Un mois aux Remparts

Un mois aux Remparts
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 90 (p. 138-153).
UN MOIS
AUX REMPARTS

Depuis le 4 septembre, la capitale de la France a été mise en état de défense, et les Prussiens, arrivés en toute hâte sous nos murs, ont vu s’y briser leur élan. En quelques jours, les Parisiens ont armé toutes leurs gardes nationales, les gardes mobiles de la Seine et celles accourues des départemens. Ce qui restait de l’armée régulière, plusieurs milliers de marins de la flotte, plusieurs bataillons de francs-tireurs, ont complété cette armée toute républicaine, décidée à opposer à l’envahisseur une résistance désespérée. Paris, calme, résolu, attend sans crainte le moment de la lutte décisive. Comme nous le disait un militaire expérimenté, jamais, depuis le commencement de la guerre, notre position stratégique n’a été meilleure qu’aujourd’hui. Il nous a été permis de suivre les travaux de la défense sur toute la ligne qui entoure Paris, de visiter quelques-uns des forts détachés, d’explorer les environs de la place et de juger de tous les moyens dont elle dispose pour répondre aux attaques des Prussiens ; c’est le résultat de ces excursions, entreprises depuis le commencement du siège, que nous voudrions faire connaître ici, avec la ferme conviction que chacun en tirera un sentiment de réelle confiance dans l’avenir.


I

Il faut remonter aux sièges les plus fameux des temps anciens, à ceux de Rome et de Constantinople, pour voir tant d’hommes réunis autour d’une ville assiégée, tant d’hommes réunis au dedans. Un autre trait de ressemblance est que l’ennemi a cette fois opéré son invasion à la façon des barbares, et qu’il ne trouve presque plus devant lui que les simples citoyens, transformés tout à coup en soldats pour défendre leurs foyers ; mais ceux-ci ont heureusement l’avantage de posséder une double ligne de défense qui paraît désormais infranchissable.

Cette double ligne, on le sait, comprend d’abord les forts détachés, au nombre de seize, auxquels il faut ajouter quelques redoutes ; tous ont pour but de parer à une invasion, venue de l’est ou du nord, les points les plus faibles de Paris et aussi les plus menacés, l’ennemi en France ne pouvant guère venir que du Rhin. Au nord donc veillent autour de Saint-Denis le fort de la Briche, sur la rive droite de la Seine, la Double-Couronne du Nord et le fort de l’Est ou de la Courneuve, enfin le fort d’Aubervilliers et différentes redoutes le long du canal de Saint-Denis et du canal de l’Ourcq, qui existaient déjà en 1831. A l’est, ce sont les forts de Romainville, de Noisy, de Rosny, avec les redoutes de Montreuil et de la Boissière entre ces deux derniers ; la redoute de Fontenay-sous-Bois, le fort de Nogent-sur-Marne, l’antique forteresse de saint Louis ou château de Vincennes avec son annexe, le fort neuf, construit en 1841 ; puis les redoutes de la Faisanderie et de la Gravelle, vers la presqu’île et le grand coude que forme la Marne avant d’aller se jeter dans la Seine ; enfin le fort de Charenton à la fourche de ce confluent. Au sud sont les forts d’Ivry, de Bicêtre, de Montrouge, de Vanves et d’Issy, qui commandent le cours de la Seine, la vallée de la Bièvre, les routes de Lyon, d’Antibes, de Toulouse et une partie de celles de l’ouest, comme les forts précédemment cités défendent la plaine de Saint-Denis et les routes de Belgique et d’Allemagne, ou, si l’on veut, celles de Dunkerque, de Lille et de Metz. Les hauteurs de Meudon, de Sèvres, de Saint-Cloud, que l’on a eu le tort de regarder trop longtemps comme des fortifications naturelles, que l’on n’a songé que trop tard à fortifier réellement, sont aujourd’hui occupées par l’ennemi, qui s’est dirigé tout d’abord sur ces points, dont il n’ignorait ni l’importance, ni le chemin, l’ayant déjà suivi deux fois, en 1814 et 1815. Reste un seizième fort, et celui-là est une véritable forteresse : on veut parler du Mont-Valérien, cette clé de Paris que M. de Bismarck, avec une franchise qui serait naïve, si elle n’était insolente, demandait à M. Jules Favre comme condition première d’un armistice. Le fort du Mont-Valérien défend une partie des routes de l’ouest, notamment celle de Cherbourg, et commande principalement le passage de la Seine, qui sur ce point se déroule autour du bois de Boulogne, en sortant de Paris, pour se replier encore sur elle-même vers Saint-Ouen et Saint-Denis. Maître de ce fort, l’ennemi pourrait bombarder la capitale, et s’il avait ses canons Krupp, qui portent à 8 kilomètres, il lancerait jusque sur la place Vendôme ses boulets et ses obus. La Seine, au pied du Mont-Valérien, forme cependant une ligne de fortification naturelle : c’est un vaste et profond fossé rempli d’eau, et entre Saint-Ouen et Auteuil l’ennemi ne pourrait passer le fleuve, pour venir battre à l’ouest notre ligne continue des remparts, que sous le feu concentrique de nos canons.

Il faut entrer dans quelques-uns des forts dont nous venons de citer les noms. A Vincennes, ce vieux château de nos rois capétiens, on retrouve la fortification du moyen âge, aux murs hauts, crénelés, s’élevant de fossés profonds, qui se marie à la fortification plus savante des temps modernes, dont les ouvrages semblent rentrer dans le sol. C’est ce dernier système de fortification dont notre illustre Vauban, coordonnant et complétant les travaux de quelques rares devanciers, a fixé irrévocablement les principes. On entre par un pont-levis directement sur la place d’armes, où les piles de boulets, les canons, les mortiers, les affûts, se pressent de tous côtés. Un peuple de militaires et de charretiers vont et viennent ; on est presque étonné de voir s’élever à droite l’élégante église gothique de saint Louis, bâtie sur le même type que la Sainte-Chapelle, à gauche le donjon, modèle de vieille architecture militaire, où plus d’un illustre personnage a été mis sous les verrous.

Par un des escaliers à vis qui règnent au dedans des murs, on arrive sur les remparts de la forteresse, où l’on compte en nombre très rassurant, à tous les angles et le long des courtines, les canons et les mortiers. Du sommet du donjon, la vue sur Paris et la campagne environnante est magnifique : c’est d’abord la plaine de Saint-Maur, où sont installés le tir à la cible, le polygone, le champ des manœuvres, et plus loin le bois de Vincennes avec tous les embellissemens qu’une municipalité dépensière et fastueuse y a créés à si grands frais ; ce sont ensuite les hauteurs de Pantin, de Romainville, de Nogent, couronnées de forts, et au-delà la forêt de Bondy où se cachent les Prussiens. Au coude de la Marne, c’est la jolie petite ville de Saint-Maur avec ses canaux et ses écluses, aujourd’hui endormies, avec ses moulins au repos ; un peu plus au fond dans les bois, on voit monter verticalement, tant l’air est pur, une fumée bleuâtre et transparente ; c’est l’emplacement d’un camp ennemi. Le long de la route qui descend vers la Marne sont nos avant-postes, protégés par les feux de la Gravelle, et partout, dans le bois de Vincennes, le long des immenses allées, on aperçoit des alignemens de tentes et des groupes pittoresques de soldats. Sur plusieurs points, le bois est abattu, coupé à fleur de terre ; on n’a pas eu pitié des plus beaux arbres. Regardez plus loin devant vous ; voici maintenant Paris. La grande ville étale devant vos yeux tous ses édifices. À cette vue, qu’en d’autres temps on trouverait magique, l’âme du spectateur se replie aujourd’hui sur elle-même avec tristesse. On se prend à penser que tant d’admirables monumens pourraient demain n’être que des ruines, et l’on compare involontairement l’immuable sérénité de la nature au trouble des heures présentes, car jamais à aucune époque le ciel de Paris ne fut plus beau que dans les jours que nous venons de traverser, jamais il ne se montra aussi doux, aussi serein, aussi clément, comme s’il avait voulu nous faire mieux sentir encore par le contraste la rigueur des événemens.

Presque tous les forts se ressemblent, et qui en a vu un les a vus tous. Portons-nous donc vers le plus important, le plus caractéristique, le Mont-Valérien, puisqu’on peut encore y entrer, et que le pont qui y mène, celui de Neuilly, le seul qui nous reste sur la Seine, n’a pas encore sauté. Après avoir gravi le coteau qui conduit à la forteresse à travers des champs de vigne dévastés, quand on arrive au sommet de ce belvédère dont la hauteur est de plus de 160 mètres au-dessus du niveau de la mer, on jouit du plus splendide panorama qu’on puisse avoir autour de Paris. N’était même les montagnes bleues et l’azur du ciel d’Italie, et surtout les souvenirs historiques, la vue qu’on a du Mont-Valérien vaudrait peut-être celle qu’on admire du haut du Monte-Pincio à Rome ou du San-Miniato à Florence. Ce n’est pas seulement toute la ville qui est ici à vos pieds, c’est toute la campagne jusqu’aux plus extrêmes limites de l’horizon. On mesure le cours de la Seine d’un côté jusqu’au-delà de Saint-Germain, où campe en force l’ennemi, de l’autre jusqu’au-delà de Choisy-le-Roi et Villeneuve-Saint-George, envahis aussi par les Prussiens.

Au-dessous de la citadelle et sous le feu des canons, c’est un véritable bouquet de villages, aujourd’hui presque tous vides ou occupés par l’ennemi. Voici, le long de la Seine, Suresnes, Puteaux, Courbevoie, Asnières, Argenteuil, Chatou, Le Pecq, puis, dans la plaine, Gennevilliers, Colombes, Nanterre, Rueil, La Malmaison, et tout cela vide d’habitans, ruiné, saccagé. Que de travaux n’a-t-il pas fallu, que de générations d’hommes pour préparer tant de belles choses qui sont devenues la proie du vainqueur ! Le feu, le plomb, le fer, ont déjà semé ici leurs ravages, et ces lieux, hier si plantureux, si bruyans et si riches, sont devenus presque un désert.

La ligne des forts détachés n’occupe pas moins de 60 kilomètres ou 15 lieues de circonférence autour de Paris. Cette ligne serait inabordable, et Paris n’aurait pu être investi, si l’on avait en temps opportun terminé les travaux suivans : 1° la redoute de Gennevilliers pour défendre le coude de la Seine entre Asnières et Argenteuil ; 2° les redoutes de Montretout près de Saint-Cloud, de Brimborion et des Bruyères près de Sèvres, ainsi que la redoute du château de Meudon, toutes les quatre pour battre des hauteurs et des vallées que le fort du Mont-Valérien ne peut atteindre, et où l’ennemi, caché dans des bois qu’on n’a pas brûlés, se fortifie aujourd’hui tout à son aise ; 3° enfin les redoutes de Châtillon et des Hautes-Bruyères, pour compléter les défenses des forts d’Issy et de Vanves, redoutes dont les combats de Clamart ou de Châtillon, et plus tard ceux de Villejuif, de Chevilly et de Bagneux, les premiers malheureux pour nous au début de l’investissement, les seconds restés presque sans résultat, ont démontré l’entière nécessité.

Pourquoi ces différens travaux, sans doute mis à l’étude dès les premiers jours de la construction des forts détachés, reportés depuis des cartons du génie sur le terrain, n’ont-ils pas été poussés avec plus d’activité lorsque la guerre a été décidée avec l’Allemagne ? Comment a-t-on pu laisser l’ennemi s’en rendre maître, si bien qu’il peut aujourd’hui les retourner contre nous ? C’est qu’il y a eu là, comme en bien d’autres cas, oubli coupable, impardonnable incurie, négligence incompréhensible. Ce n’était pas d’ailleurs au dernier moment qu’il fallait songer à des travaux si importans. Pour des esprits clairvoyans, la guerre entre l’Allemagne et la France devenait presque inévitable à une date plus ou moins rapprochée, dès l’instant où on laissait, en 1863, la Prusse seule vider avec l’Autriche la question du Danemark. En 1866, après Sadowa, la lutte était encore plus imminente ; c’est alors qu’il eût fallu décréter d’urgence la création des forts et des redoutes. « Il faut deux ans pour construire un fort en maçonnerie, » nous disait un officier du génie ; or il y avait deux mois à peine que ces travaux avaient été commencés quand l’ennemi est venu s’en emparer !

Le 18 septembre, la veille de l’arrivée des Prussiens sous Paris, nous visitions la redoute de Brimborion. Le peuple, avec cet instinct qui trompe si rarement les masses, avait déjà déserté Sèvres, et même, de l’autre côté de la Seine, Billancourt et Boulogne, si bien protégés cependant par le Mont-Valérien, par le fleuve, par la ligne des fortifications qui va du Point-du-Jour à Passy. Bien que ces deux villages fussent ainsi à couvert des Prussiens qui s’avançaient vers Paris, ils étaient depuis plusieurs jours entièrement vides. Nous étions presque seul sur la route, personne nulle part, si ce n’est dans les champs quelques retardataires arrachant à la hâte çà el là quelques pauvres légumes à moitié mûrs ; partout des fenêtres fermées, nul habitant sur le seuil des maisons, un silence de mort ! Nous passâmes sur le pont de Sèvres, miné et prêt à sauter. Monté sur la hauteur de Brimborion, je vis quelques ouvriers qui remuaient nonchalamment des terres, écrêtant une ancienne carrière, et quelques forestiers qui coupaient des bois. A peine y avait-il trace de fossés, de talus ; il eut fallu encore un mois ou deux pour terminer passablement cet ouvrage, en faire ce qu’en terme de métier on nomme une fortification passagère, et aucun officier n’était là pour animer, pour commander les travailleurs. Nous voulûmes pousser plus loin, au moins jusqu’à Meudon. Dans le bois, quelques zouaves débandés venaient de tuer un cerf, et, embarrassés de sa ramure, nous l’offrirent. Ces maraudeurs étaient les dignes avant-coureurs de ceux qui devaient bientôt fuir à Clamart. « N’allez pas plus loin, nous cria un cocher qui passait, je viens de voir les uhlans ; ils ont tiré sur moi, » et il nous montra une balle logée dans le moyeu d’une de ses roues. En effet, des femmes, des enfans, pâles, émus, échappés des localités voisines, fuyaient devant l’ennemi. Le lendemain matin, dès l’aube, les forts d’Issy, de Vanves, de Montrouge, tonnaient ; on se battait à Clamart, à Châtillon, sans beaucoup d’honneur pour nos armes, les ponts de Sèvres et de Billancourt sautaient, et les Prussiens occupaient les hauteurs de Clamart, de Meudon, de Sèvres, de Saint-Cloud, et avec elles les informes redoutes dont il a été parlé.

Meudon, Sèvres, Saint-Cloud ! ces noms n’auraient-ils pas dû depuis bien longtemps retentir comme autant d’avertissemens de sinistre augure aux oreilles de notre comité des fortifications ? Sur ces mêmes hauteurs de Brimborion, où nous nous promenions tout à l’heure, il existe au milieu des arbres un château à moitié achevé, dont les fondations datent d’une autre époque, et sont peut-être les mêmes que celles de la villa de la Pompadour. Dans un des angles de ces vieux murs, nous avons vu deux boulets incrustés, et au-dessus cette date gravée en gros caractères : 3 juillet 1815. Un Prussien avait acheté ce terrain quelque temps avant la guerre actuelle. Brimborion, ce nom lui avait plu comme autrefois Sans-Souci au roi Frédéric. Il avait dessiné là une façon de villa et de parc qu’il se proposait sans doute de livrer à ses compatriotes pour s’y fortifier, quand la guerre aurait éclaté et amené les Prussiens sous Paris. C’était, il faut le croire, un de ces nombreux espions que la Prusse, de si longue date, avait lâchés parmi nous. La guerre est venue plus tôt qu’on ne pensait, et le Prussien, exproprié par le génie, a décampé il y a deux mois. Aujourd’hui il est peut-être retourné chez lui, et cueille au milieu des canons allemands les dernières fleurs de son jardin, les derniers fruits de son verger.

I

Autrefois les murailles d’une ville fortifiée s’élevaient de terre, hautes, crénelées, munies de distance en distance et surtout aux angles de tours épaisses, rondes ou carrées. Les Romains et après eux les peuples du moyen âge avaient rendu aussi parfait que possible ce mode de défense. C’était le temps des archers et des machines de guerre lourdes, compliquées. Sur les assaillans, on jetait des pierres, de l’huile bouillante. Ceux-ci battaient les murs avec leurs énormes catapultes. Depuis l’application perfectionnée de la poudre et la formation de l’artillerie au XVIe siècle, tout a changé : les murailles sont devenues rentrantes et se sont pour ainsi dire cachées en terre, à fleur du fossé, pour échapper le plus possible à l’atteinte du canon. Au lieu de fortifications élégantes, élancées, on a eu de gros murs trapus en ligne droite ou courtines, offrant de distance en distance des parties anguleuses, avancées ou bastions[1].

La ligne continue des fortifications de Paris, séparée par une distance moyenne de 3 kilomètres des forts détachés, se développe sur 36 kilomètres ou 9 lieues de tour. Elle présente sur cette longueur quatre-vingt-quatorze bastions et soixante-deux portes, poternes ou passages, les uns aujourd’hui murés et crénelés, les autres armés de ponts-levis qu’on ferme toutes les nuits. L’enceinte commence à l’est au bord de la Seine, à la porte de Bercy, et, montant en ligne droite, coupe l’avenue de Vincennes, enserre Charonne et Belleville, puis les buttes Chaumont avec La Chapelle et La Villette. Au nord, elle défend Montmartre, les Batignolles et les Ternes, laissant la fameuse butte de Montmartre[2] bien avant en-deçà des murs.. A l’est, l’enceinte couvre Passy et Auteuil, en s’étendant tout le long du bois de Boulogne, et vient traverser la Seine au Point-du-Jour. Au sud enfin, elle enclôt les quartiers de Grenelle, Vaugirard, Montparnasse, le petit Montrouge, Mouffetard, les Gobelins, en revenant sur la Seine à la porte dite de la gare d’Orléans, juste sur la rive opposée à celle d’où nous sommes partis. Les ponts du chemin de fer de ceinture, au Point-du-Jour et à Bercy, ont été murailles sous leurs arches extrêmes et crénelés. Ils ne sont l’un et l’autre que très faiblement en arrière de la ligne des fortifications, interrompue seulement sur ces deux points, de telle sorte qu’on peut dire que cette ligne est en réalité continue. Des canonnières blindées, des batteries flottantes, stationnent d’ailleurs sur ces deux endroits de la Seine, et peuvent pousser des reconnaissances d’une part en amont, d’autre part en aval du fleuve. Au Point-du-Jour, on a réuni à la petite flottille la fameuse canonnière Farcy, dont le canon, se chargeant par la culasse, capable d’évoluer sur lui-même, pourrait porter jusqu’à la distance de 9 kilomètres des boulets de 150 kilog., et pèse avec son affût le poids énorme de 22 tonnes.

Quand on examine sur la carte un plan de Paris, on voit qu’il a une forme à peu près circulaire dont le centre est entre le Louvre et l’Hôtel de Ville. Si de ce centre on dirige des rayons vers la circonférence formée par la ligne des remparts, on partage le cercle en différentes parties ou secteurs. Tel est le nom qu’on a donné à chacune des divisions de l’enceinte mise sous la surveillance d’un commandant spécial. L’enceinte comprend neuf secteurs, dont chacun est composé de dix à onze bastions en moyenne, et porte avec son numéro d’ordre la désignation du quartier principal qu’il enclôt. Aux commandans de secteur, généraux ou amiraux, sont attachés un certain nombre d’officiers, et la place de Paris, sous le commandement en chef du général Trochu, concentre à son tour tout le service des secteurs.

Les six premiers secteurs (du n° 1 au n° 6) sont situés sur la rive droite de la Seine ; les trois autres secteurs (du n° 7 au n° 9) sont sur la rive gauche. A chaque secteur sont attachées les gardes nationales de tous les quartiers dont elles dépendent, et le service des remparts est fait, partie par ces gardes nationales, dont les hommes sont appelés à tour de rôle, partie par les gardes mobiles déversées dans les divers secteurs. Des gardes forestière, des douaniers, d’anciens agens de police, tous embrigadés, différens corps de francs-tireurs, des canonniers de l’armée régulière, de la marine, enfin des canonniers volontaires, font aussi le service des remparts. Nous ne parlons pas des officiers de l’artillerie, du génie, des ingénieurs de l’état, des ingénieurs civils et des officiers de marine commissionnés, qui sont employés dans les différens secteurs sous la direction immédiate du général ou de l’amiral commandant en chef.

C’est une physionomie curieuse que celle des murs de Paris depuis le 19 septembre. Quelques semaines auparavant, le génie militaire, mis en éveil par nos récens revers, avait déjà paru sur l’enceinte et entamé avec la pioche ces talus gazonnés durcis par le temps, et que les hommes d’état si bien inspirés qui les avaient fait décréter n’auraient jamais cru devoir servir leur vie durant. Le travail allait lentement, les entrepreneurs qui l’avaient souscrit à prix fait prenaient leur temps : l’ennemi semblait encore si loin ! D’aucuns disaient que Paris ne résisterait pas, et que toute la peine qu’on se donnait était absolument inutile. D’autres se flattaient que la paix allait se faire, et comme après le désastre de Sedan il semblait que la guerre ne fût plus possible, puisque le principal auteur de cette malheureuse lutte avait été fait prisonnier, on craignait, en mettant en état de défense les fortifications de Paris, de dépenser beaucoup d’argent en pure perte. Nos gouvernans oubliaient à plaisir l’axiome latin qui recommande de préparer la guerre quand on veut la paix, et ils se berçaient de l’idée que la paix serait faite. Ils ignoraient que l’audace du vainqueur n’avait pas de bornes, et ne comptaient pas sur le voyage sans résultat de Ferrières. Tout a changé depuis que l’ennemi nous a dicté des conditions inacceptables, et les remparts sont encore aujourd’hui couverts de terrassiers, de maçons ; de charpentiers, d’ouvriers de toute sorte ; mais tant a été grande l’animation, tant a été vif l’entraînement de tous, que l’œuvre est à peu près partout achevée, et que la toilette du rempart est finie. L’ennemi maintenant peut venir battre nos murailles : nos canons, nos mortiers, nos mitrailleuses, tous nos obusiers sont en place[3]. Les parapets sont armés de sacs à terre disposés en créneaux ; les abris, les poudrières, la voie ferrée militaire, les ambulances, les barricades, sont installés ; les affûts sont protégés par des gabions et des tonneaux bourrés de sable sur lesquels viendront s’amortir les obus ennemis. Le bois de Boulogne a été impitoyablement coupé sur une grande étendue tout le long du rempart de Passy et d’Auteuil ; mais on a laissé en terre tous les troncs, qui ont été effilés par le haut, et çà et là réunis par de gros fils de fer formant avec les abatis autant d’obstacles pour les assiégeans.

A nos portes, toutes armées de ponts-levis et gardées par de rigides et inflexibles portiers-consignes, sont établis des chausse-trapes, des piquets, des chevaux de frise, des trous de loups, des palissades, des embûches de toute sorte qui rappellent les procédés des anciennes guerres. Si nos fossés n’ont pas été comblés d’eau, ni, comme on nous l’avait promis, munis de fascines imbibées de pétrole qu’on aurait enflammées sous le pied des assiégeans, les abords de nos ponts-levis n’en sont pas moins défendus encore par des mines, des torpilles, des amas de matières explosibles cachés sous terre, et que l’étincelle voltaïque permettra d’allumer sûrement et instantanément lorsque le moment sera venu. Si l’ennemi se présente la nuit par surprise, nous avons partout des phares, des lumières électriques pour trahir sa marche, même à 1 kilomètre, et quand il sera près de la brèche, des pompes à pétrole projetante 50 mètres une flamme homicide qui brûle encore à une distance deux fois plus grande et fait sentir ses terribles effets sur plusieurs mètres carrés d’étendue. Voilà ce que Paris a fait, depuis un mois à peine, pour se défendre ; voilà ce que les Parisiens ont accompli, réduits presque à leur seule initiative.

Il y a dans chaque secteur une vie, une animation d’excellent augure. Presque partout, auprès des remparts, les habitans ont disparu ; le militaire, le soldat-citoyen, ont remplacé le paisible bourgeois. Là où demain peut-être le fusil et le canon vont parler, le rentier oisif a déserté ses jardins, sa villa. Par suite des réquisitions qu’autorisent l’état de siège et les coutumes militaires, une partie de ces demeures ont ouvert leurs portes aux défenseurs de la patrie, et plus d’une élégants maison de Passy par exemple abrite aujourd’hui des groupes d’officiers, des postes de la garde nationale, des services divers. Ici est installé le sémaphore, là le télégraphe ; ailleurs sont les bureaux du génie ou ceux de l’artillerie. Le château de la Muette a donné asile à l’état-major du 68 secteur, et sous les ombrages princiers de cette splendide demeure, qui a vu tour à tour passer le régent, Louis XV et Marie-Antoinette, campent aujourd’hui les soldats de la république. Le génie civil est venu à son tour, au nom de la commission des barricades, s’installer dans le parc de la Muette, y bouleverser les terres, y couper une vieille allée de tilleuls qui gênait la défense. L’enceinte de cette vaste propriété est aujourd’hui fortifiée, bordée de talus et de fossés. Comme leurs pères, aux fermes d’Hougoumont et de la Haie-Sainte, à Waterloo, nos soldats comptent faire sur ce point une résistance désespérée à l’ennemi, et lui en disputer pied à pied la position, si tant est qu’il arrive jusque-là. Non loin du château, sous des arbres qui appartinrent un jour au Ranelagh, sont campés pittoresquement les mobiles ; ceux de Bretagne, calmes, silencieux, portent à leur képi l’hermine nationale ; ceux de l’Hérault, plus bruyans, entonnent chaque soir des chœurs avec un ensemble merveilleux. Les orphéons de la province sont venus jusqu’à nous avec ses valeureux enfans. Voici maintenant les mobiles de la Marne, à l’air non moins martial que leurs camarades du midi ou de l’ouest. Çà et là des feux de bivouac, des tentes alignées, des tables dressées en plein air, où mange tout ce monde, à côté de cantines improvisées. Des cantines, il y en a partout ; elles avaient inondé, tout autour de l’enceinte, le chemin de ronde, si bien que des commandans sévères, stricts observateurs de la discipline, ont dû les reporter à quelques cents mètres plus loin.

A l’état-major du secteur, la vie est plus paisible, moins accidentée ; mais là encore tout le monde s’entend, et malgré la diversité des rangs, des âges, des professions, aucune division n’a lieu. Chacun vit en bonne intelligence avec son voisin, chacun n’a qu’une idée : chasser au plus vite l’ennemi. Ici, comme sur bien d’autres secteurs, la marine est en majorité. La marine a tout donné à la défense de Paris : ses braves combattans, amiraux, officiers, matelots, son admirable système de signaux, son incomparable artillerie. Dès le premier jour, elle est accourue et n’a pas marchandé ses services. Six des forts, six des secteurs sont commandés par ses officiers[4]. Tous les sémaphores, à Montmartre, au Mont-Valérien, à Passy, à Issy, à l’Opéra, lui sont confiés. Ses canonniers, par la justesse de leur tir, sont déjà devenus légendaires, et après le siège le peuple parlera d’eux comme en d’autres temps, après Sébastopol, après Solferino, il parlait du zouave. Au Point-du-Jour, hier l’un des endroits les plus faibles, les plus accessibles de la défense, aujourd’hui l’un des mieux fortifiés, on a dressé plusieurs gros canons de la marine. « Quand vous entendrez aboyer ces dogues, vous pourrez être sûr qu’il fera chaud ! » nous disait l’officier commandant cette batterie.

Terminons ce chapitre par un trait qui fera rougir un peu nos fuyards. Bien que le voisinage des remparts ne soit pas en ce moment tout à fait agréable pour de paisibles rentiers, il ne faudrait pas croire cependant que tous ont déserté. dans une magnifique villa de Passy demeure une dame âgée, seule avec un nombreux domestique. La maison est riche, d’un grand style, pleine d’objets d’art du plus haut prix. Au bout du jardin passe la rue du Rempart. Sur le toit, on a, pendant plusieurs jours, installé le sémaphore du secteur, et comme à un certain moment on craignait une attaque, les matelots ont transformé ce toit en une véritable forteresse ; ils s’y sont retranchés derrière des sacs à terre, du côté de l’enceinte, et ont placé leurs carabines près d’eux. La bonne dame ne s’est point émue. — « Comment, madame, vous ne craignez rien, vous ne partez pas, vous ne mettez pas même à l’abri tant de choses précieuses, quand tout le monde a déménagé autour de vous ? » lui demandait un brave marin étonné de tant de courage. — « Monsieur, répondit-elle, je suis bien dans ma maison, et j’y reste ! »


III

Ainsi Paris qui ne devait pas résister, qui devait ouvrir ses portes, comme on disait il y a deux mois, après le désastre de Sedan, Paris a démenti toutes les prophéties des alarmistes, et s’est mis si bien en défense qu’il s’est rendu presque inabordable. L’esprit des habitans s’est élevé à la hauteur de la situation, et tout a été suspendu dans la vie quotidienne, sauf la pensée de la défense et la résolution de refouler l’envahisseur. Depuis six semaines, l’ennemi a investi la capitale ; il a, en essuyant tour à tour le feu de tous ses forts, pu s’assurer de toutes les conditions de la résistance. Hier encore 27 octobre, les remparts de Paris, tonnant pour la quatrième fois, et avec eux le fort du Mont-Valérien, canonnaient à toute volée les ouvrages de Sèvres et de Saint-Cloud. Les canonnières et batteries flottantes de la Seine, au Point-du-Jour, ont maintes fois jeté dans le bois de Meudon des boulets, de la mitraille, des obus, et démoli des positions qu’on fortifiait. Issy a joint ses feux à celui des canonnières. A Vanves, Montrouge, Bicêtre, Ivry, Charenton, nos forts ont protégé nos soldats et bombardé l’ennemi aux combats de Châtillon, de Villejuif, de Chevilly, de Bagneux. A leur tour, les forts de Nogent, Rosny, Noisy, Romainville, Aubervilliers, ont tiré dans plusieurs rencontres ou envoyé des boulets isolés contre les bois voisins. Les forts de Saint-Denis, la Double-Couronne, le fort de l’Est, se sont mêlés à ces concerts, le fort de la Briche lui-même a plusieurs fois tonné. Seules, les batteries de Montmartre, des buttes Chaumont, et peut-être aussi celles de Vincennes ne se sont pas encore fait entendre ; elles réservent leurs munitions pour d’autres momens.

Devant une telle attitude de nos forts, et prévenu sans doute par ses espions que la ville est décidée à se défendre à outrance, l’ennemi hésite et cherche à deviner, inquiet, incertain, où est le meilleur point d’attaque. Sera-ce le Point-du-Jour, dont on a tant signalé récemment la faiblesse relative, et par où les Prussiens eux-mêmes, dans des écrits publiés depuis dix ans, avaient annoncé qu’ils entreraient presque sans coup férir dans Paris ? Mais ce lieu est mis aujourd’hui dans un tel état de défense, il est si bien armé, si bien couvert du côté de la Seine par nos batteries flottantes, que les Prussiens ne sauraient songer désormais à nous attaquer par là. Du côté du Mont-Valérien, il n’y faut guère songer non plus. Cette forteresse est une véritable place forte, et il faudrait en faire le siège régulier ; mais le Mont-Valérien est entre deux bras de la Seine que l’ennemi de ce côté n’a pas franchie en nombre, et aucune parallèle n’a été encore ouverte au pied de la montagne. Sur tous les autres points, même hésitation, même recueillement des envahisseurs. Que méditent-ils donc ?

Quand on veut faire le siège régulier d’une ville, d’une place quelconque, on commence autant que possible par l’investir entièrement, c’est-à-dire par en interrompre toutes les communications avec le dehors, de manière que la place assiégée ne puisse recevoir ni vivres, ni munitions, ni secours, ni nouvelles d’aucune sorte : c’est ce que les Prussiens viennent de faire si résolument autour de Paris. Ensuite on ouvre à portée de canon, sur un côté de la place, celui qu’on juge le plus faible pour la défense, une tranchée circulaire dont la concavité est tournée vers le point à attaquer. Le long de la tranchée cheminent les hommes qui l’ouvrent, protégés dans leur travail par les déblais qu’ils rejettent à côté d’eux, et par des gabions bourrés de terre ; autour de ces gabions, on établit les embrasures des batteries, et l’on commence à tirer sur la place. De divers points de la tranchée ainsi ouverte, on s’avance en même temps perpendiculairement à la première direction, par des boyaux en zigzags, pour éviter les feux d’enfilade de l’ennemi, et à 300 mètres environ du premier fossé on en creuse un deuxième de direction parallèle, d’où le nom qu’on donne à ces sortes de travaux. Sur la seconde parallèle, on installe de nouvelles batteries, d’où l’on continue à canonner les remparts et à bombarder la place en y jetant des boulets, des obus, de la mitraille, des fusées incendiaires. Pendant ce temps, on procède à l’ouverture de la troisième parallèle comme on a procédé à celle de la seconde, et c’est alors que sur la place assiégée, serrée de très près, canonnée, bombardée à outrance, la brèche est définitivement ouverte et l’assaut donné. On n’arrive pas là sans peine ; il faut tirer plusieurs. centaines de coups de canon sur les remparts pour y ouvrir une brèche de quelques mètres de largeur. Alors il arrive de deux choses l’une : ou les assiégés ont fait avec toutes leurs forces une dernière sortie désespérée qui culbute définitivement l’ennemi, ou ils finissent par se rendre, épuisés par les maladies et la famine, car des sièges ainsi conduits durent d’ordinaire plusieurs mois ; ils duraient autrefois des années, mais avec les progrès de l’artillerie contemporaine, avec les armés à longue portée et les formidables engins à destruction dont aujourd’hui l’on dispose, la durée d’un siège est considérablement réduite.

C’est pendant que se fait le siège par l’application de ces moyens que les assiégés font des sorties pour détruire les ouvrages de l’ennemi. La nuit est propice à ce genre d’attaque. Le jour, on se canonne mutuellement. Les assiégeans font quelquefois aussi des attaques de vive force, et essaient de pénétrer dans la place avant d’en avoir terminé le siège régulier. On tente de franchir une porte, on cherche avec des fascines à combler les fossés, avec des échelles à gravir les remparts ; mais ces moyens sont aujourd’hui bien surannés, et ne peuvent plus s’employer d’ailleurs que pour des places de troisième ordre.

Si c’est surtout pendant la nuit que l’assiégé fait des sorties, c’est aussi ces heures d’ombre et de mystère que choisit d’habitude l’assiégeant pour rétablir ses travaux détruits. On cite sous ce rapport un exemple curieux, celui des Russes à Sébastopol, qui, plusieurs fois en une seule nuit, entre autres au Mamelon-Vert, refirent des ouvrages ruinés la veille par les Français et réapparaissant dès le lendemain aux yeux des assiégeans stupéfaits. L’emploi de la lumière électrique, de grosses fusées éclairantes ou pots à feu, a pour but de gêner dans ce cas l’ennemi ; on ne peut cependant l’empêcher tout à fait.

L’attaque d’une place par les procédés que nous venons d’indiquer constitue ce qu’on nomme un siège en règle. C’était ainsi que procédaient toujours les anciens maîtres dans l’art militaire, et Condé et Turenne ont conduit plus d’un siège de ce genre. Le siège de Gênes, si vaillamment soutenu par Masséna, est resté fameux. Le siège de Rome en 1849 et celui de Sébastopol, qui ne fut pas cependant un siège complet, puisque la ville put tout le temps se ravitailler du côté que nous n’avions pas investi[5], sont deux exemples récens de sièges réguliers. Citons encore celui de notre héroïque Strasbourg, où l’ennemi aurait bien dû s’inspirer, en bombardant et en incendiant la ville, des mesures de précaution que les Français s’imposèrent à Rome, non-seulement pour ne brûler ni détruire, mais même pour n’endommager aucun monument. On a beau faire le siège d’une ville, certains édifices et certains établissemens sont de telle nature qu’ils n’appartiennent ni à l’assiégé ni à l’assiégeant : ils sont à l’humanité tout entière, et ceux-là, le droit des gens dit qu’il faut à tout prix les respecter ; mais il est de prétendus héros modernes qui semblent briguer la gloire des anciens conquérans, et que les lauriers du calife Omar empêchent sans doute de dormir.

Devant les difficultés de tout genre et les longueurs d’un siège régulier comme serait celui de Paris, on comprend que les Prussiens hésitent, et qu’ils n’aient encore rien commencé de ce côté, au moins ostensiblement. On ne peut dire que leurs canons ne sont pas encore arrivés, et que les sièges de Toul et de Strasbourg retiennent leurs officiers du génie. Leurs canons, par ces derniers temps d’une clémence exceptionnelle, ils ont eu cent fois le loisir de les amener, et quant à leurs ingénieurs, ils sont certainement devant nos murs, occupés sans doute à des entreprises dont il est difficile d’apprécier l’importance. Faut-il donc croire que les Prussiens n’attaqueront pas Paris par les procédés ordinaires, qu’ils ne feront ni le siège en règle de nos forts, ni celui du Mont-Valérien, qui, une fois pris, leur ouvrirait la capitale, ni celui des forts du sud, de l’est ou du nord ? Sur ces points, il faudrait d’ailleurs, comme les forts se suivent à des distances très rapprochées, prendre au moins deux forts contigus ou séparés par un seul, avec lesquels on ferait taire les feux de celui-ci. Maître de ces positions, on canonnerait l’enceinte pour y ouvrir la brèche, on bombarderait la ville pour l’épouvanter, l’incendier peut-être ; mais comment prendre ces deux forts, sinon le Mont-Valérien lui-même ? Ici, on aurait à faire un siège mathématique comme celui d’une véritable place forte, car la plupart de nos forts détachés ont cette importance, et l’ennemi ne semble pas vouloir se plier à cette nécessité.

Ainsi les Prussiens ne paraissent pas se disposer à faire le siège régulier de Paris, en quoi d’ailleurs ils sentent bien qu’ils ne réussiraient guère. Pourquoi alors, dira-t-on, ces travaux qu’ils font en tant de localités, notamment dans les bois qui dominent au sud-ouest toutes les hauteurs de la Seine ? Ces travaux sont pour la plupart des retranchemens où ils comptent, assure-t-on, prendre leurs quartiers d’hiver, et se défendre contre une attaque de vive force venant soit de Paris, soit de la province. De ces ouvrages, l’ennemi se propose sans doute aussi de bombarder et nos remparts et la ville elle-même, au moins ses quartiers les plus rapprochés de l’enceinte. De Meudon, de Sèvres, de Saint-Cloud, les bombes prussiennes atteindraient facilement Passy et Auteuil ; les boulets, les obus, les projectiles incendiaires, iraient même tomber plus loin. Y a-t-il là de quoi nous effrayer sérieusement ? Non en réalité, et l’ennemi, si nous savons faire bonne contenance, ferait beaucoup de bruit pour peu de mal peut-être. Contre les incendies, nous avons nos courageux pompiers. La plupart de nos maisons, qui sont bâties en pierres de taille, n’ont presque rien à craindre des obus ; quelques constructions moins solides ou plus exposées, quelques toits seraient effondrés. En descendant aux étages inférieurs, même dans les sous-sols, dans les caves, on se mettrait sûrement à couvert. On dépaverait d’ailleurs les rues non macadamisées où pourraient tomber les projectiles. Par des amas de terre ou de sable étendus sur le plancher des étages supérieurs, on préviendrait la chute des boulets à travers ces planchers mêmes, et on atténuerait ainsi le dommage. Des guetteurs énergiques, infatigables, jetteraient sur les obus et les projectiles enflammés des seaux d’eau ou des couvertures. Somme toute, un bombardement n’a rien qui doive nous alarmer outre mesure ; nous pouvons être sûrs qu’il n’entraînera que peu d’accidens pour les personnes, peu de dégâts aussi pour nos maisons et nos édifices, grâce à la manière dont Paris est construit, grâce encore à l’immense étendue de la ville. Le bombardement contribuerait du reste à exaspérer les citoyens, et certainement les Parisiens déploieraient devant ce mode barbare d’attaque la même résolution, la même ténacité que les Lillois en 1792, qui forcèrent les Autrichiens à se retirer.

Mais, selon toute apparence, ce n’est ni par une attaque régulière ni par un bombardement que les Prussiens comptent réduire Paris, et le blocus auquel nous sommes soumis depuis six semaines, sans que l’ennemi ait encore fait une véritable démonstration offensive, indique suffisamment l’intention de prendre la ville par la famine. — Dans ses circulaires diplomatiques, M. de Bismarck ne craint pas d’ailleurs de l’annoncer au monde ; des « centaines de milliers de morts » s’ensuivront, dit-il, et il rend responsables de tous ces maux ceux qui veulent défendre leurs foyers ! Vit-on jamais un pareil renversement d’idées morales ? Le seul homme qui n’aurait rien à se reprocher devant sa conscience et devant l’histoire serait celui qui a refusé toute base de négociation et de paix possible, qui réduirait une ville de deux millions d’âmes à résister jusqu’à la mort !


L. SIMONIN.

  1. Le mot bastion vient de l’italien bastione, tour fortifiée, et le mot courtine de cortina, rideau. Le talus maçonné des bastions et des courtines se nomme l’escarpe, et ce mot vient également de l’italien scarpa, talus. Il serait facile de retrouver beaucoup d’autres mots italiens dans le vocabulaire des fortifications : ainsi gabbione, grosse cage, gros panier d’osier, d’où nous avons fait gabion. Les Italiens, au XVIe siècle, ont été les maîtres de l’Europe dans l’art de bâtir des forts et de les assiéger par l’artillerie ; Michel-Ange a précédé Vauban.
  2. Sur cette butte, on a établi un observatoire, un sémaphore et deux batteries de marine, comprenant en tout treize canons, quelques-uns d’un poids de 9,000 kilogr. et d’une portée de 8 kilomètres. Ces deux batteries peuvent aisément balayer toute la plaine de Saint-Denis. La butte Chaumont est également munie d’une batterie de six canons.
  3. L’armement complet de nos forts et de nos remparts (non compris l’artillerie de réserve) suppose au moins dix-huit cents ou deux mille bouches à feu, dont mille pour l’enceinte, — environ dix par bastion. Toutes ces pièces peuvent d’ailleurs se déplacer facilement et être portées en grand nombre vers les points qui seront les plus menacés par le feu de l’ennemi.
  4. Ces secteurs sont ceux qui portent les n° 4 à 9 ; les forts, ceux de Romainville, Roisy, Rosny, Iyry, Bicêtre et Montrouge. L’amiral La Roncière a concentré dans ses mains ce dernier service et délégué chacun des forts à des capitaines de vaisseau.
  5. C’est pour cela que Sébastopol a pu résister si longtemps, onze mois. L’armée assiégeante était de 200,000 hommes avec huit cents bouches à feu. On ouvrit les trois parallèles avant de donner le dernier assaut, celui de la tour Malakof.