Un monde inconnu/Première partie/14

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 129-141).


CHAPITRE XIV

LA RÉCEPTION

Le jour fixé pour la réception des étrangers était arrivé. C’était dans le palais où siégeait le chef de l’État et où se réunissait le Conseil Suprême que devait avoir lieu cette cérémonie qui allait consacrer d’une impérissable façon le succès de la plus audacieuse entreprise qu’aient jamais tentée des créatures humaines. Le bruit de cette solennité s’était répandu dans tout le monde lunaire : chacun était avide d’y assister et tout s’accordait pour l’entourer d’une exceptionnelle magnificence.

Le palais s’élevait à quelque distance du rivage où la mer venait briser ses flots tranquilles, au centre d’une vaste place bordée de portiques de marbre dont les couleurs variées rappelaient le porphyre, le portor, le paros, le sanguinède, le jaspe.

Autour des colonnes et des piliers se tordaient des guirlandes de fleurs et de feuillage en métaux précieux, merveilleusement fouillés, et dont les éclats tour à tour fauves ou azurés se mariaient à la couleur des marbres qu’elles décoraient. Le long des entablements et sur les frises couraient des arabesques du travail le plus fini. Sur ce fond d’une teinte chaude se détachait vigoureusement le palais dont la blancheur était atténuée par la multiplicité des ornements qui en couvraient les murs. Des générations d’artistes s’étaient succédé pour embellir ce fastueux monument où se résumait en quelque sorte l’histoire du monde lunaire.

Au centre de l’édifice s’élevait un dôme d’une élégante hardiesse, surmonté d’un campanile svelte et léger, finement ajouré. Ce dôme était recouvert d’un lacis d’ornements métalliques, dont les ciselures laissaient apercevoir entre leurs réseaux capricieux l’éclatante blancheur du marbre qu’ils recouvraient. Il reposait sur une rangée de colonnettes, aux chapiteaux richement travaillés, et que reliaient entre elles des arceaux sculptés à jour dont les nervures, tourmentées et entrecroisées par une main sûre, formaient une véritable dentelle.

Le palais que couronnait ce dôme aérien affectait, dans ses dispositions générales, la forme d’une croix aux quatre branches égales. Au-dessus de celle qui s’allongeait dans l’axe de la place, s’étendait une vaste terrasse entourée d’une balustrade légère d’or et d’argent et aussi de ce métal, aux reflets violacés, que connaissaient déjà nos voyageurs. C’était, on se le rappelle, sur une plaque de ce métal qu’étaient gravés les signes mystérieux qui avaient donné à Marcel l’idée de se lancer dans cette entreprise surhumaine. Tout était massif, et là encore se retrouvait cette inépuisable fantaisie qui assouplissait le métal, comme une branche flexible, autour du dôme et dans l’entre-deux des colonnettes. Au-dessus des trois autres branches de la croix se dressaient, supportés par de légers arceaux, de hardis campaniles moins élevés que celui du dôme central et chargés de sculptures. Tout autour de l’édifice régnait un portique formant une galerie couverte.

Sur le fût des hautes colonnes qui le supportaient reparaissaient ces guirlandes de fleurs et de feuillage où de précieux émaux, habilement sertis, imitaient la nature par leurs couleurs vives et variées.

Partout où les exigences de la construction avaient laissé des surfaces planes, pans de murs, côtés de pilastres, frises ou entablements, le ciseau de sculpteurs habiles avait fouillé dans le marbre des bas-reliefs polychromes dont les personnages étaient figurés avec une telle réalité d’attitude et une telle intensité d’expression qu’ils offraient toutes les apparences de la vie. Chacun de ces tableaux dont les tons étaient aussi riches et aussi variés que ceux d’une peinture, représentait quelque scène de l’histoire de l’humanité lunaire. Mais ce n’était pas, comme chez nous, des scènes de meurtre et de carnage. Les heureux habitants de ce monde supérieur ignoraient depuis longtemps la guerre et ses horreurs. Si, dans les premiers âges de cette planète, les convoitises inhérentes à toute humanité au berceau avaient armé les êtres vivants les uns contre les autres, le progrès des sciences et des mœurs avait fait depuis de longs siècles oublier ces luttes fratricides, et le souvenir n’en était plus conservé que pour être voué à l’exécration universelle.

Chacun de ces bas-reliefs rappelait quelque découverte grande ou utile, quelque trait de dévouement resté vivant dans la mémoire et la reconnaissance des hommes, l’établissement de quelque sage loi, le souvenir des personnages illustres entre tous par leurs services ou leurs vertus.

C’était là comme un enseignement perpétuel placé sous les yeux de la foule et qui entretenait dans tous les cœurs une généreuse émulation.

Malgré la profusion des ornements qui recouvraient ce palais, il offrait dans ses lignes générales harmonieusement combinées l’aspect d’une incrovable légèreté.

Sous les portiques, entre les colonnes, se jouaient l’air et la lumière et l’ensemble de l’édifice s’enlevait comme ces palais fantastiques qu’on entrevoit en rêve, ou dont l’œil croit suivre parfois dans les nuages les contours capricieux et changeants.

Au moment indiqué, une délégation du Conseil Suprême à la tête de laquelle se trouvait Rugel, était venue chercher les trois étrangers dans leur demeure pour les conduire devant le grand et vénérable Aldéovaze.

La route qui les menait au palais et qu’ils parcoururent à pied environnés des sages qui formaient leur escorte, était bordée de la foule des habitants qu’avait attirés une légitime curiosité. Mais dans les rangs de cette multitude aucun cri, aucun tumulte, aucune fièvre hâtive et indiscrète : chacun se tenait à son rang calme et digne, et là, où tous avaient le respect d’eux-mêmes et de leurs voisins, il n’était besoin ni de règlements ni de force publique pour éviter les manifestations intempestives ou turbulentes.

Au passage du cortège, chacun s’inclinait pour saluer les nouveaux venus avec un sourire d’un bienveillant accueil, et c’est à peine si un léger murmure marquait la surprise que causait à ceux qui ne les connaissaient pas encore la vue de ces voyageurs intrépides si étrangement venus d’un monde voisin.

Le temps était calme et doux ; une faible brise faisait mouvoir lentement dans l’espace de molles vapeurs, qui flottaient comme des voiles d’une gaze fine et aérienne. La petite baie au fond de laquelle se dressait la ville capitale, était toute couverte d’embarcations aux formes diverses remplies de curieux venus de tous les points du littoral, avides de jouir du spectacle qui se préparait.

C’était, en effet, sur la terrasse du palais faisant face à la baie que devait avoir lieu cette cérémonie solennelle. Une sorte de construction légére d’une somptueuse magnificence avait été dressée, un peu exhaussée au-dessus du dallage de marbre qui formait la terrasse et disposée en amphithéâtre, pour qu’aucun détail de ce spectacle n’échappât à la foule qui remplissait la place et la baie.

À l’instant même où le chef de l’État venait occuper le trône qui lui avait été réservé et où se groupait autour de lui l’imposante assemblée des membres du Conseil auxquels s’étaient joints, pour cette circonstance exceptionnelle, tous les hauts dignitaires de l’État et les gouverneurs des provinces, les trois étrangers apparurent sur la terrasse.

Un long frémissement de curiosité parcourut la foule des assistants jusqu’aux rangs les plus éloignés.

L’étrangeté de leur costume — ils avaient, en effet, conservé leurs vêtements européens — les signalait à l’attention des spectateurs.

Eux-mêmes restèrent un instant éblouis devant le tableau magnifique qu’ils avaient sous les yeux.

Le visage du prudent Aldéovaze était empreint d’une majestueuse gravité que tempérait une expression de bienveillance et de douceur. Il s’était levé pour faire honneur à ses hôtes, et sa haute taille, que n’avait pu courber le poids des ans, sa tête que couronnait une longue chevelure blanche, sa barbe, dont les flots argentés descendaient sur sa poitrine, lui donnaient un aspect d’une indicible grandeur. La vivacité de son regard, l’énergie qu’on devinait sous ses traits réguliers que la vieillesse n’avait pas flétris, dénotaient en lui une âme où la bonté n’avait en rien affaibli les ressorts de la volonté.

Tous ceux qui l’entouraient s’étaient levés comme lui. Conduits par Rugel, leur introducteur, Marcel, Jacques et lord Rodilan s’avancèrent, s’inclinèrent profondément et attendirent.

« Habitants de la Terre, dit Aldéovaze d’une voix grave et sonore, soyez les bienvenus parmi nous. Depuis le jour où votre courage vous a permis de franchir la distance qui nous sépare, et où vous êtes venus comme les messagers d’un monde jusqu’ici imparfaitement connu, nous avons conçu l’espoir, longtemps caressé, d’entrer enfin en relations suivies avec ce globe autour duquel nous gravitons.

« Nous avons voulu donner à votre réception un éclat exceptionnel, afin que tous ici sachent bien qu’un âge nouveau va s’ouvrir. Deux humanités que semblaient séparer à jamais les lois inexorables de la nature, vont pouvoir, grâce à vous, entrer en communications régulières. Nous ne doutons pas que ces communications ne soient fécondes.

« Dès longtemps déjà nous y avions songé ; nos savants s’étaient efforcés d’attirer l’attention de leurs frères terrestres. Ces tentatives étaient jusqu’ici demeurées inutiles ; votre audace a résolu le problème. Le génie de la science, qui n’est qu’une des manifestations de la Puissance Suprême qui régit l’univers, vous a conduits parmi nous, au milieu de périls dont votre grand cœur a su triompher.

« Nous espérons que ce n’est là qu’un commencement, et il nous est peut-être permis d’entrevoir le temps où, grâce aux progrès incessants de l’esprit humain, les mondes qui gravitent autour d’un centre commun, reliés les uns aux autres, ne formeront plus qu’une vaste famille. Ce sera là pour vous une gloire immortelle.

« Allez et mettez-vous en rapport avec nos savants ; étudiez avec eux la constitution géologique de notre monde, nos sciences, nos arts et nos industries. Rendez-vous compte de l’état de nos mœurs, de nos coutumes, de nos institutions. Et lorsque vous aurez acquis une connaissance complète de notre civilisation, instruisez-nous à votre tour et faites-nous connaître le monde dont vous êtes les représentants. »

Aldéovaze avait fini de parler.

Ses paroles, recueillies par des appareils vibratoires et amplifiées, grâce à une savante application de l’électricité, arrivaient claires et précises jusqu’aux derniers rangs des spectateurs qui, du milieu même de la baie, assistaient à cette émouvante cérémonie. D’autres appareils transmettaient les discours échangés dans la capitale jusque dans les provinces les plus éloignées, dont les habitants, réunis sur les places publiques, assistaient en quelque sorte à ces solennités.

« Glorieux et vénéré chef d’un monde où nous avons reçu un si cordial accueil, répondit Marcel d’une voix émue, les enfants de la Terre vous saluent. Les nobles et généreuses paroles que nous venons d’entendre ont rempli notre cœur d’une joie profonde et d’une éternelle reconnaissance.

« Les hautes espérances que vous nous avez fait concevoir nous ont animés d’une nouvelle ardeur. Nous serons fiers de servir d’intermédiaires entre les deux humanités qui s’ignorent encore, et, pour arriver à cet admirable résultat, nous sommes disposés, soutenus par votre auguste bienveillance, à tenter tous les efforts, à braver tous les périls. »

Un murmure d’approbation, qui dans cette race si calme et si
« Habitants de la Terre ! » dit Aldéovaze (p. 133).
pondérée était la plus haute expression de l’enthousiasme, circula parmi la foule.

Aldéovaze était descendu de son trône et s’entretenait familièrement avec Marcel. Tous les membres du Conseil Suprême entouraient Jacques et lord Rodilan, charmés de la facilité avec laquelle les nouveaux venus parlaient leur langue. On les interrogeait sur les péripéties de leur voyage ; on voulait recueillir de leur bouche le récit des impressions qu’ils avaient éprouvées dans cette traversée formidable ; on leur demandait ce qu’ils pensaient de ce monde qu’ils étaient venus visiter dans des conditions si extraordinaires ; on admirait leur courage ; leur éloge et leurs noms étaient sur toutes les lèvres.

Jacques et lord Rodilan se prétaient de bonne grâce à cette curiosité empressée, mais toujours discrète. Tout ce qu’ils voyaient depuis quatre mois, cette humanité si différente de la leur ; ce milieu, relativement restreint, où se conservait, comme dans une serre tempérée, un précieux échantillon d’une race éminemment perfectible ; ces hommes chez lesquels la nature seule entretenait la vie sans qu’ils fussent astreints à y travailler eux-mêmes ; ces arts si délicats, ces sciences si complètes, ces institutions si simples et si fécondes, tout cela maintenait leur âme dans un état d’admiration et d’émerveillement perpétuels.

Les préoccupations de Jacques s’étaient dissipées, sa mélancolie avait disparu et, revenu à son naturel ardent et généreux, il se livrait tout entier à ces nouveaux amis dont l’accueil si sympathique lui allait au cœur. Si quelque membre du Pall-Mall Club de Londres eût pu voir en ce moment lord Rodilan, il n’aurait pas reconnu le flegmatique et froid gentleman qui promenait dans les salons dorés de Waterloo-Place son inexorable ennui. L’atmosphère de spleen glacé où il s’enfermait s’était définitivement fondue au contact de ces affections si sincères et si désintéressées. Tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il entendait excitait sa curiosité et son intérêt ; il trouvait maintenant que c’était bien la peine de vivre.

Aussi nos deux amis répondaient-ils avec un cordial entrain et une gaieté communicative aux questions qui leur étaient adressées de toutes parts.

Parfois même les saillies qu’arrachait à Jacques son caractère expansif, à lord Rodilan la tournure incisive et vive de son esprit, amenaient des sourires sur les lèvres de leurs graves auditeurs.

La réception terminée, Aldéovaze, accompagné des trois étrangers et suivi des membres du Conseil et des dignitaires qui avaient assisté à la cérémonie, se rendit dans une des salles du palais où avaient été exposés, dans un ordre méthodique, tous les objets retirés de l’obus et qui allaient devenir pour les savants du monde lunaire un sujet de comparaison et d’étude. On se souvient que Marcel, convaincu qu’il devait rencontrer sur le satellite de la Terre une humanité nouvelle, s’était muni de nombreux objets,
Il leur montra l’appareil photographique… (p. 138).
échantillons de nos arts et de nos industries ou pouvant donner l’idée de l’état d’avancement de nos sciences. Tout cela fut de la part de la docte assemblée l’objet d’un examen attentif. Ces esprits sérieux et réfléchis se rendaient rapidement compte des progrès qu’avait accomplis l’humanité terrestre, des phases diverses par lesquelles elle avait passé, et parfois s’étonnaient que ce monde si contemporain du leur fût, en de certains points, si fort en retard. Quelques-unes des théories exposées avec chaleur par Marcel ou par Jacques les laissaient assez froids ; ils semblaient se dire : Il y a longtemps que nous avons franchi ces degrés de la science.

Toutefois les albums photographiques, dont l’obus renfermait une ample collection, excitèrent leur admiration.

Ils avaient pris tout d’abord ces épreuves pour des dessins d’une extrême finesse ; leur étonnement fut grand lorsqu’ils apprirent que c’était la lumière solaire seule qui, captée et fixée sur des plaques de verre enduites d’une substance sensible, avait dessiné ces images. Ils connaissaient bien les lois de l’optique, la réfraction des rayons lumineux passant à travers les lentilles et s’épanouissant sur un écran ; mais l’idée ne leur était jamais venue de chercher à saisir et à rendre durables ces images fugitives.

Marcel jouissait de leur étonnement. Il leur montra l’appareil photographique qu’il avait apporté et leur en expliqua le fonctionnement ; et, comme l’un de ceux qui l’entouraient s’écriait : « Il est bien fâcheux que nous soyons privés de la lumière du Soleil », il le rassura et lui promit d’exécuter, à l’aide de la lumière qui éclairait le monde lunaire, des épreuves semblables à celles qu’ils avaient sous les yeux.

Au nombre des objets exposés figuraient les armes dont s’étaient munis les trois explorateurs, des revolvers, des carabines à répétition du modèle le plus perfectionné. Les albums renfermaient aussi l’image de ces engins puissants de destruction créés par le génie de la guerre, preuve irréfutable de l’infériorité de notre race. Les savants qui considéraient ces instruments de mort ou qui feuilletaient les albums, avaient une connaissance approfondie de la balistique. Mais il ne pouvait venir à l’esprit de ces hommes qui avaient toujours vécu dans une atmosphère de concorde et de paix, que des créatures humaines en vinssent à ce point de folie sanguinaire de s’entr’égorger pour se disputer les misérables lambeaux de la planète qu’elles occupaient.

Ils ne virent donc là tout d’abord que des appareils scientifiques. Marcel se garda bien de les détromper ; il se réservait de faire connaître plus tard à quelques savants de choix, et dans des entretiens confidentiels, l’histoire lamentable de notre humanité, ses débuts, où elle se distinguait à peine de l’animalité, sa marche lente dont chaque pas fut marqué par des luttes sanglantes, où chaque conquête fut le prix du deuil et des larmes. Il espérait que ces esprits, doués d’une haute conception philosophique, comprendraient ce qu’il avait fallu au génie des humains de persévérance et de foi en eux-mêmes pour triompher de tant de difficultés et de périls. C’était, il le sentait déjà, le seul moyen de relever un peu aux yeux de ces êtres supérieurs la triste condition des habitants de la Terre.

Quelques-uns des savants qui composaient l’assemblée s’étaient arrêtés à examiner un magnique atlas d’anatomie, et Jacques qui, ils ne l’ignoraient pas, avait, en sa qualité de médecin, approfondi les sciences médicales et physiologiques, leur expliquait le mécanisme des organes qui servent à la nutrition. C’était avec la curiosité toujours en éveil d’esprits avides de savoir qu’ils considéraient cette structure humaine qui ne différait de la leur que par ce seul point. Mais ce point était d’une très haute importance. Et l’un de ceux qui entouraient Jacques ne put s’empêcher de lui dire :

« Ami, je ne vous cacherai pas qu’au premier abord, lorsque nous avons vu que la nature, moins généreuse pour vous que pour nous, ne vous avait pas délivrés de la pénible obligation de renouveler chaque jour les éléments indispensables à votre vie, nous avions songé qu’il n’était resté à votre race que bien peu de loisirs pour cultiver ses facullés pensantes. Aussi nous sommes agréablement surpris d’apprendre que vous avez pénétré si avant dans l’étude des sciences. Ce que nous voyons de vos progrès dans tous les ordres de connaissances nous émerveille et nous charme à la fois.

— C’est que, répondit Jacques en souriant, le besoin de se nourrir a fait pour les habitants de la Terre, dans une moindre proportion, je me hâte de le reconnaître, ce qu’a fait chez vous le seul amour de la vérité. C’est parce qu’il était astreint à ces nécessités matérielles, parce qu’il fallait les satisfaire à tout prix, que l’homme s’est ingénié à chercher et a trouvé. Chacune de ses conquêtes, en satisfaisant son esprit, accroissait son bien-être, et il y trouvait la récompense de ses efforts. »

Pendant ce temps, lord Rodilan, déployant sous les yeux d’un autre groupe des assistants un planisphère terrestre, leur expliquait à grands traits comment la civilisation, née entre deux fleuves dont il leur désignait le cours dans le continent asiatique, s’était peu à peu développée suivant la marche du Soleil et avait passé d’abord dans cette petite contrée presqu’imperceptibe, aux côtes profondément déchiquetées, qu’on appelait la Grèce, pour s’établir ensuite dans la péninsule italique toute voisine et s’avancer enfin vers la rive du grand Océan Atlantique.

Puis posant le doigt sur deux petites îles qui formaient la pointe la plus avancée du continent occidental, il s’écriait :

« Et voilà maintenant le centre de la civilisation moderne ! De ces îles, si petites par la superficie mais si grandes par le génie de leurs habitants, rayonnent sans cesse des milliers de vaisseaux qui vont chercher dans toutes les parties du monde les produits les plus utiles, les marchandises les plus précieuses, pour les distribuer ensuite sur toute la surface de la Terre. Il n’est pas de contrée où on ne parle la langue de l’Angleterre, — c’est le nom de cette nation, la première du monde, — pas un point du globe où on ne reconnaisse sa suprématie. De vastes et riches régions lui sont soumises. »

Et son doigt se promenait avec orgueil sur la péninsule indienne, sur le continent australien, sur l’Afrique méridionale, sur toute la contrée qui s’étend au nord du Saint-Laurent.

Sa taille se redressait ; toute la fierté britannique revivait en lui. On eût dit qu’il se croyait au milieu d’un de ces congrès où l’intraitable Albion défend avec tant de morgue et d’âpreté ses plus injustifiables prétentions.

« Eh ! eh ! fit tout à coup Marcel qui avait entendu les dernières paroles de son compagnon, il me semble, Milord, que vous faites bien bon marché de la France. »

Puis se retournant vers ses auditeurs que la vivacité de ce débat paraissait surprendre, car, dans leurs discussions, ils ne se départaient jamais de leur calme et de leur gravité :

« Loin de moi, dit-il, la pensée de rabaisser l’illustre nation à laquelle appartient notre ami, car vous vous êtes déjà doutés, à la chaleur de son plaidoyer, qu’il parlait pour son pays. Mais il me sera bien permis de revendiquer pour ma patrie, la France, — et il désignait du doigt cette partie de l’Europe dont tous les peuples ont tour à tour prononcé le nom avec envie ou avec amour, — la part de gloire qui lui est due. Si l’Angleterre est grande par le commerce et l’industrie, la France ne l’est pas moins par le cœur et par la pensée. Toujours à l’avant-garde de l’humanité, elle a toujours tenu et élevé bien haut le flambeau du progrès, éclairant la route où la suivaient les autres nations. Il n’est pas une idée grande et généreuse qu’elle n’ait propagée et pour laquelle elle n’ait versé son sang. Son dévouement désintéressé a toujours été au service de la justice et du droit ; elle a combattu pour toutes les causes justes ; ennemie de tous les oppresseurs, amie de tous les opprimés, elle a vu son nom béni par tous ceux qu’elle à affranchis ; ses triomphes ont fait pâlir de jalousie tous les autres peuples, et si elle a été vaincue parfois, elle n’est tombée qu’écrasée sous le nombre ou surprise par la trahison. »

Pendant que Marcel se laissait ainsi entraîner par son patriotisme, Jacques s’était rapproché de lui, et lui serrait la main avec force.

« Bravo ! ami, » faisait-il.

Un peu de sang était monté aux joues un peu pâles d’ordinaire de lord Rodilan, et il se préparait sans doute à répondre avec quelque aigreur, lorsque le prudent Aldéovaze, qui avait écouté attentivement ce débat, s’avança en souriant :

« Je vois, dit-il, que vous appartenez à deux grandes nations de la Terre, et l’audace même de votre entreprise nous prouve que vous devez compter parmi les plus éminents de vos compatriotes. Mais, à la distance où vous vous trouvez de vos communes patries, sied-il bien de réveiller des rivalités que nous ne pouvons juger ici ? L’œuvre à laquelle vous vous êtes consacrés n’est qu’à son début ; vous devez vous garder tout entiers pour la mener à bonne fin.

— La sagesse parle par votre bouche, » répondit Marcel.

Et les trois amis se serrèrent la main.