résoudre un intéressant problème de cosmographie, et non d’une exhibition prétentieuse et presque charlatanesque où l’orgueil d’une foule ignorante pouvait trouver son compte.

Du reste, les conditions n’étaient plus les mêmes. Le Gun-Club, qui avait patronné la première entreprise, était bien loin d’avoir les ressources nécessaires pour réaliser la somme considérable qu’elle avait coûté : il avait fallu faire appel au public des deux mondes, mettre en jeu l’amour-propre national, provoquer notamment chez les Américains cet élan d’enthousiasme patriotique qui avait fait affluer les capitaux dans la caisse des explorateurs.

Aujourd’hui rien de semblable : la complète déconfiture de la Société des communicalions interstellaires et la vente à un prix dérisoire de tout son materiel, y compris la Columbiad, réduisaient dans des proportions considérables les frais de premier établissement ; en outre, la paradoxale générosité de lord Rodilan dispensait de tout appel au public et par suite de toute publicité. Le succès tout relatif qu’avaient obtenu Barbicane, Nicholl et Michel Ardan était quelque peu oublié ; un profond silence s’était fait sur cette grandiose équipée. D’autres événements étaient survenus qui avaient détourné l’attention et passionné l’opinion publique.

Avant de se rendre à l’observatoire des Montagnes Rocheuses d’où il devait suivre l’obus dans son vol aérien, Francois Mathieu-Rollère, poussé peut-être aussi par sa fille qui désirait retarder autant que possible l’instant de la séparation suprême, avait voulu passer quelque temps en Floride pour se rendre compte par lui-même des préparatifs de l’entreprise à laquelle il portait un si vif intérêt.

Aussi, le 10 novembre, Marcel et lord Rodilan, qu’un télégramme avait prévenus, s’étaient-ils rendus à Tampa-town, où devait aborder le paquebot qui portait Jacques et ses deux compagnons.

« J’espère bien, mon cher lord, avait dit Marcel, pendant qu’ils se rendaient ensemble à la rencontre des arrivants, que vous n’allez pas effrayer de vos funèbres prophéties la fiancée de notre ami. La pauvre enfant, si j’en crois les lettres de Jacques, n’a qu’une confiance assez médiocre dans notre succès final ; elle cherche elle-même à se rassurer, mais n’y parvient pas toujours. N’allez pas augmenter ses inquiétudes ; laissez-lui au moins l’espérance.

— Oh ! mon cher, répondit flegmatiquement lord Rodilan, je suis un gentleman, je sais les égards que l’on doit à une jeune fille, et, quoique mon opinion n’ait pas varié, je n’en laisserai rien paraître ; vous pouvez en être certain. »

L’entrevue fut cordiale et touchante. Hélène dont le sourire cachait mal l’inquiétude, se sentit quelque peu gagnée par la mâle confiance et la robuste gaieté de Marcel. Le flegme même de lord Rodilan contribua à la rassurer : il ne pouvait lui venir à l’esprit que ce gentleman si correct envisageât avec une si tranquille indifférence la perspective d’une mort épouvantable.

Quant à son père, il était tout entier à ses préoccupations scientifiques et ne s’apercevait de rien. Les quinze jours qu’il passa auprès des trois hardis compagnons furent employés par lui à tout examiner ; il refit avec Marcel tous les calculs sur lesquels celui-ci fondait sa confiance, et les trouva justes. Il voulut descendre au fond de la Columbiad pour en vérifier l’état définitif, et visita avec un soin minutieux le wagon-projectile, dont il loua fort les nouveaux aménagements.

« Mes chers amis, dit-il, lorsqu’il eut tout inspecté, vous réussirez, j’en ai maintenant la certitude absolue. »

Et il se frottait les mains avec une évidente satisfaction.

Le 25 novembre, il partait avec sa fille pour les Montagnes Rocheuses.

La veille de ce jour Jacques avait eu avec Hélène un dernier entretien.

« Ainsi, disait la jeune fille, c’est bien résolu et rien ne peut changer votre détermination. Vous aller partir pour cette effroyable aventure dont la seule pensée glace mon cœur d’épouvante !

— Rassurez-vous, répondait Jacques, votre père lui-même a vérifié nos calculs et a déclaré que le trajet était possible et sans péril. Ce que nous aurons fait pour atteindre le but que nous poursuivons, rien ne s’opposera à ce que nous le fassions de même pour le retour. Voyez Marcel : il n’a pas un instant d’hésitation ni de doute ; voyez lord Rodilan : son calme superbe n’est-il pas la garantie d’une réussite assurée ?

— Ah ! s’écria Hélène, ces gens-là n’aiment pas et ne laissent pas derrière eux quelqu’un qui les aime.

— Mais, chère âme, c’est précisément parce que je vous aime et que je veux vous obtenir que je me résigne à vous causer de pareilles angoisses. Vous savez bien qu’aucun autre moyen ne s’offre à moi de fléchir la volonté de votre père. Que je revienne, et il m’accordera votre main. Si je refusais maintenant de partir avec mes amis, je serais déshonoré ; votre père me bannirait à jamais de sa présence ; tout espoir d’être votre époux serait perdu et je n’aurais plus qu’à mourir triste et désespéré.

— Mourir, vous, Jacques ! vous savez bien que je ne vous survivrais pas.

— Mais je reviendrai, j’en ai l’inébranlable conviction. Ne m’enlevez pas, à ce moment cruel de la séparation, le courage dont j’ai besoin pour m’éloigner de vous.

— Allez donc, murmura-t-elle en étouffant mal ses sanglots, et que Dieu nous protège tous. »

CHAPITRE VI

LES OBSERVATEURS DE LONG’S PEAK

Le jour du départ approchait : on était au 1er décembre. Les opérations nécessaires pour le chargement de la Columbiad étaient commencées. Après de nombreuses réflexions, après avoir passé en revue et soumis aux lois d’un rigoureux calcul toutes les substances explosives récemment découvertes, les trois voyageurs étaient revenus au fulmi-coton employé par ceux qui les avaient précédés.

On se souvient que, malgré l’erreur commise par l’observatoire de Cambridge sur la vitesse initiale que devait avoir l’obus pour atteindre et franchir la zone neutre d’attraction, la charge de quatre cent mille livres de fulmi-coton avait été suffisante pour obtenir ce résultat. On s’en était donc tenu à ces données, et le 10 décembre au soir le chargement était terminé.

Bien que la tentative projetée n’eût pas été annoncée urbi et orbi, comme la précédente, et que les sociétés savantes des deux mondes en eussent été seules informées ; bien que les préoccupations politiques qui agitaient alors les États de l’Union en eussent détourné l’attention publique, un assez grand nombre de personnes, attirées surtout par l’amour de la science, s’étaient réunies dans la ville de Tampa et suivaient avec intérêt la marche de ces gigantesques travaux.

Ce fut donc au milieu d’un public encore assez nombreux que s’embarquèrent les trois compagnons.

Marcel avait amené de France un jeune ingénieur, Georges Dumesnil, attaché précédemment à l’usine du Creusot, d’une expérience éprouvée, qui l’avait aidé dans la partie technique de toutes les opérations préalables. C’est à lui qu’il confia la délicate mission de présider à la descente de l’obus dans l’âme de la Columbiad, et de lancer l’étincelle électrique qui devait mettre le feu à la charge de fulmi-coton et envoyer le projectile dans l’espace.

Le départ s’effectua comme il avait été prévu, le 15 décembre, à dix heures quarante-six minutes quarante secondes du soir. L’obus lancé avec une force prodigieuse s’échappa des flancs embrasés de la Columbiad, au milieu des hurrahs d’une foule enthousiasmée.

L’expérience du premier départ n’était pas restée inutile, et les désastres qui avaient signalé la précédente explosion du gigantesque tube de fonte furent pour la plupart évités. Les assistants ressentirent, il est vrai, une violente commotion, et bon nombre d’entre eux, bien que prévenus, roulérent sur le sol ; mais aucun train ne dérailla, aucun navire ne chassa sur ses ancres, et les vaisseaux qui sillonnaient l’Atlantique ne furent pas troublés dans leur marche. Le ciel même ne s’obscurcit pas de vapeurs insolites, et les observateurs qui, à l’heure dite, tenaient l’œil fixé à l’oculaire du télescope des Montagnes Rocheuses, constatèrent le passage dans notre atmosphère d’une sorte d’astéroïde incandescent qu’en toute autre circonstance ils auraient pris pour un vulgaire bolide, si, prévenus comme ils l’étaient, ils n’avaient reconnu en lui le projectile de la Columbiad.

Le savant Mathieu-Rollère surtout trépignait d’aise.

« Ah ! s’écriait-il en se frottant vigoureusement les mains, les voilà partis, ces braves jeunes gens. Ils ont été exacts. Maintenant le véhicule qui les transporte, sorti de notre atmosphère, a disparu dans les profondeurs de l’espace. Mais, ajoutait-il, dans trois jours nous les reverrons, nous les suivrons pas à pas dans leur chute, et nous assisterons à leur arrivée triomphale sur notre satellite. »

Hélène pleurait en silence.

Pendant les trois nuits qui suivirent celle du départ, l’astronome à son poste essayait de sonder les ténèbres qui remplissaient
Région de la mer des Pluies.
A chaîne des Apennins ; B chaîne du Caucase ; C Archimède ; D Autolycus ;
E Aristillus ; O fissure où est tombé l’obus.
l’espace et de suivre dans son vol aérien l’obus qui emportait les trois audacieux. Mais l’obscurité était impénétrable et, bien qu’il connût scientifiquement la route que devait tenir le projectile, l’œil géant du télescope ne pouvait rien percevoir : la nuit jalouse gardait son secret. Épuisé de fatigue, il s’était endormi dans l’après-midi du quatrième jour, lorsque tout à coup (il était alors environ cinq heures du soir, mais la nuit vient vite dans cette saison et dans ces régions hyperboréennes) un des jeunes astronomes qui se relayaient au télescope poussa un cri : « Les voilà ! les voilà ! »

Mathieu-Rollère, aussitôt prévenu, bondit.

Sur le disque largement éclairé de la Lune se détachait un petit point noir presque imperceptible, mais qui, ainsi qu’on put le constater à l’aide du micromètre, se déplaçait sensiblement.

« Ce sont eux, à n’en pas douter, » murmura le savant.

En effet, le point mobile dans lequel l’astronome reconnaissait le projectile se trouvait à ce moment au-dessus de la partie occidentale de la mer des Pluies, là où s’élèvent les cratères d’Aristillus et d’Autolycus ; il semblait s’avancer dans cette vallée limitée par la pointe extrême de la chaîne du Caucase et les deux cratères.

Bien que le mouvement de translation du projectile fût, à une pareille distance, presque insensible, il était évident que la chute s’opérait avec une effrayante rapidité.

Tous les astronomes habituels de l’observatoire et bon nombre d’autres savants qu’avait attirés le désir de suivre cette étrange expérience, étaient venus successivement fixer leur œil à l’oculaire du télescope, et tous avaient constaté le déplacement du point observé par Mathieu-Rollère. Tous partageaient son avis.

Il reprit sa place à l’oculaire. Les autres astronomes, le regard attaché aux aiguilles d’une pendule sidérale, calculaient l’instant où les voyageurs devaient arriver à leur but. C’était à onze heures cinquante-neuf minutes soixante secondes qu’ils devaient atteindre la surface de notre satellite.

« Ils approchent, murmurait Mathieu-Rollère, mais il y a quelque chose que je ne m’explique pas. Ils devraient, à l’aide des fusées dont ils disposent, ralentir leur mouvement ; mais sans doute, à une telle distance, pareille constatation est impossible. »

Tout à coup il poussa un cri. On s’empressa autour de lui. Il bégayait : « Je ne les vois plus. »

Tous s’approchèrent et regardèrent à leur tour.

« Parbleu ! s’écria l’honorable W. Burnett, le directeur de l’observatoire, ils sont tombés dans une rainure.

« Voyez en effet, ajouta-t-il, cette fissure de l’écorce lunaire qui serpente au pied de la chaîne du Caucase ; elle ne nous apparaît que comme une fine ligne noire tracée à l’encre ; mais elle a en réalité plusieurs kilomètres de largeur, espace plus que suffisant pour livrer passage à des milliers de projectiles de ce calibre. Et, fit-il en se tournant vers Mathieu-Rollère, c’est sans doute parce qu’ils se sont aperçus de la direction que prenait l’obus, qu’ils ont réservé pour le dernier instant les fusées destinées à amortir leur chute.

— Mais, reprit Mathieu-Rollère, et sa voix tremblait d’émotion, que vont-ils devenir au fond de cet abîme ?

By God, fit l’Américain, voilà une question à laquelle je suis assez embarrassé de répondre. La rainure dans laquelle ils semblent être tombés, provenant d’un craquement de l’écorce lunaire, doit avoir, selon toute probabilité, des bords taillés à pic, et l’ascension doit en être difficile. D’un autre côté, si, comme les dernières observations permettent de le supposer, les basses régions lunaires renferment encore de l’air, ils ont plus de chances, en sortant de leur obus, de rencontrer une atmosphère respirable.

— Sur mon âme, grommela un des jeunes attachés de l’observatoire, je ne donnerais pas 10 schellings de leur peau. »

Hélène était tombée évanouie et le vieux savant s’efforcait de la rappeler à la vie.

Pour tous les observateurs des Montagnes Rocheuses les trois voyageurs étaient irrémédiablement perdus.


CHAPITRE VII

LA CHUTE

— Hurrah ! s’écria Marcel, nous tombons !…

— Tu en es bien sùr ? dit Jacques.

— Parfaitement sûr ; nous venons de franchir le point neutre où, notre obus étant soumis à la double attraction de la Terre et de la Lune, la pesanteur se trouvait annihilée, et tu as dû sentir comme moi que nous ne pesions plus sur le fond du projectile.

— Oh yes ! fit lord Rodilan ; et je dois dire que je n’ai jamais rien éprouvé de semblable à cette sensation étrange : il me semblait que je n’avais plus de corps et que j’étais devenu un pur esprit. Cela seul vaut la peine d’avoir fait le voyage. Mais il n’y a rien de durable en ce monde, et nous voici maintenant redevenus lourds et matériels comme auparavant. Heureusement que cela va bientôt finir et que, dans quelques instants, nous allons…

— C’est entendu, mon cher ami, fit Jacques, mais gardez cela pour vous ; nous avons les moyens d’amortir notre chute et nous débarquerons tranquillement sur le sol de la Lune comme les voyageurs qui descendent sur le quai de Charing-Cross.

— Mille guinées, dit lord Rodilan, que nous serons réduits en bouillie.

— Tenu, riposta Marcel en riant. Je suis bien sùr que, si vous gagnez, vous ne viendrez pas me réclamer le prix de la gageure.

— Pour moi, dit Jacques, j’ai pleine confiance, je sens que je reverrai Hélène.

— Bravo ! mon fils, dit solennellement Marcel ; il faut avoir foi dans la science. Et maintenant, attention, canonniers à vos pièces ! »

Sous les regards des voyageurs s’étendait alors le lit desséché d’une immense mer de forme ovale de laquelle émergeaient quelques cratères isolés aux flancs abrupts et tourmentés. Vers l’occident trois de ces cratères, disposés comme en triangle, se rapprochaient des montagnes qui, de ce côté, formaient l’enceinte de cette vaste plaine. Au milieu de ces montagnes s’ouvrait un large détroit qui la faisait communiquer avec une autre mer de moindres dimensions. Les rayons du Soleil, dont aucune vapeur ne venait atténuer la force, versaient sur ce paysage désolé une éblouissante lumière. Ce sol, absolument aride, où l’on ne voyait pas trace de végétation, semblait ne présenter au regard que les assises rocheuses d’un monde éteint ; sa surface, irrégulièrement creusée de profondes dépressions, était hérissée de pics qui jaillissaient brusquement ; les parties planes elles-mêmes paraissaient soulevées en boursouflures infinies, qu’on aurait, à cette distance, prises pour des granulations serrées. Tout cet étrange panorama offrait aux yeux des voyageurs émerveillés un spectacle d’une incontestable grandeur.

« Que c’est beau ! » murmurait Jacques, comme écrasé d’admiration.

L’Anglais lui-même, malgré son flegme et son détachement de toutes choses, n’avait pu conserver son indifférence.

« En vérité, s’écria-t-il, je n’ai jamais rien vu d’aussi splendide. »

Quant à Marcel, il triomphait.

« Voyez, disait-il à ses compagnons ; nous allons arriver dans la région peut-être la plus intéressante de notre satellite. Gette grande dépression qui s’étend au-dessous de nous est évidemment le lit d’un ancien océan que les sélénographes ont baptisé du nom de Mer des Pluies. Les trois cratères que vous voyez un peu sur la gauche ont aussi leurs noms : voici Archimède, le plus vaste ; à côté de lui Aristillus, et, un peu plus au nord, Autolycus. Le détroit qui sépare ces deux chaînes de montagnes que vous apercevez, l’une, la plus épaisse, s’avançant du sud et qu’on nomme les Apennins, l’autre moins importante, descendant du nord, le Caucase, conduit à une plaine qui n’est autre que la mer de la Sérénité. À en juger par la direction de notre chute, nous allons, j’imagine, tomber mollement dans les marais du Brouillard qui s’étendent au pied d’Autolycus, du côté du nord-est.

— Oh ! mollement ! fit l’Anglais en ricanant.

— Eh bien ! vous allez voir, » répliqua Marcel.

Il avait la main sur le levier destiné à déplacer les obturateurs des tubes formant la première série des fusées à oxygène liquéfié, et il l’inclina brusquement.

Soudain les voyageurs ressentirent une secousse si violente qu’ils furent précipités sur le sol. Le mouvement de recul imprimé au projectile avait été tel qu’emporté comme il l’était dans sa chute vertigineuse, il eût infailliblement volé en éclats entre ces deux forces contraires, s’il n’avait eu la solidité d’un bloc plein.

La vitesse de la descente en fut pendant quelques instants presque complètement annihilée, et le projectile recommença à tomber comme si cet instant d’arrêt marquait le point initial de sa chute,

« Eh bien ! milord, qu’en dites-vous ? fit Marcel.

— C’est là, j’en conviens, répondit l’Anglais, un joli tour de passe-passe ; mais vous aurez beau faire, et je distingue déjà au-dessous de nous des pointes de rochers qui ne tarderont pas à nous mettre en charpie. Pour ma part, je ne me consolerais pas qu’il en fût autrement.

— Eh bien ! il en sera tout autrement, je vous l’affirme. Préparez-vous à faire au milieu des plaines lunaires une entrée digne d’un gentleman. »

Jacques était tout entier à la contemplation du merveilleux tableau qui se déroulait sous ses yeux. De seconde en seconde les sommets des cratères, vers lesquels semblait se diriger l’obus, grandissaient et apparaissaient d’une facon plus vive ; leurs arêtes aiguës se détachaient avec une netteté que rendait plus précise encore l’absence d’atmosphère ; sur leurs flancs profondément labourés se creusaient de sombres précipices, que remplissait une ombre dont aucune lumière diffuse ne diminuait la noirceur. Tout autour, le sol était semé de crevasses et de brusques saillies : on aurait dit les vagues d’un océan surpris tout à coup et figé au milieu des déchaînements de la tempête. Mais nulle part on n’apercevait rien qui pût indiquer la présence d’êtres animés.

Marcel appuya de nouveau sa main sur le levier. Pour la seconde fois l’oxygène fusa. Cette secousse fut moins violente que la première et le temps d’arrêt moins marqué. Le jeune ingénieur put se rendre compte exactement de la marche du projectile.

Il s’écria :

« Nous allons passer au-dessus du groupe des cratères ; nous ne tomberons pas dans les marais du Brouillard.

— Où donc alors allons-nous aborder ? demanda Jacques.

— Sur les rives de l’Achéron, » murmura lord Rodilan.

Personne ne songea à relever cette boutade.

Le visage de Marcel exprimait une certaine anxiété ; celui de Jacques était grave.

Au moment d’atteindre leur but, ces hommes si fortement trempés, dont l’audace n’avait pas reculé devant les périls d’un tel voyage, se sentaient pris d’une secrète angoisse.

Qu’allait-il advenir ? Comment arriveraient-ils sur le sol de notre satellite ? Y arriveraient-ils vivants ?

« Ah ! s’écria tout à coup Marcel, nous allons passer entre les deux cratères d’Autolycus et d’Aristillus, et nous allons sûrement tomber dans la vallée qui s’étend du pied des cratères jusqu’aux derniers pics de la chaîne du Caucase. »

Lord Rodilan, assis sur le divan circulaire, semblait ne pas écouter cet entretien fiévreux et se perdait dans une rêverie profonde, comme si tout ce qui l’entourait lui eût été complètement étranger.

« Mais, fit tout à coup Jacques, qu’est cela ? »

Et du doigt il désignait une large fissure du sol lunaire dont les sinuosités serpentaient au milieu de la vallée. Elle allait s’élargissant à mesure que le projectile se rapprochait et, entre ses bords, s’ouvrait un sombre abîme dont les côtés étaient hérissés d’aspérités rocheuses et dont l’œil ne pouvait sonder la mystérieuse profondeur.

Marcel avait vu, lui aussi. Le front plissé, l’œil fixe, le visage pâle, il regardait silencieusement ce gouffre qui grandissait d’instant en instant. Ses bords semblaient s’ouvrir comme pour les engloutir.

« J’avais tout prévu, hormis cela, murmura-t-il ; c’est une rainure et nous y tombons à pic. »

L’horreur grandiose de leur situation avait arraché lord Rodilan lui-même à son flegme imperturbable. Ils étaient maintenant tous les trois debout et comme prêts au dernier sacrifice.

Marcel avait pris son parti. Il gardait ses dernières fusées comme ressource suprême. À l’instant précis où l’obus arrivait avec une effroyable rapidité au niveau de la crevasse, il appuya une dernière fois sur le levier. Le projectile sembla bondir en arrière. Dans cet instant d’arrêt les trois hommes s’étreignirent avec force et, l’œil tranquille, le visage calme, sans qu’aucun muscle de leur face tressaillit, fiers et résolus, s’enfoncèrent dans les entrailles de ce monde qu’ils étaient venus conquérir.


CHAPITRE VIII

AU FOND DU GOUFFRE

Les ténèbres les plus profondes et le silence le plus complet régnaient dans le projectile. — Les trois hommes étaient-ils morts ? — Les sombres pressentiments de lord Rodilan s’étaient-ils réalisés ? Un trépas obscur et sans gloire, mais original à coup sûr, comme l’avait rêvé l’Anglais, était-il le dénouement de tant d’efforts et de courage ?

Marcel sortit le premier de son éva­nouissement : il se releva péniblement et, ne voyant rien, n’entendant aucun bruit, il se sentit le cœur pris d’une anxiété mortelle.

« Où sommes-nous ? se dit-il, que s’est-il passé ? »

Et il appela : « Jacques ! Milord ! »

Rien ne lui répondit.

Une sueur froide coula sur ses membres ; il frissonna d’horreur. Il chercha autour de lui en tâtonnant et bientôt sa main rencontra un bouton de cuivre qu’il pressa brusquement. Un jet de lumière électrique illumina l’intérieur de l’obus : Jacques et lord Rodilan gisaient à terre immobiles. Marcel se pencha tout d’abord vers son ami d’enfance : le jeune médecin était d’une pâleur cadavérique ; son cœur ne battait que faiblement. « Mon Dieu ! » murmura Marcel. Et, le soulevant avec précaution, il l’étendit sur le divan, la tête appuyée sur des coussins. Il défit précipitamment ses vêtements, mettant sa poitrine à nu. Mais c’est en vain qu’il lui fit respirer des sels violents, en vain qu’il frotta ses tempes et son front de vinaigre, en vain qu’il fit couler entre ses dents serrées quelques gouttes d’un puissant cordial : l’évanouissement de Jacques persistait.

Marcel se sentait pris par le désespoir. Découragé, il ne savait plus quel moyen employer lorsqu’un faible soupir s’échappa des lèvres du malade. Penché sur lui, Marcel tout frémissant se mit alors à le frictionner vigoureusement dans la région du cœur.

Bientôt sa respiration devint plus forte et les couleurs de la vie commencèrent à reparaître sur ses joues.

« Ah ! mon cher Jacques, que tu m’as fait peur ! murmura-t-il.

— Eh bien ! dit Jacques, d’une voix encore faible, hésitante, qu’est-il arrivé ?

— Ah ! pour cela, je n’en sais absolument rien ; mais avant de nous en assurer, il faut voir en quel état se trouve notre compagnon de voyage.

— Est-il donc blessé ? s’écria Jacques.

— Je l’ignore, je n’ai d’abord songé qu’à toi ; je vais maintenant m’occuper de lui.

— Et je vais t’y aider, mon cher Marcel, car maintenant mes forces sont à peu près revenues. »

Ils soulevèrent avec précaution le corps de l’Anglais.

Comme s’il n’eût attendu que ce contact pour revenir à la vie, lord Rodilan ouvrit brusquement les yeux et poussa un formidable juron.

« Goddam ! grogna-t-il d’une voix irritée, que me veut-on encore ? Je suis mort, laissez-moi en paix.

— Mais non, milord, fit Jacques en riant malgré ce que la situation avait d’effrayant, vous n’êtes pas mort et vous avez perdu votre pari. »

L’Anglais fit la grimace.

« Allons, dit-il, je n’ai pas de chance. Mais attendez un peu, si nous ne sommes pas morts, nous n’en valons pas beaucoup mieux.

— C’est ce qu’il faudra voir, interrompit Marcel, mais puisque nous sommes vivants et bien vivants, il faut aviser à sortir d’ici. »

Ils restèrent un instant immobiles.

« Tiens, mais, fit Marcel, on dirait que notre obus bouge ; notre voyage ne serait-il pas terminé ? Se poursuivrait-il dans les entrailles de notre satellite ? »

Le projectile en effet paraissait animé d’oscillations lentes et faibles, comme s’il n’eût pas reposé sur une base solide. Brusquement Jacques, ne pouvant résister à son anxiété, largua les boulons qui retenaient la plaque d’aluminium d’un des hublots percés dans la muraille de l’obus ; puis, saisissant la lampe électrique, il l’approcha de la vitre.

Il poussa un cri : « Mais nous sommes dans l’eau ! »

Ses deux compagnons s’approchèrent précipitamment. Lord Rodilan lui-même semblait avoir oublié sa mauvaise humeur : un vif sentiment de curiosité se peignait sur ses traits.

Le rayon électrique vigoureusement projeté par le réflecteur dont la lampe était munie, allait s’écraser sur une surface tremblante où elle se réfléchissait en s’irradiant.

À n’en pas douter, ils flottaient.

L’obscurité profonde qui régnait dans le milieu où ils étaient parvenus ne leur permettait de rien distinguer de plus.

« Voyons, dit Marcel : pour le moment nous flottons, cela est certain. Sur quoi, je ne saurais le dire encore, mais nous avons le temps d’y penser. Avant tout, il importe de savoir si l’espace dans lequel émerge notre projectile est rempli d’un air respirable.

— Mais, fit Jacques, nous ne pouvons pourtant pas ouvrir l’un de nos hublots : tout l’air que renferme notre obus s’échapperait en un clin d’œil, et c’est là une précieuse réserve que nous aurons peut-être besoin de bien ménager.

— J’y avais songé, répondit Marcel, et je suis en mesure de recueillir une certaine quantité du milieu gazeux dans lequel nous émergeons et de voir s’il renferme les éléments nécessaires à la conservation de la vie. »

En disant cela, il avait pris une clé anglaise et, saisissant l’extrémité d’un fort boulon qui traversait dans toute son épaisseur la paroi de l’obus, il se mit à la dévisser.

Au moment où la tige d’acier sortait du trou qu’elle remplissait, il y adapta sans perdre une seconde la douille à pas de vis d’un tube de platine muni d’un robinet. L’opération avait été faite avec une telle rapidité qu’aucune déperdition n’avait pu se produire de l’air renfermé dans le projectile. Jacques avait compris.

« Tu es homme de précaution, dit-il, et je vois que tu as pensé à tout. Je comprends ce que tu vas faire, et je vais t’aider, »

Lord Rodilan, complétement revenu de son étourdissement, les regardait attentivement ; cela semblait l’intéresser beaucoup.

Marcel retira avec précaution de l’une des caisses où étaient emballés les instruments scientifiques, un appareil d’apparence fort simple bien connu dans les laboratoires. Il se composait d’un tube en verre dressé verticalement et maintenu par une tige de cuivre le long de laquelle il pouvait se mouvoir, et plongeant dans une cuvette de cristal. Puis il prit un long bâton de phosphore. Pendant ce temps, Jacques avait disposé au-dessous du robinet une tablette sur laquelle l’appareil fut posé. Le tube et la cuvette furent remplis d’eau, et bientôt un tuyau de caoutchouc adapté au robinet et immergé dans la cuvette alla s’ajuster sur un renflement ménagé à la partie inférieure du tube dans lequel avait été au préalable introduit le bâton de phosphore. Puis le robinet fut ouvert et les trois voyageurs virent le gaz formant l’atmosphère extérieure pénétrer en globules dans le tube et y prendre peu à peu la place de l’eau expulsée. Au bout de quelques instants le tube était plein et le robinet fut fermé.

« Maintenant, dit Marcel, en attendant que notre expérience s’achève et comme nous avons quelque temps devant nous, nous allons déjeuner.

— Déjeuner ou dîner ? dit Jacques.

— Il serait plus logique de dire souper, reprit lord Rodilan, car nous sommes en pleine nuit.

— Comme il vous plaira, répliqua Marcel. Pour moi je me sens un furieux appétit : toutes ces émotions m’ont terriblement creusé.

— Ma foi ! fit l’Anglais, puisque nous ne sommes pas encore morts, je prendrai volontiers quelque chose.

— Voilà, dit Marcel, une conserve de volaille de « Crosse and Blackwell » dont vous me direz des nouvelles. »

Et tous les trois, assis sur le divan circulaire, se mirent à mordre à belles dents dans des ailes et des cuisses de dindes qui plongeaient au milieu d’une gelée savoureuse et fortement parfumée de truffes. Des biscuits de première marque leur servaient de pain. L’Anglais surtout travaillait consciencieusement.

« Je vois, mon cher lord, dit Jacques en riant, que pour un homme dégoûté de la vie, vous ne faites pas fi des moyens de la sustenter et de la prolonger.

— By Jove ! répondit lord Rodilan, la bouche pleine, je veux bien mourir écrasé, mais il n’est pas entré dans mon programme de me laisser bêtement mourir de faim. Or, quand on mange il faut boire ; qu’allez-vous nous donner, ami Marcel, pour arroser cette succulente nourriture ?

— Ma foi, dit Marcel, je dois sur ce point réclamer toute votre indulgence. Je n’ai emporté que quelques bouteilles d’un petit vin léger, suffisamment digestif et qui, je l’espère, ne vous montera pas à la tête ; car, vous le comprenez, j’ai dû prévoir et craindre les maléfices du jus de la grappe. »

Les deux amis firent une grimace significative. Marcel souriait dans sa moustache. Il prit dans une caisse, où elles étaient soigneusement enveloppées dans une chemise de paille, une bouteille au goulot hermétiquement cacheté.

« Peste ! dit Jacques, que de précautions pour de la piquette ! »

Et, le flacon débouché avec précaution, Marcel versa dans les verres que lui tendaient ses compagnons un liquide dont la couleur ambrée et le parfum pénétrant firent se dilater les narines de l’Anglais.

« Mon cher Marcel, fit-il, je crois que vous vous êtes agréablement moqué de nous. »

Et, savourant avec respect la précieuse liqueur, il s’écria, la face épanouie :

« C’est du Clos-Vougeot de 1865. — Peste ! mon camarade, si vous en avez beaucoup comme cela, je suis prêt à vous suivre dans toutes les planètes où il vous plaira de nous conduire ! »

Jacques riait sous cape : il n’avait pas cru à la plaisanterie de Marcel et connaissait trop le sens pratique de son ami pour croire qu’il eût négligé un point si important.

Le généreux bourgogne avait rendu aux trois voyageurs toute leur force et toute leur confiance.

« Voyons maintenant, dit Marcel, où nous en sommes de notre expérience ? »

Ils s’approchèrent de l’appareil. Le tube qui auparavant était complètement rempli du gaz extérieur, paraissait maintenant vide à un tiers environ de sa hauteur.

Marcel regarda la graduation marquée sur le verre : l’eau s’élevait à 26°.

« Oh ! oh ! dit-il, nous nous trouvons bien en présence d’air respirable, mais d’un air quelque peu capiteux. La proportion d’oxygène indiquée par le tube est de 26 p. 100 au lieu de 21 seulement que renferme l’atmosphère terrestre.

— Bah ! dit Jacques, nous avons tous les trois les poumons solides et nous nous y ferons.

— Eh bien, dit Marcel, il faut maintenant songer à sortir d’ici et à savoir un peu où nous sommes !

— Oui, dit Jacques, mais il ne serait peut-être pas prudent de nous exposer brusquement à cet air surchargé d’oxygène. Ne penses-tu pas qu’il y faudrait quelques précautions ? »

— Tu as raison, répondit Marcel, je vais dévisser mon tuyau de caoutchouc : l’air extérieur va pénétrer peu à peu dans l’obus par le trou que fermait le boulon, et d’ici à quelques instants la substitution sera complète. Rien ne nous empêche en attendant d’essayer, à l’aide de notre lampe électrique, de reconnaître l’endroit où nous nous trouvons.

Le faisceau lumineux fut en effet promené à travers les hublots dans diverses directions. Du côté où ils avaient tout d’abord reconnu la surface du liquide sur lequel flottait le projectile, ils ne distinguaient rien : le rayon lumineux se perdait au loin dans d’insondables ténèbres. Mais, du côté opposé, la lumière renvoyée par le réflecteur alla rencontrer une paroi qui paraissait de couleur noirâtre, d’aspect rocailleux, dont la hauteur ne put être évaluée et qui ne semblait pas située à plus de cinq encâblures. Sa base sortait d’une grève sur laquelle venaient mourir les ondes de ce lac ou de cette mer souterraine.

Cependant l’air extérieur pénétrait peu à peu dans l’obus, et les trois voyageurs se sentaient vivifiés par cette atmosphère riche en oxygène et qu’ils respiraient avec délices. Jacques avait craint un instant, au moment où Marcel avait fait connaître le résultat de son analyse, que cet air où abondait l’élément comburant ne surexcitât outre mesure l’activité des phénomènes vitaux et que leur organisme ne pût que difficilement s’y accoutumer. La précaution qu’ils avaient prise de ménager ainsi l’entrée de l’air du dehors le rassura bientôt. Un peu d’excitation cérébrale, une respiration un peu plus active et un peu plus rapide, tels furent les seuls phénomènes physiologiques qu’il constata sur lui et sur ses deux compagnons dont son doigt expérimenté avait interrogé le pouls.

« Nous pouvons nous rassurer, fit-il. L’excitation que nous ressentons en ce moment et qui provient d’un passage un peu brusque de notre atmosphère ordinaire à un air plus oxygéné n’a rien qui puisse nous inquiéter et ne durera pas.

« Nous sommes tous les trois sains et vigoureux, nos organes auront bientôt fait de s’adapter au milieu ambiant. Nous y trouverons même, j’en suis sûr, un surcroît de vitalité qui augmentera nos forces, et notre cerveau y puisera une puissance intellectuelle que nous ne soupçonnons pas. »

Les prévisions de Jacques semblaient du reste s’être déjà réalisées. Depuis qu’ils avaient retrouvé l’usage de leurs sens, les trois amis se trouvaient dans un état singulier : ils se sentaient animés d’une vigueur inaccoutumée ; leur corps semblait avoir perdu de son poids ; tous leurs mouvements s’exécutaient avec une aisance et une facilité à laquelle ils n’étaient pas habitués. Ils s’étonnaient de mouvoir sans efforts et comme en se jouant des objets qui partout ailleurs leur auraient semblé lourds ; leurs pieds ne pesaient plus sur le sol et même lord Rodilan, ayant voulu se hausser pour atteindre un objet arrimé sur une tablette supérieure, se trouva emporté par son mouvement jusqu’au haut du projectile, dont sa tête heurta le capitonnage supérieur.

« Où allez-vous ainsi, mon cher lord ? s’écria Jacques en riant ; prenez-vous votre vol pour nous quitter ? »

— Pardieu ! fit l’Anglais en retombant doucement sur le sol, voilà qui est bizarre. Du diable si j’y comprends rien.

— Cela est pourtant bien simple, interrompit Marcel, et suffirait à prouver, s’il pouvait nous rester encore un doute, que nous sommes bien arrivés sur la Lune ou dans la Lune.

— Bah ! fit lord Rodilan intrigué.

— Mais oui, mon cher ami. Vous savez bien que sur la Lune la pesanteur est six fois moindre que sur la Terre. Ainsi votre honorable personne qui, aux balances du Yachting-club accusait 148 pounds, n’en pèse que 24 environ. C’est pour cela que tous les objets que vous touchez vous paraissent si légers et que le simple effort que vous avez fait tout à l’heure a suffi pour vous élever si haut.

— Tout cela est fort bien, dit alors lord Rodilan, mais si je dois continuer à vivre, je voudrais bien ne pas rester trop longtemps dans ces ténèbres ; ce n’est pas la peine d’être vivant pour être ainsi enterré.

— Oh ! dit Marcel, nous n’en sommes pas là. Je n’ai pas pu évaluer encore la distance qui nous sépare de la surface lunaire, mais elle doit être considérable. Il nous faut tout d’abord sortir d’ici et reconnaître l’endroit où nous nous trouvons. »

L’air extérieur avait achevé de remplir l’obus : on pouvait maintenant ouvrir les hublots. Cela fait, Marcel s’empressa de consulter les instruments d’observation dont le projectile était muni. Le thermomètre centigrade marquait + 18°,5 ; le baromètre indiquait une pression de 641 millimètres correspondant sur la Terre à une
« Où allez-vous ainsi, mon cher lord ? » (p. 70).
altitude de 1.480 mètres ; l’aiguille de l’hygromètre de Saussure se trouvait arrêtée à 90°, ce qui, suivant la table construite par Gay-Lussac, correspondait à 0,791 de saturation : c’était une atmosphère très chargée d’humidité.

« Tout cela est fort rassurant, dit Marcel ; il faut maintenant savoir quelle est la nature du liquide sur lequel nous flottons. »

Aussitôt Jacques plongea à l’extérieur un gobelet d’étain et le ramena plein d’un liquide transparent et incolore. Marcel l’examina attentivement, en versa quelques gouttes dans le creux de sa main, et y trempa ses lèvres.

« C’est de l’eau, fit-il, mais avec un goût légèrement salin. — Nous voilà tout au moins assurés de ne pas mourir de soif. »

Il s’agissait maintenant de gagner la grève, et cela paraissait d’autant plus urgent que Marcel avait cru remarquer depuis quelques instants que l’obus semblait s’en éloigner par un mouvement à peine sensible. Il le fit observer à ses compagnons.

« Il est probable, leur dit-il, que ce lac se déverse dans quelque bassin inférieur, et le courant tend à nous entraîner Dieu sait où. Il nous importe donc d’aborder sans perdre de temps. »

Comme ils s’étaient attendus à tomber sur la surface de la Lune et à avoir à cheminer sur un sol très tourmenté, ils s’étaient prudemment munis de longs et solides bâtons ferrés. Deux de ces bâtons furent liés bout à bout et fortements assujettis.

« À vous, mon cher lord, dit alors Marcel, à vous, l’un des plus glorieux champions d’Oxford, l’honneur de diriger sur ce lac lunaire la première embarcation terrestre qui s’y soit certes jamais hasardée.

Alright ! répondit l’Anglais ; il est bien fâcheux que quelque champion de Cambridge ne soit pas ici pour être témoin de cette navigation sous-lunaire et crever de jalousie.

— On ne peut pas tout avoir, » murmura philosophiquement Jacques.

Défaisant alors son habit et relevant les manches de sa chemise, lord Rodilan mit à nu ses bras musculeux ; puis, saisissant la perche formée des deux bâtons ferrés, il la passa par le hublot opposé à la rive et qui s’élevait de deux pieds environ au-dessus de la surface de l’eau. Elle atteignit le fond. S’arc-boutant alors vigoureusement sur l’extrémité de la perche, il donna une énergique impulsion, et la lourde machine commença à se déplacer et à se rapprocher d’une facon sensible du rivage. Il était évident que le lac souterrain dans lequel avait eu lieu la chute, remplissait une dépression d’une profondeur considérable, assez semblable au cratère d’un volcan. L’obus devait être tombé vers le centre ; puis, remonté à la surface, il avait été saisi par le courant qui, en raison des sinuosités du rivage, semblait tantôt l’en rapprocher, tantôt l’en éloigner.

Marcel et Jacques se tenaient à l’autre hublot, éclairant au moyen de leurs lampes électriques la direction à suivre. Comme l’obus, de forme absolument cylindrique, ne pouvait avancer rigoureusement en ligne droite, ils indiquaient à lord Rodilan le sens dans lequel il devait pousser cet incommode esquif.

L’Anglais travaillait avec ardeur. Ses membres robustes n’avaient rien perdu de leur souplesse et de leur élasticité, et sa force se trouvait décuplée dans ce milieu où la pesanteur avait diminué d’une façon si remarquable. Aussi, malgré la difficulté d’un tel travail, une heure s’était à peine écoulée que l’obus venait échouer sur le fond insensiblement relevé et s’arrêtait à environ 50 mètres de la grève.

« Ah ! fit lord Rodilan en étirant ses bras, cette petite gymnastique m’a fait du bien, »

Et, s’approchant du hublot qui regardait le rivage, il ajouta en riant :

« Bon ! voilà qu’il nous va falloir maintenant prendre un bain. Après un violent exercice cela est tout à fait hygiénique. »

L’obus en effet plongeait d’environ quatre pieds dans l’eau et il fallait franchir à gué la distance qui séparait les voyageurs de la terre ferme.

Détachant alors l’échelle de fer mobile qui leur servait à atteindre ceux de leurs bagages qui étaient arrimés dans la partie supérieure du projectile, ils la passèrent par le hublot et la plongérent dans l’eau, où son poids la maintint immobile. Les trois amis avaient rapidement passé par-dessus leurs habits un vêtement de caoutchouc absolument imperméable et qui les enveloppait de la tête aux pieds. Ainsi équipés, ils franchirent en quelques bonds la distance qui les séparait de la rive.

En posant le pied sur le sabie fin qui formait le sol de la caverne et que n’avait jamais foulé jusqu’ici aucune créature terrestre, Marcel eut un moment d’exaltation et de triomphe.

« Victoire ! amis, s’écria-t-il ; nous voici au sein de ce monde mystérieux dont notre audace a rêvé de pénétrer les secrets. Les calculs de la science sont confirmés. Rendons grâce à Dieu qui nous a conduits jusqu’ici sains et saufs, et vive la France ! »

Jacques lui serrait la main avec une émotion qu’il ne cherchait pas à dissimuler.

« Pardon, mon cher Marcel, fit alors l’Anglais ; puisque je ne suis pas mort, laissez-moi prendre ma part de votre joie et y associer aussi l’Angleterre. Ne croyez-vous pas juste de crier avec moi :

— Hurrah pour l’Angleterre ?

— De grand cœur, mon cher Rodilan, et, quoi que nous réserve l’avenir, c’est entre nous maintenant à la vie et à la mort. »

Et les trois amis s’étreignirent avec transport.

L’obus fut alors amarré, à l’aide d’un câble que Marcel avait solidement fixé à l’intérieur et déroulé en s’avançant vers la grève, à une saillie rocheuse qui, non loin de l’endroit où ils avaient abordé, surplombait et s’avançait presque au bord de l’eau.


CHAPITRE IX

EXPLORATION DANS L’INCONNU

« Au fait, s’écria Jacques, quel jour sommes-nous et quelle heure peut-il bien être ?

— Tiens, fit Marcel, je n’y avais pas songé ; c’est, du reste, facile à vérifier. »

Il tira son chronomètre : il marquait sept heures quarante-cinq minutes.

« Bon, dit lord Rodilan, voilà l’heure, mais le jour ?

— Voici ! nous sommes partis le samedi 15 décembre à dix heures quarante-six minutes quarante secondes du soir. Notre trajet, pour atteindre la surface lunaire, a duré quatre-vingt-dix-sept heures treize minutes vingt secondes. Je néglige le temps que nous avons dû mettre à traverser l’écorce lunaire. Nous sommes tombés dans l’eau le mardi 19 à onze heures cinquante-neuf minutes soixante secondes, c’est-à-dire minuit. Nous sommes donc aujourd’hui au mercredi 20 décembre à sept heures quarante-cinq minutes du matin.

— Mais, à propos, fit Jacques, comment se fait-il, puisque notre projectile a pu pénétrer jusqu’ici sans être brisé, que nous ne voyions aucune ouverture, aucune trace de lumière indiquant une communication avec l’extérieur ?

— Ma foi, mon cher, tu en demandes trop pour le moment. Il est probable que la fissure qui nous à donné accès allait se rétrécissant ; elle a sans doute plusieurs kilomètres de profondeur, auquel cas la lumière solaire ne saurait pénétrer jusqu’ici. Selon toute vraisemblance, nous sommes tombés dans une partie de cette caverne où l’eau est très profonde, et, grâce au courant insensible dont nous avons déjà constaté l’action, nous nous sommes rapprochés de la rive.

— Tout cela est-fort intéressant, s’écria lord Rodilan, mais nous ne sommes pas venus ici seulement pour nous livrer à des dissertations scientifiques, mais pour explorer. Je demande donc que nous explorions, et je ne vous cache pas que j’ai hâte de revoir le soleil.

— Eh bien ! explorons, dit Jacques : je commence, moi aussi, à être fatigué de cette obscurité. »

Tous trois s’armérent alors de leurs lampes électriques et les dirigèrent vers la muraille au pied de laquelle ils se trouvaient et qui se dressait à 20 mètres environ du bord du lac. Cette muraille était formée d’un granit serré et compact ; en projetant aussi haut que possible la lumière de leurs lampes, ils ne pouvaient en apercevoir le faîte, sur lequel s’arc-boutaient les masses rocheuses qui devaient former la voûte de la caverne.

« Nous n’avons, à mon avis, dit Marcel, qu’une chose à faire : suivre le rivage jusqu’à ce que nous trouvions quelque galerie, quelque faille qui nous permette de remonter à la surface.

— Puisque nous sommes fondés à croire, dit Jacques, que la Lune est habitée dans sa partie toujours invisible pour la Terre, tous nos efforts doivent tendre à gagner cette région.

— La chose, reprit Marcel, ne me paraît pas devoir être très difficile. Il est évident qu’à l’époque où les nombreux volcans lunaires étaient en activité, chacun d’eux avait sa cheminée, et, de plus, cet ébranlement continu de l’écorce du satellite a dû ménager autour de chaque foyer d’éruption des fissures, des
— mais ce sont des diamants… (p. 81).
crevasses, des cavités de toutes sortes. Nous n’aurons sans doute que l’embarras du choix.

— Hâtons-nous donc, dit lord Rodilan ; j’ai assez de cette inaction et je ne serais pas fâché de faire connaissance avec nos nouveaux compatriotes. »

Cette résolution prise, les trois amis commencèrent leur exploration. À l’endroit où l’obus avait échoué, la muraille de la caverne n’était qu’à une faible distance du rivage, mais bientôt l’espace s’agrandissait, le lac intérieur s’éloignait, et comme ce qu’ils cherchaient c’était une issue à travers la montagne, ils continuèrent à suivre la paroi en l’observant attentivement. Ils marchaient depuis une heure environ sur un sable fin lorsque lord Rodilan, qui allait en avant, leur cria :

« Nous voici, je pense, au fond de la caverne. »

Et, projetant les rayons de sa lampe, il leur désignait du doigt une masse de rochers noirs qui coupaient brusquement la grève.

« C’est un obstacle à contourner, dit Marcel après avoir regardé attentivement. Autant que j’en puis juger, ces rochers s’abaissent assez rapidement du côté du lac. »

Au bout de quelques minutes en effet ils se retrouvèrent au bord de l’eau, où la muraille granitique plongeait, formant une sorte de cap. Le désordre chaotique de ces masses profondément bouleversées, aux arêtes vives, aux cassures nettes et aux parois polies, que la lumière de leurs lampes réunies permettait de distinguer nettement, éloignait toute idée d’escalade possible.

« Que faire ? dit Jacques.

— Pardieu ! dit lord Rodilan, il faut entrer dans l’eau et au besoin passer à la nage. »

Et déjà il s’avancait dans l’eau.

« Prenez garde, dit Marcel, allez avec précaution, et, à l’aide de votre bâton ferré, sondez attentivement le fond. »

Et tous les trois s’avancèrent ainsi derrière leur guide, qui tâtait soigneusement le terrain. Bientôt ils arrivèrent à l’extrémité du cap ; ils avaient de l’eau jusqu’à la ceinture. Bien que leurs vêtements de caoutchouc, hermétiquement clos, les empêchassent d’être mouillés, la fraicheur de cette eau souterraine finissait par les pénétrer et glacer leurs membres. Devant eux s’étendait une immense nappe liquide dans laquelle, de l’autre côté du cap, baignait la muraille granitique.

Ils hésitèrent un instant.

L’absence de grève en cet endroit pouvait faire craindre que la profondeur du lac ne s’abaissât brusquement et qu’il leur fallût renoncer à toute recherche de ce côté ; mais retourner à leur point de départ pour prendre une autre direction était tout aussi chanceux et c’était bien du temps perdu.

Marcel était une âme fortement trempée ; il pensait, comme Descartes, que lorsqu’on ne sait où l’on se trouve, on doit choisir une direction et la suivre toujours sans se laisser détourner, bien sûr qu’on arrivera quelque part.

Au moment où il conseillait à ses compagnons d’aller en avant, lord Rodilan, qui avait élevé sa lampe au-dessus de sa tête et qui éclairait l’extrémité inférieure des rochers, s’écria :

« Je ne me trompe pas ; voyez, Marcel, n’est-ce pas là, à une centaine de mètres environ, l’entrée de quelqu’une de ces fissures ou galeries dont vous nous parliez tout à l’heure ? »

Dans la direction qu’il indiquait apparaissait en effet une ouverture obscure.

« Vous avez raison, dit Marcel ; c’est là qu’il faut aller. »

Ils reprirent leur marche en contournant le cap. Ils avançaient lentement, alourdis et embarrassés par leurs vêtements de caoutchouc, ayant, suivant les inégalités du sol, de l’eau tantôt jusqu’à mi-jambes, tantôt jusqu’aux épaules. Après une demi-heure de cette marche pénible, ils sentirent que le sol sur lequel ils s’avançaient s’élevait en pente douce. L’excavation qu’ils avaient remarquée formait l’entrée en voûte surbaissée d’une grotte assez spacieuse, où ils pénétrèrent en se courbant légèrement. Lorsqu’ils relevèrent la tête, leurs regards furent éblouis et ils poussèrent un cri d’admiration. Les parois de la grotte étaient entiérement recouvertes d’une substance brillante et polie qui réfléchissait avec un incomparable éclat les feux des trois lampes électriques.

C’était une irradiation de lumière où les faces prismatiques des cristaux semaient à profusion les rubis, les saphirs, les topazes, les émeraudes. On eût dit un palais enchanté. Marcel s’approcha de l’une des parois et détacha, à l’aide de son bâton ferré, quelques fragments de cette substance cristalline, l’examina attentivement et poussa une exclamation de surprise.

« Qu’y a-t-il ? fit Jacques.

— Il y a que la moitié des trésors qui se trouvent ensevelis ici suffirait à payer les dettes de tous les États de l’Europe et à enrichir toute l’humanité terrestre.

— Qu’avez-vous donc trouvé de si merveilleux ? demanda lord Rodilan.

— Mais ce sont des diamants, mon cher lord, de vrais diamants. Et voyez, ajouta-t-il, en projetant sur la surface brillante les rayons de sa lampe ; il y en a qui sont plus gros que le poing. Tous les Juifs de Londres et d’Amsterdam pâliraient d’envie devant de pareilles richesses. Mais nous n’avons que faire ici de ces précieux cailloux ; ne songeons qu’à poursuivre notre route. »

Puis jetant autour de lui un regard circulaire, il s’écria :

« Voilà deux ouvertures qui doivent, selon toutes probabilités, être le commencement de ces galeries que nous cherchons. »

À peu de distance, en effet, s’ouvraient deux anfractuosités dont, au premier abord, il était impossible d’apprécier la profondeur.

La première dans laquelle ils s’engagèrent suivait d’abord une direction horizontale, mais bientôt elle allait s’abaissant en une pente rapide qui se dirigeait évidemment vers le centre du satellite.

« Malédiction ! » fit lord Rodilan en rebroussant chemin.

Marcel et Jacques étaient silencieux, mais leurs sourcils froncés disaient leur désappointement et trahissaient un commencement d’inquiétude,

Ils revinrent à la caverne des diamants et prirent sans hésiter l’autre galerie. À peine y avaient-ils fait quelques pas que le visage de Marcel s’éclaircit.

« Je crois, cette fois, dit-il, que nous sommes dans la bonne voie. »

Le sol de la galerie allait, en effet, s’élevant par une pente sensible ; la voûte en était assez élevée et la largeur suffisante pour que les trois voyageurs pussent s’avancer de front. Après avoir reconnu la direction de cette galerie, Marcel s’arrêta :

« Nous ne pouvons, dit-il, nous engager plus avant sans nous être munis de vivres et de tout ce qui est nécessaire pour une exploration peut-être longue et pénible.

— En avons-nous donc pour longtemps, reprit lord Rodilan, à nous débattre dans cette obscurité ?

— Ma foi, mon cher ami, il m’est impossible d’apprécier exactement la profondeur à laquelle nous nous trouvons, mais elle est certainement de plusieurs kilomètres. Rien ne prouve en outre que cette galerie conserve toujours la même pente, et Dieu sait, du reste, contre quels obstacles nous pouvons avoir à lutter. Il faut donc compter sur quelques jours, peut-être plus, d’une route accidentée et pénible.

— Allons au plus pressé, cria Jacques ; nous verrons ce que nous garde l’avenir. »

On revint done à l’obus, mais les émotions par lesquelles avaient passé les trois compagnons depuis qu’ils s’étaient réveillés de leur profond évanouissement et les fatigues d’une telle exploration avaient brisé leurs forces. Tant qu’ils avaient été animés par le sentiment d’une si étrange situation et par la crainte de rester à jamais ensevelis dans ces sombres abîmes, une surexcitation nerveuse les avait soutenus. Maintenant qu’un rayon d’espoir brillait à leurs yeux et que Marcel avait fait passer dans l’âme de ses amis l’ardente conviction dont il était rempli, la nature réclamait impérieusement ses droits.

Jacques, en sa qualité de médecin, l’avait constaté le premier.

« Amis, dit-il, avant de repartir pour l’inconnu, il nous faut faire provision de forces ; mon avis est donc de demander à un sommeil réparateur toute l’énergie dont nous aurons besoin.

— Tu parles comme un sage, répondit Marcel ; aussi bien, maintenant que j’y songe, je me sens tout moulu.

— Parfait, ajouta lord Rodilan, dormons ! Nous n’avons pas à craindre les importuns, et, à notre réveil, nous nous préparerons, par un solide repas, à présenter aux habitants de la Lune trois gentlemen corrects et bien vivants. »

Les trois amis s’étendirent donc sur le divan circulaire, et bientôt le calme de leur respiration indiqua qu’ils reposaient avec autant de tranquillité que s’ils eussent êté dans la meilleure chambre du Grand-Hôtel de Paris.


Ils s’engagèrent dans la galerie (p. 84).

Dix heures plus tard ils se réveillaient et, après un substantiel déjeuner, où le vieux bourgogne ne fut pas épargné, chacun s’équipa comme pour une ascension difficile. Ils emportaient des vivres pour trois semaines. Avant de s’éloigner, ils vérifièrent avec soin l’amarre qui retenait l’obus au rocher et s’assurèrent qu’aucune oscillation ne pouvait la détacher : c’était leur unique et suprême ressource dans ce monde fantastique où ils se trouvaient perdus.

De retour à la caverne des diamants, ils s’engagèrent résolument dans la galerie qu’ils avaient choisie. Pendant le premier jour, le voyage s’effectua sans trop de peine. Ils suivaient évidemment la cheminée d’un ancien volcan ; les couches de roches qu’ils traversaient présentaient dans leurs stratifications successives à peu près les mêmes dispositions que celles qui forment la croûte terrestre. Ils avaient d’abord rencontré des roches primitives : gneiss et micaschiste. Puis étaient venus les terrains primaires. Ils avaient franchi les couches silurienne et dévonienne, et ils étaient au troisième jour de leur marche lorsqu’apparurent les premières traces de terrain carbonifére.

« Nous approchons évidemment de la surface, fit Jacques. Si nous étions sur la Terre, nous pourrions espérer de voir dans deux ou trois jours à peine la lumière du Soleil.

— Oui, dit Marcel, mais comment déterminer ici l’épaisseur des couches lunaires qui nous séparent encore de la surface ? Qui sait d’ailleurs ce que les éruptions volcaniques dont la Lune a été le théâtre ont pu accumuler sur le sol primitif de matériaux en fusion arrachés à la profondeur de ses entrailles ? Qui sait si nous ne nous heurterons pas contre des murs impénétrables de laves refroidies ?

— Nous avons peut-être, dit Jacques, à redouter un péril plus grand encore. Depuis quelques heures il me semble que ma respiration est plus pénible et que l’air arrive plus rare à mes poumons.

— C’est vrai, dit lord Rodilan ; j’attribuais à la fatigue cette difficulté de respirer dont je souffre aussi moi-même ; mais évidemment Jacques a raison, l’air se fait plus rare.

— C’est bien ce que j’avais craint, dit Marcel ; j’hésitais à vous faire part de mes appréhensions, espérant m’être trompé. Mais il n’y a plus à en douter, nous éprouvons ce que ressentent ceux qui tentent sur la terre de hautes ascensions et qu’on appelle le mal des montagnes… Mais où est donc allé lord Rodilan ?

— Il aura pris les devants, » dit Jacques.

Tout à coup ils entendirent à quelque distance une exclamation :

« Hurrah ! criait l’Anglais, voici des traces d’êtres vivants. »

Et il sortait d’une anfractuosité creusée dans la paroi de la galerie, brandissant un objet que ses deux compagnons ne pouvaient distinguer. Ils accoururent, et lord Rodilan leur montra avec un geste de triomphe un fragment d’outil à peu près semblable au pic dont se servent les mineurs pour détacher des blocs de houille.

Bien qu’il fût rongé par la rouille, on distinguait encore sa forme primitive, et on voyait à son centre le trou dans lequel avait dû être engagé le bois dont il avait été emmanché.

« Voilà, dit-il, une preuve irrécusable que la Lune est habitée. »

Tous trois pénétrèrent dans l’étroit passage où avait été faite cette importante découverte. C’était évidemment l’extrémité d’une galerie de mine jadis exploitée. On voyait encore sur ses parois les traces des pics des travailleurs ; mais les trois amis eurent beau chercher, ils ne trouvèrent aucune issue à ce court boyau que quelque éboulement, survenu à une époque indéterminée, avait séparé du reste de la mine.

« Et dire, s’écriait lord Rodilan, en frappant la muraille de son bâton ferré, que derrière cet obstacle il y a peut-être des êtres semblables à nous.

— Cela prouve au moins, dit Jacques, que les habitants de la Lune sont descendus jusqu’ici. Donc on vit à la surface. »

Marcel paraissait plongé dans une profonde méditation.

« Tu ne dis rien, ami, » fit Jacques en jui frappant sur l’épaule.

Marcel tressaillit.

« Il y a là, murmura-t-il, quelque chose d’inexplicable. Si l’air continue à se raréfier ainsi à mesure que nous nous élevons, comment la vie est-elle possible ? comment surtout le sera-t-elle pour nous à la surface lunaire ?

— En avant ! s’écria l’Anglais. Tout plutôt que de revenir sur nos pas. »

Ils reprirent donc leur marche. La pente du couloir qu’ils suivaient devenait de plus en plus raide et la raréfaction de l’atmosphère augmentait plus rapidement. Quelques heures ne s’étaient pas écoulées que l’air manquait à leurs poumons avides, le sang bourdonnait à leurs oreilles, leurs tempes battaient avec force, un voile s’étendait sur leurs yeux et des gouttelettes de sang perlaient à la surface de leur peau. Ils furent forcés de s’arrêter.

« Mes chers amis, dit Marcel, aller plus loin est impossible.

— Que faire alors ? dit Jacques.

— Il n’y a pour l’instant qu’un parti à prendre : il nous faut regagner la caverne où nous avons abordé et où nous avons laissé avec l’obus toutes nos provisions et toutes nos ressources. Évidemment la Lune est habitée ; nous en avions la certitude en tentant ce voyage ; le document que vous avez eu sous les yeux en est la preuve catégorique et la découverte que vient de faire notre ami la confirme. Où se trouve l’humanité que nous cherchons ? Quelles sont les conditions de son existence ? Rien jusqu’à présent n’est venu nous l’apprendre. Allons-nous donc perdre courage parce que nous n’avons pas réussi du premier coup ? L’humanité lunaire existe : nous devons la trouver, nous la trouverons. Retournons à notre point de départ ; là nous aviserons.

— Ah ! fit lord Rodilan, moi qui me croyais déjà sur le point d’échanger avec un sélénite un vigoureux shake-hand !…… J’ai eu une bien mauvaise inspiration en vous accompagnant.

— Mais non, mon cher lord, dit Marcel en souriant malgré la gravité de la situation. Tous vos amis vous croient mort. Dans leur esprit, vous dépassez Empédocle de cent coudées ; votre but se trouve atteint.

— Eh bien ! soit, dit l’Anglais, si nous ne pouvons vivre ici, nous pourrons toujours y mourir. »

Les voyageurs reprirent tristement la route qu’ils avaient suivie. La descente s’effectua sans difficulté ; ils traversèrent de nouveau, sans lui accorder un regard, la caverne des diamants et regagnèrent en toute hâte l’endroit où, après leur chute, ils avaient abordé.

Mais le rivage était vide. Un cri de stupéfaction et de désespoir s’échappa de leurs lèvres : l’obus avait disparu !

CHAPITRE X

UNE HUMANITÉ QUI NE VEUT PAS PÉRIR

Depuis que l’intelligence humaine, à l’étroit dans la sphère exiguë où elle se trouve confinée, a commencé à sonder les profondeurs de l’espace pour étudier les lois qui régissent les mondes gravitant dans l’infini, le satellite qui accompagne fidèlement la Terre dans sa route, et dont, à des intervalles réguliers, la lumière vient éclairer ses nuits, a été l’objet de sa plus constante préoccupation. Pendant que l’imagination poétique des Grecs divinisait la blonde Phœbé et la faisait descendre du Ciel sur un rayon argenté, auprès du berger Endymion endormi sur les bords du Céphise, les prêtres chaldéens calculaient l’orbite de notre satellite, en décrivaient les phases, en prédisaient les éclipses.

Au Moyen Age, l’astrologie attribuait à la Lune une influence néfaste.

C’était elle qui présidait aux incantations nocturnes ; c’était à sa lumière indécise et tremblante que les sorcières, déterrant les cadavres, ou cherchant au pied des gibets la redoutable mandragore, composaient les filtres puissants qui distribuaient à leur gré l’amour ou la haine, le plaisir ou la mort. C’était sur un rayon de la pâle Hécate qu’elles chevauchaient pour s’envoler au Sabbat dans les nuits de Walpurgis, et c’est par là qu’elles regagnaient leurs tanières quand l’aube naissante dissipait les fantômes, renvoyait à leurs sépulcres les âmes des morts et faisait rentrer dans leurs sombres domaines les divinités infernales.

Avec les progrès de la science, la Lune, observée à l’aide d’instruments perfectionnés, nous a successivement et par degrés livré les secrets de son étrange existence. Aujourd’hui que des télescopes, chefs-d’œuvre de l’industrie moderne, ont permis de la rapprocher à une distance de 48 lieues, on la connaît d’une facon à peu près complète ; on a pu la photographier, on a pu mesurer la hauteur de ses montagnes, la profondeur de ses cratères. On a dressé de sa surface visible des cartes beaucoup plus exactes que celles du globe terrestre où tant de régions, comme les pôles, le centre de l’Afrique et du continent australien, sont encore inexplorées.

À en juger par l’aspect que présente le disque lunaire hérissé de montagnes abruptes, creusé d’une multitude de cratères de toutes dimensions, tous éteints, car l’œil aperçoit le fond de leurs cheminées obstruées, il semble que la Lune est un monde refroidi et d’où la vie est complètement absente.

Il n’en est rien cependant. Déjà, avec les télescopes de lord Ross et de Foucault, les astronomes avaient cru distinguer, dans les régions les plus basses du sol lunaire, des signes indiquant la présence d’une atmosphère ; on y avait vu des contours et des arêtes, qui d’ordinaire apparaissaient très nettement, s’émousser et s’estomper comme voilés par une brume. On y avait constaté des phénomènes de réfraction de lumière, et on en avait logiquement conclu qu’au moins dans ces régions, il y avait de l’air et de la vapeur d’eau, c’est-à-dire que la vie n’y était pas impossible. Le raisonnement venait ainsi confirmer les données de l’observation. Aux temps insondables où s’est formé notre système planétaire, où le soleil a projeté de son centre embrasé les gouttes fulgurantes qui sont devenues des mondes, l’éruption qui a donné naissance à la Terre a, du même coup, formé la Lune qui, détachée de notre globe, a été retenue dans son orbite. Les deux astres, d’abord à l’état gazeux, ont commencé à se condenser et ont passé successivement à l’état liquide, puis à l’état solide. Mais le volume de la Lune étant beaucoup plus petit que celui de la Terre, la transformation a été pour elle infiniment plus rapide. À une époque où la Terre était encore une masse en fusion, la Lune avait déjà vu se former à sa surface une croûte solide où la vie se manifestait avec une exubérante abondance.

Puis les siècles se sont succédé, et pendant que la Terre arrivait avec peine à faire éclore à sa surface les premiers germes
Elles s’envolaient au sabbat… (p. 87).
de la vie, et qu’apparaissaient les formes primitives, grossières encore et à peine ébauchées, des végétaux gigantesques et des animaux monstrueux, la Lune voyait s’établir régulièrement à sa surface une vie normale et progressive.

À cette époque, de vastes océans remplissaient les cavités dont notre regard sonde aujourd’hui le fond desséché ; d’épaisses forêts se dressaient sur les flancs de ces montagnes ; une humanité supérieure à la nôtre, parce que les conditions de la vie s’y montraient plus favorables, naissait, grandissait, et, sous d’heureuses influences, atteignait un développement intellectuel et une hauteur morale à laquelle nous ne sommes pas près de parvenir.

L’humanilé lunaire était donc arrivée à un surprenant degré de civilisation, de science et de moralité, alors que commençaient à peine à apparaître sur la Terre les premiers êtres humains, les prognathes contemporains de l’ours des cavernes. Mais l’évolution vitale de la Lune devait être beaucoup plus courte que celle de la planète sa voisine. Si elle était arrivée plus tôt à son plus haut période, la décroissance devait aussi commencer plus tôt. D’âge en âge le refroidissement du globe lunaire s’accentuait ; la chaleur se retirait de la périphérie vers le centre, dont le noyau incandescent, source de la vie, allait diminuant d’une marche lente mais inéluctable.

Comme sur la Terre, tant que la chaleur centrale avait été considérable, les eaux, qui s’infiltraient incessamment dans les couches profondes par les nombreuses crevasses sillonnant la Lune, avaient été vaporisées et rendues ainsi à la circulation générale de la surface ; mais, par suite du refroidissement graduel, l’eau avait fini par être complètement absorbée. Grâce à cette lente absorption, les roches encore fluides que renfermait le centre en fusion s’étaient solidifiées, les éléments chimiques, encore instables, s’étaient combinés.

En même temps, l’oxygène de l’air se fixait dans les parties solides, et ainsi avaient disparu peu à peu l’atmosphère et les mers lunaires. À mesure que diminuaient ces éléments essentiels à l’entretien des êtres organisés tels que nous les comprenons, la vie se retirait insensiblement.

Mais l’humanité lunaire ne voulait pas mourir.

Lorsqu’on étudie attentivement une carte de la Lune, on remarque dans bon nombre de ses vallées, au pied de ses hautes chaînes de montagnes, des fissures qui, du point d’où nous les observons, ressemblent à de minces lignes noires tracées comme par une pointe aiguë, mais qui, en réalité, sont de larges crevasses dont les bords sont distants de plusieurs kilomètres
Il semble que la Lune est un monde refroidi (p. 88).
et qui souvent pénètrent profondément dans les entrailles du sol.

Les savantes explorations auxquelles s’étaient livrés les habitants de la Lune leur avaient fait connaître la structure intime du globe qu’ils habitaient et qui n’avait plus de secrets pour eux. Ils savaient qu’au-dessous de la croûte solide, où la vie s’était manifestée pendant des siècles, il existait toute une région souterraine où s’était maintenue loin des rayons du soleil une vie encore primitive.

À des profondeurs variables et pouvant être évaluées à 12 ou 15 de nos lieues terrestres, dans d’immenses excavations, se trouvaient des mers, des continents, des fleuves, une végétation abondante. Là, dans ces cavités plus rapprochées du centre, où régnait encore une température douce et toujours égale, dont les voûtes s’élevaient à de prodigieuses hauteurs, où l’air était plus dense et où, à défaut de la lumière du jour, régnait une clarté de source électrique entretenue par des phénomènes cosmiques, il y avait place pour une humanité tout entière. C’est là que s’étaient retirés avec leurs sciences, leurs industries, leurs institutions et leurs lois, les derniers habitants de notre satellite, bien résolus à défendre leur vie jusqu’au dernier instant.

Pendant que l’humanité terrestre s’éveillait péniblement à la vie intellectuelle et morale, et s’élevait, à travers de longues périodes séculaires, de l’âge de la pierre à l’âge du bronze et à l’âge du fer ; pendant que les premières tribus humaines, dispersées et errant à travers les gigantesques forêts primitives, passaient de l’état de peuples chasseurs à l’état de peuples pasteurs, puis agriculteurs et enfin industriels, les habitants de la Lune continuaient, dans le monde souterrain où se maintenait la vie, leur existence de progrès ininterrompu.

Dans ces régions calmes et tranquilles, où la température était presque sans variations, où ne se faisait pas sentir l’influence des saisons, où l’humanité n’avait pas à se défendre contre les forces aveugles d’une nature marâtre, où la lutte pour l’existence n’avait pas cette âpreté qu’elle présente chez nous, ces êtres organisés pour vivre dans un milieu surchargé d’oxygène et où la vitalité était par suite plus énergique et plus résistante, avaient dépassé de beaucoup le niveau des sciences où nous nous sommes si longtemps attardés.

Afiligés de moins de besoins que nous, ils étaient exempts de la plupart de nos vices et de nos convoitises. Moins préoccupés du soin de satisfaire des passions basses ou égoistes, ils avaient donné davantage à la culture de leur âme et leur moralité était à la hauteur de leur science. Après avoir expérimenté dans les âges précédents les diverses formes politiques entre lesquelles nous hésitons ici-bas, ils étaient arrivés à une organisation sociale rationnelle et simple où chacun tenait exactement la place que lui assuraient son degré d’intelligence et sa valeur morale.

Depuis de longs siècles déjà, avant même que le refroidissement de la surface les eût contraints de se réfugier dans leurs nouvelles demeures, ils s’étaient préoccupés de cet astre voisin dont le disque énorme flamboyait au-dessus de leurs têtes, dans l’orbite duquel ils se mouvaient, dont ils savaient que leur monde n’était que le modeste satellite. Ils avaient mesuré la distance qui les en séparait, et, grâce aux puissants instruments d’optique qu’ils avaient su construire bien avant nous, ils l’avaient attentivement observé et soigneusement étudié. Aucune des parties de sa surface n’avait échappé à leurs investigations et sa constitution leur était parfaitement connue.

Ils savaient, à n’en pas douter, que la Terre était habitée ; ils avaient même pu, dans une cerlaine mesure, y surprendre les développements de la vie. Ce qui s’était passé sur le globe qu’ils habitaient les avait renseignés sur l’histoire du globe terrestre. Ils avaient suivi de l’œil les transformations de sa surface ; ils avaient vu des continents surgir ou disparaître, les vastes forêts des âges préhistoriques diminuer avec les siècles. Les grands fleuves qui sillonnaient les continents terrestres leur étaient apparus ; ils avaient vu, dans les principales vallées ou à l’embouchure des cours d’eau les plus importants, se produire sur le sol des taches dont la couleur et l’aspect différaient des régions avoisinantes et où la perfection croissante de leurs instruments d’optique avait fini par leur faire reconnaître des agglomérations d’habitations humaines.

Avec les progrès qu’avaient accomplis chez eux les sciences astronomiques et aussi les sciences naturelles, disposant de forces considérables de la nature, le désir leur était venu bientôt d’entrer en communication avec les habitants de ce monde voisin, et ils avaient souvent essayé d’attirer sur eux leur attention. Mais, à cette époque, les peuples qui commençaient à couvrir la surface de la Terre étaient encore trop grossiers et trop barbares pour songer à regarder, et surtout à étudier les astres qui roulaient au-dessus de leurs têtes ; ou si, parfois, leurs regards s’élevaient dans la profondeur des nuits jusqu’à ces points brillants, leur aveugle superstition y voyait des divinités dont il fallait, à force de prières et de sacrifices, conquérir la faveur ou écarter l’influence néfaste.

Aucun des efforts auxquels s’étaient livrés les habitants de la Lune n’avait été couronné de succès ; toutes leurs interrogations étaient demeurées sans réponse. Aussi, découragés, avaient-ils fini par penser ou que leurs observations étaient inexactes et que la Terre n’était pas habitée, ou que les êtres qui la peuplaient, dépourvus d’intelligence, ne s’élevaient pas beaucoup au-dessus de la vie animale. Et les tentatives, commencées avec une certaine ardeur, étaient restées interrompues pendant de longs siècles.

Plus tard, après que les conditions de l’existence avaient si complètement changé pour eux, alors qu’ils pouvaient mesurer, avec une certitude presque infaillible, la durée du temps qu’il leur restait à vivre, ils s’étaient repris à tourner leurs regards vers ce monde, qui continuait toujours si près d’eux sa course majestueuse.

De nouveaux perfectionnements dans l’art de construire les instruments d’optique avaient rendu possibles de nouvelles et plus précises observations. Des signes leur étaient apparus : des tracés semblables à des canaux, des figures géométriques qui pouvaient être des enceintes de villes et dont les formes régulières semblaient révéler la présence d’êtres actifs et intelligents ; des monuments dont ils avaient pu, par la mesure de l’ombre, calculer la hauteur, leur avaient appris que les habitants de la Terre étaient en possession de moyens mécaniques assez puissants, et ils en avaient conclu qu’ils s’étaient avancés assez loin dans la connaissance des sciences. Leur désir d’établir avec eux des communications régulières et suivies s’en était augmenté.

Comme les signes par lesquels, dans les âges précédents, on avait essayé, au moyen de puissants foyers lumineux, d’attirer l’attention des habitants de la Terre, n’avaient pas réussi, on avait songé à d’autres procédés. Puisqu’ils n’avaient pas répondu alors qu’on les appelait, il fallait forcer leur attention en leur envoyant directement, brusquement au besoin, des messages sur l’origine et la signification desquels ils ne pussent se méprendre. Comme les lois de la balistique leur étaient depuis longtemps familières, ce n’avait été qu’un jeu pour eux d’envoyer au delà de la ligne neutre d’attraction des deux astres des projectiles que la pesanteur devait ensuite précipiter sur la Terre.

Mais comme la surface du globe terrestre est, pour les sept dixièmes, occupée par les océans, la majeure partie de ces messages lunaires devaient nécessairement se perdre au sein des mers. En outre, de vastes espaces sont, dans les divers continents, ou complètement déserts, ou habités par des peuplades sauvages, ignorantes et absolument incapables de comprendre de telles invitations et d’y répondre ; enfin ceux même des projectiles lunaires que le hasard de leur chute avait pu faire tomber dans des régions civilisées, devaient pour la plupart s’enfoncer profondément dans le sol qui, se refermant après leur passage, en dérobait la connaissance aux habitants de ces contrées.

Il avait fallu un concours prodigieux de circonstances fortuites pour qu’un de ces messages pût être conservé intact, découvert et compris.

C’était celui que Marcel avait montré à ses deux amis. Bien qu’il ne pût nullement se douter des conditions dans lesquelles vivait l’humanité lunaire, l’audacieux ingénieur ne s’était pas trompé en affirmant son existence, et c’est au milieu de cette humanité qu’il allait se trouver jeté avec ses deux compagnons d’aventure.

CHAPITRE XI

L’ARRIVÉE

« Que les grâces de l’Esprit Souverain descendent sur vos têtes et mettent dans vos cœurs la joie et la sérénité, » dit le sage Rugel, en pénétrant sur la terrasse où se tenaient Marcel et ses deux amis contemplant un merveilleux spectacle.

Sous leurs yeux se déroulait une ville étrange, telle que l’imagination des conteurs orientaux n’en aurait jamais pu rêver de pareille. Ses blanches habitations, aux formes élégantes et capricieuses, dont les murs brillants et polis étaient rehaussés des plus vives couleurs artistement disposées, et enrichis de mosaïques, de métaux précieux, s’étendaient en pente douce jusqu’à la mer.

Cette mer offrait elle-même un aspect dont ne saurait donner l’idée celui des mers terrestres. Ses ondes, que ridait en ce moment une légère brise, n’avaient ni le bleu profond de la Méditerranée, ni le vert changeant de l’Océan ; mais l’eau, comme si elle eût renfermé de la lumiěre en dissolution, était irisée et comme diaprée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Et chaque mouvement que le léger souflle du vent imprimait aux flots mobiles, faisait passer dans leurs masses transparentes mille rayons subtils qui se fondaient en un délicieux mélange.

Le personnage qui venait d’apparaître sur la terrasse offrait toutes les apparences extérieures d’un membre de l’humanité terrestre et semblait compter de 40 à 45 de nos années. Sa taille élevée était bien prise ; tous ses membres, bien proportionnés, décelaient la souplesse et la vigueur ; sa démarche aisée et libre trahissait l’harmonie d’une nature bien équilibrée. Son visage, qu’encadraient de longs cheveux noirs brillants et bouclés et une barbe de la même couleur, fine et naturellement frisée, était empreint de douceur et de gravité. Son front développé, ses yeux vifs et pénétrants dénotaient une intelligence large et prompte.

Il avait le nez droit, la bouche petite, qu’entrouvrait d’habitude un sourire bienveillant.

Il était vêtu d’une sorte de tunique descendant jusqu’aux pieds, faite d’une étoffe brillante et soyeuse dont la couleur azurée était très douce à l’œil, et que retenait à la taille une ceinture d’une nuance plus foncée, tout enrichie d’ornements qui ressemblaient à la plus fine broderie. Ses pieds étaient chaussés de sandales faites d’une sorte de liane tressée et que rattachaient au bas de la jambe des rubans entrecroisés. Sur ce costume, riche et simple à la fois, était négligemment jeté un vaste manteau d’une éclatante blancheur, fixé au sommet de la poitrine par une large agrafe formée d’une matière brillante comme le diamant.

Les trois amis se levèrent. Marcel fit quelques pas au-devant du nouveau venu, et s’inclinant avec gravité :

« Sois le bienvenu, dit-il, toi qui, depuis que nous sommes dans ce monde nouveau, nous à initiés à tant de merveilles. »

Jacques et lord Rodilan s’étaient approchés et joignaient à celles de Marcel leurs marques de respect et de reconnaissance.

« Amis, reprit Rugel, le moment que je vous avais annoncé est arrivé. Vous avez maintenant une connaissance suffisante de notre langue pour pouvoir paraître devant le prudent Aldéovaze, notre chef suprême et vénéré, et les sages qui l’assistent dans la direction de nos affaires publiques. Depuis longtemps déjà le bruit de votre si extraordinaire arrivée est parvenue jusqu’à lui ; nos savants s’en sont occupés ; c’est lui qui m’a placé auprès de vous avec la mission de vous instruire pour vous permettre d’entrer en communication avec nous. »

Jacques l’interrompit :


« que les grâces de l’esprit souverain descendent sur vos têtes »,
dit le sage rugel
(p. 97).

« Et vous vous êtes acquitté de cette mission avec un zèle, une bonne grâce et une aménité qui nous ont touchés jusqu’au cœur.

— C’est vrai, ajouta lord Rodilan ; je n’ai jamais rencontré dans le monde où nous avions vécu jusqu’ici un esprit plus fin et plus délicat, un caractère plus égal et plus doux, une bienveillance plus aimable que celle que vous nous avez témoignée. »

Rugel souriait.

« Je n’ai fait que remplir auprès de vous, répondit-il, la tâche que m’avaient confiée les membres du Conseil Suprême, et vous me laisserez bien vous dire, à mon tour, que cette tâche m’a été aussi douce que facile. Lorsque nos Diémides — et c’est là, vous le savez, le nom que nous donnons aux rangs inférieurs de notre humanité — ont rencontré votre véhicule dans la caverne où ils venaient chercher ces cailloux brillants qui servent à orner nos édifices ou nos vêtements, et où la main de l’Être Souverain avait dirigé votre chute, ils l’ont conduit, par le canal qui sert de déversoir au lac de la caverne, jusqu’à la capitale de la province voisine.

« Déjà nos savants avaient été témoins de la tentative faite par les habitants de la Terre pour entrer en communication avec nous. Aussi le magistrat qui gouverne cette province n’a pas eu de peine à comprendre que cette maison flottante avait dû servir d’abri à des êtres humains, sans doute venus de la Terre. En voyant les traces des chocs, les éraflures que portaient ses parois, il resta effrayé en songeant aux terribles hasards de cette chute. Il était évident que vous étiez tombés dans une de ces fissures larges et profondes qui sillonnent la surface de notre globe. Vous avez dû vous heurter aux nombreuses aspérités qui en hérissent les parois, bondir et rouler à travers toutes ses sinuosités jusqu’à ce qu’enfin un dernier élan vous ait précipités dans le lac qui a amorti votre chute.

« La caverne dont il forme le fond est en effet située à une profondeur bien plus considérable que vous n’aviez pu le soupçonner. La distance qui la sépare de la surface peut être évaluée au soixantième environ du rayon de la Lune.

— C’est-à-dire, interrompit Marcel, à peu près soixante de nos kilomètres.

— Le magistrat, poursuivit Rugel, que le hasard mettait en présence de cette étrange découverte, s’attendait à ne trouver que des cadavres dans ce singulier véhicule ; le voyant vide, il comprit que le soin avec lequel tout avait été disposé à l’intérieur avait garanti les voyageurs, et il jugea que, s’ils l’avaient momentanément abandonné, c’était pour explorer la région où le hasard les avait conduits et se mettre le plus promptement possisle en rapport avec nous. Il fallait donc aller au plus tôt à leur recherche, et cela avec d’autant plus d’empressement que les voyageurs, perdus au milieu de l’obscurité, devaient se trouver dans le plus grand embarras et peut-être exposés à périr.

« Des émissaires furent envoyés dans toutes les directions et l’on finit par vous découvrir sur les bords mêmes du lac où l’on avait recueilli votre projectile.

— Et il était temps, fit Jacques avec une explosion de gratitude, que vous vinssiez à notre secours : sans vous nous allions mourir.

— Et de la mort la plus ridieule et la plus humiliante pour des gentlemen, fit lord Rodilan : mourir de faim et d’inanition.

— Ah ! oui, reprit doucement Rugel, car vous êtes sur votre Terre soumis à cette nécessité d’entretenir chaque jour en vous la vie par l’absorption d’éléments étrangers, nécessité dont nous sommes heureusement affranchis.

— Nous étions en effet à bout de forces, dit Marcel ; notre désespoir avait été immense lorsque nous avions constaté la disparition de notre obus. Cette disparition même prouvait que la Lune était bien habitée, comme nous l’avions pensé, et c’est au moment même de toucher le but que nous succombions. Nous n’avions pas voulu nous éloigner de ce lieu dans la pensée que ceux qui y étaient déjà venus pourraient y revenir, mais le besoin nous avait terrassés et nous nous endormions du dernier sommeil lorsque nous avons été arrachés à une mort certaine. »

L’entretien continua quelques instants encore sur ce ton de cordialité et d’aimable confiance, et Rugel prit congé de ses hôtes en les informant que leur réception par le magistrat suprême du monde lunaire était fixée au moment prochain où la Terre se trouverait à son premier quartier.

Depuis que, miraculeusement sauvés, nos trois voyageurs vivaient au sein de l’humanité lunaire, ils étaient dans un continuel et complet enchantement. Ceux qui les avaient recueillis les avaient trouvés évanouis au bord du lac dans la caverne obscure,


Le magistrat que le hasard mettait en présence de cette découverte… (p. 102).

et lorsque, rappelés à la vie par des soins intelligents, leurs veux s’étaient rouverts, ils s’étaient crus transportés dans un monde surnaturel. Ils étaient étendus sur de riches coussins dans une vaste salle dont les baies larges et hautes s’ouvraient à un air tiède et comme embaumé. Autour d’eux s’empressaient des êtres dont le visage sans barbe, les longs cheveux, la douceur des traits, les robes longues et flottantes, trahissaient le sexe. Leur voix était douce, et elles s’entretenaient dans une langue harmonieuse et sonore dont les accents, cadencés comme par un rythme caressaient l’oreille.

Bientôt ranimés, Marcel et ses deux compagnons sentirent se réveiller en eux les tortures de la faim. Ils désespéraient de se faire comprendre de celles qui les entouraient lorsque lord Rodilan, jetant les yeux autour de lui, reconnut, rangés dans la salle où ils se trouvaient, les divers objets qui garnissaient l’obus dans lequel ils avaient accompli leur étonnant voyage. Il désigna du doigt une boîte de forme carrée qu’on s’empressa de lui apporter et qu’il ouvrit avec effort.

Ses deux amis et lui se mirent à dévorer les biscuits qu’ils en retiraient avec une avidité gloutonne que Jacques, en sa qualité de médecin, ne tarda pas à modérer. Les femmes qui les entouraient donnaient, à ce spectacle évidemment nouveau pour elles, les marques de la plus complète stupéfaction.

« Qu’ont-elles donc à nous regarder ainsi ? grommelait lord Rodilan ; on dirait qu’elles n’ont jamais vu un honnête Anglais satisfaire son appétit. »

Et, comme le peu de nourriture qu’il avait prise lui avait rendu ses forces, il se leva et alla prendre un flacon de vieux bourgogne dont il se versa une large rasade, ainsi qu’à ses deux compagnons.

En les voyant absorber ce liquide qui leur était inconnu, les habitantes du monde lunaire passèrent de la stupéfaction au plus complet ahurissement.

« Les singulières personnes ! » murmurait Marcel.

Telle avait été l’entrée de nos trois voyageurs dans ce monde inconnu qu’ils venaient visiter de si loin.

CHAPITRE XII

LE MONDE LUNAIRE

L’ignorance où ils se trouvaient de la langue des indigènes fut d’abord pour eux une source d’embarras et de difficultés ; mais ils avaient tous les trois trop de vivacité d’esprit pour qu’un pareil obstacle pût les arrêter longtemps.

Leur arrivée avait fait grand bruit ; de toutes parts on accourait pour voir ces représentants d’une humanité si voisine. On voulait savoir comment ils étaient faits, s’ils étaient intelligents, bons et doux ; on voulait savoir comment ils étaient venus ; on ne cessait de se faire raconter les circonstances dans lesquelles ils avaient été découverts.

Le monde lunaire tout entier était en émoi, et, sans les précautions dont le gouverneur de la province les entourait, les nouveaux venus auraient eu parfois à souffrir d’une curiosité peut-être un peu gênante. La nouvelle avait été promptement apportée à la capitale de l’État lunaire, où résidait, avec le Conseil Suprême du gouvernement, le chef de l’État.

Les sages qui formaient le Conseil avaient jugé qu’avant de présenter les trois étrangers au dépositaire de l’autorité souveraine, il convenait de les initier à la langue du pays, de façon à ce qu’ils pussent être interrogés et fournir sans embarras d’utiles explications sur le monde dont ils étaient les messagers.

C’est ainsi que le sage et savant Rugel, l’un des membres du Conseil, avait été placé auprès d’eux pour les préparer à la réception solennelle qui leur était réservée.

Intelligents comme ils l’étaient, ils n’avaient pas tardé à se familiariser avec la langue que parlaient les habitants de la Lune.

Cette langue, aux inflexions musicales et douces, était d’une extrême simplicité logique. La grammaire et la syntaxe, fondées sur des règles nettes et conformes aux lois mêmes de la pensée, dégagées de toute complication inutile et de toutes ces exceptions qui embarrassent nos langues européennes, étaient claires et faciles. Mais cette sobriété des formes essentielles n’excluait pas la richesse : le vocabulaire était abondant et chacune des nuances les plus délicates de la pensée trouvait pour l’exprimer un mot précis, facile à retenir, qui, le plus souvent, formait image et dont le son mélodieux charmait l’oreille.

Le même esprit d’exactitude méthodique présidait à l’écriture qui servait à représenter les mots de cette langue.

L’humanité lunaire ne présentait en effet qu’une race unique, toujours soumise aux mêmes influences de température et de milieu. Il n’avait donc jamais été parlé qu’un seul idiome qui était allé se perfectionnant à mesure que progressait la civilisation et que les conquêtes de la science apportaient à la pensée de nouveaux éléments. On ne rencontrait pas dans cette langue la variété de radicaux venus de sources différentes et ces chinoiseries d’orthographe que nous ont laissées tant d’idiomes disparus. Les mots étaient donc figurés tels qu’ils étaient prononcés par un petit nombre de caractères faciles à saisir et à tracer. Tout le monde parlait bien, tout le monde écrivait bien.

D’ailleurs, la curiosité des explorateurs était surexcitée par tout ce qu’ils voyaient, et le désir d’apprendre, déjà naturel à ces esprits d’élite, se trouvait singulièrement accru. Toutes les forces de leur intelligence se trouvaient tendues pour comprendre et admirer ce monde où tout leur semblait supérieur à ce qu’ils connaissaient.

Ils allaient d’étonnement en étonnement.

Cette humanité qui semblait, à force de science et de volonté, avoir conquis le droit de vivre dans un milieu étrange ; ces êtres d’une nature plus subtile, débarrassés du souci matériel d’entretenir quotidiennement leur vie par une nourriture grossière ; ces arts et ces industries bien plus perfectionnés que les nôtres et qui avaient déjà dérobé à la nature des secrets que nous soupçonnons à peine, discipliné des forces dont nous sommes loin encore d’avoir tiré tout le parti possible ; cette civilisation si avancée qu’elle était arrivée à simplifier les conditions de la vie, à faire disparaître les rivalités et les dissentiments qui divisent les hommes ; cette haute culture morale, cet amour éclairé du bien, cette sagesse pratique exempte d’austérité farouche et de rigorisme étroit ; enfin ces mœurs douces où l’affabilité et la bienveillance rendaient tous les rapports aimables et faciles, tout cela les enchantait et les ravissait.

Marcel était dans un perpétuel état d’exaltation et d’enthousiasme. Jacques n’avait pas oublié son amour pour Hélène ; mais, dans ce milieu plein de sérénité, il y songeait sans amertume et avec une douce espérance. Lord Rodilan lui-même, rattaché à la vie, était guéri de son spleen et ne regrettait plus d’avoir échappé à la mort.

Pour compléter et hâter leur instruction, Rugel leur avait fait parcourir les diverses régions de la contrée où vivait l’humanité lunaire, dont le chiffre ne dépassait pas douze millions d’habitants.

Le centre de cette contrée était occupé par une mer de dimensions à peu près égales à celles de notre Méditerranée, La surface de cette mer intérieure était semée d’îles nombreuses, quelques-unes de dimensions très restreintes et groupées en riants archipels ; d’autres, plus importantes et isolées, atteignaient les proportions de petits continents. Des États comme la Grèce, la Belgique, le Portugal, y auraient tenu sans peine.

Autour de ces rivages, que découpaient des golfes nombreux, où s’avançaient de pittoresques presqu’îles, s’étendaient de vastes régions sillonnées de nombreux cours d’eau, parsemées de villes florissantes, où vivait à l’aise une population bien moins dense que celle qui s’entasse dans nos étouffantes cités.

Le sol allait s’élevant par une pente insensible jusqu’à une région de montagnes inaccessibles, aux roches surplombantes, aux précipices insondables et dont jamais personne n’avait gravi les flancs inhospitaliers. C’est par delà cette ceinture impénétrable que s’élevaient les assises granitiques formant à la fois et les parois et la voûte de la caverne colossale qui renfermait un monde.

Ce milieu, où ne pénétraient jamais les rayons du soleil, était éclairé d’un jour égal et constant produit par la diffusion dans l’atmosphére de cette lumière de nature électrique dont l’aspect imprévu avait si étrangement surpris les trois voyageurs. Cette continuité de la lumière, que ne variait aucune alternative de jour et de nuit, faisait aux habitants du monde lunaire une existence toute différente de la nôtre. La vie ne s’y partageait pas en deux parties de longueur inégale, dont l’une est toute remplie de fièvre, d’agitations, de combats âpres et acharnés, et l’autre plongée dans les ténèbres, où la nature et l’humanité semblent ensevelies dans la nuit du tombeau.

La surface du sol y était toujours pleine de vie et comme souriante. Chacun y donnait à ses occupations tout le temps nécessaire, sans s’inquiéter des divisions des jours, puisque la lumière ne cessait de remplir l’espace, et se livrait au repos lorsqu’il sentait le besoin de réparer ses forces épuisées.

La nature, toujours logique dans sa prévoyance, avait disposé la vie animale en vue du milieu où elle devait se développer. Comme les hommes, les êtres inférieurs étaient organisés de facon à entretenir leur vie par la seule respiration. La lutte pour l’existence n’armait les uns contre les autres ni les individus d’une même espèce ni les espèces différentes. Aussi le regard n’était-il pas affligé par le spectacle de ces combats incessants où le faible, toujours sacrifié, sert à nourrir le plus fort ; et il n’était pas à craindre que cette absence d’ennemis acharnés laissât se développer outre mesure les diverses espèces animales : leur fécondité limitée suffisait à remplir les vides que la mort, naturellement survenue, faisait dans leurs rangs, sans que jamais aucune d’elles pût devenir envahissante.

Les animaux n’ayant pas à se défendre contre des ennemis sans cesse renaissants et n’ayant pas non plus à attaquer pour vivre, n’avaient nul besoin de cet arsenal d’armes variées et terribles dont la nature les a gratifiés sur notre globe. Pas de griffes acérées, de dents menaçantes, de dards envenimés. Aussi les espèces malfaisantes y étaient-elles inconnues.


Les oiseaux venaient familiérement… (p. 110).

Des êtres doux et inoffensifs, n’ayant jamais eu à souffrir des attaques injustes de l’homme, et par conséquent à le redouter ou à s’en défier, s’en rapprochant du reste par leur intelligence et les instincts d’un naturel presque sociable, vivaient avec lui dans un état qui tenait le milieu entre l’indépendance et la domestication.

L’espèce qui semblait tenir le premier rang dans cette vie d’ordre inférieur offrait des analogies frappantes avec notre race canine. À la fois plus fine et plus forte, de forme plus svelte et plus élégante, elle vivait près de l’homme comme un compagnon affectueux et soumis.

Dans une plus étroite intimité avec les habitants de la Lune, vivait encore un autre animal de taille plus petite, d’allures moins vives, aux formes charmantes, souple et caressant, qui était comme l’hôte assidu de chaque maison. Sa robe aux poils longs et soyeux, offrait les couleurs les plus variées et les plus chatoyantes. Comme le plumage de nos oiseaux des tropiques, elle était tantôt de teinte uniforme et brillante, tantôt diversement nuancée, mais toujours douce et plaisante aux regards. De mœurs familières et paisibles, ces animaux n’avaient rien de l’égoisme féroce, de l’hypocrisie de notre race féline. Ils semblaient avoir fait à l’homme le sacrifice de leur liberté, et leurs yeux, expressifs et doux, montraient qu’ils étaient sensibles à l’affection dont ils étaient l’objet.

D’autres animaux dont la taille et les formes rappelaient celles de nos daims, de nos cerfs et de nos gazelles ou dont le pelage de couleurs variées était tantôt zébré ou capricieusement tacheté comme celui de nos tigres et de nos léopards, dont ils n’avaient ni la férocité ni les instincts sanguinaires, peuplaient la campagne.

Les familles des oiseaux, bien moins nombreuses que chez nous, se faisaient, en revanche, remarquer par la beauté et l’éclat de leur plumage et l’harmonie de leurs chants. Comme ils n’avaient pas plus que les autres êtres animés de raisons pour redouter l’approche de l’homme, ils venaient familiérement à son appel, peuplaient les bosquets qui entouraient les habitations, pénétraient dans les demeures qu’ils égayaient de leurs gazouillements et de leur présence.

Dans les mers, dans les fleuves, dans les lacs, vivaient quelques races de poissons dont rien ne troublait jamais la tranquille existence et qui semblaient n’être là, comme le dit un poète ancien, que pour qu’aucun des éléments de la nature ne restât privé d’habitants.

Dans ce milieu presque complètement clos, la clarté du jour et la température ne subissaient que de légères variations. La lumière qui l’éclairait était analogue à celle que répand sur notre terre le soleil lorsque, dans les journées d’été, il s’élève au matin voilé des brumes qui se forment à la surface du sol refroidi pendant la nuit. Cette clarté était douce, irisée des teintes du prisme singulièrement attendries, délicatement nuancées, et qui semblaient se succéder en ondulations harmonieuses ; elle n’était assombrie que lorsque les vapeurs qui s’élevaient des mers se condensaient dans les hautes régions de l’atmosphère en nuages légers et changeants, ui parfois se résolvaient en une pluie fine dont l’ondée vivifiante faisait s’épanouir les fleurs et augmentait leurs parfums. La température s’abaissait alors de quelques degrés, mais jamais assez pour qu’une sensation de froid vint surprendre les habitants et diminuer leur activité.

Cette tiédeur constante de la température, ces pluies bienfaisantes donnaient au sol une merveilleuse fertilité. Les campagnes n’étaient pas cultivées, puisque les habitants de ces heureuses régions n’étaient pas astreints à la nécessité d’arracher péniblement à la lerre des aliments indispensables à une vie inférieure et matérielle. Aussi les plantes s’y épanouissaient en pleine liberté. Toutefois, privée de la lumière du soleil, la végétation y offrait un aspect étrange auquel l’œil de nos Européens avait eu quelque peine à s’accoutumer. Le sol était généralement couvert d’un gazon épais et fin, d’un vert pâle et qui parfois atteignait la couleur d’un blanc légèrement teinté.

Sur ce fond d’un ton très adouci s’enlevaient des bouquets de bois d’une verdure un peu plus sombre. Les troncs élevés et recouverts d’une écorce tantôt blanche et marbrée, tantôt lisse et verte, tantôt striée de bandes longitudinales plus ou moins foncées, étendaient leurs branches couvertes de feuilles aux formes bizarrement découpées. Ces feuilles n’étaient pas d’une couleur uniforme. Les unes, panachées et légères, étaient presque transparentes, et la lumiére qui les traversait leur donnait un éclat semblable à celui des fleurs ; d’autres, formées d’un tissu fin et cotonneux, découpées comme une fine dentelle, semblaient vaporeuses et légères.

Parfois, au milieu des prairies, s’élevaient des végétaux gigantesques, au tronc colossal, étendant dans tous les sens leurs rameaux vigoureux et tout chargés de longues et larges feuilles qui, comme des voiles de gaze mordorée, ondulaient au moindre souffle, et où la lumière s’irradiait en couleurs variées. D’autres enfin, de moindre hauteur, au tronc lisse et d’un vert plus vif, dressaient dans les airs leurs feuilles lancéolées, aux nervures épaisses, à la pointe armée d’une sorte de dard.

Tous ces arbres, d’essences diverses et inconnues à nos voyageurs, portaient des fleurs aux formes étranges et capricieuses ; mais ces fleurs, comme celles qui émaillaient les campagnes, étaient toutes de couleurs voilées et d’un éclat en quelque sorte attiédi. On n’y voyait point, comme sur la terre, ces rouges éclatants et d’une pourpre saignante, ces jaunes rutilants qui ressemblent à de l’or en fusion, ces bleus et ces violets vigoureux et profonds ; mais des roses pâles, des jaunes qui semblaient atténués par le temps, des bleus tendres, des rouges éteints aux reflets violâtres. Seul le blanc, que caressait la lueur légèrement bleutée de l’atmosphère, prenait à ce contact un lumineux éclat.

Sous cet heureux climat, où il n’y avait jamais d’hiver, les forêts ue dépouillaient jamais leur parure, les gazons n’étaient jamais sans fleurs ; elles se succédaient sans relâche et le regard en était toujours charmé.

Pour des yeux habitués aux couleurs violentes et quelquefois heurtées qu’affectent chez nous les plus riches floraisons, l’aspect général de la nature pouvait paraître un peu fade et un peu monotone ; mais la vue s’habituait bientôt à ces tons d’une douceur infinie et dont les mille nuances et la diversité délicate ravissaient et reposaient à la fois.

Les villes étaient nombreuses, construites comme celle qu’habitaient nos voyageurs et qui était, à proprement parler, la capitale du monde souterrain : car c’était là que siégeait, avec le Conseil Suprême, le chef de l’État. Mais la capitale ne se distinguait pas autrement des autres cités. Comme le sol appartenait à tous et que nul n’avait intérêt à disputer à autrui une part de la propriété commune, chacun avait pu donner à sa demeure les proportions qu’exigeait le nombre des membres de sa famille ou sa propre fantaisie.

Il n’y avait pas là, comme sur la Terre, de ces ruches sans lumiére et sans air, formées d’étages superposés, où s’entassent de
Le train ainsi formé… (p. 115).
nombreuses familles étrangères les unes aux autres. Chaque famille avait sa demeure et tous se plaisaient à l’orner et à la décorer avec un goût d’une exquise variété.

Les rues étaient larges et spacieuses, dallées d’une sorte de matière semblable au verre dont les coloris divers, disposés avec art, formaient une espèce de mosaïque. Les végétaux qui les bordaient, les jardins qui entouraient les maisons, les larges espaces plantés et d’arbustes toujours couverts de feuillage et de fleurs, donnaient à toutes ces villes un aspect riant et paisible. De nombreux véhicules électriques, légers, rapides et de formes gracieuses, roulant sans bruit, les sillonnaient dans tous les sens. Les routes qui reliaient les villes n’étaient que la continuation des rues qui les traversaient ; elles étaient plantées et pavées de la même facon.

Dans la campagne, à certaine distance des villes, s’élevaient des habitations solitaires, asiles préférés de quelques sages jaloux de ne pas être troublés dans leurs méditations par le mouvement des cités.

Grâce à un système de locomotion électrique qui permettait d’obtenir, avec des appareils d’un très petit volume, une force propulsive très considérable, les communications entre les diverses villes étaient rapides et fréquentes. Ils avaient en effet découvert un métal avec lequel la constitution géologique du globe terrestre n’offre rien d’analogue. De couleur bleuâtre, d’une densité inférieure à celle de l’aluminium, moins fusible que le platine, plus magnétique que le fer doux, il avait la propriété de se charger à l’air libre d’électricité, de l’emmagasiner et de former ainsi de véritables accumulateurs d’une extrême puissance et d’une durée presque indéfinie.

Les principales villes étaient reliées par un réseau de voies ferrées dont l’étrangeté avait causé aux trois habitants de la Terre une profonde surprise lorsqu’ils les avaient vues pour la première fois.

Tout y était nouveau, en effet.

Qu’on se figure des véhicules de forme élégante et légère, évidés par le haut et renflés par le bas, reposant des deux côtés sur l’extrémité d’un essieu servant d’axe à une sorte de sphère formée de quatre grands cercles métalliques se coupant angle droit, et dont l’un, perpendiculaire au véhicule et muni d’une gorge, court sur un rail unique. Comment un semblable appareil pouvait-il se maintenir en équilibre ?

Ce fut le problème que se posa tout d’abord l’ingénieur Marcel, et dont la solution, aussi simple qu’originale, l’émerveilla.

Les savants de la Lune n’avaient fait là qu’appliquer à la locomotion le principe du gyroscope.

On sait qu’un corps solide, comme par exemple un disque métallique, soumis à un rapide mouvement de rotation sur son axe, conserve invariablement son plan de rotation et par conséquent son axe tant que la vitesse initiale n’est pas modifiée. C’est sur ce point que le physicien Foucault s’était fondé pour construire l’instrument qui lui servit à démontrer la rotation des planètes. Son gvroscope, en effet, se maintient en équilibre, suspendu en porte-à-faux tant qu’il conserve la même vitesse de rotation.

C’était, dans l’appareil qui causait la surprise de Marcel, l’application de la même loi physique.

Au centre de la sphère sur l’axe de laquelle reposait le véhicule, était disposé un disque ou plutôt une sorte de volant métallique très pesant, animé par un moteur électrique d’un mouvement de rotation extrêmement rapide, dans le plan même de la roue à gorge qui reposait sur le rail. Le diamètre et le poids de ce volant, ainsi que la vitesse qui lui était imprimée, tout était calculé en vue de la charge que l’axe de la sphère était appelé à supporter. Tant qu’il conservait sa vitesse, l’appareil tout entier gardait sur le ruban de métal un équilibre fixe et invariable, assez stable pour n’être pas rompu par le va-et-vient des voyageurs. Le train ainsi formé était mis en mouvement par un moteur électrique indépendant, disposé sur le premier des véhicules, qui constituait ainsi une sorte de locomotive électrique, dont la forme en coupe-vent très aigu diminuait de beaucoup la résistance atmosphérique.

Ce système avait pour conséquence, puisque le tout roulait sur un seul rail, de réduire le frottement à son minimum et d’augmenter proportionnellement la vitesse obtenue. Il en résullait aussi pour l’établissement des voies de précieuses facilités.

En effet, le rail reposait sur des piliers métalliques placés de distance en distance et dont les hauteurs, variant suivant les inégalités du sol, maintenaient la voie dans un plan toujours horizontal. Ainsi étaient évités ces travaux de terrassements, ces tranchées, ces remblais, tout ce qui rend si long et si pénible l’établissement des voies ferrées terrestres ; pas d’autres ouvrages d’art que quelques ponts hardis, également métalliques, jetés sur une gorge profonde ou sur un cours d’eau.

Toujours soucieux de parer aux accidents possibles, les ingénieurs lunaires avaient prévu le cas où, pour une cause quelconque, le courant moteur venant à faire défaut, le train serait menacé de perdre son équilibre.

Ils y avaient pourvu par un ingénieux système de freins. Le rail, de dimensions et de force bien supérieures à ceux en usage sur la terre, avait aussi la forme d’un champignon, à cette différence près qu’il était évidé plus profondément et en retrait de facon à offrir de chaque côté une gorge dont une semelle d’acier pouvait épouser exactement la forme ; cette semelle terminait, à droite et à gauche du rail, un bras de levier très puissant, disposé sous les véhicules et formant ainsi un triangle isocèle dont le rail était le sommet. Quand le train était en marche, ces deux semelles d’acier se maintenaient assez écartées pour qu’aucun frottement ne pût se produire. Aussitôt que le courant actionnant les gyroscopes venait à cesser ou même à diminuer et que la stabilité des véhicules se trouvait compromise, les deux semelles se rapprochaient du rail, y adhéraient fortement et formaient ainsi au train une base inébranlable. Pour déterminer ce rapprochement, un mécanisme automatique était disposé sur le véhicule locomoteur. Là, se trouvaient en effet, sous les veux de ceux qui conduisaient le train, des appareils enregistreurs dont les aiguilles indiquaient à la fois avec précision le nombre de tours accomplis par les gyroscopes dans l’unité de temps, la force et l’intensité du courant électrique. Aussitôt que l’aiguille atteignait le chiffre minimum, un déclenchement se produisait et les semelles de tous les freins, saisissant à la fois le champignon du rail, maintenaient le train en équilibre. Il suffisait alors d’interrompre le courant qui activait l’appareil locomoteur pour qu’en peu d’instants le train s’arrétât sans secousse.

Tout cela était léger, aérien, silencieux, et les trois amis ne pouvaient se lasser d’admirer le génie fertile qui avait imaginé ces trains hardis qu’on voyait fendre l’air avec rapidité et dont un faible bruissement signalait seul le passage.

Ce système de transports servait aux besoins généraux et industriels ; mais, pour les communications particulières ou les déplacements individuels, il existait d’autres moyens d’un usage commode et facile.

Dans cette atmosphère saturée d’électricité, où dominait l’ozone, c’est-à-dire l’oxygène électrisé, il y avait là un réservoir inépuisable de forces naturelles que la science très avancée des habitants de la Lune avait pliées à tous leurs usages.

C’était un jeu pour eux, avec le moteur léger et puissant dont ils disposaient, de construire des appareils qui, plus lourds que l’air, et prenant leur point d’appui dans le milieu ambiant, pouvaient se diriger avec sûreté dans l’atmosphère et franchir sans encombre et avec rapidité des distances considérables.

Un ingénieux système de parachutes qui, sous un petit volume, offraient une large surface de résistance et se déployaient automatiquement, prévenait les accidents, toujours à craindre, même avec les engins les plus perfectionnés, et assurait à ce genre de transports une sécurité complète. Après de longs tâtonnements, les physiciens lunaires avaient reconnu que le mode de propulsion le plus simple et le plus pratique était celui de l’hélice auquel, sur la Terre, on n’est arrivé que si tard.

Les oiseaux fatiguaient leur vol à suivre ces nefs légères qu’une seule personne suffisait à diriger et à maintenir dans la direction voulue.

C’était le fluide électrique lui aussi qui mettait en mouvement les embarcations de toutes sortes qui flottaient à la surface de la mer intérieure, remontaient le cours des fleuves ou même, plongeant sous les eaux, allaient explorer les couches profondes de ces mers inconnues.

Tout, dans ce monde si différent de la Terre, respirait le calme et la paix de l’âme ; tous, affranchis des besoins matériels, semblaient n’avoir d’autre souci que de développer leur intelligence ou de s’abandonner aux sentiments du cœur les plus tendres et les plus élevés. La sérénité de leurs traits, la franchise de leur regard, la bienveillance de leur sourire montraient que leur âme était libre de toutes les ambitions mesquines, de toutes les passions égoïstes qui rendent si misérable la condition de l’humanité terrestre.

On n’y connaissait guère d’autres tristesses que celles qui pouvaient résulter de la perte des êtres qu’on chérit, de quelque enfant arraché, à l’aurore de la vie, à l’affection de ses parents, d’une compagne bien-aimée, d’un ami ou d’un maître vénéré, ou encore de ces inquiétudes ou de ces tourments dont ne peut se défendre l’âme des sages, alors que, tout entiers à la recherche de quelque important problème, ils voient fuir devant eux la solution qu’ils ont longtemps poursuivie.

Nos voyageurs se demandaient cependant où, comment et par qui étaient construits les monuments qui excitaient leur admira tion, les machines et les appareils si divers qui répondaient d’une manière si commode et si complète à toutes les exigences de la vie.

Ils n’avaient en effet, dans les villes et dans les campagnes qu’ils avaient parcourues, aperçu nulle part les traces d’un travail industriel. Ils devaient apprendre, en prolongeant leur séjour dans le monde lunaire, qu’au delà de la limite des régions qu’ils avaient visitées, se trouvaient d’autres agglomérations d’habitants différentes de celles qu’ils connaissaient déjà.

C’était dans le voisinage des montagnes dont nous avons déjà parlé, que se dressaient ces cités véritablement industrielles. Là, on extrayait du sol les métaux utiles ou précieux ; là, on les mettait en œuvre ; de là sortaient tout fabriqués les ustensiles nécessaires aux divers usages de la vie et tous les appareils que comporte un état de civilisation très avancée.

C’était la classe des Diémides qui était employée à ces travaux multiples.

CHAPITRE XIII

DIÉMIDES ET MÉOLICÈNES

Comme dans toutes les réunions d’êtres humains, intelligents et moraux, soumis à la grande loi du progrès, et qui s’élèvent sans cesse dans la voie d’un bien-être de plus en plus complet, d’une connaissance de plus en plus large et d’une moralité de plus en plus haute, l’humanité lunaire avait, dès le début, présenté des aptitudes diverses, des capacités différentes.

Là, comme partout où nous pouvons concevoir des êtres vivants et perfectibles, la lutte pour l’existence, dont chaque pas en avant est une conquête sur la nature, l’influence des milieux, la sélection et l’hérédité avaient fait leur œuvre. Pendant que les uns mieux doués, mieux armés, avaient pu cultiver leurs facultés dans des conditions plus favorables et devenaient supérieurs par la science et la pratique du bien, les autres ne suivaient que de loin et d’un pas plus lent cette marche dans la route du progrès indéfini.

Toutefois, comme les habitants de la Lune n’étaient pas soumis aux mêmes nécessités que ceux de la Terre, comme ils étaient par nature d’une essence moins grossière et moins asservis aux exigences de la matière, leur point de départ avait été plus élevé que celui de nos races primitives ; le développement de cette humanité privilégiée avait été plus rapide et plus complet. La distance qui séparait les couches extrêmes de cette hiérarchie morale était bien moins considérable que celle qui existe sur la Terre entre les produits raffinés de nos civilisations européennes et les barbares grossiers qui errent dans la brousse de l’Afrique centrale ou dans les déserts de l’Australie.

D’un naturel doux et paisible, pénétrés dans une large mesure de l’amour du bien, du respect de la science et de l’ambition légitime de s’élever toujours plus haut, les Diémides — c’est-à-dire en langage lunaire ceux qui aspirent à une condition meilleure — acceptaient avec joie ces travaux qui servaient à l’utilité commune de la grande famille dont ils faisaient partie. Du reste, les incessantes découvertes des savants qui dérobaient chaque jour à la nature quelque nouveau secret, et qui employaient à leur usage, en les disciplinant, des forces qui nous sont encore inconnues, rendaient ces travaux toujours plus faciles et moins répugnants.

D’ingénieux procédés, des machines d’un mécanisme aussi simple que sûr permettaient d’extraire presque sans effort les matières premières que le sol fournissait en abondance, de fabriquer sans peine tous les objets utiles, et réduisaient à son minimum le travail de l’homme, dont le rôle se bornait à conduire et à surveiller la marche d’un outillage perfectionné.

D’ailleurs, le grand sentiment de justice et d’amour qui régnait dans cette société épurée rendait douce aux Diémides leur condition et réservait à chacun la perspective des plus précieuses récompenses. Là chacun tenait le rang que lui assignaient exactement son mérite et sa valeur morale. Quiconque par son intelligence, par les services rendus, par le bon exemple donné, se distinguait de ceux au rang desquels l’avait placé sa naissance, s’élevait d’autant dans l’échelle sociale : à tout progrès dans la dignité morale correspondait une élévation proportionnelle dans la dignité sociale. De cet ensemble de mœurs et d’institutions qui s’étaient librement et spontanément établies chez ces races naturellement portées au bien, était résultée une hiérarchie fixe quant aux démarcations qui séparaient les diverses classes, mais essentiellement mobile pour les individus, qui pouvaient toujours, par la continuité de leurs efforts, monter vers les classes supérieures. De là un ordre social d’où étaient exclues toute envie et toute basse jalousie, où régnaient dans tous les rangs le sentiment du devoir accompli et la paix qui l’accompagne.

Au degré le plus inférieur de l’échelle se trouvaient ceux des Diémides qui étaient employés aux industries extractives ; au-dessus les constructeurs, ceux qui élevaient les habitations ou qui façonnaient les machines, objets mobiliers et engins divers. Plus haut enfin ceux qui, sous la direction des artistes, peintres, seulpteurs, architectes, ingénieurs, décoraient les édifices, sculptaient ou ciselaient le bois, la pierre ou le métal.

Là s’arrétait le role des Diémides.

La hiérarchie se continuait dans la classe supérieure appelée les « Méolicènes », c’est-à-dire les hommes de l’intelligence.

À vrai dire, il n’y avait d’autres distinctions entre les deux branches de ce grand peuple que la nature du travail auquel on s’employait. Tant que ce travail était entièrement ou surtout matériel, on restait dans la classe des Diémides. Lorsque l’œuvre à laquelle on était voué exigeait l’emploi exclusif des facultés de l’intelligence, on entrait dans la classe supérieure des Méolicènes. Et là encore se continuait une marche ascendante jusqu’au rang le plus élevé où se tenaient les sages dont le vaste esprit embrassait le principe de toutes les sciences, les lois générales de l’univers, et les grandes vérités morales qui servaient de guide à cette humanité déjà si avancée dans la voie de la perfection.

Comme le culte et la pratique du bien étaient, dans ces natures d’élite, en harmonie avec l’étendue des connaissances, les premiers d’entre les Méolicènes unissaient à la plus complète sagesse la plus inaltérable vertu.

Dégagés de ce qui pouvait exister encore dans les rangs inférieurs de faiblesses humaines, de défaillances, d’imperfections morales, ils semblaient vivre dans une atmosphère éthérée où ne parvenait jamais rien de bas ou d’impur. Ils dominaient par la puissance de leur esprit, la possession presque complète des secrets de la nature qui mettaient entre leurs mains des forces capables au besoin de détruire le monde qu’ils habitaient, et surtout par la sérénité de leur vie et l’autorité que leur donnait la réalisation constante de tout ce qui est bon, honnête et juste.

Ils formaient le Conseil Suprême du magistrat qui était à la tête de cette sorte de république.

Ce chef de l’État, dont les pouvoirs duraient autant que sa vie, était élu par les membres de ce conseil et toujours choisi parmi eux.

Dans cette assemblée de sages il ne pouvait être question d’intrigues ou de compétitions vulgaires : c’était toujours au plus digne qu’allaient les suffrages de ses collègues.

Ses fonctions consistaient à diriger les délibérations de l’assemblée qu’il présidait, et à prendre de son initiative propre toutes les mesures qu’il jugeait utiles au développement matériel et moral de la société tout entière.

Il figurait au premier rang dans toutes les cérémonies publiques ; il était à la fois le chef de la religion et de la cité. Ce double caractère auguste et sacré, la conviction de tous qu’il était le premier par la science, par la sagesse et par la vertu, lui assuraient une autorité devant laquelle chacun s’inelinait avec respect.

Dans ce milieu où la situation sociale était marquée par la seule valeur personnelle, aucun privilège n’était réservé à la naissance : tous naissaient égaux, tous passaient par les mêmes épreuves. L’enfant, qu’il fût issu d’un Diémide ou d’un Méolicène, était élevé jusqu’à la puberté au sein de la famille. Sans distinction de sexe, il recevait de la bouche des sages les éléments de toutes les connaissances utiles ou agréables qui devaient lui permettre de remplir plus tard le rôle auquel la nature l’avait destiné. Les jeunes gens y puisaient les principes des sciences qu’ils auraient à appliquer dans les fonctions diverses que leur gardait la hiérarchie sociale. Les jeunes filles, dans l’âme desquelles on cultivait surtout le sentiment du beau, s’y formaient à la culture des arts, sans que ces aspirations vers l’idéal pussent jamais altérer la réserve et la modestie si naturelles à leur sexe et qui font le charme de la vie.

Et ceux qui étaient chargés de distribuer ainsi l’enseignement, et qui avaient la mission délicate de discerner dans chacun les aptitudes dominantes et d’en favoriser le développement pour le plus grand bien de l’intérêt commun, étaient des plus honorés parmi les Méolicènes.

On considérait comme la plus importante de toutes la tâche de
Dans cette assemblée de sages… (p. 122).
former ainsi au culte du bien, du beau et du vrai l’âme des générations futures.

Pour les jeunes filles, leur vie se continuait au foyer domestique jusqu’à ce que le choix d’un époux vint les faire sortir de la maison paternelle.

Comme nul ne pouvait songer à s’enrichir ni à s’élever par de mauvais moyens au-dessus des autres, et comme il n’y avait pas de propriété individuelle, chacun recevait sa part légitime du fonds commun, et par suite il n’y avait ni transactions, ni salaires, ni monnaies d’aucune sorte ; aussi ne pouvait-il être question de fortune ou de dot. Tandis que, sur la Terre, on se lance éperdüment à la chasse des riches héritières et, sans se préoceuper des qualités de l’esprit et du cœur, on ne vise que des apports opulents ou de basses espérances, heureux et envié lorsqu’on a brillamment réussi dans ces honteux calculs, l’amour seul, confiant et désintéressé, présidait là aux unions, dont il assurait à la fois le bonheur et la dignité.

Lorsqu’une sympathie réciproque avait rapproché deux êtres, lorsque la sincérité de leurs sentiments, qu’ils ne pouvaient songer à dissimuler, avait consacré ces premiers mouvements du cœur, nul ne s’inquiétait de savoir à quel rang de l’échelle sociale se trouvaient placés ceux qui aspiraient à s’unir pour fonder une nouvelle famille. Sur ce terrain, pas de distinction entre les Diémides et les Méolicènes.

Du reste, le fonctionnement même des institutions qui régissaient l’humanité lunaire rendait impossible la formation d’une aristocratie de race : on ne s’inclinait que devant la supériorité intellectuelle et morale acquise par un travail incessant et constatée par de nombreuses et décisives épreuves.

Pour s’en rendre compte, il faut revenir sur l’éducation donnée aux jeunes gens.

Lorsqu’ils étaient entrés dans l’adolescence, tous sans distinction, qu’ils fussent issus des plus élevés des Méolicénes ou des plus humbles des Diémides, prenaient rang dans la classe de ces derniers et devant eux s’ouvrait une carrière de perfectionnement et de progrès.

Tous commencaient par être employés aux travaux purement manuels et qui ne réclamaient que l’usage des forces physiques. Mais ces travaux qui, pour la plus grande partie, étaient exécutés par des machines dont l’électricité était l’inépuisable moteur, leur fournissaient l’occasion d’exercer à la fois leur intelligence et leur sentiment artistique. Une fois que les matériaux étaient extraits et grossièrement mis en œuvre, ils n’avaient plus qu’à les façonner, leur donner la forme définitive et, quel que fût l’usage auquel ils étaient destinés, depuis les supports puissants sur lesquels reposaient les lignes ferrées et les blocs qui servaient d’assises aux monuments jusqu’aux organes les plus délicats des appareils compliqués et aux meubles qui garnissaient et ornaient les demeures, tout, chez ce peuple si éminemment doué, revêtait des formes d’une élégante et harmonieuse variété.

Ces occupations, du reste, leur laissaient de nombreux loisirs ; et, en même temps qu’ils travaillaient à l’utilité commune, ils poursuivaient la culture de leur esprit et s’efforçaient de se rendre dignes d’une condition supérieure.

Les savants qui dirigeaient leurs travaux et distribuaient à chacun sa tâche, étaient aussi ceux qui les guidaient dans le développement de leur instruction scientifique et morale. C’était ainsi une vaste famille, où l’autorité était aimée et respectée parce qu’elle était toujours bienveillante et juste, où l’obéissance était facile et douce, car elle ne reposait pas sur la crainte d’un pouvoir tyrannique ou jaloux, mais sur une affection réciproque et un constant désir de bien faire.

Ces savants, qui étaient aussi des sages, suivaient d’un œil attentif l’œuvre de chacun ; ils jugeaient du mérite, des efforts accomplis, des résultats obtenus, et, aussitôt que l’un de ceux qui étaient soumis à leur direction avait, par son travail personnel, augmenté la somme de ses connaissances et s’était rendu capable de rendre à la société des services d’un ordre plus élevé, ils le désignaient pour prendre rang dans une classe supérieure.

Et ces décisions que dictaient seuls l’esprit de justice et le sentiment du bien commun, étaient acceptées sans contestation, sans jalousie et sans envie.

Celui qui s’élevait ainsi dans l’échelle sociale ne voyait autour de lui que des visages souriants, que des mains tendues pour le féliciter de son heureux succès : tant la conviction régnait du haut en bas de cette société que tout devait tendre et tendait en effet à la prospérité et au bonheur de tous.

Il n’était pas cependant donné à tous ceux qui formaient la classe des Diémides de marcher d’un pas égal dans la voie de progression qui leur était ouverte. Ceux qui, comme il est naturel dans toute réunion d’hommes, étaient moins bien partagés au point de vue de l’intelligence, ne franchissaient jamais les degrés inférieurs ou ne pouvaient jamais sortir du rang des Diémides ; mais la moralité, l’esprit d’ordre et de soumission étaient les mêmes chez tous. Et ainsi s’accomplissait d’une façon régulière et constante, sans opposition, sans regets et sans amertume, la sélection rationnelle qui assurait à chacun la place qui lui convenait le mieux.

La condition des femmes était telle qu’on peut la concevoir dans un monde exempt de passions, d’ambitions mesquines ou de puériles vanités. Quel que fût l’époux de leur choix, Diémide ou Méolicène, toutes étaient également considérées. Du reste, s’il existait pour les hommes des distinctions de classes, des degrés hiérarchiques, rien de semblable ne se rencontrait pour les femmes. Et la raison en était simple : là point de riches ni de pauvres ; la vie matérielle, ramenée à sa plus simple expression, réduisait à n’être plus qu’un jeu ces soins du ménage qui sont souvent chez nous si fastidieux et si rebutants.

Nul n’était réduit à la condition servile de rendre à son semblable des services humiliants. La dignité de chacun, à quelque classe qu’il appartint, était ainsi respectée, et on n’avait pas à souffrir de ces vices dégradants qu’engendre sur la Terre la domesticité : la jalousie et la haine, le mensonge et la fraude qui se dissimulent sous les formes de la complaisance et de l’obséquiosité.

Pendant que les hommes remplissaient leurs fonctions sociales, — nul en effet n’était là oisif ou désœuvré, — aux femmes était réservé le soin d’orner et d’embellir leurs demeures, d’élever les enfants et aussi de cultiver en elles le sentiment exquis des arts, du dessin et de la peinture, de la musique ou de ces ouvrages délicats et charmants qui rehaussaient l’éclat des vêtements et ajoutaient à leur beauté l’attrait de la parure.

Le goût qui présidait à leurs ajustements était toujours réglé par un sentiment très juste de mesure et de décence ; rien n’y était donné à la vanité, à l’ostentation, au besoin de paraître, qui gâte si souvent chez les femmes de la Terre les plus précieuses qualités. Leurs traits, réguliers et purs, n’offraient pas ces spécimens de laideur pénible qui chez nous font parfois sourire et aliènent toute sympathie. Leurs visages étaient empreints d’une douceur attachante et d’un agréable enjouement. Un art faux et malsain n’aurait pu y rien ajouter ; la nature leur suffisait, et il ne leur serait pas venu à l’esprit de recourir à de vains artifices pour exagérer l’opulence de leur chevelure, la fraîcheur de leur teint, l’éclat de leurs regards.

Elles ignoraient également cette coquetterie désespérée des femmes qui ne veulent pas vieillir, dont l’esprit frivole et le cœur léger s’alarment à la première ride et aux premiers cheveux blancs. La pensée de lutter contre les lois qui président à la transformation de tous les êtres n’aurait pu germer en elles : elles passaient sans trouble de la jeunesse à l’âge mûr et à la vieillesse, toujours aimées, respectées, honorées.

Du reste, leur visage gardait toujours, même dans l’âge le plus avancé, un grand air de noblesse et de bonté. La franchise et la sincérité absolues qui étaient une loi de leur nature et la condition de leur supériorité morale, rendaient impossibles chez elles ces dissimulations perfides, ces roueries, ces trahisons qui ont si souvent causé sur la Terre le désespoir et la ruine. Les médisances, les calomnies, les bavardages insipides, les insinuations méchantes où se complaisent d’ordinaire dans notre monde inférieur les esprits oiseux ou vides de nos sociétés mondaines, étaient complètement inconnus.

Les liens créés par la nature, consacrés par l’affection et rehaussés par une grande dignité morale, étaient saints et respectés. Chaque famille offrait un tableau complet de concorde et d’amour, où se reflétaient l’ordre et l’harmonie qui régnaient dans la société tout entière.

Les croyances religieuses étaient bien celles qui convenaient à ce monde épuré. Dès l’origine, ses habitants avaient été par la haute puissance de leur raison tenus à l’abri de ces superstitions grossières qui ont marqué chez nous le lent développement de nos civilisations. L’idée d’une Intelligence Souveraine, infinie, source de toutes choses, centre de tout bien et de toute beauté, n’avait pas eu besoin de s’incarner pour eux dans des formes d’abord d’un matérialisme barbare, puis peu à peu plus abstraites et plus parfaites.

Elle s’était, dès l’origine, présentée à eux dans toute sa simplicité et son inaltérable splendeur.

Aussi jamais n’avaient-ils jugé à propos d’enfermer la divinité dans des temples, ni de soumettre le culte qu’ils lui rendaient à des manifestations souvent cruelles et sanglantes, parfois puériles ou ridicules.

Chacun, dans son for intérieur, rendait à la divinité un hommage libre et pur, reportait sur l’Auteur de toutes choses ses joies ou ses tristesses, et, en dehors de tout rite étroit et de toute liturgie, s’abandonnait, dans toute la spontanéité d’une conscience qu’aucune autorité ne venait contraindre, à ses sentiments de reconnaissance et d’adoration.

À de certaines époques, le chef de l’État conviait à des cérémonies publiques, d’un caractère à la fois patriotique et religieux, tous les habitants du monde lunaire, et c’était à cet appel tout paternel que se bornait l’exercice de son autorité religieuse.

Pour ces cérémonies qui entretenaient dans les générations successives la chaîne des traditions, les poètes composaient des chants, des hymnes inspirés, les musiciens faisaient entendre les plus ravissantes mélodies. On y célébrait le souvenir de ceux dont le génie avait doté l’humanité de quelque grande et féconde découverte, des sages qui avaient formulé les préceptes d’une morale sublime, et la voix de tout un peuple montait vers le ciel en accents de joie et de gratitude.

Rien dans ce culte si élevé qui ressemblât à ces controverses théologiques où un fanatisme aveugle déchaîne ses fureurs intolérantes et qui ont fait couler des torrents de sang et de larmes. Rien non plus de pareil à ces disputes philosophiques, vaines et stériles, où des esprits infatués de leur propre puissance se perdent dans les brouillards d’une incompréhensible métaphysique.

Tout était simple, tout était noble, tout était grand.


CHAPITRE XIV

LA RÉCEPTION

Le jour fixé pour la réception des étrangers était arrivé. C’était dans le palais où siégeait le chef de l’État et où se réunissait le Conseil Suprême que devait avoir lieu cette cérémonie qui allait consacrer d’une impérissable façon le succès de la plus audacieuse entreprise qu’aient jamais tentée des créatures humaines. Le bruit de cette solennité s’était répandu dans tout le monde lunaire : chacun était avide d’y assister et tout s’accordait pour l’entourer d’une exceptionnelle magnificence.

Le palais s’élevait à quelque distance du rivage où la mer venait briser ses flots tranquilles, au centre d’une vaste place bordée de portiques de marbre dont les couleurs variées rappelaient le porphyre, le portor, le paros, le sanguinède, le jaspe.

Autour des colonnes et des piliers se tordaient des guirlandes de fleurs et de feuillage en métaux précieux, merveilleusement fouillés, et dont les éclats tour à tour fauves ou azurés se mariaient à la couleur des marbres qu’elles décoraient. Le long des entablements et sur les frises couraient des arabesques du travail le plus fini. Sur ce fond d’une teinte chaude se détachait vigoureusement le palais dont la blancheur était atténuée par la multiplicité des ornements qui en couvraient les murs. Des générations d’artistes s’étaient succédé pour embellir ce fastueux monument où se résumait en quelque sorte l’histoire du monde lunaire.

Au centre de l’édifice s’élevait un dôme d’une élégante hardiesse, surmonté d’un campanile svelte et léger, finement ajouré. Ce dôme était recouvert d’un lacis d’ornements métalliques, dont les ciselures laissaient apercevoir entre leurs réseaux capricieux l’éclatante blancheur du marbre qu’ils recouvraient. Il reposait sur une rangée de colonnettes, aux chapiteaux richement travaillés, et que reliaient entre elles des arceaux sculptés à jour dont les nervures, tourmentées et entrecroisées par une main sûre, formaient une véritable dentelle.

Le palais que couronnait ce dôme aérien affectait, dans ses dispositions générales, la forme d’une croix aux quatre branches égales. Au-dessus de celle qui s’allongeait dans l’axe de la place, s’étendait une vaste terrasse entourée d’une balustrade légère d’or et d’argent et aussi de ce métal, aux reflets violacés, que connaissaient déjà nos voyageurs. C’était, on se le rappelle, sur une plaque de ce métal qu’étaient gravés les signes mystérieux qui avaient donné à Marcel l’idée de se lancer dans cette entreprise surhumaine. Tout était massif, et là encore se retrouvait cette inépuisable fantaisie qui assouplissait le métal, comme une branche flexible, autour du dôme et dans l’entre-deux des colonnettes. Au-dessus des trois autres branches de la croix se dressaient, supportés par de légers arceaux, de hardis campaniles moins élevés que celui du dôme central et chargés de sculptures. Tout autour de l’édifice régnait un portique formant une galerie couverte.

Sur le fût des hautes colonnes qui le supportaient reparaissaient ces guirlandes de fleurs et de feuillage où de précieux émaux, habilement sertis, imitaient la nature par leurs couleurs vives et variées.

Partout où les exigences de la construction avaient laissé des surfaces planes, pans de murs, côtés de pilastres, frises ou entablements, le ciseau de sculpteurs habiles avait fouillé dans le marbre des bas-reliefs polychromes dont les personnages étaient figurés avec une telle réalité d’attitude et une telle intensité d’expression qu’ils offraient toutes les apparences de la vie. Chacun de ces tableaux dont les tons étaient aussi riches et aussi variés que ceux d’une peinture, représentait quelque scène de l’histoire de l’humanité lunaire. Mais ce n’était pas, comme chez nous, des scènes de meurtre et de carnage. Les heureux habitants de ce monde supérieur ignoraient depuis longtemps la guerre et ses horreurs. Si, dans les premiers âges de cette planète, les convoitises inhérentes à toute humanité au berceau avaient armé les êtres vivants les uns contre les autres, le progrès des sciences et des mœurs avait fait depuis de longs siècles oublier ces luttes fratricides, et le souvenir n’en était plus conservé que pour être voué à l’exécration universelle.

Chacun de ces bas-reliefs rappelait quelque découverte grande ou utile, quelque trait de dévouement resté vivant dans la mémoire et la reconnaissance des hommes, l’établissement de quelque sage loi, le souvenir des personnages illustres entre tous par leurs services ou leurs vertus.

C’était là comme un enseignement perpétuel placé sous les yeux de la foule et qui entretenait dans tous les cœurs une généreuse émulation.

Malgré la profusion des ornements qui recouvraient ce palais, il offrait dans ses lignes générales harmonieusement combinées l’aspect d’une incrovable légèreté.

Sous les portiques, entre les colonnes, se jouaient l’air et la lumière et l’ensemble de l’édifice s’enlevait comme ces palais fantastiques qu’on entrevoit en rêve, ou dont l’œil croit suivre parfois dans les nuages les contours capricieux et changeants.

Au moment indiqué, une délégation du Conseil Suprême à la tête de laquelle se trouvait Rugel, était venue chercher les trois étrangers dans leur demeure pour les conduire devant le grand et vénérable Aldéovaze.

La route qui les menait au palais et qu’ils parcoururent à pied environnés des sages qui formaient leur escorte, était bordée de la foule des habitants qu’avait attirés une légitime curiosité. Mais dans les rangs de cette multitude aucun cri, aucun tumulte, aucune fièvre hâtive et indiscrète : chacun se tenait à son rang calme et digne, et là, où tous avaient le respect d’eux-mêmes et de leurs voisins, il n’était besoin ni de règlements ni de force publique pour éviter les manifestations intempestives ou turbulentes.

Au passage du cortège, chacun s’inclinait pour saluer les nouveaux venus avec un sourire d’un bienveillant accueil, et c’est à peine si un léger murmure marquait la surprise que causait à ceux qui ne les connaissaient pas encore la vue de ces voyageurs intrépides si étrangement venus d’un monde voisin.

Le temps était calme et doux ; une faible brise faisait mouvoir lentement dans l’espace de molles vapeurs, qui flottaient comme des voiles d’une gaze fine et aérienne. La petite baie au fond de laquelle se dressait la ville capitale, était toute couverte d’embarcations aux formes diverses remplies de curieux venus de tous les points du littoral, avides de jouir du spectacle qui se préparait.

C’était, en effet, sur la terrasse du palais faisant face à la baie que devait avoir lieu cette cérémonie solennelle. Une sorte de construction légére d’une somptueuse magnificence avait été dressée, un peu exhaussée au-dessus du dallage de marbre qui formait la terrasse et disposée en amphithéâtre, pour qu’aucun détail de ce spectacle n’échappât à la foule qui remplissait la place et la baie.

À l’instant même où le chef de l’État venait occuper le trône qui lui avait été réservé et où se groupait autour de lui l’imposante assemblée des membres du Conseil auxquels s’étaient joints, pour cette circonstance exceptionnelle, tous les hauts dignitaires de l’État et les gouverneurs des provinces, les trois étrangers apparurent sur la terrasse.

Un long frémissement de curiosité parcourut la foule des assistants jusqu’aux rangs les plus éloignés.

L’étrangeté de leur costume — ils avaient, en effet, conservé leurs vêtements européens — les signalait à l’attention des spectateurs.

Eux-mêmes restèrent un instant éblouis devant le tableau magnifique qu’ils avaient sous les yeux.

Le visage du prudent Aldéovaze était empreint d’une majestueuse gravité que tempérait une expression de bienveillance et de douceur. Il s’était levé pour faire honneur à ses hôtes, et sa haute taille, que n’avait pu courber le poids des ans, sa tête que couronnait une longue chevelure blanche, sa barbe, dont les flots argentés descendaient sur sa poitrine, lui donnaient un aspect d’une indicible grandeur. La vivacité de son regard, l’énergie qu’on devinait sous ses traits réguliers que la vieillesse n’avait pas flétris, dénotaient en lui une âme où la bonté n’avait en rien affaibli les ressorts de la volonté.

Tous ceux qui l’entouraient s’étaient levés comme lui. Conduits par Rugel, leur introducteur, Marcel, Jacques et lord Rodilan s’avancèrent, s’inclinèrent profondément et attendirent.

« Habitants de la Terre, dit Aldéovaze d’une voix grave et sonore, soyez les bienvenus parmi nous. Depuis le jour où votre courage vous a permis de franchir la distance qui nous sépare, et où vous êtes venus comme les messagers d’un monde jusqu’ici imparfaitement connu, nous avons conçu l’espoir, longtemps caressé, d’entrer enfin en relations suivies avec ce globe autour duquel nous gravitons.

« Nous avons voulu donner à votre réception un éclat exceptionnel, afin que tous ici sachent bien qu’un âge nouveau va s’ouvrir. Deux humanités que semblaient séparer à jamais les lois inexorables de la nature, vont pouvoir, grâce à vous, entrer en communications régulières. Nous ne doutons pas que ces communications ne soient fécondes.

« Dès longtemps déjà nous y avions songé ; nos savants s’étaient efforcés d’attirer l’attention de leurs frères terrestres. Ces tentatives étaient jusqu’ici demeurées inutiles ; votre audace a résolu le problème. Le génie de la science, qui n’est qu’une des manifestations de la Puissance Suprême qui régit l’univers, vous a conduits parmi nous, au milieu de périls dont votre grand cœur a su triompher.

« Nous espérons que ce n’est là qu’un commencement, et il nous est peut-être permis d’entrevoir le temps où, grâce aux progrès incessants de l’esprit humain, les mondes qui gravitent autour d’un centre commun, reliés les uns aux autres, ne formeront plus qu’une vaste famille. Ce sera là pour vous une gloire immortelle.

« Allez et mettez-vous en rapport avec nos savants ; étudiez avec eux la constitution géologique de notre monde, nos sciences, nos arts et nos industries. Rendez-vous compte de l’état de nos mœurs, de nos coutumes, de nos institutions. Et lorsque vous aurez acquis une connaissance complète de notre civilisation, instruisez-nous à votre tour et faites-nous connaître le monde dont vous êtes les représentants. »

Aldéovaze avait fini de parler.

Ses paroles, recueillies par des appareils vibratoires et amplifiées, grâce à une savante application de l’électricité, arrivaient claires et précises jusqu’aux derniers rangs des spectateurs qui, du milieu même de la baie, assistaient à cette émouvante cérémonie. D’autres appareils transmettaient les discours échangés dans la capitale jusque dans les provinces les plus éloignées, dont les habitants, réunis sur les places publiques, assistaient en quelque sorte à ces solennités.

« Glorieux et vénéré chef d’un monde où nous avons reçu un si cordial accueil, répondit Marcel d’une voix émue, les enfants de la Terre vous saluent. Les nobles et généreuses paroles que nous venons d’entendre ont rempli notre cœur d’une joie profonde et d’une éternelle reconnaissance.

« Les hautes espérances que vous nous avez fait concevoir nous ont animés d’une nouvelle ardeur. Nous serons fiers de servir d’intermédiaires entre les deux humanités qui s’ignorent encore, et, pour arriver à cet admirable résultat, nous sommes disposés, soutenus par votre auguste bienveillance, à tenter tous les efforts, à braver tous les périls. »

Un murmure d’approbation, qui dans cette race si calme et si
« Habitants de la Terre ! » dit Aldéovaze (p. 133).
pondérée était la plus haute expression de l’enthousiasme, circula parmi la foule.

Aldéovaze était descendu de son trône et s’entretenait familièrement avec Marcel. Tous les membres du Conseil Suprême entouraient Jacques et lord Rodilan, charmés de la facilité avec laquelle les nouveaux venus parlaient leur langue. On les interrogeait sur les péripéties de leur voyage ; on voulait recueillir de leur bouche le récit des impressions qu’ils avaient éprouvées dans cette traversée formidable ; on leur demandait ce qu’ils pensaient de ce monde qu’ils étaient venus visiter dans des conditions si extraordinaires ; on admirait leur courage ; leur éloge et leurs noms étaient sur toutes les lèvres.

Jacques et lord Rodilan se prétaient de bonne grâce à cette curiosité empressée, mais toujours discrète. Tout ce qu’ils voyaient depuis quatre mois, cette humanité si différente de la leur ; ce milieu, relativement restreint, où se conservait, comme dans une serre tempérée, un précieux échantillon d’une race éminemment perfectible ; ces hommes chez lesquels la nature seule entretenait la vie sans qu’ils fussent astreints à y travailler eux-mêmes ; ces arts si délicats, ces sciences si complètes, ces institutions si simples et si fécondes, tout cela maintenait leur âme dans un état d’admiration et d’émerveillement perpétuels.

Les préoccupations de Jacques s’étaient dissipées, sa mélancolie avait disparu et, revenu à son naturel ardent et généreux, il se livrait tout entier à ces nouveaux amis dont l’accueil si sympathique lui allait au cœur. Si quelque membre du Pall-Mall Club de Londres eût pu voir en ce moment lord Rodilan, il n’aurait pas reconnu le flegmatique et froid gentleman qui promenait dans les salons dorés de Waterloo-Place son inexorable ennui. L’atmosphère de spleen glacé où il s’enfermait s’était définitivement fondue au contact de ces affections si sincères et si désintéressées. Tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il entendait excitait sa curiosité et son intérêt ; il trouvait maintenant que c’était bien la peine de vivre.

Aussi nos deux amis répondaient-ils avec un cordial entrain et une gaieté communicative aux questions qui leur étaient adressées de toutes parts.

Parfois même les saillies qu’arrachait à Jacques son caractère expansif, à lord Rodilan la tournure incisive et vive de son esprit, amenaient des sourires sur les lèvres de leurs graves auditeurs.

La réception terminée, Aldéovaze, accompagné des trois étrangers et suivi des membres du Conseil et des dignitaires qui avaient assisté à la cérémonie, se rendit dans une des salles du palais où avaient été exposés, dans un ordre méthodique, tous les objets retirés de l’obus et qui allaient devenir pour les savants du monde lunaire un sujet de comparaison et d’étude. On se souvient que Marcel, convaincu qu’il devait rencontrer sur le satellite de la Terre une humanité nouvelle, s’était muni de nombreux objets,
Il leur montra l’appareil photographique… (p. 138).
échantillons de nos arts et de nos industries ou pouvant donner l’idée de l’état d’avancement de nos sciences. Tout cela fut de la part de la docte assemblée l’objet d’un examen attentif. Ces esprits sérieux et réfléchis se rendaient rapidement compte des progrès qu’avait accomplis l’humanité terrestre, des phases diverses par lesquelles elle avait passé, et parfois s’étonnaient que ce monde si contemporain du leur fût, en de certains points, si fort en retard. Quelques-unes des théories exposées avec chaleur par Marcel ou par Jacques les laissaient assez froids ; ils semblaient se dire : Il y a longtemps que nous avons franchi ces degrés de la science.

Toutefois les albums photographiques, dont l’obus renfermait une ample collection, excitèrent leur admiration.

Ils avaient pris tout d’abord ces épreuves pour des dessins d’une extrême finesse ; leur étonnement fut grand lorsqu’ils apprirent que c’était la lumière solaire seule qui, captée et fixée sur des plaques de verre enduites d’une substance sensible, avait dessiné ces images. Ils connaissaient bien les lois de l’optique, la réfraction des rayons lumineux passant à travers les lentilles et s’épanouissant sur un écran ; mais l’idée ne leur était jamais venue de chercher à saisir et à rendre durables ces images fugitives.

Marcel jouissait de leur étonnement. Il leur montra l’appareil photographique qu’il avait apporté et leur en expliqua le fonctionnement ; et, comme l’un de ceux qui l’entouraient s’écriait : « Il est bien fâcheux que nous soyons privés de la lumière du Soleil », il le rassura et lui promit d’exécuter, à l’aide de la lumière qui éclairait le monde lunaire, des épreuves semblables à celles qu’ils avaient sous les yeux.

Au nombre des objets exposés figuraient les armes dont s’étaient munis les trois explorateurs, des revolvers, des carabines à répétition du modèle le plus perfectionné. Les albums renfermaient aussi l’image de ces engins puissants de destruction créés par le génie de la guerre, preuve irréfutable de l’infériorité de notre race. Les savants qui considéraient ces instruments de mort ou qui feuilletaient les albums, avaient une connaissance approfondie de la balistique. Mais il ne pouvait venir à l’esprit de ces hommes qui avaient toujours vécu dans une atmosphère de concorde et de paix, que des créatures humaines en vinssent à ce point de folie sanguinaire de s’entr’égorger pour se disputer les misérables lambeaux de la planète qu’elles occupaient.

Ils ne virent donc là tout d’abord que des appareils scientifiques. Marcel se garda bien de les détromper ; il se réservait de faire connaître plus tard à quelques savants de choix, et dans des entretiens confidentiels, l’histoire lamentable de notre humanité, ses débuts, où elle se distinguait à peine de l’animalité, sa marche lente dont chaque pas fut marqué par des luttes sanglantes, où chaque conquête fut le prix du deuil et des larmes. Il espérait que ces esprits, doués d’une haute conception philosophique, comprendraient ce qu’il avait fallu au génie des humains de persévérance et de foi en eux-mêmes pour triompher de tant de difficultés et de périls. C’était, il le sentait déjà, le seul moyen de relever un peu aux yeux de ces êtres supérieurs la triste condition des habitants de la Terre.

Quelques-uns des savants qui composaient l’assemblée s’étaient arrêtés à examiner un magnique atlas d’anatomie, et Jacques qui, ils ne l’ignoraient pas, avait, en sa qualité de médecin, approfondi les sciences médicales et physiologiques, leur expliquait le mécanisme des organes qui servent à la nutrition. C’était avec la curiosité toujours en éveil d’esprits avides de savoir qu’ils considéraient cette structure humaine qui ne différait de la leur que par ce seul point. Mais ce point était d’une très haute importance. Et l’un de ceux qui entouraient Jacques ne put s’empêcher de lui dire :

« Ami, je ne vous cacherai pas qu’au premier abord, lorsque nous avons vu que la nature, moins généreuse pour vous que pour nous, ne vous avait pas délivrés de la pénible obligation de renouveler chaque jour les éléments indispensables à votre vie, nous avions songé qu’il n’était resté à votre race que bien peu de loisirs pour cultiver ses facullés pensantes. Aussi nous sommes agréablement surpris d’apprendre que vous avez pénétré si avant dans l’étude des sciences. Ce que nous voyons de vos progrès dans tous les ordres de connaissances nous émerveille et nous charme à la fois.

— C’est que, répondit Jacques en souriant, le besoin de se nourrir a fait pour les habitants de la Terre, dans une moindre proportion, je me hâte de le reconnaître, ce qu’a fait chez vous le seul amour de la vérité. C’est parce qu’il était astreint à ces nécessités matérielles, parce qu’il fallait les satisfaire à tout prix, que l’homme s’est ingénié à chercher et a trouvé. Chacune de ses conquêtes, en satisfaisant son esprit, accroissait son bien-être, et il y trouvait la récompense de ses efforts. »

Pendant ce temps, lord Rodilan, déployant sous les yeux d’un autre groupe des assistants un planisphère terrestre, leur expliquait à grands traits comment la civilisation, née entre deux fleuves dont il leur désignait le cours dans le continent asiatique, s’était peu à peu développée suivant la marche du Soleil et avait passé d’abord dans cette petite contrée presqu’imperceptibe, aux côtes profondément déchiquetées, qu’on appelait la Grèce, pour s’établir ensuite dans la péninsule italique toute voisine et s’avancer enfin vers la rive du grand Océan Atlantique.

Puis posant le doigt sur deux petites îles qui formaient la pointe la plus avancée du continent occidental, il s’écriait :

« Et voilà maintenant le centre de la civilisation moderne ! De ces îles, si petites par la superficie mais si grandes par le génie de leurs habitants, rayonnent sans cesse des milliers de vaisseaux qui vont chercher dans toutes les parties du monde les produits les plus utiles, les marchandises les plus précieuses, pour les distribuer ensuite sur toute la surface de la Terre. Il n’est pas de contrée où on ne parle la langue de l’Angleterre, — c’est le nom de cette nation, la première du monde, — pas un point du globe où on ne reconnaisse sa suprématie. De vastes et riches régions lui sont soumises. »

Et son doigt se promenait avec orgueil sur la péninsule indienne, sur le continent australien, sur l’Afrique méridionale, sur toute la contrée qui s’étend au nord du Saint-Laurent.

Sa taille se redressait ; toute la fierté britannique revivait en lui. On eût dit qu’il se croyait au milieu d’un de ces congrès où l’intraitable Albion défend avec tant de morgue et d’âpreté ses plus injustifiables prétentions.

« Eh ! eh ! fit tout à coup Marcel qui avait entendu les dernières paroles de son compagnon, il me semble, Milord, que vous faites bien bon marché de la France. »

Puis se retournant vers ses auditeurs que la vivacité de ce débat paraissait surprendre, car, dans leurs discussions, ils ne se départaient jamais de leur calme et de leur gravité :

« Loin de moi, dit-il, la pensée de rabaisser l’illustre nation à laquelle appartient notre ami, car vous vous êtes déjà doutés, à la chaleur de son plaidoyer, qu’il parlait pour son pays. Mais il me sera bien permis de revendiquer pour ma patrie, la France, — et il désignait du doigt cette partie de l’Europe dont tous les peuples ont tour à tour prononcé le nom avec envie ou avec amour, — la part de gloire qui lui est due. Si l’Angleterre est grande par le commerce et l’industrie, la France ne l’est pas moins par le cœur et par la pensée. Toujours à l’avant-garde de l’humanité, elle a toujours tenu et élevé bien haut le flambeau du progrès, éclairant la route où la suivaient les autres nations. Il n’est pas une idée grande et généreuse qu’elle n’ait propagée et pour laquelle elle n’ait versé son sang. Son dévouement désintéressé a toujours été au service de la justice et du droit ; elle a combattu pour toutes les causes justes ; ennemie de tous les oppresseurs, amie de tous les opprimés, elle a vu son nom béni par tous ceux qu’elle à affranchis ; ses triomphes ont fait pâlir de jalousie tous les autres peuples, et si elle a été vaincue parfois, elle n’est tombée qu’écrasée sous le nombre ou surprise par la trahison. »

Pendant que Marcel se laissait ainsi entraîner par son patriotisme, Jacques s’était rapproché de lui, et lui serrait la main avec force.

« Bravo ! ami, » faisait-il.

Un peu de sang était monté aux joues un peu pâles d’ordinaire de lord Rodilan, et il se préparait sans doute à répondre avec quelque aigreur, lorsque le prudent Aldéovaze, qui avait écouté attentivement ce débat, s’avança en souriant :

« Je vois, dit-il, que vous appartenez à deux grandes nations de la Terre, et l’audace même de votre entreprise nous prouve que vous devez compter parmi les plus éminents de vos compatriotes. Mais, à la distance où vous vous trouvez de vos communes patries, sied-il bien de réveiller des rivalités que nous ne pouvons juger ici ? L’œuvre à laquelle vous vous êtes consacrés n’est qu’à son début ; vous devez vous garder tout entiers pour la mener à bonne fin.

— La sagesse parle par votre bouche, » répondit Marcel.

Et les trois amis se serrèrent la main.

CHAPITRE XV

PREMIERS SIGNAUX

Sept mois s’étaient écoulés depuis le départ de l’obus lancé par la Columbiad vers les régions lunaires, lorsque tout à coup une nouvelle invraisemblable, inouïe, stupéfiante, se répandit dans le monde savant.

Le Scientific American, dans son numéro du 29 juillet 188., publiait le télégramme suivant, immédiatement reproduit par la presse des deux mondes :

« Observatoire de Long’s Peak, Montagnes Rocheuses, 28 juillet, 8 heures du matin.

« Signaux lumineux alphabétiques apparus distinctement, cette nuit, à intervalles réguliers, sur partie obscure du disque lunaire, près cratère Hansteen, partie sud Océan des Tempêtes.

« W. Burnett, »

Au premier abord on avait cru à une de ces colossales mystifications familières au puffisme américain ; mais le caractère sérieux, universellement reconnu, du savant directeur de l’observatoire de Long’s Peak ne permettait pas de s’arrêter longtemps à cette pensée.

Dès lors, de Saint-Pétersbourg au cap de Bonne-Espérance, de New-York à Melbourne, mille télescopes se braquèrent fiévreusement sur la Lune.

Tous les Journaux et toutes les Revues Scientifiques retentirent des discussions les plus passionnées. Chacun des observateurs, suivant la puissance des instruments d’optique dont il disposait, interprélait à sa façon les prétendus signaux lumineux qu’avaient vus ou cru voir les astronomes des Montagnes Rocheuses. La plupart avaient eu beau s’écarquiller les yeux, rien n’était apparu dans le champ de leurs télescopes ou de leurs lunettes. Aussi niaient-ils carrément le phénomène et traitaient-ils de visionnaire, avec force railleries, l’honorable W. Burnett.

Quelques-uns avaient bien aperçu dans la région indiquée, à n’en pouvoir douter, des points lumineux dont personne jusqu’ici n’avait signalé l’existence ; mais ils triomphaient en rappelant, avec preuves à l’appui, que des phénomènes analogues avaient déjà été, à diverses époques, signalés dans d’autres régions du satellite, puis avaient cessé de se montrer pour ne plus reparaître. Et ils n’hésitaient pas à affirmer que, cette fois comme les précédentes, ces signes plus ou moins authentiques disparaîtraient bien vite sans laisser de traces.

Mais il était quelqu’un que l’importante communication émanée de l’observatoire de Long’s Peak avait jeté dans une véritable stupeur : c’était l’astronome F. Mathieu-Rollère.

À la lecture du télégramme que lui avait adressé personnellement son confrère américain et qui lui avait été remis dans son cabinet, vers 10 heures du soir, alors qu’il était encore au travail, il était resté muet de saisissement, les membres agités d’un tremblement nerveux ; il avait relu plusieurs fois le texte de la dépêche comme si, au premier instant, il n’en avait pas bien saisi le sens. On aurait pu l’entendre murmurer, comme se parlant à lui-même : « Serait-ce donc eux ? »

Puis il s’était rendu précipitamment à l’Observatoire, et, bousculant tout sur son passage, avait fixé son œil à l’oculaire du grand télescope de Foucault.

Mais la nuit était brumeuse, comme elle l’est trop souvent à Paris, et des voiles de vapeurs passaient devant le disque de la Lune, qui


dès lors, de saint-pétersbourg au cap de bonne-espérance… (p. 143).
approchait alors de son premier quartier. Il eut beau fouiller la région du satellite qu’indiquait le télégramme et qui se trouvait alors dans l’ombre, il n’y put rien découvrir de certain. Il lui sembla bien parfois entrevoir quelques lueurs fugitives. Était-ce une illusion ? Son ardent désir de découvrir quelque chose ne le trompait-il pas ? Il ne pouvait rien affirmer.

Le jour le surprit dans ces hésitations. Il rentra chez lui où une nouvelle surprise l’attendait :

Sur sa table de travail se trouvait un nouveau télégramme qu’on venait d’apporter. Il était conçu en ces termes :

« Observatoire de Long’s Peak, Montagnes Rocheuses.

« Confirmons dépêche d’hier. Constaté sûrement, à intervalle d’une heure, retour de lettres lumineuses M. J. R. — Hauteur des lettres mesurées au micromètre : 300 pieds. Amis retrouvés. Prière venir pour observation prochaine lunaison. Cordiales félicitations.

« W. Burnett, »

Et le vieil astronome exultant, triomphant, s’élança vers la chambre de sa fille.

« Hélène, mon enfant, balbuliait-il, ils sont vivants, ils ont donné de leurs nouvelles ; tes pressentiments avaient raison. Apprête-toi, nous partons. »

Un cri s’échappa de la poitrine de la jeune fille ; elle pâlit et tomba presque inanimée dans les bras de son père.

Lorsque les astronomes des Montagnes Rocheuses, suivant dans l’œil géant du télescope le vol du projectile dans l’espace, l’avaient vu disparaître soudain dans la fissure qui s’ouvrait presque au pied du cratère d’Aristillus, ils avaient bien cru que c’en était fait des hardis explorateurs et que trois noms nouveaux venaient de grossir le martyrologe de la science. Cependant, bien qu’ils fussent convaincus de leur perte, ils n’avaient pas voulu abandonner toute espérance ; ils connaissaient la force d’âme de leurs amis, ils savaient que tout ce que ces hommes, d’une trempe exceptionnelle, pourraient tenter pour échapper à la mort serait essayé.

Ils se disaient qu’après tout, s’ils n’avaient pas péri dans la chute, ils pourraient peut-être remonter à la surface du satellite et donner quelques signes de vie.

Aussi avaient-ils résolu de ne pas quitter le champ de l’observation avant d’avoir acquis une certitude définitive. Du reste, l’astronome francais était poussé par sa fille elle-même à ne pas abandonner la partie. Revenue de l’émotion qui l’avait terrassée au moment où on avait cru voir se perdre le projectile, Hélène avait senti se ranimer dans son âme la foi robuste qui ne l’avait jamais abandonnée ; elle voulait espérer contre toute espérance.

Francois Mathieu-Rollère était donc resté aux Montagnes-Rocheuses, et les observations avaient continué avec un zèle et une persévérance que rien n’avait pu lasser.

Tout le temps que le satellite de la Terre avait montré sur l’horizon visible quelque partie de son disque éclairé, l’œil infatigable des astronomes avait scruté le champ lumineux. Mais jusque-là rien n’était apparu, et chaque fois que s’éclipsait pour reparaître plus tard l’astre si ardemment observé, c’était avec un profond soupir de regret que les savants se disaient :

« Rien encore’; attendons la phase prochaine. »

Mais les semaines, puis les mois s’étaient écoulés ; six fois déjà la Lune avait montré sa face éclairée par le soleil, et six fois s’était de nouveau replongée dans les ténèbres célestes. On n’avait surpris aucun signe qui pût faire espérer que les voyageurs avaient atteint sains et saufs le but de leur entreprise. Le découragement avait gagné tous les cœurs, et lorsque le vieil astronome se résigna à regagner l’Observatoire de Paris, Hélène elle-même ne sentit plus dans son cœur, que le doute commençait à gagner, le courage de le retenir.

Depuis qu’elle était rentrée dans sa petite maison de la rue Cassini, elle avait pris le costume des veuves. Si celui auquel elle avait promis sa foi n’était plus, elle passerait à le pleurer le temps qui lui restait à vivre ; elle ne serait à personne.

À peine remise de la surprise que lui avait causée la nouvelle si inattendue venue d’Amérique, la jeune fille avait lu et relu avec avidité le télégramme adressé à son père.

« Dieu soit loué ! disait-elle, M. J. R., Marcel, Jacques, Rodilan ; ils sont vivants tous les trois ; ils ont pu parvenir à leur but ; ils sauront bien revenir. »

Les préparatifs de départ ne furent pas longs. Bientôt un train rapide emportait vers le Havre l’astronome et sa fille ; le Labrador de la Compagnie Transatlantique les débarquait huit jours après à New-Vork et, le 17 août 188., ils arrivaient à la station astronomique de Long’s Peak, où régnait la plus grande animation.

Mathieu-Rollère se fit longuement expliquer les conditions dans lesquelles avait été faite l’observation du 28 juillet, qui avait jeté dans le monde savant une telle émotion.

« J’étais, lui dit l’honorable W. Burnett, à mon poste d’observation ; le grand télescope était braqué sur la Lune et j’observais la partie dans l’ombre, lorsque tout à coup une lueur insolite attira mon attention. Je ne distinguai pas d’abord très nettement la nature et la disposition de cette lueur, et, pour pouvoir la définir plus nettement, j’adaptai au télescope un oculaire de grossissement supérieur. Il me sembla distinguer alors une sorte de traînée irrégulière dont les contours étaient vagues et semblaient parfois interrompus. Je n’hésitai pas alors à employer le plus fort grossissement dont je pusse disposer. Cette fois l’image m’apparut nette et précise : c’étaient des lignes droites très déliées, formant entre elles des angles dont, au premier abord, je ne me rendis pas bien compte. Cela ressemblait vaguement à une figure géométrique ; on eût dit deux paralléles coupées par des sécantes.

« Je cherchais en vain l’explication de ce phénomène, lorsque tout à coup une idée traversa mon esprit : « C’est une M, m’écriai-je ; c’est l’ingénieur Marcel qui signale sa présence.

« Mon émotion fut si vive que ma vue s’en trouva troublée, et pendant quelques instants il me fut impossible de rien distinguer.

« À ce moment j’étais seul. Hors de moi, je quittai l’oculaire du télescope et descendis dans l’observatoire. J’avais le visage si bouleversé que mes collègues s’empressèrent autour de moi, me demandant avec anxiété ce qui était arrivé. Je fus quelques instants avant de pouvoir répondre ; puis je m’écriai : « Si mes yeux ne m’ont pas trompé, je viens d’avoir la preuve que les voyageurs de la Columbiad sont vivants sur la Lune. Venez ; voyez vous-mêmes si je ne m’abuse pas. »

« Tous s’élancèrent, gravirent d’un même élan l’échelle qui conduisait au télescope, et le premier arrivé eut à peine fixé son œil à l’oculaire qu’il s’écria : « Je vois distinctement une M. »

« Chacun d’eux fit à son tour la même constatation.

« Je n’avais donc pas été la victime d’une illusion ; mes yeux avaient bien vu ; c’étaient bien nos amis qui donnaient ainsi de leurs nouvelles. Une autre surprise nous attendait. Pendant que le dernier observait à son tour, nous l’entendîmes s’écrier : « Je ne vois plus rien, tout a disparu. »

« Pendant une heure rien n’apparut sur la partie obscure de la Lune, et nous allions redescendre pour nous entretenir de ce miraculeux événement, lorsque je regardai une dernière fois à l’oculaire. Quel ne fut pas mon étonnement en apercevant une nouvelle lettre, la lettre J. Cette fois, c’était la première du nom de Jacques. Si quelque doute avait pu subsister sur l’identité de ceux qui correspondaient ainsi avec nous, cette seconde apparition l’aurait complètement dissipé. Nous résolûmes donc de rester à notre poste toute la nuit.

« Nous vîmes la lettre R succéder aux deux premières, puis celles-ci reparurent à leur tour et nous constatâmes que chacune d’elles restait visible pendant l’espace d’une heure. Une heure la séparait de la suivante. Tout était calculé avec une précision mathématique pour produire des impressions certaines et éviter toute confusion.

« Nous continuâmes les observations pendant les dix nuits qui suivirent, et toujours, tant que cette région de la Lune resta plongée dans une ombre épaisse, nous vîmes les mêmes signes avec la même intensité de lumière. »

Mathieu-Rollère avait écouté ce récit avec une satisfaction visible ; il se frottait vigoureusement les mains et murmurait à demi voix :

« Ah ! les braves gens ! quel triomphe pour la science et pour la France ! »

Quand l’honorable W. Burnett eut fini de parler, le vieil astronome se leva et, arpentant la salle à grands pas, s’écria :

« Quel malheur que je n’aie pas été là pour recevoir, moi aussi, le premier message de nos amis ! Voilà maintenant qu’il nous faut attendre deux semaines encore avant de pouvoir recommencer nos observations. »

Puis, serrant énergiquement la main du directeur de l’observatoire de Long’s Peak, il lui dit avec effusion :

« C’est à vous, mon cher collègue, à votre persévérance, que nous devons cette importante constatation, dont les conséquences, que j’entrevois déjà, seront incalculables.

— C’est aussi et surtout, fit modestement W. Burnett, à l’admirable instrument dont nous disposons que nous devons ce magnifique résultat. »

On se souvient, en effet, que le télescope des Montagnes Rocheuses avait été spécialement construit pour pouvoir distinguer sur la surface lunaire des objets ayant une dimension de 9 pieds, c’est-à-dire égale à celle de l’obus. Rien donc d’étonnant à ce que des lignes lumineuses, ayant, suivant les mesures relevées au micromètre par l’astronome américain, une longueur de 300 pieds, pussent apparaître distinctement dans le champ de l’instrument.

La fille de Mathieu-Rollère avait assisté à cet entretien, et son cœur s’épanouissait doucement à ces heureuses nouvelles. Quand il avait été question du signe représentant son fiancé, son visage s’était teint d’une vive rougeur, et une confiance sereine animait son regard. L’avenir lui apparaissait maintenant tout éclairé d’un rayon d’espérance : elle avait eu raison de ne pas douter.

Les jours qui séparaient les astronomes de la prochaine observation furent bien employés. Comme si on était déjà sûr de ne s’être pas trompé, on se préoccupa de rechercher les moyens de faire savoir aux trois voyageurs que leurs signaux avaient été aperçus et compris. Il ne fallait pas, en effet, les laisser trop longtemps dans l’incertitude ; on ne savait comment ils étaient parvenus à produire les signaux, et si les ressources dont ils disposaient leur permettraient de les renouveler souvent.

Pour avoir sous la main un homme spécial, on avait fait venir en hâte l’ingénieur Georges Dumesnil, cet ami de Marcel qui, après avoir lancé au fond de la Columbiad l’étincelle électrique, était resté sur les lieux pour garder l’installation et veiller à l’entretien de toutes les machines. Le télégramme envoyé par l’observatoire de Long’s Peak ne l’avait pas trop surpris : Marcel lui avait fait partager sa mâle confiance. Sans rien savoir des conditions dans lesquelles
Serrant énergiquement la main du directeur de l’observatoire… (p. 151).
se trouvait l’humanité lunaire, il était fermement convaincu que le satellite de la Terre n’était pas inhabité, et il s’attendait tous les jours à apprendre que les audacieux explorateurs avaient réussi dans leur entreprise.

On tint une sorte de conseil dans lequel on examina les moyens les plus sûrs et les plus prompts pour répondre aux signaux dont on attendait impatiemment le retour. L’ingénieur Dumesnil exposa un plan dont la simplicité ingénieuse rallia tous les suffrages. Il s’agissait de choisir au sud de l’Algérie, aux confins du désert, une plaine largement découverte où l’on disposerait une sorte de réseau de 100 mètres de côté, divisé comme un canevas de tapisserie en carrés d’un mêtre. Au centre de chacun de ces carrés serait placé un puissant foyer électrique ; à chacun de ces foyers correspondraient des fils aboutissant à un commutateur permettant de les allumer ou de les éteindre instantanément. Sur ce réseau ainsi disposé, rien de plus facile que de figurer, à l’aide de ces foyers, les diverses lettres de l’alphabet.

« J’ai conçu, continua l’ingénieur, le plan d’une sorte de clavier dont les 25 touches seraient marquées chacune d’une lettre, et qui permettraient d’éteindre et de rallumer à volonté les foyers figurant la lettre qu’on voudrait produire. On aurait ainsi avec une extrême facilité des mots et des phrases.

« Il est évident, ajouta-t-il, qu’en faisant les signaux que vous avez aperçus, nos amis, qui connaissent la puissance de votre télescope, ont calculé l’intensité lumineuse de ces signaux de facon à ce qu’ils fussent clairement perçus par cet instrument. Nous devons croire aussi qu’ils disposent à leur tour d’instruments d’optique assez perfectionnés pour pouvoir distinguer sur la Terre des signes de même intensité que ceux qu’ils nous ont envoyés. Dans tous les cas nous devons par prudence exagérer plutôt les dimensions de nos lettres lumineuses et établir nos signaux dans une contrée où la limpidité de l’atmosphère soit aussi compléte que possible.

— C’est pour cela sans doute, reprit Mathieu-Rollère, que vous avez choisi l’Algérie pour y disposer votre réseau électrique.

— Précisément, répondit l’ingénieur ; c’est la pureté et la transparence de l’air dans cette région qui ont tout d’abord appelé mon attention. Et puis je ne vous cacherai pas qu’il me semble juste, puisque l’idée première émane d’un Français, que l’expérience reste complètement française. J’espère, ajouta-t-il en s’inclinant devant les astronomes américains, que vos honorables collaborateurs ne trouveront pas cette prétention excessive. La gloire leur restera toujours d’avoir aperçu les premiers signaux envoyés de la Lune. Sans le télescope de Long’s Peak, rien de ce qui a été fait n’aurait été possible.

— Oh ! notre part est bien mince, répondit W. Burnett ; la gloire première revient en réalité au grand Barbicane, qui, le premier, a songé à la possibilité d’un voyage dans la Lune, qui a construit la Columbiad, s’est audacieusement élancé dans l’espace avec une confiance sans précédent, et aurait réussi dans son entreprise si des forces impossibles à conjurer ne l’avaient détourné de sa route. »

À ces paroles, prononcées avec un légitime orgueil, tous s’inclinèrent en signe d’assentiment.

« Mais, reprit bientôt l’ingénieur G. Dumesnil, j’ai aussi songé à une chose : avant que nous puissions établir notre réseau alphabétique, il s’écoulera nécessairement un certain temps. Il nous faut tout d’abord obtenir l’autorisation du gouvernement français.

— Oh ! interrompit Mathieu-Rollère, cela ne sera pas long ; j’ai des amis puissants au ministère, et, du reste, la question qui pourrait nous retarder, celle des dépenses, ne sera pas un obstacle, car nous avons à l’observatoire des fonds disponibles.

— Bien, fit l’ingénieur ; mais pour installer notre réseau en plein désert, à 40 kilomètres au sud de Biskra, il nous faudra tout transporter à dos d’homme ou de chameau, à moins, ce qui serait infiniment plus pratique, que nous puissions établir un chemin de fer Decauville.

— Nous l’établirons, affirma Mathieu-Rollère, qui maintenant ne doutait plus de rien.

— Parfait ; mais il nous faudra des moteurs à vapeur, et par suite d’importantes provisions de combustible, de nombreuses et puissantes machines dynamo-électriques, 10.000 lampes à arc, de grand modéle, munies chacune d’un réflecteur parabolique, des kilomètres de fil. Ce n’est pas tout : il faut abriter tout cela ; il faut loger, nourrir et approvisionner tout le personnel nécessaire au fonctionnement permanent de ce système de signaux ; car vous pensez bien que lorsque les communications seront une fois régulièrement établies, elles ne cesseront plus.

— Sans doute. Tout cela se fera.

— Oui, mais il faut du temps. Je reviens done à mon idée. Ne vous semble-t-il pas utile de faire savoir au plus tôt à nos amis que leurs signaux ont été aperçus. Si nous devons encore, et il me paraît impossible qu’il en soit autrement, rester plusieurs mois sans leur donner signe de vie, n’est-il pas à craindre qu’ils se découragent et renoncent à leurs essais ?

— Vous avez peut-être raison, mais que faire ?

— Eh bien ! voilà. Nous pouvons installer ici même un puissant foyer, 1.500 lampes, par exemple, que nous allumerons au moment opportun et que nous éteindrons pour les rallumer ensuite à intervalles réguliers. Évidemment ils ont braqué les instruments dont ils disposent sur l’Amérique du Nord, où ils savent que se trouve le seul télescope capable de les distinguer. Ils verront ce point lumineux ; ils comprendront que nous les avons aperçus, et ils attendront avec patience que nous ayons organisé un moyen de correspondre analogue au leur.

— Bravo ! s’écria l’honorable W. Burnett, je me charge de tout. »

Le jour même on télégraphia à New-York et, quinze jours plus tard, 1.500 foyers électriques réunis en un immense faisceau étaient prêts à fonctionner.

Tout étant ainsi prévu et disposé, on attendit avec impatience la prochaine phase lunaire.

Le 26 août la Lune approchait de son premier quartier, et la concordance des nuits lunaires et terrestres rendait les observations faciles.

Le télescope était braqué sur l’astre des nuits, et chacun des observateurs venait tour à tour interroger d’un regard anxieux le miroir où se réfléchissait le satellite. Mais ils eurent beau se succéder à l’oculaire, rien n’apparut sur la surface obscure.

Pendant les jours qui suivirent, l’observation continua ardente, passionnée ; on ne fut pas tout d’abord trop surpris de ne rien apercevoir. Mathieu-Rollère avait en effet expliqué que le moment où commence à apparaître le croissant éclairé de la Lune est aussi celui où la Terre, se trouvant pleine par rapport à son satellite, lui envoie la plus grande quantité possible de lumière réfléchie. De là, sur la partie obscure de la Lune, un reflet que les astronomes appellent la lumière cendrée. Ce n’est guère qu’à l’approche du premier quartier que ce reflet disparaît, la Terre, alors elle-même à son dernier quartier, ne lui envoyant plus que moitié moins de lumière.

Aussitôt que la partie de la Lune, où avaient apparu les premiers signaux, fût plongée dans une ombre véritable, le puissant foyer préparé par les soins de l’ingénieur G. Dumesnil s’enflamma comme un astre étincelant dans la profondeur des ténébres. Les jets lumineux, déchirant la nuit de leur clarté éblouissante, illuminèrent toute la contrée, et dans un rayon de cinquante lieues les habitants surpris purent croire à quelque étonnante aurore boréale. Nul doute que ce faisceau gigantesque, traversant l’atmosphère terrestre, n’allât porter jusqu’au satellite le signal que les observateurs de Long’s Peak supposaient impatiemment attendu.

Pendant une heure le torrent de lumière traversa l’espace, et lorsqu’il s’éteignit, Mathieu-Rollère avait déjà l’œil fixé à l’oculaire interrogeant avec anxiété la partie obscure de la surface lunaire.

Il resta, lui aussi, une heure attentif et haletant, mais rien ne lui apparut.

« Recommencons, » fit-il.

Et pendant toute la nuit, d’heure en heure, les 1.500 foyers se rallumèrent et envoyèrent de nouveau à travers les airs leurs inutiles appels. Rien ne répondit.

« Vous seriez-vous trompé ? murmura Mathieu-Rollère en s’adressant à W. Burnett.

— Non, non, mille fois non, répondit l’astronome avec une véhémence qui contrastait avec son flegme habituel ; je suis sûr de mes yeux comme de mon instrument, et d’ailleurs tous mes collaborateurs ont vu comme moi.

— Eh bien ! reprit Mathieu-Rollère, nous recommencerons les nuits suivantes. Nous ne savons ce qui se passe là-haut, mais nous devons supposer que nos amis attendent notre signal avec une impatience égale à la nôtre et qu’ils y répondront aussitôt que cela leur sera possible. »

Mais les nuils se succédèrent : rien ne se montra sur la surface du satellite, et la Lune redevint pleine sans qu’aucune manifestation fût venue confirmer les espérances des observateurs. Lorsque ce résultat négatif fut connu en Europe, tous ceux qui avaient accueilli avec incrédulité le télégramme de l’astronome américain, triomphèrent bruyamment.

Pour les uns, W. Burnett avait été victime d’une illusion d’optique ; pour d’autres, la fameuse dépêche n’était qu’un gigantesque canard destiné à mystifier le vieux monde. Seul, le directeur de l’observatoire de Nice, l’éminent Perrotin, ne partagea pas la jubilation de tous ses confrères. Sans avoir pu exactement définir les signes lumineux qui s’étaient produits, il en avait vu assez, il avait assez nettement constaté leur intermittence régulière pour être convaincu qu’ils étaient l’effet d’une volonté intelligente et réfléchie. Lui aussi, il avait observé attentivement la Lune dans ses dernières phases, attendant la réapparition des phénomènes, et ne pouvait s’expliquer pourquoi ils ne se manifestaient pas de nouveau.

Pour lui, comme pour les astronomes américains, il y avait là un inquiétant et redoutable mystère.


Ils avaient construit ces esquifs aériens… (p. 162).

CHAPITRE XVI

ÉTUDES ET RECHERCHES

Depuis le jour où ils avaient été solennellement reçus par le magistrat suprême de l’humanité lunaire, une existence nouvelle avait commencé pour Marcel, Jacques et lord Rodilan. Devenus en quelque sorte citoyens de cette nouvelle patrie, ils avaient entrepris, sous la direction de leur ami Rugel, une étude approfondie des mœurs et des institutions qui régissaient ce monde si différent du nôtre.

En possession parfaite de la langue, qu’ils connaissaient maintenant à fond, ils pouvaient s’entretenir avec tous ceux qu’ils rencontraient, voir et juger par eux-mêmes. Du reste, leur renommée avait déjà pénétré dans toutes les régions habitées de la Lune ; grâce aux moyens de communication rapide, la cérémonie de leur réception, les paroles qui avaient été échangées, les espérances qu’avait fait naître leur heureuse arrivée étaient connues partout. Aussi, en quelque lieu qu’ils se présentassent, ils étaient accueillis avec un bienveillant empressement ; chacun se montrait ravi de les recevoir, de contribuer à les instruire.

Pour eux, tout était nouveau, tout était à étudier.

Et, suivant leurs aptitudes, ils s’étaient partagé la tâche.

À Marcel revenait de droit le domaine si étendu des sciences et de leurs applications ; à Jacques appartenait celui de la physiologie, de la médecine et des sciences naturelles, qui lui offrait un champ indéfini d’observations. Lord Rodilan s’était réservé l’étude des institutions politiques et de l’histoire de ce monde inexploré.

Profondément versé dans l’étude des sciences à laquelle il avait voué sa vie, et doué d’une rare faculté de compréhension, Marcel eut bientôt parcouru le cercle des applications nouvelles et hardies où s’était aventuré le génie des savants du monde lunaire. Rugel et quelques autres esprits d’élite, qui s’étaient mis avec empressement à sa disposition, étaient émerveillés de la facilité avec laquelle il abordait les problèmes les plus ardus et devinait en quelque sorte leurs solutions aussitôt qu’il était mis sur la voie de la démonstration. Il s’arrêtait souvent devant quelqu’une de ces machines simples à la fois et puissantes qui exécutaient des travaux de force ou de vitesse ; il cherchait un instant et bientôt découvrait la loi du mécanisme, en donnait la formule, et ceux qui s’étaient chargés de son initiation se regardaient avec un sourire approbateur.

Les instruments d’optique appliqués à l’astronomie attirèrent son attention : l’astronomie était sa passion.

Dans les bibliothèques et les musées, qu’il avait visités avec soin, il avait vu des modèles de lunettes dont les proportions lui avaient paru colossales. Il s’était souvent demandé comment les habitants de la Lune, enfermés sous une voûte de granit, pouvaient observer les espaces célestes ; et un jour qu’il interrogeait Rugel à ce sujet, celui-ci lui avait répondu en souriant :

« Patience, ami ; nous vous montrerons notre observatoire, qui vous étonnera, j’en suis sûr ; laissez-moi le plaisir de vous ménager cette surprise. »

Parmi les nombreuses inventions entrées pour ainsi dire dans


la vie quotidienne, une de celles qui avaient le plus charmé Marcel était, sans contredit, la transmission à distance des images sensibles et parlantes. Les physiciens de la Lune avaient résolu le problème de transmettre simultanément au loin l’image d’un être vivant, les mouvements qu’il exécutait et les paroles qu’il prononçait. Le même fil électrique servait de véhicule aux ondes lumineuses et aux ondes sonores.

On assistait ainsi à ce spectacle étrange : une personne assise devant un écran y voyait tout d’un coup apparaître celui avec lequel elle était en communication ; elle le voyait, l’entendait, échangeait avec lui des propos comme dans une conversation en tête-à-tête, et chacun des interlocuteurs avait ainsi en face de lui celui avec lequel il conversait.

Pour cette humanité supérieure, soumise à moins de besoins que l’humanité terrestre, le cercle des applications industrielles que nous demandons à la science était assez restreint. Leur activité intellectuelle et leur ardeur aux recherches spéculatives n’en avaient pas été amoindries. Tous les problèmes qu’entrevoient nos savants et qui, aux limites de la science moderne, surexcitent leur esprit d’investigation ou exaltent l’imagination de certains précurseurs, avaient été abordés et résolus par eux. Ils avaient depuis longtemps trouvé le moteur électrique que cherchent encore nos physiciens, et qui, développant sous un petit volume une énergie puissante, obtient une somme de travail que sont bien loin d’atteindre encore nos essais rudimentaires.

Après avoir passé, comme nous, en matière d’aérostation, par la théorie des ballons fondée sur la doctrine du plus léger que l’air, ils n’avaient pas lardé à reconnaître son impuissance radicale. L’observation du vol des oiseaux les avait rapidement conduits à l’adoption d’un principe tout opposé, celui du plus lourd que l’air. Et avec ce moteur dont ils disposaient, ils étaient bientôt arrivés à construire ces esquifs aériens, légers et résistants, dont nous avons déjà parlé et qui avaient fait l’admiration des représentants d’un monde moins avancé.

Dans un intérêt purement scientifique et sans même songer à leur demander des applications pratiques dont ils n’avaient pas besoin, ils avaient arraché à la nature ses plus mystérieux secrets.

La liquéfaction et la solidification des gaz leur étaient depuis longtemps familiéres, et Marcel put contempler dans leurs laboratoires, maintenus sous de formidables pressions, les divers gaz contenus dans leur atmosphère.

Ils avaient découvert depuis longtemps, et ce ne fut pas un des moindres étonnements de Marcel, la transformation des ondes lumineuses en ondes sonores que, malgré leurs essais, jusqu’ici infructueux, cherchent encore nos savants. Ils pouvaient ainsi recueillir le bruit des sphères tournant dans l’espace et entendre ce mystérieux concert de l’infini qu’avait deviné Pythagore et dont Cicéron, dans une sorte d’intuition prophétique, décrit les mélodieux effets[2].

Des appareils électriques spéciaux et délicats, disposés à la surface même de la Lune, recevaient en notes diverses l’impression sonore produite par chacun des astres de notre système planétaire, et ces sons amplifiés se combinaient dans une inexprimable harmonie.

Dans le domaine de toutes les sciences qui procèdent du raisonnement et de l’observation et où le calcul joue un rôle, Marcel constata les mêmes progrès, les mêmes vues hardies et profondes. Il y avait là de quoi défrayer pendant plusieurs siècles tous les instituts de l’humanité terrestre.

De pareilles surprises étaient réservées à Jacques, dans le champ des études qui lui étaient attribuées.

Il n’avait pu, au premier abord, ne pas étre frappé des conditions physiologiques de ces êtres semblables à nous sous tant de rapports, mais si différents en un point capital. Les habilants de la Lune n’étaient pas astreints au plus impérieux de nos besoins matériels, celui de se nourrir. Chez eux, par conséquent, point de tube digestif, pas d’œsophage, pas d’estomac, pas d’intestins.

C’est à l’état gazeux que les éléments indispensables à la vie, oxygène, carbone, azote, hydrogène, pénétraient dans leur organisme et, entraînés dans la circulation générale, allaient renouveler les tissus.

L’oxygène, ils l’empruntaient directement à l’air par la respiration ; les poumons, beaucoup plus développés que chez nous, présentaient une surface plus large, capable d’absorber une plus grande quantité de ce gaz vivifiant. Le carbone et l’azote, ils se les assimilaient par une vérilable décomposition chimique de l’acide carbonique et du gaz ammoniac en suspension dans l’atmosphère. À cet effet, le tube digestif et ses annexes étaient remplacés chez eux par un ensemble d’organes spéciaux tapissés de muqueuses d’une extrême finesse qui, sous l’influence du système nerveux, séparaient les éléments de ces gaz, à peu près comme les parties vertes des plantes, sous l’influence de la lumière solaire, décomposent l’acide carbonique et retiennent le carbone.

La grande quantité de gaz ammoniac existant dans l’air provenait de la décomposition des corps des animaux. Dans ce monde, en effet, où nulle vie ne se nourrissait d’une autre vie, entretenue qu’elle était par des éléments gazeux, les corps des êtres animés ne voyaient pas leur existence abrégée par la nécessité de fournir aux autres êtres vivants des aliments solides. Ils allaient tous jusqu’au bout de leur évolution vitale ; la nature opérait son œuvre de dissolution et ceux que la mort avait frappés rendaient rapidement aux vivants les éléments que ceux-ci s’assimilaient à leur tour dans un perpétuel échange.

Comment enfin l’hydrogène se trouvait-il à l’état libre dans l’air ? C’est que l’atmosphère des immenses cavernes était éminemment hydratée et que les puissants courants électriques qui la traversaient sans cesse, en y décomposant la vapeur d’eau, enrichissaient l’air de ce gaz si léger qu’il pénètre toutes les parois. Ainsi s’expliquaient l’absorption constante et l’assimilation de l’hydrogène par les tissus du corps humain dans le monde lunaire.

Dans cette vie physiologique d’un ordre supérieur, aucun élément impur et inassimilable, comme ceux que la nutrition apporte à nos organes, n’entrait dans leur économie pour en être ensuite expulsé. Il n’était pas nécessaire que leur sang fût, comme le nôtre, débarrassé par une voie spéciale d’éléments grossiers. Un organe particulier, sorte de glande située au-dessous de l’appareil respiratoire, filtrait en quelque sorte le sang, éliminant les molécules nuisibles devenues inutiles. Elle remplissait un rôle analogue à celui du rein, avec cette différence essentielle que les résidus de cette élimination étaient entraînés au dehors à l’état gazeux, tant par l’expiration que par l’évaporation à travers l’épiderme.

Comme leur mode de nutrition n’impliquait aucun travail de mastication, les dents chez eux auraient pu paraître inutiles. Ils en avaient cependant, mais celles qui meublaient leurs bouches ne jouaient pas le même rôle que chez nous. Moins épaisses et de moindre dimension, elles ne servaient qu’à régulariser le passage de l’air dans l’émission de la parole, et à produire avec les mouvements de la langue et des lèvres les articulations du discours. D’une blancheur d’ivoire, que n’allérait jamais aucune de ces causes qui, sur la Terre, les dégradent et les détruisent, leur éclat contrastait avec le rouge vif des gencives, où elles s’enchâssaient comme des perles dans un écrin.

Dans cet organisme moins complexe, la fonction du foie, au lieu d’être double, comme chez nous, était simple. Pas n’était besoin, en effet, d’une sécrétion de bile là où il n’y avait ni alimentation ni digestion. Mais le foie conservait toute son activité pour produire la matière glycogène qui donne elle-même naissance au glycose, dont le rôle est si considérable dans la respiration et la rénovation des tissus. Le mécanisme vital, dans ce milieu suroxygéné était d’une énergie beaucoup plus active. Aussi le développement physique était-il plus rapide que sur la Terre, et une dizaine de nos années suffisait à l’être humain pour atteindre l’âge adulte. Ces conditions physiologiques entretenaient une vigueur constante, une jeunesse qui se prolongeait jusque dans un âge très avancé, un équilibre permanent de tous les éléments qui concourent à la vie.

On ne rencontrait pas chez eux de ces tempéraments déséquilibrés par la prédominance soit du système nerveux, soit de la lymphe, soit du sang. On n’y voyait pas de névropathes, de ces êtres anémiés, au teint pâle et blafard, qui n’ont que les apparences de la vie, de ces natures sanguines ou pléthoriques irrémédiablement vouées aux congestions ou aux apoplexies. Aussi le champ des maladies était-il restreint et ne présentait que de très rares complications. Quelques irritations des voies respiratoires, auxquelles on remédiait facilement par un dosage ingénieux de l’air respirable, parfois des engorgements ou des inflammations des organes abdominaux, des céphalalgies causées par une dépense excessive de force musculaire ou de tension cérébrale, composaient toute leur pathologie.

Et, chez ces êtres supérieurs, la thérapeutique était fort simple. Comme la respiration était chez eux l’unique mode d’entretien de la vie, c’est par la respiration qu’ils transmettaient à l’organisme tous les agents curatifs. Leur connaissance approfondie de la chimie et les moyens qu’ils possédaient d’agir sur les diverses substances, leur permettaient de les faire passer facilement à l’état gazeux et de les administrer aux malades par voie d’inhalation.

Depuis longtemps aussi ils étaient en possession de la méthode d’injection hypodermique, à laquelle ils ne recouraient d’ailleurs que dans les cas particulièrement graves et où il s’agissait de faire pénétrer rapidement dans la circulation certaines substances énergiques, d’une action prompte et décisive.

Quant aux traumatismes qui pouvaient résulter de tous les accidents inhérents, surtout pour la classe des Diémides, à une vie active et laborieuse, la science de leurs chirurgiens en avait d’ordinaire aisément raison. La liste, beaucoup plus complète que la nôtre, des anesthésiques et des antiseptiques, leur fournissait les moyens de pratiquer avec la plus grande sécurité les opérations les plus délicates, sans avoir à craindre les funestes conséquences qui souvent chez nous les rendent si redoutables.

Tout d’ailleurs les favorisait : l’air qu’ils respiraient et que surchargeait l’ozone, milieu essentiellement défavorable aux germes morbides, et par-dessus tout la simplicité même de leur organisme, qui rendait toujours facile et jamais périlleuse la diffusion des substances médicamenteuses,

Un jour que Jacques s’entretenait avec ses amis des singularités que ses observations lui avaient révélées sur la constitution physiologique des habitants de la Lune, lord Rodilan l’interrompit en s’écriant :

« Ah ! voilà un pays où les damnés fils d’Esculape seraient bien assurés de ne jamais faire fortune !

— Vous leur en voulez donc bien, mon cher ami, répondit Jacques, à ces malheureux médecins, qui, si souvent, exposent leur vie pour arracher leurs semblables à la mort ?

— Oui, oui, je sais, il en est qui, comme vous, sont de braves gens, toujours prêts à soulager le pauvre monde. Mais je parle de ces charlatans qui se targuent orgueilleusement du titre de princes de la science et n’ont en vue que de vendre à des prix fantastiques les moindres paroles tombées dédaigneusement de leurs lèvres sibyllines.

— Vous avez donc été écorché de bien près par quelqu’un de mes savants confrères ?

— Ah ! oui, et il m’en souvient encore. J’étais, depuis quelque temps, travaillé par des douleurs d’estomac à propos desquelles j’avais consulté nombre de médicastres, tous plus diplômés les uns que les autres. Ils m’avaient drogué à qui mieux mieux et envoyé aux stations balnéaires les plus fantaisistes, et, bien entendu, toutes ces pérégrinations n’avaient profité qu’à ceux qui me les avaient conseillées : car nul n’ignore que ces messieurs ne dédaignent pas de toucher une commission plus ou moins raisonnable pour chacun des patients qu’ils adressent aux établissements en vogue.

« Bref, on finit par m’indiquer un célèbre spécialiste qui, dans des cas pareils, opérait, disait-on, des miracles. Il résidait à Londres. J’étais alors à Calcutta ; je fis le voyage tout exprès, tant j’avais hâte de digérer comme tout le monde.

« À peine arrivé, je me rendis chez lui. Je pénétrai dans un hôtel splendide qui resemblait plutôt à un palais qu’à la demeure d’un savant…

— Pardon, interrompit Jacques en souriant, il s’agissait d’un prince de la science.

— Soit ; mais la cage valait mieux que l’oiseau. Après avoir longtemps, très longtemps attendu dans un salon somptueusement orné, où s’entassaient tous les chefs-d’œuvre des arts, et que remplissait déjà une foule de fidèles, attendant l’oracle de leur destinée, je fus introduit à mon tour dans le sanctuaire.

« Je me trouvai en présence d’un grand vieillard, au front dégarni, à la face rougeaude encadrée de longs favoris blancs. Son œil froid avait l’air de vous scruter jusqu’à l’âme et peut-être jusqu’au fond du porte-monnaie ; ses lèvres minces n’avaient jamais dû s’ouvrir pour un sourire bienveillant : son abord était plutôt antipathique.

« D’un geste grave, il m’indiqua une chaise placée en face du fauteuil élevé sur lequel il se laissa tomber lui-même, me dominant de tout son buste.

« Je le considérai avec curiosité, car je ne me suis jamais laissé prendre aux airs solennels de ces fantoches qui semblent toujours pontifier et traiter comme un vil bétail les malheureux que leur imprudence met à portée de leurs griffes.

« Se renversant enfin sur le dossier de son siège et croisant les jambes, pendant qu’il regardait avec une attention profonde les ongles de sa main gauche, il laissa tomber ces mots : « Milord, je vous écoute. »

« J’exposai mon cas, énumérai les supplices divers auxquels m’avaient soumis ceux de ses confrères que j’avais consultés. Il m’écoutait, hochant parfois la lête et se bornait, lorsque je faisais mine de m’arrêter, à me dire : « Allez, allez toujours, »

« J’arrivai à la nomenclature des eaux thermales que j’avais essayées et lui dis, sans y attacher autrement d’importance, que l’usage des eaux de Vichy semblait m’avoir procuré quelque soulagement.

« Ce fut une révélation.


Pendant qu’il regardait les ongles de sa main gauche… (p. 168).


— Ah ! s’écria-t-il, Vichy vous à fait du bien. Eh bien, Milord, retournez à Vichy ! »

« Il s’était levé. Tout stupéfait, j’en fis autant. La consultation était terminée. Il ajouta obligeamment : « C’est trois livres. »

Marcel riait franchement.

« Vous avez eu, conclut Jacques, la be de tomber sur un de ces faiseurs qui, sous le nom de médecins, exploitent la crédulité publique. Mais de tout cela résulte un enseignement utile. Si votre estomac vous tourmentait, c’est qu’il avait pour cela d’excellentes raisons. On sait que les dîners délicats à la fois et plantureux sont de mise dans le monde diplomatique, et, soit dit sans vous offenser, vous en aviez quelque peu abusé.

« Depuis que vous êtes réduit à un régime qui a le précieux avantage de rendre tout excès impossible, votre estomac vous laisse parfaitement tranquille.

— C’est possible, répliqua lord Rodilan ; mais au risque de quelques crampes, je ne serais pas fâché de me retrouver assis à la table du Yachting-Club. »

En étudiant attentivement la structure physiologique des membres de l’humanité lunaire, Jacques était arrivé à constater chez eux une particularité qui lui avait d’abord échappé et qui expliquait, dans une certaine mesure, leur supériorité morale.

Dispensés du soin de se nourrir, ils n’avaient pas besoin du sens du goût, et la nature, qui ne fait rien d’inutile, ne les en avait pas dotés. Chez eux, les papilles de la langue et du palais ne recevaient pas l’impression des saveurs diverses, mais elles remplissaient une autre fonction. Douées d’une sensibilité dont nous pouvons à peine concevoir la délicatesse, elles formaient comme une sorte d’appareil d’émission électrique, et les mouvements que la volonté, élaborée dans le cerveau, imprimait à cet organe produisaient des ondes qui, bien que très faibles, allaient frapper chez les autres individus un organe récepteur d’une égale sensibilité. Cet organe résidait dans l’oreille, où une deuxième membrane, analogue au tympan, mais infiniment plus délicate, vibrait à son tour et transmettait l’impression au cerveau.

Grâce à ce sens, à l’aide duquel se traduisaient ces états insaisissables de l’âme qui échappent chez nous à l’observation, la pensée, en se transmettant de l’un à l’autre, arrivait exprimant en toute sincérité, et sans qu’il fût possible de les dissimuler, l’idée, le sentiment et la volonté. Ce sens fonctionnait en même temps que la parole.

De même que, chez nous, plusieurs sens s’exerçant à la fois concourent à l’expression complète de la pensée ou du sentiment, la voix en traduisant les idées ; les yeux, les mouvements du visage et parfois même le geste en complétant cette manifestation, ainsi, mais avec beaucoup plus de puissance, chez les êtres que Jacques étudiait alors, ce sens inconnu faisait de la sincérité la loi même de leur nature.

Des êtres qui ne pouvaient dissimuler aucune de leurs pensées ni aucun de leurs sentiments n’avaient jamais pu même concevoir l’idée du mensonge. Il n’y avait donc pas entre eux place pour l’hypocrisie ni pour la fraude. Par suite, nulles tromperies, nulles machinations secrètes, nulles intrigues au profit d’ambitions inavouées. Ne pouvant rien cacher, on n’avait pas songé à ourdir des complots, à combiner des manœuvres, à tendre des pièges. Il était impossible d’avoir une chose sur les lèvres, une autre dans le cœur ; enfin, chez les heureux habitants de la Lune, la science diplomatique, qui n’est, le plus souvent, qu’une science d’artifices et de mensonges, était absolument inconnue.

Jacques s’était demandé aussi comment, depuis tant de siècles que l’humanité lunaire vivait dans ces conditions nouvelles, l’accroissement de la population, s’il était soumis aux mêmes règles que chez nous, n’avait pas déjà rempli outre mesure l’espace restreint dans lequel elle habitait. Mais il avait reconnu bientôt que les naissances, soumises aux mêmes conditions physiologiques que sur la Terre, échappaient à la loi de progression. La nature, dans sa prévoyance, avait sagement, pour la race humaine comme pour les espèces animales, renfermé dans des limites infranchissables le développement de la vie. Elle se contentait de réparer les pertes ; les unions étaient loin d’y être aussi fécondes que chez nous, et le nombre des naissances ne dépassait pas celui des décès.

Grâce à la vigueur de leur constitution, la vie se prolongeait chez les habitants de la Lune, au delà des bornes que nous lui connaissons. Elle atteignait fréquemment cent vingt-cinq ou cent trente de nos années. Et dans ces natures robustes dont aucune cause morbide n’altérait le fonctionnement, les forces du corps et les facultés de l’intelligence se conservaient sans altération sensible jusque dans l’âge le plus avancé de la vie.

La période d’affaiblissement qui précédait la mort était relativement courte. La vie organique décroissait la première, laissant à peu près intact ce que les physiologistes appellent la vie de relation. Le vieillard, que ses forces physiques abandonnaient peu à peu et chez lequel les fonctions nutritives — c’est-à-dire de respiration — allaient diminuant, gardait jusqu’au dernier instant la netteté de son esprit, la vivacité de ses sentiments. Résigné, grâce à une haute philosophie à laquelle il devait la démonstration incontestée de la vie future, il s’éteignait doucement au milieu des siens, leur adressant ses suprêmes conseils, et les dernières paroles qu’il prononçait renfermaient non un « adieu » désespéré, mais un « au revoir » tout plein de promesses et d’espérances.

Dans cette fin d’un sage, semblable au sommeil de celui qui s’endort sur sa tâche accomplie, rien de lugubre ou de sinistre comme chez nous. On n’assistait jamais au spectacle répugnant de ces décomposilions qui semblent anticiper sur le tombeau, à ces déplorables effondrements de l’intelligence, qui paraît s’éteindre par fragments et ne laisser entre les mains de ceux qui entourent le vieillard qu’une misérable guenille n’ayant plus rien d’humain que la forme.

CHAPITRE XVII

LETTRES ET ARTS

Une société dont la culture intellectuelle et morale était si développée, ne pouvait rester inférieure dans le domaine des arts. Tous, ceux qui se manifestent dans le temps comme ceux qui se manifestent dans l’espace, y était assidûment cultivés depuis de longs siècles et servaient à entretenir le goût du beau et le sentiment du bien.

Au premier rang était la littérature.

Tous les genres y étaient représentés, depuis la poésie lyrique, aux généreuses envolées qui, dans des vers sublimes, s’élève à Dieu, jusqu’à ces récits aimables et charmants, où la fantaisie mêle aux conceptions les plus graves de la raison les gracieuses créations d’une imagination toujours maîtresse d’elle-même, et qui ne se départ jamais du respect de soi-même et des autres. Les poètes célébraient daus leurs hymnes la grandeur de l’Esprit Souverain, les spectacles merveilleux de la nature, les révolutions des mondes dans l’espace, les élans de l’âme vers l’infini, tout ce qui peut arracher l’homme à sa condition inférieure et réveiller en lui le sentiment de ses destinées immortelles.

D’admirables poèmes épiques, plus beaux que nos Iliades et nos Odyssées, inspirés par un ardent amour de l’humanité, retraçaient pour l’enseignement des âges nouveaux les exploits des temps antiques.

Là, rien de cette mythologie froide et incohérente où les habitants de la Terre, s’adorant eux-mêmes, divinisaient leurs plus mauvaises passions et leurs actes les plus condamnables.

Des héros à l’âme pure, ayant en vue non la satisfaction de grossiers désirs ou d’ambitions coupables, mais le bien de leurs semblables, y passaient grands et forts, luttant contre les forces naturelles pour affranchir les autres hommes de cette servitude et donnant avec joie leur vie, s’il devait en résulter, pour ceux auxquels ils se sacrifiaient, un bonheur conquis, un progrès accompli.

C’était, dans les âges passés, au temps où l’humanité lunaire vivait à la surface du satellite, lorsqu’elle avait dû, elle aussi, à force de courage et de persévérance, conquérir sur une nature hostile son indépendance et sa haute civilisation, que les divins aèdes trouvaient ces nobles figures dont le respect s’imposait à l’admiration de tous.

On ne rencontrait, dans cette littérature épurée, rien de semblable à notre poésie dramatique. Chez nous, en effet, la tragédie ne fait que mettre en œuvre les passions les plus désordonnées. Si parfois un éclair de grandeur et d’héroïque dévouement traverse cette nuit sombre, on n’aperçoit à sa clarté qu’un grouillement confus de haines ardentes, de jalousies effrénées, d’ambitions sans retenue ; notre scène tragique ruisselle toujours de sang et de larmes.

La comédie, telle que nous la pouvons concevoir, ne montre pas notre triste humanité sous un jour plus favorable : c’est que, il faut bien le dire, elle n’est que la reproduction trop fidèle de ce que nous sommes en réalité. Si les catastrophes auxquelles sont mêlés les personnages sont moins cruelles et moins effrayantes, elles sont cependant d’une perfidie plus raffinée et plus subtile.

On n’y trouve que fourberie et duplicité, intrigues malsaines dans lesquelles on fait appel aux plus viles passions, étalage cynique des plus basses convoitises. Vieillards libidineux qui sont le jouet d’intrigants, femmes adultères et coquettes, jeunes filles dont la fausse innocence cache une dépravation précoce, valets fripons, entremetteuses de toutes sortes, voilà pour l’ordinaire les personnages qui s’agitent dans une action dont la complexité et l’imbroglio font souvent le seul mérite.

Et le public de s’esclaffer et d’admirer, comme s’il se complaisait au spectacle de ses propres turpitudes.

Les auteurs se flattent sans doute de corriger les mœurs par le rire, mais ce rire ne fait que souligner l’immoralité de leurs


C’était, dans les âges passés… (p. 174).

conceptions, familiariser le spectaleur avec ses misères, et les lui rendre par l’habitude moins odieuses et plus acceptables.

Si chez ces êtres, d’un niveau moral plus élevé et inaccessible à nos faiblesses, on ne pouvait rien imaginer d’analogue à nos poèmes tragiques ou comiques, ils n’avaient pas pour cela renoncé aux charmes séduisants des représentalions scéniques. Aux fêtes les plus solennelles, on donnait à la foule assemblée des spectacles de nature à élever les âmes et à entretenir un culte de reconnaissance pour ceux qui avaient été les bienfaiteurs de l’humanité.

Comme il y avait dans ces cérémonies un caractère à la fois religieux et patriotique, c’était un honneur que d’y figurer et d’y tenir un rôle.

Aussi les acteurs, si l’on peut donner ce nom à ceux qui étaient investis de cette mission très haut prisée, se recrutaient-ils parmi les plus nobles et les plus intelligents, ceux qui possédaient à un haut degré les plus rares qualités de l’esprit et de l’imagination.

Il ne s’agissait pas là, en effet, de réciter, avec une mémoire plus ou moins heureuse et une mimique plus ou moins adaptée au caractère d’un personnage fictif, l’œuvre d’un poète tracée d’avance et invariable dans son expression. Un thème était donné, quelque grand acte de dévouement, quelqu’une de ces glorieuses entreprises ayant contribué à émanciper l’humanité, à augmenter la somme de son bonheur et de sa prospérité. Les grandes lignes seulement en étaient tracées. Chacun de ceux qui devaient figurer les personnages du drame y choisissait son rôle, le mieux adapté à sa propre nature et à ses sentiments. Il s’identifiait ensuite avec le personnage qu’il devait représenter, se pénétrait profondément de son caractère intime, arrivait à penser, sentir, agir comme lui. Puis, quand il l’avait fait sien, il s’abandonnait sur la scène à sa propre inspiration. Suivant que les péripéties de l’action se déroulaient, il éprouvait tous les sentiments que comportaient ces situations diverses ; il parlait suivant des impressions vraiment ressenties. C’était sa personnalité même qui était en jeu, et les spectateurs avaient sous les yeux non pas une vaine et froide illusion, mais la vie dans toute sa réalité, dans ce qu’elle a de plus noble et de plus généreux.

Les manifestations de l’art musical concouraient aussi, chez les habitants de la Lune, à la grandeur imposante de ces solennités. Mais ici, comme pour l’art scénique, il fallait pour ces hommes que la vérité seule pouvait émouvoir, des œuvres d’une absolue sincérité.

Grâce aux progrés qu’avait faits chez eux la science de l’acoustique, ils pouvaient mettre la nature tout entière à contribution et lui ménager en quelque sorte un rôle dans leurs conceptions artistiques. Ils avaient déjà noté le son mystérieux des sphères qui gravitent dans l’immensité. Ils percevaient et fixaient de même les harmonies les plus fugitives, le bruit des vagues qui tantôt se brisent mollement sur le rivage, tantôt, sous l’action du vent, s’écroulent avec un sourd fracas, le murmure des ruisseaux courant dans les plaines, le chant des oiseaux, le souffle léger de la brise dans le feuillage.

Sur ces thèmes, que leur fournissait le milieu même dans


C’était dans la capitale
du monde lunaire…
(p. 178).

lequel ils vivaient, les artistes inspirés brodaient les créations les plus variées de leur fantaisie. Suivant qu’ils étaient pénétrés de joie ou de tristesse, d’enthousiasme ou de mélancolie, ils adaptaient à leurs sentiments ces motifs si riches et si divers. Ils y ajoutaient l’expression de leurs propres passions ; ils en faisaient un tout, où il était impossible de distinguer ce qu’ils devaient à la nature et ce qu’y avait ajouté leur génie créateur.

Il en résultait des mélodies d’un charme inexprimable, des concerts harmonieux dont la douceur berçait mollement les âmes, réveillait dans les cœurs les plus nobles sentiments et formait un merveilleux accompagnement aux grandes scènes dramatiques qui se déroulaient sous les yeux des spectateurs émus.

C’était dans la capitale du monde lunaire que se célébraient ces fêtes, qui devaient leur magnificence non à l’entassement puéril ou prétentieux de vaines somptuosités, mais au choix délicat, à la grandeur des conceptions artistiques dont elles étaient le prétexte et l’occasion. Ses habitants n’étaient pas, du reste, les seuls à jouir de ces spectacles magnifiques. Avec les moyens que la science avait déjà depuis longtemps vulgarisés dans ce monde privilégié, tout ce qui se faisait, tout ce qui se disait sur ces scènes grandioses était immédiatement transmis dans toutes les villes et dans les villages les plus reculés. Ceux qui n’avaient pu se rendre au lieu où siégeait le gouvernement, avaient sous les yeux, avec la fidélité la plus scrupuleuse, ces imposants spectacles. Ils voyaient les acteurs, ils les entendaient, ils percevaient le son des instruments. Rien n’était perdu pour eux et, dans ces jours où s’exaltait le culte de la patrie et de la vertu, la population entière de la Lune était réunie dans un élan commun de ferveur et d’amour.

De vastes salles, savamment aménagées pour l’acoustique et pour la vue, recevaient les nombreux spectateurs que ces fêtes attiraient.

Sur des gradins largement espacés, chacun était commodément assis, et n’était géné, comme dans nos théâtres étroits où l’on s’entasse pour s’étouffer, ni par ses voisins, ni par le va-et-vient des gens égoïstes ou distraits qui ne se font nul scrupule de déranger vingt personnes pour regagner leur place. On n’avait ménagé ni l’air ni l’espace, et, du reste, tous les assistants, pénétrés de la gravité de ces représentations, jouissaient, d’un esprit recueilli et d’un cœur ému, des grandes scènes qui se déroulaient devant eux.

Comme ceux qui se rendaient à ces solennités y venaient non pour se montrer ou pour faire un fastueux étalage de joyaux ou de toilettes voyantes, mais pour s’y abandonner aux plus nobles jouissances de l’art, les architectes qui avaient construit ces vastes édifices avaient eu soin de laisser les spectateurs dans l’ombre et de projeter toute la lumière sur la scène où se mouvaient les personnages de ces drames héroïques ou lyriques. Ce qu’on avait sous les yeux c’était la vie dans toute sa réalité et dans toute son intensité.

Fidèles aux traditions du beau, qui se transmettaient sans s’altérer de génération en génération, les peintres et les sculpteurs s’inspiraient des sentiments les plus nobles et les purs. Rien n’y venait fausser leur jugement supérieur, le culte d’une forme épurée, le sentiment des beautés toujours nouvelles de la nature. Là jamais rien de mièvre ou de contourné, rien de prétentieux ou de factice, rien surtout qui pût abaisser les âmes, et, sous le faux dehors de la beauté plastique, faire naître le goût des vils instincts, des actes dégradants.

Les gymnases où, sous la direction de maîtres respectés, se formaient les disciples du grand art, ne retentissaient pas, comme chez nous, du bruit des querelles d’école ; on ne s’y disputait pas sur la forme ou la couleur ; on ne s’y jetait pas à la tête les noms d’impressionnistes, de symbolistes. On n’y connaissait qu’une seule forme de l’art, celle qui réunit dans une expression souveraine Ja splendeur de la forme à la noblesse de l’idée.

Grâce aux moyens tout à fait perfectionnés dont ils disposaient. les écrivains et les compositeurs n’étaient pas asservis à la nécessité de noter péniblement leurs pensées à l’aide de signes lents à tracer et où se perdent souvent les mouvements et la chaleur de l’inspiration.

Des appareils spéciaux saisissaient, au moment même où ils se produisaient, les mots sortis des lèvres du poète, les sons que le musicien lirait de l’instrument qui donnait à ses émotions une forme sensible. Et l’œuvre, à jamais fixée, apparaissait ainsi toute vibrante encore des impulsions de l’âme qui lui avaient donné naissance, dans la splendeur ou la grâce de sa spontanéité.

De riches bibliothèques remplies de tous les ouvrages remarquables laissés par les âges précédents, et des revues où s’enregistraient au jour le jour les conquêtes incessantes d’une science toujours en éveil, fournissaient à tous d’inépuisables trésors. Tout ce qu’avaient pu réaliser de progrès l’art de la typographie, le dessin et la gravure, se réunissait pour placer sous les yeux de ceux qui feuilletaient ces vastes collections, les conquétes que le génie des sages avait réalisées à force de travail et de persévérance.

La simplicité des méthodes, la clarté des démonstrations, l’abondance des faits observés et la rigueur de l’esprit critique qui présidait à leurs classifications, rendaient accessible à tous les esprits la connaissance des problèmes qui sont chez nous le privilège de quelques intelligences d’élite. Et grâce à cette diffusion scientifique, ces êtres si bien doués sous le rapport de la compréhension et du raisonnement, se maintenaient à un niveau intellectuel que nous avons peine à concevoir.

Dans ce monde où tout était harmonieux et simple, l’organisation sociale était fixe et à l’abri de toutes les révolutions que suscitent sur la Terre les ambitions ou les fureurs des partis. On n’y connaissait rien non plus de ce que nous appelons les affaires. Aussi jouissait-on de l’inappréciable avantage de n’avoir pas de journaux ! Par suite, on ignorait ces polémiques ardentes où les intérêts privés déchaînés font table rase des intérêts publics, ces factums injurieux où, pour satisfaire des haines sauvages ou de basses rancunes, on vilipende les hommes les plus considérables, on exalte le vice ou la perlidie, on traîne sur la claie l’honnêteté et la vertu.

Rien de semblable non plus à ces scandaleuses entreprises où, sous prétexte de servir l’utilité générale, on trompe une multitude dont l’avidité égale la sottise, on spécule sur les plus mauvaises passions, on s’enrichit aux dépens d’autrui, et on donne le spectacle écœurant de fortunes colossales fondées sur l’agiotage et le jeu, sur la ruine d’une foule de misérables.

Pendant que Marcel et Jacques étudiaient ainsi, à des points de vue différents, le monde lunaire, et marchaient de surprise en surprise, lord Rodilan ne restait pas inactif. Son esprit philosophique avait été profondément frappé par la simplicité des mœurs et des institutions qui régissaient cette société d’un ordre supérieur. Son scepticisme, entretenu par les contradictions et les incohérences qui se rencontrent au sein de l’humanité terrestre, n’avait pas tenu devant cette réalité harmonieuse d’une nombreuse réunion d’hommes vivant dans
On ignorait la tyrannie bureaucratique (p. 182).
une concorde parfaite, avec un minimum de lois et de gouvernement qu’oseraient à peine entrevoir les plus utopistes rêveurs.

Il s’était donné pour tâche d’étudier à fond tout ce qui concernait la religion, les mœurs, les institutions politiques et civiles, et se proposait de réunir tous les résullals de ses recherches dans un Mémoire qui, joint au résumé de Marcel et de Jacques, formerait à coup sûr le plus inattendu, le plus nouveau et le plus intéressant des traités. Quel émerveillement ce serait pour le monde savant de la Terre que de recevoir un jour ce livre étrange, imprimé sur la Lune, tout rempli de photographies, de dessins, de peintures, chefs-d’œuvre des artistes lunaires, représentant des êtres humains, des animaux, des monuments, des paysages inconnus !

Comment un pareil ouvrage parviendrait-il à la connaissance de ceux auxquels il était destiné ? — Le diplomate anglais ne s’en inquiétait pas pour le moment, mais il y travaillait avec ardeur.

Sa tâche, du reste, avait été facile.

Les institutions politiques qu’il s’était chargé d’étudier étaient peu compliquées : pas d’autorité tracassière jalouse de ses prérogatives, toujours prête à mesurer son importance aux ennuis et aux embarras qu’elle suscite à ses administrés. On ignorait et la tyrannie bureaucratique, et les vexations paperassières, et les inquisitions odieuses que les pauvres humains de la Terre, vraiment de très bonne composition, déguisent sous les doux euphémismes de libertés, de garanties administratives.

Là, on n’avait pas sous les yeux l’afiligeant spectacle que présente, chez les peuples qui se prétendent les plus civilisés de la Terre, l’organisation de la justice répressive. Les contestations entre particuliers étaient rares et aisées à trancher : l’équité et la bonne foi des contractants suffisaient amplement à les régler.

Quant aux attentats contre les personnes ou contre la chose publique, produits le plus souvent par l’âpre lutte pour l’existence, ils y étaient complètement inconnus.

Dès lors pas de tribunaux, pas de police, pas de gendarmes, pas de bourreaux.

Nul n’avait à redouter les dénonciations perfides, les accusations intéressées, à trembler pour lui-même ou pour les siens, à redouter les surprises de la loi ou les pièges de la chicane.

On vivait ouvertement sans avoir rien à dissimuler, et partant rien à craindre.

CHAPITRE XVIII

UNE ASCENSION GIGANTESQUE

Cependant les trois voyageurs avaient dû, tout en s’occupant de leurs importantes recherches, s’inquiéter d’un problème qui avait pour eux la plus haute importance : celui d’assurer leur vie dans un milieu si différent de celui où ils avaient jusqu’à présent vécu. Sans doute, les provisions dont ils avaient pris soin de se munir en quittant la Terre, conserves de toutes sortes, biscuits et boissons diverses, pouvaient leur suffire pendant un temps assez long. Mais, depuis plus de six mois qu’ils habitaient le monde lunaire, ils y avaient déjà fait d’assez larges brèches et ils voyaient s’approcher, non sans inquiétude, le moment où ils auraient épuisé leur stock.

D’autre part, ce phénomène d’êtres vivants se nourrissant autrement que par la simple absorption de l’air, à l’aide d’éléments matériels, avait intrigué les habitants de la Lune. Les trois étrangers avaient été l’objet d’une étude qui, sans leur profond sentiment des convenances, aurait peut-être pu devenir indiscrète. Mais on se souvient que parmi les documents que renfermait l’obus, se trouvaient des atlas d’anatomie les plus récents et les plus complets. Il avait donc été facile aux savants de se rendre un compte exact de la physiologie de l’humanité terrestre, et ils avaient songé eux-mêmes à trouver pour leurs hôtes les moyens les plus simples et les plus efficaces d’entretenir leur vie.

Marcel, qui avait examiné avec eux cette importante question, avait manifesté le désir d’utiliser à cet effet les graines diverses, céréales et légumineuses qu’il avait apportées de la Terre, et d’essayer aussi la culture des essences fruitiéres dont il s’était également muni. Une assez vaste région avait été aménagée à cet effet. Sur les indications de Marcel, les Diémides mis à sa disposition avaient fabriqué les instruments aratoires, et bientôt les trois exilés de la Terre avaient pu contempler comme un champ cultivé leur rappelant leur planète natale.

Mais il était quelqu’un à qui la perspective de cette nourriture de végétariens ne souriait que médiocrement, c’était lord Rodilan.

« Les conserves de corned beef, de ham, de gibier, passe encore, disait-il d’un ton piteux, bien que cela ne vaille pas une large tranche de roastbeef saignant ; mais vos choux, vos carottes, peuh ! le triste régal. Je ne suis pas un lapin pour vivre de la sorte et ne saurais m’y faire. »

Souvent il jetait des regards de convoitise sur les gracieux et jolis animaux qui bondissaient au milieu des plaines, ou sur les poissons aux écailles changeantes qui sillonnaient comme d’un éclair d’argent les ondes limpides de la mer et des ruisseaux. Il se disait qu’avec un des bons fusils de chasse ou quelqu’une de ces lignes perfectionnées qui figuraient en ce moment dans le musée du palais, il aurait bientôt fait de se procurer de savoureux repas. Il n’avait pu même résister à la tentation de s’en ouvrir à leur ami Rugel ; mais celui-ci avait répondu en souriant, comme s’il comprenait les exigences de cet estomac britannique.

« Hélas ! il vous faudra, ami, renoncer à cette espérance. Le meurtre ici est chose inconnue ; tous les êtres vivent dans une sécurité complète ; la vie, émanation de la toute-puissance de l’Être Souverain, est chose sacrée. Que, dans votre monde où de tristes nécessités vous obligent à vous repaître d’êtres animés, vous soyez conduits à imiter l’exemple que la nature vous y donne elle-même, cela se comprend et se peut excuser. Mais rien ne saurait chez nous rendre admissible une pareille atteinte à l’ordre et à l’harmonie de notre monde. Rassurez-vous toutefois : nos savants ont songé à vous ; ils connaissent aujourd’hui les éléments indispensables à votre existence ; ils ont prévu le cas où les expériences tentées par notre ami Marcel ne vous fourniraient pas tous ceux qui vous sont nécessaires, et ils étudient la composition d’un aliment qui, sous un volume très réduit, pourra remplacer la nourriture animale à laquelle vous êtes accoutumés. »

L’Anglais fit la grimace et murmura à part lui :

« Tout cela est bel et bon, mais sent diablement la pharmacie. Enfin nous verrons. »

Il ne tarda pas à voir, en effet.

Quelques jours après cet entretien, Jacques, qui passait presque tout son temps avec les savants lunaires dans leurs laboratoires, revint tout triomphant et présenta à ses deux amis un flacon tout rempli d’une liqueur claire et transparente comme de l’eau pure.

« Qu’est cela, bon Dieu ! fit Marcel et qu’est-ce qui te rend si joyeux ?

— Mes amis, dit Jacques, nous voici maintenant assurés de ne jamais avoir à regretter les succulents repas dont le souvenir hante encore notre cher Rodilan.

— Quoi ! fit l’Anglais, prétendez-vous que votre mixture va remplacer efficacement les bœufs de Durham, les moutons du Yorkshire et les jambons de Westphalie dont le nom seul me fait venir l’eau à la bouche ?

— Parfaitement, mon très cher ; et d’abord ce que vous appelez en profane une mixture est le résultat d’une combinaison merveilleuse où se mélangent, dans des proportions scientifiquement déterminées, les éléments azotés que nous fournissait sur Terre la chair des animaux. Rien que dans ce petit flacon il y a de quoi nous nourrir tous les trois pendant plusieurs semaines. Et si nous faisions de cet aliment un usage exclusif, nous serions bientôt victimes d’une surabondance de vie et menacés de funestes congestions. Heureusement, les champs ensemencés par Marcel nous fourniront en quantité suffisante une nourriture rafraîchissante. L’élixir que j’ai l’honneur de vous présenter sera notre viande.

— Peuh ! fit l’Anglais, je savais bien que tout cela finirait par des drogues.

Goûtez-en seulement, dit Jacques en riant ; vous jugerez après. »

Et il versa dans un verre quelques gouttes du précieux nectar.

Lord Rodilan regarda, flaira le liquide inconnu, puis brusquement fermant les yeux avec une grimace, comme un enfant qui avale une médecine, il absorba le contenu du verre. Et, se recueillant :

« On ne peut pas dire, fit-il, que ce soit excellent ; mais enfin ce n’est pas mauvais. Je doute fort cependant qu’il y ait là de quoi remplacer un beefsteak.

— Attendez donc quelques instants, répondit Jacques, et vous m’en direz des nouvelles. Voyez notre ami Marcel ; il n’y fait pas tant de façons. »

En effet, une demi-heure était à peine écoulée que lord Rodilan et Marcel, complètement réconfortés, se sentaient tout remplis d’une vigueur nouvelle, comme s’ils s’étaient assis à une table abondamment servie.

L’expérience était décisive ; le nouvel aliment fut adopté sans plus de difficulté, et les trois amis se sentirent rassurés contre la crainte de mourir de faim.

Il leur sembla même que ce genre de nourriture presque immatérielle les rapprochait quelque peu, à leurs propres yeux, de la condition supérieure des habitants de la Lune. Plus d’une fois, en effet, ils s’étaient sentis humiliés des tristes nécessités que leur imposait leur nature terrestre, et ils avaient cru surprendre parfois dans les regards de ceux qui avaient été témoins de leurs repas comme une expression de surprise et de pitié. Aussi le plus souvent avaient-ils soin de prendre leur nourriture à l’écart.

Depuis qu’ils habitaient le monde lunaire, Marcel, Jacques et lord Rodilan avaient beaucoup observé, beaucoup appris. Toutefois Marcel n’avait pas oublié les paroles presque mystérieuses que lui avait dites Rugel au sujet des observatoires d’où les savants de la Lune pouvaient suivre le cours des astres. Il se demandait comment, du fond de cette gigantesque caverne où ils vivaient, ils avaient pu sonder les profondeurs de l’espace. La voûte granitique qui emprisonnait cette humanité ne présentait aucune solution de continuité ; et, du reste, quelque communication avec l’extérieur eût-elle existé, il savait par sa propre expérience que la colonne atmosphérique ne s’élevait pas jusqu’à
Lord Rodilan regarda, flaira le liquide inconnu (p. 186).

la surface du satellite, et que bientôt l’air raréfié offrait un milieu irrespirable. À plusieurs reprises, il avait rappelé à Rugel sa promesse ; le moment élait proche où il allait être complétement édifié à ce sujet.

Les études approfondies auxquelles il s’était livré n’avaient pas détourné Jacques de la pensée de celle qu’il avait laissée sur la Terre ; il avait hâte de lui faire savoir qu’il était sorti vivant de cette redoutable entreprise. Il s’en entretenait souvent avec Marcel ; ses préoccupations n’avaient point échappé au sage Rugel qui, l’interrogeant affectueusement, n’avait pas eu de peine à pénétrer la cause de sa tristesse. Cet amour si noble et si pur, pour lequel Jacques n’avait pas craint de risquer sa vie, était un de ces sentiments que comprenait l’âme élevée de leur nouvel ami ; il l’avait encouragé avec bienveillance à ne point désespérer, et, à quelques paroles qu’il avait laissé échapper, Jacques avait cru comprendre qu’on s’inquiétait des moyens d’aviser les habitants de la Terre de l’arrivée à bon port des hardis voyageurs. Mais le temps lui paraissait long, et lui aussi attendait avec impatience.

Un jour Rugei apparut souriant :

« Je vous apporte, leur dit-il, une bonne nouvelle : nous allons dans quelques instants, si vous le voulez bien, visiter l’observatoire dont je vous ai déjà parlé. Le moment est propice ; la partie de la Lune qui regarde la Terre est maintenant dans l’ombre, et vous allez revoir votre patrie tout éclatante de lumière.

— Ah ! enfin, s’écria Marcel avec un éclat de joie et en serrant énergiquement la main que lui tendait Rugel.

— Merci, ami, dit Jacques, le visage rayonnant de bonheur.

All right ! fit lord Rodilan ; je vais donc revoir la joyeuse Angleterre. Quel dommage, ami Rugel, que nous ne puissions pas vider ensemble, en son honneur, la dernière bouteille de champagne qui nous resle !

— Videz-la, répliqua Rugel ; je serai avec vous de cœur, non seulement pour l’Angleterre, mais aussi pour la France, pour le monde tout entier que vous avez quitté. »

Bientôt le vin pétilla dans les verres ; on entendit retentir les cris de : « Vive la France ! vive l’Angleterre ! » Et Rugel contemplait d’un œil attendri cette joie qu’il semblait partager, et qui, malgré son impassible sérénité, touchait son cœur.

Pendant ce temps un aéroscaphe s’était avancé : c’était un véhicule à la fois élégant et solide.

Marcel, qui s’était déjà depuis longtemps familiarisé avec le mécanisme moleur, se mit au gouvernail, mit le cap sur le point de l’horizon que lui indiqua Rugel, et l’appareil s’éleva, fendant l’air avec rapidité.

Au bout de quelques heures, la mer intérieure qui s’étendait au centre de l’immense caverne était franchie, et l’on était arrivé


au pied d une colossale montagne de granit, sorte de muraille à pic qui paraissait absolument infranchissable. Entre le pied de la montagne et la grève où venaient mourir les flots, s’élevait une petite ville d’un aspect sévère et tranquille. Là vivaient, surtout pour être à proximité du lieu où ils se livraient à leurs travaux habituels, des hommes choisis dans la classe des Méolicènes et spécialement chargés des observations astronomiques. Leurs fonctions étaient prisées très haut dans le monde lunaire ; c’étaient eux qui avaient pour mission de maintenir en quelque sorte cette humanité souterraine en communication avec l’univers extérieur. Sans eux, sans leurs constants travaux, les habitants de la Lune auraient vécu complètement étrangers à ce qui se passait dans le monde sidéral et comme enfermés dans les ténèbres d’une éternelle prison.

De ce centre de recherches scientifiques parlaient incessamment des bulletins signalant, à mesure qu’ils se produisaient, tous les phénomènes célestes, et entretenant ainsi chez ces êtres si intelligents et qui savaient que la fin du monde qu’ils habitaient était fatalement marquée dans un espace de temps que l’on pouvait déjà calculer, le désir d’entrer en relations avec l’humanité la plus voisine.

Rugel et ses trois compagnons furent accueillis à leur arrivée avec la plus bienveillante cordialité. Bien qu’ils n’eussent jamais pénétré dans cette région lointaine, Marcel, Jacques et lord Rodilan étaient suffisamment connus. Ils retrouvèrent là quelques-uns des personnages éminents avec lesquels ils s’étaient déjà entretenus dans la capitale ; tous du reste étaient déjà au courant de leurs travaux. La salle où ils avaient été reçus était vaste et presque entièrement tapissée de cartes sidérales du travail le plus fini et de l’exactitude la plus parfaite. Mais Marcel remarqua qu’il ne s’y trouvait aucun instrument propre aux observations astronomiques.

« Eh bien ! mais, fit-il en s’adressant à Rugel, où donc est votre observatoire ? Ce n’est pas d’ici que vous pouvez contempler le ciel !

— Patience, ami, répondit Rugel, nous y arrivons. »

L’un des savants qui l’entouraient fit un signe : au fond de la salle s’ouvrit une large porte donnant accès à une sorte de couloir éclairé électriquement.

« Suivez-moi, » dit Rugel.

Ce couloir aboutissait à une petite pièce de forme circulaire élégamment meublée de sièges et de divans. Un fanal électrique disposé dans le plafond l’éclairait d’une lumière douce et égale, et, sauf la porte par laquelle ils étaient entrés, on n’y remarquait aucune trace d’ouverture.

« Asseyez-vous un instant, dit leur guide et vous ne tarderez pas à être satisfaits. »

Les trois amis, surpris, passablement intrigués, obéirent sans répondre.

« Nos observatoires, dit alors Rugel, ne vous offriront, au point de vue des instruments, aucune des surprises auxquelles vous vous attendez sans doute. D’après les dessins que vous nous avez montrés et les explications que vous nous avez fournies, nous avons pu juger que toute la théorie qui préside à la construction de vos instruments astronomiques repose sur les lois de la réflexion et de la réfraction des rayons lumineux. Ces lois sont générales ; seules les applications peuvent varier suivant la différence des milieux. Notre œil est conformé comme le vôtre ; le phénomène de la vision se passe pour nous comme pour vous ; tous les appareils d’optique qui ont pour objet d’étendre à l’infiniment grand et à l’infiniment petit le champ des observations ne sont que des yeux agrandis ou perfectionnés. S’il existe — et rien ne nous prouve qu’il n’en existe pas — d’autres moyens de sonder les profondeurs de l’espace ou de scruter dans leurs plus infimes manifestations les secrets de la vie, ces moyens ne doivent être accessibles qu’à des êtres conformés autrement que nous le sommes.

« Déjà, avant que notre humanité ne fût réduite à se réfugier à l’intérieur de notre monde, d’importantes recherches avaient été faites et de sérieux résultats obtenus. Je vous montrerai bientôt toute la série des travaux préliminaires par lesquels nous avons passé. »

Depuis quelques instants Marcel paraissait préoccupé : de légers frémissements semblaient agiter d’une façon presque insensible le siège sur lequel il était assis et jusqu’au sol sur lequel se posaient ses pieds, en même temps que se faisait entendre un bruissement presque insaisissable.

On eût dit qu’il cherchait la cause de ce mouvement et de ce bruit.

Rugel, qui l’observait, reprit plus vivement, comme pour l’arracher à ses réflexions :

« Vous verrez que nous avons, comme vous, usé longtemps de lunettes et de télescopes ; mais vous savez que les instruments réflecteurs sont toujours d’un maniement difficile et ne supportent pas des grossissements aussi considérables que ceux qui sont fondés sur le principe de la réfraction. Nous sommes arrivés dans la fabrication de nos lentilles à une telle perfection, nous avons pu construire des lunettes d’un tel diamètre que nous avons renoncé à l’usage des télescopes. »

Et Rugel s’étendit avec complaisance, en de longs détails, sur les procédés savants et précis à l’aide desquels ils obtenaient ces merveilleux et gigantesques objectifs ; sur les mécanismes simples et puissants qui faisaient mouvoir sans peine ces appareils, dont les proportions dépassaient tout ce que la science lerrestre avait jusqu’à présent pu réaliser.

Marcel et ses deux amis, vivement intéressés par les descriptions auxquelles se livrait Rugel, par les souvenirs des âges loiniains qu’il évoquait, par la succession de progrès scientifiques obtenus à travers les siécles et qu’il faisait passer sous leurs yeux, ne s’apercevaient pas que le temps s’écoulait et que plusieurs heures étaient déjà passées depuis leur entrée dans le réduit assez étrange où ils s’entretenaient encore.

« Tout cela est très curieux et fort instructif, ami Rugel, dit Marcel avec gaieté ; mais est-ce seulement pour nous faire une conférence sur l’histoire de l’astronomie lunaire que vous nous avez conduits ici ?

— Toujours impatient, répondit Rugel en souriant. Mais rassurez-vous, nous sommes arrivés.

— Arrivés ! s’écriérent à la fois Marcel, Jacques et lord Rodilan. Où ? Comment ?

— À la surface de la Lune, » répondit simplement Rugel.

CHAPITRE XIX

L’OBSERVATOIRE

La porte s’était ouverte ; les trois habitants de la Terre, sous le coup d’une vive émotion, s’engageaient à la suite de Rugel dans une large galerie, assez faiblement éclairée, qui s’ouvrait devant eux. À son extrémité, une nouvelle porte cédait sous la pression de leur guide ; ils faisaient quelques pas et s’arrêtaient émerveillés. Ils se trouvaient sur une vaste terrasse inondée d’une lumière dont l’éclat, légèrement voilé par une teinte bleuâtre, ne rappelait en rien celle du soleil, mais ressemblait plutôt, avec une intensité infiniment supérieure, à celle dont la Lune, lorsqu’elle est dans son plein, éclaire les nuits terrestres.

Ils promenaient autour d’eux des regards surpris et contemplaient avec admiration l’étrange paysage qui se déroulait sous leurs yeux : une plaine immense, au centre de laquelle s’élevait le gigantesque édifice dans lequel ils se trouvaient, au sol crevassé et profondément tourmenté ; à l’horizon lointain des masses formidables de montagnes et de rochers aux formes capricieuses ; des pics dénudés, aux arêtes aiguës, dressant leurs cimes vers le ciel et projetant au loin des ombres fantastiques.

Ils étaient encore sous le coup de cette émotion, lorsque Rugel, levant le bras, leur désigna du doigt le ciel qui s’étendait au-dessus de leurs têtes.

Ils levèrent les yeux. Un tremblement subit agita leurs membres, et, dans un irrésistible élan, ils s’étreignirent avec ardeur : leurs visages étaient baignés de larmes.

Ils ne pouvaient que balbutier, comme sous l’impression d’une indicible angoisse : « La Terre ! la Terre ! »

Dans le ciel d’un noir profond, sous un angle de 1° 54’, s’arrondissait un globe immense, brillant comme quatorze pleines lunes, qui déversait sur les campagnes lunaires les ondes d’une lumière intense, mais douce et tranquille.

C’était le monde qu’ils avaient quitté il y avait déjà six mois.

La Terre, à ce moment pleine, tournait vers la Lune l’hémisphère contenant l’ancien continent.

Les trois amis distinguaient à l’œil nu les contours brillants des terres et les masses plus sombres des océans, reconnaissaient l’Europe aux côtes profondément découpées, la vaste surface de l’Asie avec les presqu’îles qui la terminent, et au sud l’Afrique triangulaire. Mais c’était surtout sur la France que Jacques et Marcel fixaient leurs yeux avides pendant que lord Rodilan répétait d’une voix que le saisissement rendait plus rauque : « England ! England ! »

Rugel les observait en silence et semblait partager leur émotion.

« Venez, amis, leur dit-il ; vous allez voir la Terre de plus près. »

Ils s’arrachèrent comme à regret à leur contemplation et marchèrent derrière Rugel, non sans retourner la tête et sans lever encore les yeux vers le disque énorme qui brillait au-dessus de leurs têtes.

La terrasse sur laquelle ils se trouvaient surmontait une imposante construction qui se dressait au milieu d’une vaste dépression sur les confins de l’Océan des Tempêtes, dans le voisinage du cratère de Hansteen.

C’était une sorte de palais aux proportions colossales, de forme carrée, et composé de plusieurs étages. La partie inférieure, entourée de murs massifs d’une hauteur de quinze mètres environ, était percée de larges baies garnies d’un cristal épais, d’une extrême


rugel, levant le bras, leur désigna du doigt… (p. 193).

transparence, et séparées par de hautes colonnes à moitié engagées dans la muraille. On y avait ménagé de vastes salles qui servaient de bibliothèques, de musées, de cabinets de travail pour les astronomes dont la vie se passait à observer le ciel.

À la hauteur de la frise que supportaient les colonnes, s’élevait en retrait une construction autour de laquelle régnait une terrasse de dix mètres de largeur, hermétiquement fermée par de grands panneaux de verre cintrés dont la partie supérieure, formant dôme, s’appuyait sur la plate-forme surmontant le massif central et servant elle-même de base au dernier étage, où se trouvaient installés les instruments d’observation.

C’est sur cette terrasse vitrée que les voyageurs avaient été conduits tout d’abord, et c’est là qu’ils avaient contemplé la Terre, dont la vue subite les avait jetés dans une si vive émotion.

Ils n’étaient pas au bout de leurs surprises.

Bientôt un ascenseur électrique les transporta avec Rugel à l’étage supérieur ; ils débouchaient sur la dernière plate-forme, et de nouveau, à travers l’armature de verre qui, ici encore, formait une coupole de douze mètres de diamètre complètement étanche, ils revirent l’astre vers lequel se reportaient toujours leurs pensées.

Leur visite avait sans doute été annoncée : car à leur apparition ils se virent entourés par les savants attachés à l’observatoire et qui s’empressaient autour d’eux en leur souhaitant la bienvenue. On les regardait avec une curiosité mêlée de respect.

Celui qui paraissait être le premier dans ce corps d’élite s’avança vers eux :

« Nous saluons avec bonheur, dit-il, votre arrivée parmi nous. Nous connaissons vos héroïques aventures ; nous nous sommes réjouis avec toute la population lunaire de la venue de nos frères terrestres ; nous partageons l’espoir que votre présence fait concevoir à l’homme éminent qui nous gouverne, et nous aiderons de tout notre pouvoir à sa réalisation. Mais nous allons, dès à présent, et en attendant mieux, vous rapprocher par la vue du globe qui vous est si cher. »

Et il leur désigna de la main trois sièges dont chacun se trouvait placé à proximité d’un énorme cylindre faisant saillie à l’intérieur de la coupole et terminé par une lentille sertie dans un tube métallique, semblable aux oculaires dont sont munis sur la Terre les instruments d’observation astronomiques

« Regardez, » leur dit-il.

Trois exclamations de surprise jaillirent à la fois :

« La France !

« Paris !

« London ! »

Grâce à la puissance des instruments mis à leur disposition, la Terre s’était rapprochée d’une incroyable façon ; elle était si près qu’on en distinguait tous les détails géographiques, comme si une vaste carte eût été étendue sous leurs regards : montagnes, forêts, fleuves, cités.

Un mécanisme précis permettait de faire mouvoir sans effort l’appareil et de le promener sur toute la surface éclairée du globe terrestre.

Et leur œil insatiable ne pouvait se détacher des lieux où ils avaient vécu.

Tandis que lord Rodilan fouillait la gigantesque ville de Londres, qui lui apparaissait comme une large tache grise rayée de fils imperceptibles qui devaient être des rues, et que coupait une ligne noirâtre, la Tamise, Marcel et Jacques, palpitants d’émotion, tenaient leurs regards obstinément fixés sur Paris. Bien que le grossissement fourni par ces merveilleux instruments et que Marcel estima à vingt mille fois environ, fût tel qu’on eût dû distinguer tous les monuments, l’épaisseur de l’atmosphère terrestre en diminuait singulièrement la netteté. Entre les observateurs et la surface de la Terre s’étendait comme un voile qui estompait les contours, faisait osciller les lignes et empêchait l’œil de se fixer.

Pour les astronomes de la Lune qui n’avaient pu, sur ces impressions troublées et incertaines, établir que des conjectures, il était difficile de se reconnaître dans ce milieu flottant ; mais Marcel et Jacques y retrouvaient facilement les lieux où ils avaient passé une si grande partie de leur vie et qu’ils connaissaient si bien. Quelques instants leur avaient suffi pour s’orienter ; ils distinguaient maintenant, à l’ouest de la grande ville, comme un point étoilé, qui devait être évidemment la place de l’Étoile avec ses douze larges voies rayonnantes, et, ce point de repère établi, ils avaient bientôt fait d’assigner à chaque monument, dans ce plan presque effacé, la place qu’il devait occuper.

L’un revoyait ainsi, ou du moins croyait revoir, ce quartier de l’Observatoire où il avait goûté de si douces joies, éprouvé de si cruelles douleurs et laissé toutes ses espérances ; l’autre,
« La France ! Paris ! London ! » (p. 198).
dont aucun point de cette capitale n’attirait plus spécialement l’attention, parcourait avec attendrissement la France tout entière.

Il allait de Dunkerque, qui se baigne dans les flots de la mer du Nord, aux villes du Midi qui se mirent dans les eaux transparentes de la Méditerranée ; de la pointe extrême de la Bretagne au massif neigeux des Alpes dont les sommets, se profilant dans une atmosphère moins dense et au-dessus de la région des nuages, se détachaient avec une éclatante blancheur. Il ne pouvait se lasser de suivre le cours des fleuves et de reconnaître au passage les villes qu’ils traversent ; tour à tour Rouen, Nantes, Bordeaux, Lyon attiraient ses regards.

Puis, tandis que lord Rodilan, après avoir jeté un regard sur Londres, se complaisait à passer en revue sur la surface du monde tous les points où l’avide nation anglaise avait planté son drapeau, et sentait son cœur se gonfler d’un insolent orgueil, Marcel, franchissant les frontières de la France, s’arrêtait, non sans un mélancolique regret, sur les provinces violemment séparées de la mère patrie.

Mais bientôt, s’arrachant à cette contemplation qui ravivait en lui de si cruels souvenirs, il franchissait le Rhin, passait sur l’Allemagne, à ce moment toute couverte de nuages, mais qui, son imagination aidant, lui semblait toute hérissée d’armes, pour courir au bord de la Néva, où son âme patriotique semblait deviner de futurs alliés. Bientôt, redescendant au sud de l’Europe, il suivait ces côtes si pittoresquement découpées et que l’atmosphère, plus transparente dans cette région, lui permettait de distinguer avec plus de netteté.

C’était la Grèce étalée comme une feuille de mûrier, l’Italie qui s’allonge vers le continent africain, l’Espagne toute zébrée de chaînes de montagnes, l’Algérie étroitement serrée entre la Méditerranée et l’Atlas, le Sahara déroulant ses longues plaines jaunâtres jusque vers l’Afrique centrale aux mystères insondables.

Mais toujours son regard revenait vers la France, cette douce patrie qu’on peut bien quitter, mais qu’on ne saurait jamais oublier.

Cependant, à mesure que le temps marchait, le globe terrestre tournait sur son axe ; l’Europe s’effaçait peu à peu, et déjà les côtes du continent américain semblaient sortir de l’Atlantique.

« Amis, leur dit alors Rugel, pardonnez-moi de vous arracher à ce spectacle qui, je le comprends, charme vos cœurs ; mais vous êtes ici chez vous et vous aurez le temps de contempler à loisir la Terre dans toutes ses phases, car votre séjour dans notre observatoire se prolongera autant que vous le jugerez nécessaire. Laissez-moi vous montrer les appartements qui vous sont réservés ; puis je vous abandonnerai aux soins du savant Mérovar, mon collègue du Conseil Suprême, qui dirige ici les observations astronomiques, et qui a déjà étudié, comme vous ne tarderez pas à vous en convaincre, les moyens de vous mettre en communication avec ceux que vous avez quittés. Pour moi, les devoirs de ma charge m’obligent à me séparer de vous pour quelque temps. »

Il les conduisit à l’étage inférieur où avaient été préparées, pour les voyageurs, des chambres spacieuses meublées avec un luxe sévère et élégant. Tout y avait été disposé avec un soin attentif pour satisfaire aux exigences de ces étrangers d’une nature si différente de celle des habitants de la Lune.

Les trois amis prirent congé, non sans un certain sentiment de tristesse, de celui qui, depuis leur arrivée, avait été leur guide fidèle et dévoué, et leur avait toujours témoigné une véritable et sincère amitié. Puis ils prirent possession des lieux où ils allaient vivre pendant quelque temps, et ce fut avec une réelle satisfaction qu’ils se retrouvèrent seuls : car, après les émotions violentes par lesquelles ils venaient de passer, ils se sentaient pris d’un invincible besoin de repos.

Dans les jours qui suivirent, ils furent l’objet des attentions et des prévenances de tous les astronomes de ce merveilleux observatoire. Chacun avait à cœur d’initier les visiteurs aux secrets de ses travaux, à leur faire admirer les instruments si parfaits dont il disposait. Jacques et lord Rodilan lui-même avaient fini par s’intéresser à cette science supérieure de l’astronomie, privilège des esprits les plus hardis, où les résultats fournis par l’observation aidée du calcul revêtent toutes les couleurs et ont tout le charme des créations les plus brillantes et les plus fantaisistes de l’imagination. Comment, du reste, seraient-ils demeurés indifférents, lorsque c’était à cette science même qu’ils devaient de s’être rapprochés par la vue du monde auquel ils tenaient encore par tant de liens si forts et si puissants ?

CHAPITRE XX

MÉCANIQUE ET OPTIQUE

Un problème de mécanique inquiétait Marcel. Il se demandait par quels moyens il avait pu être transporté avec ses compagnons du fond du monde lunaire à la surface du satellite. Ainsi qu’il le savait déjà, l’immense excavation qui servait d’asile aux réfugiés d’un monde devenu inhabitable, était située à une profondeur d’environ quinze de nos lieues terrestres. De quels puissants procédés disposaient donc les ingénieurs de cette étrange humanité pour pouvoir élever suivant la verticale, à de telles hauteurs, des poids aussi considérables ? Il avait fallu en effet, semblait-il, que tout ce qui avait servi à la construction et à l’aménagement de l’observatoire fût transporté à la périphérie. Il y avait là de quoi troubler profondément l’esprit le plus audacieux. Il fut bientôt fixé et demeura émerveillé de la simplicité des moyens employés pour obtenir de si étonnants résultats. Il refit avec le savant Mérovar le voyage qu’il avait déjà accompli avec Rugel, et, sous ce guide éclairé, il avait tout examiné et s’était rendu compte de tout.

C’était la cheminée d’un ancien volcan que les habitants de la Lune avaient utilisée pour y installer les appareils mécaniques qui leur permettaient de communiquer avec le monde extérieur.

Ils disposaient, on le sait, d’une inépuisable force motrice, l’électricité ; ils n’avaient eu qu’à disposer dans ce long couloir presque vertical, dont ils avaient régularisé les parois, une cage d’ascenseur de cinq mètres environ de côté. Les montants et les croisillons en étaient formés d’une tôle d’acier très résistante ; les diverses parties étaient reliées entre elles par des boulons solidement rivés, ce qui donnait à l’ensemble la rigidité d’un corps plein. De distance en distance, aux quatre angles de cette cage, s’allongeaient des poutres de tôle, également boulonnées, de longueur forcément variable, suivant la distance qui séparait les montants de la paroi rocheuse, et profondément scellées dans cette paroi.

L’ascenseur qui circulait dans cette sorte de cheminée était muni, à chacun de ses angles, de deux roues dentées, l’une au sommet, l’autre à la base, s’engrenant sur quatre crémaillères disposées le long des montants. Le mouvement leur était donné, avec une vitesse d’environ vingt kilomètres à l’heure, par un moteur électrique d’une formidable puissance sous un volume relativement restreint, aménagé dans la partie inférieure de l’ascenseur. Ce moteur, propulsif lorsqu’il s’agissait de faire monter l’appareil, servait, à la descente, de modérateur et de frein. Tout était calculé avec une rigueur si mathématique, les matériaux employés étaient d’une telle homogénéité et d’une telle résistance, le travail d’exécution était d’une telle perfection que le tout fonctionnait avec la douceur et la sûreté d’un appareil de précision, et que les chances d’accident avaient été réduites à une proportion infinitésimale.

Pour plus de sécurité, pour ne rien abandonner à l’imprévu, toujours possible dans les œuvres humaines, l’esprit de prévision des ingénieurs lunaires avait disposé, au-dessous du point de départ de l’ascenseur et dans l’axe même de la cage, une profonde cavité remplie d’une eau rendue plus dense par l’addition d’un mélange chimique, et dont l’élasticité devait, en cas de chute, amortir le choc terminal.

Marcel restait saisi d’admiration devant ce travail colossal, qui se développait sur une hauteur de quinze lieues, et dont la seule conception paraissait effrayante.

Comment des êtres humains, aux forces bornées, avaient-ils pu concevoir et réaliser un pareil ouvrage ?

En y réfléchissant, il se disait bien que cette prodigieuse quantité de matériaux à employer représentait, sur la Lune, un poids


L’ascenseur qui circulait dans cette sorte de cheminée… (p. 204).

six fois moindre que sur la Terre ; il savait, pour en avoir déjà vu de remarquables applications, que les ingénieurs lunaires étaient arrivés à résoudre, comme en se jouant, d’importants problèmes de mécanique et que leur génie scientifique, triomphant des résistances de la matière, avait inventé les machines les plus puissantes et les plus variées, réduisant en quelque sorte à néant le travail individuel de l’homme.

Toutefois ce qu’il avait devant les yeux était si démesuré et semblait dépasser de si haut toutes les prévisions, qu’il ne pouvait en croire ses yeux.

Le savant Mérovar paraissait jouir de sa surprise.

« Nous avons, lui dit-il, été heureusement servis par les circonstances. Lorsque notre humanité, contrainte de quitter la surface de notre globe, s’est retirée dans les régions souterraines qu’elle occupe aujourd’hui et que l’Esprit Souverain semblait lui avoir ménagées comme un dernier refuge, nos savants ne se sont pas résignés à rester à jamais séparés du monde extérieur, de cet espace infini où les astres poursuivent leur course immuable. Partout ils ont dirigé leurs investigations ; nul point accessible n’est resté inexploré. C’est ainsi que nous avons conslaté l’existence de nombreuses cheminées de volcans éteints ; mais presque toutes étaient de forme irréguliére, de direction oblique ; leur parcours sinueux se prêtait mal à l’établissement d’appareils nous permettant de communiquer avec l’extérieur. Nous avons fini par trouver celle que vous venez de parcourir.

« Sa direction verticale, son diamètre étroit, la rendaient merveilleusement propre à l’usage auquel nous la destinions. Malheureusement elle était, comme du reste tous les cratéres de la Lune, vous ne l’ignorez pas, obstruée à quelque distance de la surface par une épaisse couche de laves et de déjections volcaniques accumulées. Il nous a fallu nous frayer un passage à travers ces matériaux d’une extrême dureté, et nous avons pour cela recouru à nos explosifs, qui ont une force d’expansion considérable. Pour régulariser dans la mesure du possible les aspérités qui, en maints endroits, hérissaient les parois, nous ayons employé des béliers puissants.

— Je suis frappé, interrompit Marcel, des résultats magnifiques obtenus par votre industrie ; mais je me demande comment vous êtes arrivés à créer dans cette cheminée d’une prodigieuse hauteur, et surtout dans l’observatoire construit à la surface même de la Lune, une atmosphère respirable. Je sais par ma propre expérience qu’il ne faut pas s’élever beaucoup au-dessus du niveau de la caverne où nous sommes tombés, pour arriver bientôt à des couches où l’air raréfié est impropre à entretenir la vie.

— Votre remarque est fort juste, et vous allez comprendre comment ce problème a été résolu aussi facilement que les autres.

« Au bas de la cheminée on se meut notre ascenseur, sont établies de puissantes machines foulantes alimentées par l’air qui forme l’atmosphére où nous vivons ; cet air, aspiré par elles, est incessamment refoulé dans la cheminée avec une pression qui l’éléve jusqu’à la surface et l’accumule dans l’observatoire. Le jeu de ces machines est calculé de facon à ce que la colonne ascendante et l’atmosphère qui remplit tout l’édifice, de toutes parts hermétiquement clos, soient maintenues à une pression constante et sensiblement égale à celle que nous supportons dans notre monde souterrain. Et le mouvement de ces machines, fonctionnant sans relâche, fournit à la cheminée et à l’édifice qui la surmonte un courant d’air sans cesse renouvelé et toujours respirable. Les éléments inutiles sont ainsi entraînés et rejetés dans la circulation générale, où ils se purifient et se transforment à nouveau. Vous pouvez vous assurer par vous-mêmes qu’a tous les étages de l’observatoire, la respiration est aisée et facile, et que la vie à cette hauteur n’a rien perdu de son activité.

— Tout cela est merveilleux, » murmurait Marcel.

Les instruments d’optique dont les trois amis avaient éprouvé la formidable puissance, devaient être de leur part l’objet d’un examen attentif. La grande difficulté qui s’était présentée tout d’abord, pour les astronomes lunaires, consistait dans l’impossibilité où ils étaient d’opérer à découvert à la surface de la Lune. D’un autre côté, les observations n’étaient possibles qu’à l’aide d’instruments articulés de façon à pouvoir se mouvoir dans tous les sens et capables de fouiller toutes les régions de la voûte céleste. Il avait donc fallu trouver une combinaison telle que l’observateur, restant dans un milieu rigoureusement clos et rempli d’air respirable, put cependant, sans effort et sans déplacement, faire mouvoir son instrument dans le vide extérieur.

Le système des lunettes équatoriales, tel qu’il est le plus communément usité sur la Terre, ne pouvait en rien remplir ce but, l’observateur étant obligé de se déplacer en même temps que la lunette. Mais ils avaient trouvé dans les lunettes coudées le moyen qu’ils cherchaient, et ce ne fut pas l’un des moindres étonnements de Marcel de constater que ces sortes d’appareils d’optique, auxquels les astronomes terrestres avaient été conduits par le seul désir de rendre les observations plus commodes et par suite plus précises, étaient justement ceux auxquels avaient dû recourir leurs confréres de la Lune en raison des conditions toutes spéciales où ils se trouvaient.

On connaît ce genre de lunettes imaginées par l’un des plus ingénieux et des plus savants astronomes[3] de l’Observatoire de Paris.

Le corps de l’instrument est formé de deux parties cylindriques montées à angle droit : l’une, celle qui porte l’oculaire, est paralléle à l’axe du monde ; l’autre, celle qui est munie de l’objectif, est parallèle à l’équateur. À cet objectif est adaptée une sorte de boîte rectangulaire renfermant un miroir en verre argenté incliné à 45° et pouvant tourner sur lui-même de façon à se placer en face de tous les points du ciel au-dessus de l’horizon,

L’image d’un astre quelconque, réfléchie par ce miroir et réfractée par l’objectif, vient rencontrer un second miroir également incliné à 45° et disposé au point où les deux parties de l’instrument forment un coude. Ce miroir à son tour réfléchit l’image ainsi reçue et l’envoie jusqu’à l’oculaire, qui n’est lui-même qu’un microscope de fort grossissement. Et c’est cette image ainsi amplifiée qu’examine l’œil de l’observateur.

C’est sur ce principe qu’étaient fondées les lunettes dont se servaient les astronomes lunaires, avec cette particularité que le tube porteur de l’oculaire qui faisait saillie à l’intérieur de la salle d’observation, y pénétrait par une ouverture cylindrique qu’il fermait hermétiquement tout en pouvant pivoter sur lui-même avec le corps tout entier de l’instrument.

Quant à la lunette elle-même, qui se trouvait ainsi presque complètement à l’extérieur, elle reposait, par l’extrémité de son axe horaire sur un massif solide, où un systéme d’engrenages, mis en mouvement par un moteur électrique d’une extrême précision, lui permettait de suivre, au gré de l’observateur, un astre quelconque dans sa course.

Un autre mécanisme permettait à l’astronome de pointer le miroir objectif sur l’astre qu’il voulait étudier. L’une des quatre faces de la salle d’observations disposée dans le plan méridien, avait été aménagée de facon à recevoir trois de ces appareils, de dimensions égales et en tout semblables, quant à la disposition, à ceux qui sont en usage sur la Terre, mais qui en différaient pourtant par un point essentiel : leurs proportions colossales et leur perfection absolue. Les objectifs, en effet, ne mesuraient pas moins de 3m,50 de diamètre et pouvaient supporter des grossissements utiles de 25.000 fois. Ainsi s’explique le prodigieux effet qu’avait produit sur les trois voyageurs la vue de la Terre si brusquement rapprochée d’eux. Trois autres lunettes, de construction semblable, mais non plus équatoriales, disposées symétriquement sur la face opposée, permettaient de balayer tous les points du ciel et de compléter les recherches astronomiques,

C’était pour rendre possibles les observations simultanées, qui seules peuvent assurer un contrôle efficace, que les savants lunaires, auxquels ne coûtaient ni le temps ni les efforts, avaient ainsi multiplié le nombre de ces gigantesques lunettes. Quant aux autres instruments astronomiques, cercles divisés, lunettes méridiennes, etc., ils offraient beaucoup d’analogie avec les nôtres et il devait en étre nécessairement ainsi, l’astronomie étant une science exacte fondée sur les lois mathématiques qui sont les mêmes dans l’univers tout entier.

D’aussi savants astronomes n’avaient pu négliger la source féconde d’observations que peut fournir l’analyse spectrale des astres, et, dans ce domaine de l’astronomie physique comme dans celui de la science pure, les résultats obtenus par eux dépassaient de beaucoup ceux qu’on a atteints sur la Terre. Cette partie de la science, toute récente chez nous, leur était familiére depuis longtemps, et ils avaient pu, grace à l’excellence de leurs procédés et à la supériorité de leurs instruments, analyser bien plus complètement la constitution physique des astres composant notre système planétaire.

D’ailleurs, il n’échappait pas à Marcel que les observateurs lunaires se trouvaient dans des conditions tout à fait uniques et bien autrement favorables que ceux de la Terre. Ces longues nuits de trois cent cinquante-quatre heures que leur ménageait, chaque mois, le mode de rotation de la Lune, leur offraient de merveilleuses facilités. Ils pouvaient, en effet, se livrer à des observations longues et suivies dont rien ne venait ni troubler ni déranger le cours. Dans le ciel d’une immuable pureté, que n’épaississaient jamais aucunes vapeurs, que ne voilait aucun nuage, où la lumière arrivait toujours nette et franche, on pouvait discerner les astres avec la plus rigoureuse précision. En outre et par suite de la lenteur même de cette rotation, le mouvement apparent des étoiles était extrêmement faible et à peu près le même que celui de notre étoile polaire. Ils pouvaient donc suivre avec exactitude la marche de l’astre qu’embrassait le champ de leurs lunettes, et aucune des variations qui se pouvaient produire ne leur échappait.

Dans de telles conditions, ils avaient trouvé la solution de bon nombre de problèmes que se posent encore aujourd’hui les astronomes terrestres.

C’est ainsi qu’ils avaient pu depuis longtemps dresser des cartes assez complètes de Mercure et de Venus : ils avaient découvert que la rotation de cette dernière planète sur son axe s’effectuait dans un temps sensiblement égal à celui de sa révolution autour du soleil[4]. Et cet étrange phénomène astronomique, que n’avaient pas encore soupçonné les savants de la Terre, avait jeté Marcel dans une profonde surprise.

Mars avec ses continents, ses canaux gigantesques et ses calottes de glaces polaires, n’avait plus de mystère pour eux. L’atmosphère épaisse qui enveloppe Jupiter leur en avait, comme à nous-mêmes jusqu’ici voilé la surface, et leurs études sur cette planète n’étaient guère plus avancées que les nôtres. Mais ils avaient résolu l’anneau de Saturne, et Marcel put se convaincre par ses propres yeux qu’il est composé d’une infinité de petits astres très rapprochés, tournant autour du noyau central avec une rapidité telle que la lumière qu’ils réfléchissent paraît continue. Quant à Uranus et à Neptune, perdus dans les profondeurs du ciel, ils avaient bien pu déterminer sur leurs disques des differences de teintes qui faisaient croire à la présence de continents et d’océans ; mais l’extrême éloignement de ces astres ne leur avait permis de


Son âme se perdait dans un ineffable ravissement. (p. 212).
rien préciser à ce sujet. Enfin, aux limites extrêmes de notre système planétaire, ils avaient découvert, d’abord par la puissance du calcul, puis par l’observation directe, l’astre hypothétique dont nos savants ne font que soupçonner encore l’existence

Ils avaient poussé très avant leurs recherches d’astronomie sidérale, et les résultats obtenus n’avaient pas été moins féconds.

Autour de bon nombre des étoiles les plus rapprochées, ils avaient pu, grâce aux puissants moyens d’investigation dont ils disposaient, observer de nombreux satellites ou plutôt de véritables planètes effectuant, comme celles de notre système solaire, leurs révolutions autour de l’astre central.

Et lorsque Marcel, s’abandonnant à son goût pour l’astronomie, fouillait de ces gigantesques lunettes la voûte céleste toute resplendissante d’étoiles, quand son regard émerveillé contemplait ces myriades de soleils, les uns blancs comme le nôtre, les autres d’un rouge sanglant, d’un vert d’émeraude, d’un bleu profond ou d’un jaune d’or, qui jonchent l’immensité, il se demandait avec stupeur quelle inconceyable puissance maintient ces mondes suspendus dans les espaces infinis, et règle avec une immuable harmonie leurs révolutions diverses.

Et son imagination, s’exaltant devant cet éblouissant spectacle, s’élancait au delà de ces planétes qu’il avait vues tourner autour des soleils les plus voisins ; il se disait qu’autour de tous les autres, de ceux que distinguent nettement les instruments astronomiques, de ceux qu’ils n’entreyoient que d’une façon vague dans des amas confus, de ceux plus loinlains encore que révèle l’impression de leur lumiére affaiblie sur une plaque sensible, de ceux enfin que l’esprit seul devine se succédant sans fin dans les incommensurables espaces, d’autres mondes gravitent.

Et là encore, toujours et partout, il sentait que vivaient des humanités, combien diverses, combien différentes de la nôtre et de celle de la Lune !… Son imagination s’épuisait sans trêve à essayer de les figurer.

La vie sous ses formes multiples, depuis les types les plus rudimentaires et les plus grossiers jusqu’aux conceptions supérieures se rapprochant de plus en plus de la perfection, circulait dans l’univers sans bornes, célébrant la gloire et la grandeur de la force unique et souveraine d’où tout émane.

Et son âme se perdait dans un ineffable ravissement.

CHAPITRE XXI

À LA SURFACE DE LA LUNE

Pendant que Marcel se plongeait ainsi dans la contemplation de tant de merveilles scientifiques et admirait le génie avec lequel avaient été résolus tant de hauts problèmes, ses deux compagnons, que la passion de l’astronomie n’animait pas d’un zèle égal, commençaient à se sentir pris de préoccupations plus personnelles. Pendant les premiers temps de leur séjour dans l’observatoire, ils ne pouvaient détacher leurs regards du globe terrestre ; mais, à la longue, la constante uniformité de ce spectacle, l’impossibilité de voir plus avant avaient commencé à faire naître dans leur âme quelques mouvements d’impatience.

Jacques surtout, que tant de liens rattachaient encore à la Terre, souffrait de voir son ami oublier ce qui, à ses yeux, devait être le but unique vers lequel ils devaient tendre, c’est-à-dire l’établissement de communications régulières avec le monde terrestre.

Il s’en ouvrit un jour à Marcel.

« Toutes ces études où nous nous absorbons, lui dit-il, sont du plus haut intérêt, et je suis comme toi heureux d’avoir pu connaître ce monde supérieur où nous avons déjà tant appris, et où il nous reste assurément encore plus à apprendre. Mais ne songes-tu pas que nous avons laissé derrière nous des amis qui, depuis de longs mois, tiennent leurs yeux avidement attachés sur le disque de la Lune, nous croient maintenant définitivement perdus et sans doute nous pleurent ?

— Pardon, ami, lui répondit Marcel ; ma passion de savoir ne m’a pas rendu égoïste et j’ai songé au problème qui t’inquiète. Mais tu sais qu’en dehors de l’enceinte où, grâce à des moyens artificiels, nous pouvons vivre en ce moment, la vie est impossible à la surface de la Lune. Il me paraît bien difficile que, de cette enceinte étroite où nous sommes confinés, des signaux soient faits qui puissent être aperçus de la Terre. Toutefois nous devons tout tenter, même l’impossible, pour rassurer nos amis, et j’étais résolu à m’en entretenir avec le savant Mérovar : car il est bien évident que, pour construire cet observatoire et disposer en dehors leurs instruments d’optique, ils ont dû trouver le moyen de se mouvoir et d’agir dans le vide ambiant. Ton anxiété, que je partage, ne fait que me décider. Nous allons sur-le-champ en avoir le cœur net. »

Lord Rodilan, informé, haussa les épaules.

« Vous avez bien tort de vous inquiéter ainsi, fit-il en souriant. Il y a beau temps qu’on nous croit morts et que notre nom figure à côté de celui de tous ces fous qui ont voulu, par des entreprises insensées, rendre leur nom célèbre, Érostrate, Empédocle et tant d’autres. Croyez-moi, ne vous pressez pas tant que cela, si vous n’avez pas d’autre souci que de rassurer des gens qui, pour sûr, ne pensent plus à nous.

— J’ai meilleure confiance dans le cœur de ceux qui nous aiment, répliqua Jacques avec vivacité ; et, se tournant vers Marcel, il ajouta : « Allons sur-le-champ trouver l’astronome. »

Aux premières ouvertures des deux amis, Mérovar répondit sans paraître surpris : « Je vous attendais. Du jour où, en vous recevant, le prudent Aldéovaze a manifesté l’espérance de voir, grâce à vous, s’établir prochainement des communications entre votre monde et le nõtre, nous nous sommes préoccupés des moyens pratiques d’arriver à ce résultat, et nous serons dans très peu de temps en mesure de vous donner satisfaction. »

Et il déploya sous leurs yeux une carte tres détaillée de la région dans laquelle s’élevait l’observatoire. Le cratère sur lequel il était construit, l’un des plus petits que l’œil des astronomes ait distingués à la surface de notre satellite, et qu’ils n’ont jugé à propos de désigner par aucun nom particulier, qu’on ne trouve même marqué par aucun chiffre sur les cartes les plus complètes,


D’après C. Flammarion              Bertaux, édit.
Partie sud de l’Océan des Tempêtes.
A. Cratère de Hansteen, B. Billy, C. Letronne, D. observatoire lunaire.

était situé par 9° 31’ de latitude sud et 49° 16’ de longitude occidentale, et se dressait isolé au milieu d’une immense plaine, dans la partie méridionale de l’Océan des Tempêtes. La vaste dépression à laquelle les astronomes ont donné ce nom, après s’être étendue du cratère rayonnant de Képler au large cirque d’Hévélius, s’enfonce vers le sud, en une sorte de golfe au fond duquel s’élèvent le cratère de Hansteen, et plus bas encore celui_de Billy. C’est un peu au nord-ouest du premier de ces deux cratères, et sur une ligne le reliant à celui de Flamsteed, que se creusait l’étroite cheminée que le génie des savants lunaires avait aménagée pour faciliter leurs communications avec l’extérieur.

Le hasard les avait merveilleusement servis : rien ne gênait là leurs observations, et c’était dans un horizon lointain qu’apparaissaient à leurs yeux les cimes dentelées ou les murailles tourmentées des montagnes et des cratères que l’absence d’atmosphère leur permettait d’atteindre. Autour de lui s’étendait un large espace uni, sur lequel on ne remarquait aucune de ces boursouflures qui, d’ordinaire, rendent si irréguliére la surface de la Lune. On eût dit une vaste plaine liquide, subitement figée par un temps calme.

« C’est là, leur dit Mérovar, que nous comptons établir les appareils à l’aide desquels nous donnerons de vos nouvelles à ceux qui en attendent sans doute avec anxiété.

— Là, là, s’écria Marcel, à la surface de la Lune, en plein vide ? Mais on n’y saurait vivre ?

— Ah ! répondit Mérovar, vous n’êtes pas au bout de vos surprises. Nous avons déjà depuis longtemps trouvé le moyen de parcourir la surface désolée de notre monde, et, si yous voulez nous y suivre, vous pourrez y faire de curieuses observations.

— Nous sommes prêts, » firent les trois amis.

Ils descendirent à l’étage inférieur de l’obseryaloire et pénétrèrent dans une vaste salle ou se trouvaient rangés le long des murs des sortes de mannequins ayant vaguement la forme humaine.

« Voilà, leur dit Mérovar, les appareils qui nous permettent de vivre et de nous mouvoir dans le vide extérieur.

— Mais ce sont là, s’écria lord Rodilan en riant, de vulgaires scaphandres !

— Oui, fit Mérovar, mais des scaphandres renversés. Lorsqu’il s’agit pour des êtres humains de vivre dans l’eau, l’appareil dans lequel ils s’enferment doit pouvoir résister à la pression du milieu ambiant, qui augmente à mesure qu’on s’enfonce dans les couches liquides. Ici le problème est inverse : comme il est impossible de vivre, vous le savez, sans qu’une pression extérieure vienne faire équilibre aux forces d’expansion dont notre organisme est animé, il est de toute nécessité que nous soyons, d’une manière permanente, enveloppés d’une atmosphère portée à une tension suffisante. Et c’est pour cela que nous sommes


Après s’être divertis quelques instants… (p. 248).

obligés d’enfermer notre corps tout entier dans ces appareils. Or, à la surface lunaire, il n’y a pas de pression qui puisse contrebalancer la poussée de l’air qui les remplit. Il a donc fallu les construire avec des matières assez résistantes et assez souples cependant pour permettre à celui qui les revêt de se mouvoir et d’agir en toute liberté. D’ailleurs, vous allez en juger par vous-mêmes. »

Et, leur donnant l’exemple, il se mit en devoir de revêtir un des appareils disposés le long du mur.

« Que chacun de vous, leur dit-il, choisisse à sa taille ; mais ayez bien soin de fermer très hermétiquement toutes les ouvertures, car la moindre fuite, en laissant échapper l’air dont vous serez entourés, pourrait vous exposer à de sérieux dangers. ».

Bientôt les trois voyageurs et leur guide se trouvaient revêtus de ce costume dont l’étrangeté provoqua l’hilarité de lord Rodilan. Leurs têtes seules étaient encore libres.

« Certes, fit-il, si mes amis de la Terre me voyaient en pareil équipage, ils auraient peine à me reconnaître.

— Aucun d’eux surtout, repartit Jacques, ne pourra se vanter d’avoir tenté une expédition semblable à celle que nous allons accomplir. »

L’appareil dans lequel ils étaient étroitement enfermés était formé d’un tissu à la fois souple et tenace, revêtu d’un enduit qui le rendait absolument imperméable. La tête du voyageur était emprisonnée dans une sorte de sphère de métal garnie, à sa partie antérieure et sur les côtés, de plaques de cristal permettant au regard de parcourir presque tout l’horizon. Dans cette sphère s’ouvrait l’orifice d’un conduit qui y amenait l’air nécessaire à la respiration. Cet air venait d’un réservoir métallique, placé sur le dos, où il était comprimé à une pression considérable, et, grâce à un organisme automatique réglé avec une rigoureuse précision, il s’échappait d’une façon continue et à une tension toujours constante. La quantité en était calculée de manière à pouvoir entretenir la vie pendant une durée de dix heures. Pour fournir une issue à l’air qui s’échappait du réservoir, dont l’accumulation aurait fini par faire éclater l’appareil et qui, du reste, chargé des produits de l’expiration, c’est-à-dire d’acide carbonique et de vapeur d’eau, n’aurait pas tardé à devenir irrespirable, une petite soupape spéciale avait été ménagée au milieu de la poitrine. Lorsque la pression intérieure dépassait un certain degré, la soupape s’ouvrait d’elle-même, puis se refermait grâce à un ressort puissant et l’occlusion était complete.

Apres s’être divertis quelques instants de ce nouveau déguisement, Marcel, Jacques et lord Rodilan s’étonnèrent de garder sous cette enveloppe, qui semblait rigide, le libre usage de leurs membres et la facilité de tous leurs mouvements.

« Non seulement, leur dit Mérovar, nous pourrons agir et nous mouvoir, mais il nous sera même permis de communiquer entre nous. »

Et il leur fit remarquer au niveau de la sphère correspondant aux oreilles deux petits récepteurs microphoniques, et devant la bouche un appareil de transmission ; le tout était une merveille de délicatesse et de fini. Un fil métallique reliait les récepteurs à un petit accumulateur électrique fixé au réseryoir à air.

À l’extérieur, un fil mobile d’une longueur de deux mètres environ et muni à son extrémité d’un anneau permettait à chaque touriste, en fixant cet anneau à la sphère de son voisin à l’aide d’un crochet disposé à cet effet, d’entrer en conversation suivie avec lui, de lui parler et d’entendre sa réponse.

« Tout cela est extrêmement ingénieux, dit Marcel, et dénote de la part de vos physiciens un sens des plus pratiques. J’ai hâte d’expérimenter ces charmants petits appareils que personne n’a encore songé sur la Terre à utiliser de la sorte.

— Allons donc, » répondit Mérovar.

Et il les fit pénétrer dans une petite pièce hermétiquement close et dont il eut soin de refermer soigneusement la porte.

« Nous sommes ici, leur dit-il, dans une écluse à air, et la paroi que voici nous sépare seule du vide extérieur. I] ne nous reste plus qu’à ajuster les sphères sur nos têtes. »

Quand ils furent préts, Mérovar se mit en demeure d’ouvrir la porte qui donnait sur le dehors, et à peine les boulons qui la retenaient eurent-ils été largués qu’elle s’échappa d’elle-même sous la pression de l’air intérieur, malgré les ressorts dont elle était munie, et les quatre hommes eux-mêmes, violemment poussés en avant, seraient tombés s’ils ne s’étaient arc-boutés sur les solides bâtons ferrés dont leur guide avait eu soin de les armer.

Ils éprouvèrent tout d’abord une sensation étrange : l’appareil qui les revêtait, brusquement gonflé par la dilatation de l’air qui y était contenu, s’arrondissait autour de leurs membres en forme de manchons dans lesquels ils semblaient flotter. Cependant, après un premier instant de surprise, ils reconnurent que, grâce à la souplesse du tissu dont il était formé, la liberté de leurs mouvements ne se trouvait nullement gênée ; ils s’apercevaient à peine que leurs doigts étaient emprisonnés dans des gants.

Marcel s’expliqua alors comment avait pu s’élever cet observatoire dont la construction lui avait paru jusqu’alors un fait inexplicable. Il comprenait maintenant qu’une armée de Diémides, amenés à la surface de la Lune, avaient pu, avec les appareils dont ils étaient eux-mêmes revêtus, façonner sur place les blocs rocheux que les pentes du cratère fournissaient en abondance, et qu’il eût été impossible, à cause de leur masse, d’amener à pied d’œuvre au moyen de l’ascenseur. Il se rendait parfaitement compte que, la pesanteur étant sur la Lune six fois moindre que sur la Terre, les hardis constructeurs avaient pu mouvoir sans trop de peine des masses dont les proportions nous sembleraient démesurées. D’un autre côté, il calculait que, pour obtenir une stabilité égale à celle des monuments terrestres, il avait été nécessaire de donner à la base de l’observatoire et à l’épaisseur de ses murailles des dimensions beaucoup plus grandes. De telle sorte que, si l’effort paraissait moindre, les proportions données au travail rétablissaient à peu près l’équilibre.

Les trois voyageurs promenèrent alors leurs regards autour d’eux. Le soleil, dont aucune atmosphère ne tempérait l’ardente lumière, inondait de ses rayons la surface de la Lune. Le spectacle était éblouissant.

Ils se trouvaient sur une sorte de plate-forme qui entourait l’édifice. L’orifice du cratère, qui ne mesurait pas moins de huit cents mètres environ de diamètre, avait été comble, à l’exception de la cheminée qui servait à la fois de cage à l’ascenseur et de conduite à l’air qui venait du fond dans l’observatoire, et c’est au centre de ce sol factice, représentant un travail gigantesque, que s’élevait le colossal monument d’ou ils venaient de sortir.

Sous la conduite de Mérovar qui les précédait, ils s’engagérent dans une sorte de chemin grossiérement taillé dans le roc. Jamais, depuis qu’ils étaient arrivés dans ce monde ou tout était étrange, ils n’avaient ressenti d’une manière plus complète les effets singuliers de la loi de la pesanteur. Leur poids spécifique se trouvait diminué dans d’étonnantes proportions ; leurs pieds posaient à peine sur le sol ; le moindre effort leur faisait franchir des distances considérables ; ils avaient descendu avec une merveilleuse facilité la pente âpre et tourmentée du cratère, et lorsqu’ils regardaient derrière eux la route qu’ils avaient suivie, ils se demandaient avec une sorte d’horreur comment ils ne s’y étaient pas brisés mille fois.

Au bout d’une heure environ, ils se trouvèrent au pied du cratère, dans la plaine que bornaient au loin des masses confuses de rochers. À la surface de ce monde éteint, tout était d’une morne tristesse, et l’éclatante lumière du soleil, qui s’écrasait sur le sol, augmentait encore cet aspect de suprême désolation. Tout était mort et immobile, et, dans ce silence universel que ne troublait même pas le bruit de leurs pas, les trois habitants de la Terre étaient comme surpris de se sentir vivants.

Revenus de cette première émotion, ils s’étaient arrêtés pénétrés d’une satisfaction profonde. Fouler le sol de cet astre jusque-là inaccessible ; contempler de leur base ces montagnes, ces cratères immenses dont ils n’avaient eu jamais sous les yeux que des images lointaines et fugitives ; sonder de l’œil ces précipices monstrueux qu’ils n’avaient fait que soupconner ; avoir là sous les pieds ce monde inconnu, quel rêve et quel triomphe !

Ils sentaient frémir en eux l’âme des conquérants. Le grand Colomb avait dû éprouver quelque chose de semblable le jour où, pour la première fois, il avait planté l’étendard de Castille sur la terre nouvelle que son génie avait en quelque sorte fait jaillir de l’Océan. Mais combien plus grande et plus étonnante était la conquête due à leur courage et à leur persévérance !

Pour eux, ce que les imaginations les plus audacieuses avaient à peine osé concevoir était réalisé. Les fictions des poètes et des romanciers se trouvaient distancées ; le rêve était maintenant un fait accompli. Comme s’il eût deviné les pensées qui les agitaient et compris les sentiments qui faisaient battre leurs cœurs, Mérovar les laissa quelque temps à leurs réflexions ; puis, reprenant sa marche, il se dirigea suivi de ses compagnons du côté de l’énorme cratère de Letronne.

Le sol sur lequel ils s’avançaient était hérissé d’aspérités qui, malgré leur agilité, rendaient souvent leur marche pénible et lente : nulle trace de terre ou de sable ; partout la roche nue, aux arêtes vives et tranchantes, réfléchissait avec une insoutenable intensité une lumière blanche et crue. Sans la précaution prise de teinter fortement de bleu les plaques de cristal qui permettaient à leur vue de s’étendre au dehors, ils n’auraient pu en supporter l’éclat.

À une distance d’environ quatre kilomètres, ils se trouvèrent dans une région complétement unie, dont le sol ne présentait plus aucune irrégularité. On eût dit la surface tranquille d’un lac subitement congelé.

Le savant Mérovar s’arrêta et, accrochant à la sphère qui recouvrait la tête de Marcel son fil téléphonique :

« Voilà, lui dit-il, l’emplacement que nous avons choisi pour y établir les signaux lumineux qui pourront être aperçus de la Terre.

— Il me paraît, répondit Marcel, parfaitement convenir ; mais je ne vois rien ici des préparatifs que vous sembliez m’annoncer.

— Soyez sans crainte, vous serez bientôt édifié à cet égard. »

Et il lui expliqua que les astronomes de l’observatoire avaient songé à attirer l’attention de leurs confrères de la Terre par de puissants foyers électriques, et que déjà tout était préparé à l’observatoire même pour réaliser ce projet. Ils étaient convaincus que leurs signaux seraient aperçus cette fois, maintenant surtout que l’éveil était donné par la tentative si heureusement réussie des trois voyageurs. Il ne restait plus qu’à arréter avec eux la forme de signaux capables à la fois d’être compris et de rassurer leurs amis. Jacques et lord Rodilan, qui avaient accroché leurs fils à la sphère de Marcel, écoutaient cette communication et, autant que pouyait le leur permettre leur étrange costume, manifestaient une vive émotion. Jacques surtout, qui pensait que


c’est au centre que s’élevait le colossal monument (p. 220).
Mathieu-Rollère et sa fille se trouvaient encore à Long’s Peak, sentait son cœur battre à la pensée qu’il allait rassurer enfin celle qui, il n’en doutait pas, attendait de ses nouvelles avec une cruelle anxiété.

Quant à lord Rodilan, malgré son scepticisme plus apparent que réel, d’autres sentiments l’agitaient : son orgueil était secrètement flatté à l’idée que son nom irait volant de bouche en bouche avec celui de ses deux compagnons dans l’un et l’autre hémisphère terrestre.

Tous approuvèrent avec enthousiasme le choix de l’emplacement, et Marcel, après avoir rapidement consulté ses compagnons, s’arrêta à l’idée de figurer, à l’aide des foyers préparés, les trois lettres initiales de leurs noms, comme au moyen le plus rapide et le plus sûr de faire connaître à leurs amis leur heureuse arrivée dans le monde lunaire.

On revint en toute hâte à l’observatoire, où l’on pénétra en usant des mêmes précautions qu’on ayait prises pour en sortir.

On approchait de la période où cette partie de la Lune allait rentrer dans la nuit. Mérovar avait calculé qu’ils avaient encore devant eux une durée de jour équivalente à peu près à soixante-douze des heures terrestres, et ce temps-là lui paraissait suffisant pour tout disposer. Une centaine de Diémides reçurent les instructions nécessaires et, au moment fixé, on se trouva prêt pour tenter l’expérience. Il avait été convenu, après de longs et minutieux calculs, que chacune des lettres que l’on allait ainsi tracer aurait une hauteur de trois cents pieds. Pour les former on avait disposé six mille foyers lumineux de grande dimension, reliés entre eux par des fils qui aboutissaient à l’intérieur du monument, dans la salle des observations. De puissants accumulateurs, installés dans la partie inférieure de l’édifice, fournissaient le courant qui deyait animer tout ce gigantesque appareil.

L’observatoire avait été, depuis environ yingt-quatre heures, atteint par la ligne d’ombre, et il était maintenant plongé dans d’épaisses ténèbres.

Tous les astronomes étaient réunis autour de Marcel et de ses compagnons : il n’en était aucun qui ne s’intéressit à cette expérience sans précédent qui pouyait avoir, si elle réussissait, d’incalculables et décisives conséquences. Jusqu’à présent on avait agi au hasard ; c’était sans aucune certitude d’être compris ou même aperçu qu’on avait tenté d’attirer l’attention des habitants de la Terre. Maintenant on était sûr d’être attendu ; le télescope de Long’s Peak pouvait distinguer à la surface de la Lune des objets ayant neuf pieds de hauteur ; les lettres lumineuses en auraient trois cents ; nul doute que le message ne parvînt à son adresse.

Évidemment, il faudrait attendre quelque temps encore avant d’avoir la réponse des amis avec lesquels on allait se mettre en rapport. Mais le doute n’était plus possible ; le succès était assuré, et, après tant de siècles d’attente, on pouvait bien se résigner à quelques jours de patience pour en obtenir l’absolue confirmation.

Marcel voulait que la première lettre figurée fût l’R initiale du nom de lord Rodilan.

« C’est vous, mon cher ami, lui disait-il, qui nous avez fourni les moyens d’arriver jusqu’ici. À vous doit revenir l’honneur d’inaugurer la série des communications interplanétaires.

— Ah ! mais non, fit lord Rodilan ; c’est vous qui avez été l’âme de cette entreprise, c’est à yous qu’appartient cet honneur.

— Eh bien ! pour nous mettre d’accord, ce sera notre ami Jacques qui débutera : il y a là-bas quelqu’un qui souffre de son absence et qui a hâte d’être rassuré.

— Je m’y oppose formellement, interrompit Jacques avec force. Sans toi, nous n’aurions rien tenté ; sans toi, je serais encore plongé dans le désespoir. Si l’avenir me garde quelque bonheur, c’est à toi que je le devrai.

— Eh bien ! soit, puisque vous le voulez, » fit Marcel avec gaieté.

Et, saisissant une poignée de cristal fixée à un socle métallique, lui servant de support et auquel aboutissaient tous les fils venant du dehors, il l’abaissa d’un geste brusque.

Tout s’éclaira soudain : deux mille foyers lumineux d’une incomparable puissance venaient de s’allumer à la fois. Des flots de rayons d’une lumiére aveuglante traversaient l’espace, emportant avec eux les veux et les espérances des exilés. Une M de feu, aux proportions colossales, se détachait dans la nuit, et, aux lueurs qu’elle répandait autour d’elle, on eût dit que le jour avait remplacé les ténèbres, tant apparaissaient vifs et nets les cratères, les chaînes et les pics lointains qui bornaient l’horizon.

Pendant une heure, les deux mille foyers rayonnèrent dans l’espace, et le cœur des trois amis tressaillait à la pensée qu’au même instant ceux qui les aimaient étaient, après de longues angoisses, rassurés sur leur compte. Puis tout s’éteignit, et la nuit qui enveloppa de nouveau toute la contrée, parut plus sombre encore après cette éblouissante illumination.

On laissa s’écouler une heure avant de faire un nouveau signe, et bientôt resplendit à son tour un J aussi colossal que l’M tracée tout d’abord. Il brilla pendant une heure ; un intervalle s’écoula encore et ce fut le tour de la lettre R. Les trois voyageurs avaient ainsi signalé leur présence.

Et pendant le reste du temps où cette partie du disque lunaire resta dans l’ombre, les signaux furent assidûment répétés en donnant rigoureusement à chacun d’eux la même durée. Cette régularité devait être pour les observateurs terrestres la preuve certaine que, dans ces phénomènes, rien n’était dû au hasard, et devait dissiper tous les doutes.

Les astronomes de la Lune qui ne cessaient d’observer l’astre avec lequel ils cherchaient ainsi à se mettre en relations, et qui en suiyaient les phases, avaient soin d’interrompre les signaux pendant tout le temps que la région des Montagnes Rocheuses était éclairée par les lueurs du jour. Ils s’étaient du reste appliqués à calculer exactement l’époque où la Lune devait, dans sa période d’ombre, se montrer aux observateurs de Long’s Peak au-dessus de l’horizon.

Le premier message interplanétaire avait été lancé de la Lune à la Terre : c’était maintenant à la Terre de répondre.

CHAPITRE XXII

CATASTROPHE

Marcel se résignait assez facilement a attendre, mais Jacques et lord Rodilan lui-mēme étaient tourmentés d’impatience et se demandaient sans cesse pourquoi, pendant tout le temps qu’avaient duré leurs signaux et qui représentait six rotations terrestres, aucune réponse ne leur avait été faite.

Jacques surtout s’alarmait.

« Oh ! disait-il, pour que rien n’ait répondu à notre appel, il faut qu’un effroyable malheur soit survenu. Qui sait si quelque cataclysme n’a pas détruit l’observatoire de Long’s Peak, si Mathieu-Rollére n’est pas mort, si Héléne…

— Eh ! doucement, mon cher Jacques, interrompit Marcel ; du train dont tu y yas tu pourrais aussi bien prédire la fin du monde. Crois-moi, ton imagination s’égare ; tu vois tout en noir et cela sans raison.

— Mais enfin, criait lord Rodilan, pourquoi ne répondent-ils pas ? Qu’attendent-ils ? Ah ! si c’étaient des Anglais, ils ne nous auraient pas laissés si longtemps dans l’embarras. Mais ces Américains, ces Yankees, un tas de puffistes qui ne savent rien faire à propos.

— Calmez-vous, mon cher ami, et réfléchissez. Voilà sept mois que nous sommes partis. Il est bien évident que, pendant les premières semaines, le grand télescope de Long’s Peak n’a pas cessé d’être braqué sur la Lune tout le temps où l’astre a été observable. Puis, dame ! la surveillance a dù ensuite se relâcher.

— Pourquoi donc ? dit Jacques. Moi, j’y serais resté dix ans s’il l’avait fallu.

— Sans doute ; mais songe donc que nos amis, qui pouvaient facilement nous suivre sur le disque lunaire, ont dû nous voir tomber dans la rainure qui nous a engloutis. Crois-tu qu’ils aient dû conserver grand espoir que nous ayons échappé à la mort ?

— Moi, j’aurais espéré contre toute espérance, répliqua Jacques.

— Un Anglais ne désespère jamais, gronda lord Rodilan.

— Je crois bien, moi aussi, reprit Marcel, que nos amis n’ont pas désespéré et c’est pour cela que je n’ai pas hésité à tenter d’entrer en communication avec eux. Mais il faut bien se rendre compte de la facon dont les choses ont pu se passer. Nous avons fait des signaux pendant l’espace de huit nuits terrestres ; il est fort possible qu’ils n’aient pas été aperçus tout d’abord, car c’eût été un hasard bien extraordinaire s’il s’était trouvé là, juste au moment où nous les commencions, quelqu’un pour les observer. Plusieurs nuits ont pu s’écouler avant qu’ils aient été vus.

— Eh bien, mais, dit lord Rodilan, pourquoi, s’ils ont fini par les apercevoir, n’ont-ils pas répondu sur-le-champ ?

— Peste ! comme vous y allez ! mon cher lord. Mais, en supposant qu’ils n’aient reconnu les signaux que dans les dernières nuits de leur apparition, il leur a fallu se préoccuper tout d’abord des moyens de répondre, examiner, discuter ce qu’il convenait de faire, et, une fois la chose arrêtée, en préparer l’exécution. À mon sens, ils n’ont guère pu penser à autre chose qu’à l’établissement de quelque signal lumineux. Or, aux Montagnes Rocheuses on est mal outillé pour de semblables entreprises. Il aura fallu se procurer au loin les appareils nécessaires, les disposer, les mettre en état de fonctionner, et tout cela a dû évidemment prendre beaucoup de temps. Ajoutez que peut-être, au moment où nos signaux sont arrivés, il n’y avait que des subalternes à l’observatoire ; il est du reste fort probable que Mathieu-Rollère, rappelé à Paris par ses fonctions et ses importants travaux, a quitté depuis longtemps l’Amérique.

— Oh ! dit Jacques avec un accent de tristesse, Hélène n’aurait pas dû lui permettre de s’éloigner.

— Mais, mon pauvre ami, tu ne te rends pas compte de la situation : tu sais que tu es vivant toi, mais ta fiancée l’ignore ; elle doit au contraire te croire à tout jamais perdu. Après sept mois quels arguments aurait-elle pu opposer à son père, si celui-ci avait jugé inutile une plus longue attente ? Je comprends ta fièvre et tes craintes ; je comprends aussi votre impatience, milord ; mais, en vérité, vous n’êtes pas raisonnables. Le plus sage est d’attendre. D’ailleurs, nous est-il possible de faire autrement ?

— C’est juste, fit lord Rodilan ; mais allons-nous donc attendre ainsi les bras croisés ?

— Jusqu’à la prochaine période d’ombre il n’y a rien de plus à faire. Mais aussitôt que la région où nous nous trouvons sera rentrée dans les ténèbres, nous dirigerons nos lunettes vers l’Amérique du Nord. Si nous n’aperceyons rien, nous recommencerons nos signaux, et, cette fois, j’en ai la conviction profonde, nous aurons une réponse, je ne sais laquelle, mais nous en aurons une.

— Eh bien, attendons, » dit Jacques avec un soupir.

On se résigna donc, puisqu’il n’y avait pas autre chose à faire.

Mais la période de temps qui les séparait du moment si ardemment désiré fut peut-être la plus cruelle qu’ils eurent à passer depuis qu’ils avaient quitté le monde terrestre. Ils se sentaient près de rentrer en contact avec tout ce qu’ils avaient laissé derrière eux et ils se demandaient avec anxiété si leurs espérances allaient enfin être réalisées. La fièvre de l’attente avait gagné Marcel, lui aussi, malgré son empire sur lui-même, et lord Rodilan était dans une agitation qu’il ne se connaissait pas depuis longtemps.

Mais le plus troublé était Jacques, dont tout l’amour semblait se réveiller avec une ardeur nouvelle, maintenant qu’il se sentait plus près d’atteindre le but poursuivi.

Les trois amis allaient et venaient sans cesse ; incapables de se tenir en place, les nerfs toujours tendus, les yeux brillants, l’esprit hanté d’une idée fixe, ils erraient au hasard, mettant à chaque instant l’œil à l’oculaire des lunettes, comme si leurs regards pouvaient surprendre le secret de ce qui se préparait aux Montagnes Rocheuses. Leur agitation n’avait pas échappé à l’attention de ceux qui les entouraient : tous comprenaient l’impatience qui les dévorait, et par un commun accord on feignait de ne pas remarquer ce que leur façon d’agir avait d’étrange et d’insolite, surtout dans un milieu aussi tranquille et aussi complètement étranger aux troubles de l’esprit et aux désordres de la passion. On semblait au contraire les entourer de plus de soins. Une sympathie discrète les enveloppait ; Mérovar surtout s’empressait autour d’eux, s’efforçait de les distraire et de leur rendre moins pénibles les tortures de l’attente.

Cependant l’instant approchait où ils allaient pouvoir recommencer la tentative interrompue. Encore l’espace de deux jours et la nuit allait gagner la région où s’élevait l’observatoire. Marcel, Jacques et lord Rodilan décomptaient les minutes.

Comme s’il avait voulu hâter le moment de reprendre ses expériences, l’ingénieur était sans cesse occupé à visiter ses appareils de communication, à s’assurer de leur bon fonctionnement. Il les vérifiait pour la centième fois peut-être lorsqu’il lui sembla percevoir, dans la pièce où il se trouvait, une odeur singulière ; elle était très faible, mais caractéristique ; c’était comme une vague odeur de soufre.

Il n’y attacha pas d’abord grande importance ; mais comme elle persistait, il chercha autour de lui pour voir si elle ne provenait pas de quelque laboratoire voisin. Ne découvrant rien, il rentra dans l’intérieur de l’édifice : l’odeur s’y faisait aussi sentir ; il lui sembla même qu’elle s’était quelque peu accentuée.

Il allait descendre aux étages inférieurs lorsqu’il rencontra Mérovar, qui semblait le chercher.

« Qu’est-ce donc, lui dit-il, que ces émanations inaccoutumées répandues dans l’air que nous respirons ? Avez-vous donc ici des chimistes se livrant à quelque expérience sur les gaz dérivés du soufre ?

— Nullement, répondit l’astronome, nous ne nous occupons ici que d’astronomie, et je ne m’explique pas encore ce phénomène que j’ai remarqué comme vous. Voyons ensemble si nous n’en pourrons pas découvrir la cause. »

Accompagnés de Jacques, de lord Rodilan et de quelques autres des savants qui dirigeaient les travaux de l’observatoire, ils parcoururent ensemble les diverses parties du vaste monument. Partout ils ressentirent la même impression, plus forte cependant à mesure qu’ils descendaient et se rapprochaient de la cage de l’ascenseur.

Déjà tout le monde avait éprouvé cette sensation désagréable, et, sans que personne s’en montrât encore inquiet, on commençait à s’en préoccuper.

On eut beau tout examiner avec le plus grand soin, rien d’anormal n’apparut qui pût fournir l’explication de ce phénomène.

Marcel, l’esprit toujours hanté par l’idée fixe qui l’obsédait, n’avait pas tardé à laisser Mérovar continuer ses investigations, et était retourné à ses appareils. Il y avait été rejoint par Jacques et lord Rodilan, plus impatients que jamais de yoir résolu le problème qui les passionnait si fort.

« Laissons nos amis, dit Jacques, chercher la cause de ce qui se passe ; nous avons quelque chose de plus important à faire. Dans combien de temps penses-tu, mon cher Marcel, que nous pourrons renouveler nos signaux ?

— Rassure-toi, le moment approche où nous saurons à quoi nous en tenir. Déjà la pénombre s’approche de nous. Dans vingt-quatre heures l’ombre sera assez épaisse pour que nos foyers rallumés puissent être aperçus de la Terre. Mais si nos calculs sont exacts, le jour commencera à ce moment à poindre aux Montagnes Rocheuses, et il nous faudra encore attendre douze heures au moins avant que nos amis puissent apercevoir nos signaux et y répondre.

— Comme tout cela est long ! fit lord Rodilan. Il faut, en vérité, se trouver exilé sur la Lune pour apprendre la patience.

— En vérité ! mon cher lord, fit Jacques en souriant, c’est pour le coup que vos amis de Londres ne reconnaîtraient plus en vous le gentleman si froid, si correct, si impassible, qu’ils étaient habitués a voir.

— C’est que aussi, tout cela finit par m’agacer. J’ai vu, depuis que j’ai quitté la Terre, tant de choses extraordinaires que rien ne me semble plus impossible, et je m’irrite de voir que des gens aussi savants que vous l’êtes tous ici, n’arrivent pas plus vite à résoudre une question qui me paraît si simple.

— Voilà bien nos flegmatiques, s’écria Marcel en riant de tout son cœur. Tant qu’ils se trouvent au milieu du train ordinaire de la vie, rien ne les étonne, ne les émeut ; ils font les dédaigneux et les blasés. Qu’une chose nouvelle et en dehors de leurs prévisions vienne à se présenter, leur imagination s’exalte ; ils deviennent du jour au lendemain les plus impatients des hommes. Voyez-vous, milord, la véritable sagesse consiste à garder toujours et en toute circonstance le calme et la dignité de son esprit, à ne rien dédaigner, à ne rien prendre au tragique, à se garder de tout découragement comme de toute espérance folle, et, comme le disait la sagesse antique, à prendre le temps comme il vient et les gens comme ils sont.

— Moralisez, moralisez, mon cher Marcel, puisque vous avez le temps et la liberté d’esprit de le faire… Mais, en vérité, que se passe-t-il donc ? Cette odeur de soufre commence a devenir insupportable. »

Pendant ce temps, en effet, les émanations sulfureuses qui avaient déjà depuis quelque temps attiré l’attention de tout le personnel de l’observatoire, étaient devenues de plus en plus sensibles, et la respiration commençait à être difficile.

« Il y a là quelque chose d’inexplicable, s’écria lord Rodilan. Il faut absolument savoir à quoi s’en tenir. »

Marcel et Jacques, penchés sur les appareils, semblaient étrangers à tout ce qui se passait autour d’eux.

Au moment où l’Anglais se levait pour aller aux informations, la porte s’ouvrit. Mérovar parut sur le seuil.

« Amis, dit-il, nos recherches ne nous ont rien fait découvrir. Mais comme la situation devient de plus en plus grave, j’ai cru devoir, sans plus attendre, informer le Conseil Suprême de ce qui se passe ici, et dans peu nous allons sans doute voir arriver quelques-uns des savants auxquels les questions physiques et géologiques sont familières. Ils découvriront certainement la cause de ce phénomène anormal et prendront les mesures nécessaires pour y pourvoir. Il est probable, autant que j’en puis juger, que quelque fissure se sera produite dans la cheminée de l’ascenseur et aura fourni une issue à des gaz accumulés dans une cavité voisine. Du reste, nous allons être fixés à cet égard. »

Presque au même instant remontait l’ascenseur, où avaient pris place trois savants délégués par le Conseil Suprême pour se rendre compte de ce qui se passait et y chercher remède.

La nouvelle du phénomène inexpliqué qui s’était produit à l’observatoire s’était promptement répandue dans le monde lunaire, et l’émotion était grande. On savait que les trois habitants de la Terre y étaient installés depuis plusieurs semaines avec l’intention d’organiser, si la chose était possible, les communications avec le monde terrestre. Tout ce qui touchait à cette grave et importante question intéressait au plus haut degré, comme on l’a déjà vu, la population tout entière. Un grand espoir était né, depuis l’arrivée des trois voyageurs, de voir réaliser enfin un projet si longtemps caressé et toujours jusqu’ici inutilement tenté. Aussi se demandait-on avec anxiété si toutes ces espérances allaient se trouver encore une fois déçues.

Les nouveaux venus eurent bientôt fait de reconnaître la nature du gaz dont la présence viciait l’atmosphère. C’était un sulfure d’hydrogène.

« Vos conjectures, dirent-ils à Mérovar, sont évidemment fondées. Bien qu’aucune secousse ressentie dans les régions souterraines et que nous aurions infailliblement constatée, ne soit venue la révéler, il est certain qu’une crevasse s’est produite en un point quelconque de la cheminée de l’ascenseur, et a livré passage à ce gaz méphitique. Il faut donc avant tout que l’observatoire soit évacué, car l’air va devenir d’instant en instant plus irrespirable, et nous ne tarderions pas à être tous asphyxiés. »

Sur-le-champ Mérovar donna les ordres nécessaires pour qu’on se préparât au départ, et courut prévenir les trois amis.

Absorbés par l’attente fiévreuse du signal qui devait confirmer toutes leurs espérances, étrangers à tout ce qui se passait autour d’eux, ils étaient tous les trois dans la partie supérieure de l’observatoire, que des fils reliaient aux appareils électriques établis au dehors.

Déjà depuis plusieurs heures toute la région était plongée dans les ténèbres ; mais, ainsi que l’avait calculé Marcel, lorsque la nuit avait gagné l’observatoire, il était environ midi aux Montagnes Rocheuses, et il y avait encore quatre ou cinq heures à attendre.

L’œil rivé à l’oculaire des gigantesques lunettes, ils suivaient tout frémissants le mouvement de rotation de la Terre et voyaient la lumière reculer peu à peu vers la côte occidentale de l’Atlantique.

Le savant Mérovar entra précipitamment.

« Amis, leur dit-il, la situation devient périlleuse ; les enyoyés du Conseil Suprême ont décidé que l’observatoire devait être évacué. Déjà leur ordre est, en partie, exécuté ; il ne reste plus ici que nous. Hâtons-nous de redescendre pendant qu’il en est temps encore. »

Marcel ne parut pas l’entendre.

Jacques et lord Rodilan semblaient, eux aussi, insensibles à l’imminence du péril. Mérovar renouvela ses instances, et, pendant qu’il parlait, on entendit un bruit sourd semblable à une explosion lointaine ; mais personne n’y fit attention.

Cependant l’atmosphère se chargeait de plus en plus des émanations du gaz délétère. Déjà les visages se congestionnaient, les


Mérovar devenait plus pressant.

yeux s’injectaient, la respiration devenait plus sifflante ; mais, dans l’état de surexcitation où ils se trouvaient, ils paraissaient ne pas s’en apercevoir. Jacques lui-même, oubliant qu’il était médecin, ne tenait aucun compte de ces redoutables symptômes.

Cependant Mérovar devenait plus pressant.

« Eh bien, partez sans moi, s’écria Marcel ; pour rien au monde je n’abandonnerai ce poste à un pareil moment. »

D’un geste, et sans même détourner leurs yeux de l’oculaire, Jacques et lord Rodilan firent comprendre que rien, pas même l’approche de la mort, ne saurait ébranler leur résolution,

« L’ombre approche, murmurait Jacques.

— Elle atteint déjà les Montagnes Rocheuses, fit lord Rodilan d’une voix tremblante d’émotion.

— Amis, reprit Marcel dans un état d’exaltation indescriptible, nous touchons au but. Dans quelques instants nous allons savoir si nos signaux ont été aperçus et si le grand problème des communications interplanétaires est résolu. »

En présence de cette abnégation sublime, de ce sacrifice de la vie accompli avec tant d’héroisme et de simplicité, le cœur de Mérovar, malgré l’empire qu’il avait sur lui-même, se sentit ému. Le souvenir des grands dévouements à la science, dont l’histoire du monde lunaire lui offrait de si remarquables exemples, revint à son esprit, et il admira.

Muet et immobile, il croisa les bras sur sa poitrine et attendit.

Tout à coup, trois cris surhumains jaillirent à la fois :

« Le signal !

« Le feu !

« Hurrah ! »

Au milieu du champ des trois lunettes braquées sur Long’s Peak, venait d’apparaître une lueur soudaine qui, malgré l’effroyable distance, se détachait nette, brillante et soutenue.

Haletants, éperdus, aux trois quarts asphyxiés dans cette atmosphère qui, de seconde en seconde, devenait plus intolérable à leurs poumons épuisés, ils ne pouvaient s’arracher à cette contemplation et ne s’apercevaient pas que la mort s’approchait d’eux à grands pas.

Au bout de quelques instants, Marcel se leva avec un pénible effort et regarda ses compagnons. Déjà l’asphyxie avait fait son œuvre.

Renversés sur leurs sièges, la tête inclinée et les bras pendants, ils ne donnaient plus aucun signe de vie.

Mérovar lui-méme gisait sur le sol.

« C’est la mort, murmura Marcel ; mais qu’au moins nos amis sachent que nous les avons aperçus. Notre dernière pensée aura été pour eux. »

Et il se dirigea en chancelant vers le commutateur qui devait enflammer et lancer à travers l’espace les lettres lumineuses qui portaient leur message ; mais, au moment où il allait l’atteindre, il tourna sur lui-méme et s’abattit comme une masse.


 

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER
LA VILLA DE RUGEL

À une distance d’environ vingt lieues terrestres de la capitale du monde lunaire, et en s’éloignant du bord de la mer intérieure, on rencontrait les premiers contreforts de la formidable muraille de granit sur laquelle s’appuyait la vote de la caverne. Là, dans un site délicieux, se creusait un lac alimenté par plusieurs cours d’eau descendus des montagnes voisines.

Ce lac aux ondes pures et transparentes était entouré de collines revêtues d’une riche vegétation et qui inclinaient jusqu’à ses bords sinueux leurs épais tapis de mousse. Rien n’était charmant comme cette solitude enchantée qu’égayaient le chant des oiseaux et les douces brises se jouant dans le feuillage.

Presque au centre du lac s’élevait une île de dimensions assez restreintes, mais où se trouvaient réunis les arbres des essences les plus précieuses, les fleurs les plus parfumées de la flore lunaire. Tout y semblait préparé pour le plaisir des yeux.

Dans ce monde si calme et si paisible, ce lieu paraissait être plus calme et plus paisible encore. On eût dit que c’était là un asile inviolable réservé à l’étude ou à la méditation.

À peu de distance du bord, une habitation spacieuse, mais d’un style à la fois délicat et gracieux, se trouvait comme posée sur le gazon qui descendait en pente douce jusqu’au rivage. Sur ce fond d’un vert très tendre elle se détachait brillante et légère, avec son promenoir soutenu par de fines et sveltes colonnettes, ses murs d’un blane azuré égayés de peintures et de mosaïques, ses terrasses aux élégants balustres, ses campaniles, ses clochetons ajourés dont la fantaisie apparente présentait cependant une savante harmonie.

Par les baies largement ouvertes entraient à flots l’air et la lumière. Dans cette heureuse région, l’atmosphère était plus douce à respirer : on n’eût pu souhaiter plus merveilleux séjour pour rendre la paix aux âmes troublées, la santé aux corps affaiblis.

C’est dans cette retraite que le sage Rugel venait se reposer des travaux que lui imposaient ses hautes fonctions. La femme qui avait été la compagne de sa vie était morte déjà depuis longtemps, ne lui laissant qu’un gage de son amour, une fille sur laquelle s’étaient reportées toutes ses affections. Mais le souvenir de celle qu’il avait perdue ne s’était jamais effacé de sa mémoire. Il ne pouvait songer sans tristesse au temps heureux qu’il avait passé auprès d’elle. De là cette teinte de mélancolie qui voilait toujours son visage, mais qui n’enlevait rien à la noblesse de son âme, à la bonté de son cœur.

Son education terminée, Oréalis était rentrée dans la maison paternelle ; elle s’était efforcée de combler le vide laissé par sa mère, qu’elle avait à peine connue ; et parfois, en la voyant toujours aimante et douce, le père attendri croyait retrouver l’épouse que son cœur regrettait sans cesse.

Oréalis, la fille chérie de Rugel, était d’une splendide beauté.

Elle était à cet age où la jeune fille devient femme et unit encore les grâces de l’enfance au charme pénétrant de la jeunesse. Son visage régulier, expressif, était éclairé par deux grands yeux noirs, qui, dans son teint d’un blanc légèrement rosé, brillaient comme deux sombres diamants. Leur éclat était tempéré par une infinie douceur : ils étaient les interprètes d’une âme pure, mais accessible aux sentiments les plus élevés et aux plus généreuses passions. D’épais cheveux d’un blond cendré encadraient ce radieux visage et retombaient en flots soyeux et ondulés sur ses épaules. Un étroit cercle d’or, où s’enchâssaient d’étincelantes pierreries, était posé sur cette adorable chevelure et faisait scintiller leurs mille feux au milieu de ses teintes adoucies. Elle était vêtue d’une étoffe vaporeuse et légère, d’une éblouissante blancheur, dont les manches flottantes laissaient l’avant-bras à nu et qui, relevée sur le côté, découyrait une tunique d’azur aux broderies d’argent. Sa taille assez élevée était svelte et bien prise et offrait d’admirables proportions. Phidias n’aurait pu rêver modèle plus parfait lorsqu’il faisait jaillir du marbre ces jeunes immortelles où les formes les plus parfaites du corps féminin semblaient comme baignées d’une atmosphère divine.

Sa démarche était harmonieuse et souple ; ses gestes étaient nobles et dignes, et, à la voir s’avancer d’un pas rhytmique et cadencé, on ne pouvait s’empécher de murmurer le vers du poète :

Et vera incessu patuit Dea.

Parfois, lorsqu’une pensée joyeuse agitait doucement son âme, lorsqu’elle revoyait son père après quelque temps d’absence, son visage, aux lignes ordinairement calmes et tranquilles, s’illuminait d’un céleste sourire.

On ne pouyait la voir sans se sentir gagné par l’attrait qui émanait d’elle ; tous ceux qui l’approchaient l’aimaient et l’entouraient d’un religieux respect.

Trois femmes de la famille de Rugel l’aidaient, dans cette paisible demeure, à entourer de soins et d’affection celui dont tout le monde admirait la haute intelligence et chérissait la bonté. Mais Oréalis les surpassait toutes en charme et en beauté, et si, dans ce monde supérieur, n’eût régné une égalité absolue, on eut dit une jeune reine au milieu de sa cour.

Dans cette maison de Rugel, d’ordinaire si calme et presque muette, régnait depuis quelque temps une agitation inaccoutumée. C’est là qu’après la catastrophe dans laquelle ils avaient failli trouver une mort horrible, avaient été transportés les trois voyageurs venus de la Terre.

C’est à Rugel qu’ils devaient leur salut.

Aux premières nouvelles de l’accident survenu à l’observatoire, il s’était ému et inquiété du sort de ses amis. Du palais où siégeait le prudent Aldéovaze entouré du Conseil Suprême, on attendait avec impatience le résultat de la mission confiée aux savants qu’on avait chargés de rechercher les causes du phénomène.

Bientôt on avait appris que l’ordre avait été donné d’évacuer l’observatoire devenu intenable, et que tout le personnel en était descendu. Seuls, les trois habitants de la Terre et Mérovar avaient refusé de quitter la place. Rugel comprit.

« Ah ! les grands cœurs ! s’écria-t-il ; ils vont périr victimes de leur amour pour la science ; mais je les sauverai malgré eux, s’il le faut. » ;

Et il était parti en toute hâte.

Arrivé au pied de la cheminée de l’ascenseur, il la trouva toute remplie de vapeurs méphitiques et irrespirables. Pendant qu’on lui expliquait brièvement tout ce qui s’était passé, on entendit soudain comme un coup de tonnerre qui, répercuté par les échos des parois rocheuses, descendit en grondant avec de sourds roulements.

Presque immédiatement après, on distingua comme un sifflement, et la colonne d’air refoulée et toute chargée d’émanations sulfureuses, fit reculer les assistants.

« Ils sont perdus, murmura l’un des savants ; sous la poussée des gaz, la fissure s’est agrandie. Tout est maintenant rempli par les gaz délétères. Il n’y a plus rien à faire. »

Rugel eut un geste énergique.

« J’irai, » dit-il simplement.


oréalis était d’une splendide beauté (p. 243).

— Alors vous n’irez pas seul, répliqua le savant qui avait déjà parlé ; nous vous accompagnerons. »

Et, munis de respirateurs à air comprimé semblables à ceux dont on se servait pour parcourir la surface du satellite, les trois savants et Rugel se précipitèrent dans l’ascenseur qui remonta avec une vertigineuse rapidité.

Arrivés à l’observatoire, ils se dirigèrent sans hésiter vers la salle d’observations où ils étaient bien sûrs de rencontrer ceux qu’ils cherchaient. Ils pouvaient, grâce aux appareils dont ils étaient revêtus, traverser impunément cette atmosphère mortelle.

Les quatre corps gisaient sur le sol sans aucune apparence de vie. Sans s’attarder à chercher s’ils respiraient encore, ils les enlevèrent et les transportèrent dans l’ascenseur qui redescendit aussitôt. Pendant le trajet on prodigua aux quatre infortunés les soins que réclamait leur état, insufflations d’ozone savamment graduées à l’aide d’inhalateurs perfectionnés, frictions avec des réactifs énergiques, pressions rythmées sur la région thoracique, tout fut mis en œuvre pour ramener en eux la vie qui paraissait éteinte.

Mérovar, dont la conformation toute différente de celle de ses trois compagnons par suite du développement de son appareil respiratoire, offrait plus de résistance à l’intoxication par les voies aériennes, avait déjà donné quelques signes de vie, avant même que l’ascenseur eût touché le sol ; mais rien n’avait pu tirer de leur insensibilité les trois habitants de la Terre.

On les transporta dans une vaste salle que de grandes ouvertures permettaient d’aérer largement, et l’on continua les soins actifs et intelligents qui jusque-là étaient demeurés inutiles.

Rugel surtout était inquiet et anxieux.

« Les malheureux ! disait-il ; quelle terrible imprudence, ou plutôt quelle obstination sublime ! Vont-ils donc ainsi périr sans recueillir le fruit de leurs efforts ? Pourvu qu’Azali arrive à temps. »

Et se tournant vers l’un des savants qui s’empressaient autour des trois amis :

« J’ai, dit-il, fait prévenir l’habile Azali ; il va nous dire s’il reste encore quelque chance de les rappeler à la vie… Mais le voici. »

Et il s’avança vers le nouvel arrivant.

C’était un homme dans toute la force de l’âge. Son front élevé dénotait un esprit méditalif et ses yeux brillaient de la plus vive intelligence ; ses traits étaient graves et doux. Il avait approfondi les sciences de la vie et passait à juste titre pour l’un des plus versés dans la connaissance de toutes les questions qui intéressent l’organisme.

Lorsqu’il arriva, Mérovar reprenait déjà l’usage de ses sens, et se rendait compte de ce qui se passait autour de lui ; mais, trop affaibli encore par l’ébranlement qu’il avait subi dans tout son être, il ne pouvait qu’assister, spectateur ému mais impuissant, aux efforts tentés pour sauver ses amis.

Azali s’approcha des trois corps qui gisaient étendus sur une large couche, et, sur son ordre, on les dépouilla de leurs vêtements. Il les ausculta minutieusement ; puis, se relevant :

« Tout espoir n’est pas perdu, dit-il ; mais il faut se hâter. »

Il fit un signe à un jeune Diémide qui l’avait accompagné. Celui-ci s’éloigna et revint bientôt porteur de trois appareils spéciaux dont Azali avait pris soin de se munir en prévision de ce qui allait se passer. Ces appareils consistaient en une sorte de cage formée de fils métalliques embrassant exactement le thorax et disposée de façon à pouvoir jouer librement. Ces fils étaient agencés de manière à ce que leurs pointes vinssent s’appuyer sur les muscles dont la contraction et l’extension déterminent dans l’être vivant les mouvements d’aspiration et d’expiration. Un courant électrique, d’une intensité proportionnée aux résultats qu’on voulait obtenir, agissait à l’aide des fils sur les muscles de la poitrine et déterminait ainsi un phénomène artificiel de respiration d’une parfaite régularité.

Les trois corps inanimés furent revêtus de ces appareils qui, sous l’influence du fluide électrique, se mirent immédiatement à fonctionner. Le physiologiste en suivait le jeu d’un œil attentif. En même temps, les inhalateurs, mis en mouvement avec de minutieuses précautions, faisaient pénétrer dans la poitrine des moribonds des ondes bienfaisantes d’ozone destinées à remplacer l’air vicié qui la remplissait, et à purifier les organes souillés.

Pendant plusieurs heures dura ce travail patient et assidu. Rien n’était changé dans l’aspect cadavérique de Marcel ; mais déjà Jacques et lord Rodilan semblaient revenir lentement a la vie : leur peau plus souple était moins froide, leurs joues se coloraient d’une teinte presque rose, leurs yeux, dont Azali soulevait de temps


Azali s’approcha des trois corps (p. 248).

en temps la paupière, étaient moins vitreux, leur pouls, jusque-là insensible, commençait à se faire sentir.

« Maintenant il n’y a plus à craindre pour leur vie, » dit Azali en se relevant.

Et, les laissant aux soins de ceux qui les entouraient, il revint à Marcel.

L’ingénieur était toujours dans le méme état ; toute apparence de vie semblait l’avoir abandonné, et, malgré l’action des courants électriques, la respiration artificielle était restée sans résullat.

« Il a absorbé plus longtemps que ses amis les gaz empoisonnés, murmura le physiologiste ; c’est l’intoxication qu’il nous faut combattre. »

Il avait prévu le cas. S’armant alors d’un petit instrument de métal analogue aux seringues dont on se sert sur la Terre pour les injections hypodermiques, il fit pénétrer profondément dans le tissu musculaire du flanc gauche de Marcel une certaine quantité d’un liquide incolore, mais d’une puissante énergie antitoxique. La douleur de cette blessure n’avait pas déterminé chez le malade le moindre tressaillement ; mais bientôt, sous l’action de l’agent injecté, le cœur, dont les mouvements semblaient avoir cessé, recommença à battre faiblement. En même temps que la circulation du sang reprenait son activité, se déterminaient des mouvements respiratoires.

Le visage assombri d’Azali s’éclaira :

« Courage ! fit-il, nous le sauverons. »

Il fit encore au patient deux nouvelles piqûres, et, à la suite de chacune d’elles, on put voir les mouvements vitaux reprendre et s’accélérer.

Au bout d’une heure, Marcel lui aussi était hors de danger.

Rugel, qui avait suivi avec une attention émue cette lutte de la science contre la mort, serra la main d’Azali ; son visage était rayonnant de joie.

« Ne yous réjouissez pas trop tot, ami, répondit le jeune homme ; leur vie matérielle est assurée, mais le poison qu’ils ont absorbé a profondément agi sur leur organisme, et principalement sur le cerveau, centre de toute pensée et de toute sensibilité. Il leur faudra bien du temps et bien des soins avant qu’ils aient recouvré le libre jeu de leurs fonctions et l’intégrité de leurs facultés intellectuelles.

— Pour cela, je m’en charge, » répondit Rugel.

Et c’est ainsi que les trois amis se trouvaient transportés dans l’asile tranquille où devait s’achever leur rétablissement.

CHAPITRE II

UN AMOUR SANS ISSUE

Les prévisions d’Azali s’étaient réalisées.

Grâce aux soins dévoués dont ils avaient été l’objet, Marcel et ses deux amis avaient recouvré assez promptement leur santé physique ; mais il s’était produit en eux un phénomène étrange. Sous l’influence du poison qui avait envahi tout leur organisme, leur intelligence était demeurée comme assoupie ; leur esprit était resté plongé dans des ténébres profondes ; la mémoire avait disparu ; les idées ne s’enchaînaient que d’une facon confuse ; les perceptions même des sens étaient incohérentes et comme inachevées.

Pour tout dire en un mot, il semblait que leur cerveau fût devenu comme une table rase où plus rien ne restait des notions acquises et des idées emmagasinées. Ils étaient semblables à des enfants qui ouvrent aux impressions de la vie une âme neuve et candide encore ; ils avaient tout à rapprendre.

Et c’était un spectacle à la fois singulier et attristant que de voir ces hommes robustes, dans toute la maturité de leur vie, redeyenus ignorants, timides et hésitants comme de petits enfants au seuil même de l’existence.

Pendant les quelques jours qui avaient suivi la terrible secousse, ils avaient été de la part de la fille de Rugel l’objet de la plus vigilante sollicitude.

Comme tous les autres habitants du monde lunaire, elle connaissait leur histoire et elle n’avait pu se défendre d’un sentiment d’admiration profonde pour ces hommes qui avaient fait si héroïquement le sacrifice de leur vie. Elle avait voulu présider elle-même aux soins qui leur étaient donnés. Elle suivait d’un regard ému les progrès rapides de cette résurrection, et lorsqu’elle constata que, malgré la santé physique revenue, leur esprit tardait à reprendre toute sa puissance et toute sa lucidité, elle se sentit profondément troublée et s’en ouvrit a Azali.

Le jeune sayant était depuis longtemps l’ami de son cœur.

Ils avaient vécu l’un à côté de l’autre, et, dans ce monde où les sentiments se développaient en toute liberté et sans qu’aucune convenance vint jamais les contraindre, ils s’étaient sentis portés l’un vers l’autre et s’étaient abandonnés au charme d’une affection partagée. Comme ils n’avaient rien à cacher et ne pouvaient du reste rien dissimuler de ce qu’ils éprouvaient, Rugel avait eu connaissance de ce penchant réciproque aussitôt qu’il avait pris naissance. Tout dans cet amour, qui ne ressemblait en rien aux passions de la Terre, était pur, simple et loyal. C’est ainsi que les choses se passaient toujours dans ce milieu privilégié, et, selon toute vraisemblance, ils devaient bientôt s’unir et fonder autour de Rugel une nouvelle famille.

L’accident qui était survenu aux habitants de la Terre avait rapproché la jeune fille de celui que tout le monde autour d’elle considérait comme son fiancé.

Retenu par les soins dont les trois malades étaient l’objet, Azali ne s’éloignait guère de la maison où ils avaient été transportés. Tout le temps qu’il ne passait pas auprès d’eux il le consacrait à celle que son cœur avait choisie.

Avec l’innocence et la liberté de mœurs où rien d’impur ne germait jamais, ils allaient souvent, lorsque Rugel était rappelé à la capitale par les devoirs de sa charge, se promener le long des rivages enchantés de l’île ou dans les bosquets fleuris dont elle était couverte.

Et leurs entretiens, tour à tour graves et enjoués, trahissaient la sérénité de leur âme, leur calme confiance dans l’avenir. Rien chez Oréalis de ces manèges de coquetterie, de ces manœuvres savantes, de ces provocations étudiées où s’exerce ici-bas l’astuce féminine, lorsqu’il s’agit de s’assurer, dans la course au mari, la conquête d’un beau nom ou d’une brillante fortune.

Et, du côté d’Azali, rien qui ressemblât à ces protestations d’amour qui, parfois, sonnent si faux, à ces exagérations convenues, à ces compliments fades et vulgaires, sous lesquels on cache si souvent sur la Terre la sécheresse de son cœur ou la bassesse de ses convoitises.

Un jour, dans une de leurs promenades accoutumées, Oréalis interrogea le jeune savant sur le sujet qui, depuis quelque temps, commençait à la préoccuper.

« Ami, lui dit-elle, je me demande avec quelque inquiétude si nous devons nous réjouir d’avoir arraché à la mort ceux qu’elle l’état dans lequel se trouve leur esprit me trouble et me tourmente. Il semble avoir reculé jusqu’au premier âge de la vie ; il n’a ni plus de force ni plus de portée que celui d’un enfant. Doivent-ils donc rester toujours emmurés dans ces limbes de l’intelligence ? S’il en était ainsi, nous ne les aurions sauvés que pout les condamner à une existence indigne d’eux et tout à fait misérable.

— Je suis, moi aussi, répondit Azali avec un accent de tristesse, inquiet de l’état où je les vois. Je sayais bien que la commotion qu’ils avaient éprouvée était profonde, mais je ne les jugeais pas si gravement atteints. La mémoire du passé paraît chez eux complètement abolie ; ils sont tout entiers aux impressions fugitives du moment. Ce qu’il faut faire pour les rendre à eux-mêmes, c’est réveiller par tous les moyens possibles le sentiment de leur personnalité effacée.

« C’est à vous, Oréalis, bonne et douce comme vous l’êtes, déjà pour eux si maternelle, qu’il appartient de faire, en leur rappelant sans cesse les événements par lesquels ils ont passé, revivre en eux les souvenirs momentanément assoupis. Ainsi leur intelligence se développera rapidement, et ils auront bientôt retrouvé, grâce à votre généreuse influence, le sentiment de leurs grands desseins et la volonté de les poursuivre.

— Que l’Esprit Souverain vous entende, » murmura Oréalis, devenue pensive.

Dès lors elle fut tout entière à l’œuvre de guérison qu’elle avait entreprise. Et c’était chose charmante et mélancolique à la fois de voir cette grande et belle jeune fille se faire l’éducatrice patiente et dévouée de ces trois hommes bronzés par de si rudes traverses, mais redevenus enfants, qui l’écoutaient avec avidité comme une sœur aînée.

Dans de merveilleux récits qu’avec une ingénieuse habileté elle appropriait à l’état de leur esprit, la jeune fille faisait revivre sous leurs yeux les terribles épreuves par lesquelles ils avaient passé, les travaux qu’ils avaient accomplis, les espérances qu’ils avaient conçues, et réveillait ainsi peu à peu la conscience de leur être. Ils restaient suspendus à ses lèvres ; parfois leurs sourcils se contractaient comme si, dans un travail de réflexion intérieure, se déchirait un coin du voile qui leur cachait encore la réalité, et on pouvait prévoir déjà l’instant où ils auraient repris la pleine possession d’eux-mêmes.

Mais c’était Marcel surtout qui semblait, plus encore que ses deux amis, subir la magnétique influence de la jeune fille. Le son de sa voix le jetait dans une sorte d’extase ; le charme qui se dégageait de toute sa personne agissait irrésistiblement sur lui ; des mouvements confus dont il ne se rendait qu’imparfaitement compte agitaient son cœur. Et lorsque, redevenu lui-méme, il s’interrogea sur ce qu’il éprouvait, il se demanda, non sans quelque effroi, si ce sentiment délicieux n’était que de la reconnaissance ou méritait un nom plus tendre.

Bientôt il ne lui fut plus possible de se faire illusion : il éprouvait des émotions jusqu’alors inconnues. Son esprit actif et chercheur, qui ne s’était jamais passionné que pour la solution de problèmes scientifiques ou la réalisation de quelque entreprise hardie, semblait avoir perdu son initiative et sa vigueur. Une sorte de lassitude langoureuse l’avait envahi : il se plaisait maintenant à se laisser bercer par de molles rêveries. Le chant des oiseaux, l’harmonie du vent dans le feuillage le ravissaient ; son imagination surexcitée lui représentait sans cesse la belle Oréalis : il n’en pouvait détacher sa pensée, et, loin d’elle, il restait plongé dans une mélancolie dont la tristesse n’était pas sans charme.

Le doute ne lui était plus permis : il aimait la jeune fille.

L’instant où cette vérité lui apparut sans nuages fut cruel pour lui. Il savait qu’Oréalis était fiancée à un homme dont il était lui-même l’obligé, et, dans la droiture de sa conscience, il frémissait à penser qu’il ne pouvait s’abandonner à son amour sans se montrer odieusement ingrat. Et puis, que d’obstacles entre lui et celle vers qui l’entraînait son cœur !

En supposant que leurs âmes eussent pu se comprendre et que le sentiment qu’il éprouyait pût être partagé, comment une union aurait-elle été possible entre deux êtres de nature si différente ?

Marcel avait trop de loyauté dans l’âme pour ne pas juger sainement la situation nouvelle qui lui était faite. Il essaya bravement de combattre la passion qui l’avait peu à peu envahi. Cette lutte fut pour lui la cause de douloureux déchirements.

Il fuyait maintenant la présence de celle qu’il recherchait naguère ; mais il avait perdu, avec l’ignorance de l’état de son cœur, le repos et la tranquillité de l’esprit.

Cet état de trouble et d’incertitude où se débattait Marcel avait pas échappé à l’observation de ses deux amis. Jacques et lord Rodilan, qui avaient été frappés comme le jeune ingénieur, avaient passé par les mêmes phases que lui. Grâce à la sollicitude attentive et dévouée dont ils étaient entourés, ils avaient remonté peu à peu, eux aussi, la pente où leur raison s’était effondrée : ils avaient reconquis toute la liberté de leur intelligence et retrouvé, Jacques ses ardeurs généreuses, lord Rodilan la possession de lui-même et le calme un peu dédaigneux dont il ne s’était que rarement départi depuis qu’il avait quitté la Terre.

Ils s’inquiétaient de la tristesse étrange de Marcel.

La cause ne leur en avait pas longtemps échappé : Jacques se retrouvait tel qu’il avait été lorsque son cœur s’était ouvert à l’amour qui, maintenant encore, le remplissait tout entier. De là pour Marcel une sympathie plus grande et plus affectueuse.

Quant à l’Anglais, ce qui le préoccupait surtout, c’était la question de l’issue finale de leur entreprise.

Qu’adviendrait-il d’eux si le chef naturel de leur expédition perdait, dans un fol et irréalisable amour, la lucidité d’esprit et l’énergie nécessaires pour la conduire jusqu’au bout ? Malgré les singulières aventures où l’avaient jeté son désir d’émotions nouvelles et son dégoût d’un monde qu’il connaissait trop bien, lord Rodilan n’avait pas tout à fait dépouillé le vieil homme. Sans doute les péripélies de cet étrange voyage avaient fait vibrer dans son âme des sensations qu’il se croyait incapable d’éprouver et qui l’avaient ravi. Le spectacle de ce monde si different de celui qu’il avait quitté n’avait pu le laisser insensible, et, plus d’une fois, malgré son flegme britannique et sa volonté de ne s’étonner de rien, il s’était senti surpris ou saisi d’admiration.

C’était là, pour un blasé comme lui, quelque chose de tout nouveau et qui l’avait délicieusement remué.

Il s’était même promis d’étonner à son tour les habitants de la Terre (car il comptait bien y revenir un jour) par la description de cette humanité supérieure ; et c’est pour cela qu’il s’était attaché, avec une ardeur qui l’étonnait lui-même, à l’étude des mœurs, des institutions, de l’histoire du monde lunaire. Et ce n’était pas une mince satisfaction pour son orgueil de penser que, grâce à lui, l’Angleterre aurait sa part de gloire, et non la moindre, dans cette merveilleuse épopée qui révélerait à la Terre un univers inconnu et serait le point de départ d’une ère de progrès que personne jusque-là n’aurait osé rêver.

Mais si tout cela satisfaisait l’esprit de lord Rodilan, il était d’autres exigences contre lesquelles il se débattait, et non parfois sans en souffrir. Bien qu’il affectât jadis d’être devenu indifférent aux plaisirs délicats d’une table bien servie, sous prétexte que pour son palais fatigué rien ne saurait être nouveau, il n’avait pas tardé à regretter ce qu’il dédaignait autrefois.

Il s’accommodait mal de cette composition chimique qui suffisait à ses amis et qu’il appelait dédaigneusement une nourriture scientifique. Les tentatives d’ensemencements faites par Marcel et dont quelques-unes seulement avaient réussi, fournissaient bien aux trois exilés de la Terre des céréales et des légumes auxquels ils étaient habitués, mais cela sans assaisonnement aucun. Et comme toute nourriture animale lui était interdite, l’infortuné fils d’Albion souffrait chaque jour davantage en songeant aux larges tranches de roastbeef saignant, à la turtle-soup et aux pickles variés dont la seule idée lui mettait maintenant l’eau à la bouche.

Il songeait donc sérieusement au retour.

Il ne s’en était pas encore ouvert à Marcel : il sentait bien que le jeune ingénieur ne pouvait accueillir cette idée tant qu’il n’aurait pas réalisé ce qui était le but immédiat de son entreprise, c’est-à-dire l’établissement de communications régulières entre les deux planètes.

Mais si Marcel, se laissant aller aux tendres sentiments qui semblaient le dominer maintenant, allait perdre de vue le projet qu’il avait formé, l’espoir de ce retour se trouverait indéfiniment ajourné. Bien plus, si l’ingénieur songeait à consacrer définitivement sa vie à celle qu’il aimait, qu’adviendrait-il de ses deux compagnons ?

Telle était la question qui s’imposait à l’esprit de lord Rodilan et qui lui faisait envisager l’avenir avec inquiétude. Il n’était décidément pas fait pour ce monde supérieur.

La fille de Rugel n’avait pas été sans remarquer le changement survenu dans l’humeur et le caractère de Marcel. Elle ne pouvait pas lire au fond de son cœur, car l’habitant de la Terre était privé de ce sens subtil qui, dans le monde lunaire, établissait entre la parole et la pensée une si étroite union que rien ne s’y pouvait dissimuler. Mais, à l’expression du regard de Marcel, aux tendres inflexions de sa voix, au trouble qui l’agitait lorsqu’il se trouvait en sa présence, elle avait fini par comprendre le sentiment dont elle était l’objet.

Elle n’avait vu tout d’abord dans cet empressement de Marcel à rechercher sa société que les manifestations d’une âme reconnaissante, quelque chose de semblable à la gratitude inconsciente qu’un enfant éprouve pour celle qui veille autour de son berceau, sourit à ses joies et adoucit ses souffrances. Mais peu à peu, à mesure que la tendresse de Marcel devenait plus pressante et son humeur plus inégale, elle s’était sentie elle-même troublée.

Lorsqu’elle vit qu’il avait perdu de vue le but de son voyage, ne parlait plus de ses grands travaux et paraissait renfermer sa vie dans le cercle étroit de cette intimité nouvelle, elle l’observa plus attentivement et ne tarda pas à être fixée sur la nature de ce qu’il éprouvait pour elle.

Ce fut pour la jeune fille une découverte pénible.

Certes, elle ressentait pour le héros d’une si merveilleuse aventure, pour celui surtout que ses soins avaient ramené à la vie du cœur et de l’intelligence, une sympathie profonde ; mais elle avait l’âme trop élevée, elle était d’une nature trop supérieure pour pouvoir s’abandonner, en présence de l’amour qu’elle inspirait, à la joie puérile d’une vanité satisfaite.

Il n’y avait pas de place dans son cœur pour l’orgueil, et c’était avec tristesse qu’elle voyait Marcel souffrir ainsi d’un amour sans issue.

Dès lors elle s’appliqua à guérir cette âme blessée.

Loin de chercher, en fuyant Marcel, à irriter sa passion, elle faisait naître les occasions de le rencontrer et de s’entretenir avec lui, de le ramener, en lui montrant la sérénité de son cœur, à un sentiment plus juste de la réalité, à dissiper les chiméres dont pouvait se bercer son esprit, à faire revivre les hautes ambitions auxquelles il avait tout d’abord consacré sa vie.

Ensemble ils parcouraient les ravissants jardins qui entouraient la maison de Rugel ; ils erraient au bord du lac, ou quelquefois, montant dans une embarcation légère, ils se laissaient doucement bercer par la brise embaumée qui flottait sur les eaux tranquilles.

« Ami, lui disait-elle, le moment ne vous semble-t-il pas venu, maintenant que vous avez complètement recouvré la santé, de reprendre vos tentatives si brusquement interrompues ? Vos amis de la Terre attendent avec anxiété la réponse aux signaux qu’ils vous ont adressés. Comptez-vous les laisser longtemps encore dans une incertitude si cruelle ?

— Ah ! répondit Marcel avec un mouvement d’impatience qu’il ne put dissimuler, pourquoi m’arracher ainsi à mon rêve enchanté ? Depuis que je vis auprès de vous, Oréalis, je me sens heureux comme je n’aurais jamais osé l’espérer. Êtes-vous donc déjà si fatiguée de ma présence ? Que vous ai-je fait pour que vous cherchiez ainsi à m’éloigner de vous ?


« Arrêtez-vous, ami, » interrompit vivement la jeune fille (p. 260).

— Chassez de telles pensées, ami, répondit avec douceur la jeune fille. Si vous pouviez lire dans mon cœur, vous y verriez pour vous une affection profonde, et c’est précisément parce que vous m’êtes cher que je m’inquiète du repos indigne de vous où vous vous oubliez. J’aime vos grands desseins, j’aime l’audace de votre entreprise ; mais j’aime aussi la gloire qui vous attend et je ne veux pas y renoncer pour vous.

— Oui, reprit Marcel avec vehémence, vous aimez en moi ce qui maintenant est de peu de prix à mes yeux. Ce que je voudrais vous voir aimer, c’est moi-même, c’est mon cœur tout plein de vous, car je ne puis pas retenir plus longtemps l’aveu qui brûle mes lèvres. Oréalis, je…

— Arrêtez-vous, ami, interrompit vivement la jeune fille, en appuyant sur ce mot « ami » qui semblait sonner faux à l’oreille de Marcel ; je sais ce que vous allez dire. Depuis longtemps votre secret m’est connu et j’ai fait tous mes efforts pour que le sentiment qui vous possède restât renfermé dans les limites d’une sincère et loyale amitié. Rien d’autre en effet ne saurait exister entre nous. Alors même que d’insurmontables obstacles ne nous sépareraient pas, vous savez bien que je ne saurais répondre à votre amour.

« Je ne m’appartiens plus : ma foi est unie à un homme que vous devez aimer et respecter. Mon cœur a confirmé le choix de ma raison, et c’est de celui-là seul qui m’a jugée digne de lui que je dois attendre la part de bonheur à laquelle tout être humain a le droit d’aspirer. Je ne sais comment les choses se passent dans le monde d’où vous venez ; mais ici nos âmes ne sauraient passer d’un amour à l’autre, et lorsqu’une fois notre cœur a parlé, c’est pour toujours.

— Ah ! vous me torturez, murmura Marcel ; ce que vous me dites là, je me le suis répété cent fois, et ce n’est que vaincu par l’excès de mon amour pour vous que j’ai laissé échapper le secret que j’aurais voulu garder au plus profond de mon âme. Ce qui me déchire le cœur, c’est cette vertu souveraine, cette sérénité d’âme qui vous met si au-dessus de nos passions terrestres, et peut-être est-ce parce que je vous sais inaccessible à mes vœux que je me sens plus violemment attiré vers vous.

— Enfant, fit en souriant Oréalis, c’est toujours l’impossible qui vous tente ; c’est ce désir d’atteindre l’irréalisable qui vous a poussé jusqu’ici, et c’est encore le même espoir qui vous égare aujourd’hui. Autant la première ambition était noble et généreuse, autant la passion dont vous souffrez maintenant est regrettable et funeste. Elle deviendrait misérable si elle devait vous détourner plus longtemps de votre grande tâche.

— Eh ! que voulez-vous que je devienne maintenant que vous brisez en moi la seule espérance qui me rattachait à la vie, et pouvait me donner la force d’aller jusqu’au bout ?

— Ce que je veux, c’est que vous soyez un homme ; c’est que vous chassiez les vaines chimères qui obscurcissent votre esprit et troublent votre volonté ; c’est que, esclave du devoir que vous vous êtes imposé, marchant d’un pas ferme et sans regarder en arrière dans la voie que vous vous êtes tracée, vous poursuiviez sans faiblesse la réalisation de votre œuvre féconde. Ah ! poursuivit-elle en s’animant, je rêve pour vous de grandes et nobles destinées. Je veux qu’après avoir exploré notre monde, vous retourniez vers ceux de la Terre, que vous leur appreniez qu’il existe ici toute une humanité prête à entrer avec eux en relation, que vous soyez le premier pionnier de cette route dans laquelle va entrer le génie humain. Et mon cœur vous suivra ; je serai fière en pensant à vous, et il me sera doux de croire que le désir de mériter mon estime et mon admiration n’a pas été étranger aux efforts que vous aurez faits pour mener à bien ce glorieux dessein. »

Pendant qu’elle parlait, son visage s’était transfiguré et rayonnait d’enthousiasme ; ses yeux semblaient lancer des éclairs, sa poitrine était gonflée d’émotion ; elle semblait grandie. On eût dit qu’elle voyait déjà en esprit cet avenir brillant où les deux mondes, réunis dans une pensée fraternelle, iraient côte à côte et d’un pas égal vers la lumière et le progrès.

Marcel la regardait avec surprise. Jamais elle ne lui avait paru si radieuse et si belle ; il ne soupçonnait pas une telle hauteur dans les sentiments, une telle élévation dans l’âme. Mais aussi il comprenait combien cet être d’une nature si parfaite était éloigné de lui. Il sentait se creuser, plus profond et plus infranchissable, l’abîme qui le séparait d’elle.

Et des sentiments confus agitaient son cœur.

Renoncer à cet amour qui, depuis quelque temps, bercait si doucement sa vie, lui semblait impossible ; mais d’autre part comment ne pas se montrer digne des magnifiques espérances qu’Oréalis avait conçues ?

On pouvait lire sur son visage les combats qui se livraient en lui.

Enfin ce qu’il y avait de bon et de noble dans son cœur l’emporta :

« Eh bien ! soit, dit-il ; il sera fait comme vous l’exigez : je renonce à l’espoir d’être aimé de vous. Je me contenterai de votre estime et de votre amitié. Mais je les veux tout entières, et puisqu’il faut pour les obtenir et pour les conserver me vouer sans réserve à l’achèvement de l’œuvre commencée, j’obéirai. »

CHAPITRE III

SOTTISE ET ROUTINE

« Rien encore, fit avec un accent de découragement l’astronome Mathieu-Rollére, en s’arrachant à regret à l’oculaire du télescope. Trois mois se sont déjà écoulés depuis que nos amis nous ont révélé leur présence ; je commence à craindre qu’il ne leur soit arrivé malheur et que nous ne soyons forcés de renoncer à des espérances qui paraissaient si magnifiques.

— Bah ! reprit l’honorable W. Burnett, avec son flegme américain, il ne faut désespérer que lorsqu’il est absolument démontré que le succès est impossible.

— Sans doute, mais s’ils ont pu faire les premiers signaux que vous avez aperçus, pourquoi n’ont-ils pas recommencé ?

— Ah ! pourquoi ? Le sais-je, moi ? Mille accidents ont pu survenir dont il nous est impossible d’avoir la moindre idée, et dont un seul suffit sans doute à expliquer leur silence. Mais songez que, dès à présent, le seul fait qu’ils ont pu arriver à la surface de la Lune, et de là se mettre, ne fût-ce qu’une seule fois, en communication avec nous, apporte à la science la solution d’importants problèmes.

— Oui, mais je voudrais…

— Vous êtes trop impatient, mon vénérable ami. N’est-ce donc pas déjà beaucoup que de savoir que la vie est possible à la surface du satellite ? Et, sur ce point, le doute n’est pas permis : il ya de l’air, sinon tout autour de la Lune, du moins dans certaines parties, puisque nos amis y vivent et ont pu de là faire leurs signaux. Quant à ces signaux eux-mémes, il est difficile d’en préciser la nature. À en juger par leur forme et leurs intermittences voulues, ils semblent bien être de nature électrique. Mais comment nos voyageurs, avec les modestes ressources dont ils disposaient, auraient-ils pu les produire ? La réponse a cette question est assez embarrassante. Comment sont-ils parvenus à se mettre en rapport avec l’humanité lunaire ? Jusqu’ici nous n’en pouvons rien savoir, et de nouveaux signaux seuls pourront nous renseigner.

— C’est vrai, mais c’est précisément cette absence de nouveaux signaux qui me désole. S’ils ont pu faire les premiers, rien ne s’oppose à ce qu’ils les renouvellent. En supposant même que l’un d’entre eux ait péri, les autres auraient pu recommencer l’expérience. Pour que rien ne soit apparu, il faut, j’en ai bien peur, que tous les trois aient succombé. Et je vous l’avouerai franchement, mon cher ami, cette pensée me torture et m’obsède. C’est moi qui ai poussé mon neveu à s’associer à cette téméraire entreprise : j’ai voulu réaliser et pour lui, et pour moi-même, et pour mon pays une conquête sublime ; j’ai séparé Jacques de celle qu’il aimait. Ma fille n’a rien perdu de sa confiance : elle demeure toujours assurée qu’elle reverra son fiancé. Mais si mes craintes sont, comme je le prévois, hélas ! trop fondées ; si Jacques ne revient pas, que deviendrai-je en présence de son désespoir ? Ah ! je sens aujourd’hui la terrible responsabilité que j’ai assumée ; dans mon fol orgueil de savant je n’y avais pas songé. Mais maintenant elle pèse sur moi de tout son poids et je me demande avec terreur si je n’ai pas été sacrilège en tentant ainsi le Ciel.

— Rassurez-vous, mon ami ; ce qu’ils ont fait nous est un gage de ce qu’ils pourront faire encore. Pour moi, j’ai la conviction profonde que, dans un délai qu’il ne nous est pas permis de fixer dès à présent, ils nous donneront encore des signes manifestes de leur présence. Tout d’ailleurs n’est-il pas merveilleux dans cette incroyable odyssée ? Vous êtes-vous jamais demandé comment nos voyageurs, que nous ayons vus disparaître dans une crevasse au pied du cratère d’Aristillus, ont pu se trouver transportés dans le voisinage du cratère de Hansteen, c’est-à-dire à environ 60 degrés, qui font plus de quatre cent cinquante lieues de quatre kilomètres ?

— C’est vrai, murmura Mathieu-Rollère, je n’y avais jamais songé.

— Eh ! bien, s’ils ont pu franchir une pareille distance dans les conditions où doit se trouver, selon les observations astronomiques, la surface de la Lune, il est difficile d’admettre que, réduits à leurs propres forces, ils y soient parvenus ; et il est évident qu’ils ont dû être aidés, Par qui ? Comment ? Il nous est impossible de le savoir. Tout ce que nous pouvons conclure, et nous le savions déjà par la découverte du boulet qui a déterminé leur départ, c’est que la Lune est réellement habitée et que nos amis ont pu se mettre en communication avec les êtres, quels qu’ils soient, qui y vivent.

— Mais comment alors, avec le puissant télescope dont nous disposons et qui permet de distinguer des objets ayant neuf pieds de côté, n’avons-nous jamais rien aperçu qui dénotât la présence d’êtres vivants et intelligents ?

— Il y a assurément là quelque chose d’inexplicable ou plutôt d’inexpliqué, car tout viendra en son temps. Pour l’instant, ce qui est certain, c’est que nos amis sont arrivés sur la Lune, y ont vécu, franchi de très grandes distances, exécuté des signaux sur l’existence desquels le doute n’est pas permis. Si vous trouvez que ce n’est pas là un résultat magnifique, vous êtes bien difficile. Ne leur mesurons pas le temps et attendons avec patience. »

Le ton d’assurance avec lequel parlait l’astronome américain avait fait sur l’âme un peu troublée du vieux savant une salutaire et réconfortante impression. Aussi ce fut avec une ardeur toute juvénile qu’il s’occupa, avec l’ingénieur Georges Dumesnil, de préparer la grande installation de signaux destinés à assurer les communications futures.

Ils se hâtèrent de retourner en France.

I] avait été convenu que, pendant leur absence et toutes les fois que le moment serait favorable, sir William Burnett renouvellerait, à intervalles réguliers, le signal déjà fait et resté sans réponse. Les trois voyageurs comprendraient ainsi que leur message avait été reçu et qu’on attendait de leur part d’autres communications.

Si quelque chose de nouveau se montrait sur la surface du satellite, le directeur de l’observatoire de Long’s Peak devait immédiatement en aviser Mathieu-Rollère. Tout ainsi réglé, le vieil astronome s’était mis résolument en campagne.

Il s’agissait, on se le rappelle, d’obtenir du gouvernement français l’autorisation de disposer, dans une plaine du Sud-Algérien, les appareils électriques nécessaires à la production des signaux, et aussi d’amener l’Observatoire de Paris à disposer, en faveur de l’entreprise, des fonds qui lui sont alloués sous la rubrique de : Recherches scientifiques.

L’autorisation fut obtenue, mais ce ne fut pas sans peine. Pendant que le savant était en Amérique, le ministère avait été une fois de plus renversé. Les amis puissants sur lesquels il comptait avaient été rendus aux douceurs de la vie privée. Sous prétexte d’épuration, tout le haut personnel administratif était renouvelé, et l’astronome n’y connaissait plus personne. Aussi les choses n’allèrent-elles pas aussi vite qu’il s’en était flatté.

Il se heurta dès les premiers pas à la routine ordinaire des bureaux.

On ne comprenait pas d’abord ce qu’il demandait.

Quand on le comprit, il fallut savoir par quel ministère l’autorisation devait être accordée. Il semblait bien que cela ressortit à l’Instruction publique. Mais, comme il s’agissait d’une installation sur le territoire d’un département français, cela pouvait bien dépendre de l’Intérieur. D’un autre côté, la plaine choisie se trouvant dans la zone soumise à l’autorité militaire, il était bien difficile de se passer du consentement du ministre de la Guerre. Ce qu’il fallut entasser de paperasses, rédiger de demandes, faire de courses et de démarches, ne peut être compris que par ceux qui ont eu la malchance d’avoir affaire à ces autocrates infatués d’eux-mêmes, aussi grincheux qu’inabordables, et qui, parce qu’ils font les importants, croient avoir quelque importance.

Le malheureux savant s’essouffla, pendant plusieurs semaines, à aller de ministère en ministère, et il put vérifier par lui-même l’exactitude de ce mot d’un homme qui connaît bien cette administration que l’Europe aurait grand tort de nous envier :

« Il faut plus de temps à un dossier pour franchir la Seine qu’à un bateau à voiles pour franchir l’Atlantique. »


« Tréve de discussion, » s’écria-t-il (p. 269).

Enfin, un jour vint où la bienheureuse autorisation, revêtue de tous les cachets, paraphes, signatures, timbres, visas requis par un formalisme aussi puéril qu’inquisitorial, se trouva entre les mains de Mathieu-Rollére.

Il fallait maintenant s’occuper de la question d’argent. Là, ce fut autre chose.

Aux premières ouvertures que fit l’astronome au directeur de l’Observatoire de Paris, celui-ci, tout en ne désapprouvant pas son projet, lui déclara que la disposition des fonds était en dehors de ses attributions, et dépendait d’une Commission sans l’avis de laquelle rien ne pouvait être décidé. Du reste, il se déclara prêt à réunir la Commission.

La discussion y fut orageuse. Les objections contre le projet proposé par Mathieu-Rollère éclatèrent nombreuses et passionées. Que venait faire là ce visionnaire, dont les fantaisies renversaient toute la science officielle ? N’était-il pas entendu depuis longtemps que la Lune, sans air et sans eau, était inhabitée et inhabitable ? Que venait-il chanter d’êtres humains parvenus dans la Lune, y ayant vécu et y ayant manifesté leur présence ? Si cela était vrai, que diable ! cela se saurait, et personne nen savait rien. C’était lui, Mathieu-Rollère, qui était dans la Lune : il fallait l’y laisser et ne point s’occuper de pareilles folies.

Au milieu de ce déchaînement de clameurs furieuses, quelques voix timides s’élevèrent : « Pourquoi condamner ainsi, sans vouloir examiner, une proposition qui pouvait être sérieuse ? Si l’on ne voulait pas ajouter foi aux declarations de l’observateur américain, on pouvait cependant accorder quelque créance aux affirmations plus réservées du directeur de l’observatoire de Nice. Celui-là n’était pas un puffiste ; il avait certainement vu quelque chose. N’y avait-il pas là des indications précieuses ? Était-il digne d’une assemblée de savants français de passer outre dédaigneusement sans vouloir rien tenter ? Que deviendrait le bon renom de la France, qui toujours s’était enorgueillie de marcher la première dans la voie des découvertes scientifiques ? Quelle honte ne rejaillirait pas sur elle si quelqu’autre nation, plus avisée et plus hardie, lui dérobait la gloire d’une pareille initiative ? »

Mais le président de la Commission, vieux savant routinier qui vivait sur sa réputation bien plus que sur son réel mérite, et qui redoutait toute découverte dont il n’était pas l’auteur, se leva, et, dominant le tumulte :

« Trêve de discussion ! s’écria-t-il ; nous sommes les gardiens sévères des fonds que l’État a mis à notre disposition. Nous n’avons pas le droit de les hasarder dans des entreprises insensées, de les gaspiller pour satisfaire à de sottes vanités. Qu’on nous donne à atteindre un but précis et défini, et nous verrons ce qu’il convient de faire ; mais on ne nous apporte ici que des billevisées, rêves creux d’un cerveau malade. Nous serions coupables si nous leur prêtions l’oreille un instant de plus.

— Eh bien ! soit, s’écria Mathieu-Rollère exaspéré. Je vous apporte ici des résultats certains, scientifiquement constatés, contrôlés par des expériences réitérées. Aveugles qui ne voulez pas voir… Ah ! vous avez beau jeu à parler de gaspillage, à faire étalage de prudence et d’économie ! Est-ce qu’on ne prodigue pas chaque jour et à pleines mains l’argent de la France pour contenter de mesquines ambitions, ou pour fournir à d’encombrantes médiocrités l’occasion de se produire ? Et aujourd’hui qu’il s’agit de l’œuvre la plus considérable que la science moderne ait jamais tentée, vous parlez de scrupules et de conscience !… Yous êtes indignes du nom de savants, vous êtes des misérables ! »

La colère l’aveuglait ; on dut l’entraîner.

« Eh bien ! disait-il, pendant qu’on l’emmenait, je saurai me passer de vous. Il ne sera pas dit que la stupide obstination de quelques esprits encroûtés me fera renoncer & mes projets. Je réussirai enyers et contre tous… »

En parlant ainsi le vieux savant croyait fermement au succès ; mais lorsqu’il fallut venir à la réalisation de son projet, il se heurta à des difficultés qu’il n’avait pas prévues. Il avait tout d’abord songé à une souscription publique ; mais pour la mener à bon port il fallait de la réclame, beaucoup de réclame, et c’est là une denrée qui, avec les mœurs actuelles du journalisme, coûte horriblement cher. Les directeurs des journaux scientifiques le traitaient tout bas de vieux fou, et ne voulaient pas, en s’associant à une pareille utopie, compromettre le nom et la dignité de leurs revues. Quant aux autres organes de publicité, ils n’acceptaient quelques entrefilets qu’à des prix exorbitants.

Mathieu-Rollère, qui avait commencé par payer avec une inaltérable confiance, voyait rapidement diminuer ses ressources personnelles. La souscription était ouverte depuis un mois, et on avait juste recueilli 1.967 fr. 50.

L’astronome n’y comprenait rien.

Comment pouvait-on rester insensible à la solution d’un pareil problème ? Il s’indignait de voir les gens aller et venir, courir à leurs plaisirs ou à leurs affaires, dépenser des sommes considérables en futilités, sans s’inquiéter de fournir à la science les moyens d’achever la plus magnifique conquête qu’ait pu rêver l’esprit humain, celle d’un monde.

Il ne tarda pas à tomber dans un état de profond abattement. Il avait perdu cette exubérance de vie et cette activité presque juvénile qui lui avaient fait jusque-là une si verte vieillesse ; il songeait avec mélancolie à toutes ses espérances déçues ; les craintes et les remords, dont il avait déjà entretenu l’honorable W. Burnett, lui revenaient à l’esprit et le torturaient.

Sa fille, qui depuis le départ de Jacques ne l’avait jamais quitté, avait gardé une âme plus ferme. L’amour qui remplissait son cœur semblait le fermer à tout sentiment autre que la foi et l’espérance. Quand elle vit le vieillard ainsi découragé, elle lui dit simplement :

« Pourquoi désespérer, mon père ? Si c’est une misérable question d’argent qui vous arrête, prenez la fortune que m’a laissée ma mère, et faites-en l’usage qu’il vous plaira. Je la sacrifie avec joie et je suis bien certaine que celui que j’aime, lorsque je le reverrai, — car je le reverrai, j’en suis sûre, — approuvera ma décision. Nous vivrons pauvres, s’il le faut, mais heureux d’avoir accompli une grande tâche,

— Enfant, dit Mathieu-Rollère tout ému, en attirant sa fille sur son cœur et en la baisant au front, tu es un noble cœur ; tu es la digne fille d’un savant et tu mérites le grand amour d’un honnête homme. Mais, ma chérie, qu’est-ce que les 70 ou 80.000 francs dont tu peux disposer ? C’est par centaines de mille francs, par millions peut-être, qu’il nous faut compter ; c’est ce que l’égoïsme et la cupidité d’un siècle voué aux plus vils intérêts nous refusent obstinément. Ah ! je me sens profondément atteint, et je crains bien de mourir avant d’avoir pu mener notre œuvre à bonne fin.

— Ne parlez pas ainsi ! s’écria Hélène ; prenez cet argent que je



Il reçut tout à coup une dépêche… (p. 272).

méprise et qui maintenant me fait horreur. Peut-être pourrez-vous, grâce à lui, trouver un moyen de secouer l’apathie des indifférents. »

Le vieillard secoua la tête sans répondre.

Il se consumait dans ses tristes réflexions, et son découragement grandissait chaque jour, lorsqu’il reçut tout à coup de Long’s Peak une dépêche lui annonçant que les trois lettres lumineuses M. J. R. avaient reparu au sud de l’Océan des Tempêtes, dans le voisinage du cratère de Hansteen.

Cette nouvelle rendit au vieil astronome toute son ardeur et toute son énergie : il se jura de réussir.

CHAPITRE IV

RETOUR À L’OBSERVATOIRE

L’accès de l’observatoire était redevenu libre.

Le travail avait été long et difficile. Il avait tout d’abord fallu rechercher la fissure par où s’étaient échappés les gaz méphitiques qui, après avoir rempli la cheminée de l’ascenseur, avaient envahi tout l’édifice et failli causer la mort de Mérovar et des trois étrangers. À cet effet, des hommes, revêtus des appareils qui leur permettaient d’explorer la surface lunaire, avaient soigneusement parcouru la longue cheminée, en examinant minutieusement ses parois.

De longs jours s’étaient écoulés dans cette recherche, et on avait fini par constater qu’à une hauteur de six lieues terrestres environ, la paroi rocheuse ayait cédé sous la pression des gaz intérieurs.

Une crevasse s’était produite, et c’était par un énorme trou béant que le gaz s’était précipité et avait tout envahi. Heureusement cette première poussée n’avait été suivie d’aucune autre : car, sans cela, rien n’aurait résislé à la pression de ce torrent formidable, et la partie supérieure de l’observatoire eût volé en éclats. Mais les vapeurs empoisonnées avaient partout remplacé l’air respirable ; elles occupaient tout l’espace et condamnaient les travailleurs aux plus minutieuses précautions.

Pour boucher la large ouverture, il avait fallu hisser jusque-là de nombreux blocs de roches, les encastrer profondément dans le massif ou s’était produite la fissure, les noyer dans un ciment tenace, et ce travail de Titans ne s’était pas accompli sans de durs et pénibles efforts.

Ainsi s’était trouvée constituée une épaisse muraille artificielle, faisant corps avec la masse rocheuse elle-même et aussi solide qu’elle.

Cela fait, on avait dû songer à débarrasser la cheminée et l’observatoire de l’air vicié qui les remplissait.

Pour y parvenir, des ouvertures avaient été pratiquées dans la partie supérieure du vitrage de la salle qu’occupaient les grandes lunettes et dans les baies qui éclairaient la partie inférieure du monument. Puis des ventilateurs puissants, disposés en bas de la cheminée et fonctionnant sans relâche, ajoutant leur action à celle des pompes qui servaient d’ordinaire, avaient peu à peu remplacé par un air pur l’atmosphère mortelle qui la remplissait. Cela avait duré longtemps, et, pendant que cette œuvre d’épuration s’accomplissait, la région où était situé l’observatoire avait successivement passé de la période de lumière à la période d’ombre.

Et c’était un spectale étrange que de voir ce torrent de gaz et de vapeurs se condenser instantanément sous l’action du froid de l’espace, et retomber sur le sol en flocons neigeux.

Quatre mois s’étaient écoulés depuis l’accident qui avait interrompu si malencontreusement l’échange commencé de communications avec les astronomes de Long’s Peak.

Les travaux avaient enfin repris leur cours, et le sage Rugel s’était empressé de se rendre auprès de Marcel qui, après son entretien décisif avec Oréalis, avait, sans plus tarder, regagné la capitale du monde lunaire et attendait avec impatience le moment où il pourrait renouveler ses tentatives.

Jacques et lord Rodilan, qui n’avaient pas eu les mêmes raisons que Marcel pour oublier le but poursuivi, avaient, plus que lui peut-être, hâte de rentrer dans une vie plus active. Tous les trois apprirent avec joie la bonne nouvelle que leur apportait Rugel, et l’on revint à l’observatoire. Le père d’Oréalis, bien qu’il accueillit avec une égale affabilité les trois étrangers, paraissait cependant témoigner à Marcel une affection plus grande et qui avait quelque chose de paternel. Dans ses fréquentes visites, il n’avait pas été sans remarquer l’état d’âme dans lequel se trouvait le jeune ingénieur, et comme sa fille ne pouvait avoir de secret pour lui, il avait pu suivre dans tout son développement la phase de passion par laquelle avait passé Marcel.

Jamais, sans doute, il n’avait été inquiet au sujet de sa fille, et n’avait redouté que le sentiment dont elle était l’objet pût troubler la paix de son âme. Mais il n’avait su se défendre d’une secrète sympathie pour des souffrances morales que sa haute intelligence comprenait, et il avait admiré la force avec laquelle Marcel en avait triomphé, l’énergie avec laquelle cette âme virile s’était reprise. Maintenant, en effet, Marcel semblait avoir complètement oublié cet instant de faiblesse.

La vérité est que son cœur saignait encore ; mais il avait juré à Oréalis d’être digne d’elle, et il était résolu à tenir son serment. À peine de retour à l’observatoire, les trois amis allèrent, avant tout, visiter les appareils qui leur avaient déjà servi à faire leurs signaux lumineux. Tout était en bon état : rien ne s’opposait à ce que les communications fussent reprises au point où elles avaient été interrompues.

Cet examen terminé, Marcel, suivi de ses amis, s’était rendu dans la salle des observations. Les deux astres étaient à leur premier quartier, et, pour les deux points d’où devaient se faire les signaux, la concordance des nuits était complete. Mais à ce moment, sur la Terre, le continent américain était encore éclairé et il fallait attendre plusieurs heures ayant qu’il fût rentré dans la nuit et qu’il fût possible d’y revoir le point lumineux déjà entrevu.

Tous trois étaient en proie à la plus vive impatience.

« Vous me croirez, si vous voulez, mon cher Marcel, s’écria lord Rodilan, mais je donnerais bien mille guinées pour savoir ce qu’on pense de nous sur la Terre. Nous regarde-t-on comme des fous ou nous tient-on pour d’audacieux savants qui vont révolutionner tout ce que l’on sait ou croit savoir sur la Lune ?

— Vous faites, mon cher lord, répondit Marcel, bien de l’honneur à nos compatriotes terrestres. Tenez pour certain que, sauf pour nos amis de Long’s Peak et sans doute aussi l’oncle de Jacques, personne ou presque personne ne s’intéresse à nous. Je suis même conyaincu que, si la nouvelle de apparition de nos lettres lumineuses a été communiquée au monde savant par l’honorable Burnett, elle n’a dû rencontrer que la plus stupide incrédulité. Tant de gens seraient dérangés dans leurs habitudes et leur routine, et il est si simple de nier ce que l’on ne comprend pas !

— Certes, fit Jacques ; rappelez-vous donc ce qui s’est passé déjà. Est-ce que le monde savant s’est ému lors du voyage, déjà si merveilleux, de Barbicane, Michel Ardan et Nicholl ? Sans doute cela a fait quelque bruit en Amérique et surtout en Floride, où l’expérience avait été tentée. On y a promené en triomphe les audacieux explorateurs, et ç’a été prétexte à de plantureux banquets et à de longs discours. Mais cet enthousiasme n’a pas eu de lendemain, et il a fallu, pour qu’on en gardât le souvenir, qu’un illustre écrivain français[5] se fît l’historien de cette incroyable épopée et en décrivît, avec son talent habituel, les émouvantes péripéties. Sans lui, toute cette fantastique histoire serait promptement retombée dans l’oubli et aujourd’hui elle serait complètement ignorée.

— Jacques a raison, reprit lord Rodilan ; mais vous oubliez que dans ce premier voyage ne figurait aucun Anglais. Sans cela, l’Angleterre n’aurait pas permis qu’un tel exploit demeurât inconnu.

— Eh bien ! fit Marcel en souriant, nous avons cette fois avec nous un citoyen de la libre Angleterre, et nos noms sont assurés désormais de rester immortels. »

Il y avait bien un peu d’ironie dans cette réponse ; mais, comme elle renfermait en somme un éloge assez direct, le noble lord ne jugea pas à propos de la relever.

« Du reste, ajouta-t-il, nous ne tarderons plus maintenant à savoir à quoi nous en tenir sur ce point, car vous vous êtes, je le suppose, préoccupé du retour ? »

Le front de Marcel s’assombrit.

« J’y ai songé, en effet, dit-il. À vrai dire, si je ne suivais que mes propres inspirations, il me plairait d’achever mes jours au milieu de cette humanité qui tient un rang si élevé dans l’échelle des êtres vivants. Quitter ce monde si voisin de la perfection, où tout est noble et grand, pour retomber sur la Terre, où tout est mesquin, grossier et petit, n’a rien qui puisse me tenter beaucoup. Bien d’autres motifs encore pourraient me rattacher au monde lunaire ; mais je ne dois pas songer à moi seul. Je sais que trop de raisons vous rappellent tous les deux, et, lorsque le moment en sera venu, je partirai avec vous. »

Jacques lui serra la main

« Mais, poursuivit Marcel, je crois bien qu’il se passera encore du temps avant que nous puissions songer sérieusement aux préparatifs de notre retour. Il nous faut avant tout assurer les communications avec la Terre. C’est là notre tâche, nous nous y devons tout entiers. Or, à mon avis, cela sera long. Jugez-en vous-mêmes : depuis qu’ils nous ont fait le signal que nous n’avons fait qu’entrevoir sans pouvoir y répondre, nos amis sont sans nouvelles de nous. Ils ne peuvent évidemment rien tenter sans être assurés que nous vivons encore. Sans doute ils vont avoir dans quelques instants la certitude que nous n’avons pas péri et que nous les avons aperçus. Comme moi, vous les connaissez ; nous ne pouvons douter qu’ils ne se mettent immédiatement en mesure de faire tout le nécessaire pour que les communications deviennent régulières, suivies et utiles. Ils vont chercher le système le plus prompt à la fois et le plus pratique. Ce système, quel sera-t-il ? Nous l’ignorons encore.

— En effet, dit Jacques, et j’ajouterai qu’il est fort peu probable qu’ils choisissent, pour nous envoyer des signaux suivis, la région des Montagnes Rocheuses. Ce n’est pas dans cette contrée tourmentée ni à une telle altitude qu’ils pourraient être facilement établis et fonctionner régulièrement.

— C’est juste, poursuivit Marcel ; il nous est impossible de deviner de quelle région du globe terrestre nous arriveront les prochains appels. Quelle plaine choisiront-ils à cet effet ? L’avenir seul pourra nous renseigner sur ce point. Quoi qu’il en soit, nous ne saurions rien tenter d’autre que ce que nous avons fait déjà avant d’être complètement fixés sur toutes ces questions. »

Pendant que Marcel parlait, la nuit avait peu à peu enveloppé l’Atlantique et déjà elle atteignait Long’s Peak. Les trois observateurs avaient repris leurs places aux oculaires des lunettes. Leur émotion était grande et le silence le plus profond régnait dans la salle.

Une heure, deux heures se passèrent sans que rien apparût.

Soudain un point lumineux brilla au milieu des ténèbres.

Un triple cri de joie se fit entendre.

Cette fois aucun doute n’était possible : le signal était là, sous leurs yeux, immobile et fixe. Ce n’était pas une illusion, un rēve de leur imagination surexcitée ; c’était une réalité vivante.

Et il leur semblait que ces rayons de feu leur apportaient la voix même de ceux qui les avaient lancés à travers l’espace ; ils les sentaient frémir et vibrer ; l’âme de leurs amis y tressaillait ; c’était plus qu’un message lumineux, c’était comme un courant magnétique qui faisait battre les cœurs à l’unisson.

Le problème était done résolu ! Leurs signaux, patiemment attendus, avaient été aperçus et compris ; on y avait répondu, et, sans se laisser décourager par la longue période d’inaction qui avait suivi, on avait renouvelé, sans se lasser, le signal de réponse.

Quelle admirable constance avaient montrée les observateurs de Long’s Peak ! Quelle sublime foi dans l’avenir de la science ! Et comme les trois voyageurs leur étaient aujourd’hui reconnaissants de ne s’être laissé abattre par aucune désespérance !

Le feu brillait toujours ; au bout d’une heure il s’éteignit.

« Vite ! s’écria Marcel ; on attend avee anxiété, depuis bientôt quatre mois, que nous donnions signe de vie. Ne faisons pas plus longtemps languir nos amis. »

En disant ces mots il appuyait la main sur la poignée du commutateur placé à sa portée.

La nuit profonde qui enveloppait les plaines lunaires s’éclaira brusquement : un J enflammé se dessina gigantesque sur le sol.

À toi, ami, dit-il en se tournant vers Jacques, l’honneur de révéler le premier notre présence à ceux qui nous attendent. Si ton oncle et celle que ton cœur n’a jamais oublié sont encore aux Montagnes Rocheuses, je veux qu’ils soient sans retard rassurés sur ton compte.

— Merci, dit Jacques en lui serrant la main.

— Vous m’excuserez, mon cher lord, ajouta Marcel en souriant ; mais ni vous ni moi ne sommes amoureux…

— Oh ! pour moi, interrompit lord Rodilan, il y a longtemps que mon cœur a cessé de battre, si toutefois il a jamais battu. Mais pour vous, mon cher, il serait peut-être téméraire d’affirmer que l’amour de la science a toujours régné seul dans votre âme. »

À cette allusion, toute bienveillante qu’elle fût, un nuage passa


Un J enflammé se dessina sur le sol (p. 278).

sur le front de Marcel. L’Anglais feignit de ne pas s’en apercevoir et continua :

« Personne ne m’attend sur la Terre ni ne me regrette ; je ne fais pas aux quelques indifférents que j’ai pu coudoyer dans ma vie l’honneur de les tenir pour des amis. J’aurai dû au moins à ce voyage l’insigne bonheur d’en rencontrer deux, et cela me suffit. »

L’amitié qui unissait ces trois hommes était maintenant devenue indissoluble. Née par l’effet du hasard, de la pensée commune de tenter quelque chose d’inouï, elle s’était fortifiée au milieu des plus redoutables épreuves, des fortunes les plus diverses subies ensemble, et aujourd’hui le succès obtenu, grâce à leur indomptable énergie, la consacrait à jamais.

Du jour où ils s’étaient embarqués tous les trois dans l’obus de la Columbiad et s’étaient confiés aux hasards de l’immensité, ils ne s’étaient jamais quittés.

C’est toujours appuyés les uns sur les autres qu’ils ayaient affronté des périls inconnus, risqué cent fois leur vie, triomphé enfin de la nature elle-même, dont ils semblaient avoir vaincu les lois. Quoi qu’il arrivât désormais, ils étaient unis par des liens que rien ne pouvait briser.

Cependant les lettres magiques s’étaient succédé à intervalles réguliers, et chaque fois qu’à leur éclat flamboyant succédaient les ténèbres, ils voyaient briller au loin, immuable et fixe, le signal de Long’s Peak.

« Décidément, murmura lord Rodilan, nos amis manquent d’imagination. Leurs phrases ne sont pas longues : Un point ; c’est tout.

— Vous raillez, mon cher Rodilan, fit Marcel ; mais cela même confirme mes prévisions. Il est bien certain, à mon avis, que s’ils comptaient nous envoyer d’Amérique les signaux qui doivent permettre de correspondre utilement, ils auraient déjà trouvé le moyen d’assurer ces communications. Évidemment ils se préparent. Combien de temps leur faudra-t-il pour être en mesure ? Eux seuls peuvent le savoir. Mais je suis convaincu qu’à un moment donné, bientôt peut-être, nous verrons apparaître quelque chose de nouveau qui nous donnera pleine satisfaction. Je le répète, nous n’avons qu’à attendre. »

Et il fut convenu que, jusqu’à nouvel ordre, on s’en tiendrait aux signaux échangés jusqu’à ce moment.


Pendant une heure brilla ce monstrueux fanal (p. 293).

CHAPITRE V

EN ALGÉRIE

Au sud-est de Biskra, à 50 kilomètres environ de la capitale des Ziban, sur la rive droite de l’Oued-Djeddi, s’étend une vaste plaine qui se prolonge à l’est jusqu’au Chott Melrhir et au sud jusqu’à l’Oued Mélah.

Du côté de l’ouest, l’horizon est borné par les collines de sable qui séparent le bassin de ces cours d’eau, le plus souvent desséchés. C’est dans cette région visitée par les Romains, puis par les conquérants arabes qui en expulsèrent les Berbères autochtones, que Mathieu-Rollère et l’ingénieur Georges Dumesnil avaient résolu d’établir le système de signaux qui devaient leur permettre de correspondre avec les habitants de la Lune.

Le vieil astronome s’était juré de réussir : il s’était tenu parole. Mais ce n’avait pas été sans peine. Après le piteux échec de la souscription publique qu’il avait ouverte, il ne fallait plus songer à faire de nouveau appel au public. La foule égoïste, asservie à des intérêts matériels, était incapable de se passionner pour une grande idée scientifique encore dans le domaine de la théorie, et dont elle ne voyait pas l’utilité pratique. Ceux mêmes que leurs études ou leurs fonctions semblaient préparer à accueillir favorablement ce grand projet, se montraient incrédules et peu disposés à relâcher les cordons de leurs bourses.

Mathieu-Rollère s’était même adressé à ce généreux donateur qui avait déjà fait tant de sacrifices pour le progrès des sciences astronomiques, et doté l’Observatoire de Paris des instruments les plus perfectionnés. Mais, à ce moment, le riche banquier qui faisait un si noble usage de sa fortune, venait de consacrer des sommes considérables à l’érection de l’observatoire de Nice, et, malgré l’enthousiasme que lui causa le projet conçu par Mathieu-Rollère, force lui fut de laisser à d’autres la gloire de rendre possible cette grandiose entreprise. Malgré sa confiance, le vieux savant sentait le doute envahir son âme, lorsqu’une note, lue par hasard dans un journal, vint lui rendre toute son assurance.

À ce moment siégeait sur le trône du Brésil plus qu’un souverain, un sage. L’empereur Dom Pedro II partageait sa vie entre les devoirs de sa charge et l’étude des sciences, pour lesquelles il était passionné. Chaque année, lorsqu’il avait pourvu aux affaires de l’État, il venait en France, dans ce foyer de lumières, qui, malgré les coups de la mauvaise fortune, n’a cessé de rayonner sur le monde. Membre correspondant de l’Académie des Sciences, il s’intéressait à tous les travaux de la docte assemblée. Son esprit large et curieux de savoir n’avait pu se désintéresser des importants problèmes que pose sans cesse l’astronomie aux esprits avides de recherches spéculatives.

Déjà, dans un précédent voyage, il s’était, lors d’une visite à l’Observatoire de Paris, rencontré avec Mathieu-Rollère, dont les travaux sur les satellites d’Uranus lui avaient paru fort remarquables. Ce prince, si différent de la plupart de ceux qui ceignent le bandeau royal, était assez mal compris par la foule de ses sujets, habitués à Page:Sélènes Pierre un monde inconnu 1896.djvu/299 Page:Sélènes Pierre un monde inconnu 1896.djvu/300 Page:Sélènes Pierre un monde inconnu 1896.djvu/301 Page:Sélènes Pierre un monde inconnu 1896.djvu/302 Page:Sélènes Pierre un monde inconnu 1896.djvu/303 Page:Sélènes Pierre un monde inconnu 1896.djvu/305 Page:Sélènes Pierre un monde inconnu 1896.djvu/306 Page:Sélènes Pierre un monde inconnu 1896.djvu/307 Page:Sélènes Pierre un monde inconnu 1896.djvu/308 Page:Sélènes Pierre un monde inconnu 1896.djvu/309 Page:Sélènes Pierre un monde inconnu 1896.djvu/310 Page:Sélènes Pierre un monde inconnu 1896.djvu/311 Page:Sélènes Pierre un monde inconnu 1896.djvu/312 Page:Sélènes Pierre un monde inconnu 1896.djvu/313 Page:Sélènes Pierre un monde inconnu 1896.djvu/314 Page:Sélènes Pierre un monde inconnu 1896.djvu/315 Page:Sélènes Pierre un monde inconnu 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CONCLUSION



Après avoir assisté au triomphe de ses amis, Mathieu-Rollère avait repris sa place à l’Observatoire de Paris. Il y jouissait modestement de l’éclat que tous ces événements avaient jeté sur son nom. Maintenant, on l’écoutait avec déférence, on le traitait de grand homme, et ce n’était pas sans un sourire ironique que, songeant au passé, il recevait aujourd’hui tant de marques de respect de ceux-là mêmes qui l’avaient si indignement méconnu.

Bientôt, du reste, la mort de l’illustre savant qui dirigeait le premier établissement astronomique de France, laissa ce poste vacant, et le ministre de l’Instruction publique se hâta d’y appeler celui dont la foi robuste avait contribué pour une si large part à la solution du grand problème des communications interplanétaires.

Ce fut là le digne couronnement d’une vie tout entière vouée au culte de la science.

L’ingénieur Dumesnil, dont le nom était, lui aussi, devenu célèbre, s’était passionné pour l’œuvre dont il avait été l’organisateur, et s’était hâté de retourner en Algérie pour y reprendre la série de ses entretiens avec le monde lunaire.

Un an plus tard, un grand progrès se trouvait réalisé. Le gouvernement français avait obtenu sans peine du Parlement les fonds nécessaires à la construction d’un télescope de puissance égale à celui des Montagnes Rocheuses, et qui maintenant se trouvait installé sur l’un des plus hauts sommets de l’Atlas.

Un fil télégraphique spécial tenait l’ingénieur Dumesnil en relation constante avec ce poste, et il pouvait dès lors transmettre sans retard à Marcel et à ses amis toutes les informations qu’il recevait de la Lune.

L’échange de signaux se continuait lentement sans doute, car on ne pouvait opérer que pendant bien peu de temps à chaque lunaison, mais d’une manière régulière et continue.

De précieux renseignements, d’intéressants détails étaient ainsi recueillis, et, chaque jour, les deux astres apprenaient à se mieux connaître.

Ceux qui, pendant deux ans, avaient vécu de la même vie ne s’étaient pas oubliés.

Ceux de la Terre tenaient leurs amis au courant de tout ce qu’ils faisaient pour réaliser les vœux d’Oréalis. Ceux de la Lune, à leur tour, leur avaient fait savoir que le prudent Aldéovaze était mort, que Rugel avait été appelé par le Conseil Suprême à le remplacer et qu’Oréalis avait épousé Azali.

Ni le temps ni la distance ne pouvaient affaiblir les liens d’amitié qui unissaient ces âmes d’élite. Les communications duraient depuis six ans ; on pouvait espérer qu’avec les progrès toujours croissants de la science, elles pourraient devenir plus fréquentes et plus rapides, lorsqu’un jour Marcel reçut de l’ingénieur Dumesnil un télégramme ainsi conçu :

« Grande flamme apparue dans le champ du télescope ; communications interrompues. »

Et, à partir de ce moment, l’œil des observateurs scruta en vain le disque du satellite : rien de vivant n’apparut sur sa surface, qui semblait retombée à la mort.

Que s’était-il passé ? Quelque formidable explosion des forces souterraines avait-elle anéanti cette humanité au milieu de laquelle avaient vécu les trois explorateurs ? La nature inexorable, dont elle semblait violer les lois, l’avait-elle, d’un seul coup, fait rentrer dans le néant ?… Nul ne l’a jamais su. Les années passérent, les généreuses institutions dues à l’initiative de Marcel et de ses amis Page:Sélènes Pierre un monde inconnu 1896.djvu/465 Page:Sélènes Pierre un monde inconnu 1896.djvu/467

  1. Un million de francs environ.
  2. Scipion Émilien raconte qu’il a été, en songe, enlevé au ciel par l’âme de son aïeul, Scipion l’Africain :

    « Quel est, lui dis-je, ce son si puissant et si harmonieux qui remplit mes oreilles ?

    — C’est, me dit-il, le bruit qui résulte de la course et du mouvement des astres eux-mêmes qui roulent dans des temps inégaux, mais dont la variété est fixée par une loi immuable, et qui, mêlant les sons graves aux sons aigus, forment de leur ensemble un mélodieux concert. De si vastes mouvements ne sauraient, en effet, s’accomplir en silence, et, par une loi de la nature, les mondes les plus éloignés rendent un son plus grave, tandis que les astres les plus rapprochés donnent un son aigu. C’est pour cette raison que cette région du ciel où sont fixées les étoiles produit, puisqu’elle est la plus élevée et que son mouvement de conversion est plus rapide, un son plus aigu, tandis que le cercle où se meut la Lune, étant le plus bas, fournit un son plus grave. La Terre, en effet, le neuvième des astres, se tient immobile au centre du monde. Or, ces huit révolutions d’astres, dont deux (Mars et Vénus) se meuvent avec la même rapidité, forment sept sons séparés par des intervalles égaux et qui sont la mesure de toutes choses. Ce sont eux que des hommes inspirés ont imités sur la lyre et dans les chants, se ménageant ainsi en quelque sorte un retour vers cette région supérieure, comme tous ceux qui, éminents par leur génie, ont introduit dans la vie humaine l’étude des choses divines. Mais les oreilles des hommes, dominées par ce bruit, y sont devenues sourdes : il n’est pas en vous de sens plus émoussé. C’est ainsi qu’en ces lieux appelés Cataractes, où le Nil tombe avec fracas du haut de montagnes élevées, les nations indigènes, à cause de la grandeur du bruit, ont perdu la faculté d’entendre. Ainsi le son de l’univers entier, emporté dans ce mouvement rapide, est tel que les oreilles humaines ne sauraient le saisir, de même que vous ne pouvez regarder le soleil en face, et que la puissance de votre vue est vaincue par la force de ses rayons.

    (Cicéron, République, liv. VI. Songe de Scipion.).
  3. M. Lœwy.
  4. Depuis, cette découverte, révélée par M. Schiaparelli, a été confirmée par M. Perrotin.
  5. M. J. Verne. De la Terre à la Lune. — Autour de la Lune.