Un ministre sous Louis XV (Revue de Paris)/01

Un ministre sous Louis XV (Revue de Paris)
La Revue de Paristome 1 (p. 97-115).
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TABLEAUX DE MŒURS.
Par M. E. Scribe
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PREMIER PROVERBE.
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UN MINISTRE SOUS LOUIS XV,
ou
LE SECRET DE RESTER EN PLACE.


Scène Ire.

(Le cabinet du ministre.)

Le Duc (reconduisant jusqu’à la porte de son cabinet et saluant).

J’aurai l’honneur de rappeler cette affaire à Sa Majesté. (Revenant près de son bureau.) Je ne me trompais pas. J’étais bien sûr, en voyant M. de Noailles de si bon matin, qu’il était mort quelqu’un cette nuit… Demander ! toujours demander !!… Il semble que la France soit son patrimoine, à lui et aux siens… Un régiment de dragons est vacant, il le lui faut… et de quel droit ? et pour qui ?… pour un parent de sa femme… (Décachetant d’autres lettres qu’il tient à la main.) Le marquis de l’Hôpital sollicite aussi… pour un amant de la sienne,… le chevalier de Cussy ; … c’est le plus raisonnable. Voilà des titres ! La marquise est si laide à présent, que ce pauvre chevalier a droit à quelque indemnité. (Décachetant d’autres lettres.) Tout le monde veut donc ce régiment… Jusqu’aux archevêques qui s’en mêlent ! M. d’Aix, M. de Toulouse me recommandent le comte de Langeac ; et pourquoi ?… ah !… à cause de Mlle de Bèze de l’Opéra. Recommander un rival, et un rival heureux !… Au fait ils le sont tous trois ; ils le savent, et s’en accommodent à merveille… La trinité n’a rien qui doive effrayer des princes de l’Église. (Il prend un porte-feuille de maroquin rouge, et y serre tous ces papiers.) Allons, allons, la pétition du duc, la recommandation du marquis et les lettres pastorales… je soumettrai tout cela à Sa Majesté Très-Chrétienne, qui en décidera (s’asseyant devant son bureau). Travaillons, puisqu’une fois par hasard on m’en laisse le temps. (Il sonne. — Paraît le valet de chambre du duc.)

Chompré !…

Chompré.

Monseigneur !…

Le Duc.

Je n’y suis pour personne ; vous entendez…

Chompré.

Oui, Monseigneur. (Il sort.)

Le Duc, prenant un cahier qui est sur la table.

Voici d’abord le dernier rapport de M. de Sartines ; quel ennuyeux fatras ! quel répertoire de scandale ! mais cela amuse le roi ; et il est si difficile d’amuser un roi ! Voyons cependant, avant de le lui lire ce soir, s’il n’y a rien contre moi… (Lisant tout bas.) Non… non… La maréchale de Mirepoix a engage ses diamans pour trente mille francs qu’elle doit. Belle nouvelle ! (Continuant à parcourir le registre.) — Une aventure de la comtesse d’Egmont avec le comédien Molé !… (Lisant.) Madame de Guemenée s’est déguisée hier en revendeuse à la toilette, pour se rendre chez Clairval de la Comédie Italienne. Ces dames aiment beaucoup la comédie !… (Parcourant la fin du registre.) Du reste, toujours la même chose, rien de neuf, rien d’original… M. de Sartines ne pourrait-il pas inventer ? Il me semble que la police est payée assez cher pour avoir de l’imagination. (S’arrêtant.) Ah ! ah ! un vol considérable fait chez M. de Faverolles, chevalier de Saint-Louis, lieutenant-colonel… (Il se lève, et marche en révant.) M. de Faverolles !  ! un ancien ami, qui ne m’importune pas de ses visites ; car je ne l’ai pas vu encore depuis que je suis au ministère. — Brave militaire, qui n’est pas riche, qui a une famille nombreuse ; bon gentilhomme, qu’on prendrait pour un officier de fortune ; car depuis quinze ans qu’il est lieutenant-colonel, il attend en vain un régiment… Eh ! mais celui de ce matin… oui, c’est à lui que cela revient… il l’obtiendra en dépit de ses concurrens. — Je sais bien que toutes les dames de la cour vont m’accabler de sollicitations, et qu’il faut du courage pour résister ici à l’influence féminine…, n’importe…, j’en aurai ! (Marchant rapidement dans l’appartement.) Empire du boudoir ! — Sceptre tombé en quenouille !  ! — Le roi de Prusse a raison, nous sommes sous le règne du cotillon et nous n’en sortons pas ! Madame de Châteauroux était Cotillon Ier, madame de Pompadour Cotillon II ; j’empêcherai bien si je peux l’avènement au trône du Cotillon III ou je me retirerai, je donnerai ma démission ; est-il donc si nécessaire d’être ministre ? ne peut-on vivre sans porte-feuille ? Moi je n’ai point d’ambition… ; mais jamais je ne partagerai la faveur du souverain ni le pouvoir suprême avec une femme…, on n’en a pas déjà trop à soi tout seul… (Se rasseyant.) Allons, allons, voilà qui est dit, je ferai nommer M. de Faverolles qui ne me demande rien. — J’irai au-devant du mérite…, voilà une bonne pensée…, une bonne action, et cela dispose bien au travail… ; examinons ce projet de canalisation que l’on me propose…, quel beau pays que la France ! (Il prend la plume et s’arrête.) Si on la connaissait…, si elle se connaissait elle-même !  ! elle dort, et son sommeil en Europe est encore une puissance…, mais si jamais elle ouvre les yeux, si elle se lève…, quel réveil !  !

(Il travaille pendant quelques minutes avec ardeur.)

Scène II.

LE DUC, CHOMPRÉ
chompré, entr’ouvrant la porte.

Une jeune et jolie dame demande à parler à Monseigneur.

le duc, avec impatience.

Je vous avais dit que je n’y étais pour personne.

chompré, embarassé.

Oui, Monseigneur…, mais j’ai pensé qu’une dame c’était différent…

le duc, avec humeur.

C’est la même chose…, sortez… (Le rappelant.) Chompré ! — qui est celle-là ?

Chompré.

Madame la marquise de Castellane.

Le duc.

La marquise ! Elle qui depuis quelques jours, dit-on, est admise dans les petits appartemens ! je n’aurais qu’à la refuser…, voilà une personne de plus en droit de décrier’mon ministère et de prédire la ruine de la monarchie !  !… Qu’elle entre ! (Chompré sort.)

le duc, jetant sa plume avec colère.

Abandonner un travail utile et nécessaire ! perdre son temps en fadaises et en insipides galanteries ! — Quel ennui !


Scène III.

(Chompré rentre, annonce la marquise, et ressort.)
LE DUC, LA MARQUISE.
le duc, allant au-devant de la marquise.

Madame de Castellane ! chez moi… à cette heure ! Je vais me voir en bonne fortune.

la marquise.

Quoi, monsieur le duc, vous me reconnaissez… il y a si longtemps que nous ne nous sommes rencontrés.

le duc, lui offrant un siège.

C’est ce dont je me plaignais !… Autrefois j’étais favorisé. ! la duchesse vous voyait souvent ; mais depuis notre arrivée au ministère vous nous avez disgraciés.

la marquise, s’asseyant.

Je vous prouve le contraire, en venant ainsi vous surprendre à l’improviste ; je n’avais pas eu le temps de vous écrire pour vous demander un rendez-vous.

Le duc.

Un rendez-vous à moi !

la marquise, souriant.

Oui, sans doute.

Le duc.

C’est le monde renversé !

la marquise, étourdiment.

C’est ce que je disais dans votre antichambre. N’est-il pas étonnant que sous prétexte qu’on est ministre une jeune et jolie femme soit obligée de venir vous faire sa cour, car c’est là l’objet de ma visite, et en vérité je suis fort embarrassée… pour m’y prendre… et je ne sais que vous dire…

Le duc.

Et mais, ce que je vous disais autrefois !

la marquise, rougissant.

Ah ! vous vous le rappelez encore ! Je croyais qu’à la cour on oubliait tout…

Le duc.

Excepté ses amis !

La marquise.

C’est parfait ! On me disait bien que vous étiez le plus aimable des hommes et le meilleur des ministres ; que vous ne saviez rien refuser…

Le duc.

Je ne vous adresserai pas le même éloge.

La marquise.

Oui… on me fait ici une réputation de sévérité pour me perdre dans l’esprit du roi. C’est une cabale montée par mesdames de Coigny et de Montbarrey. — Je les laisse dire…

Le duc.

Rien sûre quand vous voudrez de déjouer leur complot et de faire connaître la vérité à Sa Majesté…

la marquise, baissant les yeux.

Je ne crois pas que Sa Majesté se soucie de la connaître… (Avec volubilité.) Mais en ce moment il s’agit de son ministre. — Je n’abuserai pas de ses momens ; ils sont si précieux ! — J’arrive à l’objet de ma demande. Le roi va demain à Choisy, et comme il passe devant ma terre de Maisons ; vous vous rappelez… cette belle terrasse qui borde la grand’route il me fait l’honneur de-s’y arrêter déjeuner. Nous aurons MM. de Richelieu, de Chauvelin, de La Vauguyon, et comme je ne connais personne au monde, monsieur le duc, dont la présence soit plus agréable que la vôtre à Sa Majesté, je voulais vous prier de me faire aussi cet honneur.

Le duc.

Quoi, Madame, c’est là cette grâce que vous veniez solliciter et que tant d’autres auraient implorée de vous…

la marquise, se levant.

Vous acceptez ! c’est divin ! pas un mot de plus, je vous laisse… — Adieu, monsieur le duc, enchantée de votre obligeance.

le duc, lui offrant la main pour la reconduire.

Permettez, Madame…

la marquise, prête à sortir et s’arrêtant au milieu de sa révérence.

Un mot encore ! on assurait hier qu’un régiment de dragons allait être vacant ! que le colonel avait été blessé mortellement dans un duel au sujet (ayant l’air de chercher) de… mademoiselle clairon, de mademoiselle Dumesnil ou de madame de Forcalquier, quelque chose dans ce genre-là… Je ne sais pas au juste les détails… Mais vous, monsieur le duc, vous devez connaître…

Le duc.

Parfaitement ; je vous conterai cela demain.

la marquise, vivement.

Le colonel est donc mort ?

Le duc, étonné.

Vous l’ai-je dit ?

La marquise.

Je le présume, et dans ce cas je vous prierai de penser à un de mes cousins, le jeune marquis d’Aubuisson, qui a produit tant d’effet au dernier quadrille de là cour, que Mme Adélaïde et Mme Louise elles-mêmes l’ont remarqué ; du reste, il a des titres… il est depuis deux mois dans les mousquetaires !

Le duc.

Vraiment !

La marquise.

Un tout jeune homme… une taille superbe ! À peine dix-huit ans, et vous lui en donneriez vingt-cinq pour la tournure et la bonne mine… Ce sont là des qualités précieuses à la tête d’un régiment, et j’espère qu’il nous fera honneur.

Le duc, embarassé.

Je conviens, madame, que c’est un militaire qui danse très-bien… mais…

La marquise, vivement.

Oh ! Il n’y a pas de mas ; c’est une affaire convenue. — J’ai votre promesse… vous êtes trop aimable pour ne pas la tenir… surtout avec les dames.

Le duc.

Permettez cependant…

la marquise, d’un air aimable.

Je pourrais le demander au roi, j’aime mieux vous le devoir. (Avec coquetterie.) Je ne crains pas, vous le voyez, le fardeau de la reconnaissance.

Le duc.

Je voudrais mériter la vôtre, mais ce n’est pas en mon pouvoir ; le régiment en question est déjà donné.

la marquise, changeant de ton.

Et à qui donc !

Le duc.

À un vieux militaire, M. de Faverolles, qui depuis quinze ans attend de l’avancement.

la marquise, avec dépit.

Il me semble, monsieur, que quand on a attendu quinze ans, on peut bien encore, sans se gêner… D’ailleurs, quel est ce M. de Faverolles ? qui est-ce qui connaît cela ! qui s’y intéresse ? (D’un air de mépris. Est-ce seulement un gentilhomme ?

Le duc, avec indigniation.

Madame !…

la marquise.

Mon Dieu, je veux bien le croire ! Je vous en crois, Monsieur le Duc, sur parole ! Mais quand vous en manqueriez avec lui, où serait le mal ? Ne peut-on pas dire qu’une volonté supérieure… qu’on vous a forcé la main ?…

Le duc, souriant.

Voilà de ces choses qu’un ministre ne peut pas avouer, et que et que maintenant, pour ma part, je regarde comme impossibles. — Oui, Madame, je dois croire à présent que personne n’y parviendra, puisque j’ai eu le courage de vous résister.

la marquise, froidement.

Trêve de galanteries, Monsieur le Duc, parlons sérieusement : voulez-vous m’accorder ce régiment ?

la marquise, d’un accent pénétré.

Je vous proteste, Madame la Marquise, que je n’ai rien plus à cœur que de vous être agréable, et que vous me voyez véritablement désolé…

la marquise, froidement et le regardant en face.

Du tout… Vous ne l’êtes pas ; Mais plus tard peut-être vous le serez. (Pesant lentement ses paroles). Je ne dis plus qu’un mot ; aurai-je ce régiment, Oui ou non ?

Le duc.

Eh mais ! Madame, est-ce une déclaration de guerre que vous m’adressez ?

la marquise, impérieusement.

Ce régiment… Il me le faut, je le veux ! Oui, Monsieur le Duc, je le veux…

le duc, avec dignité.

Le roi seul a le droit de me parler ainsi ; et si c’était pour me commander une injustice, j’aurais la douleur de lui répondre ce que je vous répondrai à vous-même, madame… cela ne se peut pas.

la marquise, hors d’elle-même.

Il suffit, monsieur, il suffit ! Vous vous en repentirez… Je me vengerai ! il ne faut pas croire qu’il soit difficile de faire des ministres !

le duc, froidement.

Je n’en doute pas, madame ; c’est beaucoup plus aisé dans ce moment que de faire des colonels.

la marquise, outrée.

Oui, monsieur le duc, on connaîtra votre conduite ; — on saura que vous ne faites usage du pouvoir que pour commettre des injustices ; et tel me refuse aujourd’hui qui sera trop heureux demain… d’implorer à mes pieds… une grâce qu’il n’obtiendra pas.

le duc, étonné.

Que voulez-vous dire ?

la marquise.

Vous n’êtes pas assez de mes amis pour que je m’explique davantage. — Je vous salue, monsieur le duc. (Elle sort.)


Scène IV.

LE DUC, seul.

Qu’est-ce que cela signifie ?… Quel est son dessein ? — de se réunir à mes ennemis ! — c’est clair… Eh bien ? c’en sera un de plus ; et grâce au ciel, sur la quantité, je ne m’en apercevrai pas. (Il se promène en rêvant.) Il est vrai que celle-ci est redoutable, non par son rang… mais par ses liaisons… Si elle me fait un ennemi de chacun de ses amans, je suis un homme perdu ! (S’arrêtant.) Non ce n’est pas là sa pensée !… Elle se croit certaine du succès ; — elle en espère un prochain et immédiat ! (Recommençant à se promener vivement.) Oui, sa confiance l’a trahie… Les femme seraient trop redoutables en affaires si, à tous leurs autres avantages, elles joignaient celui de la discrétion. Il sonne. — Chompré paraît.) Y a-t-il là quelqu’un ?

Chompré.

Monsieur le Premier du roi qui attend que monseigneur soit visible,

le duc.

Le premier valet de chambre… le confident intime de Sa Majesté ! IL ne pouvait venir plus à propos ; qu’il entre.

chompré, annonçant.

Monsieur le Premier du roi. (Il ressort.)


Scène V.

LE DUC, LEBEL.
Lebel, s’inclinant

Je présente mes respectueux hommages à monsieur le duc.

Le duc, d’un air familier et continuant à se promener.

Bonjour, Lebel, bonjour ! Qu’y a-t-il de nouveau ?

Lebel, avec émotion

Il y a, Monseigneur, que je viens à vous, parce que tous les jours je suis tenté de donner ma démission.

Le duc, étonné.

Toi ! le ministre secret des plaisirs du roi.

lebel, avec une nuance d’orgueil.

Le poste est agréable, j’en conviens, pour le crédit et la considération… mais…

le duc, souriant et achevant sa phrase.

Mais il te donne trop de mal… trop d’occupations.

lebel.

Ce ne serait rien ! depuis le temps, j’y suis fait

Le duc.

Est-ce que Sa Majesté supprimerait le traitement qu’elle te fait sur sa cassette ?

lebel, avec dignité.

Monsieur le duc, je vous prie de croire que je ne tiens pas aux appointemens ; mais je tiens à l’honneur.

le duc, étonné.

Vraiment !

lebel, avec chaleur.

Je tiens à mes prérogatives. J’ai une charge que je remplis, j’ose le dire, à la satisfaction générale… Eh bien ! non content de me l’envier, chacun ici va sur mes brisées, et empiète sur mes attributions. Est-ce juste ?

le duc, souriant.

Non, sans doute.

lebel, continuant à s’échauffer.

Vais-je me mêler de ce que fait M. de Praslin ? vais-je troubler M. de Saint-Florentin dans la vente de ses lettres de cachet ? Vais-je empêcher M. de Jarente de coucher qui il veut sur la feuille des bénéfices ? Eh bien ! tous ces messieurs de la cour sont loin d’avoir la même délicatesse que moi ! Il n’y en a pas un… je dis des plus huppés, qui, lorsque par hasard il a une jolie sœur ou une jolie femme, ne s’empresse, pour me faire du tort, de la faire trouver sur le passage de Sa Majesté.

le duc, détournant la tête avec indignation.

Quelle infamie !

lebel, encouragé et croyant que le duc entre dans son idée.

C’est ce que je dis ; comme si je n’étais pas là pour les présenter !. Après cela, de leur côté, les dames de la cour m’en veulent, parce que maintenant Sa Majesté préfère la bourgeoisie… C’est un tort, j’en conviens : il vaudrait mieux que le roi ne choisît ses maîtresses que dans les rangs de sa fidèle noblesse… mais enfin est-ce ma faute ?

Le duc.

Cela suffit…

lebel, continuant avec chaleur, et sans s’apercevoir que le duc ne l’écoute plus.

Celui qui me donne le plus d’inquiétudes, c’est M. de Richelieu. Dans l’origine, je ne devais travailler qu’avec le roi ; à présent, il faut que je soumette mon travail à monsieur le maréchal, qui peu à peu, j’en suis sûr, finira par s’emparer totalement de ma place, et la fera ériger en grande charge de la couronne… C’est son intention.

lebel, impatienté.

Assez, assez ! ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Savez-vous comment il se fait que demain le roi doit aller déjeuner à Maisons, chez la marquise de Castellane ?

Lebel.

Oui, monseigneur, et cela me paraît juste. Comme la marquise

a soupé hier chez Sa Majesté, et y soupe encore ce soir…
Le duc.

Que me dis-tu là ? Et tu ne me l’avais pas appris ?

Lebel.

C’est justement pour cela, monseigneur, que je venais vous adresser mes réclamations. C’est sans m’en parler, sans que j’en fusse instruit, que, dans une partie de chasse chez le prince de Soubise, la marquise a été présentée.

Le duc.

Le prince de Soubise !

Lebel.

Oui, monseigneur, il est l’amant de madame de Castellane.

Le duc.

Lui qui vit publiquement avec Mlle Guimard ?

Lebel.

Pour la forme, parce qu’il croit de sa dignité d’avoir à ses gages une demoiselle de l’Opéra ; mais la vérité, vous pouvez m’en croire, moi qui m’y connais, c’est qu’il est amoureux fou de la marquise.

Le duc.

Et il la donne au roi ?

lebel, à demi voix.

Raison de plus ; pour s’élever avec elle, régner sous son nom et renverser quelqu’un… que vous connaissez.

Le duc.

J’entends !

Lebel.

Oui, monseigneur ; le prince de Soubise veut prendre votre place… comme il a déjà pris la mienne… Il ne respecte rien.

Le duc.
.

Je crains peu ses efforts ; mais je crains la faiblesse du roi.

Lebel.

Heureusement qu’il vous aime !

le duc, baissant la voix.

Il n’aime personne ! pas même ses maîtresses ! il ne cède, en leur obéissant, qu’à l’empire de l’habitude, qui peut tout sur lui ; il fait aujourd’hui ce qu’il a fait hier, voilà pourquoi ces deux entrevues avec Mme de Castellane commencent à m’inquiéter.

Lebel.

Peut-être y en a-t-il eu d’autres que j’ignore !

le duc, à part.

C’est probable ; l’assurance de la marquise me le fêlait croire ! il y avait du Pompadour dans sa démarche et dans son geste. — (Haut) Lebel, il n’y a pas de temps à perdre ; il faut arrêter cette liaison !

Lebel.

Et par quel moyen, monseigneur ? d’ordinaire, avant d’aimer quelqu’un, le roi me demande mon avis, et je lui dis en honnête homme ce que je pense… ; mais dans cette occasion, il ne m’en parle pas…, ne me consulte pas… ; ce qui prouverait déjà qu’il a fait un mauvais choix (à demi voix) Il y a plus…, vous savez bien dans la chapelle cette tribune réservée aux maîtresses en titre de S. M., et qui n’a pas été occupée depuis la mort de Mme d’Étiolles ?

Le duc.
.

Eh bien !…

Lebel.

Eh bien, sans m’en prévenir, le roi a donné l’ordre de la faire disposer pour après-demain dimanche ! est-elle destinée à la marquise, c’est ce que j’ignore.

le duc, se promenant vivement et avec agitation.

Oui… oui, plus de doutes, ses menaces me le prouvent… — Maîtresse en titre… maîtresse déclarée. — Et c’est après-demain !  ! Il me reste à peine deux jours pour conjurer l’orage. — Deux jours !  ! Cela a suffi souvent pour changer la face d’un empire… mais pour renverser une maîtresse… et une maîtresse nouvelle dont un roi est amoureux ? N’importe. — Il faut le tenter. — À qui m’adresser ?… à mes amis !… (Il s’arrête et réfléchit.) Peut-être déjà sont-ils les siens ? — D’ailleurs ils ne sauraient que ce que je sais. — Ce n’est pas à eux que la marquise irait se confier… — Non, c’est dans son parti même qu’il faut trouver les — moyens de la perdre. — (Haut.) Lebel !

lebel, qui pendant ce temps s’est tenu à l’écart.

Monseigneur !…

Le duc.

Soupçonnes-tu quelles sont les confidentes de Mme de Castellane ? ses amies intimes pour le moment !

Lebel.

IL y avait avec elle, à ce dernier souper, Mme de Marsan…

Le duc.

Parente du prince de Soubise — Rien à faire de ce côté !

Lebel.

Madame de Flavancourt !

Le duc.

Peu ambitieuse… mais tendre à l’excès… On n’en obtiendrait rien qu’en lui faisant la cour… et je n’ai pas le temps.

Lebel.

Et madame la maréchale de Mirepoix.

Le duc.

La maréchale !… C’est juste ! ce devait être. Voilà la preuve la plus certaine de la prochaine élévation de la marquise ! Mme de Mirepoix a été de toute éternité l’amie des amies de notre royal maître. C’est une place de confiance qui semble avoir été créée pour elle, et qu’elle remplit à merveille ! — De l’habitude… de l’audace… de l’esprit et une tête !… où il n’y a pas un préjugé… je dirais presque… pas un principe ! — Du reste, mon ennemie mortelle, C’est par là qu’il faut attaquer… Oui, allons chez elle. (Appelant.) Holà ! quelqu’un ! (Chompré paraît.) Mes chevaux… ma voiture… une voiture sans armes, et que Georges ne mette pas de livrée… Adieu, Lebel, soyez tranquille ; nous réussirons ! mais ne parlez à personne de notre entretien de ce matin… Vous n’avez rien vu, rien entendu !

Lebel.

Monseigneur sait bien que par état je n’ai jamais d’yeux ni d’oreilles !

Lebel.

C’est juste ! — Mon épée, mon chapeau, (Regardant sur le bureau.) Ce travail commencé, qu’il fallait terminer aujourd’hui… ce projet si utile, qui peut-être maintenant n’aura jamais de suite… (Jetant le papier qu’il tenait, et marchant à grands pas.) Est-ce ma faute après tout, si, au lieu de m’occuper de l’État, je suis obligé de m’occuper de moi ! On me déclare la guerre… je me défends Allons… allons, faisons aujourd’hui nos affaires et demain… si je suis encore en place, si on ne m’attaque plus, je songerai à celles de la France !

(Il sort.)
Lebel.

Oui… demain… Par malheur, on est attaqué tous les jours… et demain… n’arrive jamais.

(Il sort.)

Scène VI.

(L’hôtel de Mirepoix. — Le boudoir de la maréchale.)
(La suite à la prochaine livraison.)
E. Scribe