Un martyr de l’intelligence ou Salomon de Caux
I.
impuissance et désespoir.
Quel est donc ce penseur dans sa chambre enfermé ?
De l’ardente insomnie il semble consumé,
Et sous l’abattement sa force est terrassée.
On voit bien qu’il poursuit une haute pensée,
Mais comme un bœuf trop lent trébuchant au sillon…
Et contre lui, de rage, il tourne l’aiguillon.
La sueur du travail sur sa tempe ruisselle ;
Sous son front envahi tout son sang s’amoncelle,
Et ce front, en désordre et sans être essuyé,
Dans le creux de sa main penche et reste appuyé,
Tandis que son regard, brûlant comme sa tête,
Tombe fixe, et, sans but, sur le pavé s’arrête :
— « Oh ! pourquoi donc, Seigneur, à l’homme as-tu donné
« Un désir impuissant, un germe emprisonné
« Qui couve en lui comme un mystère ?
« Pourquoi donc cet élan qui le pousse vers toi,
« Si du rampant séjour tu lui jettes la loi ?
« Pourquoi ce volcan sans cratère ?
« L’esprit de l’homme, hélas ! est un bouillant terrain ;
« Si ton doigt tout-puissant y fait voler le grain,
« Comment se fait-il qu’il avorte ?
« Ne décourage point, ô céleste semeur ;
« Du grain qu’on a reçu fais venir la primeur ;
« Que le fruit ou la fleur en sorte !
« Je sais bien que tu veux, quand le germe est tombé,
« Voir l’être intelligent sur son labeur courbé,
« L’œil attisé sous un front blême,
« Déployant ses ressorts et les mettant en jeu…
« Oui, mais ne doit-il pas alors finir un peu
« Par résoudre son grand problème ?
« Vois donc depuis quel temps je cherche, et sans trouver !
« Car dans ce long travail je n’ai fait qu’énerver
« Un tison brûle en moi ; je souffle… et je l’éteins !…
« Oh ! viens à mon secours dans ces bonds incertains,
« Et fais enfin jaillir la flamme !
« Un moment je crois voir, dans ma faible raison,
« S’entr’ouvrir tout à coup un nouvel horizon ;
« Je sens le germe près d’éclore ;
« L’espoir me rit au cœur… Puis, un autre moment
« Me ramène un obstacle à mon enfantement : …
« Cherche, ce n’est pas l’heure encore !
« Et pourtant, ô mon Dieu, ce germe, ce secret,
« Qu’avec un pas de plus l’esprit féconderait,
« Me semble être une grande chose ;
« Le monde entier par lui pourrait être changé…
« Mais c’est par trop, peut-être ?… ô Dieu, t’ai-je outragé ?…
« Je voudrais poursuivre, et je n’ose !… »
Et, comme épouvanté de son propre pouvoir,
N’osant plus contempler ce qu’il ose entrevoir,
Le travailleur s’incline, et s’humilie, et tremble :…
— « Ô mon Dieu ! reprend-il, j’ai mal fait ; il me semble
« Que c’est aller trop loin que, d’aller sur tes pas ;
« C’est sans doute pourquoi je ne réussis pas.
« Tu ne dois pas vouloir, tu ne dois pas permettre
« Qu’à la place, Seigneur, l’homme vienne se mettre,
« L’homme, grain de poussière, insecte audacieux
« Qui tente, en son orgueil, d’escalader les cieux.
« Qu’a-t-il donc à chercher quand il voit ta puissance ?
« En toi seul tout son bien ne prend-il pas naissance ?
« Et ta main de la sienne a-t-elle tant besoin,
« Lui qui succomberait si tu n’en prenais soin ?…
« À moins que, grandissant l’homme d’une coudée,
« Tu ne fasses de lui l’apôtre d’une idée,
« Le chercheur incessant plein de sa mission,
« Dont l’œuvre exaltera toute une nation :
« Alors l’homme, investi de son mandat sublime,
« Du grand mont social peut atteindre la cime ;
« Il peut parler en maître et se faire obéir ;…
« L’éclair inspirateur en lui vient de jaillir.
« Il peut dire à chacun : — Venez, qu’on examine !
« J’ai sondé, j’ai trouvé ; fouillez l’or de ma mine ;
« Je suis grand parmi vous, car un trésor nouveau
« Vient de se faire jour aux flancs de mon cerveau ! —
« Il peut… Et moi, qui suis sur le point de surprendre
« Un de ces longs secrets qu’on bénirait d’apprendre ;
« Moi, qui vais vous trouver un levier si puissant
« Que, rien que d’y songer, il fait bouillir mon sang ;
« Moi, qui veux maîtriser la matière asservie,
« Lui donner de la force et presque de la vie,
« Pour l’assouplir, esclave, à notre volonté ;
« Moi… non ! je ne puis rien !… je n’ai rien enfanté !
« Non, rien ! — Et j’ai le doigt sur l’objet de mes rêves !
« Ce que j’ai poursuivi dans mes heures trop brèves,
« Je le vois, je le touche… et je n’ai rien encor !…
« Ô vapeur ! ô puissance ! ô trop lointain trésor ! !… »
Et, sentant de nouveau sa pensée abattue,
Salomon s’abandonne au désir qui le tue.
L’esprit survivra-t-il à de si durs travaux ?…
Ô pauvre Salomon ! ô Salomon de Caux !
II.
découverte et actions de grâce.
Par des chocs incessants quand l’âme est ravagée,
Je comprends que l’ardeur tombe découragée ;
Que l’éclat où parfois l’intelligence atteint
Pâtisse comme au soir un flambeau qui s’éteint.
C’est un de ces instants que Salomon supporte.
Le dégoût, la tristesse ont chassé la cohorte
Des plans et des projets, projets futurs encor,
Dans lesquels il voyait luire son rêve d’or.
De son front inspiré la flamme est disparue.
Semblable au brouillard gris dont s’obscurcit la rue,
Le sombre désespoir l’a voilé d’un bandeau,
Et la pensée en lui pèse comme un fardeau.
À travers la douleur l’homme poursuit son rêve…
Mais de Caux, tout à coup, de son siége se lève.
Un bruit inattendu le fait tout tressaillir…
Avec fracas un corps au mur vient de jaillir.
Salomon court, se baisse et ramasse… il s’étonne :
— « Un couvercle qui saute !… Et le volcan qui tonne
« Où donc est-il ?… Mon Dieu ! je suis fou, par moments !
« Pour cuire et préparer mes humbles aliments,
« Dans un vase de fer j’ai versé tout à l’heure
« De l’eau… mais cette eau bout ?… Dieu du ciel, que je meure
« Si je ne tiens enfin ce que j’ai tant cherché !
« Je veux voir. »
Aussitôt le vase est rebouché,
Et Salomon attend qu’une autre expérience
Donne, en se produisant, raison à la science.
Contre un choc meurtrier voulant se protéger,
À l’angle de la pièce il s’est venu ranger.
Il attend plein d’espoir. Il retient son haleine
Pour écouter cette eau dont sa marmite est pleine ;
Il réunit sa force et de corps et d’esprit ;
Il se souvient du livre où vapeur est écrit,
Il compte les instants de cette heure anxieuse.
Cette eau, cette eau qui chauffe, ô chose merveilleuse !
Il suppute, il en suit les moindres sifflements ;
Il colle son oreille à ses bouillonnements.
Il n’est plus à lui-même ; il guette ce cratère…
Voilà son toit qui vole, et qui retombe à terre !
— « Merci ! merci, mon Dieu ! mon secret est trouvé !
« Je tiens le mot. Voilà ce que j’ai tant rêvé !!… »
Ployant sur ses genoux, il tombe sur la pierre,
Et d’un cœur débordant jette à Dieu sa prière.
Avec quelle ferveur Salomon doit prier !
Écoutez ; on dirait qu’on l’entend s’écrier :
— « Seigneur, tout à l’heure encore
« Contre toi j’ai murmuré,
« Et maintenant à mon gré
« Je sens ma pensée éclore…
« Mon Dieu, mon Dieu, je t’adore ;
« Mon esprit s’est éclairé.
« Comme un flambeau qui pénètre
« Sous les voûtes d’un caveau,
« Seigneur, comment reconnaître
« Ce don, trésor si nouveau ?
« Avant de boire à ton onde
« Mon ardeur s’allait briser,
« Et je pleurais, sans oser
« Montrer mes larmes au monde…
« Pour qu’un terrain se féconde
« Qu’il faut longtemps l’arroser !
« Mais enfin l’œuvre est trouvée !
« Je puis redresser mon front.
« Si chercher est un affront,
« Gloire à la chose achevée !…
« Voyons, la tête levée,
« Ce que les hommes diront ! »
Comme on voit l’arbrisseau, penché sous la tempête,
Quand l’orage s’est tu, fier, relever sa tête,
De même, Salomon, d’abord désespéré,
Sent l’ivresse bondir en son cœur ulcéré,
Et, plein du vaste espoir où son âme se noie,
Radieux, se redresse, et grandit dans sa joie.
III.
conséquences et avenir de la découverte.
Mais une joie extrême a beau le posséder,
À son abattement tout lutteur doit céder.
C’est depuis bien des jours, depuis bien des années
Que Salomon s’épuise en veilles obstinées,
Et, fier de son secret, quand son esprit le tient,
Malgré tout son bonheur la fatigue lui vient.
C’est après tant d’efforts que triomphe une idée ! —
Salomon penche donc sa tête fécondée ;
Puis, tout en le berçant dans son beau prisme d’or,
Le sommeil l’enveloppe, et le penseur s’endort…
Qu’un repos bienfaisant tombe et le régénère !
Le ciel lui donne-t-il un sommeil ordinaire ?
Non, certes ! non ; le ciel, qui l’a tant fait souffrir,
Pour le récompenser devant lui va s’ouvrir.
Il va lui dérouler, véritable férie,
Tous les progrès futurs de sa jeune industrie ;
Ses continuateurs vont passer devant lui…
Oh ! quel beau jour, mon Dieu, pour Salomon à lui !
Veillez-le bien ! veillez ! que rien ne le dérange !
Chut !… du splendide azur il voit descendre un ange.
Le messager divin, tout brillant de clartés,
Se balance, et bientôt s’abat à ses côtés,
Et, doux révélateur d’une grande merveille,
Pour parler à de Caux se penche à son oreille :
— « Ne te dérange point ; sois calme à sommeiller.
« Je te parle tout bas, craignant de t’éveiller.
« Sous la forme d’un rêve à toi je me présente
« Pour ne point t’enivrer d’une voix séduisante…
« Fuis l’ivresse du cœur, laborieux mortel !
« Je ne viens point ici te prédire un autel ;
« Je ne viens point t’apprendre, ou mieux, te faire accroire
« Que tu tiens ton bonheur et ta prochaine gloire :
« Au contraire ; je veux, dans le cas où tes jours
« Sous quelque long chagrin s’assombriraient toujours ;
« Je veux, bon Salomon, que ton esprit qui pense
« Dans ce brillant tableau trouve sa récompense.
« Contemple l’avenir que je vais dévoiler,
« Toi, son premier moteur ; écoute-moi parler.
« Après des jours d’angoisse et de peine incessante,
« Tu viens de découvrir une force puissante,
« Un levier surhumain, dont le monde aurait peur
« S’il le voyait déjà… l’incroyable vapeur.
« Comme tu l’as prévu, travailleur solitaire,
« C’est à bouleverser la face de la terre ;
« C’est à faire penser au siècle indifférent
« Que l’homme emprunte à Dieu son pouvoir le plus grand
« Et pourtant ta merveille en est à son enfance !
« Dans mon aveu, de Caux, ne vois rien qui t’offense.
« Ta pensée est sublime, et chacun le saura ;
« Mais c’est un germe… un jour le germe grandira.
« Après toi le génie en fera son partage.
« Pour le développer, comme un riche héritage,
« Des mains, d’habiles mains viendront le recueillir,
« Et ses fruits,… l’univers est là pour les cueillir !
« Oh ! si je ne craignais la trop longue entrevue,
« Je te ferais passer tous les liens en revue :
« — Aussitôt après toi, voici Denis Papin,
« Qui, banni, de la Hesse ira manger le pain,
« Et, sans qu’un bras ami le garde ou l’accompagne,
« De ses trésors trouvés dotera l’Allemagne ;
« Il mourra, lui léguant son travail commencé.
« — Plus tard, le reprenant où Papin l’a laissé,
« Deux pauvres ouvriers sortis de l’Angleterre
« Avanceront d’un pas ce labeur, ce mystère ;
« Hauts esprits, du plus grand parmi tes successeurs
« Newcommon et Cowley seront les précurseurs.
« — Mais voici James Watt ! gloire à cet homme unique !
« Au Christophe Colomb de toute mécanique !
« Sous ses doigs surgiront de merveilleux effets :
« La vapeur s’emprisonne en des tubes parfaits ;
« Les bateaux, jusqu’alors humbles bateaux modèles,
« Grandissent en un jour en attendant leurs ailes.
« Tu le vois, faisant pacte avec Mathew Bolton,
« Sortir l’eau de la mine à l’appel du piston.
« Il découvrira tout dans l’ardeur qui le guide ; …
« Mais c’est le voir assez pour ce coup d’œil rapide.
« — Deux hommes vont venir, aidant le grand moteur,
« Périer, Jouffroy, tous deux Français, hommes de cœur.
« Le premier aux bateaux va donner leurs nageoires ;
« Le second, au milieu d’ironiques déboires,
« Aidé d’un artisan, sur la Saône et le Doubs
« Essaye un pyroscaphe, aux yeux… fermés de tous.
« Devant ce grand progrès la masse est incrédule,
« Et, pour accueil, sur lui jette le ridicule.
« Ne t’épouvante point, mon pauvre Salomon.
« L’homme essuye au début le rire du démon ;
« Mais plus tard les bravos lui font une auréole,
« Et le dédain se change en encens pour l’idole.
« — Nomme ensuite Miller, et Stanhope, et Smington,
« Mais vite, — et fais poser Fulton, Robert Fulton.
« C’est cet Américain de bien humble origine
« Qui doit mener à fin l’étonnante machine ;
« Qui, s’instruisant sans maître en ses heures d’enfant,
« Doit lancer sur l’Hudson le steam-boat triomphant.
« Il monte son bateau pour prouver son génie.
« Vois-le sur le Clermont. La foule rit et nie.
« Comme à Jouffroy jadis on lui jette un dédain…
« Mais le bâtiment bouge et s’éloigne soudain.
« Ah ! vois donc, multitude ignorante et moqueuse,
« Cette marche rapide, ample et majestueuse ;
« Vois donc en un clin-d’œil le trajet parcouru : …
« Oui, c’est l’aigle de l’onde, et le génie est cru !
« Le sarcasme est tombé de leur bouche, qui s’ouvre
« Pour saluer d’un cri l’avenir qu’on découvre.
« On s’étonne, on admire… ô labeur tant rêvé !
« Il manquait un miracle, et Fulton l’a trouvé ! —
« Et, sans s’inquiéter que l’homme vive ou meure,
« Ils disent maintenant comme toi tout à l’heure ; …
« Et cependant Fulton, jeune encore, en mourra ;
« Mais son nom immortel, son grand nom restera. »
L’ange révélateur ici fait une pause :
— « Salomon, reprend-il, vois-tu la grande chose ?
« Vois-tu ton œuvre poindre, enfantant tout ce bien ?…
« Devant son résultat pourtant elle n’est rien.
« L’homme, dans ses moments d’ardeur laborieuse,
« Va prendre la vapeur, force mystérieuse,
« Et d’elle, un jour, fera l’âme de l’univers.
« Tu la verras servir aux buts les plus divers :
« De vingt mille ateliers activant l’industrie,
« Elle fera pleuvoir l’or dans notre patrie ;
« Elle supprimera de pénibles travaux,
« Aux soins plus précieux laissant des bras nouveaux,
« Digne soulagement ! efforts bien méritoires !
« Elle ira désécher d’humides territoires,
« Surprendra le désert, dont la stérilité
« Verra monter les toits d’une grande cité ;
« Les steppes même auront leur couche de culture ;
« Elle étendra la vie à toute la nature.
« Tu l’as vue, ébloui, presque sans matelots,
« Immense oiseau des mers, s’avancer sur les flots,
« Sûre de son chemin, marchant sans mâts ni voiles,
« Et n’interrogeant plus les vents ni les étoiles ;
« Mais son vol sur la terre aussi va s’imprimer.
« Sous des réseaux de fer le sol va s’entamer ;
« Le rail, trait d’union, ceinture qui s’étale,
« S’allongera, liant frontière et capitale,
« Comme un ruban sans fin sans cesse déroulé,
« Vous mènera de France au pays reculé,
« Et se montrera, lui, trouvant sa tâche active,
« Tout fier d’être broyé par la locomotive ;
« Non, non ; plus de distance ! un clin d’œil, un instant !
« La vapeur vous entraîne… on arrive en partant !…
« Ce n’est plus en voisin maintenant qu’on chemine ;
« On ne va plus se voir de village à chaumine…
« Ou plutôt, pour mieux dire, on est voisin toujours ;
« D’un bout du monde à l’autre on passe en quelques jours ! —
« Ah ! je te vois heureux ; tes lèvres déridées
« Accueillent d’un souris tous ces trésors d’idées,
« Ces innombrables biens dont l’homme jouira
« Quand ton moteur sublime au loin l’emportera !
« Chacun voudra goûter, dans sa noble exigence,
« La saveur étrangère en fait d’intelligence ;
« Le peuple le plus riche à l’autre prêtera ;
« Du reflet du premier le second s’empreindra,
« Et, dans ce cher échange et cette douce étude,
« D’un plus vaste horizon l’œil prendra l’habitude.
« En frottant sa pensée on fait surgir l’esprit :
« Une couleur nouvelle ornera chaque écrit ;
« Le langage qui reste en certaines contrées
« Comme une tache au sein des provinces lettrées,
« Ce langage, perdra jour par jour son vieux pli,
« Et le caillou grossier sera marbre poli.
« Tout deviendra meilleur ; tout sera plus fidèle ;
« L’artiste ira partout chercher son vrai modèle ;
« Il ne se pourra pas qu’en courant l’univers
« L’un n’arrache à la brise un nouvel et bon vers,
« L’autre un tableau plus vrai ; dans une telle course
« Le front se baigne d’air, l’œil vole à chaque source :
« Pour décrire une plaine, on foule son plateau ;
« Pour faire une légende, on va voir le château ;
« Pour parler d’un pays à peuplade inconnue,
« D’un saut chez l’indigène on a fait sa venue ;
« Veut-on un site neuf, on se trouve emporté
« Où le pinceau du peintre encor n’a pas été ;
« Si, peignant autrement, pour sa part de génie
« On sent rouler en soi de longs flots d’harmonie,
« On part pour l’oasis ou bien pour les déserts,
« Et l’on prend à ces lieux la couleur de ses airs,
« Si bien que poésie, et musique, et peinture
« Pourront à tout jamais refléter la nature. —
« C’est faire sur les ans resplendir un flambeau ; …
« Oui ; ce rapprochement des peuples est si beau !
« Voilà, bon Salomon, l’idéal de ton rêve.
« Tu ne le verras pas ; c’est moi qui te l’achève ;
« Mais, quand le monde entier recueillera ce fruit,
« Il bénira du cœur toi qui l’auras produit. »
Et, joignant ses deux mains, l’ange aussitôt s’arrête ;
Puis, montant, dans l’azur plonge sa belle tête.
IV.
récompense ! !…
Il laisse Salomon doucement endormi.
Mais le rêveur s’agite et s’éveille à demi.
Qu’a-t-il ? Il sent couler… je renonce à vous dire
Si ces pleurs sont pour lui la joie ou le martyre.
Comme avant son sommeil il se jette à genoux.
Chut ! plaisir ou douleur, respect, et taisons nous !
Laissons-le repasser tout ce qu’il vient d’entendre ;
À ces points fabuleux son esprit peut s’étendre…
Las ! ce bonheur encor sera-t-il assez grand
Pour le récompenser de son mal déchirant ! —
J’en doute ; … ce bonheur, quelque grand qu’il puisse être,
Ne l’empêchera pas de mourir à Bicêtre.
Oui, de Caux, oui, c’est là qu’on va te confiner !
À Bicêtre !… où les jours vont-ils se terminer ! !…
Malheureux inventeur ! Pauvre homme de génie !
Ton siècle est incrédule, et l’affreuse ironie
Prenant ta découverte en sa grande pité,
De ton esprit malade éteindra la moitié ;
Et toi, voyant mourir ton unique espérance,
Tu feras nuit complète, abattu de souffrance,
Et l’on dira : — « Voyez, voyez, cet homme est fou ! »
Et l’on te jettera dans ton ignoble trou !!…
En te voyant traqué, tu bondiras de rage.
Mais bientôt t’affaissant aux barreaux de ta cage,
Tu ne parleras plus en grand homme blessé ;
Tes traits fixes diront ton génie éclipsé ;
Confondant l’étranger et ton compatriote,
Tu riras aux passants d’une lèvre idiote ;
Et si, de loin en loin, il te vient des lueurs
Rappelant le secret trouvé par tes sueurs.
Sur le premier venu, dans ton affreuse joie,
Tu poseras la main comme sur une proie ;
Tantôt d’un œil ardent tu le menaceras,
Tantôt d’un œil éteint tu le contempleras ;
Lui montrant sous tes doigts ton manuscrit sublime,
Tes pensers bondiront de leur base à leur cime,…
Tu voudras lui parler, et tu lui feras peur,
Ô Salomon de Caux qui trouvas la vapeur !
Va ; dans ton cabanon promène ta folie ;
Proclame par moment ton œuvre, qu’on spolie ;
Frappe-toi ; fais couler ton sang noir sur ton front ; …
De tes contemporains laveras-tu l’affront ? —
Pour actions de grâce ils t’ont fait ta démence…
On est toujours honni du siècle qu’on devance !