Un mariage scandaleux/Texte entier

Librairie de Achille Faure (p. T-500).

UN MARIAGE


SCANDALEUX


PAR


ANDRÉ LÉO


DEUXIÈME ÉDITION

PARIS
LIBRAIRIE DE ACHILLE FAURE
23, BOULEVARD SAINT MARTIN, 23


1863

UN MARIAGE SCANDALEUX


I

Sous un ciel gris s’étend une plaine immense. À l’horizon, les objets confus nagent dans un cercle de brume de trois cent trente degrés, brisé seulement vers le sud par un mamelon verdoyant surmonté d’un clocher. Quoique parsemée de massifs et de bois, cette plaine couverte d’une haute chevelure de brandes et de bruyères, de loin semble inhabitée ; mais en la traversant on découvre çà et là, au détour d’un bouquet d’ormeaux, le toit d’une petite métairie avec son champ rougeâtre et son pré, dont le vert joyeux tranche sur le fond sombre de la lande ; le long du chemin, au bruit de vos pas, des juments, presque enfouies dans l’épaisseur de cette végétation sauvage, relèvent la tête et font cliqueter leurs entraves en sautant lourdement, tandis qu’au-dessus des bruyères, en même temps, surgit une cornette blanche, accompagnée d’une quenouille et de deux yeux noirs effarouchés et curieux.

C’est dans une des parties les plus fertiles de la France, en Poitou, que s’étendent ainsi de vastes terrains incultes, pleins d’une beauté poétique toute particulière, mais attristants au point de vue du bien-être des populations.

Une américaine grise et bleue, attelée d’un fin cheval bai, roulait malaisément à travers la plaine. Le chemin était large et gazonné, mais sillonné d’ornières profondes où les roues s’enfonçaient à faire crier l’essieu. En vain le conducteur s’efforçait d’éviter ces ornières, il n’y échappait que pour subir des cahots épouvantables, causés par des touffes de brandes ou par des racines qui bosselaient le chemin.

Ce conducteur était un jeune homme de vingt-huit à trente ans, de belle figure et de mise élégante, à la physionomie empreinte de cette sérénité superbe que possèdent les gens satisfaits d’eux-mêmes et du sort.

Il arrêta un instant pour faire souffler son cheval, qui ruisselait d’impatience plus que de fatigue. Allons, pauvre Gemma ! nous y serons bientôt, dit-il en regardant le mamelon, où de ce point déjà l’on apercevait entre les arbres des maisons et des terrains cultivés.

L’air était doux, quoique vif ; l’herbe, grise de rosée. Une pure lumière sans rayons éclairait le paysage ; on était aux derniers jours de mars.

Assis à côté du maître de Gemma, un homme de cinquante ans, de figure vulgaire et de mine obséquieuse, s’inclinait en souriant, chaque fois que le jeune homme parlait. Il répétait complaisamment : — Oui, pauvre Gemma, nous y serons bientôt ! et il ajouta : — Quel horrible chemin !

— Ce pays a besoin de tout votre zèle, monsieur Berthoud, observa le jeune homme.

— Aussi le lui consacrerai-je, monsieur l’ingénieur, vous pouvez m’en croire. Avec d’autant plus d’ardeur, ajouta-t-il, que ce sera peut-être travailler… non-seulement dans l’intérêt du pays, mais encore dans l’intérêt de M. Fernand Gavel.

— Dans mon intérêt à moi ? Comment cela ?

— Mais c’est que… M. l’ingénieur paraît se plaire assez à visiter Chavagny… Eh ! eh ! eh ! dame, je ne sais pas, moi, mais d’après ce qu’on dit…

— Que dit-on ? demanda Fernand Gavel en fronçant le sourcil.

— On dit que M. l’ingénieur rend hommage à l’une des beautés de ce pays, et…

— Que signifie cette sottise ? Que voulez-vous dire ? s’écria le jeune homme en se tournant vers son compagnon, les yeux étincelants de colère.

— Monsieur ! monsieur ! s’écria Berthoud éperdu, ce n’est pas moi !… On m’avait assuré… Je vous fais, monsieur, un million d’excuses.

— Et moi, monsieur, je vous prie de vous expliquer.

— Volontiers, tout de suite. Quant à moi, je n’y suis pour rien, mais le monde, vous savez, n’a pas le sens commun ; on prétend donc que vous épousez Mlle Bourdon. Certes, c’est un bruit ridicule, et pour ma part…

— Ah ! vraiment ! interrompit M. Gavel, qui, soudainement rasséréné, se prit à sourire. Eh ! mais vous n’y pensez pas, monsieur Berthoud, Mlle Bourdon est une personne trop distinguée pour que tout homme ne doive pas être flatté quand on lui fait l’honneur d’une pareille alliance.

— Mais, oui ! s’écria Berthoud abasourdi ; c’est précisément ce que je pensais, et je suis heureux, monsieur… oui, très-heureux de…

La voiture s’était remise en marche au petit pas. De distance en distance, près du chemin, on voyait de ces jalons à papier blanc qui désignent le tracé d’une route projetée. L’ingénieur les considérait avec attention.

— Vous avez changé le tracé, demanda-t-il ?

— Oui, certainement, monsieur l’ingénieur, depuis que vous avez témoigné le désir que le chemin passât devant la ferme des Èves. Regardez là-bas, derrière nous, du bois des Berjottes à la ferme, n’est-ce pas un bel alignement ? Grâce à la brande, et, plus haut, grâce aux facilités que nous accorde M. Bourdon, nous avons pu tailler en plein drap.

— C’est très-bien, dit M. Gavel, et regardant à sa montre, il poursuivit : Midi et demi ! Nous trouverons le conseil municipal au rendez-vous. Seront-ils d’accord ?

— Je sais, monsieur l’ingénieur, que M. Bourdon a fait l’impossible pour qu’ils entendent raison. Mais il y a toujours le vieux Pernet, dit Boit-sans-soif, qui demande le tracé par la Baguenaudière. Il n’est pas difficile, parbleu, ça longerait toute sa propriété. Mais, quoique ce soit le plus court, s’il n’y a que lui…

Nos voyageurs avaient atteint les limites de la brande, sous le mamelon, et le chemin commençait à s’élever. Il était bordé de chaque côté de fossés pleins d’une eau jaunâtre, avec de hauts talus plantés d’ajoncs, où quelques fleurs d’or, échappées à l’hiver, brillaient encore. Ici, partout, prés, champs et pâturages attestaient la présence et les soins de l’homme. Des ormeaux et des chênes qui puisent une forte séve dans cette terre noirâtre s’élèvent superbes du milieu des haies, divisant la campagne en grands carrés inégaux. À peine les gelées printanières avaient cessé d’étreindre le sol, que déjà la verdure avait tout envahi. Déjà les pâquerettes épanouies blanchissaient les prés, et l’épine blanche, ou prunier sauvage, étalait sa neige sur ses rameaux bruns. Déjà les blés d’hiver couvraient à demi les sillons, tandis que dans les guérets, nus encore, le laboureur, courbé sur la charrue, excitait ses bœufs à voix haute, en les appelant par leurs noms.

À mesure que les deux voyageurs gravissaient la colline, des sons épars pleins d’harmonie arrivaient jusqu’à eux. Bientôt le chant complet s’accusa. Il avait quelque chose de sauvage, mais non d’étrange ; les notes fraîches et perlées ruisselaient dans l’air comme une rosée d’avril, et tout dans le rhythme, dans l’accent, dans la mélodie, avait des analogies si profondes avec le caractère doux, large et simple de la nature champêtre, qu’en l’écoutant un poëte eût demandé sans doute si le génie de ces campagnes avait pris une âme et une voix.

Un vague sourire aux lèvres, l’ingénieur écoutait.

— C’est la petite Lisa Mourillon, dit Berthoud.

— Elle, ou sa sœur, objecta M. Gavel d’un air indifférent.

— Oh ! Marie ne chante pas aussi bien, et n’est pas non plus aussi jolie. Quel admirable brin de fille, hein ! que cette Lisa ! L’automne dernier, vous rappelez-vous, monsieur l’ingénieur, comme on était bien là-bas sous les grands chênes, quand elle apportait la collation ? Ma foi, vous mangiez avec autant d’appétit que nous le pain noir, les fruits et le fromage frais. Et cette belle haie creuse que vous appeliez votre cabinet, où la petite Lisa vous avait fait un fauteuil de mousse ! Vous n’en sortiez guère que pour venir de temps en temps diriger nos travaux. Avez-vous gardé ce joli portrait que vous fîtes de la bergère et de ses moutons ?

— Je ne crois pas, monsieur, répondit un peu sèchement l’ingénieur.

On entendait maintenant les paroles de la chanson.

        N’est rien de si charmant
        Que la bergère aux champs :
        Quand elle y voit la pluie,
        Désire le beau temps.
        La voilà, la bergère,
     Comme elle passe son temps.

        Gai, mon valet[1],
        Oh ! oh ! oh ! oh !
      Mes p’tits gorets, lo lo !
        Dérélo lonlaire,
   Lonlaire laire dérélo,
        Dérélo lonlaire,
   Lonlaire laire dérélo.

      Son berger va la voir
      Le matin et le soir.
      Oh ! levez-vous, bergère,
      Bergère, levez-vous.
   Les moutons sont dans la plaine,
      Le soleil est partout,
      
        Gai, mon valet, etc.
        
      La bergère entendit
      La voix de son ami.
      Vite elle saute en place ;
      Ell’ prend son beau jupon,
      S’en va-t ouvrir la porte
      À son berger mignon.

        Gai, mon valet, etc.

      Berger, mon beau berger,
      Où irons-nous déjeuner ?
      Là-haut, sur la colline,
      Là-haut il fait si beau ;
    Nous entendrons l’alouette,
      Le rossignol nouveau.
      
        Gai, mon valet, etc.

Au bruit des roues sur les pierres du chemin, une chienne grise, pelée, aux mamelles pendantes, accourut du pâturage et s’arrêta sur le talus du fossé, les jambes tendues, la gueule en avant et poussant des aboiements furieux. Deux mâtins de quelques mois, l’un roux et l’autre gris, ronds comme des boules qui eussent eu des pattes, arrivèrent après et se mirent à aboyer de même sur un ton plus aigu. La chanson avait cessé. — Tant-Belle ! ici ! Oh ! ici ! Montagnard ! Grisou ! et bientôt, à son tour, apparut sur le talus, toute rougissante et souriante, une fille d’une beauté si remarquable qu’un artiste l’eût admirée ; d’un éclat si pur et d’une grâce si naïve, que le regard, charmé d’abord, en devenait attendri. À son aspect une flamme brilla dans les yeux de Gavel, tandis qu’un sourire de faune animait les traits de Berthoud.

Cette fille n’était qu’une paysanne. Elle pouvait avoir seize ans. Sa taille mignonne gardait encore quelque-chose des attitudes de l’enfance, tout en accusant les formes de la puberté. Vêtue comme les femmes de cette partie du Poitou, sa jupe de bure bleue, très-courte, découvrait une jambe chaussée de laine bleue, dont le pied se cachait dans un petit sabot. Un fichu à bouquets bleus et roses se croisait sur sa poitrine en plis symétriques jusqu’au-dessous de la gorge, où le coupait subitement un grand tablier de coton, aussi long que la jupe et presque aussi large. La coiffure est bizarre : c’est un moule évasé de huit à dix pouces de haut qui se termine en deux pointes mousses, couvert de mousseline et garni tout autour du visage d’un double rang de dentelle à gros plis. Rien cependant n’adoucit mieux que cette nuageuse auréole un visage hâlé par le soleil. Mais le visage de Lisa n’avait besoin d’aucune parure : pur ovale aux chairs pleines et fermes couronné d’abondants cheveux, front large, yeux bleus aux noires prunelles admirablement fendus, bouche aux lèvres vives et bien découpées, s’ouvrant sur de belles petites dents que l’eau des fontaines et le pain bis n’avaient point altérées. Sa peau, que la jeunesse et le soleil ensemble faisaient toute rose aux bras et au visage, offrait des teintes de neige sous l’ombre de son fichu. Quant à la pose et à la physionomie de cette jolie créature, elles étaient d’une naïveté intraduisible. Elle semblait aussi peu recueillie dans son individualité qu’une fleur ébahie sous un ciel de printemps, et toutes ses facultés nouvellement écloses s’absorbaient dans la contemplation. Peut-être en était-il ainsi à ce moment surtout. Immobile avec sa cape grise sur les épaules, sa quenouille au côté, ses chiens à ses pieds, elle tenait les yeux fixement attachés sur le bel ingénieur, tandis que Grisou jouait par terre avec le fuseau déroulé.

Un léger mouvement des rênes avait arrêté le docile Gemma.

— Bonjour, Lisa, dit Gavel.

— Bonjour, Lisa, répéta Berthoud.

— Bonjour, monsieur Fernand, dit-elle d’une voix douce et vibrante.

Et, bien que la voiture s’éloignât, elle demeura fixée à cette place, regardant toujours.

— Ces paysans sont d’une familiarité… observa Berthoud.

— Pourquoi ? demanda Gavel. Ah ! parce qu’elle m’a nommé par mon nom de baptême. C’est l’usage à la campagne. Et puis cette petite me connaît depuis longtemps. Ne savez-vous pas que l’automne dernier, en horreur de l’auberge de Chavagny, j’avais accoutumé de faire halte à la ferme des Èves ? Puis je l’ai retrouvée cet hiver chez M. Bourdon, où elle remplaçait une femme de chambre malade.

— Oh ! dit Berthoud, maintenant M. l’ingénieur n’a plus à s’inquiéter d’une auberge, et je pense bien que ce n’est pas pour le chemin de grande communication que M. l’ingénieur a fait de longues et fréquentes visites à Chavagny cet hiver.

M. Gavel sourit sans répondre, tandis que Berthoud riait à gorge déployée de sa plaisanterie. Un moment après il reprit : — Mais cette Lisa devait faire une petite femme de chambre délicieuse, en vérité ? Pas trop gauche, hein ?

— Non, pas trop, il me semble, répondit Gavel. Au reste, j’y ai prêté peu d’attention. Je vous parlais de cette circonstance, monsieur Berthoud, pour vous faire comprendre qu’ayant pris l’habitude de me voir, elle m’appelle M. Fernand, de même qu’elle dit des enfants de M. Bourdon, M. Émile ou Mlle Aurélie.

— Sans doute, monsieur ! mais sans doute ! dit Berthoud. (Il sourit niaisement.) — Oh ! je me serais bien gardé d’y entendre malice, au moins !

— Allons donc ! fit l’ingénieur en haussant les épaules.

Il toucha du bout de sa cravache Gemma qui bondit, et la voiture gravit rapidement le chemin. Quelques minutes après, Berthoud s’écriait :

— Ah ! nous arriverons les derniers. Je crois apercevoir tous ces messieurs là-bas sous les arbres.

La ferme des Èves, qu’on appelait aussi la ferme à M. Bourdon, était située sur un plateau secondaire au-dessous du village. Nos voyageurs apercevaient ses toits en tuiles rouges à travers les grands châtaigniers de sa chaume au fin gazon. — Les chaumes sont de grands espaces ombragés qui se trouvent au-devant des fermes et qui servent de pâturages aux brebis les jours de pluie. — À gauche de cette chaume, le terrain, se creusant en une coupe immense, contient une mare bordée de roseaux, nommée la Grande Ève. À droite, sont des prairies entourées d’ormeaux.

Il y avait en effet sur la chaume un groupe d’hommes qui parlaient avec animation, et qui, se retournant au bruit de la voiture, s’écrièrent : — Les voici ! Voici M. l’ingénieur et M. l’agent-voyer.

L’un de ces hommes alors accourut vers la voiture, monta sur le marche-pied, et secoua la main de l’ingénieur, en disant familièrement : — Bonjour, mon cher Gavel.

— Bonjour, monsieur, comment se portent Mme et Mlle Bourdon ?

— Fort bien !… on vous attend, répondit M. Bourdon avec un sourire d’intelligence.

— Et M. Grimaud a bien voulu nous-apporter ses conseils ? dit Gavel en saluant un petit vieillard grimaçant et ridé, vêtu d’un habit vert, d’un gilet jaune et d’une perruque rousse, et que M. Bourdon appelait mon oncle.

Les autres s’approchaient d’un pas lent et grave. C’étaient des paysans. Arrivés près de l’ingénieur, ils soulevèrent tous en même temps leurs chapeaux de feutre noir à larges bords et à calotte ronde.

— Eh bien ! messieurs, dit Gavel en distribuant à chacun une poignée de main dont chacun parut flatté, nous allons donc étudier à fond et définitivement ce fameux tracé ! Vous plaît-il que nous allions tout de suite sur les lieux ?

— Non pas, mon cher Gavel, non pas ! nous dînerons auparavant, s’écria M. Bourdon, qui tenait peut-être à mettre les opinions municipales sous l’influence d’un bon repas. La mère Mourillon est dans tout le feu de la cuisine et il faut manger le rôti cuit à point.

On se dirigea donc vers la ferme.

C’était une maison sans étage, sombre et petite, à côté d’une vaste grange et de belles écuries. Dans la cour, à l’angle le plus apparent, un énorme tas de fumier, où grattaient des poules, s’égouttait jusque dans le chemin en flaques d’un noir bleuâtre, nauséabondes. Au moment où M. Bourdon et ses hôtes pénétraient dans cette cour, un troupeau de dindons salua leur entrée de cris rauques et répétés, qui interrompirent forcément toute conversation, en même temps que de blanches oies, toujours malveillantes pour l’étranger, venaient, les ailes déployées et le cou tendu, siffler à leurs talons. Un petit garçon, qui sortait d’une étable, rentra bien vite en les apercevant ; au seuil de la maison, deux petites filles les regardaient venir d’un air hébété.

— Le dîner est-il prêt, Suzon ? demanda M. Bourdon à l’aînée, âgée de sept à huit ans.

Elle ne répondit point, et tout à coup se mit à rire en se cachant le visage dans son tablier.

L’autre, plus petite, avait envie de pleurer. On l’eût dite fascinée par l’aspect des étrangers, car ses yeux effarés, obstinément attachés sur eux, s’emplissaient de larmes.

La mère accourut, un marmot dans ses bras.

— Entrez donc, messieurs, v’là le dîner prêt. Faut excuser les petites : elles vous connaissent ben, monsieur Bourdon, mais elles n’ont jamais vu tant de monde d’un coup.

Passant devant eux, elle les introduisit dans la chambre, où, débarrassant l’une après l’autre chacune des quatre chaises qu’elle possédait, elle les jeta d’un bras vigoureux aux jambes des messieurs. Quant aux paysans, ils se placèrent sur les bancs qui, de chaque côté, flanquaient la table. Le marmot, cramponné des deux mains au fichu de sa mère, grondait sourdement.

Cette chambre, éclairée par une fenêtre de trois pieds carrés, divisée en petits carreaux, recevait aussi du jour par la porte constamment ouverte. Le plancher de terre battue, creux par endroits, à d’autres était percé de pierres. Côte à côte on voyait deux lits à colonnes, garnis de serge verte bordée de jaune ; un vieux bahut, la longue table de chêne bruni avec ses bancs parallèles, un beau buffet luisant de cerisier ciré, surmonté d’une étagère où des assiettes inclinées étalaient orgueilleusement leurs feuillages bleus, jaunes et rouges autour d’un coq superbe peint dans le milieu : tout cela composait un ameublement qui pouvait rivaliser de luxe avec les bonnes maisons du pays, excepté celle de M. le maire. Il ne faudrait pas oublier une demi-douzaine d’images enluminées, collées aux murailles, et qui représentaient des batailles de l’empire et l’histoire de Geneviève de Brabant. C’est tout ce qu’il y avait de tradition humaine dans cette obscure demeure.

Devant un feu splendide rôtissait un énorme dindon, et des tourtières et des réchauds encombraient le foyer.

— Où sont Marie et Madelon ? cria la ménagère d’une voix retentissante comme un instrument de cuivre fêlé… Ah ! Madelon est au four ; mais qu’est-ce qu’elle peut faire, Marie, pour n’être pas là ?

— Elle est à faire sa toilette, dit Suzon qui avait retrouvé sa langue.

— Va lui dire qu’elle se dépêche. On a ben besoin de sa toilette, vraiment !

Et la Mourillon, posant son marmot dans un coin, déployait la nappe quand Marie, l’aînée de ses filles, entra. Beaucoup moins belle que Lisa, elle était cependant agréable et gentille. Dépouillant aussitôt l’étagère de ses assiettes fleuries, elle mit le couvert en un tour de main, tout en répondant aux agaceries de M. Bourdon, qui semblait s’occuper volontiers des belles filles.

— Où donc est Mourillon ? demanda-t-il.

— À panser les bœufs, sauf vot’ respect, not’ Mossieur. Nos hommes ont labouré depuis l’éclaircie (le point du jour). Faut pas s’émouvoir d’eux. Et v’Là le dindon.

En même temps, la Mourillon posait sur la table le rôti fumant, flanqué d’un canard en sauce et de deux poulets. Les paysans, qui s’étaient assis le dos tourné à la table, passèrent leurs jambes de l’autre côté du banc, et chacun tira lentement un couteau de sa poche, en regardant de côté les volailles odorantes. M. Bourdon se mit à découper ; la Mourillon poussa les enfants dehors et sortit elle-même. On entendit alors dans la cour sa voix glapissante gourmander les enfants, les poules et la servante Madelon.

— Père Pernet, goûtez-moi ça ! dit l’amphitryon en versant à Boit-sans-soif un verre de vieux vin de Bordeaux.

Boit-sans-soif regarda, d’un air de connaisseur, à travers son verre, fit une grimace d’approbation, et toucha légèrement le bord de son chapeau, en disant :

— À vot’ santé, monsieur et la compagnie ! puis il goûta lentement ; et, posant le coude sur la table, après avoir d’un air grave regardé tous les convives, il demanda d’un air finaud :

— Ça vient comme ça dans vot’ métairie des Èves, monsieur Bourdon ?

— Précisément, mon vieux ; et toutes les fois que vous viendrez me voir, nous en boirons.

— Si c’est comme ça donc, reprit Pernet du même air, vous n’y pensez pas, mossieur Bourdon, de vouloir faire passer un chemin tout au travers de vot’ vigne ?

— Eh ! eh ! eh ! firent les paysans en riant.

— Taisez-vous, farceur ! Et si je veux faire ce sacrifice à l’avantage de la commune !

— C’est beau de vot’ part, mossieur Bourdon. Tant seulement faut-il savoir si de vrai la commune en tirera profit.

— C’est incontestable ; mais on persiste à croire que je suis intéressé dans la question ! Voyons, monsieur le maire, expliquez donc les choses à cet entêté.

— Du temps de mon grand-père, dit avec importance celui des paysans dont la dignité venait d’être ainsi révélée, on disait comme ça que le plus court chemin était le meilleur. À moins que ça n’ait changé au jour d’aujourd’hui…

— Sacrédié ! ça n’est pas le plus court !

— Non, pas pour chez vous, père Pernet ; mais de Chavagny à Poitiers, passant par le chef-lieu du canton, c’est le chemin des oiseaux, quoi !

— C’est le chemin de vos brandes ! cria Pernet.

— Dame ! tous les chemins ne sauraient passer par chez vous.

— Tous les chemins ! reprit Pernet. Quel chemin donc m’a-t-on fait, à moi ? Et pourtant, da ! suis-je pas conseiller municipal comme M. Bourdon ?

— Pernet, mon cher Pernet ! s’écria M. Bourdon d’un ton pénétré, vous sied-il à vous, homme honorable, de répéter les sottises des braillards de Chavagny ? Mais je ne tiens à ce tracé, moi, que parce qu’il est tout à l’avantage de la commune, car il me cause au contraire un tort réel. Ne voyez-vous donc pas qu’il rogne et morcelle mes plus beaux champs, le pâtural aux Biches, le pré des Alizes, les Èbles, les meilleures terres du pays ?

— Pour ça, f… ! c’est dommage, tout sûr, s’écria un des paysans en frappant du poing sur la table. Tous vos chemins, ça n’est bon qu’à ruiner la terre, et si je vote pour celui-ci, moi, d’abord, c’est qu’il se paraît bien qu’on le ferait tout de même. Nous n’avons pas le préfet dans not’ manche, nous autres, avec le conseil général. Après encore, si je vote pour ce chemin-là, c’est qu’il ne passe pas sur ma terre. Car, voyez-vous, si l’on voulait m’en rogner tant seulement un lopin, quand même ça ne serait que mes brandes, allez ! allez ! ferait beau voir… J’actionnerais plutôt le préfet, quoi ! Oui, messieurs, ça n’est ma foi guère avisé pour des savants de faire pousser comme ça la pierre en place de blé.

— Vous préférez éreinter vos bœufs et vos charrettes dans de mauvais chemins, dit l’ingénieur.

— Faut-il pas les éreinter pour vos prestations ! On avait aboli la corvée, et v’la qu’on la remet à présent !

— Mais vous êtes fou, s’écria Berthoud, la prestation n’est pas la corvée. La preuve, c’est que ça ne s’appelle pas du même nom.

— Vous n’avez pas le sens commun, père Voison, dit en grimaçant M. Grimaud.

— Possible, monsieur, possible ! répondit le paysan en portant la main au bord de son chapeau. Mais, quoique ça, faudra voir…

Deux ou trois conseillers municipaux qui ne disaient rien échangeaient des regards d’intelligence en branlant la tête de haut en bas, et l’un d’eux, se penchant à l’oreille des autres, murmura : Voison n’a pas si grand tort, allez !…

Sur le feu flambant de la cheminée pendait maintenant, accrochée à la crémaillère, une chaudière énorme, où bouillait un affreux mélange d’herbes, de pommes de terre et de fruits gâtés. C’était le dîner des pourceaux de la ferme qu’avait retardé le dîner du conseil municipal. La Mourillon venait de rentrer. Assise auprès du feu, son enfant sur les genoux, elle surveillait cette préparation nouvelle, quand une douce voix lui fit tourner la tête.

— Bonjour, messieurs, disait-on.

C’était Lisa.

— Que viens-tu faire ici, toi ? demanda la Mourillon, qui se dressa comme un ressort en couvrant sa fille d’un regard étincelant.

— C’est que, balbutia l’enfant interdite, j’ai cru comme ça qu’on aurait besoin de moi pour servir à table, et comme ça devenait tout noir par là-bas, j’ai ramené mes ouailles sur la chaume.

— Vilaine menteuse ! s’écria la mère, n’y a pas un nuage au ciel. Retourne aux champs tout d’ suite, et dare dare ! On n’a pas besoin de toi par ici.

M. Gavel se pencha vers la fenêtre :

— Mais, dit-il, ne semble-t-il pas en effet que le temps menace ? Nous pourrions avoir de la pluie.

— Pas le moins du monde, répondit à demi voix et en souriant M. Bourdon. Cependant il se tourna vers la Mourillon : Ne grondez donc pas comme ça cette petite, voyez-vous, c’est notre chambrière de l’hiver passé. Elle a voulu nous témoigner son zèle et son adresse une fois de plus. Allons, petite femme de chambre des moutons, viens me donner une assiette.

— Je vas vous en donner une, moi, monsieur, fit la Mourillon en arrachant l’assiette des mains de sa fille. Revenir des champs comme ça, en plein jour ! Faut que cette petite ait le diable au corps !

— Madame Mourillon, voulez-vous aussi me donner une assiette, dit l’ingénieur ? Et comme elle se penchait vers lui : Vous avez tort de tant gronder Lisa. On a besoin d’elle, en effet, car tout à l’heure, Marie étant absente, M. Bourdon a dû se lever…

La Mourillon jeta sur M. Gavel un regard dur et perçant et ne lui répondit pas. Cette femme, qui avait quarante ans à peine, était déjà vieille. Une peau jaunie se collait sur ses os, au point qu’endormie elle devait ressembler à un cadavre. Mais au fond de l’orbite desséché, son œil noir brillait d’une ardeur fébrile, et toute sa vie semblait concentrée dans ses yeux. Pendant vingt années d’un travail opiniâtre, sept enfants robustes avaient tari sa séve, et le dernier pendait encore à sa mamelle épuisée. Elle reporta ses regards courroucés sur Lisa, que M. Bourdon avait attirée près de lui, et, bien que par déférence pour le maître elle hésitât un peu, de nouveau elle élevait la voix pour la renvoyer, quand Mourillon entra, suivi de trois grands garçons, dont l’un était son fils aîné, les deux autres ses domestiques. La Mourillon se tut aussitôt et alla s’asseoir en silence près de la cheminée, et Lisa, regardant craintivement son père, s’empressa de paraître occupée, quoiqu’en réalité son occupation se bornât à regarder et à servir le jeune ingénieur.

— Bonjour not’ maît’ et la compagnie.

Ainsi salua Mourillon en ôtant son bonnet de coton blanc, qu’il remit aussitôt sur sa tête, de même que tous les autres paysans avaient conservé leurs chapeaux, tant ces têtes carrées se ferment soigneusement aux impressions extérieures. Puis Mourillon avec ses trois acolytes s’assit au bout de la table, et, après qu’il eût coupé au pain noir une large tranche, tandis que M. Bourdon leur passait les restes du festin :

— Vous allez donc nous faire un beau chemin, Messieurs ? dit-il.

C’était rentrer en matière à la satisfaction de Pernet, qui s’écria :

— Ben sûr qu’on vous le fera, puisque c’est pour vous qu’il se fait ! Serez-vous content, hein ! père Mourillon, d’en faire là des corvées ?…

— Oui, ben, répondit le fermier, pour après mener rondement au marché nos blés et nos foins.

— Ça fait vot’ compte, à vous, d’éreinter vos bœufs d’abord pour les ménager après, dit Voison. Joli calcul, ma foi !

— Parions que le père Voison a trouvé moyen de récolter sans faire la semaille, interrompit à demi-voix un des domestiques, beau garçon à la mine intelligente. Il adressait cette phrase à cadet Mourillon en se penchant vers lui ; mais il fut entendu de M. Bourdon.

— Très-bien ! mon garçon, s’écria celui-ci. Voison, ce jeune gars entend les choses mille fois mieux que vous. Ne rougis pas pour cela, mon brave. Il me semble que je connais ta figure ; comment t’appelles-tu ?

— C’est Pierre Michel, monsieur, le fils de la mère Françoise, dit Mourillon. Je l’ai engagé pour les semailles du printemps, parce qu’à nous trois, Cadet, Jean et moi, qui pourtant ne chômons point, nous avions encore trop d’ouvrage.

— Ah ! je le reconnais fort bien à présent, reprit M. Bourdon. Mais tu as quitté le pays quelque temps, Michel, si je ne me trompe ?

— Oui, monsieur, j’ai resté près de trois ans en place à Château-Bernier.

— Chez le sorcier, dit Voison en riant.

— Tu en es donc sorti avant la Saint-Jean, demanda M. Bourdon.

— Je m’ennuyais du pays, répondit Michel d’un ton bref.

— C’est pas pour ça, reprit encore Voison, et tout le monde se mit à rire ; c’est parce que la fille au sorcier…

— Dites donc, père Voison, interrompit Michel d’une voix calme quoique haute — mais on voyait son front rougir de colère — m’est avis que vous causez trop et que vous allez encore donner c’te peine à M. Bourdon de vous remontrer que vous dites des bêtises.

— Eh bien ! eh bien ! de quoi s’agit-il ? demanda M. Bourdon.

— Faut pas l’asticoter, voyez-vous, messieurs, dit Mourillon, il prend tout d’ suite la mouche. Mais tout d’ même, quoique vif, c’est un bon gars, not’ maît. Voyons, Michel, un peu de patience.

— Voici deux heures et demie, vous plaît-il que nous allions examiner le tracé ? dit en se levant l’ingénieur, peu curieux des secrets de Michel, et qui depuis le commencement du dîner restait silencieux et indifférent, comme un homme ennuyé de la compagnie dans laquelle il se trouve.

— Encore un verre, dit l’amphitryon en débouchant une bouteille de Sillery.

Le vin pétillant, versé à la ronde, réunit toutes les opinions en une approbation unanime ; et comme toute pente, soit bonne, soit mauvaise, entraîne facilement les hommes, cette satisfaction commune produisit des sourires bienveillants et de joyeux propos ; on rit de l’esprit que chacun s’ingéniait d’avoir ; on se fit des compliments ; des poignées de main s’échangèrent, et quand après une seconde rasade on sortit de la ferme, les cœurs ouverts aux émotions les plus douces ne demandaient qu’à s’épancher par de mutuelles concessions.


II


Le soir même vers quatre heures, sous un beau rayon de soleil, la voiture de l’ingénieur où il se trouvait avec M. Bourdon montait le chemin raboteux qui va de la ferme des Èves à Chavagny. Les deux hommes causaient en riant. Sans doute M. Bourdon avait triomphé des répugnances municipales, et peut-être s’égayaient-ils en ce moment au souvenir de quelque épisode de la discussion.

Le long du chemin, tantôt à gauche et tantôt à droite, se voyaient de petites maisons entre pré, jardin et champ, riants enclos ceints de haies vives, où bourgeonnaient en hâte cerisiers, poiriers et noisetiers, tandis qu’auprès d’eux, malgré les caresses de l’air et du soleil, les grands noyers et les grands ormes restaient immobiles et sombres. Dans les jardins, le paysan, courbé, creusait de sa bêche le sol fumant.

— Je ne me trompe pas, dit Gavel en étendant le bras à droite ; voyez là-bas au milieu des prés : ne sont-ce pas Mme et Mlle Bourdon, avec une troisième personne ?

— Oui, vraiment, répondit M. Bourdon après examen, ce sont elles. La beauté de la soirée les aura engagées à sortir, et j’en suis bien aise, car elles vivent à la campagne un peu trop comme à la ville, craignant toujours le froid ou le chaud, le grand air ou le soleil. Il faudra vous joindre à moi, Gavel, pour activer ces paresseuses. Eh ! mais nous pouvons les rejoindre, elles viennent de ce côté.

— Quelle est donc cette jeune personne qui vient de les quitter et qui semble, elle, si peu frileuse, car elle est sans châle et sans chapeau !

— Oh ! celle-là, c’est une vraie campagnarde, une bonne et jolie fille, Lucie Bertin, ma nièce à la mode de Bretagne. On vous a parlé de cette famille.

— Oui, et j’ai fait connaissance avec M. Gustave Bertin chez M. Émile, à Poitiers. Mais, comme elle court, votre nièce ! ne semble-t-elle pas une biche à travers prés ? Bon ! la voilà qui passe au travers d’une haie, et qui saute un fossé, ma foi !

— Elle retourne chez elle, à cette maison que vous voyez là-bas en dehors du village. Sans doute elle vient de reconduire ma femme et ma fille qui sortent de chez elle, et qui n’auront pas voulu revenir par Chavagny. Avançons un peu jusqu’à la barrière du pré ; c’est là que madame Bourdon et Aurélie viendront certainement aboutir, car, plutôt que de sauter un fossé comme Lucie, elles feraient bien une demi-lieue.

Ils avancèrent au petit pas, et quelques minutes après, effectivement, débouchèrent en face d’eux, par la barrière d’un enclos, deux femmes enveloppées jusqu’aux yeux, malgré la douceur de l’air, de châles et de chapeaux, et les pieds protégés par d’élégants sabots contre l’humidité du sol. Grâce à la fraîcheur de son teint, à l’éclat de ses yeux noirs, à la souplesse de ses mouvements, Mme Bourdon semblait jeune encore, malgré l’énorme embonpoint qui la faisait aussi large que haute, car elle était de petite taille. Sa fille, mince et de taille moyenne, avait, au contraire, malgré sa jeunesse, une roideur naturelle et une réserve étudiée. Elle rougit en apercevant M. Gavel, qu’elle salua cérémonieusement. Celui-ci mit pied à terre et salua ces dames avec une respectueuse familiarité. Il y eut quelque chose de maternel dans l’accueil de Mme Bourdon. Aurélie laissa tomber quelques paroles du bout des lèvres, en baissant les yeux.

— Vous allez monter avec nous, dit M. Bourdon.

— Y penses-tu, répondit sa femme, traverser ainsi Chavagny ! nous allons prendre à gauche par les prés.

— Non ! non ! vous en auriez pour une demi-heure, tandis que nous serons tous ensemble à la maison dans dix minutes. Faut-il se préoccuper d’étiquette à Chavagny ?

— Si tu veux !… dit Mme Bourdon.

— Oh ! maman ! fit Aurélie.

— Il n’y a pas en vérité de quoi vous compromettre, dit M. Gavel en riant ; mais si cela était, ne me feriez-vous pas la grâce de vous compromettre un peu pour moi ?

— Non, certainement ! répondit-elle en se drapant chastement dans son châle.

— Allons, dit M. Bourdon, qui tendit la main à sa femme.

Celle-ci monta, et sa fille la suivit ; mais en s’enveloppant, pour ainsi dire, du voile de toutes ses réserves, et ce fut d’un air sérieux, même un peu gourmé, qu’elle s’appuya sur la main de M. Gavel, tendre et souriant.

Chavagny est un bourg de cent feux environ, situé sur une colline autour de laquelle se plie et se replie la rivière du Clain, verte et profonde. Cette colline qu’enveloppe un air vif, pur et transparent, est couverte d’une végétation vigoureuse, et, quoique le village soit bâti tout au sommet, de loin, pendant l’été, le coq seul du clocher apparaît au-dessus des arbres.

Du haut de ce clocher on découvre un horizon immense. À l’est et au midi, c’est un vaste paysage plein de couleur et de vie : fermes, villages, bois, terrains cultivés, de plus en plus confus et vaporeux, jusqu’à des sortes de nuages immobiles et bleuâtres qui sont les montagnes du Limousin. Du côté du nord, c’est la lande immense et morne, entrecoupée çà et là d’une maison blanche et d’un bouquet d’ormeaux, et qui se fond au loin en teintes grises. Dans cette brume, aux confins de l’horizon, la vue perçante des habitants de Chavagny distingue nettement, assure-t-on, les contours vagues et les flèches des édifices de Poitiers.

Un rez-de-chaussée composé de deux ou trois chambres au plancher de terre battue, éclairées chacune d’une lucarne vitrée dont la hauteur varie d’un à deux pieds ; derrière, un jardinet planté de choux, un fumier à l’entrée, tel est le plan général sur lequel sont établies presque toutes les maisons de Chavagny.

Mais on en compte bien une dizaine appartenant aux riches du pays, qui possèdent un étage avec des fenêtres de cinq pieds, tandis que le sol est garni de dalles ou de larges planches de chêne. On voit des rideaux de coton rouge aux fenêtres de M. le maire, sur la grand’place, et la maison à côté, qui est celle de Mlle Boc, a des contrevents verts et des rideaux blancs. L’auberge est en face, avec son bouchon de houx, et l’on aperçoit derrière l’auberge le clocher de l’église, au-dessous de laquelle est le presbytère. Mais, quant à la mairie, on n’en saurait parler, car plus d’un étranger, en passant à côté, l’a prise pour une étable.

C’est au bout d’une avenue de marronniers, à peu de distance du village, que se trouve la maison des Bourdon, appelée le Logis, belle et spacieuse demeure, bâtie en 1770 par l’aïeul des Bourdon, celui dont on parle, qui fut membre de la Constituante et qui périt sur l’échafaud en 93. Il avait cinq enfants : de ses trois fils, un seul échappa aux guerres de l’Empire et devint juge à Poitiers ; quant à ses deux filles, Mmes Grimaud et Bertin, la première était morte sans enfants, l’autre s’était mariée avec un notaire des environs, qui, après avoir dissipé sa fortune en spéculations maladroites, avait vendu son étude et était venu se fixer à Chavagny, dans une petite propriété attenante au village, dot de Mme Bertin, et qui maintenant composait leur seul avoir. Fortuné Bertin, leur fils unique, s’y éleva joyeusement au milieu des petits paysans de Chavagny. Il n’eut d’autres leçons que celles du maître d’école ; mais ses parents y joignirent l’histoire détaillée des faits et gestes de son grand-père et s’attachèrent à lui imprimer l’idée de la dignité de son rang. Son éducation littéraire ne fut pas complétement négligée ; il lut Ducray-Duminil, Delille et Pigault-Lebrun. À vingt ans, par la mort de ses parents, Fortuné Bertin se trouva possesseur d’une vieille maison, d’un petit jardin et de six arpents de terre. Il n’avait jamais manié la bêche ni la charrue ; un Bertin ne le pouvait. Il se fût donc royalement ennuyé si au goût de la poche, son amusement favori, ne s’était joint un goût plus vif pour la fille du médecin du village. Ce médecin était un chirurgien retraité, pourvu d’une petite pension viagère, et qui se consolait des malheurs de l’Empire en buvant sec et en jouant à l’écarté. Sa fille, toujours seule, se désennuyait en lisant des romans, car elle avait perdu sa mère de bonne heure, et elle savait à peine raccommoder ses bas. Ils se marièrent et eurent trois enfants : Clarisse, Gustave et Lucie. À l’époque où nous nous trouvons, en 1845, Gustave, âgé de vingt-quatre ans, est employé dans les bureaux de la préfecture à Poitiers, par le crédit de son oncle, M. Bourdon.

Celui-ci était le fils du juge. Il avait fait d’heureux débuts comme avocat en 1825, et le zélé éclatant qu’il témoigna tout d’abord pour le gouvernement de la restauration l’aurait fait sans doute parvenir à de hautes dignités si 1830 n’eût changé la dynastie. Déconcerté par cet échec, Antonin Bourdon s’était retiré dans son domaine de Chavagny où, faute de mieux, il se livrait à l’agriculture. Actif, habile, intelligent, il propagea les nouvelles méthodes, acheta des machines, construisit des fours et des moulins, doubla l’étendue de ses terres et en quintupla le produit, si bien qu’il devint l’oracle du département en matière agricole. Au courant de toutes les améliorations et de toutes les découvertes, il était en relation avec les principaux agriculteurs de France, de Belgique et d’Angleterre. Il reçut une médaille du gouvernement, et bientôt recommença de tripoter dans les affaires politiques et départementales, en laissant discrètement de côté ce qu’il avait adoré autrefois. Au milieu de tant de soins il suffisait à tout, et réussissait dans tout. À vingt lieues à la ronde et plus, ses fruits étaient les plus savoureux, ses roses les plus belles, ses champs les plus riches.

M. Bourdon était un homme de petite taille, aux traits vulgaires, au teint rougeaud, et qui au premier abord ne pouvait plaire. Mais ses yeux pétillaient de tant d’esprit, et cet esprit était si vif, si aimable, si caressant pour ses amis, si mordant et si redoutable pour ses ennemis, qu’il fallait bien lui reconnaître une supériorité véritable. Extrêmement vaniteux, profondément absolu, cependant il n’était pas méchant, car il aimait beaucoup à rendre service. On le disait peu fidèle à ses devoirs conjugaux ; il est certain qu’il recherchait la société des femmes, et qu’il était auprès d’elles d’autant plus galant et plus empressé qu’elles étaient plus jolies. Fille d’un président de chambre de Poitiers, Mme Bourdon avait apporté à son mari, outre une belle dot, l’assurance d’un riche héritage. Ainsi que les Bertin, ils avaient trois enfants, Émile, Aurélie et Jules. Peu boudeur de sa nature, surtout contre ses intérêts, M. Bourdon, en cette année 1845, briguait ouvertement pour son fils aîné les faveurs de la maison d’Orléans.

Il était déjà question dans le public, mais vaguement, du mariage de Mlle Aurélie avec l’ingénieur, quand celui-ci passa triomphalement sur la grand’place de Chavagny, conduisant dans sa voiture Mme et Mme Bourdon.

Ce fut un événement. Beaucoup de gens se précipitèrent aux portes et beaucoup aux fenêtres. Mais où ce fait causa le plus d’émoi, ce fut dans la petite maison aux rideaux blancs et aux contrevents verts, chez Mlle Boc, fille sexagénaire, qui tenait le bureau de tabac. Au roulement de la voiture, son jaune visage et son bonnet blanc se collèrent incontinent aux vitres de sa fenêtre, mais par malheur elle n’avait pas ses lunettes.

— Francille, viens vite voir qui passe dans cette voiture, cria-t-elle en s’adressant à une petite chambrière de douze ans, occupée à tricoter dans un coin de la chambre.

— M’est avis, dit l’enfant — car la voiture disparaissait déjà — que c’est l’ingénieur avec mam’zelle Aurélie et M. et Mme Bourdon.

— Imbécile que tu es ! Ça n’est pas possible.

— Pardi si, puisque je l’ai vu.

— Prends vite tes sabots et cours au logis. Tu demanderas des œufs et tu parleras à la Mariton. Et fais attention de savoir qui était dans la voiture, sans quoi tu mangeras ton pain sec.

La petite Francille enfonça d’un coup de poing sur ses yeux sa coiffe mal attachée, fixa par une épingle un lambeau flottant de son tablier, prit ses sabots dans sa main, et se mit à courir si vite que sa tête était d’une seconde en avance sur ses talons.

Pendant ce temps, Mlle Boc ayant repris son tricot murmurait entre ses dents : — À moins que le mariage ne soit arrêté ? Moi, j’ai toujours dit qu’il se ferait ; je le soutenais hier encore à M. le curé. Vraiment, je suis bien curieuse de savoir… Est-ce qu’elle ne va pas revenir bientôt, cette petite ? Oh ! non. Elle restera là-bas à regarder et à causer jusqu’à demain, pendant que je suis là, moi, sur des charbons ardents… Cette enfant n’est qu’une ingrate et un mauvais cœur. Oh ! la triste espèce !… Rien ne peut corriger cette créature-là, non, rien ! Aussi faudra-t-il que je la chasse une dernière fois, et qu’elle aille mourir de faim chez ses parents. Oui, oui, soyez trop bon, le loup vous mange ; l’ivraie n’a jamais produit de bon grain ; il vaut mieux arracher la mauvaise herbe avant qu’elle soit grande : car je me connais, moi, je suis trop sotte, je m’y attacherais, et cependant elle ne me payerait que d’ingratitude…

Elle s’entretint de la sorte jusqu’au retour de Francille, qui revint légère comme le vent, portant toujours ses sabots à la main. La vieille fille l’accueillit avec de grands cris en lui reprochant d’user ses bas.

— Il y a huit jours qu’ils n’ont plus de semelles, allégua la petite en montrant le dessous de ses pieds.

— Vous êtes un monstre ! vociféra Mlle Boc ; mais, se ravisant aussitôt : — Voyons, dis vite, qui est-ce qui était dans la voiture ?

— Pardine ! ceux que j’avais dit : mam’zelle Aurélie, M. l’ingénieur, M. Bourdon et Mme Bourdon. La Mariton me l’a dit, et puis je les ai encore vus tous ensemble dans la cour.

— Allons ! c’est bien cela. Et que t’a dit la Mariton ?

— Elle vous apportera les œufs ce soir.

La figure de Mlle Boc exprima une grande satisfaction. Il s’agissait d’un rendez-vous entre bavardes, presque aussi doux que rendez-vous d’une autre sorte eussent pu l’être jadis.

— Puisqu’elle a dit ce soir, ça signifie entre sept et huit heures, il n’en est pas cinq, ajouta Mlle Boc en consultant sa pendule, une pendule à longs poids de cuivre sur le cadran de laquelle s’épanouissaient des fleurs et des amours ; j’ai le temps d’aller chez Mme Bertin, car il y a huit jours que je n’ai vu cette pauvre Clarisse. — Tu vas me faire vingt tours à ton bas, toi, pendant ce temps-là. Et si tu as le malheur de sortir d’ici…

Après avoir changé son bonnet blanc à grosse ruche contre un bonnet pareil, mais plus frais, et mis sur ses épaules un petit châle noir qui descendait à peine au bas de sa taille, Mlle Boc partit en tricotant.

Dans les cas ordinaires, Mlle Boc ne traversait pas le village sans s’arrêter devant chaque commère assise à sa fenêtre ou sur le seuil de sa porte ; car, entre gens de voisinage et de bon accord, un simple bonjour est bien sec, et l’on ne doit pas marchander ses paroles. Or, la plus simple question, comment vous portez-vous ? entraîne quelquefois des éclaircissements assez longs : chacun, on le sait, a ses misères et ses soucis, et, comme tout se tient en ce monde, on peut facilement passer des siens propres à ceux de son voisin. Puis il y a des gens qui aiment à dire la même chose de cinq ou six manières différentes ; d’autres qui tout bonnement la répètent de temps en temps, comme le refrain après la chanson. Et cela allonge toujours l’entretien. D’autres encore, à propos de rien, vous racontent tout de suite une histoire. Or, depuis cinquante ans que Mlle Boc passait pour une fille d’esprit, il n’y avait pas eu d’exemple qu’elle fût restée court sur quelque sujet, outre qu’elle savait par cœur beaucoup de maximes et de proverbes, et qu’elle avait vu et entendu bien des choses ! Il n’était pas non plus dans ses manières de quitter les honnêtes gens brusquement, sans leur rendre au moins autant de paroles qu’ils lui en avaient donné. Cependant elle ne mit pas cinq minutes à traverser la place avec la rue qui est au bout, et ceux qui ce jour-là virent sa longue échine aussitôt après son nez pointu, pensèrent qu’assurément il y avait quelque chose d’extraordinaire.

Arrivée au chemin qui longe le cimetière et à l’autre bout duquel est la demeure des Bertin, elle s’arrêta pourtant une minute devant la mère Françoise qui filait au rouet sur le seuil de sa porte.

— Ça va bien, mère Françoise ?

— Merci, mam’zelle, et vous ?

— Quel beau temps ce soir ! Votre Michel est donc revenu au pays ? On dit comme ça que c’est un garçon bien dégoûté.

— Eh ! eh ! fit la Françoise en riant, faut-il pas laisser parler le monde ?

— Vous me conterez ça.

— Ma foi, mam’zelle, vous me croirez si vous voulez, mais n’en sais pas plus long que les autres.

— Bah ! vous voulez rire.

— Ma foi, ma loi !

— Allons, mère Françoise, nous causerons de ça. Mais le soleil se couche, et il faut que j’aille voir cette pauvre demoiselle Clarisse.

— Est-ce qu’elle serait plus malade ?

— Mon Dieu, non ; pas que je sache.

— Vous ne passez pas par le sentier, mam’zelle ?

— Merci ! il y a trop d’égaille (rosée), et j’irai aussi vite par le chemin.

Le pré de la Françoise, vis-à-vis du cimetière, s’étend jusqu’au jardin de M. Bertin, et l’on va par un sentier d’une maison à l’autre. C’est la mode à la campagne de pratiquer partout des sentiers, même au bord des chemins, car, si ce n’est pas plus court, c’est toujours plus plaisant, ce qui veut dire au village plus agréable. Les clôtures ne servent guère qu’à délimiter les propriétés, et le droit de parcours est imprescriptible. Ce n’est pas qu’il n’y ait des gens difficiles qui prétendent changer la coutume, disant qu’elle favorise la maraude ; mais ça ne leur sert à rien de boucher les passages, car le premier venu a bientôt fait de les déboucher, et s’il se prend çà et là quelque poire ou quelque noisette, on sait bien après tout qu’il faut que le pauvre monde vive, et que les enfants sont les enfants.

Toujours tricotant, Mlle Boc était arrivée au bout du chemin ; elle avait dépassé la maison de Luret le journalier, et souhaitait le bonsoir à la femme du tailleur qui était à sa fenêtre, quand, par-dessus le mur à demi écroulé du jardin de M. Bertin, elle aperçut une jeune fille qui sarclait. — Bon courage ! ma mignonne, cria-t-elle de sa voix fêlée. Mlle Bertin leva la tête, quitta son travail et vint près de la muraille.

C’était une jeune fille d’environ vingt ans, qui n’avait rien de très-remarquable au premier coup d’œil. Les paysans disaient que sa figure était trop blanche, parce qu’elle n’avait pas de vives couleurs ; mais cela ne l’empêchait point d’avoir la peau fine et rosée. Ses traits, assez réguliers, avaient de la délicatesse ; son visage était calme et sérieux. De soyeux cheveux bruns couronnaient bien son front large, et les lignes de sa taille paraissaient élégantes, même sous le corsage froncé d’une petite robe d’indienne brune que bordait au cou un fichu de mousseline blanche. C’était là toute sa toilette, avec un tablier de coton semblable à ceux des paysannes.

Elle répondit à Mlle Boc : — La pauvre Clarisse est toujours souffrante. Votre visite lui fera plaisir.

— Ne venez-vous pas, ma mignonne ? demanda Mlle Boc.

— Il faut que j’achève de sarcler ces pois, mademoiselle mais j’aurai fini tout à l’heure.

— Ah ! si vous ne venez pas tout de suite, mademoiselle, Lucie, tant pis pour vous ! J’ai une nouvelle à vous apprendre.

La jeune fille sourit et sembla hésiter. Mais, à la campagne, une nouvelle n’étant chose à dédaigner pour qui que ce soit, Lucie posa le sarcloir et se dirigea par les allées du jardin vers sa demeure, tandis que de son côté Mlle Boc s’y rendait par l’entrée principale donnant sur le chemin.

Une barrière vermoulue, scellée à des piliers croulants, s’ouvrait sur une cour pleine d’herbe, au fond de laquelle s’élevait la maison. À gauche, une grange et des étables, puis une porte à claire-voie par laquelle on apercevait dans une prairie les silhouette tourmentées d’arbres fruitiers en plein vent. À droite, au milieu d’un mur dégradé, se trouvait la porte du jardin. Entre les deux fenêtres du rez-de-chaussée, sous un énorme rosier, il y avait un banc rustique ; au-dessus de l’entrée, des sculptures mutilées représentant deux colombes entourées de guirlandes, avec des carquois et des cœurs enflammés. Sur le toit de beaux pigeons roucoulaient, et dans l’herbe de la cour se pavanaient une douzaine de poules.

Aussitôt que la barrière eût grincé sur ses gonds, une épaisse figure encadrée de favoris se colla aux vitres d’une des fenêtres. Lucie, en même temps, venait à la rencontre de Mlle Boc et l’introduisit dans la maison.

On était déjà levé pour la recevoir, et à peine avait-elle franchi la porte, que Mme Bertin, s’emparant de sa main, la conduisait à une chaise préparée pour elle au coin du feu, tandis que M. Bertin la saluait d’un formidable : Bonjour, ma voisine ! et que la malade, se soulevant sur son fauteuil, tournait vers la visiteuse sa figure enfiévrée, animée d’un pâle sourire.

— Voulez-vous bien vous asseoir tout de suite, mademoiselle Clarisse. Pauvre petite ! Et comment êtes-vous ? Attendez que j’arrange cet oreiller. Vous êtes toujours bien portant, vous, monsieur Bertin, car on vous achèterait de la santé. Et vous, madame, toujours tourmentée, toujours ennuyée à cause de cette chère malade ! Que voulez-vous ? Ne faut-il pas se résigner à la volonté de Dieu ? C’est une épreuve, elle passera !…

— Mais asseyez-vous donc, mademoiselle Boc ; et qu’êtes-vous devenue ? on ne vous voyait plus.

— Vous m’aviez oubliée, dit la malade en prenant un air câlin.

À voir tant d’empressement pour une vieille femme sotte et vulgaire, on pouvait comprendre combien cette famille était dénuée de toute distraction. Quant à sa pauvreté, le plancher disjoint, le papier en lambeaux, la boiserie vermoulue et trouée, en disaient assez. Mais l’ordre et la propreté luttaient contre ces ruines. À défaut de papier semblable à celui de la tenture, qui d’ailleurs n’avait plus ni couleur ni dessin, on avait collé au-dessus de la boiserie des bandes de papier bleu en guise d’une large bordure. Sur la vaste cheminée de pierre, enguirlandée de sculptures, des tasses de porcelaine peinte se miraient dans une glace fêlée au cadre doré. Un buffet à deux corps en noyer ciré, des chaises de paille, une table à pieds tournés, une pendule à poids enfermée dans sa gaîne vernie, tel était l’ameublement, outre qu’au fond de la chambre une alcôve garnie de rideaux à franges, relevés par des patères, laissait voir deux lits à la duchesse en damas fané, lesquels, disait souvent Mme Bertin, avaient coûté bien cher dans le temps.

— Je serais venue plus tôt, mes voisins, dit Mlle Boc en mettant ses pieds sur les tisons, autour desquels bouillaient deux pots et une cafetière, sans cette petite créature qui me ravage le tempérament. C’est les sept péchés capitaux ! Elle me fait dénaître ! Imaginez-vous…

— Mademoiselle Boc, interrompit Lucie qui s’était mise à broder auprès de la fenêtre, vous m’aviez promis une grande nouvelle.

— On vous la dira, petite curieuse ! mais vous êtes bien pressée.

— Vous le seriez encore plus que moi, mademoiselle Boc, si vous n’étiez pas sur le chapitre de Francille ; mais laissez-la un peu ; voyez, tout le monde attend.

En effet, au mot de nouvelle, une expression d’agréable surprise avait éclairé les visages, et l’attente devenait plus vive à chaque seconde.

— Allons, voisine, allons ; dites-nous ça, demanda M. Bertin.

— Qu’est-ce que ça peut-être, ma chère demoiselle, articula Mme Bertin, qui, malgré sa figure élégiaque et son air absorbé, n’était pas étrangère aux plaisirs du commérage.

— Oh ! vraiment, dit la malade, vous nous apportez une nouvelle ? et qu’est-ce que ça peut-être, mademoiselle Boc ?

— Elle va nous faire languir sans pitié, reprit gaiement Lucie qui, toujours penchée sur les vitres où s’éteignaient les dernières lueurs du jour, tirait l’aiguille sans relâche.

— Vous vous arrachez les yeux, ma mignonne, lui dit Mlle Boc.

— Ne vous occupez pas de moi, lui répondit la jeune fille.

— Eh bien ! non, puisque ce n’est pas de vous qu’il s’agit, mais de votre cousine.

— Ah ! ah ! d’Aurélie ! Ah !

Une ombre de vague inquiétude assombrit les visages.

— Eh bien ? demanda M. Bertin.

— Eh bien ? répéta Clarisse avec un peu d’effort.

— Eh bien ! elle se marie décidément avec l’ingénieur.

Il se fit un moment de silence.

— Ah ! est-ce bien sûr demanda M. Bertin d’une voix quelque peu enrouée.

— Parfaitement, mon voisin. Tout à l’heure, Mme Bourdon et Mlle Aurélie ont passé sur la place, devant ma fenêtre, dans la voiture de M. Gavel.

— Avec lui ?

— Sans doute ! il conduisait.

— Eh ! eh !

— En effet, dit Mme Bertin, de la voix aigre et sèche qu’elle avait quelquefois, lorsqu’il s’agit d’une femme si sévère sur les convenances qu’est Mme Bourdon, cela peut s’appeler une preuve. Oui…, certainement…, répétait-elle machinalement en regardant Clarisse, dont les pommettes devenues écarlates contrastaient avec son teint livide.

Lucie, quittant doucement sa place, alla faire un verre d’eau sucrée, mêlée de fleurs d’oranger, qu’elle remit à sa sœur.

— Aurélie se marie bien jeune ! dit M. Bertin en allant et venant dans la chambre.

— Bien jeune ! vous n’y pensez pas, mon voisin. N’a-t-elle pas dix-huit ans ? Je voudrais savoir combien de partis elle a déjà refusés ! Oh ! des filles riches comme cela, on n’attend pas longtemps à les marier.

— M. Gavel est riche aussi ?

— Je crois bien ! Sa place d’abord est de six mille francs, et puis son père, le sous-préfet de l’arrondissement, a une très-belle fortune, d’autant que sa femme, une demoiselle Marsis, de Vandœuvre, vous savez, lui a bien apporté près de cent-mille francs ; et M. Ferdinand Gavel n’a qu’une sœur. Oh ! c’est un brillant mariage ! Ils feront flores à Poitiers.

— Grand bien leur fasse, dit M. Bertin, d’une voix rauque. Je suis content que Bourdon établisse bien sa fille.

— Aurons-nous une belle noce ! reprit Mlle Boc. Oh ! pour moi, je n’ai pas droit d’y être invitée, mais probablement que vous y serez.

— Il ferait beau voir qu’Aurélie n’eût pas ses cousines à sa noce, fit Mme Bertin.

— Ça ne serait pas la faute de M. Bourdon, ma chère dame ; mais sa femme est si… vous savez… Assurément, c’est une aimable femme, et je l’estime beaucoup, mais elle est comme ça, un peu trop… grande. Par exemple, j’ai trouvé ça bien extraordinaire, l’autre jour, quand elle a dit à M. Gavel que vous étiez des parents éloignés.

— Des parents éloignés ! s’écria M. Bertin en faisant un bond dans la chambre.

— Oh ! mais voilà qui est de toute indignité ! exclama sa femme. Je croyais que Mme Bourdon avait de plus nobles sentiments et plus de respect pour le sang de nos ancêtres.

— Elle a dit cela, cette s… pimbêche ! Ah ! bien, je lui arrangerai joliment son orgueil, moi. Des parents éloignés ! Comme si notre grand’-père n’était pas le sien. Ma parole d’honneur ! ça ne se passera pas comme ça ; et puisqu’elle met les choses sur ce pied entre nous…

— Grand Dieu ! monsieur Bertin, dit la vieille fille inquiète, si j’avais su que vous le prendriez comme ça…

— Et comment pourrait-on le prendre, ma chère demoiselle ? interrompit aigrement Mme Bertin.

— Sans doute ! sans doute ! Mais promettez-moi de n’en point parler, mon cher monsieur, ni vous, ma chère dame. Vous ne voudriez pas me faire cette peine-là, n’est-ce pas ? Moi qui vous dis tout, moi qui ait tant de confiance en vous !

— C’est impossible, voyez-vous, reprit M. Bertin ; quand j’ai quelque chose sur le cœur…

— Allons donc, mon cher voisin, vous ne voudriez pourtant pas vous brouiller avec la maison Bourdon ?

— Et pourquoi ? réplique M. Bertin d’une voix tonnante. Est-ce que vous croyez que je n’oserais pas ?

— Si c’est, reprend sa femme, parce qu’elle fait cadeau tous les ans à mes filles de deux méchantes robes d’indienne, tandis qu’Aurélie n’a que des robes de soie… on n’y perdrait pas tant !

— Mes chers voisins, s’écria Mlle Boc éperdue, je vous en conjure ! écoutez un peu la raison… C’est une femme d’un grand ton, vous savez, que Mme Bourdon, et à qui l’on est bien obligé de passer quelque chose. Moi, je sais bien ce que j’en pense, allez ! et voyez, je suis comme vous, ce mot-là m’a fait de la peine ; mais on est obligé de se contraindre ; il faut en prendre et en laisser. Entre nous soit dit, si l’on n’avait pas sa maison à Chavagny pour s’amuser un peu et ses dîners du dimanche…

— Ses dîners me pèsent sur l’estomac, tout comme son grand ton, s’écria de nouveau M. Bertin. Je me moque de tout ça, et je ne remets plus les pieds chez elle, ou ce sera pour lui dire son fait.

— Mesdemoiselles, ne trouvez-vous pas ?… dit la Boc en se tournant vers les jeunes filles.

— Il y a longtemps que je connais ma tante, répond Lucie froidement.

— Si le mot est vrai, ma tante serait inexcusable, dit Clarisse avec chagrin.

— Comment ! si c’est vrai, mademoiselle Clarisse !… quand je vous dis…

Elle s’arrête mécontente, mais n’osant renouveler son accusation, de peur de renouveler la colère de M. Bertin.

— Papa, reprend Lucie, tout ce bruit fait mal à Clarisse, laissons Mme Bourdon. Tu sais que mon oncle nous aime.

— C’est vrai ! c’est vrai ! Lui, c’est un bon diable, aussi je veux m’en plaindre à lui.

— Ce serait lui faire de la peine, cher père, et vouloir brouiller leur ménage. Il me semble qu’il serait plus digne à nous de mépriser cette injure.

— Vous parlez comme un oracle, mademoiselle Lucie ; vrai, vous êtes la sagesse même, ma chère enfant. Eh ! mon Dieu ! oui, voyez-vous, le pardon des injures, c’est notre devoir ; c’est par là que nous pouvons nous rendre agréables à Dieu. Vous avez réellement une grande sagesse, ma mignonne.

— Je sais, dit malignement Lucie, qu’il ne faut point en vouloir à son prochain, ni médire de lui.

— Ta, ta, ta, ta !… fit M. Bertin en s’asseyant près du feu, où il se mit à tisonner brusquement. Mais il ne dit plus rien, et sa femme se taisait aussi.

Le sentiment de leur dépendance et de leur pauvreté, un moment écarté par l’indignation, avait repris sans doute possession de leur âme. Mlle Boc se hâta de détourner la conversation.

— Quelles superbes choses vous faites ! s’écria-t-elle en saisissant la broderie que Lucie tenait encore dans sa main. Où avez-vous pris ce joli dessin-là ?

— Dans le journal d’Aurélie, mademoiselle.

— Vous êtes adroite comme une fée !

— Elle l’est réellement, dit Mme Bertin. Vous ne sauriez croire tout ce qu’elle sait faire. Mme Bourdon ne vous en dira rien, mais Lucie lui a détaché une robe de soie l’autre jour, ainsi qu’une écharpe à Aurélie. Ces dames ne craignent pas d’employer son temps. Et ma robe jaune, vous la connaissez bien, ma robe jaune d’alépine, Lucie l’a défaite, lavée et repassée, ainsi que la robe de mérinos vert de Clarisse et la sienne, et à présent les voilà neuves toutes les trois, prêtes à mettre et aussi bien faites que si elles sortaient de chez la couturière. Oui, cette petite fait tout ce qu’elle veut de ses mains. Elle ne tient pas de moi. Hélas ! j’avais été élevée pour une autre fortune ! Les décrets de la Providence…

— Lucie ! interrompit M. Bertin qui n’écoutait jamais les tirades de sa femme, savez-vous combien elle a d’états ? Il se mit à compter sur ses doigts avec un plaisir d’enfant : cuisinière, modiste, repasseuse, couturière, tailleur, ménagère, jardinière, sept, sans compter ceux que j’oublie.

— C’est un ange ! dit Mlle Boc. Mais où est-elle donc ?

— Ah ! c’est son heure de sortie, répondit M. Bertin. Quand on n’y voit plus à travailler, comme ça, entre chien et loup, elle va faire quelque visite dans le bourg, ou bien une promenade dans les environs.

Lucie avait quitté la maison, parce qu’elle se sentait mal à l’aise, et parce qu’il s’agitait en elle des pensées qui avaient besoin de solitude.

Elle avait le cœur serré, la tête en feu. Qu’ai-je donc ? se demanda-t-elle. Elle ne le sentait qu’assez confusément, et, toute songeuse, le front penché, elle descendit à petits pas jusqu’au fond de la prairie, oh l’herbe humide mouillait, sans qu’elle y prît garde, ses petits pieds mal chaussés.

Jusqu’à ce jour, bien qu’elle eût vingt ans, Lucie n’avait pas sondé sa destinée. Simple de cœur, et élevée dans cette simplicité de la campagne que ceux-mêmes qui l’ont connue ne peuvent plus comprendre de souvenir, elle avait pris, sans compter, les jours et les ans, attendant un avenir lointain d’amour et de mariage, comme un héritier présomptif sa couronne, et ne s’avisant pas que ce lointain, se rapprochant de jour en jour, aurait dû se montrer enfin présent et réel.

Elles étaient trois jeunes demoiselles à Chavagny, et, bien que Clarisse eût plus de vingt-six ans, Lucie vingt et dix-huit seulement Aurélie, tant que l’une d’elles ne se mariait point, la question dut mariage n’était pas posée, pour ainsi dire, et ce qui menaçait confusément ne s’affirmait pas d’une manière si arrogante et si cruelle. Mais le mariage d’Aurélie n’était-il pas pour Clarisse et pour Lucie la révélation des arrêts du sort ? Clarisse avait atteint vingt-sis ans sans qu’un mot d’amour eût été murmuré à son oreille, et sans que l’ombre d’un prétendant eût été entrevue sur l’humide seuil des Bertin. Le sort de l’aînée indiquait donc assez clairement la destinée de la cadette, et cette parole de Mlle Boc revint au souvenir de Lucie : Les filles riches n’attendent pas longtemps à se marier.

— Je ne me marierai donc point, moi ! se dit-elle. Que ferai-je alors ! Mlle Boc lui apparut comme le type futur de sa propre existence ; elle frémit d’horreur. Alors, comme on sonde de l’œil un précipice, elle creusa par la pensée tous les détails de cette vie sans amour, sans gaieté, sans intérêt, sans considération, sans appui, sans bonheur. — Quoi ! se dit-elle, l’avenir, qui distribue la vie aux hommes, n’apportera jamais rien pour moi ! Rien que des jours, rien que des heures toujours semblables ! Et quand seulement je me sens prête à vivre, déjà la vie serait finie pour moi ! Vivre sans but !… Elle se sentit pénétrée d’épouvante, son cœur se brisa, et elle se mit à pleurer abondamment.

Elle pleura longtemps. La nuit s’était faite. De grands nuages gris passaient sur le croissant de la lune qui jetait à peine une lueur crépusculaire, et le fond de la prairie, où Lucie se trouvait, s’emplissait de plus en plus d’ombre et de silence. On entendait dans le village des portes s’ouvrir et se fermer, les gens rentraient de l’ouvrage, et le pas régulier de leurs sabots retentissait en haut dans le chemin. Les petits bergers qui revenaient, montés sur leur jument poulinière, chantaient le Dérélo sur un ton aigu, tandis que les chiens des fermes éloignées répondaient par de longs hurlements aux aboiements des chiens du village.

En écoutant ces rumeurs, une autre amertume s’éveilla chez la jeune fille. Elle pensa qu’aux noces, elle et Clarisse paraîtraient dans l’humiliation de leur défaite pour orner le triomphe d’Aurélie. Certainement alors, telle ou telle commère ne manquerait pas de dire : Et Mlle Bertin ? Il serait grandement temps qu’elles se mariassent, elles aussi ! À quoi quelque loustic du village répondrait par des quolibets. En vain la pauvre enfant se disait-elle que cela était misérable, les souffrances de l’amour-propre lui rendirent plus amères les tristesses de l’avenir.

Il était bien temps de rentrer ; sans doute on l’attendait chez elle. Au village tous les bruits avaient cessé, et la nuit était sombre, car de grands nuages noirs avaient couvert le pâle croissant. On apercevait seulement de chez la mère Françoise, en haut de la prairie, une lumière qui scintillait au ras du sol comme un feu follet.

Mais elle ne pouvait rentrer ainsi tout éplorée, et ses larmes coulaient toujours. Il y a dans la jeunesse des heures solennelles, époques de l’intelligence, où certaines illusions, derniers langes de l’enfance, derniers voiles du berceau, se déchirent tout à coup. Lucie se trouvait en ce moment sous l’empire d’une crise qu’elle eût dû, à ce qu’il semble, subir plus tôt ; mais la logique des impressions est science encore inconnue, et l’on ne sait pourquoi nous frappe aujourd’hui profondément et nous éclaire la vie, telle chose que jusqu’ici nous n’avions pas comprise et qui nous avait laissé froid.

Lucie restait donc là frissonnante sous la fraîcheur pénétrante du soir. De temps en temps elle essuyait ses yeux et livrait à l’air son visage, afin d’effacer les traces brûlantes de ses larmes. Mais toujours quelque amère pensée recommençait à les faire couler. Elle voulut se distraire par les souvenirs dont ces lieux étaient remplis pour elle. Cette ombre élancée là-bas, c’est le peuplier de la fontaine au bord de laquelle souvent, les dimanches d’été, elle va s’asseoir, un livre à la main, sur une pierre moussue, dans l’épaisseur de la double haie d’églantiers. Là, immobile, tournant doucement les pages, elle a vu de petits oiseaux venir boire et se baigner en secouant leurs ailes dans l’eau. Quelquefois elle entendait au-dessus de sa tête leurs petits pas sur les branches et leurs gazouillements. Un jour, un moineau curieux, traversant la voûte de feuillage, était venu près d’elle ; mais quand ses yeux eurent rencontré ceux de Lucie, vite il s’envola en poussant un cri. Que d’heures elle avait passées là, occupée des amours de Grandisson, de Paméla ou de Zaïre ! Oh ! mais qu’ils sont menteurs ces romans qui prétendent qu’une fille pauvre peut être aimée ! Cette pensée provoqua ses larmes de nouveau.

À l’aspect d’un vieux pommier dont la silhouette décharnée se dessinait dans le crépuscule, elle s’efforça de rappeler de joyeux souvenirs d’enfance. Elle avait joué souvent sous cet arbre avec ses jeunes amies et les deux fils de la mère Françoise. Il formait une salle magnifique, à voûte et à plancher de verdure, où le soleil semait des losanges d’or. On grimpait dans l’arbre pour cueillir le gui dont il était plein, et les petites filles s’en faisaient des parures de perles, et Michel cueillait pour Lucie les plus hautes touffes et les plus belles, tandis que Chérie… Oh ! les beaux jours, tout pleins de poésie et d’ignorance du sort ! Un gémissement lui échappa, et ses larmes recommencèrent.

Tout à coup, Lucie crut entendre des pas qui montaient le sentier au-dessous d’elle. Elle écouta. Les pas se rapprochaient. Quelque journalier attardé, pensa-t-elle, qui regagne le village en prenant au plus court.

Elle se mit alors à marcher doucement du côté de la maison ; mais elle fut bientôt rejointe par l’homme qui montait, et qui, malgré l’obscurité, la salua d’un joyeux : Bonsoir, mademoiselle Lucie ! Elle, sous l’ombre du chapeau, dans la nuit, ne put distinguer les traits de son interlocuteur ; mais il lui sembla reconnaître la voix, et, quoique hésitant un peu, entraînée par une soudaine réminiscence, elle dit :

— Quoi ! c’est vous, Michel ?

— Oui, mam’zelle Lucie. Vous saviez donc que j’étais de retour au pays.

— Non, il y a longtemps que je n’ai rencontré la mère Françoise. Mais, Michel, est-ce que vous restez maintenant à Chavagny ?

— Oui, mam’zelle Lucie, je suis loué chez Mourillon, mais je reviens les soirs chez nous, parce qu’à la ferme ils sont un peu gênés pour les lits. Je suis content de vous avoir rencontrée, mam’zelle Lucie ; je regardais bien toujours de vot’ côté en passant, mais c’est trop tard le soir et trop tôt le matin.

— Il fallait venir nous voir le dimanche, Michel.

— Oh ! je n’ai pas osé. Il y a si longtemps que nous nous sommes vus, mam’zelle Lucie ! Savais-je seulement si vous vous souveniez de moi.

— Oh ! bien certainement, Michel, je m’en souvenais. Tenez, là précisément, tout à l’heure, en voyant ce vieux pommier, je pensais à nos jeux d’autrefois.

— Vrai, mamz’elle Lucie, vous vous souvenez de tout ça ! Oh ! vous êtes bien toujours la même, vous ! Quel bon temps c’était ! J’y pense souvent. Eh bien ! puisque vous ne l’avez point oublié, mam’zelle Lucie, j’y repenserai encore avec plus de plaisir.

— Je me rappelais, Michel, combien vous étiez bon pour moi, et que, lorsque Chérie me faisait quelque mauvais tour, vous preniez toujours ma défense. Une fois j’eus beaucoup de peine à vous empêcher de la battre, parce qu’elle m’avait pincée jusqu’au sang.

— Oui ! la Chérie n’a jamais été bonne. Tout allait bien quand elle n’y était pas, car Gène et Isidore étaient de braves enfants, et vous, mam’zelle Lucie, vous étiez si bonne et si gentille qu’on était content rien que d’être avec vous.

Tout en causant, ils avaient atteint le haut de la prairie, et n’étaient pas loin de la haie qui, de ce côté, séparait le pré de la Françoise du pré de M. Bertin. Lucie avait eu le temps de se remettre.

— Bonsoir, Michel, dit-elle.

— Vous n’avez pas peur, mam’zelle, toute seule ainsi à la nuitée ? Je vas vous reconduire, si vous voulez.

— Merci, Michel. Oh ! je n’ai pas peur.

— C’est vrai ! Je me rappelle comme vous vous gaussiez de nous quand nous parlions de la bête blanche et des sorciers.

— Est-ce que vous y croyez toujours, vous, Michel ?

— Non, pas beaucoup, répondit-il naïvement. Pourtant, ça m’a pris, des fois. Voyez-vous, mam’zelle Lucie, quand de jeunesse on vous a fourré ça dans la tête, plus moyen que ça en sorte tout à fait. Mais vous n’avez pas de sabots, mam’zelle, à ce qu’il me semble. Pour sûr, vous avez les pieds mouillés ?

— C’est vrai, j’ai oublié mes sabots.

— Je cours vous les chercher, Mam’zelle Lucie.

— Merci, mais c’est inutile à présent.

— Non point, mam’zelle, la prée est large, et vous auriez le temps de vous enrhumer tout à fait. Tenez, votre voix est déjà tout enrouée. Et la rigole au coin du jardin, qui pour sûr est débordée, comment la passeriez-vous ?

Sans attendre un consentement, le jeune paysan, qui craignait l’humidité pour Lucie, quitta ses sabots afin d’aller plus vite et partit comme un trait.

— Il est toujours bon ! se dit la jeune fille. Jamais Gustave ni aucun autre n’a eu tant d’attention pour moi que ce pauvre Michel. Maintenant nous ne pouvons plus être amis. Lui, heureusement, il a de nouveaux plaisirs ; moi, je n’ai grandi que pour atteindre la douleur et la solitude.

Au bout d’un instant elle rencontra Michel qui revenait avec les sabots.

— Je n’ai vu personne, dit-il. La porte était ouverte, et il y avait plusieurs paires de sabots dans le corridor. Mais en tâtant j’ai pris les plus petits. C’est bien ça, continua-t-il en s’agenouillant dans l’herbe pour mettre lui-même la rustique chaussure aux pieds de Lucie. À présent, bonsoir, mam’zelle, et au revoir.

Lucie trouva la maison toute dérangée pendant son absence. Mme Bertin essayait, en gémissant, de préparer le souper ; mais elle brouillait tout, ne trouvait pas ce qui était nécessaire, et répétait à chaque instant : — Vraiment, je ne sais pas où peut être Lucie ! M. Bertin était allé sur le chemin du village, espérant la rencontrer. Au coin du feu retentissait plus sèche et plus fréquente la toux de Clarisse. Lucie, à peine entrée, se mit à l’œuvre, trouva tout de suite ce qu’on cherchait, acheva ce qui restait à faire, et bientôt la famille, assise autour de la table, attaquait une soupe à l’oignon accompagnée d’un plat de pommes de terre. Près de Clarisse, il y avait un petit flacon de vin rouge. Les autres buvaient de la piquette.

Était-ce la maigreur de ce repas qui rendait silencieux les convives ? Non, sans doute ; car ils mangeaient sans dédain, et même avec appétit, en gens habitués à pareille chère. M. Bertin fit seulement cette observation sur le menu du repas :

— Je croyais que c’était aujourd’hui les haricots.

— Non, papa, c’est pour demain.

— Rouges ou blancs ?

— C’étaient des blancs, la dernière fois, dit Mme Bertin.

— Alors, papa, ce sera des rouges.

— Oh ! reprit Mme Bertin avec un accent d’amertume, nous pouvons varier beaucoup notre ordinaire, car nous en avons aussi des jaunes.

— Hé ! hé ! hé ! fit M. Bertin en riant très-fort.

Les trois femmes firent semblant de sourire. Elles s’efforçaient aussi de parler un peu, mais la conversation était si languissante que M. Bertin dit, en se levant de table : — Vous êtes gaies comme un enterrement, ce soir. Ma foi ! moi, je vais un moment chez Touron. C’était leur voisin, le tailleur, bien connu dans tout Chavagny pour une fine mouche, et aussi pour avoir la langue si pointue qu’elle piquait tout le monde. Sa femme ne lui en cédait guère, bien qu’elle fît la dévote et la sucrée avec Mlle Boc et avec M. le curé. Quant à M. Bertin, il ne pouvait avoir de l’ennui tout au plus qu’un quart d’heure, car c’était un homme d’un bon caractère et content de peu, mais qui n’en pensait guère plus long qu’un enfant. Les paysans de Chavagny l’aimaient assez, mais en faisaient peu de cas, d’abord parce qu’il causait trop avec eux, puis parce qu’il était pauvre, et enfin parce qu’on trouvait pourtant extraordinaire qu’il ne fît rien d’un bout de l’an à l’autre ni de son esprit ni de ses mains.

À la veillée, quand Mme Bertin et ses filles se furent assises, pour coudre et broder, autour d’une chandelle posée sur une petite table, après un long silence :

— Lucie, dit la mère, ne penses-tu pas que vos robes de percale blanche, bien repassées, pourraient être de mise aux noces de ta cousine ?

— Je ne crois pas, maman ; on n’y verra sans doute que des robes de soie.

— Oui ; mais pour des jeunes filles, la simplicité n’est-elle pas ce qui sied le mieux ? Étant demoiselles d’honneur, vous mettriez des fleurs dans vos cheveux, ce qui vous permettrait de vous passer de chapeau.

— Je crois que cela ne se fait plus, maman.

— Oh ! la mode ne s’occupe que d’occasionner de la dépense. Mais pourtant, à la campagne… qu’en penses-tu, Clarisse ?

— Il vaudrait mieux ne pas y aller, maman.

— Ah ! par exemple, vous qui n’avez jamais de distractions, ce serait un peu fort, si vous manquiez celle-là ! Il faut pourtant se montrer un peu. Comme tu as l’air sombre, ce soir, Clarisse !

— Maman, c’est que j’ai mal à la tête. Je ne veillerai pas davantage.

Elle alla se coucher. Deux heures après, quand Lucie à son tour entra dans la chambre où elles partageaient le même lit, elle trouva Clarisse éveillée de façon à montrer qu’elle n’avait pas dormi, et brûlée d’une fièvre ardente. Lucie lui donna quelques soins et se coucha près d’elle ; puis elles restèrent silencieuses l’une et l’autre. Mais Lucie crut entendre plus d’une fois soupirer sa sœur. Alors une pensée cruelle lui vint à l’esprit : Clarisse, autrefois si forte et si fraîche, n’était-ce pas l’ennui d’une vie sans espoir qui la tuait lentement ? Lucie faillit se jeter dans ses bras et la serrer en pleurant sur son cœur ; mais quelque doute la retint, et puis Clarisse était fière et peu expansive.

Après une assez longue insomnie, Lucie ne s’endormit que pour tomber dans des rêves pénibles. Elle se voyait avec sa sœur, couchée dans un cercueil paré de roses blanches. Du milieu de la foule nombreuse sortait Aurélie en robe de mariée, qui d’un geste plein d’élégance leur jetait de l’eau bénite, en relevant sa robe et en prenant garde de mouiller ses gants. Michel vint ensuite ; il apportait les sabots de Lucie, et, après les lui avoir chaussés, il dit, en la prenant par la main : — Levez-vous et marchez ! Mais Lucie ne le pouvait, parce que Mlle Boc, debout, au pied du cercueil, le bras étendu comme une pythonisse, l’y maintenait d’un geste formidable, en même temps qu’elle disait à l’assistance d’un ton larmoyant : — Pauvre petite ! quel dommage ! elle m’eût succédé au bureau de tabac !


III


Le lendemain était un dimanche. Mme Bertin ayant mis sa robe jaune, et ses filles les robes de mérinos vert, neuves une seconde fois, toutes trois, coiffées de chapeaux rajeunis aussi par Lucie, partirent après déjeuner pour l’église, où se rendaient de tous côtés, appelés par le chant des cloches, les habitants de Chavagny et des villages environnants. Partout sur les chemins gens endimanchés : filles en cornettes blanches et en capes bleues, avec des tabliers rouges, bleus ou verts ; vieux paysans guêtres, en veste de bure, la tête ombragée du feutre noir, à côté de jeunes hommes pimpants et farauds, en blouses de coton bleue brodées sur les coutures, et coiffés d’un chapeau de paille entouré d’un ruban. Ces vives couleurs, cet air de fête, s’arrangeaient à merveille avec la nouvelle verdure, les premières fleurs et le gai soleil.

L’église de Chavagny date du quatorzième siècle, comme le témoigne son porche aux monstres grimaçants, qu’habitent sans peur les hirondelles. Elle est vaste et partagée en deux nefs, mais le chœur seulement et une partie du transept sont voûtés : de sorte que l’hiver, la pluie, pénétrant à travers la toiture, forme de petites mares sur les pavés creux des nefs, ou que la neige, finement tamisée, blanchit les fidèles agenouillés. Mais heureusement tous les notables de la commune ont pu ranger leurs bancs sous la voûte.

Mmes Bertin venaient de se placer dans le leur, quand un mouvement de la foule attira leurs regards vers la porte de l’église. La famille Bourdon entrait, accompagnée d’un jeune homme dont la présence inattendue excitait cette curiosité. Clarisse et Lucie n’avaient pas encore rencontré M. Gavel, mais elles ne doutèrent pas que ce ne fût lui, et leurs yeux avides se fixèrent devant elles à la place où il allait passer. Bientôt l’harmonieux froissement de deux robes de soie se fit entendre, et derrière Mmes Bourdon, près de leur oncle, Lucie et Clarisse aperçurent le prétendu de leur cousine.

D’un mouvement pareil, après qu’il eut passé, les deux jeunes filles baissèrent la tête, comme pour s’absorber dans la prière. À l’aspect de ce jeune homme beau comme un héros de roman, fier, élégant, et qui réalisa tout à coup devant elles un idéal supérieur à celui qu’elles avaient rêvé, plus le bonheur d’Aurélie leur parut grand, plus leur misère leur sembla profonde. Ainsi recueillies en apparence, durant tout l’office elles ne s’occupèrent que d’apaiser leur agitation intérieure, en cherchant, selon l’idée chrétienne, à se détacher de la terre.

Elles s’y efforçaient naïvement, sans songer que les ascètes au désert avaient encore à combattre, et qu’elles, pauvres filles, plongées dans un village au milieu des plus petites misères de la civilisation, elles devaient lutter non-seulement contre leurs aspirations les plus légitimes, mais aussi contre la pression constante de l’exemple et de l’opinion.

Par un accord tacite, Mmes Bertin restèrent dans l’église jusqu’après le départ de la famille Bourdon, et ne répondirent que par un salut à la muette invitation de leurs parentes, qu’elles accompagnaient d’habitude. Le bel ingénieur les intimidait.

Il y a toujours foule sur la petite place de l’église après l’office. Les gens du bourg et ceux des villages s’y mêlent ; on s’y embrasse joue sur joue avec de grands compliments, et c’est là qu’entre amis on s’invite à venir boire chopine au cabaret, ou qu’on engage sa cousine à faire collation entre messe et vêpres.

— Te voilà ? dit Lucie, en embrassant une jeune paysanne des plus élégantes, et dont la figure gentille avait un petit air modeste et composé, te voilà, ma bonne Gène (Geneviève), peux-tu nous donner quelques heures ? Ta mère, va-t-elle mieux ?

— Toujours la même chose, mam’zelle Lucie. Elle mange et dort, mais ne sent point ses jambes et ne peut supporter le jour. Elle parle de m’envoyer à Sainte-Radégonde de Poitiers pour faire un vœu. Mon pauvre père est toujours bien triste. Que voulez-vous ? Tenez, parlons d’autre chose. Vous allez donc avoir un nouveau parent, mesdames, à ce qu’on dit. Comment le trouvez-vous ?

— Très-bien ! répondit Clarisse avec effort.

— Il paraît très-bien, dit Lucie.

— Il me représente le chevalier de Valmont, dit Mme Bertin.

— Ou Lovelace, reprit Lucie en riant.

La petite paysanne paraissait au courant de cette littérature.

— Vous n’êtes pas bonne, dit-elle à Lucie.

— C’est vrai, chère Gène, mais je ne dis cela qu’en plaisantant ; car je suis persuadée que mon oncle et ma tante ont choisi mieux qu’un Lovelace.

— Et vous avez raison de ne point parler de votre cousine, dit Gène, car pour sûr ça n’est pas elle qui a choisi.

— Au moins n’a-t-elle pas à se plaindre, répondit Mme Bertin, que les avantages extérieurs captivaient tout aussitôt.

— Après tout, ce n’est qu’un bruit, objecta Clarisse.

— Oh ! c’est bien sûr, mam’zelle, du moment que Mme Bourdon le reçoit dans son banc devant tout le monde.

— Clarisse est fatiguée de rester debout, dit la mère, allons tout de suite chez Mme Bourdon.

— Pour moi, dit Lucie, j’emmène Gène à la maison.

— Non, mam’zelle Lucie, une autre fois ; ma mère est trop malade aujourd’hui. Je vous accompagnerai seulement jusqu’au logis.

Gène et Lucie, se donnant le bras, se mirent à marcher, en causant intimement à demi-voix. Mme Bertin les suivait avec Clarisse, qui tremblait de fièvre sous son manteau, mais qui pour rien au monde n’eût manqué chez sa tante au dîner du dimanche. Cette pauvre fille avait le goût du monde et la passion du luxe. Tout ce qu’elle voyait chez sa tante l’émerveillait ; tout ce qui faisait partie de ce sanctuaire était respectable, beau et bon à ses yeux, et elle copiait de son mieux les manières de Mme Bourdon. Peut-être avait-elle provoqué la maladie de poitrine dont elle se mourait en se serrant dans son corset outre mesure, parce qu’elle avait la taille épaisse.

Gène et Lucie atteignaient l’avenue de marronniers qui mène au logis, quand deux jeunes hommes passèrent près d’elles en les saluant. L’un d’eux, grand et bien fait, qui portait la blouse bleue et le chapeau de paille, costume ordinaire des paysans, avait une figure remarquable, non tant par la beauté de ses traits, un peu forts, que par une expression frappante d’intelligence, de noblesse et de vivacité. L’autre, assez vulgaire, avait un costume rare dans ces campagnes. C’était une livrée bleue bordée de jaune, avec gants blancs et casquette galonnée. Mme Bertin jetait un regard moqueur à son amie, quand elle s’aperçut que le visage de Gène était couvert de rougeur.

— Eh bien ! qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, quand les deux jeunes gens eurent passé.

— Moi ? dit Gène en rougissant un peu plus, je ris comme vous de ce pauvre Isidore qui est d’un si sot orgueil. Depuis qu’il est chez M. de Parmaillan, il n’a pas eu de repos qu’il n’ait échangé la place de jardinier contre celle de laquais, et le voilà qui se promène à présent dans tout Chavagny, fier comme un dindon sous sa livrée.

— Mais, s’écria Lucie, c’est donc son frère, c’est Michel qui est avec lui ?

— Quoi ! vous ne le reconnaissiez pas, mam’zelle Lucie ?

— Je me demandais quel était ce beau garçon, et je le reconnaissais sans pouvoir le nommer. Comme il a changé ! comme il a grandi !

— C’est-il possible que vous ne l’ayez pas vu depuis si longtemps, mam’zelle Lucie ? À la vérité, il vient de passer trois ans à Château-Bernier.

— Non ; je ne le voyais pas. Je crois qu’il venait rarement chez sa mère, peut-être à Pâques ou à Noël seulement. Puis, tu sais, du moment où nous n’avons plus été camarades, quand maman a prétendu que j’étais trop grande pour continuer de jouer avec eux, et depuis que tu es allée, toi, demeurer aux Tubleries, je n’ai plus reçu Michel que de temps en temps. Pourtant nous nous sommes rencontrés hier, mais je ne l’ai pas vu, parce qu’il faisait nuit, et il m’a témoigné beaucoup de souvenir et d’amitié ; moi, le croirais-tu ? je l’ai reconnu tout de suite à la voix.

— C’est vrai que sa voix n’a pas changé, ni son cœur non plus, mam’zelle Lucie, car il est toujours brave et bon, et vous ne le verrez pas comme les aut’ gars du village, qui sont bien les plus risibles du monde, faire le faraud et le fendant. C’est pas lui qui porterait la livrée comme Isidore. Voyez-vous, ce qui lui fait envie, à lui, c’est les vraies belles et bonnes choses, et ce n’est rien que pour ça qu’il voudrait n’être pas paysan.

— Sais-tu que tu es enthousiaste de Michel, dit en souriant Lucie.

Gène rougit encore.

— Allons ! ne vous moquez pas de moi, dit-elle d’un ton suppliant. Michel est venu nous voir deux fois depuis qu’il est de retour, mais il ne m’a rien dit que d’honnête et d’amical. Savez-vous, mam’zelle Lucie, pourquoi il a quitté Château-Bernier. C’est toute une histoire.

— Je ne la sais pas, répondit Lucie, mais tu me la diras une autre fois, car voici maman et Clarisse tout au bout de l’avenue, et j’aurai peine à les rejoindre pour ne pas faire mon entrée toute seule. Adieu, chère bonne.

Elle sauta au cou de Gène, l’embrassa tendrement, et, relevant autour d’elle sa robe et son manteau, elle se mit à courir sous les grands marronniers avec une rapidité pleine de grâce et de force, due à sa souplesse naturelle autant qu’à ses habitudes champêtres.

On entrait par une large grille dans la cour de M. Bourdon, cour vaste et entièrement sablée, à l’exception dès quatre angles et d’un rond-point. Les angles étaient remplis par des massifs d’arbres verts que bordait une ceinture des fleurs de la saison. Quant au rond-point, c’était une de ces merveilles qui renommaient la propriété de M. Bourdon. Au milieu, des orangers, des lauriers-roses et des myrtes s’élançaient chargés de fleurs. Puis venait un cercle épais de rhododendrons, de camélias, de fougères, au-dessous desquels s’étageaient bruyères, azalées, calcéolaires et jasmins, entourés d’un cordon rampant de résédas et de verveines ; toutes ces plantes avaient été sorties des serres depuis quelques jours, et le soir, dans la crainte des gelées tardives, on jetait sur elles une vaste tente. À gauche, à travers les vitres d’une grande orangerie, éclataient des fruits d’or. À droite s’étendaient les serres, constamment et fortement chauffées, où croissaient en pleine terre, à côté des plantes exotiques les plus rares, une treille, des pêchers et des poiriers qui nouaient déjà leurs fruits. C’était un autre sujet d’émerveillement à Chavagny que ces belles serres, et plus d’un vieillard, l’hiver, de ces vieillards qui vont fagoter misérablement dans les bois, disait en remuant le soir des cendres éteintes dans sa demeure où soufflait le vent : — Si je pouvais tant seulement me blottir cette nuit dans la serre à M. Bourdon !

Ce n’était jamais sans émotion que Mmes Bertin pénétraient dans les confortables appartements du logis, si spacieux, si éclairés, d’un luxe, pour elles, si splendide, et tout imprégnés pour leurs sens non blasés des parfums d’une vie supérieure. Lucie était la seule dont la simplicité combattît ces impressions. Ce jour-là, ces dames étaient doublement émues par la pensée qu’elles allaient se trouver en présence de M. Gavel, et Mme Bertin eut besoin de rappeler tout son courage quand la femme de chambre, ouvrant la porte du petit salon, s’effaça pour la laisser entrer.

Ce petit salon tendu de perse verte avait des rideaux de mousseline blanche ; une glace et des bronzes ornaient la cheminée, des tableaux richement encadrés représentaient des sujets religieux. Le meuble était de palissandre.

Le premier regard des visiteuses rencontra M. Gavel assis entre Aurélie et sa mère près de la cheminée.

Il se leva aussitôt, et elles s’avancèrent éperdues, les filles saluant de tous côtés pendant que Mme Bertin faisait en arrière des révérences de cour. Le froid baiser d’Aurélie, qui vint à leur rencontre avec un empressement glacial, masqua un peu le trouble de leur contenance, et cependant l’ingénieur se pinça les lèvres pour ne pas rire.

On recevait souvent chez Mme Bourdon haute et noble compagnie ; mais la famille Bertin n’était jamais invitée que le dimanche.

— Arrivez donc, mes chères ? dit Mme Bourdon en se levant à demi du fauteuil où elle était assise, et où bientôt, avec une grâce moelleuse, elle se replongea. Vous étiez bien dévotes aujourd’hui ! Quant à moi, l’éloquence de notre curé m’avait tellement assoupie que je me suis hâtée d’aller me réveiller au grand air.

— Hum ! certainement ! oui ! répondit Mme Bertin en grimaçant des sourires ; et, s’étant emparée du fauteuil que lui offrait Aurélie, elle s’y établit, roide, les pieds tendus, les mains croisées sur ses genoux, un sourire collé sur le visage, et répondant par monosyllabes, comme une pensionnaire de quinze ans.

Pendant ce temps, Clarisse demandait tout bas à Aurélie des nouvelles de sa santé.

Le ridicule de cette situation fit monter la rougeur de l’impatience au visage de Lucie. Elle surmonta tout à coup sa timidité, leva résolument les yeux sur M. Gavel, et se mêla à la conversation avec un mélange de vivacité et de réserve. Plusieurs fois, elle rencontra le regard de M. Gavel attaché sur elle. Ce regard à la fois perçant et doux la toucha.

— Bientôt il sera notre parent, se dit-elle, notre ami peut-être.

Le peu de toilette qu’avait Lucie lui seyait bien et la rendait élégante. Elle était fort gracieusement coiffée de ses cheveux bruns nattés ; sa robe à corsage plat, bien faite, dessinait une jolie taille ; des manchettes brodées adoucissaient un peu le ton rouge de ses petites mains, et, sous un col de mousseline, un beau nœud de ruban rose faisait valoir par un doux contraste la blancheur de son teint mat, légèrement rosé.

La pauvre Clarisse, elle, flétrie par la fièvre et guindée, n’avait rien de cette franche simplicité qui rendait sa jeune sœur profondément attrayante. Elle voulut causer aussi, mais sa phrase s’embarrassa par le soin qu’elle mit à la polir.

Il faut dire que çà et là des locations poitevines échappaient à Lucie, mais elle ne s’en inquiétait pas.

La conversation était du genre le plus facile et le plus commun, c’est-à-dire critique ; au moment où elle devint décidément animée, Mme Bourdon conclut par ces mots, car elle était de ces personnes qui ne vont jamais trop loin : — Mais en parlant de l’éloquence de M. le curé, nous ne devons pas oublier les égards dus à son caractère de prêtre.

Mme Bourdon allait assez loin cependant pour entamer profondément les sujets qu’elle effleurait ; mais, comme alors elle ne procédait que par insinuations, demi-mots et réticences, il était aussi difficile de la citer qu’il était facile de la comprendre. Et puis sa parole, quoique pénétrante, était ouatée de tant d’euphémismes ! ses joues fraîches et rebondies, son triple menton si blanc, annonçaient une si bonne femme ! sa bouche en cœur avait tant de finesse ! tant de grâces félines emmitouflaient sa personne dodue, qu’on ne s’apercevait point tout d’abord que la chatte avait des griffes, et que cette femme si distinguée débitait parfois d’énormes cancans.

Elle avait une certaine majesté dans son ampleur, bien qu’elle semblât rouler en marchant, et ses yeux assez grands, mais secs et vitreux, prenaient dans le commandement ou dans la colère une expression formidable.

— Vous vous imaginez peut-être, dit-elle à Gavel, que nous allons passer ainsi la journée. Pas du tout : c’est mon jour de réception, et les personnes les plus notables viennent dîner ce soir avec nous. Nous aurons avec le curé Mlle Boc, son amie intime, que vous avez déjà vue.

— Marche donc sur le pied de maman, souffla tout bas Lucie à sa sœur, assise près de Mme Bertin ; et Clarisse, allongeant doucement le pied, s’empressa d’arracher sa mère au somnambulisme qui mettait cruellement à l’épreuve la gravité de M. Gavel.

Enchantée d’entendre parler ses filles, Mme Bertin, d’abord, les avait écoutées avec complaisance, en hochant la tête et en souriant ; puis, comparant de nouveau Gavel au chevalier de Valmont, elle se plut à imaginer pour Clarisse et Lucie deux maris semblables. Vous l’eussiez vue mimer la demande, sourire au bonheur des fiancés, pleurer au mariage et presque danser à la noce. Au moment où Clarisse lui marcha sur le pied, déjà, d’une physionomie ravie et avec un mouvement auquel on ne pouvait se méprendre, elle berçait dans des berceaux de soie ses petits-enfants. Pauvre femme ! elle avait lu, commenté et relu tant de romans, que, sans doute par compensation aux tristesses de sa vie, elle aimait à se plonger mentalement dans le monde des faits romanesques. Cela était devenu chez elle une habitude involontaire dont on riait à la maison, et que Clarisse était chargée de surveiller en public.

Mlle Boc, dit M. Gavel ; un long nez pointu, n’est-ce pas, madame ?

— Eh ! que parlez-vous de son nez, cher M. Gavel ? n’avez-vous donc point entrevu sa langue ? Une vieille fille ! c’est tout dire ; mais celle-ci en vaut deux.

— N’en croyez pas de mal, Gavel, car elle vous trouve charmant, dit M. Bourdon, qui entrait. Bonjour, mesdames.

Il serra la main de Mme Bertin, embrassa Clarisse du bout des lèvres, et déposa sur les joues de Lucie deux baisers fort tendres.

— Eh bien ! poursuivit-il, où donc est Bertin ? Je ne l’ai point rencontré sur la place où il cause tous les dimanches pendant la messe avec de vieux incrédules comme lui. Pourquoi n’as-tu pas converti ce père-là, ma petite Lucie ?

— Je ne l’essayerai point, répondit-elle en souriant ; je trouve mon père bien comme il est.

— Voilà une fille parfaite ! Mon cher Gavel, vous venez de faire connaissance avec ces dames ; je vous présenterai ce soir à M. Bertin… Ah ! le facteur a passé. Voilà des lettres et des journaux qui m’attendent. Vous m’excuserez, mesdames, n’est-ce pas ?

Et il se mit à décacheter et à lire, tout en jetant çà et là quelques paroles dans la conversation.

— Notre chemin passera, Gavel, voici une lettre qui me l’annonce. Elle est de notre respectable député au conseil général.

— Bien respectable ! dit ironiquement Gavel.

— Bah ! laissez-le donc. Après tout, ce n’est pas à nous d’en médire.

— C’est qu’il occupe votre place.

— Pas du tout, mon cher, c’est moi qui occupe la sienne, répliqua M. Bourdon à demi-voix. Ne savez-vous pas que régner et gouverner sont deux en ce temps-ci ? Mais c’est bien le diable, si l’on s’en tire longtemps au train dont on va. Guizot tranche du Polignac. Avez-vous lu la dernière séance ? Ils iront comme cela jusqu’à la fin.

— jusqu’à la fin des siècles, répondit en souriant l’ingénieur : que voulez-vous qui puisse remplacer l’ordre de choses actuel ?

— Oh ! je ne veux rien, moi, que l’ordre et la stabilité, je vous jure ; et tant que la dynastie d’Orléans en sera la sauvegarde, je voterais pour elle, si j’étais député. Mais il faut être bien habile, quand on ne s’appuie pas sur un principe ; oui, mon cher, bien habile ! et les doctrinaires ne le sont pas. Qu’en dis-tu, ma belle ? demanda-t-il à Lucie.

— Hélas ! mon oncle, je n’en sais rien.

— Je le crois, tu es trop gentille pour cela. Mais voici pourtant un journal qui vous intéressera, mesdemoiselles ; ton journal, ma fille, que je te demande pardon de ne pas avoir découvert plus tôt parmi ces brochures. C’est un bulletin des lois qui n’excitera pas d’opposition, et qui ne vous donnera que des heures agréables. Vraiment, il n’y a que les femmes d’heureuses en ce monde !

— Fais-nous le croire, dit Mme Bourdon.

— Certainement, puisque votre ambition est d’être aimées, et que vous êtes les plus aimables. N’est-ce pas, ma fille ?

— Ce n’est pas à moi qu’il appartient d’en décider, répondit Aurélie en minaudant. Voulez-vous que nous examinions mon journal ensemble, mes chères ? dit-elle ensuite en s’adressant à ses cousines.

Elles s’assirent toutes les trois autour d’une table ronde chargée de livres et d’albums, où elles s’extasièrent à demi-voix sur les nouveaux costumes et les beaux patrons de broderies.

— Connaissez-vous la famille du maire ? reprit Mme Bourdon en s’adressant à Gavel. Nous aurons ces dames ce soir.

Son visage souriant éclatait d’ironie.

— Oui, je connais Mlle Chérie, répondit Gavel ; une beauté brune aux fortes jambes.

— Comment ! Gavel, comment ! vous connaissez les jambes de Mlle Perronneau ! s’écria M. Bourdon en interrompant la lecture de son journal.

— Attendez un peu, dit Gavel en riant. Voici comment l’ampleur, de ses jambes et la finesse de son langage se révélèrent à moi du même coup. Au sortir du village, étant dans ma voiture, je la rencontrai dans ce chemin étroit qui précède la ferme des Èves. Elle était à califourchon sur une grosse jument blanche qu’elle fit trotter promptement à grands coups de poings et de talons, en l’appelant… mais il ne m’est pas permis de reproduire cette éloquence dans toute sa verdeur. À l’issue du chemin, elle rangea sa bête, et, me lançant à mon passage une œillade ingénue, elle murmura d’une voix flûtée ces douces paroles : Bonjour, monsieur l’ingénieur !

Les trois mentons de Mme Bourdon s’agitèrent sous un long rire, et M. Bourdon s’écria :

— Fort bien, mon cher ! Alors faites-lui la cour dans l’intérêt de nos chemins, car cette tête-là est pour quelque chose dans l’administration de la commune.

— Serait-elle du conseil municipal ? demanda Gavel.

— Pas tout à fait ; mais, si elle n’assiste pas aux séances, il ne s’en faut que de l’épaisseur d’une cloison. C’est une fine oreille, et le père Perronneau a coutume de dire qu’elle a l’esprit de deux garçons.

— Oh ! c’est une fille de tête… capable de mener plusieurs intrigues d’un coup, dit Mme Bourdon, en adoucissant le ton de sa voix, de manière à n’être entendue que de Gavel. — Du moins, à ce qu’on dit, ajouta-t-elle, avec une suave nonchalance. Ce qu’il y a de charmant, reprit-elle plus haut, c’est le nom dont on les nomme, elle et sa mère, dans le village. Les paysans, vous le savez, ont l’habitude de féminiser pour les femmes le nom de famille : Mme et Mlle Perronneau ont donc beau se vêtir de soie et se couvrir de chaînes d’or, elles ont donc beau redoubler d’orgueil et d’insolence, elles ne seront jamais que les Perronnelles dans la bouche de tout le pays.

Au bout d’une heure de dissertation sur le Journal des demoiselles, Aurélie emmena ses compagnes visiter les serres. Là, toujours parfaite, et répondant à leurs questions avec cet air d’angélique bonté qu’elle empruntait aux héroïnes de son journal, Mlle Bourdon s’occupa symétriquement à confectionner des bouquets bien ronds pour Mmes Bertin et pour sa mère. Tout, dans l’air de cette jeune personne et dans son attitude, disait perpétuellement : Je fais ce qui doit se faire. Certes, elle était irréprochable de la tête aux pieds, depuis son peigne jusqu’à la semelle de ses bottines, et il n’y avait rien dans son ton qui ne fût noté par les convenances, comme il n’y avait rien dans son langage qui ne fût très-pur, comme il n’y avait rien dans ses paroles qui ne fût un modèle de politesse et de discrétion. Mme Bourdon, une des femmes le plus comme il faut du département, avait formé là une élève accomplie. Aussi triomphait-elle dans son œuvre après dix-huit ans d’efforts incessants. Jamais Aurélie n’avait couru seule dans la campagne. Jamais elle n’avait joué comme Lucie avec des fils de paysans. Jamais elle n’était sortie sans être enveloppée d’un châle et bien gantée. Sa mère lui avait mis un corset dès l’âge de dix ans ; et longtemps avant cet âge pour adoucir ses mains et assouplir ses cheveux, savons fins et huiles parfumées avaient été mis en usage. Aussi maintenant passait-elle pour un type de distinction, et il fallait y regarder de près pour voir qu’elle avait la peau rude, le teint rougeaud comme son père, les cheveux gros, quoique d’un beau noir, les mains rondes et les ongles courts. Malgré tout, le corset n’avait pu lui donner une taille de sylphide ; mais elle se faisait babiller à Paris. Pour voir ces défauts, d’ailleurs, il eût fallu écarter le prestige de sa richesse, de sa toilette, de son air et de son éducation. Elle était donc renommée comme incomparable ; et les jeunes gens du canton qui avaient vu Paris disaient d’Aurélie Bourdon : C’est une femme de race, mot qui émerveillait les autres, et leur donnait une énorme envie de connaître la race des femmes de Paris.

— Je vais, si tu le veux bien, t’aider à faire ces bouquets, dit Lucie, quand, au bout d’une demi-heure, elle vit que sa cousine, tout en causant, n’en avait encore achevé que deux. Il est vrai que selon la mode c’étaient des chefs-d’œuvre.

— Je te remercie, répondit Aurélie, avec une répugnance visible, mais ne te donne pas cette peine, moi seule connais bien ce qu’on peut cueillir et ce qu’il faut laisser.

Réduite à l’inaction, la jeune fille s’accouda sur un beau vase d’amaryllis, et, tout en jetant çà et là quelques phrases dans la conversation de sa sœur et de sa cousine, de temps en temps elle comprimait de longs bâillements nerveux. Active par goût et par habitude, au bout de quelques heures de cette oisiveté solennelle dont se composait chez Mme Bourdon la journée du dimanche, elle se sentait un besoin irrésistible de marcher, de courir, de crier, de rire un peu. Au salon, le jour trop sombre et l’atmosphère trop lourde l’avaient fatiguée ; maintenant elle étouffait dans cette serre encombrée, au milieu d’une causerie traînante et sans intérêt. Elle ouvrit la bouche pour dire à Aurélie : N’allons-nous pas au jardin ? Mais son regard tomba sur Clarisse, et elle se tut.

Clarisse, assise sur un banc, sous une glycine qui pendait en festons, caressait des yeux tout ce luxe riant qui l’entourait. Sa poitrine dilatée aspirait les émanations chaudes et odorantes de l’atmosphère ; elle se sentait bien ; elle était heureuse. Un an de ce bien-être, au milieu de ces belles choses, l’eût guérie.

— Il est plus de quatre heures, dit enfin Aurélie en regardante sa montre. Voulez-vous faire un tour de jardin avant le dîner ?

— Comme tu voudras, répondit Clarisse avec une intention marquée. Mais je crains bien que nous ne te retenions trop longtemps hors du salon.

— Pourquoi cela ? demanda Froidement Aurélie.

— Parce que ton absence doit paraître longue à quelqu’un.

— Je ne comprends pas, dit Mlle Bourdon en pinçant les lèvres. Ma mère sait où je suis.

— Que tu es dissimulée ! répliqua Lucie, Le secret dont nous te parlons est déjà celui de tout le monde.

— C’est possible, mais moi je l’ignore.

— Allons donc ! reprit Clarisse, tu ne te maries pas avec M. Gavel ?

La physionomie d’Aurélie sembla congeler l’air ambiant autour d’elle, quand elle répondit :

— Mes parents vous ont-ils confié leurs intentions sur ma destinée ?

— Assurément non, répliqua Lucie, et nous attendrons patiemment les publications officielles sans nous inquiéter davantage de ton sort

— Peut-être serais-tu moins formalisée, ma chère Lucie, répondit sa cousine, si tu voulais considérer qu’il ne m’appartient pas de faire connaître les décisions de mes parents avant qu’eux-mêmes l’aient jugé convenable.

Après cette digne réponse, l’entretien devenant de plus en plus froid, Aurélie ramena ses cousines au salon, où se trouvaient rassemblés Mlle Boc, M. le curé, MM. Bertin et Grimaud. On n’attendait plus que la famille Perronneau.

Mais à cinq heures et quart, Mme Bourdon, se levant avec un doux sourire, déclarait que, M. le maire et Mmes Perronnelles se faisant trop attendre, on allait passer dans la salle à manger. Presqu’au même instant la porte s’ouvrit.

C’était M. le maire, suivi de sa femme et de sa fille, dont les hautes coiffes et les chaînes d’or apparurent resplendissantes derrière lui. Le chapeau à la main, l’air épanoui, ne songeant qu’à la noble compagnie au milieu de laquelle il pénétrait, à peine eut-il franchi la porte qu’il se mit à faire nombre de révérences, tant en arrière qu’à droite et à gauche, le tout sur les pieds de sa femme et de sa fille, qui, molestées de tous côtés et n’y pouvant tenir, furent obligées de lui donner des bourrades pour le repousser.

Mme Bourdon les accueillit avec les plus gracieux compliments et les plus doux reproches, puis, coupant court à leurs excuses, elle prit le bras de M. Grimaud pour passer dans la salle à manger. Chaque homme alors offrit le bras à une femme. L’ingénieur marchait le dernier, donnant le bras à Mlle Bourdon ; puis venaient Mlles Bertin et Perronneau qui n’avaient pas de partner. Pendant le trajet, le beau Fernand se pencha un instant vers sa compagne, et lui parla d’un tel air et avec un tel regard, que Chérie Perronneau poussa vivement le coude de Lucie en disant : — Avez-vous vu ? Lucie ne répondit pas. Elle avait très-bien vu, et cela lui avait saisi le cœur. Ce mot amoureux, ce regard tendre furent pour elle une révélation. Elle vit rougir sa cousine, et sentit elle-même une rougeur brûlante monter à ses joues, tandis que son amertume de la veille lui revenait au cœur.

Le dîner, excellent et copieux, était servi comme d’habitude avec toutes les recherches du luxe et de la mode. Il y avait des ustensiles dont les convives ne savaient pas se servir, et des mets dont ils mangeaient pour la première fois, sans oser en demander le nom, mais en en savourant sans préjugé le mérite inconnu. M. Bourdon seul trouva beaucoup à reprendre : le saumon n’était pas frais, le rosbif était trop cuit.

— Quant à ce dernier point, c’est un peu la faute de M. et de Mme Perronneau, dit Mme Bourdon.

— Eh ! mille excuses ! répliqua la mairesse. Au moins pourtant c’est pas faute à not’ volonté ; mais c’est qu’au moment de partir il nous est arrivé un petit accident.

— Vraiment ! Et lequel ? demanda M. Bourdon.

— Oh ! fit Perronneau, c’est un accident dont on ne parle pas.

— Comment ! s’écria M. Bourdon, il est arrivé à ces dames un accident dont on ne parle pas !

Tout le monde éclata de rire.

— Allons ! dit Mme Perronneau, vaut mieux dire ce que c’est. Imaginez-vous que, comme nous étions déjà partis, v’là la Catherine qui huche après nous, parce que not’ truie, sauf votre respect, était à même à faire une couvée de petits cochons. Quoique ça ne soit pas des choses… des choses…

— Poétiques, souffla M. Gavel.

— C’est ça, monsieur l’ingénieur. Oui, quoique ça ne soit pas des choses… enfin vous m’entendez, faut tout de même soigner son bien ; car si on s’en fiait aux domestiques, tout s’en irait en brouée (brouillard).

— Vous avez raison, madame Perronneau, dit gravement M. Bourdon. Il faudra me garder un cochon de votre couvée, car je sais que vous avez la main heureuse. C’est comme votre mari pour les bœufs.

— Eh ! eh ! fit le maire, je ne suis pas savant, monsieur Bourdon, mais je peux me flatter que ces insectes-là, je sais les comprendre.

Assis entre Aurélie et Mlle Perronneau, M. Gavel faisait à celle-ci des compliments exagérés, non sans mesure, toutefois, car elle était trop avisée pour se laisser berner facilement. Sans être précisément laide (elle était âgée de dix-neuf ans), cette fille avait les traits rades et les yeux hardis, ce qui ne l’empêchait point de minauder et de faire volontiers l’ingénue. Elle était habillée en demoiselle, sauf la coiffure du pays que son père lui détendait de quitter, et sur sa robe de soie ses doigts chargés de bagues jouaient avec une chaîne d’or.

— Vous vous moquez de moi, disait-elle à M. Gavel, — quoiqu’elle n’en crût rien, — vous vous moquez de moi, parce que je ne suis pas une demoiselle ; mais je suis du bois dont on fait les dames, et j’en serai une quelque jour.

— Voilà d’excellentes intentions, dit M. Gavel ; me permettez-vous de les communiquer à quelqu’un ?

— Pourquoi pas ? répondit-elle.

— À propos, m’sieur Bourdon, dit Perronneau, je peux vous donner des nouvelles de vos enfants. J’en ai reçu par leur conisciple, comme dit Sylvestre. Eh bien ! tout ça se porte bien, et ils se réjouissent tous trois de venir dans quinze jours, à Pâques. M. Émile va bien, et M. Jules aussi. Sylvestre m’a-t-écrit une lettre fameusement jolie, au moins. C’est pas parce que c’est mon fils, mais vrai, c’est gentil. Dam ! il fait bien d’apprendre, car il me coûte assez cher pour ça, depuis quatre ans qu’il est au collége. Et c’est qu’il me faut tout payer, moi, m’sieur Bourdon. C’est pas comme votre fils Jules qui a-t-une bourse. Moi, qui n’ai pas le bras long, comm’ vous, da ! je l’ai tant seulement pas demandée.

— Mais ni moi non plus, dit M. Bourdon évidemment contrarié, je ne l’ai pas demandée plus que vous, mon cher Perronneau. C’est parce qu’elle m’a été offerte comme marque d’estime et d’amitié que je l’ai acceptée, voilà tout.

— Certainement, dit le curé, cela va sans dire ; une marque d’estime, c’est agréable, cela fait plaisir.

— Et ça ne peut se refuser, ajouta l’oncle Grimaud.

— Servez le dessert, ordonna M. Bourdon, qui venait de sonner avec impatience.

Il prit une pomme, et la faisant rouler du côté de Lucie :

— à quoi pense donc cette petite mélancolique ?

Elle tressaillit.

— À rien qui vaille la peine d’être dit, mon oncle, répondit-elle.

— À rien ! voici bien une réponse déjeune fille. Dites-moi vite, mademoiselle, à quoi vous pensiez, sinon je vais porter un toast à la plus jolie, et nous verrons bien s’il vous fera rougir.

— De jalousie ? répliqua-t-elle gracieusement ; non, mon oncle, je ne suis pas jalouse. Et prenant son verre, elle dit : À la santé d’Aurélie.

Aurélie protesta. Chacun leva son verre en riant. Mme Bourdon vint en aide à sa fille par quelques mots. Pour apaiser le débat, M. Grimaud proposa timidement un toast aux Grâces.

— Écoutez, cria M. Bertin, buvons à Aurélie et à son futur… bonheur.

Ce fut une explosion de cris et de rires.

— Joli nom pour un futur, s’écria Perronneau, mais le futur en a un autre.

Mme Bourdon échangea un regard d’intelligence avec l’oncle Grimaud.

— Allons ! dit M. Bourdon, je vois qu’il faut s’exécuter. Je prie donc mes parents et mes amis de boire avec moi au bonheur de ma fille et de M. Gavel.

On acclama. Gavel salua tout le monde. Aurélie, rouge de pudeur et de contrariété, moitié sérieuse, moitié maussade, baissa les yeux sur son assiette, Mlle Boc regarda les Bertin d’un air triomphant, Mme Bourdon continua tranquillement à bourrer l’oncle Grimaud de friandises.

Bientôt après Aurélie s’éclipsa, en faisant signe à ses cousines et à Chérie, qui la suivirent. Quand elles furent toutes les quatre réunies dans le petit salon, Chérie accabla Aurélie de compliments sur son mariage, et Clarisse y joignit les siens.

— J’aurais désiré, dit Aurélie, qu’on m’épargnât davantage à table tout à l’heure ; mais je suis bien aise de pouvoir m’entretenir avec vous de ce grand changement dans ma vie.

Elle dit alors à ce propos, comme incidemment, tout ce qui pouvait relever les avantages de son mariage et le mérite de son fiancé.

— Vous l’aimez passionnément, n’est-ce pas ? demanda Chérie.

— Je dois maintenant l’aimer, répondit Mlle Bourdon.

— Tu habiteras Poitiers ? dit Lucie.

— Hélas ! oui ! fit-elle avec un long soupir, il faudra me séparer de ma mère.

Lucie eût été plus touchée de ce sentiment, si elle n’eût reconnu le soupir et la phrase d’une jeune mariée dont le Journal des Demoiselles avait raconté l’histoire.

Aurélie parla ensuite du magnifique trousseau que lui donnait son père et qu’on avait commandé à Paris ; mais elle ne dit rien qui associât ses cousines à son bonheur, et ne parla ni de les voir assister à ses noces, ni de les recevoir chez elle quand elle serait mariée. Ces choses-là n’avaient pas encore été traitées en Camille, et Aurélie n’aventurait pas plus un sentiment qu’une expression.

La famille Bertin se retira vers neuf heures ; M. Bertin ronflait déjà. Il ne faisait pas froid dehors. La lune, glissant entre les nuages, éclairait les objets d’une faible lueur, et un vague murmure qui s’élevait des champs semblait la respiration calme et douce de la nature endormie. Chaussées de leurs sabots et précédées de M. Bertin, qui portait le fallot, ces dames traversèrent les rues boueuses du village. Déjà presque toutes les maisons étaient fermées et silencieuses, excepté les cabarets, d’où, par les fentes des volets, s’échappait la lumière avec les chansons entrecoupées des buveurs.

— Ces chants-là, dit M. Bertin, feront pleurer femmes et enfants pendant la semaine.

— Hélas ! répondit sa femme, les égarements du vice plongent dans l’abîme de toutes sortes de maux !

Lucie pensa aux enfants de Luret, leur voisin, auxquels elle portait quelquefois dans ses poches le pain de son goûter et qu’elle soupirait de voir en haillons et nu-pieds sans pouvoir leur venir en aide. Leur père était là sans doute, comme il avait habitude le dimanche, et trop souvent le lundi.

Arrivés devant chez la mère Françoise, ils virent sa petite maison éclairée, et comme on n’avait fermé que le clion[2], laissant la porte ouverte au bon air du soir, ils entendirent une voix pleine et douce qui lisait. M. Bertin ayant regardé sans façon par-dessus la claie, vit que c’était Michel qui faisait la lecture à sa mère.

— Bien ! bien ! dit-il, en voilà un qui passe honnêtement sa soirée du dimanche ! Savez-vous ce qu’il lit ? Ça n’est pourtant pas bien gai. C’est les Conseils aux agriculteurs, dans l’almanach. Peut-être n’ont-ils pas d’autre livre ? Il faudra leur en prêter.

— Mais, répliqua sa femme, tu ne prétends pas, j’imagine, prêter à ces gens-là mes romans anglais, ni Mme de Genlis, ni…

— Oh ! je trouverai pour eux d’excellents livres dans la bibliothèque de l’oncle Grimaud, dit Lucie.

— Ils les gâteront.

— Bah ! tu as toujours quelque chose à dire, ma femme, repartit M. Bertin. Quand même ils les gâteraient, Grimaud n’en saurait rien, puisque jamais il n’y touche. Au reste, ça m’est bien égal.

— Moi, dit Lucie, je veux faire ce plaisir à Michel, c’est un brave garçon.

— Pardieu ! oui, la coqueluche des filles.

— Comment cela, papa ?

— Ma foi, je ne sais pas si c’est vrai, mais on dit…

— Ne vas-tu pas conter des histoires inconvenantes à ces demoiselles, s’écria Mme Bertin ; ouvre-nous plutôt la porte.

Car ils étaient au seuil de la maison.


IV


Pendant quelques jours, il ne fut question à Chavagny que du mariage de Mlle Bourdon et des belles noces qui auraient lieu. Comme ailleurs, la richesse des fiancés disposait tout le monde à prendre à leur sort un grand intérêt mêlé de respect. On exagérait même un peu cette richesse, car, dès qu’il s’agissait de centaines de mille, quelques-unes de plus ou de moins ne faisaient rien à l’affaire, et c’était bien tout un pour ceux qui en parlaient. On assurait que le préfet assisterait aux noces, et il y en eut des villages qui, ne sachant point ce que c’était qu’un préfet, répétèrent tout bonnement que le roi en serait : d’où le bruit se répandit bientôt que M. Bourdon et le roi Louis-Philippe s’étant remis en bon accord, il se pourrait bien faire que le roi vînt aux noces, ou tout au moins quelqu’un des siens. Certains savants du village objectaient la distance de Chavagny à Paris ; mais d’autres répondaient à cela que le chemin de fer à présent venait de Paris à Tours et que le roi d’ailleurs avait de bons chevaux.

Où l’on pensait le plus à ce mariage, bien qu’on en parlât peu, c’était chez M. Bertin. Dans cette famille qui jusque-là s’était le plus possible retranchée dans les illusions du passé, vivant au jour le jour, c’avait été une lumière sinistre éclairant l’abîme. Aurélie, jeune femme, reléguait déjà Clarisse et Lucie au rang des filles mûres ; et forcés de constater ce fait, contraints par là de supputer les chances d’avenir que possédaient leurs filles, à quoi pouvaient prétendre, que pouvaient espérer M. et Mme Bertin ? Malgré l’insouciance naturelle de l’un et les rêveries enfantines de l’autre, ils étaient donc préoccupés, et Clarisse et Lucie parfois surprenaient une inquiétude amère dans les regards de leurs parents attachés sur elles.

Pour elles aussi la vie s’était faite plus silencieuse, plus sombre, et la demeure où elles étaient nées, qu’elles aimaient, leur paraissait par moment obscure et froide comme un tombeau.

Chez Clarisse, d’ailleurs, cette impression existait depuis longtemps. Quand, au sortir des appartements de sa tante, elle rentrait dans le réduit délabré qu’ils appelaient le salon, toujours une horrible tristesse lui serrait le cœur. Depuis l’annonce du mariage de sa cousine, elle était visiblement plus souffrante, et ne quittait guère le coin du feu, en dépit du gai soleil d’avril qui chauffait la terre, et du renouveau qui se faisait partout, dans la prée où s’épanouissaient les violettes, dans le jardin où boutonnaient les lilas, dans la cour même où les poules faisaient entendre de maternels gloussements, parmi l’herbe reverdie où les pigeons roucoulaient éperdus d’amour. Couverte d’un châle et les pieds sur sa chaufferette, elle brodait languissamment, recueillie dans ses pensées, ou bien, ouvrant de romanesques bouquins déjà lus et relus, elle se plongeait dans une lecture que sa toux sèche et fêlée interrompait fréquemment.

Moins gaie qu’autrefois, Lucie était devenue plus active encore. Après s’être acquittée des soins domestiques, elle jetait quelquefois sa broderie et courait au jardin. Là, elle éclaircissait et sarclait les fraisiers, greffait quelques belles roses dans la haie sur de vigoureux églantiers, et de sa petite main armée d’un sécateur elle achevait de tailler les arbres fruitiers, d’après les leçons qu’elle avait reçues de son oncle.

Cependant, sous l’éclat des premiers soleils, le jardin offrait un aspect fort triste. Des six carrés qui le composaient, un seul avait été bêché, et les cinq autres gardaient encore sur un sol compact les débris des végétaux de l’année précédente, mêlés à des touffes d’herbes folles. Ce n’était pourtant pas Lucie qui pouvait remuer et ensemencer tout cela.

Un matin, vers dix heures, Lucie était au jardin. Elle venait de donner à ses fraisiers un dernier coup de sarcloir, et, tandis qu’elle s’appuyait au tronc d’un vieux pécher, haletante et la figure empourprée, elle regardait avec désespoir tout ce terrain infertile où s’étalaient joyeusement, comme des vagabonds dans un palais, sauges, lauriers pourprés, tithymales, séneçons et marguerites. À ce moment, M. Bertin parut. Il tenait ses mains croisées derrière le dos, et marchait les yeux fixés à terre. Sa figure enluminée, aux joues épaisses, était empreinte contre l’ordinaire d’une grande tristesse. Lucie, préoccupée de son côté, n’y fit pas attention d’abord, et, passant le bras sous celui de son père :

— Cher papa, dit-elle, décidons quelque chose, voyons ! Le jardin ne peut rester ainsi. Puisque Luret ne vient pas, nous ne pouvons faire autrement que de prendre un autre jardinier.

M. Bertin haussa les épaules.

— Eh ! je te l’ai déjà dit, Lucie, Luret nous doit de l’argent, et c’est pour cela qu’il faut l’employer ; autrement il ne nous payerait jamais.

— Ne vois-tu pas, cher père, qu’il y met de la mauvaise volonté ? qu’il ne veut pas venir ? qu’il ne viendra pas ? Cependant, si notre jardin reste en friche, que mettrons-nous sur la table cette année ?

— Je ne sais que faire, vois-tu. Quand j’essayerais encore de bêcher moi-même… tu sais bien qu’au bout d’un quart d’heure je suis tout en nage. Quant à prendre un autre journalier, nous n’avons pas de quoi le payer, ma pauvre fille. Tiens, ce qui m’occupe encore davantage, c’est notre champ, qui ne se laboure ni ne s’ensemence, tandis que tous les autres blés de printemps sont déjà faits. Il faudra, Lucie, que tu ailles toi-même chez Mourillon le presser de venir. Moi, je suis las de lui en parler. Ah ! rien ne va, ma pauvre enfant, rien ne va et j’ai bien du chagrin !

— Du chagrin ! répéta la jeune fille étonnée, car ce mot là n’était pas dans les habitudes de langage de M. Bertin. Quoi donc ? y a-t-il quelque autre chose encore, mon bon père ?

— Oui, la santé de la sœur commence à m’inquiéter beaucoup. Le docteur est venu tout à l’heure. Il a encore ausculté la poitrine, et alors il a fait deux ou trois grimaces que j’ai sur le cœur. Tiens, Lucie, je crains que ça ne finisse mal.

— Oh ! cher papa, dit Lucie, les craintes sont exagérées. Clarisse est si forte !

— Oui, certes, elle l’était. Mais songe donc qu’il y a déjà près de deux ans que cette maladie a commencé. Mon Dieu ! où peut-elle avoir pris ça ? Nous sommes tous robustes dans la famille. Mais, Lucie, ne dis rien de toutes ces choses à ta mère. Tout à l’heure, me sentant devenir tout bête, je m’en suis allé pour qu’elle n’en vît rien. Ah ! mon Dieu ! la voici ! Donne-moi ton sécateur, Lucie, vite, que je me sauve, et qu’elle ne se doute pas…

La voix de M. Bertin s’éteignit au milieu de sa phrase, mais deux larmes qui roulaient sur ses joues en achevèrent le sens. Il s’éloigna vivement, le sécateur à la main, tandis que sa femme lui criait : — Fortuné, où vas-tu donc ?

— Là-bas, couper des branches dont j’ai besoin, répondit le pauvre homme d’une voix rauque. Et, passant par une trouée de la haie, il disparut dans le pré.

— Ton père est toujours le même, il ne s’occupe de rien, dit Mme Bertin à sa fille. Je ne sais pourtant où donner de la tête, moi. M. Jaccarty sort de la maison. Il trouve que Clarisse a besoin de soins, de grands soins, m’a-t-il dit. Hélas ! ta sœur est sans doute plus malade que nous ne croyons. Il faut encore du sirop de Lamouroux et de l’onguent stibié. Que faire, Lucie ? nous n’avons pas d’argent ! Quatre francs suffiraient pour le moment, quoique bientôt après il faudra quelque autre chose. Enfin, nous n’avons pas même ces quatre francs. Je n’ai rien trouvé dans le tiroir, et je sais bien que ton père ne cache pas l’argent.

— Heureusement, j’ai cinq francs, moi, dit Lucie.

— Ah ! ma pauvre enfant, le prix des broderies que tu fais vendre à Poitiers. Je ne voudrais pas toucher à cela ; tu as besoin de tant de choses. Il le faut des souliers ; si nous trouvions un autre moyen.

— Je te les prêterai seulement, si tu veux.

— Oui, mais comment ferai-je pour te les rendre ? Ah ! ma chère Lucie, la vie est une rude épreuve, et si dans cette vallée de larmes la vertu ne nous soutenait pas… Vois-tu, il y a des moments où je cherche avec tant d’ardeur le moyen d’avoir un peu d’argent, que je vendrais pour cela de mon sang ou de mes années, si cela se pouvait !

— Maman, il y aurait des moyens très-simples, mais dont tu ne veux pas. En faisant comme les gens d’ici qui vivent très à l’aise avec aussi peu de terre que nous…

— Mais nous ne sommes pas des paysans, nous, ma pauvre petite. Nous n’en sommes, il est vrai, que plus malheureux ; mais enfin, puisque nous avons un rang, il faut bien le tenir.

— À quoi bon, maman, si, au lieu d’avantages, ce rang ne nous procure que des peines ? Pourquoi rester dans une situation mauvaise quand il se trouve des moyens honnêtes et faciles d’en sortir ? Je te l’ai dit souvent, si nous avions un porc à l’étable, cela nous fournirait de la graisse pour toute l’année, et de la viande souvent. Avec une chèvre, nous aurions du lait et des fromages. Nous pourrions encore… Sais-tu combien la Françoise a vendu son troupeau de dindons cet hiver ? Cent vingt francs, maman !

— Eh ! qu’est-ce que cela nous fait, ma pauvre Lucie ? Ne sais-tu pas, toi, combien de peine il faut prendre pour ces bêtes-là. En les nourrissant au grain, ils coûteraient plus chers qu’on ne pourrait les vendre. Tu ne voudrais pas, apparemment, comme la Françoise, les conduire dans les champs après la moisson, ni dans les prés manger des sauterelles, ni ramasser, l’hiver, le gland des chênes dans les bois ? Ah ! si nous vivions dans un désert, à la bonne heure ! oui, dans le désert, loin des hommes, nous serions moins infortunés ! La paix, la vertu, les fruits de la terre suffiraient à notre innocente vie, et les soucis de l’orgueil, les tourments de la vanité n’approcheraient point de notre cœur !

Elle soupira profondément, puis elle reprit :

— Un porc, une chèvre, c’est bien ! mais qui nettoierait les étables, puisque nous ne pouvons point avoir de serviteurs ? Tu sais bien que ton père ne toucherait pas à cela. Quant à toi, ma pauvre enfant, tu ne fais déjà que trop de choses indignes de ton rang. Croirait-on, à voir tes mains, que tu es d’illustre naissance ? Nous ne sommes plus au temps où les princesses pouvaient, sans déroger, garder les troupeaux.

— C’est bien étrange, dit Lucie, qu’une chose reconnue bonne et honnête ne puisse pas se faire à cause de l’opinion.

Sans répondre à cette observation, Mme Bertin continua :

— Il y a bien encore un millier de foin dans la grange ; mais quand le vendrons-nous ? Et ce ne sera jamais qu’une trentaine de francs, avec lesquels il faudra patienter jusqu’à la récolte. Puis nous devons vingt francs au cordonnier. Heureusement nous avons assez de blé pour attendre la moisson prochaine ; c’est le principal. Ah ! si ce n’était la maladie de ta sœur, nous pourrions, comme autrefois, quoique malaisément, joindre les deux bouts, le champ fournissant le pain, le jardin les légumes, les poules et les pigeons variant un peu l’ordinaire, et le produit du pré payant le vêtement. Tout notre mal vient de cette maladie. La main de Dieu s’est appesantie sur nous ! Et pourtant je vendrais mes chemises plutôt que de laisser Clarisse manquer de rien ! Il ne faut pas compter sur les Bourdon.

— Oh ! je ne voudrais pas, maman, recourir à eux. Pourtant, je suis sûre que dans un cas pressant mon oncle viendrait à notre aide.

— Tu ne sais donc pas ce qu’il a répondu à ton père qui lui demandait un prêt de cent francs ! C’était pour le trousseau de Gustave, quand il est allé à Poitiers. Eh bien ! M. Bourdon n’a pas rougi de mettre dix francs dans la main de son cousin, disant qu’il était à court d’argent, qu’il empruntait lui-même, et que, pour maintenir l’ordre dans ses affaires, il s’était fait une loi de donner ce qu’il pourrait, mais de ne prêter jamais. Ton père a dignement agi : il n’a pas voulu recevoir les dix francs, et désormais il songerait à emprunter au Grand-Turc plutôt qu’à M. Bourdon.

— Oh ! je le crois, maman. La conduite de mon oncle a été bien égoïste, et je n’aurais pas supposé…

— Ton oncle aime à rendre service, mais à condition qu’il ne lui en coûte pas d’argent. Vois-tu, ma pauvre fille, les cœurs désintéressés et magnanimes sont rares. Cependant ton oncle a fait bien des démarches pour placer Gustave, et nous ne devons pas oublier ce bienfait. Et Gustave ! reprit-elle après un instant de réflexion, pourquoi ne nous aiderait-il pas, lui ? Une place de quinze cents francs pour lui seul, tandis qu’à nous quatre, nous ne dépensons guère que la moitié de cela. Oh ! mais Gustave a bien autre chose à faire qu’à s’occuper de notre misère. Les jeunes gens ne songent qu’à leurs fantaisies. Quant aux femmes, elles sont nées sous une étoile funeste, ma pauvre Lucie. Ah ! quand tu as vu le jour, combien j’ai regretté que tu ne fusses pas un garçon !

— Maman, il ne faut pas accuser Gustave. Nous ne connaissons pas sa situation, nous qui vivons ici au fond d’une campagne. À la ville, où tout se vend, seul, au milieu des oisifs et des marchands, peut-être lui aussi se trouve-t-il bien pauvre ! Maman, soyons malheureux, puisqu’il le faut, mais ne soyons pas méchants, n’envions personne ! — Elle fondit en larmes.

— Ah ! ma chère Lucie ! ma chère fille ! s’écria Mme Bertin en pleurant aussi. Pardonne-moi.

— Quoi donc, maman ?

Elle se leva en essuyant ses larmes.

— Il faut que je sois bien faible et bien folle aujourd’hui pour pleurer ainsi. Pourtant je suis courageuse et gaie, tu le sais, et je ne m’ennuie jamais en travaillant. Je t’assure, maman, que je ne suis pas malheureuse. Si Clarisse n’était pas malade, et si vous n’aviez pas de soucis, mon père et toi, je chanterais toute la journée. Écoute, je vais chercher mes cinq francs, et quand le facteur de Gonesse passera, je le prierai d’acheter le sirop et l’onguent pour Clarisse. Nous les aurons demain. Puis, je vais aller tout de suite à la ferme des Èves presser Mourillon de venir faire notre labour ; et, en revenant, je prends ma broderie et me mets à tirer l’aiguille si vite que je pourrai bientôt envoyer à Poitiers un autre paquet de broderies. Prends courage, ma pauvre maman. La belle saison qui revient guérira Clarisse. Eh ! vois cette rose du Bengale déjà fleurie. Clarisse va être enchantée. Portons-la lui.

Elle entraîna sa mère en lui parlant de ses projets de travail, d’un dessin à grand effet, quoique d’exécution facile, qu’elle avait calqué la veille chez sa cousine, et qui certainement lui serait payé cher ; puis elle alla caresser la pauvre malade, et lui persuada de se promener un peu au soleil ; enfin elle prit son chapeau de paille, et, couvrant ses mains de gros gants de coton, elle descendit le sentier de la Prée, qui, se reliant à d’autres sentiers, joignait à travers champs la ferme des Èves.

Son pas, vif au départ, se ralentit peu à peu quand elle fut au milieu de la campagne. Le merle sifflait, les moineaux et les fauvettes sautillaient par terre, ou volaient à l’étourdie de branche en branche, ivres de joie sous un beau soleil. De toutes parts éclataient les primevères jaunes, et Lucie ne put s’empêcher d’en cueillir un bouquet. Même, à force d’entendre gazouiller les petits oiseaux, une roulade vive et joyeuse s’échappa de ses lèvres ; mais elle se tut, et au même instant ses yeux se remplirent de larmes.

Comme elle entrait dans les prés qui entourent la ferme des Èves, elle aperçut Lisa qui gardait ses moutons, assise sous une haie. Mlle Bertin se détourna un peu du sentier, afin de passer près d’elle et de lui dire bonjour. Mais, en approchant, elle vif que la petite bergère, immobile et les yeux fixes, pleurait de grosses larmes qui roulaient de ses joues sur son tablier.

— Lisa ! s’écria Lucie, qu’as-tu, ma pauvre enfant ? Dis-moi, que t’est-il arrivé ?

S’arrachant avec peine à son triste rêve, Lisa regarda Lucie, et dit plusieurs fois en secouant la tête :

— Ça n’est rien, mam’zelle, ça n’est rien.

— Mais non, ce n’est pas possible, reprit Lucie ; puisque tu pleures, c’est que tu as du chagrin ; dis-moi ce que c’est, pour que je puisse te consoler.

— Ça ne se peut pas, répondit la petite. Laissez-moi, s’il vous plaît.

N’en pouvant tirer autre chose, Lucie poursuivit son chemin.

Elle trouva son oncle à la ferme.

— Te voilà, ma belle, dit-il en l’embrassant. Tu viens acheter quelque poule ou quelque fromage ?

— Non, mon oncle, je viens pour parler à Mourillon.

— Hé ! Mourillon, viens vite. Voilà une belle visite pour toi.

Mourillon s’avança, la main à son bonnet de coton. Mais quand Lucie eut formulé sa demande, il devint un peu rogue, allégua son propre ouvrage, et dit que M. Bertin ferait bien de chercher un autre laboureur.

— En ce cas, vous auriez dû nous le dire plus tôt, répliqua la jeune fille, car nos semailles devraient être faites déjà.

— Ne t’inquiète pas, dit M. Bourdon, Mourillon est un finaud qui aime à se faire prier ; mais il compte bien faire votre labour, et je parie qu’il ira dès demain.

— Pourtant, not’ maît’, objecta Mourillon.

— Eh bien ! je vous remercie, mon oncle, dit Lucie.

Et tout aussitôt, entendant crier le jeune enfant de la métayère, que le petit chien Grisou avait renversé du tas de paille où sa mère l’avait assis, elle courut à lui.

— Je vois ce que c’est, dit M. Bourdon à son métayer. Bertin te doit encore la façon de l’année dernière !

— Tout juste, not’maît’, et c’est pas gai de travailler pour rien.

— Tu me dois bien dix-huit cents francs, toi, depuis trois ans.

Le métayer baissa la tête.

— Et je te tourmente si peu pour cela, que je vais t’avancer encore de l’argent pour la foire de Pairé. Ne fais donc pas le méchant avec les autres. Après tout, ce n’est pas le diable que d’envoyer là-bas demain et après-demain deux de tes gars avec quatre bœufs.

— Ça se fera donc, not’ maît’.

— Eh bien ! où est donc M. Gavel à présent ?

— Il a pris par là, dit Mourillon en montrant la chaume.

— C’est bon, c’est bon ! Qu’il se promène ; je n’ai pas besoin de lui.

Et M. Bourdon, suivi de son métayer, entra dans les étables.

Lucie aimait beaucoup les enfants. Elle prit le bambino dans ses bras, lui essuya le visage, et sut, à force de caresses, triompher de sa sauvagerie. Suzon et la petite Madeleine accoururent, et bientôt la Mourillon, apercevant Mlle Lucie, vint la saluer et s’asseoir auprès d’elle sur le tas de paille. On causa des petits. La mère disait leurs gentillesses que Lucie admirait sincèrement.

— Vous êtes heureuse, Mourillonne, d’avoir une si belle famille, des enfants si forts et si bien venus, depuis votre fils Cadet, un des plus beaux hommes du pays, jusqu’à ce petit Jean, si frais et si mignon.

— Héla ! mam’zelle, que de mal tout ça donne ! Si encore la peine qu’on prend arrivait à bien ? mais quelquefois c’est pas les petits qui donnent le plus d’ouvrage.

— Eh ! mais qu’a donc Lisa, demanda Lucie, qui se souvint. Je l’ai trouvée aux champs qui pleurait.

Le visage de la mère devint sombre tout à coup.

— À savoir, répondit-elle d’un air contrarié. Que voulez-vous ? Les filles ont comme ça des lubies. Le père l’aura grondée ce matin. Elle ferait mieux de filer sa quenouille et de s’occuper de ses ouailles.

Soupçonnant quelque secret de famille, Mlle Bertin n’interrogea plus et parla d’autre chose. Un moment après, elle quittait la ferme et reprenait le même chemin.

Elle allait franchir la petite barrière qui fermait le pâturage où Lisa gardait ses moutons, quand elle vit à travers les branches de la haie M. Gavel debout auprès de la bergère. Habituée à ne rencontrer que des paysans, la jeune fille s’arrêta indécise. Sans doute elle ne pourrait passer près de M. Gavel sans qu’il la reconnût et sans échanger quelques mots avec lui. Or précisément elle avait ce jour-là sa robe la plus fanée. L’amour-propre, joint à la timidité, décida Lucie à se détourner, en suivant au dehors l’enceinte du pâturage au lieu de le traverser. Elle ne risquait pas d’être vue, marchant à l’abri d’énormes haies déjà feuillées, dont les branches croissaient en pleine liberté. Arrivée près de l’endroit où se trouvaient de l’autre côté M. Gavel et Lisa, elle ralentit même son pas léger pour ne faire aucun bruit ; car elle ne voulait pas être surprise en délit de sauvagerie. Alors elle entendit les sanglots de la petite Lisa, et M. Gavel qui lui parlait ainsi :

— Je te le dis, M. Bourdon lui-même a remarqué ton chagrin, et ta mère nous soupçonne. Si tu n’étais pas une véritable enfant, je croirais que tu veux me nuire, et je te haïrais. Mais non, prends cet argent et promets-moi d’oublier ce qui s’est passé entre nous. Tu auras bien d’autres amants, va, petite folle, et cela ne t’empêchera pas plus tard de te marier.

Lucie n’en écouta pas davantage. Saisie de stupeur au premier moment, bientôt elle rassembla ses forces et s’éloigna, quoique ses jambes tremblantes eussent peine à la porter. Quand elle fut loin, elle se laissa tomber sur l’herbe, étonnée et frémissante dans toute la profondeur de son ignorance et de sa pureté. Voilà donc le bonheur de ma cousine ! Oh ! pauvre Aurélie !

Elle n’éprouva pas dans un seul repli de sa conscience la moindre satisfaction secrète d’avoir à plaindre celle dont la destinée avait toujours insulté à la sienne. Non ; elle était trop épouvantée du mal qui se révélait à elle ; elle en souffrait trop vivement.

C’est une dure épreuve pour une âme pure quand la connaissance du mal y pénètre. C’est une sorte de viol moral, et la virginité de l’âme en est à jamais détruite. Car à mesure que les révélations se multiplient, l’énergie de la révolte s’use jusqu’à s’éteindre, et la vertu ne s’élève jamais à la hauteur de l’innocence. Excepté ceux qui naissent avec des instincts pervers, le mythe de la Genèse est l’histoire de toute adolescence, et tous nous sommes tour à tour chassés de l’Éden par la connaissance du mal. — C’est un enfant qui, dans les mythologies antiques, représentait l’âge d’or.

Mon devoir est-il de me taire ou de parler ? se demanda Lucie. Outre Lisa, M. Gavel trompe indignement la famille Bourdon, et me taire serait consentir au malheur de ma cousine.

Mais à qui faire cette confidence ? M. Bourdon et M. Bertin étaient si peu chastes dans leurs plaisanteries, et leur manière d’apprécier les faits était quelquefois si peu morale, que la jeune fille se sentit déconcertée d’avance en face de l’un ou de l’autre de ces deux confidents. Quant à Aurélie, certes elle trouverait par trop inconvenante une pareille communication, et elle arrêterait Lucie dès les premiers mots. Le parti le plus naturel en apparence était de s’adresser à Mme Bourdon ; mais cette femme si aimable, si mielleuse, si parfaite, comme disait la bourgeoisie du pays, inspirait à Lucie une défiance instinctive. — Je consulterai ma mère, se dit-elle enfin, et reprit sa route. Mais elle ne fut guère soulagée par cette résolution, car elle sentait, sans se l’avouer, que le jugement de Mme Bertin ne pouvait être admis dans l’ordre des faits réels et tangibles. En effet, après la confidence de Lucie, Mme Bertin déclama longtemps contre les perfidies et les lâches trahisons des hommes ; ensuite elle déclara que c’était délicat ! très-délicat !… et finit par conclure qui fallait attendre… qu’on verrait… qu’il était dangereux de se faire de puissants ennemis… que parfois de terribles vengeances… M. Gavel ne pourrait-il pas provoquer Gustave, et venger dans le sang du frère l’injure faite par la sœur ? Enfin, combien n’avait-on pas vu de femmes vertueuses changer le cœur de leurs maris ! Cela même arrive presque toujours. Et pourquoi donc Aurélie ne ferait-elle pas ce miracle aussi bien que la comtesse d’Ostalis ?

Toutes ces considérations n’apaisèrent pas les perplexités de Lucie ; mais, ne sachant que résoudre, et retenue par une timidité insurmontable, elle attendit.

Le lendemain, dès l’aube, deux charrues conduites par Cadet Mourillon et par Michel entraient dans la cour de M. Bertin, suivies du petit François qui portait sur son épaule un long aiguillon. Lucie en bonnet de nuit et les épaules couvertes d’un petit châle, fraîche comme une fleur humide de rosée qui s’ouvre aux rayons du matin, servit aux laboureurs une soupe accompagnée de fromage et arrosée de piquette, repas ordinaire et trop frugal du travailleur. Puis, au lieu de les quitter aussitôt, Mlle Bertin se servit aussi de la soupe et mangea debout près de la table, s’entretenant avec eux du prix et de la qualité du blé, de la nature des assolements, de la gentille façon dont s’y prenaient la pluie et le beau temps cette année pour aider l’homme dans son travail. Elle faisait ainsi, non pas avec la condescendance affectée qu’y eût mise sa cousine, mais avec une simplicité sincère à laquelle ne se trompait point le paysan, et qui faisait dire dans Chavagny : — La demoiselle Lucie est une fille de bon cœur et de grande raison, qui n’est point fière et point ignorante.

Elle alla aussi dans la matinée, vers dix heures, jusqu’au lieu du labourage porter aux travailleurs du pain et du vin, et resta bien là une demi-heure à regarder, tout en tricotant, le soc étincelant creuser les sillons. Elle se sentait à l’aise au milieu de ces harmonies. C’était la vingtième fois qu’elle venait voir cela. Autrefois, petite fille, elle y passait des heures entières, écoutant avec délices le craquement de la charrue, le sourd gémissement de la terre, et les graves encouragements du laboureur à ses bœufs : — Ho ! ho ! allo ! allo ! Solar ! Vermoué ! et souventes fois aussi des jurements sonores, qui résonnaient à l’aise sous la voûte bleue du ciel, sans que Lucie en fût plus scandalisée que ne l’étaient Vermoué, Fauvet ou Solar. Ces bœufs semblaient toujours les mêmes, avec leur poil rouge ardent, leurs cornes blanches et noires, et cette tête patiente et forte, admirable de mansuétude, aux narines fumantes, aux grands yeux doux. Le ciel était semblable aussi. La prairie, les champs voisins, les chênes, le chemin creux, rien de tout cela n’avait changé. Seulement, au lieu de jouer en compagnie de Lucie avec les petites coupes et les glands des chênes, ou de dénicher des oiseaux ; au lieu, comme le petit François, d’aller devant les bœufs en les pressant de l’aiguillon, Michel, maintenant grand et vigoureux, dirigeait la charrue d’une main ferme, et Lucie, devenue une demoiselle, n’avait plus de loisirs, de jeux, ni d’insouci.

À midi, c’est la déliée. Les bœufs délivrés du joug furent amenés dans l’écurie près de quelques boites de foin, et les laboureurs prirent la collation (nom qu’ils donnent à leur repas du milieu du jour). Tandis qu’ils mangeaient, Lucie, qui cette fois n’avait pas faim, s’assit avec sa broderie près de la fenêtre. M. Bertin vint aussi pour causer. Il n’eût point admis les laboureurs à sa table, mais il se délectait dans leur conversation, sans réfléchir à cette anomalie. Assis à cheval sur une chaise, en face d’eux, la figure épanouie d’un gros rire, il se mit à gouailler Michel.

On m’en a dit de belles sur ton compte, mon gars ! Tu plantes là bien durement les filles, à ce qu’il paraît ?

— Eh quoi ! lui aussi ! pensa Mlle Bertin, avec un sentiment de surprise pénible, en levant les yeux sur la figure si franche et si douce de Michel.

Michel avait rougi et paraissait vivement contrarié. Un regard furtif qu’il jeta du côté dé Lucie rencontra les yeux de la jeune fille ; elle détourna la tête et se mit à broder avec plus d’attention.

— Vous savez m’sieur Bertin, répondit-il, que le monde aime à causer, et quand on cause trop, faut dire des bêtises.

— On dit aussi des vérités, reprit M. Bertin. Pourquoi diable es-tu sorti de chez les Martin avant la Saint-Jean ?

— Dame ! je l’ai déjà dit à tout le monde, et je veux bien encore vous le dire à vous, m’sieur Bertin ; c’est que je m’ennuyais du pays.

— Bah ! le mal du pays t’y a bien laissé pendant près de trois années ! Ce n’est pas pour trois mois de plus ou de moins qu’un garçon raisonnable comme toi rompt ses engagements.

— Vous ne l’en ferez point tomber d’accord, m’sieur Bertin, interrompit Cadet. Il est ostiné là-dessus, et personne chez nous ne lui en dit plus mot, parce que ça le fâche.

— Ça ne peut cependant que lui faire honneur, dit M. Bertin.

Bien étonnée, Lucie regarda son père, se demandant s’il plaisantait.

— La fille à Martin d’ailleurs n’est pas si secrète, reprit Cadet. Elle ne fait que pleurer depuis qu’il est parti, et tous ceux de Chavagny qu’elle rencontre, elle s’enquiert d’eux ce que fait Michel. Savez-vous m’sieur Bertin ? On dit qu’elle doit venir à l’assemblée de Pâques avec son père, pour le demander en mariage.

— C’est une brave fille, dit Michel, en se levant, une fille qui n’a jamais fait de nuisance à personne, et qui est donnante aux pauvres gens. Elle ne mérite donc pas qu’on jase tant sur elle, et pour moi je n’y saurais donner mon consentement.

Il se dirigea vers la porte, et M. Bertin s’écria :

— Mais tu n’as pas fini de manger, Michel, mon garçon ! Reviens, va, on ne t’en parlera plus.

— Merci, m’sieur Bertin, j’ai fini, dit le jeune homme, et il sortit.

— Elle est donc bien laide ? demanda M. Bertin à Cadet, après le départ de Michel.

— Pour ça, oui, assez joliment, dit Cadet. Pourtant elle n’est pas horrible tout à fait, et, quoiqu’elle soit encore bête comme une oie, c’est tout d’même drôle que Michel n’a pas voulu d’elle avec ses millions.

— Quoi, s’écria Lucie, vous parlez de la fille de Martin le guérisseur, une fille si riche, dit-on, et qui a déjà refusé plusieurs bourgeois ?

— Pargué, oui, mam’zelle, et des messieurs de Poitiers. Elle n’a pas voulu ni des plus huppés, ni des plus riches, et c’est Michel qu’elle veut.

— On assure, continua M. Bertin, qu’elle a pris le parti de le lui dire, voyant qu’il ne voulait pas la comprendre, et que tout de suite après Michel est allé demander au père son congé.

— Et que le père le voulait garder ! et qu’il a dit à Michel qu’il aimerait mieux pour son gendre un quelqu’un honnête homme et bon garçon qu’un mauvais sujet bien riche ! Et quoique ça, Michel a parti.

— C’est un drôle de corps, dit M. Bertin.

Cadet se leva de table. Il s’en allait, suivi du petit François, faire la mérienne (méridienne) dans la grange, sur la paille avec ses bœufs.

— Est-il possible, demanda Lucie, que ce paysan pauvre soit plus désintéressé que tant de riches bourgeois, et qu’il ait refusé d’être millionnaire ? Crois-tu cette histoire vraie, papa ?

— Ma foi ! oui, puisque tout le monde le dit, et que la fille, il paraît, ne s’en cache pas. Château-Bernier d’ailleurs n’est pas si loin.

Une étrange émotion saisit le cœur de Lucie. Elle ne connaissait que par ouï-dire la plus grande part des choses, et le monde pour elle n’était qu’une vague abstraction. Mais pourtant, sur le petit théâtre où elle était placée, l’avidité des richesses, la haine et le mépris de la pauvreté gouvernaient aussi les actions humaines. Elle n’imagina donc point, d’après le désintéressement de Michel, qu’on avait calomnié les hommes ; elle se dit : Il y a des hommes supérieurs aux autres, et Michel est de ceux-là. Alors elle se sentit heureuse de trouver enfin près d’elle de ces choses qu’elle avait rêvées, comme appartenant à des temps antiques ou à des lieux inconnus. La vie lui en parut plus belle, plus attachante, plus vaste. La joie du bien et du beau rafraîchit son âme, et, se trouvant tout à coup à l’étroit dans la maison obscure, elle s’en alla sous le soleil qui rayonnait dehors.

Au jardin elle rencontra Michel qui bêchait avec ardeur.

— Quoi ! dit-elle au jeune paysan, vous n’êtes pas allé vous reposer dans la grange avec les autres ?

— J’étais pas fatigué, mam’zelle Lucie ; et comme j’ai vu que vot’jardin avait besoin d’un coup de bêche……

— Oh ! certainement, dit-elle, il devrait être ensemencé déjà ; mais c’est la faute de Luret qui s’était engagé à le faire pour s’acquitter d’une petite somme qu’il doit : or il ne vient pas.

— Luret ! oh bien ! s’il vous doit de l’argent, il ne viendra pas, et vot’jardin, mam’zelle Lucie, restera cette année en friche. Ça serait dommage pourtant. Voulez-vous que je vienne y donner un bon coup la matinée du dimanche ?

— Oui… dit-elle en hésitant, car elle eût voulu parler d’une rémunération, mais elle n’osait pas. Depuis qu’elle savait l’histoire de la fille de Martin, elle éprouvait de la timidité vis-à-vis de Michel.

Obligeant comme il était, elle ne voulut point le laisser là tout seul pendant qu’il travaillait pour elle. Elle s’assit donc sur le tronc presque horizontal d’un pommier tortu et couvert de mousse, et offrit à Michel de lui prêter des livres.

— Oh ! mam’zelle Lucie, s’écria-t-il, vous ne sauriez me faire plus grand plaisir !

— Vous aimez beaucoup la lecture ?

— Oui, ça me fait du dimanche un jour de fête, et j’en ai pour toute la semaine à y repenser.

— Vous n’allez donc pas au cabaret, vous, Michel ?

— Oh ! je ne peux pas dire, mam’zelle Lucie, que j’y mette jamais les pieds, comme ça, pour contenter un camarade, ou faire une partie de boule avec les amis, mais ça n’est pas souvent ; et pour quant à causer à table une heure de temps, vis-à-vis d’une bouteille, ma foi ! je ne saurais. Les jambes m’y brûlent tout de suite.

— Mais vous allez faire aussi quelques promenades ?

— Oh ! oui. N’y a rien de gentil, par exemple, comme d’aller au bois, cinq, six, filles et garçons, pour cueillir des noisettes. On jase, on rit, on s’amuse, on se jette les noisettes à la tête. Car pour en manger, c’est pas la question. Vous souvenez-vous, mam’zelle Lucie, quand nous allions ensemble aux champignons, autrefois, y a bien neuf ans de ça, au moins, avec Gène et Chérie ? Après qu’on en avait ramassé, on s’asseyait pour les trier, tous quatre sous un chêne. Une fois la Chérie disait : C’est moi qui en ai le plus ! Non, que je disais, c’est mam’zelle Lucie ; et, toutes les fois qu’elle tournait la tête, j’en jetais un de son panier dans le vôtre. Nous riions, Gène et moi. Alors vous avez mis vot’ doigt sur vot’ bouche, comme ça, et d’un petit air sage vous me faisiez signe de pas continuer. Et puis vous ramassiez des berjottes, que vous appeliez des bruyères, et depuis je n’ai jamais vu ces petites fleurs qu’elles ne m’aient dit quelque chose de vous.

— C’était, dit en soupirant Lucie, un beau temps que celui-là !… Qu’avez-vous lu jusqu’ici, Michel ?

— Pas beaucoup de choses, mam’zelle : des almanachs, des Évangiles, une fameuse histoire, celle des Quatre fils Aymon ; des petits livres que j’ai trouvés par ci par-là, tous plus bêtes les uns que les autres, et puis un… que tant seulement j’ose pas vous dire.

— Ah !… fit Lucie, qui d’abord n’en demanda pas davantage ; mais, la curiosité l’emportant, elle ajouta : c’est donc un livre bien… désagréable ?

— Oh ! non, mam’zelle Lucie ; mais ça me fait une honte d’en parler, quoiqu’il soit bien beau ! Je voudrais pourtant vous en parler, à vous. Peut-être l’avez vous lu ? Si vous ne l’avez pas lu, je vous le prêterai ; ma mère me le rendra bien, quoiqu’elle me l’ait caché.

— Elle vous l’a caché ! mais pourquoi donc ? s’écria Lucie.

— Parce qu’elle était tout assottée de me voir tant pleurer. De fait, ça me rendait comme fou ; mais c’est égal…

— Enfin, dites-moi le nom de ce livre, Michel.

Paul et Virginie, dit-il rapidement, tout en bêchant de toutes ses forces.

Et un instant après, relevant son visage couvert de rougeur, il reprenait avec un regard timide : — L’avez-vous lu ?

— Oui, répondit-elle en rougissant aussi. En effet, c’est bien beau !

Un moment ils restèrent absorbés dans les mêmes émotions et dans les mêmes souvenirs.

Une pierre croulant du mur en pierres sèches qui bordait le chemin, leur fit tourner la tête, et ils aperçurent la Touronne qui passait par une brèche pratiquée là depuis longtemps et qu’on ne songeait point à relever, bien qu’elle s’agrandît chaque jour.

— Bonjour, mam’zelle ; bonjour, Michel. Savez-vous la nouvelle ? Le sous-préfet est au logis, à demander pour son fils Mlle Aurélie. Ainsi voilà qu’est ben sûr ; nous verrons la noce.

— On dirait que ça vous fait grand plaisir, mère Touron ?

— Oui, mam’zelle, moi j’aime comme ça le beau. Non pas comme chez nous aut’ paysans, que ça va tout à la flanquette, sans façon. N’y a pas de plaisir. Nous sommes trop bêtes. Mais, pour les messieurs, ils font tout comme il faut.

— Allons ! allons ! vous n’avez pas trop grande opinion de vous-même, Touronne, dit Michel d’un ton railleur.

— Mais, reprit Lucie, la simplicité est pourtant bien aimable, mère Touron ; et quant à moi, je suis persuadée que je m’amuserais davantage à une noce de paysans qu’à celle de ma cousine.

— Pas possible, mam’zelle, s’écria la femme du tailleur, qui ne put cacher son étonnement et son mépris pour une assertion si extraordinaire.

— Ah ! c’est que vous êtes bien, vous, mam’zelle Lucie, la meilleure demoiselle et la plus avisée qu’il n’y ait pas dans tout le monde ! s’écria Michel.

— Alors, mam’zelle, dit niaisement la Touron, quand vous vous marierez, faudra inviter des paysans à vot’ noce, et j’en serai, si vous voulez.

— Volontiers, répondit la jeune fille ; mais vous attendrez longtemps, mère Touron.

— Pourquoi ça, mam’zelle ? demanda hypocritement la paysanne, qui savait bien pourquoi.

— Parce que, dit Michel, mam’zelle Lucie attendra de trouver un homme qui la vaille ; et, ma foi ! elle pourrait bien ne pas trouver.

— Merci, Michel, dit Lucie en souriant. Vous tournez un compliment aussi bien que M. Gavel.

— Vrai, mam’zelle ? Alors, bon pour les compliments ; mais quant au reste, je tâcherai de mieux faire.

— Ah ! dit Lucie étonnée, vous n’avez pas bonne opinion de lui ?

— Dam ! il ne me va pas, répondit Michel embarrassé.

— Ce pauvre gars-là est fou, dit la Touronne. On sait bien qu’il ne considère ni l’argent ni ceux qui en ont. Pourtant, c’est-il pas l’argent qui fait tout le bien et la misère tout le mal ?

— Ça n’est point vrai, répliqua le jeune homme. Si j’étais riche, ma foi ! je ne jetterais point mon argent dans la rivière ; mais de savoir m’en passer, ne vaux-je pas mieux ?

Un son argentin avait déjà frappé l’air, et bientôt les cloches de Chavagny sonnèrent à toute volée.

— Ah ! dit la Touron, le mariage est fait ; un mariage qui ne ressemble guère à celui de mam’zelle Aurélie : des gens qui n’ont que leurs bras, Jeannette Vanneau, des Tubleries, avec Louis Barbet. Hé ! mam’zelle, à propos des Tubleries, savez-vous pas ? la mère à Gène Bernuchon, vot’ amie, elle est comme morte depuis ce matin.

— Morte ! s’écrièrent ensemble Michel et Lucie.

— Non, pas tout à fait. M, Jaccarty a dit qu’elle était en étargie. Elle ne bouge ni n’entend. Bernuchon a-t-envoyé chercher à Poitiers le grand médecin, car c’est un homme, Seigneur ! qui n’épargne rien pour sa femme :

— Pauvre homme ! dit Lucie, dont la figure était devenue toute pâle de tristesse ; pauvre Gène ! Il faut que j’aille les voir.

Et aussitôt elle s’éloigna d’un pas empressé.

— Est-elle bonne, dit Michel qui la suivait des yeux.

— Oui, repartit la Touronne, c’est une brave demoiselle ; dommage qu’elle ne soit pas riche comme sa cousine.

— Elle peut bien se passer d’être aussi riche, puisqu’elle est cent fois mieux.

— Mieux que Mlle Aurélie ! mieux ! avec sa figure blanche et sa robe de deux sous ! Par ma foi ! mon gars, faut que tu sois rudement toqué ! Faut même que tu sois toqué d’elle, et tu devrais la demander en mariage. Puisque tu ne veux pas des filles riches, c’est peut-être une demoiselle qu’il te faut.

— Vous dites des bêtises, Touronne, répliqua tranquillement Michel, et il se remit à l’ouvrage sans plus causer.


V


Ayant obtenu l’assentiment de sa mère, Lucie mit une robe de toile grise, blanchie par plusieurs lavages, coiffa son grand chapeau de paille, et partit pour le hameau des Tubleries, où demeurait Gène. C’était à demi-lieue, sur le coteau du Clain.

Il faisait vent frais, soleil chaud, lumière abondante et vive. À l’horizon, sur un fond bleu, s’entassaient des montagnes de nuages blancs dorés.

Lucie traversa le bourg, suivit un long chemin bordé de haies d’aubépine, et parvint à l’entrée d’une vaste plaine qui descend en pente douce jusqu’à la rivière. Le terrain est sablonneux ; il y a çà et là de gros châtaigniers tortus, à l’ombre desquels croît un fin gazon mêlé de mousse.

Le vent balançait les rameaux et courbait les blés verts, entre lesquels n’apparaissait plus qu’à peine la rouge terre des guérets.

Des papillons jaunes croisaient le chemin ; à quelques pas de la jeune fille s’abattit une fauvette qui chercha quelque chose à terre, et s’envola un brin de paille au bec.

Lucie marchait tout oppressée. À mi-chemin, elle s’étonna d’être déjà lasse, elle que la promenade ne fatiguait jamais. Elle sentait dans sa poitrine un poids énorme, comme si son cœur gonflé fût devenu lourd à porter. Elle s’avouait bien qu’elle n’était plus la même, qu’il s’était produit en elle un grand changement, et que c’en était fait de cette enfance heureuse poussée jusqu’à vingt ans. Tout ce qu’elle avait appris et pensé depuis quelques jours l’agitait profondément ; elle songeait aussi au chagrin de son amie Gène, et, de temps en temps, comme suffoquée, elle s’arrêtait afin de reprendre haleine.

Puis elle regardait autour d’elle en disant : Que c’est beau ! Le ciel éclatait de splendeurs ; de petites vapeurs s’élevaient des champs ; on entendait toujours la musique des cloches, dont les notes joyeuses se croisaient dans l’air avec des bourdonnements d’abeilles et des chants d’oiseaux. Les buissons étaient blancs de fleurs ; tout était ceint d’auréoles, et il y avait comme un grand sourire épanoui sur la face de la nature.

Puis les cloches se turent, et l’on entendit bientôt une harmonie plus ténue qui venait se rapprochant. Lucie reconnut les sons du violon jouant un air de danse villageoise. Un instant après se déroulait au haut de la plaine une longue file de chapeaux noirs et de cornettes blanches, d’habits bleus et de tabliers éclatants. C’était la noce de Jeannette Vanneau qui revenait de l’église et retournait au hameau des Tubleries. Après le violon venait la mayenne, bouquet énorme qu’on porte devant les mariés ; et de cette moyenne, du manche du violon, du haut de chaque cornette, rubans rouges et bleus flottaient au vent. Ils marchaient tous en cadence, d’un pas joyeux et rapide, les deux époux en tôle, se donnant la main. La mariée, vêtue de bleu et de blanc, avait un bouquet sur le sein, attaché par une ceinture rouge. Son regard était doux, son air modeste et heureux ; le marié la regardait souvent, et sa figure aux traits rudes était embellie par un sourire.

Ils n’ont que leurs bras ! répéta Lucie, en se rappelant ce qu’avait dit la Touron, et pourtant, comme ils ont confiance et comme ils sont heureux ! Quoiqu’ils n’aient que leurs bras, ils n’en élèveront pas moins de beaux enfants joufflus, dotés du même héritage. Ainsi, toute songeuse et tout émue, elle regarda cette fête du mariage humain passer au milieu des champs féconds, des bourgeons ouverts et des nids commencés, dans l’atmosphère enivrante des premiers jours d’avril.

Et quand le cortége eut défilé devant elle, et qu’il s’éloigna, son cœur se remplit de pensées tumultueuses. Entre la destinée de Jeannette Vanneau et celle d’Aurélie, si différentes pourtant, la sienne à elle était un abîme. Créée comme les autres pour nouer avec ses semblables le tissu de joies et de douleurs qui fait la vie humaine, elle resterait seule pourtant, inoccupée au milieu de la foule active des épouses et des mères. Au banquet de la vie elle se tiendrait debout, en arrière, comme un fantôme qui ne peut toucher aux mets des vivants. Et ses années, ses jours, la foule innombrable de ses heures s’écouleraient tous pareils, sans autre tâche que celle d’exister. Ah ! s’écria-t-elle du fond de son âme, je serais plus heureuse de mourir, car le mal de la mort est tout entier dans l’agonie, et qu’est-ce qu’une pareille vie, sinon une agonie de quarante ou cinquante ans !

Elle marchait lentement, les yeux voilés, regardant sans les voir les buissons d’aubépine dont les feuilles vernies reluisaient au soleil. Les sons lointains du violon lui faisaient mal aux nerfs.

Elle se dit ensuite : Mais je n’ai que vingt ans encore, et l’avenir seul a le secret de mon sort. Oui ; mais l’avenir ne fait guère que broder la trame fournie par le passé. La loi des mariages bourgeois, c’est l’égalité des fortunes ; elle s’en rappelait mille exemples, mille révélations. L’estime seule, prudente et froide, ne fait pas de mariages pauvres. L’amour… Elle haussa les épaules au souvenir des romans de sa mère. Pouvait-elle compter sur un amant romanesque, tombé des nues à Chavagny ? Non ; son jugement et sa modestie la préservaient de tels rêves. Elle comprenait que le roman est moins une peinture qu’une protestation. Paméla n’avait été mariée que parce que Lucie ne le serait point. Et Clarisse, d’ailleurs, n’était-elle pas là comme exemple ? Et Mlle Boc ? et tant d’autres ? Puis elle se rappela quel air hypocrite avait eu la Touron en supposant son mariage, et elle se dit : Mon arrêt est déjà prononcé dans l’esprit public.

Cependant quelque chose protestait en elle contre son chagrin même. Elle se disait : Si les hommes font du mariage une affaire d’argent et d’ambition, ce que je regrette si vivement a bien peu de prix, car le mariage sans affection sincère, n’est-ce pas encore la solitude ? Mais elle sentait confusément, en dehors de cette logique sévère, que dans le cercle des convenances extérieures pouvaient naître et se développer, même provoqués par elles, des attachements sérieux. On voit d’heureux ménages parmi les riches. L’amour, d’ailleurs, n’est qu’une moitié du mariage ; l’autre moitié c’est la maternité.

Une femme qui portait un petit enfant dans ses bras venait dans le chemin. C’était la Mourillon. Amie de la Bernuchon, elle revenait de la voir, et donna des nouvelles à Lucie.

— Héla ! mam’zelle, elle est comme une image dans son lit, froide comme la glace, les yeux fermés. Pour moi, m’est avis qu’elle est morte. Héla ! mon Dieu ! ce que c’est que de nous !

Tandis que la mère essuyait une larme, l’enfant souriait à Lucie.

— Vous devez être bien fatiguée, dit Mlle Bertin, de porter si loin ce gros enfant ?

— Et comment le laisser ? Il ne veut jà ! Si vous le voyiez s’agripper à moi en criant au perdu, quand je veux le donner à sa petite sœur ! Ma foi ! je travaille d’un bras et le tiens de l’autre. Nous ne sommes guère à l’aise tous deux, mais nous sommes contents. Pas vrai, Jean ?

Le petit riait d’un air d’intelligence en regardant sa mère. C’était un enfant d’environ dix mois.

Lucie le prit et, l’embrassant :

— Viens un peu avec moi, petit ami.

— Bien ! bien ! c’est bon ! je m’en vas, dit la Mourillon ; et, feignant délaisser l’enfant à Lucie, elle s’éloigna de quelques pas.

Le petit Jean, alors, poussa des cris horribles en tendant les bras vers sa mère, et, quand elle l’eut repris, il eût fallu le voir se blottir dans le sein maternel avec un cri sauvage de joie et d’amour ! Lucie dit brusquement adieu à la Mourillon, et s’éloigna vite. De grosses larmes coulaient sur ses joues. Si calme à l’ordinaire et de si douce humeur, la pauvre enfant était ce jour-là dans une disposition fatale, où tout ce qui se présentait à elle servait d’aliment au chagrin. Oh ! jamais ainsi de petits bras n’entoureront son cou ! Jamais elle ne sera l’amour et la joie d’aucune de ces petites créatures humaines ! Le doux et frais visage de l’enfant était toujours devant ses yeux ; elle entendait toujours ce cri qu’il avait jeté en se retrouvant dans les bras de sa mère, et, quoi qu’elle fît, elle ne pouvait retenir des sanglots.

Elle se hâta d’arriver au chemin creux qui descend le ravin de la Fontaine-aux-Fées. Ce chemin étroit, couvert de vieux chênes, est tapissé d’herbe et jonché de grosses pierres moussues. Les charrettes n’y passent point, et les gens non plus n’y entrent guère, à cause qu’il est hanté, dit-on, par le loup-garou. Pourtant, si l’on raisonnait un peu la chose, on n’y craindrait rien en plein jour. Mais on n’aime point ce chemin-là.

Mlle Bertin s’assit sur une pierre, et, courbant sa tête dans ses mains, elle s’abandonna au besoin de pleurer. Le silence régnait autour d’elle ; à peine entendait-on d’en bas le bruit de l’eau sur les cailloux.

Au bout d’un quart d’heure environ, elle se leva pour continuer sa route. Mais, n’étant point encore assez calme pour se risquer à être vue, elle resta quelque temps debout à la même place, fixant à terre ses yeux rougis, et cherchant des pensées moins tristes. — Que l’herbe épaisse est belle au fond des chemins creux ! se dit-elle. Ces pierres ne semblent-elles pas vêtues d’un beau velours vert aux nuances dorées ? Du velours ! Eh ! pourquoi dire ainsi ? Le velours est-il plus riche que la mousse ? Non, car il se fane aisément et se détruit, tandis que cette mousse, un instant foulée, va se relever et continuer de croître. Ah ! le vrai luxe, la vraie richesse, la vraie beauté sont dans la nature ! Que Jeannette Barbet vienne s’asseoir ici, elle aura un salon plus beau que celui de Mme Gavel. Et cependant, n’est-ce pas pour couvrir sa chambre et soi-même d’étoffes de soie et de velours que quinze mille francs de rentes sont nécessaires ?

Cet amour effréné d’une richesse inutile et, malgré tout, mesquine lui parut alors une maladie de l’espèce humaine. De même que la pluie développe les germes de la terre, de même les larmes semblent féconder l’esprit. En ce moment la pensée de cette jeune fille déchira l’enveloppe du monde étroit où ses parents l’avaient nourrie des miettes moisies d’un autre siècle, et, les yeux attachés sur la nature éternellement vivante et inépuisable, elle comprit soudainement que la terre est plus vaste et la vie plus haute que l’homme ne les a faites.

Elle descendit la pente du ravin, toute sérieuse, ne sentant plus le besoin de pleurer. En passant près de la fontaine, elle s’agenouilla, puisa de l’eau dans sa main et s’en rafraîchit le visage, tout en admirant les ficaires à fleurs d’or qui luisaient au bord dans les herbes, et se réfléchissaient dans l’eau. Les paysans donnent à ces fleurs le nom de clairs-bassins, parce qu’elles se plaisent dans les eaux pures.

C’est à côté d’un bois, au sommet du coteau, que se trouve le hameau des Tubleries. En entrant dans la chambre de la Bernuchon, Lucie la trouva remplie de femmes qui s’entretenaient à demi-voix, la quenouille au côté ou le tricot en main. Près du lit, dont les rideaux étaient fermés, Gène se tenait debout, immobile. À la vue de Lucie, elle se retourna, fit un grand cri et se jeta en sanglotant dans les bras de son amie.

Mlle Bertin s’approcha du lit, et toutes les femmes se groupèrent autour d’elle, comme si elles eussent espéré que la demoiselle pût trouver quelque remède. Une des qualités du paysan est le sentiment de son ignorance, d’où vient la naïveté de ses espoirs. Ayant entendu parler de ce qui se faisait en pareil cas, Lucie plaça un miroir devant la face livide de la moribonde, et fit remarquer un léger nuage qui ternissait la surface polie. Alors elle s’efforça de consoler Gène en lui répétant que cet état n’était pas mortel, et qui sait, peut-être était-ce une crise favorable qui terminerait la longue maladie de sa mère ?

Gène accueillait avidement les paroles de Lucie. — Puis, dit-elle, nous allons voir le grand médecin.

Ce grand médecin était le praticien le plus nouvellement établi dans la ville de Poitiers, où il faisait des miracles en attendant qu’un nouveau venu en fit de plus beaux à son tour.

— Le médecin ne peut pas guérir ça, dit une vieille à cheveux blancs en secouant la tête.

— Pourquoi, mère Peluche ? demanda Lucie.

La vieille humecta le chanvre dans sa bouche, façonna le fil entre ses doigts, tourna le fuseau, et répondit enfin d’un ton péremptoire :

— Je vous le dis !

— Mais pourquoi ? insista Lucie.

— Heuh !… puisque vous n’y croyez point, vous aut’ messieurs.

— Ah ! dit la jeune fille qui ne put retenir un sourire, vous croyez que c’est un sort ?

— Pardine ! Et qu’est-ce que ça est donc ?

— Une léthargie.

— Bon ! mais d’ousque ça vient ?

— Je ne sais. Un médecin peut seul…

— Les médecins n’y connaissent rien, mam’zelle, c’est le devin qu’il y faut.

— Mais sainte Radégonde ! dit Gène.

— Faut aller au devin ! répéta d’un ton absolu Peluche, qui ne voulut pas exprimer plus clairement la supériorité du devin sur sainte Radégonde.

— Bernuchon n’osera pas, à cause du curé, dit une autre.

— Eh ben ! le curé lui enterrera sa femme, répliqua l’obstinée Peluche.

— Pour quant au devin, dit une commère, n’y en a pas un comme Martin, de Château-Bernier.

— Il touche donc toujours, quand même il est si riche ?

— Pensez-vous ? Et s’il ne touchait pas, qu’est-ce que ferait le monde ?

— Quand même son fils viendrait plus riche encore, il toucherait tout de même, puisqu’ils ont ça de père en fils.

— Et c’est de là que leur vient leur grande richesse, observa Lucie.

— On donne ce qu’on veut, mam’zelle, pas davantage. N’y a donc rien à dire.

— À donc, pour les cassures, a-t-il son pareil ? Ça c’est une chose bien connue. Même pas plus tard qu’à la Saint-Jean dernière, il a raccommodé mon homme que les médecins avaient estropié.

— Et s’il n’était pas devin, reprit Peluche, comment donc saurait-il ça, puisqu’il ne l’a point appris ?

— Moi, dit une des femmes, ça m’est arrivé, dans ma petite jeunesse, une chose comme à la Bernuchon.

— Ah !

— Vraiment ?

— Voyez-vous !

— Pas possible !

— C’est comme je vous le dis. Ça me dura quinze jours.

— N’en crois rien, dit tout bas Lucie à Gène épouvantée.

— Et tout ce temps-là ne pris rien, ni eau, ni vin, ni miette de pain, tant y a qu’autant valait dire que j’étais morte, quoi ! puisque ne bougeais rien, et tous mes mondes (parents et amis) croyaient bien que j’étais passée. Moi de ce temps-là étais tout aise. Il me semblait d’être dans un bel endroit où y avait tout plein de petits enfants jolis ! jolis comme des anges, quoi ! puisque c’en était.

— Seigneur !

— Qu’est-ce que vous disez là ?

— C’est-il Dieu possible ?

— C’est comme je vous le dis. Quand je me remémore comme c’était joli, je voudrais y être encore. Ils chantaient menu, menu comme des cheveux, et moi j’étais ben aise, allez. Enfin, quoi ? pour vous le dire, personne m’ôtera de l’idée que c’était le paradis.

— Bah ! allons ! allons !

— Ouah !

— Croyez-vous ?

Cette dernière assertion rencontrait évidemment beaucoup d’incrédulité, non tant pour la chose elle-même qu’en raison de celle qui parlait.

— Fallait au moins que vous fussiez ben jeune dans ce temps-là, observa une des assistantes !

— Eh ben ! voyez-vous, pour ce qui est de la maladie, c’était un sort. Nous avions une voisine qui était sorcière. Un jour elle me dit, qu’elle dissit, viens, qu’elle dit, viens aux champs avec moi. Moi, j’y allai donc. Elle avait comme ça des lopins dans sa poche, des croûtes qu’elle donnait à sa chèvre. En veux-tu ? qu’elle dit. Veux ben, que je dissis. En mangeai donc, et tout d’abord me v’là malade.

— Voyez-vous !

— C’était ça !

— Pardine !

— Vot’ mère fuit (alla) chez le devin ?

— Non point ; v’là comme ça se passa. La sorcière voyait ben que tout le monde lui voulait mal à cause qu’elle m’avait jeté le sort ; quelques-uns même songeaient de lui jeter des pierres ; elle eut peur, et v’là qu’un jour, — je m’en souviens comme si c’était hier, — elle entre et dit à ma mère : Comment va votre fille ? comment va-t-elle ? faut, qu’elle dit, lui faire une soupe à l’oignon. La v’là donc qui prend la poêle et qui me fait une soupe à l’oignon. Qu’a-t-elle mis dedans ? ma mère le vit point, et jamais personne le saura. Elle m’en apporte, et comme ça, donc, j’en mange une goulée (bouchée) ; puis, elle donne le reste à sa chèvre. Moi, tout de suite, me sens mieux ; mais v’là-t-il pas que la chèvre se met à bailler des bramées, des bramées, qu’on l’entendait de partout. Pour quant à la sorcière, elle s’en était allée, emportant la clef de l’étable, si ben que personne put entrer. Au soir, on trouva la chèvre morte, et moi fus guérie tout d’un temps.

— C’est-il clair, ça ?

— En v’là-t-une histoire !

— Allez ! allez !

Chacune se signa ; la nuit tombait, et, comme venait l’heure du souper, les femmes s’en allèrent l’une après l’autre, après avoir prodigué, chacune à leur manière, espérances et recommandations. Bernuchon alors rentra et s’assit morne près du foyer, après avoir jeté sur sa femme un coup d’œil rapide. Mlle Bertin ne put se résoudre à laisser le père et la fille abandonnés seuls à leur chagrin.

Ils n’ont rien mangé peut-être depuis ce matin ? pensa-t-elle.

Alors, feignant d’avoir faim elle-même, elle activa le feu, prit la poêle, demanda du beurre et des œufs, et avec cette habileté gentille qui la caractérisait, elle fit si bien, que Gène et son père, voulant faire honneur à leur convive, prirent suffisamment part au souper.

— Mais à présent, dit la jeune paysanne, il fait nuit, mam’zelle Lucie, et vous êtes bien loin de chez vous. Mon père va vous reconduire.

— Non, répondit Lucie, je reste ici. On devinera bien chez nous que je n’ai pas voulu vous quitter.

Assise au foyer, près d’eux, et, de tout son cœur, essayant de leur venir en aide, elle parvint à les faire causer de leur chagrin, qui de la sorte s’épanchait. De temps en temps, elle se levait et allait frotter les tempes de la malade.

On frappa. C’était Michel.

— Bonsoir ! dit-il en entrant ; vous avez ben de la peine par ici ! Ma journée finie, je suis venu vous voir. Il serra la main de Bernuchon. Gène voulut lui répondre et fondit en larmes. Pauvre Gène ! dit Michel en l’embrassant. Alors, avec cette liberté d’allures et de sentiment que les paysans seuls ont conservée, Gène entoura de ses deux bras le cou de Michel et se mit à sangloter en poussant des cris, comme si la vue de cet ami eût renouvelé sa douleur. De grosses larmes coulaient sur les joues de Michel.

Après qu’on eut repris, du moins à l’extérieur, un peu de calme, et qu’on eut échangé sur la situation toutes les tristesses et toutes les espérances que chacun trouvait en soi, le jeune paysan dit à Lucie :

— Nous partirons quand vous voudrez, mam’zelle ; vot’ mère est en peine de vous, et, quand elle a su que je venais, elle m’a chargé de vous ramener. Puis il ajouta plus bas : Mme Bertin m’a dit comme ça qu’elle ne voulait pas que vous passiez la nuit près d’une morte, qu’elle viendrait plutôt vous chercher. Lucie connaissait les faiblesses et les bizarreries de sa mère ; elle n’hésita plus, embrassa Gène et partit avec Michel.

Le ciel était couvert, la nuit sombre ; à peine apparaissaient quelques étoiles entre les nuages ; mais le chemin était facile, et, marchant côte à côte, ils causaient.

— Vous avez conservé pour Gène toute votre amitié d’autrefois, dit Lucie.

— Oui, mam’zelle, car c’est une bonne fille que Gène, et aimable et gentille. C’est un plaisir que de causer avec elle. Peut-être est-ce parce qu’elle cause d’habitude avec vous. Oui, j’ai son chagrin sur le cœur.

— Je suis très-fâchée, dit Lucie, de ne pouvoir rester auprès d’elle pour l’aider et l’encourager ; car ses voisines lui portent plus de trouble que de secours. Ne veulent-elles pas envoyer chercher le devin, celui de Château-Bernier, votre ancien maître ? Qu’en dites-vous ?

— Oh ! c’est un homme habile pour les cassures de bras ou de jambes, mais non pas, à ce que je crois, pour les maladies.

— Et qu’en savez-vous ?

— Pas grand’chose, mam’zelle ; mais je sais qu’il n’a pas étudié, qu’il ne connaît point le dedans du corps, et y a-t-il moyen qu’un homme, tant fin soit-il, sache à lui seul, sans l’avoir appris, tout ce que les autres ont trouvé depuis que le monde est monde ?

— Alors, vous ne le croyez pas sorcier ?

— Non, mam’zelle Lucie, non, j’en jurerais : il ne l’est point. Voyez-vous, je l’ai ben regardé quand j’étais chez lui. Pour ce qui est de la pluie ou du beau temps, de la grêle ou de la gelée, j’en sais d’aussi fins qui ne sont pas sorciers. Non plus, il ne sait pas mieux qu’un autre ce qui se passe chez lui quand il n’y est pas ; mais c’est seulement un finaud qui connaît son monde, et qui, à cause de ça, devine souvent ce qu’on n’a pas dit.

— Puisque vous êtes si pénétrant, Michel, à coup sûr vous ne croyez pas qu’il existe des devins ?

— Pour quant à ceux que je ne connais pas, mam’zelle Lucie, je n’en saurais parler.

— Quoi ! vous pourriez supposer que certains hommes aient un pouvoir surnaturel ?

— Ah ! mam’zelle Lucie, il y a tant de choses que je ne sais pas ! Et si donc je voulais dire ça est ou ça n’est point, serais-je pas un grand sot ? J’enrage ben assez déjà, allez, d’être un ignorant.

Lucie avait reçu quelque peu sa part du scepticisme bourgeois dont la vanité est le seul principe. Pourtant elle se fût moquée de Michel s’il eût fait l’esprit fort ; mais comme elle était naturellement simple et franche, elle aima la franchise et la simplicité de ce jeune homme. Elle aussi, elle savait réellement bien peu de chose ; mais chez M. Bourdon, où le monde venait se reproduire dans le microcosme des journaux, elle avait entendu traiter ou plutôt effleurer bien des sujets. Elle se rappela donc que, entre le réalisme et l’illuminisme, après tout, la question était encore pendante. Vis-à-vis de l’inconnu, ces gens comme il faut, qui tranchent tout par la négative, qu’avaient-ils de plus que Michel ? rien que l’outrecuidance de la sottise. Donc, elle répondit au jeune paysan :

— Peut-être la science vous apprendrait-elle peu de chose à cet égard ?

— Quoi ! mam’zelle Lucie ? s’écria-t-il avec surprise, la science, n’est-ce pas de savoir ?

— Oui ; mais, à ce que j’ai entendu dire, les savants ignorent encore la plus grande partie des choses, et précisément ce qu’on voudrait le plus connaître.

— Si c’est comme ça, tant pis ! dit-il un peu déconcerté. Puis il reprit au bout d’un instant : Oui, c’est juste ; faut ben qu’il reste quelque chose à apprendre, sans quoi les savants n’auraient plus rien à faire, et ils s’ennuieraient ; car ça doit être un plaisir de chercher le comment et le pourquoi des choses, quand on a devers soi tout ce qu’il faut pour bien chercher. Mais c’est une grande pitié, allez, mam’zelle Lucie, quand, sur tant de questions qu’on se fait, on n’a rien à répondre, sinon qu’on ne sait pas !

— Quoi ! cela vous tourmente réellement ? demanda-t-elle.

— Oui, mam’zelle Lucie ; est-ce pas naturel ? faut-il pas savoir ce qu’on est venu faire au monde ? et comment on s’y doit conduire ? et pourquoi telle chose est ainsi, telle autre comme ça ? N’y a-t-il pas des choses qui vous tournent la tête à ne plus savoir de quel côté aller ? Oh ! oui, des fois ça me dévore, et si alors on m’offrait, — une supposition, — de faire un marché comme quoi je m’engagerais pour étudier, comme un soldat pour la guerre, eh ben ! ma foi, je donnerais toute ma vie pour rien…

— Ah ! vraiment ? Et vous ne pensez pas toujours ainsi ?

— Non, parce que voyez-vous… Mais à quoi ça sert-il de tant parler de moi ?

— Cela m’intéresse, dit naïvement la jeune fille.

— Est-ce possible, mam’zelle Lucie ? vous qui parlez d’habitude avec les gens bien appris.

— Je vous assure, Michel, qu’entre les bourgeois et les paysans la différence n’est pas tant dans les idées que dans le langage. Et pour les idées, j’aimerais presque mieux celles des paysans, parce qu’ils connaissent leur ignorance et qu’ils ont à cause de cela plus de bonne foi et de simplicité.

— Vrai ? dit Michel avec émotion ; puis en riant il ajouta : J’en sais quelques-uns de ben têtus.

— Comme il y a beaucoup de bourgeois sincères et simples, répliqua Lucie. Voyez-vous, Michel, je le disais bien, il est difficile de marquer la différence. Mais avec ceux que vous croyez si intelligents, on a rarement des conversations bien intéressantes ; et, par exemple, chez mon oncle Bourdon, presque jamais on ne parle de choses sérieuses, ou bien c’est d’un ton léger comme en se moquant.

— C’est drôle, dit Michel.

— Eh bien, reprit-elle, dites-moi pourquoi ce désir d’étudier n’est pas toujours le même en vous ?

— Puisque vous voulez le savoir, mam’zelle Lucie, répondit-il avec embarras, je puis ben vous le dire. C’est que… ai-je pas vingt-deux ans ? Et c’est pas le tout que d’étudier, il faut vivre… faire comme les autres… se marier… Et quand j’y pense aussi, à cela, ça m’affole d’une autre manière… Ah ! c’est un grand tourmentement que la vie ! Autrefois, dans le temps de sa petite jeunesse, on était ben plus tranquille. Et pourtant ça n’est point une vraie peine que d’être remué comme ça si grandement, est-ce pas ?

— Quelquefois, répondit-elle en hésitant.

— Ah ! s’écria-t-il avec beaucoup de vivacité et de sympathie, vous avez du chagrin, mam’zelle Lucie, je le sais ! Quand je vous ai rencontrée l’autre soir dans la Prée, vot’ voix m’a dit que vous aviez pleuré.

— Non, non, balbutia-t-elle avec confusion ; puis revenant à plus de franchise : Eh bien ! oui, Michel, j’ai mes chagrins. Vous savez, on prétend que chacun a les siens… Mais je ne comprends guère les vôtres.

— Je n’en ai point, mam’zelle Lucie ; des invaginations comme ça tout au plus, des folies… Je puis ben vous le dire, puisqu’il n’y a pas de mal ; et ça m’est un charme de causer avec vous, car je ne cause jamais comme ça avec personne. Eh ben ! c’est que je songe grandement à me marier, mais seulement avec une fille que je pourrais aimer tant, oh ! mais tant !… que peut-être ne la trouverai-je… Si je disais ça à d’autres, ils se moqueraient de moi, au moins.

— Je ne me moquerai pas de vous, moi, répondit Lucie, je trouve que vous avez raison. Mais je connais celle qui vous conviendrait, il me semble, c’est Gène.

— Peut-être bien, répondit Michel d’un ton rêveur.

Ils arrivaient à Chavagny. Quoiqu’il ne fût pas dix heures, tout le monde était couché déjà, les maisons étaient obscures et même aussi les cabarets, vu que ce n’était pas le dimanche. Dans ces rues étroites, sombres et raboteuses, il faisait plus sombre que dans la campagne, si bien que Lucie tout à coup heurta contre une grosse pierre et faillit tomber. Elle eut peur et fit un léger cri.

— Ah ! pardon, s’écria Michel, qui s’éveilla comme d’un rêve, pardon, mam’zelle Lucie, j’aurais dû vous aider. On n’y voit plus goutte, donnez-moi la main.

Lucie lui donna la main et ils continuèrent de marcher.

Peu à peu la jeune fille trouva que la main de Michel était bien brûlante, si brûlante enfin qu’elle voulut retirer la sienne, sans trop savoir pourquoi. Mais elle ne put se dégager, parce qu’à mesure qu’elle essayait de la retirer, la main de Michel se serrait davantage. Elle dit alors :

— Je vous remercie, Michel, à présent je puis marcher seule.

Il ne répondit que par une étreinte si forte que Mlle Bertin s’écria :

— Mais à quoi pensez-vous donc, Michel ? vous me faites mal.

Il poussa une vive exclamation et ouvrit la main avec effort. Mais il ne dit rien, et Lucie trouva que Michel était bien un peu extraordinaire.

Un instant après, comme ils arrivaient à la maison de la mère Françoise :

— Bonsoir, mam’zelle, dit Michel brusquement, et, se précipitant vers sa demeure, il laissa Mlle Bertin dans les ténèbres, au milieu du chemin qui longe le cimetière.

Pour le coup, Lucie fut surprise et vivement désappointée. Elle venait de se livrer naïvement au plaisir d’admirer l’intelligence et la noblesse de ce jeune homme ; elle s’était même étonnée de trouver en lui une politesse naturelle, due évidemment à des instincts délicats, et le voilà qui tout à coup devenait indifférent, grossier même. Comment se faisait-il ?… Est-ce là ce qu’il appelait ses tourmentements, ses folies ? Peut-être. Mais alors, c’est qu’il est fou en effet.

Elle entendit derrière elle un pas rapide, et à la faible clarté que jetaient de rares étoiles dans ce chemin découvert, elle reconnut à ses côtés Michel, qui dit aussitôt d’un ton triste et humble :

— Vous me trouvez bien malhonnête ! n’est-ce pas, mam’zelle Lucie ? Comment ai-je pu vous laisser toute seule comme ça ? Pourtant, croyez-le bien, ce qui me ferait le plus de peine au monde, ça serait si vous étiez malcontente de moi.

— Vous prenez du souci pour peu de chose, répondit-elle, car le chemin n’est pas long, et je n’ai pas peur.

— Oh ! n’ayez pas peur, dit-il d’une voix émue, car je vous le jure, mam’zelle Lucie, je me battrais plutôt avec le diable, s’il osait seulement passer à côté de vous.

— Il n’osera pas, répliqua-t-elle en riant, soyez tranquille.

Ils cessèrent de parler. À cause de l’inégalité du chemin et de l’obscurité, ils marchaient lentement, le jeune paysan réglant son pas sur celui de Lucie, quand à gauche, au bord du cimetière, ils aperçurent une forme blanche, qui semblait d’abord une boule énorme, puis qui s’éleva, s’amincit et sembla toucher jusqu’aux arbres.

— Qu’est-ce que cela ? demanda Lucie à voix basse.

— Je ne sais pas, répondit Michel d’une voix altérée. Venez, mam’zelle Lucie, nous passerons par le pré.

— Non, non, dit-elle, il vaut mieux savoir ce que c’est.

Elle s’avança vers le fantôme qui sembla courir devant elle, une sorte de voile blanc flottant derrière lui.

— Oh ! je le joindrai, dit la jeune fille : gaiement.

Et voyant que Michel ne la quittait pas, elle se mit à courir, et elle était près d’atteindre le fantôme, quand celui-ci tout à coup roula dans le chemin à ses pieds. Surprise, elle ne put retenir un cri.

À ce cri, Michel sauta sur le fantôme et le prit à la gorge. On entendit alors d’étranges râlements, et ces mots entrecoupés :

— Pardon pour mes péchés ! mon bon monsieur le diable ? Héla ! héla ! ayez pitié de moi !

— C’est-il vrai que tu es un homme ? s’écria Michel ; voyons, qui es-tu ?

— Vous le savez ben, je suis le tailleur. Lâchez-moi vite ! Si vous aimez les cierges, ou quoi que ce soit, on vous en donnera.

— C’est, ma foi, le tailleur, dit Michel en se relevant. Pardieu ! vous êtes drôle, vous, de courir comme ça en chemise passé dix heures.

— Et toi qui serres comme un diable, es-tu pas Michel ?

À quelques pas retentissait le fou rire de Lucie.

— Au nom de Dieu, Michel, dis-moi ce que c’est qui rit là-bas, et qui me semblait un revenant ?

— Innocent ! c’est mam’zelle Lucie.

— Mam’zelle Lucie ! à cette heure-là, ici ! Comment que j’aurais pu deviner ? Je voyais ben que ça n’était ni un homme ni une femme, et je songeais pas que ça pouvait être une demoiselle.

Puis, tout en se rajustant du mieux possible, s’adressant à Lucie, dont la robe gris clair paraissait blanche au milieu des ténèbres :

— Ah ! c’est vous, mam’zelle ! Tiens ! vous avez donc pas peur de vous enrhumer, que vous vous promenez comme ça à la fraîcheur.

La voix du tailleur s’était raffermie au point d’être goguenarde. Lucie le remarqua bien, mais dédaignant d’expliquer à cet homme comment elle se trouvait dehors si tard en compagnie de Michel, elle répondit :

— Je crains plutôt pour vous, mon pauvre Touron, car vous vous romprez les os quelque nuit à rouler ainsi dans les chemins.

Cette réponse mit le tailleur fort en colère, car il savait qu’on l’accusait dans le village d’être loup-garou, et il crut, bien à tort, que Mlle Bertin parlait de cela. Mais il n’en témoigna rien, ce qui n’était pas bon signe, et faisant mine de rentrer, cependant il resta sur le seuil de la porte, caché derrière le clion, et, de la sorte, il entendit Mlle Bertin dire à Michel en le quittant : À demain ! car Michel devait revenir, avec les Mourillon, pour achever le labourage.



VI


Le lendemain Lucie remarqua chez Michel un grand changement. Il n’était plus gai ni communicatif ; il mangeait à peine. Son regard si clair et si pur était abaissé. Il semblait honteux et ne regardait Lucie que furtivement.

— Qu’a-t-il donc ? se demanda-t-elle. Est-ce le souvenir de son impolitesse d’hier ? Mais il l’a réparée. Peut-être est-ce à cause de la superstition qu’il a montrée dans notre rencontre avec le tailleur ? mais son courage n’en a été que plus grand. Tant d’autres à sa place se seraient sauvés à toutes jambes, ou se seraient trouvés mal de peur. Moi-même j’éprouvais un saisissement involontaire, et je n’aurais pas été si brave sans la présence de Michel.

Elle profita de la réserve du jeune homme pour l’examiner à loisir, en le comparant à Cadet Mourillon, qui, disait-on, faisait la cour à Gène. Le résultat de l’examen fut cette exclamation intime : Quelle différence ! Cadet est ce qu’on appelle un beau garçon, pour signifier un homme grand et fort qui n’est pas laid, tandis qu’outre les avantages de la taille, Michel a une figure si intelligente et si douce ! un front si élevé ! des yeux si vifs et si noirs ! Cadet a l’air honnête, Michel a l’air noble. Les mouvements de celui-là, malgré sa jeunesse, ont de la gaucherie et de la lourdeur ; celui-ci a vraiment de l’élégance, et puis, comme Gène, le goût des choses élevées, du tact, de la sensibilité. Ils sont faits l’un pour l’autre, comme disent les romans. Pourvu que Michel pense à Gène ! Car elle, il serait bien impossible qu’elle hésitât entre Michel et Cadet.

Lucie se complut dans l’idée du bonheur de son amie. Elle se représenta Michel et Gène mariés vivant à l’aise aux Tubleries du produit de la vigne, du jardin et du champ. Elle vit Gène vaquer aux soins de la basse-cour, et du ménage, un petit enfant dans ses bras, puis, toujours, avec le doux fardeau, elle allait s’asseoir au bord du champ que labourait Michel, et celui-ci, en conduisant ses bœufs, jetait sur l’enfant un doux sourire, et regardait sa femme… comme il pouvait regarder celle qu’il aimerait tant !

Mais à cet endroit du rêve, Lucie dut étouffer un soupir. Comme elle avait résolu de ne plus se livrer au chagrin, elle se mit à penser à autre chose.

Elle était en veine de comparaisons, car elle en fit une autre assez étrange entre Michel et son cousin Émile Bourdon. Certes, Émile était un bon garçon ; mais excepté son admiration sentimentale pour Mlle de Parmaillan, Lucie n’avait jamais surpris en lui l’émotion d’une pensée, ardente. Ceux de ses jeunes amis qu’il amenait quelquefois à Chavagny, avaient aussi bien que lui-même le ton léger, tranchant, railleur à tout propos. Ils ne témoignaient guère de considération que pour eux-mêmes, et, que ce fût naturel ou volontaire, jamais un mot d’enthousiasme ne leur échappait. Michel, au contraire, était plein d’exaltation ; il joignait un bon sens remarquable à des aspirations généreuses, à une délicatesse de sentiments que jusqu’ici Lucie n’avait guère trouvée qu’en elle-même. Quant à ce genre particulier qu’on prend à la ville, et qui certainement eût dû faire pencher la balance en faveur d’Émile Bourdon, ce n’était, aux yeux de la jeune campagnarde, qu’une anomalie, bien plus frappante pour elle que le ton et le langage de Michel.

À la collation, sur une question fort simple qu’elle fit à Michel, il se troubla et rougit. Mais qu’a-t-il donc ? se demanda-t-elle encore. Et elle chercha de nouveau. Depuis les confidences du jeune paysan, Mlle Bertin se sentait vivement intéressée par ce caractère mêlé de raison, de passion et de sensibilité qui fait les natures complètes, en rapport avec toutes choses, et vibrantes à tout contact. Elle se penchait donc sur cette âme, curieuse de la contempler jusqu’au fond. Et quelle mystérieuse profondeur, ni celle des gouffres écumants, ni celle des grottes insondables, ni celle des claires fontaines où nagent les salamandres, ni celle de l’Océan, quelle autre aussi fortement que l’âme humaine peut nous retenir attachés sur ses bords !

Après la collation de midi, au lieu de suivre Cadet et François dans la grange, Michel, comme la veille, prit une bêche et se rendit au jardin.

Lucie n’y alla pas. Elle avait beaucoup à faire dans la maison et Clarisse avait la fièvre. Mais, quand ce fut près de deux heures, et qu’on dut bientôt se remettre au labour, elle remplit un verre de vin pour le porter à Michel.

Il avait achevé le carré commencé la veille, et en attaquait un second. C’était de bel ouvrage, promptement fait ; aussi l’ardent travailleur avait-il les joues éclatantes et le front humide. En voyant arriver Lucie, il devint plus rouge encore, et tout en la remerciant il prit le verre d’une main que la fatigue sans doute faisait trembler un peu.

— Vous travaillez trop, lui dit la jeune fille. Nous vous en sommes bien obligés, Michel ; mais pourquoi ne pas vous reposer ?

— Oh ! ça ne me fait qu’un grand plaisir, mam’zelle Lucie. J’aurais mêmement voulu travailler ce soir, après l’ensemencement du champ qui se finira de bonne heure ; mais il me faut aller voir chez Gène comment ça va.

— Eh bien, Michel, vous me rapporterez des nouvelles. Dites à Gène que je n’ai pu aller près d’elle aujourd’hui, ma sœur étant malade. Combien je regrette de ne pouvoir les soulager l’une et l’autre en même temps !

— Oui, mam’zelle Lucie, je lui dirai ça et je vous rapporterai des nouvelles. Mais je ne saurais être de retour avant dix heures, comme hier.

Une seconde fois il devint pourpre.

— Je vous attendrai, dit Lucie.

Le soir, en effet, vers dix heures, la jeune fille veillait encore dans le salon, près d’une petite table, en cousant un tablier de coton pour sa mère. Les rideaux fermés de l’alcôve protégeaient le sommeil de M. et Mme Bertin. De temps en temps Lucie levait machinalement les yeux sur la fenêtre, car elle attendait avec anxiété des nouvelles de son amie. Bien que ce fût au rez-de-chaussée, les contrevents restaient ouverts, selon l’usage patriarcal de Chavagny. La clarté de la chandelle se reflétait sur les vitres ; il faisait noir dehors. Une fois, croyant entendre le grincement de la barrière d’entrée, Lucie regarda de nouveau la fenêtre et attendit. Mais aucun autre bruit ne succédant à celui-là, elle crut s’être trompée, et baissa la tête sur son ouvrage. La lumière dorait ses cheveux et son front, laissant dans l’ombre le bas de son visage. Ainsi penchée sur le travail, d’un visage sérieux et doux, elle était plus belle et plus sainte que ces amoureuses figures qu’on représente couronnées d’auréoles et regardant le ciel.

Quelques instants après, un petit craquement se produisant aux vitres, Lucie leva les yeux encore et tressaillit, car elle crut entrevoir quelqu’un derrière la fenêtre. Presque aussitôt un pas retentit dans le corridor, et Michel entra.

— Ah ! s’écria Mlle Bertin en apercevant sa figure émue, vous m’apportez de mauvaises nouvelles ; mais quand il leva sur elle son regard brillant, elle se dit : non, ce n’est pas de la tristesse.

— Non, mam’zelle Lucie, au contraire, tout va mieux. La Bernuchon est revenue, elle parle, elle a pris un peu de nourriture. Et c’est de joie que pleure Gène à présent.

— Asseyez-vous, dit la jeune fille, qui, heureuse de cette nouvelle, en voulut savoir les détails.

Michel avança une chaise de l’autre côté de la petite table, en face de Lucie. Et tandis qu’il répondait à vingt questions, son air intriguait Mlle Bertin, car il semblait à la fois contraint et expansif, heureux et timoré ; souvent il cachait sous sa paupière abaissée un regard brillant. Elle pensa tout à coup : Ah ! c’est qu’il vient de voir Gène… et peut-être… hier il n’a pas dit non… sans doute il l’aime… où prendrait-il cet air-là ? Dans cette idée elle regarda Michel d’un air affectueux, mais avec un sourire malin qui fit monter le rouge au visage du jeune homme.

— Et le médecin ? demanda-t-elle.

— On l’attend toujours, mam’zelle Lucie, et, ma foi, ils ont aussi envoyé chercher le devin.

— Votre ancien maître ?

— Oui, mam’zelle.

Alors, poussée par une vive curiosité, Lucie reprit étourdiment :

— Voyons, Michel, dites-moi cela à moi : est-ce vrai que vous avez refusé d’épouser la fille à Martin ?

— Vous n’auriez pas dû me demander ça, répondit Michel d’une voix empreinte de douceur et de sévérité en lançant à Lucie un regard de reproche.

Sous ce regard elle baissa le sien et se sentit émue :

— Vous avez raison, dit-elle ; et elle ajouta en tendant la main à Michel : J’ai eu tort, et vous êtes un bien honnête garçon, Michel.

Il prit la main de Mlle Bertin, la serra vivement, et se leva.

— Attendez un moment, dit-elle, je vais vous donner des livres.

Il s’assit, elle passa dans la chambre voisine, et revint avec deux volumes, la Maison Rustique et Lucie de Lammermoor. Elle les avait pris pour elle-même le mois dernier dans la bibliothèque de l’oncle Grimaud, et elle les prêtait à Michel avant de les rendre. Comme elle posait ces livres sur la table, Michel se penchant vers elle dit avec chaleur :

— Mam’zelle Lucie, excepté les secrets des autres, tous les miens sont à vous, au moins ; le croyez-vous ?

— Tous ? répéta-t-elle en souriant.

— Vous ne le croyez point ? s’écria-t-il. Ah ! demandez-moi…

— Diable de Michel, va ! grommela M. Bertin au fond de l’alcôve ; ne pourrais-tu pas parler moins haut ?

Et se retournant bruyamment dans son lit, tout de suite il se reprit à ronfler.

Lucie en souriant avait mis son doigt sur ses lèvres. Michel alors s’accouda sur la petite table et se pencha vers Lucie pour achever la phrase à voix basse.

— Demandez-moi, reprit-il, oh ! je vous en prie, quelque chose que je pourrais faire pour vous !

Elle s’était penchée aussi pour mieux l’entendre. La lumière qui était entre eux éclairait leurs yeux jusqu’au fond ; mais de ceux de Michel jaillissait une flamme qui n’était pas empruntée à sa clarté. Lucie se rejeta en arrière, un peu confuse et très-surprise d’éprouver vis-à-vis de ce jeune paysan de la timidité comme vis-à-vis d’un jeune homme.

— Ah ! dit Michel, en remarquant le titre du roman, Lucie ! votre nom ! Que ça doit être un beau livre !

Mlle Bertin ne sut que répondre ; elle était embarrassée et ne savait plus guère comment elle devait traiter Michel.

Trois jours après, c’était le dimanche des Rameaux, la fête de la verdure nouvelle. Tous les enfants de Chavagny, dès la veille, s’éparpillent sur les coteaux pour cueillir le buis en fleur, et reviennent par les chemins, chargés de ces rameaux verts qui doivent le lendemain, à la procession, changer la foule en forêt mouvante. Heureux parmi les enfants ceux qui pourront décorer leur rameau d’une fouace cornue, gâteau villageois orné de cornes ce dimanche-là seulement, reste, dit-on, d’un mythe païen. Rien de plus poétique et de plus beau que ces fêtes printanières, car elles reçoivent l’expansion du bonheur intime qui remplit les êtres au renouvellement de la nature. Dès l’aube, quand le carillon des cloches retentit, la voix intérieure de chacun répète : Fête ! Fête ! c’est un jour de fête ! Et le cœur palpite à l’unisson. Pour les paysans, ce jour des rameaux est si bien la fête du renouveau, de la verdure, que le buis auquel les rameaux sont empruntés n’est connu d’eux que sous le nom d’hosanne. Hosannah ! C’est de l’hosanne, c’est la fête de l’hosanne, disent-ils.

Lucie se rendit au jardin vers neuf heures. Elle y trouva Michel qui, fidèle à sa promesse, avait déjà bêché près de deux carrés.

— Comme vous avancez ! dit-elle. Quoi ! déjà deux carrés depuis ce matin ?

— Ça n’en est pas moins de bon ouvrage, mam’zelle Lucie, dit-il en plongeant ses mains dans la terre émiettée. Vos haricots et vos salades viendront tout à l’aise là dedans. Mais je me suis levé avant jour, et, ma foi, quand j’ai donné le premier coup de bêche, je ne savais trop où.

— Vraiment, dit Lucie, vous êtes bien courageux et bien obligeant, Michel.

Elle voulait ajouter : quel prix fixerons-nous pour votre ouvrage ? Mais, comme elle pressentait que Michel, travaillant le dimanche, faisait cela uniquement par bon office, et que même la proposition d’un paiement lui serait pénible, elle hésita de nouveau. Pourtant, la dose de fierté bourgeoise qu’elle n’avait pu s’empêcher d’acquérir, lui défendait d’accepter un service gratuit, surtout long et pénible, non pas de ce jeune homme, mais de cet inférieur. Elle était ainsi, par seconde nature, toutes les fois qu’elle n’y pensait pas, et que rien ne l’engageait à se conduire autrement. Tout caractère, d’ailleurs, même exceptionnel, n’est-il pas forcé de se plier aux habitudes générales pour les neuf dixièmes de son action ?

Elle se lira d’embarras en se disant : Il sera temps de traiter cette question quand l’ouvrage sera terminé.

— À présent, mam’zelle Lucie, faut me donner des graines ; je vais tout de suite ensemencer. Le temps presse, et ça serait dommage si la terre n’avait rien à faire pousser pendant huit jours de beau soleil.

Lucie courut chercher des pommes de terre et se mit à les couper, assise sur l’herbe, non loin de Michel, pendant qu’il achevait de préparer le terrain. Il eut terminé avant elle, et se reposa sur sa bêche en attendant. Elle se hâtait et ne levait guère les yeux ; mais quand cela lui arrivait, elle surprenait toujours les grands yeux noirs de Michel attachés sur elle, et cela finit même par lui causer un peu de gêne. Pourtant Michel détournait son regard aussitôt qu’il rencontrait celui de Lucie, mais il y avait quelque chose dans ces yeux-là qui n’était pas ordinaire : elle ne savait quoi.

— Plantons vite maintenant ! dit-elle en se levant sitôt qu’elle eut fini ; et tandis que Michel traçait le sillon, elle y jetait les semences une à une.

Ils se baissèrent une fois en même temps pour mettre à sa place une pomme de terre tombée hors du sillon, si bien que leurs fronts se heurtèrent. Lucie, se mit à rire. Elle avait un rire de rossignol composé de notes rondes et claires qui couraient l’une après l’autre comme les ondes d’une cascade ou les perles d’un collier. Mais Michel ne rit point, et Lucie, en le regardant, le trouva d’un sérieux étrange. Un instant après, le visage du jeune laboureur s’empourpra d’un rouge éclatant quand sa main par mégarde eut rencontré la main de Lucie. Elle pensa que Michel sans doute était fatigué par le soleil qui dardait en face d’eux ses chauds rayons.

Après que les deux carrés furent ensemencés, comme Lucie allait quitter le jardin, Michel demanda timidement :

— Avez-vous de l’hosanne, mam’zelle Lucie ?

— Non, dit-elle, mais j’en prendrai à l’église.

— Oh bien ! je vous en ai apporté, s’écria-t-il, et, courant vers le berceau de lilas près duquel se trouvait le passage entre le pré de Françoise et le jardin de M. Bertin, il en rapporta un faisceau de buis mêlé de fleurs.

— V’là pour Mme Bertin, dit-il, v’là pour mam’zelle Clarisse, et voici le vôtre, mam’zelle Lucie.

Voici le vôtre ! En vérité Lucie fut confuse et fâchée. L’hommage d’un bouquet, voilà de ces choses qu’elle comprenait. Passe encore si les trois rameaux eussent été pareils, cela n’eût eu que le caractère d’une attention obligeante. Mais tandis que les rameaux destinés à sa mère et à sa sœur étaient simplement nuancés çà et là de jonquilles et de violettes, le sien était littéralement couvert de toutes les fleurs de la saison, disposées avec un goût véritable. Les jacinthes embaumées s’y mêlaient aux primevères, les pervenches aux anémones, aux violettes et aux crocus. Michel avait dû passer beaucoup de temps à disposer si bien tout cela, et tant de soin et de patience dépensés dans un bouquet par un garçon de vingt-deux ans, cela est suspect depuis longtemps dans le monde. Aussi Mlle Bertin remercia-t-elle d’assez mauvaise grâce le jeune paysan. Elle eut même la cruauté de dire :

— Oh ! mais celui-là est le plus joli, je le donnerai à Clarisse.

Michel ne répondit pas ; seulement il devint triste, et Lucie eut un léger remords. Cependant elle se dit, quand elle l’eut quitté :

— Serais-je donc exposée à de tels hommages ? Oh ! ce serait humiliant !

Maïs, comme elle avait un grand esprit de justice, elle reprit bientôt : Non, l’affection d’un honnête homme, quel que soit son rang, ne doit pas humilier. Toutefois cette idée lui était importune. Elle finit par hausser les épaules en se disant : Je suis folle ! Michel a de l’amitié pour moi ; il me la témoigne. Quoi de plus simple ? Vraiment on a parfois des idées bien ridicules !

En conséquence, dans son abjuration de toute mauvaise pensée, elle prit pour aller à la messe le joli rameau que Michel lui avait destiné. Quand elle sortit de l’église, en le tenant à la main, elle rencontra Michel sur la petite place. Michel, en voyant son présent dans les mains de Lucie, la salua d’un regard si plein de joie, qu’en y pensant elle eût volontiers jeté le rameau. — Mais il était bénit !

Huit jours après, c’était le jour de Pâques, la grande fête. Le soleil s’en mêlant, se leva splendide dès le matin. Pour le saluer, Lucie ouvrit sa fenêtre, tandis que par les airs les sons des cloches dansaient en carillon. L’aubépine blanche et rose parfumait les haies ; les pâquerettes et les primevères jonchaient les prairies et les marges des chemins ; la fleur des pommiers s’épanouissait ; Pâques étaient fleuries !

Lucie ce matin-là se trouvait toute joyeuse. La souffrance ne l’avait pas conquise encore ; ses lèvres, que l’enfance et la première jeunesse avaient habituées à sourire, s’ouvraient toujours au moindre rayon, à la moindre espérance. N’y a-t-il pas dans l’air des jours de fête et de dimanche quelque chose qui n’est pas dans l’air des autres jours ? Chez M. Bertin d’ailleurs, comme chez M. Bourdon, c’était double fête. Les vacances étaient ouvertes, et Gustave avait congé, de même que l’étudiant Émile et que Jules le collégien.

Après que Lucie eut aidé sa mère à faire le ménage, qu’elle eut préparé le déjeuner et prodigué ses soins à Clarisse, vers dix heures environ, elle monta dans sa chambre pour faire sa toilette. Elle avait naïvement besoin de se faire belle ; il faisait si beau ! Puis son frère allait arriver… avec ses cousins. On n’avait pas souvent de ces occasions-là à Chavagny. Montant sur une chaise, la jeune fille retira du rayon supérieur de son armoire deux ou trois robes d’été qui avaient frissonné là pendant tout l’hiver, et les dépliant, elle en choisit une à mille raies, blanche et rose. C’était la plus neuve ; quoique d’indienne seulement, elle était bien jolie, et la jeune fille souriante l’admirait en l’étendant sur le pied du lit.

Elle peigna ses cheveux avec soin, les arrondit en bandeaux bien lisses sur les tempes, et les natta par derrière. Puis elle prit un nœud de ruban rose, et après l’avoir essayé de bien des façons, elle le fixa derrière son chignon, un peu sur le côté. Son miroir, quoique terne, lui rendit un sourire de satisfaction.

Elle mit ensuite une chemisette largement échancrée qui voilait son épaule sans en cacher la forme ni la blancheur ; puis elle passa la robe rose, et ainsi parée, les nuances de son teint s’harmoniant avec celles de sa robe, elle était charmante et jolie comme ces roses églantines à demi ouvertes, au parfum si doux.

Ensuite elle aida Clarisse à s’habiller, car la pauvre malade aussi voulait prendre un air de fête ; mais la robe rose, pareille à celle de Lucie, ne fit que rendre plus effrayante sa pâleur et plus menaçant le vermillon de ses joues. Elle eut froid et dut prendre un châle. Quand elle fut habillée, Lucie lui donna le bras pour descendre l’escalier, l’arrangea dans son fauteuil au salon, et la voyant si triste, voulut causer un peu. Mais Clarisse ne cherchait de ressources que dans ce qui était loin d’elle, et loin à jamais. Elle ouvrit un roman. Lucie donna un coup d’œil à la cuisine, et pressée de jouir du beau soleil de Pâques, elle courut au jardin. Elle pensait aussi que de là elle entendrait plus tôt le bruit de la voiture qui ramenait son frère.

Elle avait oublié Michel, aussi fit-elle une exclamation en l’apercevant ; elle en fit une seconde en voyant le jardin transformé comme par miracle. Il ne restait plus en friche qu’un petit coin de terre qui diminuait à chaque coup de bêche de Michel.

— Eh quoi ! lui dit-elle, vous ne vous reposez même pas le jour de Pâques ?

— Ah ! si ça vous contrarie, mam’zelle Lucie, je vas cesser tout de suite. Mais, voyez, encore un temps et ça sera fini.

— Ce n’est point cela, Michel, c’est parce que nous sommes dans un grand jour de fêle que je vous sais plus de gré de nous avoir consacré votre matinée.

— Oh ! c’est mon plaisir, mam’zelle Lucie, faut pas me remercier.

— Mais si, dit-elle, nous vous devons des remerciements, et de plus… Elle s’arrêta, ne sachant comment dire pour lui offrir, sans le blesser, le prix de son travail. Pourtant le moment était venu. Tandis qu’elle hésitait ainsi, en détournant les yeux, Michel appuyé sur sa bêche la contemplait avec admiration. Il n’était pas en toilette, lui : pantalon de bure bleue, chemise de toile blanche, chapeau de paille usé. Mais les masses d’une chevelure abondante et fine, — beauté moins rare qu’on ne croit chez les paysans, — soulevaient ce vieux chapeau, sous lequel la figure noble et intelligente de Michel n’était que plus remarquable, tandis que son vêtement laissait à découvert sa large poitrine et ses bras nerveux. Lucie eût obéi à une réserve instinctive en s’éloignant de son cousin ou de tout autre jeune homme qu’elle eût vu dans ce costume ; auprès de Michel, le fils de la mère Françoise, elle n’y pensa pas. Elle rougit, mais par un autre motif, en disant :

— Vous nous avez rendu un véritable service, Michel, en défrichant ce pauvre jardin qui serait resté inculte peut-être quinze jours encore, au grand désavantage de nos récoltes. Je vous en remercie donc beaucoup, mais ensuite… combien vous devons-nous pour cela ?

Michel tressaillit et regarda Lucie avec surprise ; puis il rougit, fit un geste de colère ou de chagrin, et baissant les yeux sur sa bêche :

— Rien, mam’zelle, dit-il un peu rudement.

— Non, reprit Mlle Bertin, cela ne peut être ainsi.

— Pardieu, non ! reprit-il d’une voix altérée, une belle demoiselle comme vous ne peut pas recevoir un service pour rien d’un paysan comme moi. Faites excuse, mam’zelle, fallait que je sois imbécile.

— Michel, ne parlez pas ainsi, vous me faites de la peine, et je ne voulais pas vous en faire, moi, bien certainement.

— Oh ! alors ! dit Michel ; mais sa voix s’éteignit et deux larmes coulèrent, qu’il se hâta d’écraser sous sa main.

— En vérité, je ne vous comprends pas, s’écria Lucie, n’est-ce pas l’usage pour tout le monde, et pour vous aussi, Michel, que le travail reçoive un salaire ?

— Oui, mam’zelle Lucie, mais pas un travail comme celui-là, que je faisais de si bon cœur pour vous obliger. Ça n’est pas ma journée que je vous donne, c’est mon repos et mon plaisir. Et j’en étais bien content, allez ! Mais v’là justement ce qui est bête, n’est-ce pas, mam’zelle Lucie, d’avoir voulu vous donner quelque chose, comme si nous étions amis ?

— C’est qu’en effet nous l’étions autrefois, dit-elle en souriant.

— Oui ! oui ! Bon quand on était petit, c’était pas de conséquence ; mais pour quant à présent, mam’zelle Lucie, je vous le dis, je sens que j’ai été ben bête et que j’ai eu grand tort.

— Non, Michel, non, vous n’avez pas eu tort, dit-elle en lui tendant la main, car à présent, comme autrefois, vous êtes parfaitement digne d’être mon ami.

— Merci ! dit Michel vivement ému ; mais, tenez, mam’zelle Lucie, les bourgeois ont raison : une main comme ça (il montrait sa main rude et salie par la terre), une main comme ça ne peut pas en toucher une propre et mignonne comme la vôtre.

— Me prenez-vous pour une paresseuse ? dit-elle en riant, quoiqu’elle fût émue aussi de ce débat. Cette main-là, Michel, n’est pas demoiselle du tout. Comme la vôtre, elle a beaucoup travaillé depuis ce matin.

En disant cela, elle tendit la main de nouveau.

Michel s’en saisit avec transport, et, tombant sur ses genoux, les yeux brillants d’une flamme qui pénétra un instant le cœur de la jeune fille.

— Oh ! vous êtes plus sainte que la sainte Vierge, s’écria-t-il, et plus belle et plus…

Il se tut, mais l’expression de ses traits et toute son attitude révélaient une telle adoration, que Lucie, éperdue, lui arracha sa main en s’efforçant de sourire et en balbutiant : Oh ! vous êtes fou, Michel !

Et le quittant, elle se mit à marcher dans l’allée jusqu’au berceau de lilas et de chèvrefeuille, où elle se jeta sur un banc, tout étourdie, ne pouvant croire à ce qui arrivait.

Jamais dans les yeux d’aucun homme Lucie n’avait vu cette flamme ardente qui, sans qu’elle l’eût permis, l’avait un instant mordue au cœur. Elle ignorait les phénomènes de l’électricité morale comme ceux de la passion physique. En dehors des habitudes et des impressions d’une vie monotone et simple, elle n’avait de tout le reste que des aperceptions ou des rêveries. Aussi eut-elle peur de ce qu’elle avait éprouvé.

Puis elle se demanda quel pouvait être ce Michel si enthousiaste. Serait-ce de sa part audace et hardiesse ? Non, elle ne le crut pas. Elle se dit qu’il avait le caractère étrange et porté à l’exaltation. Car, pouvait-on supposer ?… Allons donc ! fit-elle en se haussant les épaules à elle-même. Non, c’est impossible !

Elle n’était pas fâchée d’ailleurs de n’avoir pas de décision à prendre contre Michel. C’eût été d’abord très-embarrassant, puis… bien pénible. Lucie n’était pas gâtée par la tendresse ; Clarisse était assez froide pour sa sœur ; M. et Mme Bertin aimaient sincèrement leurs filles, mais sans le leur témoigner jamais. M. Bourdon était fort attentif pour sa nièce, mais ce n’était guère chez lui que galanterie, c’est-à-dire ce qu’il y a de moins affectueux dans le sentiment. Les impressions vives de l’amitié étaient même inconnues à Lucie. Elle ne put donc, au fond, s’empêcher d’être touchée du sentiment qu’elle inspirait à Michel.

Il venait de finir son ouvrage ; il raclait sa bêche et ses sabots, et tirant de sa poche un mouchoir à carreaux bleus et rouges, il s’essuya le front. Mlle Bertin haussa de nouveau les épaules et se dit : Quelle folie !

Mais comme elle quittait le bosquet, elle se trouva en face de Michel dans l’allée. Il avait sa bêche sur l’épaule et se retirait. Sa figure était si belle et si rayonnante qu’elle fit baisser les yeux à Lucie.

— Demain de bonne heure, dit-il, j’ensemencerai les derniers carrés, vous savez, mam’zelle Lucie, demain lundi de Pâques, c’est encore fête. Vous me donnerez des graines, j’apporterai du plant, et vous me direz ce que vous entendez faire.

— Merci, mais pour ce qui reste, je puis le faire moi-même.

— Oh ! mam’zelle Lucie, vous toute seule vous fatiguer à ça ! enfoncer vos petits pieds dans la terre fraîchement remuée et vous salir les mains ! non, non, je ne le veux point.

— Vous ne le voulez point ? répéta Lucie d’un ton irrité, qui attrista subitement le visage de Michel.

— Pardon, dit-il, mais je vois bien que vous ne pouvez pas vous ôter cette peine d’accepter quelque chose de moi. Eh bien ! mam’zelle Lucie, prenons ça autrement. Se rend-on pas service entre voisins ? Et quand je quitterai le pays, si je vous recommandais ma mère en cas de maladie, ça ne vaudrait-il pas davantage qu’un coup de pioche à vot’ jardin ?

L’accent triste de sa voix causa un remords à la jeune fille. Elle répondit affectueusement :

— Je soignerais toujours votre mère avec amitié, quand même vous ne m’en auriez pas priée. Mais est-ce que vous voulez quitter le pays, Michel ?

— Histoire de dire que ça se pourrait, mam’zelle Lucie. Je ne suis chez Mourillon que jusqu’à la Saint-Jean ; après il me faudra chercher une autre place, et il y en a pas tant de bonnes à Chavagny.

— Pourquoi ne vous louez-vous pas chez mon oncle Bourdon ?

— Non, mam’zelle Lucie, j’aime mieux aller chez des paysans.

— Ah ! pourquoi donc ?

— Parce que là tout le monde travaille et mange ensemble ; on n’y est point commandé que par l’ouvrage. On me dit : Michel ; mais je réponds : Mourillon.

— Oh ! vous êtes fier, dit Mlle Bertin.

— Ai-je tort ? demanda Michel.

— Non, répondit-elle. À votre place, il me semble que je penserais de même.

— À demain donc ! n’est-ce pas, mam’zelle Lucie ?

— À demain ! répéta-t-elle faiblement.

Comme elle rentrait à la maison, elle entendit un bruit de roues et courut à la barrière. C’était en effet Gustave, que M. Gavel amenait dans sa voiture avec Émile Bourdon. Un tilbury crotté qui venait par derrière contenait Sylvestre Perronneau, le fils du maire, avec Jules Bourdon, garçon de treize ans, celui qui avait la bourse au collége. Gustave sauta dans les bras de sa sœur. Émile et Jules descendirent aussi pour embrasser leur cousine, puis M. et Mme Bertin, accourus au-devant de leur fils. Clarisse arriva la dernière.

— Oh ! que tu es changée, ma pauvre cousine ! s’écria Émile étourdiment ; toi qui étais si dodue autrefois !

Clarisse rougit et eut peine à retenir ses larmes. Autrefois, importunée d’une santé villageoise, elle avait souhaité de maigrir, afin d’avoir plus de distinction ! Maigre et pâle, à présent, elle était défigurée. Pauvre fille ! Ce mot d’Émile frappa sur des illusions qui persistaient encore, et que le désespoir pouvait seul remplacer.

Pendant ce temps, Sylvestre Perronneau criait de son tilbury des compliments prétentieux auxquels personne ne prenait garde. M. Bertin l’entendit pourtant, et alla lui donner une poignée de main. Quant à M. Gavel, après avoir silencieusement salué, il regardait cette scène de famille de l’air souverain et dédaigneux qui dès lors était de mode chez les hommes comme il faut, ce qui ne l’empêchait pas de lorgner Lucie du coin de l’œil. Enfin Émile remonta dans l’américaine, et Sylvestre vint à bout de reconquérir Jules, car il tenait à faire son entrée au logis, après avoir traversé le village, en ramenant un des fils Bourdon. Les voitures s’éloignèrent ; la jument poulinière de maître Perronneau suivit à grand renfort de coups de fouet le brillant Gemma, et Gustave resta seul avec ses parents qui le regardaient et lui parlaient tous à la fois.

— N’as-tu pas chaud ? as-tu faim ? demandait Lucie.

— Je crois vraiment qu’il a grandi ! s’écriait M. Bertin.

— Mais comme il est habillé ! Qu’est-ce que c’est que cette redingote en manière de sac ?

— C’est un paletot, maman, dit Gustave ; on ne porte plus que ça.

— Quelle invention ! ça te donne un air tout drôle.

— Est-ce qu’on t’a collé ton pantalon sur les jambes ? demanda le père.

— Mais, dit Gustave embarrassé, il faut se mettre comme tout le monde.

— Ça doit fièrement te gêner ?

— Pas du tout, c’est très-commode.

— Si c’est commode, ça n’est guère convenable, reprit Mme Bertin ; tu ne penses pas te présenter avec ton sac chez Mme Bourdon.

— Mais si, dit Gustave, mais si, je vous assure. C’est reçu parfaitement.

— Allons, allons, nous causerons de ça plus tard, dit M. Bertin.

Ils entrèrent. Les haillons de la tenture, les trous de la boiserie et du plancher sautèrent aux yeux de Gustave, qui, de loin, ne voyait tout cela qu’à travers les voiles dorés du souvenir. Il s’assit et causa ; mais il était contraint : on perd si vite l’accoutumance des gènes et des laideurs de la pauvreté ! Déjà, dans cette maison, Gustave n’était plus chez lui.

Ses parents lui trouvaient aussi un air étrange qu’il avait pris à la ville ; son ton n’était plus le même ; il avait des expressions qui leur paraissaient bizarres. Sa canne, un lorgnon qui sortait de sa poche, une épingle d’or qui attachait sa cravate, frappèrent les yeux de ses sœurs et leur causèrent en dépit d’elles-mêmes un sentiment pénible. Elles n’avaient, elles, d’autres épingles que celles qu’elles achetaient quatre sous le cent à Chavagny.

Lucie chassa toute mauvaise pensée en embrassant son frère un peu plus fort. Comme à l’ordinaire, Clarisse renferma cette impression avec tant d’autres, fardeau de plus en plus lourd qui la penchait vers la terre. Elle haïssait le luxe ou l’adorait, suivant ceux qui le lui présentaient. Elle avait en ce genre accepté La supériorité des Bourdon ; mais l’élégance d’un parvenu, les atours de Chérie Perronneau, lui causaient une irritation extrême. Il semblait que ce fût du bien qu’on lui eût volé ; et vraiment c’était bien cela, puisque dans sa pensée le luxe était l’apanage nécessaire du rang. Elle souffrait tant d’être déshéritée, qu’elle ne pouvait pardonner à son frère d’être plus heureux. Une sottise de Gustave rendit cette jalousie encore plus amère. À propos de son lorgnon, d’un air fat et mystérieux, il dit : On me l’a donné ! Ainsi, lui, sauvé par son titre d’homme, il buvait largement, trop largement peut-être, à la coupe de la vie, puis il venait sans pitié parler à ces recluses de ses plaisirs et de sa liberté, ou plutôt de cet inconnu sans nom qu’elles remplissaient de rêves indéfinis, et dont elles saisissaient çà et là quelques révélations au passage, un chant, un parfum, un bijou, lambeaux pailletés qui faisaient supposer l’idole éclatante.

On déjeuna. Il y avait sur la table le pâté de Pâques traditionnel, cuit au four du village, et tout doré avec sa cheminée festonnée. C’était chez les Bertin un grand extra ; mais on ne faisait cela qu’une fois l’an.

Au moment d’aller à la messe, Clarisse fut prise d’une suffocation et d’un tremblement nerveux qui l’obligèrent de se mettre au lit. Sa sœur voulut rester près d’elle, mais Mme Bertin s’y opposa. C’était à elle de soigner Clarisse, et puisque Lucie avait mis sa robe rose, il fallait bien qu’elle sortît.

— Mais, dit Gustave, est-ce que je vais à la messe aussi, moi ?

— Un jour de Pâques ! dit sa mère, je le pense bien.

— Allons, fit-il d’un air bon prince, en prenant sa canne, donne-moi le bras, petite sœur. Quand ils furent dans la cour : Je n’y tiens pas du tout, au moins, ajouta-t-il.

Gustave était de cette race bourgeoise dont l’irréligion factice donne à la religion une si belle proie, si belle, qu’à ces ennemis faciles à réfuter et faciles à conquérir, elle doit une grande part de sa puissance.

— Oh ! répondit Lucie, tu me laisseras au seuil de l’église, si tu n’y veux pas entrer.

Gustave fut déconcerté comme un homme qui aurait fait des frais de bravoure contre un mannequin.

— Ah ! ah ! tu me permets donc d’être incrédule, toi ? demanda-t-il.

— Moi, Gustave ? je n’ai rien à te permettre ni à te défendre à cet égard.

— Mais toi, Lucie, que penses-tu de la religion ? dit le jeune Bertin d’un air héroïque.

— Je ne puis pas la discuter, je suis trop ignorante, répondit-elle. Il y a des choses qui me choquent, il y en a d’autres qui me touchent. Comme tout le monde, je vais à l’église, par la raison d’abord que tout le monde y va, et puis aussi parce que j’aime les chants, l’odeur de l’encens, la voûte majestueuse et la foule recueillie. Quelquefois j’y prie de tout mon cœur, et je trouve cette croyance douce, qu’on peut s’entretenir avec Dieu.

— Je crois bien, ma pauvre petite ; tu as si peu à qui parler ici. Mais, vois-tu, dit-il en baissant la voix jusqu’au ton de la confidence, la religion chrétienne, c’est tout bonnement une invention des prêtres pour nous mener par le bout du nez.

Lucie se mit à rire tout haut et de bon cœur.

— Hein ! te moques-tu de moi ? fit Gustave.

— Non, mon frère ; mais il me semble que ce doit être quelque chose de plus.

En chemin, Gustave saluait les gens d’un ton protecteur : Eh ! bonjour, mon vieux ! Bonjour, ma belle ! ne se reconnaît-on plus ?

À l’église, où il ne manqua pas d’entrer, Gustave affecta de se tenir debout, et, quand tout le monde s’asseyait, il prenait, avant de s’asseoir aussi, une expression de figure qui disait : Tiens ! Ton s’assied à ce moment ; je l’avais oublié. Il parlait fréquemment à l’oreille de sa sœur ; et quand enfin elle l’eut prié de se taire, il s’entretint par signes, d’un banc à l’autre, avec Émile Bourdon. Sylvestre Perronneau, d’un autre banc, leur faisait aussi des signes, et comme ils ne s’en apercevaient pas, il riait en cachant sa tête dans ses mains. Les paysans, qui voyaient tout cela, pensèrent que c’était le genre de la ville ; même la jeunesse trouva qu’il n’y avait rien là que de fort gentil, et l’on parla des jeunes messieurs tout le dimanche. Les dévotes blâmaient d’un ton aigre-doux. Le curé, qui dînait chez Mme Bourdon, prit le parti de n’avoir rien vu.

En sortant de la messe, Lucie et Gustave se joignirent à la famille Bourdon et se rendirent au logis. L’ordre solennel qui régnait d’ordinaire dans cette noble demeure, était un peu troublé ce jour-là. Jules était partout. Émile et Gustave, accompagnés de Sylvestre, allaient, venaient, riaient, accaparant M. Gavel et agaçant tour à tour Aurélie et Lucie. M. Bourdon partait pour une de ses courses fréquentes, un rendez-vous d’affaires dans un bourg voisin. On s’entretenait ouvertement du mariage d’Aurélie, fixé au premier juin. Quel bonheur ! Ça me fera une vacance, criait Jules en sautant à pieds joints par-dessus les chaises. Et il appelait beau-frère l’ingénieur que d’un rien il eût tutoyé. Tout en chiffonnant les barbes du bonnet de sa mère, Émile arrivait par cent détours à la question qui le préoccupait.

— Nous aurons une belle noce, maman, n’est-ce pas ? Y aura-t-il beaucoup de monde ? Vous inviterez tous les voisins ? Aurez-vous les Jaccarty ? Aurez-vous la famille de Parmaillan ?

— Mon enfant, répondit d’un ton sec Mme Bourdon, c’est ton père qui invitera.

Émile devint tout rouge et regarda par la fenêtre pour se donner une contenance.

— Bon ! s’écria-t-il avec dépit, voilà Frédéric Gorin ! Que diable veut-il que nous fassions de lui ?

— Que nous le recevions poliment, sans doute, répondit Mme Bourdon de ce ton sec, taillé à angle aigu, qui lui était familier. En l’absence de ton père, ce soin, Émile, te regarde surtout.

— Oui, maman. Seulement il aurait bien dû rester avec ses chevaux.

— Je conviens qu’il est fortement encrotté, reprit Mme Bourdon, mais nous ne devons pas oublier, malgré tout, que M. Gorin est de bonne famille. C’est, poursuivit-elle, en s’adressant à M. Gavel, un parent de Mlle Boc, né comme elle de bourgeois ruinés, mais de fort bonne souche. M. Frédéric Gorin travaille à refaire sa fortune, et il y réussira. Il fait ici des affaires avec les paysans…

— Et de jolies affaires ! interrompit Émile, où il triche de son mieux.

Un coup d’œil de sa mère lui imposa silence. Elle reprit : Il a le malheur de faire le maquignon et de prêter à courte échéance. Vous savez de quels cris populaires tout cela est l’objet. Mais c’est un banquier de village, voilà tout, dit-elle avec un fin sourire ; un homme doué de beaucoup d’aptitude pour le commerce, et qui fera sa fortune assurément.

La porte s’ouvrit pour annoncer M. Frédéric Gorin, et l’on vit entrer un homme de trente ans, de forte encolure, vulgaire et tournant déjà à l’obésité. Sa voix était forte, et, comme il ne savait pas la maîtriser, il avait toujours l’air de se croire à la halle ou dans une écurie. La sottise et la ruse luttaient sur son visage avec la bonhomie, cette bonhomie fausse qui naît de la satisfaction des appétits repus, celle du milan rassasié qui volontiers alors écouterait le rossignol. Son langage, plein d’expressions basses et de mots recherchés, fatiguait plus qu’il ne prêtait à rire, bien qu’en prenant un mot pour un autre, il fit souvent de plaisants quiproquos. Ce n’était guère que deux ou trois fois l’an qu’il venait chez Mme Bourdon, mais quand il y était il ne savait plus s’en aller, et il mettait ces dames au supplice.

Au bout d’un quart d’heure de conversation avec M. Gorin, Mme Bourdon, cherchant une issue, dit à son fils :

— Émile, tu devrais emmener ces messieurs à la promenade.

— Mais oui, de grand cœur, répondit Émile de l’air le plus contrarié.

— Et pourquoi ne nous feriez-vous pas l’honneur de nous accompagner, mesdames ? dit Gavel. Voyez, le temps est magnifique, nous pourrions faire une partie de pêche, ou quelque excursion en voiture, à votre choix.

— Si l’écrevisse vous va, s’écria Frédéric Gorin, je sais de crânes endroits.

— Oui, oui, allons pêcher des écrevisses, dit Jules.

— Allons pêcher des écrevisses, répéta Mme Bourdon avec résignation.

Lucie refusa d’être de la partie, et voulut retourner chez elle afin de voir comment se trouvait Clarisse. Mais sa tante la retint et envoya Jules chercher des nouvelles, pendant qu’on attelait les voitures et qu’on préparait les ustensiles de pêche. Jules, de retour, annonça que Clarisse était beaucoup mieux, et que Mme Bertin engageait Lucie à faire la promenade. On partit donc ; au bout d’un quart d’heure, à peine, on descendait de voiture au moulin, et l’on se répandait dans les prés au bord de la rivière.

L’endroit choisi pour la pêche était une prairie bordée de deux côtés par le Clain, et que fermait au nord un coteau couvert de bois ; à gauche, s’étendaient d’autres prairies, coupées de saules et d’ormeaux ; sur l’autre rive, en face, parmi les arbres du coteau opposé, apparaissaient les clochetons d’un château du dix-huitième siècle, surmonté d’une vieille tour aux créneaux rongés. Arbres au feuillage naissant, château, moulin et rivière, éclairés par un soleil printanier, le beau soleil de Pâques, formaient un paysage merveilleux et qu’admiraient sans doute les regards d’Émile tournés vers le château, quand Frédéric Gorin, accourant près de lui, s’écria :

— N’est-ce pas que ça ne se présente pas mal d’ici hein, c’te bâtisse ? Voyez-vous, si moi je l’avais à vendre, j’amènerais incontinemment l’acheteur par ici.

— Mais vous n’êtes pas chargé de cela, je pense, dit Émile en le toisant.

— Eh ! eh ! si j’avais les reins assez forts… si seulement vot’ papa voulait m’aider, m’sieur Émile. Je l’ai déjà assez tâté pour ça déjà cinq ou six fois, mais il ne veut pas entendre de cette oreille, à cause qu’il est ami de M. de Parmaillan. C’est-il une raison, ça ! Parsambœuf ! l’amitié ne doit pas empêcher les affaires ; les affaires avant tout, c’est connu, et…

— Mais est-ce que M. de Parmaillan veut vendre son château ? demanda Émile.

— Eh ! eh ! il ne le veut point, mais faudra pourtant qu’il y vienne, et plus vite qu’on ne croit. C’est la raison pourquoi, en s’y prenant bien, on ferait un bon coup. Sapristi ! c’est dommage !

— Dites donc, vous autres, crièrent Gustave, Jules et Sylvestre, il ne s’agit pas de causer là-bas. Aux poëlettes ! aux poëlettes !

Pendant que les uns coupaient des branches dans les haies, que les autres disposaient les appâts, Fernand Gavel, avec les coussins des voitures, arrangeait sous un saule des siéges commodes où s’assirent Mme Bourdon. Invitée d’y prendre place, Lucie déclara que l’herbe de la prairie lui semblait préférable, et que d’ailleurs elle ne s’assiérait guère. En effet, elle alla dans les bois cueillir des anémones et des jacinthes sauvages, et fit un énorme bouquet de belles tulipes tigrées qui croissaient en abondance dans la prairie. Elle aimait les fleurs comme la plus séduisante richesse de la nature, et elle aimait la nature comme une vieille amie. Petite fille vagabonde autrefois, ses plus frais souvenirs étaient épars le long des haies, sous les arbres, dans les bois, au creux des fontaines, et jusque dans les joncs de la rivière. Puis elle se plaisait peu en compagnie de sa tante et de sa cousine, et depuis ce qu’elle avait entendu touchant la petite Lisa, la société de M. Gavel lui répugnait. Il était cependant aimable et attentif pour sa future cousine, et souvent elle surprenait fixé sur elle son regard doux, brillant et fascinateur.

Mme Bourdon, elle aussi, regardait sa nièce et pinçait les lèvres, ce qui était significatif. Toutes les fois que cette ronde petite femme apercevait ou croyait voir les travers d’autrui, elle se rengorgeait et se repliait sur elle-même avec une intime satisfaction. Puis, un moment après, fort à propos, elle vous glissait dans l’oreille de bonnes grosses insinuations, qui, à la façon dont elle les disait, semblaient pourtant menues et délicates ; et son ton en même temps était si discret et si aimable, qu’il était impossible d’oser croire qu’elle n’eût pas raison.

— Il est bien heureux, observa-t elle en prenant son air le plus câlin et le plus nonchalant, que Lucie habite la campagne.

— Et pourquoi cela, maman ? demanda Aurélie, qui, dans ces occasions-là, donnait très-volontiers la réplique à sa mère.

— Mais regarde-la donc au milieu de ces jeunes gens. Bon ! la voilà qui lève une poëlette avec Sylvestre, puis elle court après les écrevisses et s’amuse à les lui enlever avant qu’il ait pu les prendre. Tout cela n’est certainement chez elle que manque d’usage et de tact, mais ce pourrait être ailleurs fort mal interprété.

— Elle est fort piquante ainsi, dit Gavel.

— Vous trouvez ? répliqua sèchement Aurélie.

— Elle y met de la coquetterie, sans doute, reprit Mme Bourdon, mais c’est une coquetterie de village, peu raffinée, et qui ne tire point ici à conséquence.

— Pourquoi ne lui en fais-tu pas l’observation, maman ? dit Aurélie.

— Oh ! je ne me mêle pas de cela, répondit sèchement la grasse petite femme, car je me suis déjà trop aperçue que Lucie n’aime pas les observations.

— Elle aurait pourtant d’assez bonnes raisons d’écouter les tiennes, répliqua Aurélie, qui regardait sa mère comme la bienfaitrice de Lucie, parce que la robe rose était un cadeau de Mme Bourdon.

— Non, non, répéta celle-ci, Lucie a l’esprit d’indépendance. Il n’y a rien à faire à cela. Seulement, ajouta-t-elle de l’air concentré dont elle lâchait ses confidences, Dieu veuille que cela n’aille pas trop loin !

— Ah ! madame ! dit l’ingénieur étonné, dont le regard s’alluma en fixant Lucie.

Mme Bourdon ne répondit pas, mais son air était gros de mystères. Elle n’aimait pas sa nièce, n’ayant pu s’emparer de son esprit, comme elle faisait de celui des autres, avec ses manières félines.

Au bout d’une heure, on fut las de la pêche qui allait assez mal. Une promenade en bateau fut proposée par Émile.

— Oh ! oui, ce sera charmant, s’écria Lucie qui aimait l’eau comme une naïade ; et nous descendrons la rivière du côté de Parmaillan, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle d’un air malicieux qui fit rougir son cousin.

— Méchante ! n’est-ce pas le plus joli ?

— C’est à coup sûr le plus enchanteur, fit-elle du même ton.

— Eh bien, parle-moi d’elle, dit Émile. À la maison, je ne puis obtenir un mot qui la concerne. Elle est ici, n’est-ce pas ?

— Elle doit y être, répondit Lucie, car ils ne sont point allés cet hiver à Paris. Mais si tu es réellement attaché à Mlle de Parmaillan, pauvre Émile, je crains que tu n’aies du chagrin.

— Pourquoi cela, chère cousine ? Tu crois que leur orgueil nobiliaire s’opposerait…

— Quant à cela, je n’en sais rien ; mais tu dois voir que tes parents ne sont pas favorables à cette alliance. Mlle Isabelle n’est pas riche, et ta mère ne consentira jamais à ton mariage qu’avec un million, quand tu auras trente ans.

— Elle est si belle ! si distinguée ! si charmante ! dit Émile avec feu. Mais Lucie, dis-moi, est-il vrai que M. de Parmaillan soit sur le point de vendre sa terre ?

— On le dit, mon cousin ; on dit que le vieux comte a plus de créanciers que d’écus, et que son domaine n’est déjà plus à lui ; on prétend même qu’ils sont à la veille d’une grande catastrophe. Cher Émile ! ajouta-t-elle en le voyant pâlir, je t’informe de tout cela, parce qu’il me semble toujours utile de savoir la vérité. À vingt et un ans, tu n’es plus un enfant, et tu dois connaître ce qui te touche. Maintenant, tu sauras mieux ce que tu dois faire et ce que tu peux espérer.

— Oui, oui, merci ! dit rapidement le jeune Bourdon, car Aurélie s’approchait au bras de M. Gavel. En même temps, Gustave et Jules, qui venaient de replacer les filets, accouraient en disant :

— Eh bien ! montons-nous en bateau ?

— Le chalan (bateau), je sais où il est ! s’écria Frédéric Gorin ; et il se mit à courir à droite, vers le moulin, au fond de la prairie.

Mais en ce même instant, un groupe de paysans, deux jeunes gars et quatre filles, sortaient du moulin et se dirigeaient aussi vers le bateau.

— Flambés ! s’écria Gustave, qui s’en aperçut au moment où Gorin se mettait à courir. En effet, les paysannes étaient assises déjà dans le bateau avec un des hommes, et le second, ayant saisi la longue perche qui sert à voguer sur ces eaux lentes et profondes, poussait l’embarcation au milieu de la rivière quand arriva près d’eux Gorin essoufflé. Déjà, de loin, il leur avait adressé vainement des appels et des signes ; fier de la compagnie des Bourdon, Gorin tenait à se montrer ; aussi cria-t-il grossièrement à l’homme qui tenait la perche :

— Eh ! dis donc, paysan, tu n’as pas vu que le bateau nous allait mieux qu’à toi ?

L’homme à la perche tourna la tête, et attachant sur Gorin de grands yeux noirs où brilla la colère :

— Non, maquignon, répliqua-t-il, n’ai rien vu de bon ni de propre sur ta figure, et tant seulement ne l’ai point regardée.

Les éclats de rire des gens du bateau acclamèrent cette réponse. Gorin cria mille injures ; mais le bateau, poussé par un bras vigoureux et descendant la rivière, fila rapidement.

Bientôt il doubla la pointe de la prairie et vint passer près du bord où se tenaient debout, en causant, Aurélie et Lucie avec M. Gavel. Gustave, Sylvestre et les jeunes Bourdon étaient allés chercher dans les voitures quelques provisions de bouche. Lucie reconnut alors dans le conducteur du bateau Michel, en compagnie de Marie et de Lisa Mourillon, avec deux autres filles du village et Jean, l’autre domestique de la ferme des Èves. Assise au fond du bateau, près de Jean, qui lui tenait la main, Lisa était extrêmement pâle ; elle dit tout à coup : Ct’eau me tourne le cœur ! Michel, laisse-moi aller à rive. Comme elle semblait, en effet, près de se trouver mal, Michel se hâta d’aborder, et sauta le premier à terre pour aider la jeune fille à descendre. En s’attachant aux branches d’un saule, qui était proche, les jeunes paysannes maintenaient le bateau.

Il y eut alors un petit débat entre Marie et Jean, qui tous deux voulaient accompagner Lisa. Jean, enfin, sauta sur la berge, et Marie s’assit dans le bateau. Pendant ce temps, Michel avait fait quelques pas vers Mlle Bertin.

— Salut, mesdemoiselles et monsieur ! dit-il en ôtant son chapeau. Mam’zelle Lucie, je suis fâché de ce qui est arrivé tout à l’heure, puisque c’est vous qui vouliez le bateau. Si ce n’était que de moi, je vous le céderais de bon cœur, mais je ne peux pas faire affront à ma compagnie.

— Voyez ! mais voyez donc, Michel ! s’écria Mlle Bertin.

Elle montrait Gorin qui, profitant de l’absence des deux hommes, avait sauté dans le bateau et l’éloignait du bord à l’aide de la seconde perche, malgré les protestations de Marie et de ses compagnes. Jean, accouru sur le bord, montrait le poing, mais vainement. Michel poussa une exclamation, et, rapide comme la volonté, à l’aide de la perche qu’il avait en main, il s’élança d’un bond gigantesque, et tomba au milieu du bateau, derrière Gorin, qu’en se relevant il saisit par la nuque. Lucie n’avait pu retenir un cri de terreur. Tenant toujours Gorin, Michel dit à Marie : Prends la perche et pousse à la rive. Elle fit ainsi. Gorin avait peur et se démenait en criant. Quand la proue fut à deux pouces du bord, Michel enleva Gorin dans ses bras et le jeta dans l’eau sur les racines d’un saule, où le malheureux se cramponna piteusement. Le bateau, deux minutes après, disparaissait sous les arbres.

Dès le commencement de cette scène, Aurélie, de peur de compromettre sa dignité, ne voulant point en rester spectatrice, était retournée vers sa mère. L’anxiété retint Lucie jusqu’à la fin ; quant à M. Gavel, une anxiété plus ardente le fixait à cette place, à deux pas de la rixe dont il ne s’inquiétait guère ; car à peine Mlle Bourdon l’avait-elle quitté, que Lisa avait saisi son bras et lui disait d’une voix impérieuse, avec des regards égarés : Venez, venez tout de suite ! faut que je vous parle ; il le faut, je vous dis !

En vain essaya-t-il de l’éloigner en lui parlant à voix basse. Inquiet des regards qui l’entouraient, pâle de fureur, il fut obligé de la suivre, de peur d’un éclat plus grand. Au moment où Aurélie s’asseyait près de Mme Bourdon, celle-ci, levant les yeux du livre qu’elle tenait, aperçut Gavel et Lisa qui, suivis de Jean, disparaissaient derrière les saules, dans la prairie voisine.

— Eh bien ! dit-elle, où va donc ainsi M. Gavel ?

Également étonnée, Aurélie répondit : Mais je l’ignore.

Quand Lucie vint à son tour, Mme Bourdon répéta la même question. Je ne sais, balbutia la jeune fille, retenue par la présence d’Aurélie. Si elle eût été seule avec sa tante, certes en ce moment elle eût parlé.

— Voilà un charmant épisode que cette rencontre de paysans, reprit Mme Bourdon. Cependant, elle n’en dit pas davantage et feignit de reprendre sa lecture ; mais ses yeux se portaient souvent avec inquiétude du côté où Gavel avait disparu.

Quand elle eut franchi le rideau de saules qui séparait les deux prairies, Lisa s’arrêta, et, se tournant vers Jean, qui les suivait en silence, d’un air contraint et irrité :

— Reste là, toi, dit-elle ; bientôt je t’appellerai.

— Pourquoi ça ? fit-il rudement. Qu’est-ce que tu peux avoir à lui dire, à ce bourgeois-là ?

— Tais-toi, Jean, puisqu’il le faut, je te dis ; ne me contrarie pas, Jean, si c’est vrai que tu m’aimes.

Le pauvre garçon obéit. Lisa rejoignît alors Gavel et l’entraîna un peu plus loin, à quelque distance de la rivière, où, derrière les arbres, elle entendait retentir les chants et les rires de ses compagnes.

— Hâtez-vous, dit Gavel d’une voix tremblante de colère ; hâtez-vous de parler et de me laisser libre, ou, sur ma parole, je me débarrasse de vous en vous jetant dans l’eau.

— Ah ! je le veux, dit-elle en s’appuyant à lui ; tuez-moi, ça sera le mieux.

Il la repoussa durement.

— Vous êtes devenue folle ! Qu’y a-t-il ? Vous voulez me compromettre. Que doit penser là-bas cet homme qui nous voit ?

— Jean ne peut pas nous entendre, dit-elle, et Jean ne dira rien. Il m’aime plus que vous, lui, quand même il n’est point aimé.

— Enfin, qu’y a-t-il ? Votre père sait-il quelque chose ?

— Ne me dites pas vous comme ça, répondit-elle en pleurant. Ne soyez pas tant fâché, sans quoi le cœur me faut pour dire… Héla ! mon Dieu ! faut-il ? faut-il ?

— Voyons, parle, dit-il en se maîtrisant.

— Ah ! Fernand, je suis enceinte, ma sœur me l’a dit. Je suis une fille perdue ! Là, faut me cacher dans la terre !

Et elle se jeta sur l’herbe en poussant des cris étouffés, en se cachant le visage et en frappant convulsivement la terre de ses poings crispés. M. Gavel proféra une sourde imprécation et demeura un instant immobile ; puis, reprenant tout à coup une nouvelle colère :

— Voyons, dit-il, relevez-vous, regardez-moi. Est-ce vrai ? vous voulez, n’est-ce pas, me couvrir de ridicule et rompre mon mariage ?

— Héla ! non, répondit-elle ; pourquoi le ferais-je ? Sais-je pas bien que nous ne pouvons pas nous marier ensemble ? Pourtant, mon Dieu ! c’est votre enfant que j’ai là !

— Combien te faut-il d’argent ? Ta sœur, probablement, te l’a dit aussi ?

Lisa ne répondit que par un gémissement.

— Écoute, Lisa, je veux te sauver ; je ferai pour toi ce qui est possible ; je te donnerai de l’argent pour quitter le pays et pour élever ton enfant ; je te dirai ce qu’il faudra faire, mais pas ici ; demain, demain soir j’irai te trouver, et nous causerons ; seulement, tais-toi, calme-toi, sois prudente, ou je t’abandonne. Voyons ! calme-toi.

Elle voulait obéir, mais la contrainte même qu’elle cherchait à se faire la crispait et lui arrachait des cris. Cette pauvre enfant, si timide et si douce, était poussée par une force étrangère à sa volonté, et subissait une de ces crises où l’être individuel disparaît sous l’être humain. M. Gavel n’osait la quitter dans cet état, de peur qu’elle ne confiât tout au premier venu ; et cependant, blasé déjà sur de pareilles scènes, il jetait de temps en temps sur Lisa un regard de défiance : — Calme-toi, répétait-il, calme-toi ; attends-moi demain.

— Oui, oui, c’est bon, je suis calme à c’t’heure. Allons, retournez vers mam’zelle Aurélie ; allez, tu peux y aller, je te dis. C’est égal, au moins, faut qu’elle soit folle de prendre un homme comme vous, qui jette ses enfants sur les chemins. Comment est-ce que vous ferez pour aimer ceux de la demoiselle ? seront-ils à vous plus que le mien ?

— Folle ! folle ! tais-toi ! puisque tu sais bien que je ne peux pas t’épouser, que veux-tu donc ?

— Je ne sais pas, mon Fernand, je ne sais pas ; j’ai grand mal de tête, et peut-être que je vas mourir.

En même temps, elle chancela et tomba par terre évanouie.

Fernand courut à la rivière, trempa son mouchoir et fit couler de l’eau sur le visage de la jeune fille. Il avait pourtant des larmes dans les yeux, et murmurait : Pauvre créature ! Jean, accouru, soutenait la tête de Lisa.

— Sauvez-vous, dit-il à Gavel avec un regard féroce, car l’envie me prend de vous étrangler.

Lisa rouvrait les yeux.

— Je ne me sauve pas, dit Gavel, je m’en vais parce qu’il le faut ; mais si tu fais le bavard ou l’insolent, gare à toi !

Alors il prit une pièce d’or et l’offrit à Jean, qui la lui jeta au visage. Gavel faillit sauter à la gorge du jeune paysan, mais, fidèle aux lois de la prudence, il se contint par un violent effort.

— Prends garde ! répéta-t-il avec un geste de menace et une expression terrible ; puis il s’éloigna rapidement. Déjà habile à lutter avec les émotions humaines en lui-même et hors de lui, les cinq minutes qui le séparaient de Mmes Bourdon lui suffirent pour calmer ses nerfs, attiédir son sang et rasséréner son visage.

— Vraiment, mesdames, dit-il avec un sourire, en les abordant, on vous redoute beaucoup. Moins timide avec moi qu’avec vous, sans doute à cause de ma qualité d’ancien commensal de la ferme des Èves, Mlle Lisa Mourillon vient de m’imposer le rôle d’ambassadeur pour excuser la grossièreté de son domestique.

Mme Bourdon était trop amie des convenances pour ne pas accepter sans observation, devant sa nièce et sa fille, l’explication de M. Gavel. Cependant elle appuya sur lui, pendant qu’il parlait, son regard froid et scrutateur ; mais la contenance aimable et dégagée du beau Fernand lui déroba la vérité aussi bien et mieux, peut-être, que n’avait fait le rideau de saules, et ses soupçons hésitèrent.

— En effet, répondit-elle, M. Gorin est furieux ; il est allé, sécher ses habits au moulin. Émile et Gustave regrettent beaucoup de n’avoir pas été là pour s’opposer aux insolences de ce petit Michel.

— À moins d’aller au secours de M. Gorin dans vingt pieds d’eau, répliqua M. Gavel, ils auraient été réduits comme moi au rôle de spectateurs. Tout cela d’ailleurs a été si prompt !

— L’insolent et le grossier, dit Lucie, n’est autre que M. Gorin ; on ne peut reprocher à Michel qu’un peu de vivacité.

— Je suis fort étonnée, ma chère, dit sa tante, que tu applaudisses à ces gens-là quand ils veulent traiter avec nous d’égal à égal.

— Mais, observa M. Gavel, ce garçon-là est des amis de Mlle Lucie, car il est venu s’excuser auprès d’elle seule d’avoir accaparé le bateau. J’ai cru même, poursuivit-il en s’adressant à Lucie, qu’il allait vous proposer de monter avec eux.

La jeune fille se sentit rougir ; elle en éprouva du dépit et répondit vivement :

— Pourquoi cela vous étonnerait-il, monsieur ? Ne comprenez-vous pas qu’on puisse avoir des amis parmi les paysans, aussi bien que parmi les paysannes ?

Cette allusion, à laquelle il était loin de s’attendre de la part de Lucie, déconcerta un instant M. Gavel. Mme Bourdon les regarda tous deux avec surprise. Aurélie se taisait, et les convenances défendaient à sa pensée d’être plus active.

À ce moment, Jules accourait, criant que les voitures étaient prêtes. On se rendit au moulin. Déjà Mme Bourdon montait dans sa calèche, quand Émile, dont les yeux regardaient toujours en aval de la rivière, devint tout rouge et arrêta sa mère par ces mots : — Maman, voici Mlle de Parmaillan.

Mme Bourdon sembla réprimer un vif mouvement de contrariété, mais elle mit pied à terre aussitôt, et prit un de ses plus gracieux sourires en se tournant du côté où la jeune amazone venait d’apparaître.

Celle-ci, par une sympathie frappante, avait arrêté court son cheval en apercevant les Bourdon et leur société. Mais, s’étant ravisée aussi, elle s’avançait au petit pas, suivie de son groom en livrée, droite, sérieuse et fière, avec ce sourire hautain qu’inspire, non la race, mais l’orgueil, et que possèdent, en dehors de l’aristocratie, tous les superbes de ce monde.

Toutefois, les distinctions les plus incontestables dont l’orgueil se prévaut éclataient en cette jeune fille ; elle était accomplie de finesse et d’élégance dans les moindres détails, de son front royal à son petit pied. C’était une blonde aux yeux noirs ; son costume était charmant, et simple.

Elle s’inclina légèrement devant Mme Bourdon, salua Aurélie, et sembla ne pas voir Émile, qui, éperdu de joie et de timidité, remuait les lèvres sans oser se faire entendre. Après les compliments obligés, Mlle de Parmaillan, parcourant du regard la société de Mme Bourdon, y remarqua Gorin et Silvestre.

— Ah ! madame, dit-elle d’un accent plein d’ironie, quelles agréables parties vous faites le dimanche ! et, s’inclinant de nouveau, elle fit siffler sa cravache et partit au galop, suivie de son groom Isidore, qui, tout ce temps, s’était tenu derrière sa maîtresse, roide et majestueux, et qui, se retournant plusieurs fois pour voir s’il était regardé, semblait aussi fier de sa domesticité que Mlle de Parmaillan l’était de sa noblesse.

Et non plus que Mlle de Parmaillan, Isidore n’avait tort, car, après le respectueux murmure d’admiration produit par le passage de la jeune divinité, Sylvestre s’écria : — Ce drôle d’Isodore, hein ! comme il a bonne mine ! est-ce gentil une livrée ! Et le farinier du moulin disait d’un air d’envie à l’enfant ébahi de la meunière : — Sapristie ! c’t’Isodore est-il crâne là-dessous !

De retour au logis, le dîner fut assez triste, M. Bourdon n’étant pas là pour fondre la glace brillante et polie dans laquelle sa femme et sa fille emprisonnaient leurs hôtes. Émile était rêveur, Lucie préoccupée ; M. Gavel, plus causeur qu’à l’ordinaire, s’entretenait avec M. Bertin, Gustave, Sylvestre et Mlle Boc, fiers à l’envi de cette faveur inespérée. Tout en comblant l’oncle Grimaud de ses chatteries habituelles, Mme Bourdon regardait son futur gendre de son œil clair et perçant, avec un sourire factice.

Le soir, quand, vers dix heures, les Bertin revenaient chez eux, ils entendirent, en approchant de la maison de Luret, un grand bruit, et virent à la porte plusieurs personnes en bonnet de nuit et en chemise. Des beuglements d’ivrogne, des imprécations de femme et des pleurs de petits enfants se faisaient entendre de l’intérieur, tandis qu’au dehors les spectateurs en chemise y répondaient par des exhortations et de grands hélas ! M. Bertin, ayant reconnu le tailleur et sa femme avec leurs deux fils, leur demanda : — Que diable se passe-t-il là dedans ?

— Eh ! eh ! répondit l’aîné des fils Touron avec un gros rire, c’est à cette fois la Lurette qui bat son homme ; faut qu’il soit plus soûl qu’à la coutume, il se paraît.


VII


Le lendemain, Lucie se levai de bonne heure et se hâta de chercher des graines potagères ainsi que des graines de fleurs, afin de les porter au jardin à Michel, qui devait l’attendre. Elle allait descendre dans sa toilette ordinaire du matin, quand, s’avisant que son bonnet était bien chiffonné, elle en prit un autre, un des mieux faits. Lucie avait cet avantage très-rare d’être jolie en bonnet de nuit. La dentelle seyait bien à son visage pâle, et semblait adoucir ses yeux déjà si doux. Pourquoi changea-t-elle de bonnet ? Peut-être elle eût été embarrassée de le dire ; mais à coup sûr elle eût rougi si on lui en eût fait la question. Après tout, on sait bien qu’il suffit d’être femme pour vouloir être charmante aux yeux de tous.

Michel travaillait déjà. En apercevant Mlle Bertin, il vint au-devant d’elle. Son air sérieux et abattu frappa Lucie. Elle s’était proposé d’être froide avec lui et d’en venir à lui faire quelques observations sur sa conduite de la veille ; mais il la prévint en disant aussitôt :

— Vous êtes malcontente de moi, n’est-ce pas, mam’zelle Lucie ?

— En vérité, dit-elle, cela ne me regarde point ; cependant…

— Pardon, excuse, mam’zelle Lucie, vous étiez avec les autres, mais je ne vous avais pas vue, et je ne peux pas me reconsoler de vous avoir empêchée d’aller en bateau, puisque c’était vot’plaisir.

— Il ne s’agit pas de cela, répliqua-t-elle sévèrement ; il s’agit de vos vivacités qui sont par trop fortes, Michel, et qui indisposent contre vous tout le monde.

— Que fallait-il faire ? demanda-t-il.

Cette question embarrassa la jeune fille. Les choses sont ainsi établies que vis-à-vis d’une agression brutale il est également fâcheux de s’abstenir et de riposter.

Lucie était trop droite pour faire la moraliste quand même, aussi répondit-elle en souriant : — Je n’en sais rien. Il est certain que M. Gorin a eu les premiers et les plus grands torts. Cependant, Michel, vous devinez bien qu’on vous accuse de tout, et que cela vous nuit auprès de beaucoup de personnes ; au lieu que si vous aviez eu plus de modération…

— On vous a dit comme ça bien du mal de moi ?… interrompit-il en regardant Lucie avec une anxiété qu’elle comprit.

— Oui, répondit-elle. J’ai essayé de vous justifier, mais cela ne m’a pas été possible.

— Ah ! mam’zelle Lucie ! ah ! vous avez pris ma défense ! Mon Dieu ! que ferai-je pour vous, moi ? C’est donc bien vrai ce que vous m’avez dit l’autre jour, que vous me trouvez digne d’être votre ami ?

— Puisque je vous l’ai dit, Michel, c’est que je le pensais.

— Et vous le pensez toujours, est-ce pas ? Ah ! que je suis heureux ! mam’zelle Lucie, je n’ai dormi de la nuit à force de songer que vous étiez peut-être fâchée contre moi.

— Vous êtes trop poli pour moi, et pas assez pour les autres, répliqua Lucie froidement.

Le pauvre garçon rougit, baissa la tête et ne dit plus mot. Comme l’autre fois, Mlle Bertin lui aida à ensemencer, mais instinctivement elle se tint à distance. Ils n’échangèrent de paroles que ce qui était nécessaire, et à neuf heures Lucie, rappelée par ses occupations de ménagère, allait quitter le jardin quand Michel la pria d’écouter quelque chose qu’il avait à lui dire.

— Parlez, répondit-elle en s’accoudant sur le vieux cadran sans aiguille qui faisait le coin d’une plate-bande, tandis que Michel, appuyant ses deux mains et son front sur le manche du râteau, reprit en fixant les yeux à terre :

— Il me semblait d’abord, mam’zelle Lucie, que je ne devais pas vous parler de ça, à vous, et je peux ben vous dire que ça me coûte plus que d’avoir à faire le plus rude ouvrage. Mais, après y avoir beaucoup pensé, je n’ai vu personne autre que vous à qui confier ça. Pour quant à n’en point parler, ça serait une mauvaise action.

— C’est donc quelque chose de bien grave ? dit Lucie étonnée.

— Oui, mam’zelle Lucie. Alors il hésita, son front rougit, enfin, il dit avec effort : — Le mariage de vot’ cousine est arrêté, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Lucie.

— Il ne doit pas se faire, mam’zelle Lucie, faut l’empêcher, parce que, voyez-vous, M. Gavel est un mauvais homme, un grand coquin.

— En vérité ! comment le savez-vous ? demanda la jeune fille, qui devina tout de suite qu’il s’agissait du secret de Lisa ?

— Voici comment, mam’zelle Lucie. D’abord, depuis un temps, je me méfiais de quelque chose, voyant Lisa tout affolée de ce Gavel. Hier soir, en revenant de cette enragée promenade, elle pouvait pas se retenir de pleurer, et Jean, le pauvre gars, il était comme fou, parce qu’il aime Lisa, mam’zelle Lucie. À souper, il ne mangea point, et quand après je le vis sortir avec de grands yeux tout ouverts, qui ne voyaient pas, je fus près de lui dans l’écurie, et je le vis se jeter sur la paille tout de son long, et la mordre avec ses dents. Ensuite, des soupirs qu’il faisait !… tant que les bœufs s’en retournaient et le regardaient d’un air tout bête. Moi, je tâchai de le reconsoler, en sorte qu’il vit que je savais à peu près la chose, et qu’il me conta le tout.

Michel s’arrêta. Lucie, les yeux baissés, grattant du bout des doigts la mousse du vieux cadran, restait silencieuse. Michel reprit avec un nouvel effort :

— Eh bien ! mam’zelle Lucie, peut-être n’entendez-vous pas bien encore pourquoi il faut empêcher le mariage de vot’ cousine ? Comment vous dire ?… Voyez-vous, je serais content, moi, si je pouvais prendre ce Gavel au collet, là, devant tout le monde, et lui crier qu’il n’est qu’une canaille, en lui crachant à la figure.

Michel parlait d’une voix vibrante. Son visage était couvert d’une généreuse rougeur, et ses yeux lançaient des éclairs d’indignation. Lucie vit à peine qu’il était beau ainsi, tant il lui parut noble. C’était la première fois que devant elle, sur un pareil sujet, une bouche d’homme s’ouvrait pour flétrir, au lieu de sourire. Elle en fut touchée jusqu’au fond de l’âme.

— Ah ! vous êtes juste et bon, Michel, s’écria-t-elle. Eh bien ! dites-moi ce qu’il faut faire.

Il la regarda tout étonné en même temps qu’heureux.

— Ce qu’il faut faire, mam’zelle Lucie ! parler à vot’ tante, et lui dire que son futur gendre a déjà femme et enfant dans le pays.

— Ah ! fit Lucie.

— Oui ! oui ! c’est horrible, je vous dis, tromper deux femmes à la fois et abandonner son enfant par-dessus le marché ! Vous voyez bien, mam’zelle Lucie, que ces choses-là doivent se dire quand on les sait.

Ils entendirent en ce moment le grincement particulier que faisait la porte du jardin avant de s’ouvrir. Michel brandit son râteau et se mit vivement à ratisser le carré. C’était Gustave. Il renouvela connaissance avec ce brave Michel, mais en le taquinant fortement sur l’aventure de la veille. Lucie resta pour tout adoucir.

— Mais, dit Gustave, est-ce que tu ne chômes pas aujourd’hui, mon gars, comme tout le monde ? Quoi ! tu es si avaricieux que de venir en journée pendant que tant de belles filles font leur toilette pour la danse !

— Oh ! je compte bien danser, monsieur Gustave, dit Michel.

— Il n’est point en journée, ajouta Lucie, et c’est un service qu’il nous rend.

— Comment ! comment ! s’écria Gustave, mais cela ne peut pas aller ainsi.

— Oh ! dit Michel, c’est une affaire réglée avec mam’zelle Lucie ; faut pas vous occuper de ça.

— Alors, dit Gustave à sa sœur, tu comptes, je pense, lui faire un cadeau.

Michel haussa les épaules.

— Peut-être, répondit Lucie ; en tout cas, je n’éprouverais aucune peine d’être l’obligée de Michel.

Il leva sur elle un regard si plein de reconnaissance et de bonheur, qu’elle en fut profondément touchée. Elle quitta le jardin ; mais, tout en vaquant aux soins domestiques, elle revoyait sans cesse la figure du jeune paysan illuminée par l’indignation. Elle songeait aussi à la mission dont elle s’était chargée auprès de Mme Bourdon, et, bien qu’elle éprouvât à ce sujet beaucoup de malaise et une sorte de terreur, elle n’eût pour rien au monde manqué à la confiance que Michel mettait en elle. Mériter l’estime de cette âme énergique et pure lui semblait un devoir. D’ailleurs, elle souffrait dans sa conscience de garder un tel secret. Elle résolut donc de s’acquitter le plus tôt possible de cette tâche pénible, et aussitôt après le déjeuner elle partit pour le logis.

C’était grande fête encore à Chavagny ce jour du lundi de Pâques, plus grande fête même que la veille, car le bon Dieu en avait assez d’autres, tandis que la jeunesse de Chavagny n’avait que celle-là. On n’entendait plus le carillon des cloches, mais les accords du violon ; et quand Lucie traversa la place publique vers onze heures, quoique rassemblée ou ballade ne commençât guère avant midi, déjà quelques groupes de filles et de garçons, et beaucoup d’enfants, dansaient aux préludes d’un violonneux monté sur une barrique.

De onze heures à midi, quand il faisait beau, Aurélie, bien gantée, enveloppée d’un châle et coiffée d’un chapeau, se promenait invariablement dans les jardins. Lucie espéra donc ne rencontrer à cette heure ni sa cousine ni M. Gavel, qui l’accompagnerait sans doute. Elle trouva, en effet, Mme Bourdon seule. Enveloppée dans son châle du matin et trottant magistralement à travers les corridors, de la salle à manger à l’office et à la cuisine, pour surveiller les opérations du ménage, la ronde petite femme semblait une boule en rotation. Sur la demande que lui fit Lucie d’un entretien particulier, l’air de contentement de soi épanoui sur sa figure céda la place à un air important et solennel moins en accord avec ses formes sphériques. Elle conduisit Lucie dans sa chambre à coucher, et, s’asseyant sur un fauteuil tandis qu’elle montrait à sa nièce une chaise basse, elle prit, pour écouter, l’air d’un président au tribunal.

Aussi bien, ne sachant par où commencer, Mlle Bertin, de son côté, semblait un accusé sur la sellette. Elle était fort pâle et avait le cœur serré. Enfin, évitant les détours, elle dit résolument :

— Je crois, ma tante, accomplir un devoir en vous informant, puisqu’il en est temps encore, de l’indignité de M. Gavel.

Mme Bourdon fit un bond sur son fauteuil ; mais se calmant aussitôt : — Que signifie cela ? demanda-t-elle.

M. Gavel, ma tante, a séduit la petite Lisa Mourillon, qui, dit-on…

— Qui, dit-on ? répéta Mme Bourdon.

— Est enceinte.

— Voilà de belles nouvelles ! Et pourrait-on savoir d’où tu les tiens ?

Lucie raconta ce qu’elle avait entendu derrière la haie.

— C’est tout ? demanda Mme Bourdon.

Avec un peu d’hésitation, Lucie rapporta encore la confidence de Michel.

Pendant ce temps, Mme Bourdon regardait sa nièce, et sous ce regard clair et froid, accompagné d’un serrement particulier des lèvres, Lucie se troubla.

— Vous avez sans doute des preuves ? dit lentement Mme Bourdon.

— Des preuves ! répéta Lucie… mais quelles preuves pourrais-je avoir ? Et d’ailleurs…

— C’est qu’on ne peut lancer une accusation si grave sans preuves, dit Mme Bourdon.

— Ce n’est pas une accusation, ma tante, c’est une confidence que je vous fais dans l’intérêt d’Aurélie.

Mme Bourdon sourit de l’air d’une vipère qui siffle. — Assurément ! dit-elle ; mais, je le répète, dans une circonstance si grave il faut absolument des preuves.

— Mon témoignage en est une, dit Lucie indignée en se levant.

— Sans doute, sans doute ; il y a aussi la parole de M. Michel.

Mais, continua-t-elle d’un ton pénétré, en changeant subitement de physionomie, quand il s’agit de l’homme qu’Aurélie aime et qu’elle a choisi, qui d’ailleurs passe partout pour un galant homme, il est impossible de le condamner sans un examen approfondi. Quand tu seras mariée, ma fille, tu sauras que les hommes peuvent avoir à se reprocher beaucoup de fautes, sans être pour cela méprisables, ni même de mauvais maris. M. Gavel a connu cette petite avant de s’engager à Aurélie ; nous l’avons eue cet hiver à notre service ; elle faisait sa chambre, et je me rappelle qu’on la voyait partout derrière lui. Ces filles sont d’une effronterie !… Un jeune homme est facilement entraîné… ses sens peuvent le trahir ; et, s’il est vrai… il doit être bien malheureux, bien tourmenté !… J’ai remarqué parfois de la tristesse en lui. C’est cela… Cette petite dévergondée le poursuit. Hier encore, sous nos yeux mêmes, n’a-t-elle pas osé exiger un entretien ? Ah ! c’est abominable ! Je comprends tout maintenant.

Elle se leva tout à coup, et, d’un ton sec : — À présent, ma fille, j’ai un conseil à te donner. Appuyant la main sur le bras de Lucie, et parlant d’une voix basse et sifflante, tandis qu’elle lançait à sa nièce des regards foudroyants : C’est qu’il est de tou-oû-te in-côn-ve-nan-ce qu’une jeune fille se mêle de semblables choses, et que je ne m’explique pas… qu’il m’est impossible de comprendre comment il se peut faire que tu t’entretiennes de pareilles choses avec M. Michel.

Elle quitta le bras de Lucie pour aller vivement tirer le cordon de la sonnette ; puis, revenant à la jeune fille :

— Surtout, au nom de tout ce qu’il y a de plus sacré, pas un mot à Aurélie.

Pleine d’indignation, mais excessivement troublée, Lucie voulut se justifier. — Il a su me dire ces choses en termes convenables, et, si j’ai cru devoir les écouter, c’est par intérêt pour…

La femme de chambre qui entrait obligea Lucie de se taire. Elle attendit ; mais Mme Bourdon retint cette fille et se mit en devoir de s’habiller. Lucie revint chez elle, pleurant presque de honte et de colère, et se demandant par quel étrange revirement des choses elle était devenue coupable, et M. Gavel innocent.

La ballade était commencée. Les violons grinçaient à tour de bras et la foule grossissait à chaque instant. On voyait arriver des paysannes pimpantes, à califourchon sur des juments de charrette, leurs jupes bien retroussées, un long tablier d’étoffe pendant de chaque côté pour cacher leurs jambes, mais dérangé sans cesse par le trot du cheval. Le plancher du bal n’était autre que le sol bien balayé de la place publique. Il n’y avait point de siéges ni d’enceinte. Moyennant deux sous par contredanse, que chaque garçon donnait au violonneux, dansait qui voulait, après quoi l’on se reposait d’une jambe sur l’autre. Il y avait bien là des bois de charpente sur lesquels de temps en temps s’asseyaient quelques jeunes hommes avec des filles sur leurs genoux, comme cela se fait à la campagne, sans que personne y trouve à redire ; mais les filles n’y restaient guère, préférant voir la danse et surtout être vues, afin d’être invitées. Elles avaient presque toutes des fichus blancs de tulle ou de mousseline, découvrant le cou par derrière et chastement croisés sur la poitrine. Les coiffes les plus brodées étaient sorties de l’armoire ce jour-là, et les tabliers roses, bleus, blancs, violets, arboraient toutes les couleurs du printemps.

C’était en plein soleil, et la poussière ne manquait pas. On la voyait s’élever sous les pieds des hommes quand ils frappaient la terre de leurs souliers ferrés. El c’étaient les plus beaux danseurs qui frappaient le plus fort et qui levaient le pied le plus haut par derrière. Quant aux filles, elles sautaient aussi, mais presque sans secousse, et pirouettaient plutôt, bien en mesure, penchées de côté, sérieuses et les bras pendants. Entre couples on ne causait guère, mais on s’embrassait quelquefois, et pendant les repos le danseur, entourant de son bras la taille de sa danseuse, jouait avec les cordons de son tablier. Du haut de sa barrique, le violonneux proclamait tour à tour le nom des figures, et chantait l’air de toutes ses forces dans les passages difficiles, où l’instrument s’embrouillait un peu.

Tous les bourgeois de Chavagny, sauf Mme Bourdon et sa fille, étaient là comme spectateurs, Mlle Boc la première, en robe à pointe de soie-puce, avec un bonnet à fleurs, et près d’elle son cousin Frédéric Gorin, qu’elle avait à déjeuner tous les jours de foire et de dimanche, parce qu’il habitait à une lieue de Chavagny. Gorin était aussi faraud que la veille, et même davantage, car il avait changé son gilet de satin noir, gâté par l’eau de la rivière, contre un gilet vert à fleurs d’or triomphalement épanouies sur son ventre bombé. Mais on aurait dit que le coucou l’avait pris à jeun, tant il riait jaune. Émile et Jules s’amusaient à railler en style de collége la tournure et les façons des villageois, tandis que Gustave et Sylvestre, le lorgnon à la main, se posant en roués de la ville, débitaient des fadeurs aux demoiselles.

Clarisse, qui ne voulait pas manquer à la fête, vint appuyée sur le bras de sa sœur. Elles furent bientôt accostées par Chérie Perronneau, un peu plus noire qu’à l’ordinaire dans sa robe de soie verte à reflets violets, mais plus fière qu’on ne peut dire, car elle réalisait ce jour-là une ambition nourrie depuis longtemps, celle de porter un bracelet comme elle en voyait un à Aurélie. Le père Perronneau n’aimait point ces colifichets. Il disait que de beau bien pousse mieux au soleil que dans l’armoire. Mais sa femme répliquait alors que ce n’était pourtant pas la peine d’être riche, si on ne le montrait pas un peu. Elle et sa fille se paraient donc aux jours de fête ainsi que des châsses ; et comme c’était la mer à boire que de tirer de l’argent de la bourse du maire, Mme Perronneau ou la Perronnelle ne se faisait faute à l’occasion de mesurer en cachette à ses voisins quelques boisseaux de pommes de terre ou même un sac de blé ; car, dans les gros tas qu’il y avait, ça n’y paraissait guère.

Clarisse détourna péniblement la vue du bracelet qui reluisait au bras de Chérie. Lucie l’en complimenta de suite, afin de n’y plus songer ; car, bien qu’elle en eût pris résolûment son parti, elle aimait aussi les jolies choses. Les jeunes messieurs se rapprochèrent des demoiselles, et Chérie (son véritable nom était Pulchérie) se mit à causer avec eux d’un air agaçant, riant aux éclats de tout ce que disaient Émile et Gustave. Quand elle était en toilette, les paysans n’approchaient point d’elle, sachant qu’elle ferait la fière et ne les regarderait pas. Mais les autres jours il y avait moyen de jaser avec la Perronnelle, et même, disait-on, d’aller plus loin qu’avec bien des gardeuses de moutons, dont les oreilles étaient moins patientes.

Pourtant elle attaqua Michel placé tout près de là, et qui regardait plus du côté des demoiselles que du côté de la danse.

— Que fais-tu donc, toi, et pourquoi que tu ne danses pas ?

— C’est que je t’attendais pour ça, répondit-il d’un ton narquois.

— Ah ! ben, t’attendras longtemps.

— Ah ! çà, pourquoi que tu ne danses plus aux ballades ? Faut que tu sois ben innocente, va, de t’amuser comme ça à t’ennuyer. Allons, viens danser avec moi.

— Non, non, je ne veux pas, fit-elle en retirant sa main.

— Bah ! tu en grilles d’envie.

— Non, Michel, non pour sûr ; mais je danserai avec toi ce soir chez nous. Le bal y tiendra. Voudras-tu venir ?

— Je veux ben ; mais on étouffera dans ta chambre, tandis qu’ici on est tout à l’aise au grand air.

— Vous êtes ben patiente, mam’zelle chérie, dit Gorin en s’approchant. Envoyez-moi promener tout de suite cet affronteur-là.

— Oh ! oh ! dit Michel en le toisant des pieds à la tête, qu’est-ce qui vous fait rager comme ça, monsieur Gorin ? Êtes-vous pas encore sec ?

— Tiens, vous êtes fâchés tous deux ? demanda Chérie.

— Je peux bien te raconter ça, dit Michel, c’est…

— Des menteries, s’écria Gorin. Depuis que ce drôle-là est courtisé par les filles, il ne se connaît plus. Mais nous verrons ce qu’il dira quand je lui enverrai de l’écriture du juge.

À ce grand mot d’écriture du juge, plusieurs paysans se retournèrent ; on s’approcha les uns suivant les autres, tant qu’il y eut foule en un moment.

— Vrai, monsieur Gorin, dit Michel, de cet air bénin dont le paysan débite ses sarcasmes, j’aurais jamais cru que pour un coup d’eau nous finirions d’être amis ! Paraîtrait que vous portez pas l’eau si ben que le vin. Et cependant pour sûr vous en avez pas bu tant seulement un verre, quand je vous tenais délicatement entre les quatre doigts et le pouce, comme un lapin chéri.

— Quoi que c’est ? qu’est-ce qu’il y a ? demandait-on de toutes parts.

— C’est ce poisson-là, reprit Michel, qui…

Mais il dut s’interrompre, car Gorin tombait sur lui à coups de poings. La lutte ne fut pas longue. Michel saisit Gorin parle cou, s’empara de ses deux mains, et sous son genou le plia jusqu’à terre. Alors il se mit à raconter l’histoire à ceux qui l’interrogeaient, y mêlant d’un air simple lardons et plaisanteries, que l’auditoire accueillait avec de grands éclats de rire. Il restait calme en apparence, bien qu’il élevât le ton de sa voix sonore au-dessus des vociférations de Gorin, des anathèmes perçants de Mlle Boc, et des admonestations de Gustave, d’Émile et de Sylvestre, qui n’osaient cependant employer la force pour délivrer le vaincu, parce que les paysans auraient pris la défense de Michel, et que c’eût été une collision complète. Il fallut même retenir le petit Jules qui, exalté par l’esprit de corps, lançait à Michel un grand coup de poing.

Lucie intervint à son tour : — Michel, dit-elle à demi-voix. Il se tourna aussitôt vers elle. Michel, soyez plus généreux.

— Pardon, mam’zelle Lucie, répondit-il ; mais si je le lâche, il va encore se jeter sur moi, et je voudrais pourtant pas être obligé de me battre tout à fait. Qui veut me garantir qu’il ne me touchera plus ? demanda-t-il en regardant Émile et Sylvestre.

— Michel, Michel, dirent encore l’une après l’autre deux autres voix. C’étaient Gène et une autre fille dont la vue sembla vivement frapper le jeune paysan.

— Si vous ne lâchez pas tout de suite M. Gorin, cria Émile, je vais chercher mon père.

— Je ne suis pas le domestique de votre père, m’sieur Émile, et quand même je le serais…

— Non, tu n’es pas mon domestique, dit M. Bourdon qui arrivait ; aussi je ne te commande point, je te prie de laisser M. Gorin.

— De tout mon cœur, m’sieur Bourdon, car en vot’présence il n’osera pas, je crois, recommencer.

Il lâcha donc Gorin, qui se releva écumant de rage et souillé de poussière.

— Voyons, voyons, reprit M. Bourdon, il faut faire la paix. Je sais que M. Gorin a eu les premiers torts ; il sera assez galant homme pour le reconnaître ; quant à toi, Michel, tes vengeances sont trop rudes…

— La paix ! hurla Gorin en montrant le poing à son ennemi, jamais ! jamais !

M. Bourdon alors, l’emmenant à l’écart, se mit à lui parler avec cette éloquence habile et insinuante qu’il possédait.

La foule s’étant dispersée, Michel s’approcha de Gène et de sa compagne :

— Bonjour, Gène ; bonjour, Martine. Je m’attendais guère de vous voir ici. Je suis fâché que vous m’ayez trouvé en dispute, mais ça n’était pas ma faute.

La Martine était devenue toute rouge. C’était une fille à tournure lente et gauche, dont le visage plat, large et inintelligent était couvert de taches de rousseur. Ses yeux petits et sans vivacité prirent cependant une expression tendre et touchante en s’attachant sur Michel. D’un ton très-doux, presque plaintif, elle répondit :

— Y avait si longtemps qu’on ne vous avait vu !

Michel était un peu embarrassé vis-à-vis d’elle, et aussi parce que tout le monde les regardait. Pourtant, comme c’était son devoir de faire politesse à la Martine, il l’invita à danser. On se poussait pour les voir.

— A-t-elle une belle chaîne d’or ! disait-on.

— Les dentelles de sa coiffe ont coûté des mille et des cents.

— Et sa robe de soie ! elle se tiendrait, ma foi, debout toute seule quand on la poserait par terre.

— Et ses bagues !

— Tout de même elle est laide là-dessous comme un chardon.

— On dirait que Michel ose pas la regarder.

— Elle le regarde ben, elle !

— Ma foi, c’est un gentil gars !

— Faut qu’il soit guère intéressé pour vouloir pas de cette fille-là, si riche.

— Bah ! Peut-être qu’il se ravisera.

Gène, pendant ce temps, disait à Lucie :

— Vous voilà bien étonnée, mam’zelle, de me voir ici en la compagnie de la fille à Martin. La première fois que le devin est venu chez nous, il a tant dit que sa fille voulait être à la ballade, mais qu’elle ne connaissait personne à Chavagny, tant qu’enfin mon père l’a invité à nous l’amener, disant qu’elle irait à la ballade avec moi. Ce matin ils sont arrivés. Savez-vous, mam’zelle Lucie ? elle n’e vas venue que pour voir Michel.

— On m’a dit cela, répondit Lucie. Crois-tu que Michel en soit content ?

— Regardez-le, fit Gène d’un air de triomphe. Il danse avec elle par complaisance et bonne amitié seulement, mais ça l’ennuie. Pour savoir ce que pense Michel, il n’y a qu’à le regarder. Soyez tranquille, mam’zelle Lucie, il ne se mariera jamais avec la Martine.

— Que je sois tranquille ! dit Lucie d’un ton de marquise : et qu’est-ce que cela me fait ?

Gène devint toute rouge.

— Ça me fait quelque chose à moi, répondit-elle, qu’il y ait chez nous un garçon assez brave pour ne pas songer par-dessus tout aux écus. Il n’y en a pas tant comme ça, voyez-vous, ni parmi les paysans, ni parmi les messieurs.

— C’est vrai, dit Lucie, en serrant la main de son amie, et ce brave garçon-là mérite bien d’être aimé d’une bonne et aimable fille, n’est-ce pas ?

— Oui, mam’zelle Lucie, répliqua Gène en levant sur Mlle Bertin ses beaux yeux candides, et en répondant à son étreinte par une vive pression.

— Savez-vous que je suis fameusement ennuyée ? vint s’écrier la Chérie Perronneau, en se jetant au travers de leur conversation. Donnez-moi une idée, voyons. Faut que la Martine soit à not’bal, d’abord, ça va sans dire. Moi, je veux faire sa connaissance, et puis, pour tout not’monde, ça sera une curiosité de l’avoir. Mais si je n’invite pas Michel, elle ne sera pas contente. Et si j’invite Michel, v’là Mlle Boc et M. Gorin qui délogent et qui nous en veulent à mort. Comment faut-il faire ?

— Ça n’est pas facile de donner raison à tout le monde, observa Gène.

— Oui, c’est assez embarrassant, dit Lucie.

— On se passera de Michel, dit Clarisse ; vous ne pouvez faire cette injure à Mlle Boc et à son cousin.

— Dam ! je ne sais pas, moi, répliqua Chérie avec une moue méprisante ; ils ne sont pourtant pas les plus gais de la compagnie. Michel vaut-il pas M. Gorin, et Mlle Martin Mlle Boc ?

— La Martine, riposta Clarisse, vaut beaucoup plus pour vous, ma chère, puisqu’elle a beaucoup plus d’écus. Vous avez raison, engagez-la.

— Eh ! mademoiselle Clarisse, les écus valent bien quelque chose, allez ! Demandez plutôt à ceux qui n’en ont pas. Tenez, puisque c’est comme ça, je vas trouver mon père et tâcher qu’il leur fasse faire la paix.

Elle tourna les talons, et un moment après on la vit entraîner le maire, au travers de la foule, vers l’endroit où M. Bourdon parlait encore à Gorin. Celui-ci, à force d’être catéchisé, en vint à ne plus savoir que répondre, et l’on se hâta de prendre son silence pour un consentement. Chérie alla quérir Michel, qui ne dansait plus, et, après l’avoir prié de la suivre, au nom du maire et de M. Bourdon, elle n’oublia pas de faire briller à ses yeux la perspective du bal.

— Ton bal ! dit Michel, en quoi sera-t-il plus beau que la ballade ?

— Il sera plus beau, répondit Chérie en se rengorgeant, d’abord parce que ce sera un bal, et puis, parce que nous aurons tout le beau monde.

— Qu’est-ce que tu appelles le beau monde ? répliqua le jeune paysan.

Mme Bourdon et Mlle Aurélie, mon cher, avec l’ingénieur ; puis MM. Émile, Jules et Gustave, qui veulent mettre des gants blancs.

— Et comment diable veux-tu que ça m’amuse, leurs gants blancs ?

— Allons ! allons ! Y aura aussi la Martine que je vas engager tout à l’heure. Es-tu content ?

— J’en suis bien aise, dit Michel. Mais tout de même j’aurais crainte des yeux de Mlle Boc. Tu n’auras pas d’autre monde ?

— Bah ! tu fais le renchéri. Faut point te parler de Mlle Lucie ni de Mlle Clarisse, qui viendront aussi chez nous ; mais si c’est Gène qui te tient au cœur, on tâchera de la faire rester.

— Tu ne vois donc pas que c’est toi ? reprit Michel. Pour une fille qui fait semblant d’avoir de l’esprit, tu ne devines rien. Dis-moi que tu y seras, à ton bal, voyons, et j’irai.

— Grand fou ! s’écria la Chérie. Mais tu fais ben de gouailler, va, car ça ne serait pas moi qui voudrais d’un gars sans le sou, tout beau et gentil qu’il soit.

— Moi, je n’y ferais qu’une difficulté, répliqua Michel, ça serait que tu prendrais un peu plus de langue, parce que j’aime pas les femmes trop douces et trop timides comme toi.

— Voyons, mauvais sujet, veux-tu faire la paix avec Gorin ?

— Je ne demande rien mieux, dit Michel, et si ton Gorin veut donner la patte, je lui donnerai la main.

Chérie, triomphante, poussa Michel au milieu du groupe des Bourdon, des Bertin et du maire, en s’écriant ; Le voilà !

— Il se paraît qu’on me demande, dit Michel en s’adressant au maire, je viens donc savoir ce qu’on me veut.

— Nous voulons une réconciliation honorable pour les deux parties, dit M. Bourdon d’un ton d’avocat, tandis que ses petits yeux pétillants lançaient aux autres bourgeois des regards d’intelligence. Afin que les paisibles fêtes de notre village ne soient plus troublées par des dissensions… des dissensions… Vous disiez le mot tout à l’heure, monsieur le maire ? — intestinales ? souffla Perronneau — ne soient plus troublées, répéta M. Bourdon, par des dissensions intestinales, M. Frédéric Gorin, estimable propriétaire, et Pierre Michel, jeune cultivateur, vont abjurer toute haine et se jurer amitié.

— Pour quant à l’amitié, dit Michel, si c’était pour de vrai, je dirais non ; mais puisque c’est une comédie…

— Tu es un finaud, répliqua M. Bourdon, qui changea de ton immédiatement, mais ça ne t’empêche point d’être un brave garçon. Écoute : tu as durement molesté M. Gorin, qui reconnaît d’ailleurs avoir eu les premiers torts ; tu as eu l’avantage dans la lutte, et cela doit t’engager à faire le premier pas. Allons, tends la main à M. Gorin, nous t’en prions tous.

— De bon cœur, dit Michel, puisqu’il est entendu que je n’ai pas tort.

Et il tendit à Gorin sa large main ouverte, que celui-ci prit de l’air d’un enfant boudeur.

— Ce Michel est bien intelligent, disait M. Bourdon à son fils Émile en retournant avec lui au logis. C’est dommage qu’il soit trop âgé pour pouvoir entrer au séminaire ! Il aurait fait un beau chemin.

— Au séminaire ! s’écria Émile, quelle idée !

— Ou à l’armée, répondit M. Bourdon. Mais il eût été mieux au séminaire. Des hommes comme celui-là ne devraient pas rester dans la foule.

— Vous avez des idées… bien libérales, mon père, observa Émile étonné.

— Libérales ! pas du tout, pas du tout. C’est de la bonne politique, et assez ancienne, comme en faisaient Louis XI, Henri IV et même Louis XIV. Non, l’intelligence ne doit pas rester dans la foule ; nous devons lui tendre la main et l’en tirer bien vite. C’est ce que les gouvernements habiles ont toujours fait. N’est-ce pas la conduite opposée à ce principe qui a perdu la restauration ? Et ne vois-tu pas, Émile, ajouta-t-il, comment, une fois sortis du peuple, tous ces grands hommes lui tournent le dos ? C’est qu’en effet ils n’ont plus de rapports véritables ni profonds avec lui. Devenus bourgeois, ils resteront tels en dépit d’eux-mêmes, car ils ont oublié le langage, les besoins, les sentiments du peuple, et désormais, associés à nous, ils sont devenus solidaires de tous nos risques. Ce qu’il y a de bon, c’est qu’à ce mot, sorti du peuple, le peuple se frotte les mains, fier et tout content. Moi aussi, parbleu, j’applaudis, car c’est utile en même temps que juste, et voilà de l’égalité comme il faut l’entendre. Oui, Émile, je le reconnais très-sincèrement, les constituants de 89 ont bâti un grand édifice, un labyrinthe admirable, d’où bien fin qui sortira. Le système actuel, avec ou sans les Bourbons, est inébranlable, sauf quelques modifications, parce qu’il a pour complice le caractère même des hommes, et c’est pourquoi je m’y suis franchement rallié. Mais, pour qu’il devînt parfait, ce qu’il faudrait encore, ce serait l’examen et le triage officiel parmi le peuple des élus de l’intelligence. Ils me prendraient pour républicain à la chambre, si je proposais jamais cela. Cependant, Émile, imagine-toi le peuple intelligent, ou seulement conduit par des hommes du peuple intelligents et fermes, nous avons l’anarchie, et tout est perdu.

— Tout est perdu ! répéta Émile, ébahi de ces communications ; comment cela ?

Tout veut assez souvent dire nous-mêmes, répondit M. Bourdon en haussant les épaules. Tu ne me parais pas encore bien fort, mon pauvre Émile. Nous avons grand besoin de causer ensemble d’ici à ton entrée au conseil d’État.



VIII


La ballade s’animait de plus en plus, quand un grand tumulte se fit entendre du côté de la principale rue qui débouche sur la place publique. C’étaient des rires à plein gosier, des exclamations retentissantes, des cris, des applaudissements, des huées, sur une basse grondante de propos confus. Toute la ballade s’émut ; plusieurs coururent, et les danseurs eux-mêmes retournaient la tête, quand on vit s’avancer un cortége bizarre.

Sur un âne gris, paré de loques, était monté à rebours un homme qui contrefaisait l’ivre, et vacillait de droite et de gauche, en grimaçant d’une façon grotesque. En guise de bride, c’était la queue de l’âne qu’il tenait dans ses mains. D’un air solennel, un autre paysan conduisait le quadrupède, tandis qu’un troisième, armé d’un plumail (sorte de plumeau fait d’une aile d’oie), passant de minute en minute ce plumail sous la queue de l’âne, en essuyait immédiatement après le visage du cavalier bouffon. Il y avait enfin, à califourchon sur la monture, une besace déjà quelque peu gonflée, où des ménagères, en riant aux éclats, vinrent déposer qui des œufs, qui une poignée de farine, d’autres un morceau de beurre ou de lard, dans une feuille de chou. La marche était fermée par une foule triomphante d’enfants de tous les âges, les plus petits boitant par derrière, tous glapissant, chantant, hurlant sur différents tons.

Ce fut un sens dessus dessous général. La danse fut désertée ; on entoura le cortége, et on s’élevait sur les épaules les uns des autres pour mieux voir. Le violonneux seul resta sur sa barrique, l’archet en l’air.

— Qui est-elle ?

— Qui est-elle donc celle-là qui a battu son homme ? demandait-on de toutes parts.

— Eh ! ne voyez-vous pas que c’est la Lurette ? puisque c’est le tailleur qui est monté sur l’âne, comme doit faire le plus proche voisin du battu.

— Diable ! faut regarder à ses voisins ; car c’est déjà pas si drôle d’avoir ce plumail par le nez.

— Bah ! le tailleur est toujours content quand il joue pièce à quelqu’un.

— Il ira se débarbouiller le museau, et tout sera dit.

— Non pas, allez, tout ne sera pas dit, car ils feront une belle riole avec les œufs, le beurre et la farine, ce soir.

— M’est avis que Luret doit enrager dans sa peau !

— Et la Lurette, adonc !

L’un des plus rieurs parmi les assistants était le maire, quand M. Berthoud, l’agent voyer, qui ce jour-là se trouvait à Chavagny, fendant la foule en toute hâte, arriva essoufflé près de lui.

— Vous n’y pensez pas, monsieur le maire ! il y a désordre et scandale ! cela rentre dans la loi sur les charivaris. Et vous seriez responsable… Prenez votre écharpe au plus vite, et sommez l’attroupement de se dissiper.

— Bah !… vous croyez ? répondit en se grattant l’oreille le magistrat contrarié.

— Parbleu ! à Poitiers on vous balayerait ça par un escadron de cavalerie. Je vous le dis, c’est votre devoir !

— Mais j’ai pas de scadron, moi, monsieur Berthoud.

— Votre écharpe suffira.

— Allons ! fit Perronneau en soupirant, faut donc que j’aille…

Il se dirigeait vers son domicile, suivi de l’agent-voyer, quand de bruyantes acclamations retentirent.

— Entendez-vous ? s’écria Berthoud.

Le maire tourna la tête, et la parole expira sur ses lèvres béantes, car il vit son épouse qui, tenant d’une main son tablier rempli, de l’autre déposait des œufs dans la besace de l’âne.

— Vive la mairesse ! criaient les acteurs de la comédie.

— Vive la mairesse ! braillaient les gamins.

Il n’y eut pas jusqu’à l’âne qui, électrisé par ces cris, ne fît entendre des applaudissements formidables.

La Perronnelle, charmée, revint en se rengorgeant vers son mari ; mais, au milieu de son triomphe, elle fut accueillie par ces mots :

— S…… femelle ! tu me mets dans de beaux draps ! Tu me compromets au vis-à-vis du gouvernement. V’là M. Berthoud qui me disait que je dois prendre mon écharpe, et dissiper ce troupement de la part du roi.

— M. Berthoud ne sait ce qu’il dit, répliqua sans façon la mairesse. Il ferait beau voir que le roi voulût empêcher la coutume. Si tu veux recevoir un fier charivari, tu n’as qu’à essayer ça.

— Au fait ! dit le maire en s’apaisant, c’est-il pas jour de fête ? Un jour de fête, faut que le peuple s’amuse, monsieur Berthoud.

En conséquence de cette parole magnanime, les rênes de l’autorité flottèrent à Chavagny le reste de la soirée.

Le peuple n’abusa pas, car avant dix heures, malgré l’excitation de la fête, les maisons du bourg étaient plongées dans les ténèbres et dans le sommeil. Le paysan ne connaît pas les longues veilles. Il ne resta d’éclairées que deux maisons sur la place : l’auberge, pleine de sourdes rumeurs, et la maison de maître Perronneau, où retentissaient les accords du violon et le bruit d’une foule joyeuse.

Les portes étaient ouvertes pour donner de l’air. À la campagne, d’ailleurs, il n’y a pas de portes fermées. Au seuil de la salle du bal, s’étaient groupés les humbles de la maison et des maisons voisines, serviteurs pauvres, enfants mal vêtus, vieillards indigents, Lazares qui regardaient, rebut de cette aristocratie de village qui, s’ils eussent aussi donné quelque fête, auraient trouvé sans doute quelque triage à faire à leur tour.

La salle de bal était une chambre vaste, aux murs blanchis à la chaux, dont la grande cheminée de pierre, également blanchie, supportait des tasses de faïence bleue, des bonshommes de plâtre peint, des chandeliers de cuivre et des coloquintes. Deux lits à la duchesse, en indienne rouge à personnages qui représentaient Eucharis et Télémaque dans l’île de Calypso, occupaient le fond de la chambre à droite ; et, comme on manquait de siéges, les plus dégourdis de l’assemblée avaient pris le parti de s’asseoir sur les lits, en dépit des observations aigres-douces de la Perronnelle, qui craignait qu’on ne gâtât ses courtes-pointes. Entre les deux lits, sur une chaise posée sur une table, était juché le violonneux. Trois chandelles allumées éclairaient la salle.

Bien que régnât dans l’assemblée cette liberté joyeuse sans laquelle il n’y a pas de fête pour le paysan, cependant la solennité inaccoutumée de ce bal sur un plancher, dans la belle salle du maire, aux clartés de trois chandelles, et en présence de la bourgeoisie de Chavagny, maintenait un décorum instinctif. Les femmes se tenaient plus droites, et les hommes parlaient moins haut. On ne folâtrait point.

De chaque côté de la fenêtre, sur des chaises, les dames étaient assises. Mme Bertin, venue, disait-elle, pour servir de mentor à ses filles, causait avec Mlle Boc ; Clarisse et Lucie, bien gantées, avaient mis leurs robes d’indienne rose et une fleur dans leurs cheveux ; Gène, qui, à cause de sa compagne, avait consenti à rester au bal, s’était placée près de Lucie ; venaient ensuite la Martine et Chérie Perronneau. Deux autres siéges attendaient Mmes Bourdon.

Sylvestre fit sensation. Il était habillé comme pour les bals de la préfecture, habit noir, gilet blanc, cravate bleu tendre, souliers vernis et gants blancs. Outre cela, il sentait la pommade, et portait un bouton de rose à sa boutonnière. On le trouva bien supérieur à Émile et à Gustave, qui, dédaigneusement, avaient gardé leurs paletots.

Vraiment, il semblait que le maire et sa femme voyaient leur fils pour la première fois, tant ils le regardaient, et sa sœur Chérie avait cent prétextes pour lui parler et se pendre à son bras.

Crin, crin, îc ! Le violon entamait la ritournelle. Gustave, Émile et Sylvestre se précipitèrent vers Chérie, Lucie et Clarisse ; et, se courbant en demi-cercle, articulèrent cérémonieusement la phrase d’usage. Cela parut de haut goût à tout le monde, et Mme Bertin, ravie, qui suivait son fils des yeux, se courba de même avec une grimace épanouie, comme si elle eût voulu inviter Mlle Boc. Mais les autres jeunes gens de l’assemblée n’y mirent pas tant de façon ; allant délibérément aux danseuses, ils les tiraient par le bras, en disant : Veux-tu venir, toi ? et les filles quelquefois se faisaient prier ; mais alors, en tirant plus fort, on les amenait en danse.

Quand Lucie prit place à côté de son cousin, elle aperçut Michel, adossé contre la muraille au fond de la chambre, qui la regardait. Elle devint rêveuse. Et, tandis que, légère, elle glissait dans la contredanse, de temps en temps elle jetait sur Michel un regard furtif. Il était toujours à la même place, immobile, occupé d’elle seule et la suivant d’un regard triste et charmé.

M’invitera-t-il ? se demanda-t-elle. Puis elle pensa à Gène, à la Martine. Pourquoi Michel ne les invitait-il pas ? Il était bien étrange de ne regarder qu’elle ainsi. On s’en apercevrait peut-être…

— Tu es bien distraite, cousine, lui dit Émile en riant.

Pendant la contredanse, Mme Perronneau s’était glissée sur une chaise vide auprès de Mlle Boc.

— C’est-il dommage, dit-elle d’une voix insinuante, que M. Gorin n’a pas venu ! il aura trouvé que c’était trop loin pour s’en revenir de nuit.

— Ce n’est pas ça, répondit aigrement la vieille fille ; mais du moment que mon cousin devait trouver ici des personnes… désagréables, il ne pouvait pas s’y présenter.

— Seigneur ! des personnes désagréables ! et qui donc ça, mam’zelle Boc ?

— Vous savez bien ce que je veux dire, madame Perronneau.

— Dame ! ça serait-il donc Michel ? Ça n’est donc point vrai ce qu’on m’a conté, qu’ils s’étaient touché la main ?

— C’est vrai ! mais pourtant quand on a reçu de si grosses injures de la part d’un petit drôle de paysan…

— Bah ! interrompit la Perronnelle, ce petit drôle n’est pas si bête ; je lui ai-t-entendu dire qu’un paysan valait ben un monsieur.

— Tenez, ma voisine, ne parlons plus de ça. Vous attendez bien mesdames Bourdon ?

— Oui, elles m’ont acertainé (assuré) qu’elles viendraient.

— Et vous aurez sans doute aussi M. Gavel ? Quel charmant jeune homme ! Quel beau couple ! hein ?

— Oui ben, quoique tout de même il soit un petit trop minçolet. Me ressemble qu’un homme riche, ça doit toujours être gros et gras. Quoique ça, nous verrons une belle noce, allez !

— Oh ! l’on sera bien une soixantaine de personnes, dit Mme Bertin.

— Quelle tablée ! Ils n’auront jamais assez d’argenterie, observa Mlle Boc.

— Oh ! je leur prêterai la mienne, reprit Mme Bertin. J’ai même un surtout en cuivre argenté, qui est une belle pièce. Elle figurera bien. Ma mère la tenait de son oncle, qui…

— Mais, madame Bertin, êtes-vous sûre qu’on ne manquera pas de couverts d’argent ? Moi, je n’en ai que six. Mme Bourdon en a, je crois, deux douzaines.

— Mais moi, j’en ai douze, répliqua Mme Bertin avec orgueil, tous d’héritage, six au nom des Talambin, vous savez ?… Les Talambin d’où sortait ma mère, une famille qui dans le temps était la première de Confolens ; six autres…

— Mais tout cela ne fera pas soixante ! interrompit encore Mlle Boc.

— On s’en passera ! dit la Perronneau. De beaux couverts d’étain bien luisants…

— Ah !!! s’écrièrent les deux bourgeoises, avec des gestes d’horreur. Allons donc ! Il ne faut pas songer à cela !

Et toutes deux se regardèrent d’un air d’intelligence, écrasant pour la Perronneau.

— Moi, j’aimerais mieux boire de l’eau claire dans une cuiller d’argent que du bouillon gras dans une cuiller d’étain ! Fi ! c’est si désagréable !

— Et puis l’habitude ! Il semble vraiment impossible de manger ailleurs que dans l’argent.

— Ma foi, mesdames, dit la Perronnelle, impatientée de ce colloque, où elle n’avait rien à dire, bien que tout cela se dît pour elle, m’avait semblé que vous trouviez bon tout de même, la dernière fois que vous êtes venues chez moi manger de mon cochon gras. Mais je suis ben aise à c’te heure de savoir ce qu’il vous faut. On vous le donnera.

— Comment cela, Mme Perronneau ?

— Adonc, quand vous reviendrez dîner chez nous, vous aurez des couverts d’argent.

— Y pensez-vous, madame Perronneau ? s’écria la Boc un peu déconcertée ; c’est une dépense de plusieurs cents francs.

— Bon ! bon ! on la fera. S’il ne faut que ça pour vous contenter, c’est pas difficile.

Et se levant sur ce mot d’un air dégagé, la Perronnelle laissa ses interlocutrices fort mortifiées.

— Oh ! ces paysans riches ! souffla haineusement la vieille fille à l’oreille de Mme Bertin.

— Orgueil de parvenu, ma chère ! répliqua celle-ci avec un grand soupir.

— Ah ! c’est une triste race ! riposta la Boc. Et des riches passant aux pauvres, elle tomba sur le chapitre de la petite Francille, chez laquelle elle venait de découvrir deux ou trois vices de plus.

Le bal s’animait. À défaut de lustres, les yeux des danseurs étincelaient. Un habitant des villes n’imaginerait guère qu’avec de pareils éléments, trois chandelles, un violon criard, dans une chambre fruste, on pût créer une fête enivrante. Et cependant, cette musique et ces clartés avaient suffi pour remuer au fond de ces âmes simples un idéal confus de choses splendides, qui alluma de toutes parts des girandoles, et remplit l’atmosphère de ses émanations. C’est qu’il y avait à cette fête le plus vrai, le plus grand, le plus enivrant luxe de la terre, la jeunesse, non-seulement la jeunesse des ans, mais la naïveté des âmes, que possédaient, outre les jeunes, tous les vieux qui étaient là.

Après deux ou trois contredanses, l’orchestre se mit à jouer un bal. C’est une danse du pays.

L’homme et la femme, se tenant par les mains, balancent au son d’une musique à mesure très-marquée ; puis ils se séparent, se suivent, se fuient sans se perdre, tantôt balançant, tantôt pirouettant : après s’être rejoints, ils font des passes très-gracieuses et très-vives, la danseuse courant sous le bras du danseur comme sous un cerceau. On se sépare de nouveau, et la danse continue, jusqu’à extinction d’haleine, entre vingt ou trente couples qui se croisent et s’entrelacent à la fois.

Quoique très-jolie, cette danse est déjà presque abandonnée par les élégants du village, comme trop rustique. Peut-être la mazurka l’a-t-elle déjà remplacée ? car le chemin de fer passe maintenant à une lieue de Chavagny. Tout marche, de tous les points de la terre, vers l’unité de la famille humaine ; mais ce que les hommes s’empressent d’abord d’échanger, ce sont leurs sottises et leurs travers.

— Est-ce que ça pourrait vous faire plaisir de danser un bal, mam’zelle Lucie ? demanda Michel d’une voix timide.

Elle sentit une rougeur monter à ses joues, et, se levant tout de suite, sans répondre, elle lui donna la main. À travers son gant, elle s’aperçut que la main de Michel tremblait en tenant la sienne. Une vive émotion la saisit. Depuis plus d’une heure qu’immobile dans un coin de la salle, il s’oubliait à la regarder, elle avait compris enfin ces regards pleins d’une adoration profonde. Oui, ce pauvre garçon l’aimait d’amour.

S’il eût fallu rendre compte de ses sentiments à cette découverte, Lucie eût été fort embarrassée, très-confuse peut-être. — Mais quel est celui de nos sentiments où n’entre pas d’alliage ? Donc, elle n’acceptait pas, certes, cet amour ; elle en était même presque indignée ; et cependant… pouvait-elle en vouloir à ce pauvre Michel, si ardent et si sincère ? Mais comment osait-il ? car enfin c’était de l’outrecuidance !… Non ! en face du regard triste et tendre de Michel, Lucie n’en crut rien.

Ce qu’il faut dire, car elle ne se l’était pas avoué, c’est qu’elle éprouvait une jouissance secrète et profonde. L’amour, dont elle entendait parler depuis son enfance, et qu’elle se plaignait de ne pas connaître, il était là, près d’elle ! Elle en était l’objet ! Enfin, elle pouvait la voir et la toucher, cette chose inconnue que tout signale à la jeune fille comme son but et sa destinée ! Elle sentait bien la présence de la divinité, et n’y touchait qu’en tremblant. Mais elle était aussi fille d’Ève. Pauvre Michel !

Jamais elle n’avait été si légère. Ses poses étaient si charmantes, ses ronds de bras si gracieux, ses pirouettes si éblouissantes, qu’il y eut des exclamations dans la salle parmi ceux qui regardaient. Michel aussi dansait bien, et, tout en suivant sa danseuse, il avait des yeux si brillants et des joues si vives, que plusieurs s’avisèrent de dire : — Un joli couple ! c’est ma foi dommage que mam’zelle Lucie ne soit pas une paysanne, ou Michel un monsieur.

Ces paroles choquèrent l’oreille de Mlle Boc, et elle dit à Mme Bertin :

— Si j’avais des filles, ma chère dame, elles ne danseraient pas avec des paysans.

— Vous m’étonnez beaucoup, ma chère demoiselle, répondit l’autre ; il serait bien étrange de supposer qu’il pût y avoir le moindre inconvénient.

En ce moment, Lucie, haletante, les lèvres entr’ouvertes et les yeux humides, regagnait sa place, conduite par Michel. Il pressa doucement la main de la jeune fille.

— Merci, mam’zelle Lucie ! Merci de tout mon cœur ! Et ce cœur éclatait si bien sur son visage que, troublée, elle ne trouva rien à lui répondre, absolument comme si Michel eût eu des gants blancs, un langage de rhétoricien et l’habit noir.

Elle aussi, d’ailleurs, elle subissait l’enivrement de la fête. Mais surtout elle se sentait depuis une heure dans un milieu nouveau plus vivant et plus large, où ses facultés, resserrées jusqu’alors, s’épanouissaient tout d’un coup. L’amour venait d’entrer dans sa vie, et, bien qu’elle ne pût l’accueillir, n’était-ce pas déjà un soin intéressant et grave que d’avoir à le repousser ?

Malgré le souvenir de Mlle de Parmaillan, Émile ne put s’empêcher de trouver que sa cousine était bien jolie. Jamais encore il ne lui avait vu ce regard vif, ce geste animé, cette parole prompte, cette grâce exquise. Il fit le courtisan auprès d’elle, et elle recevait son hommage d’un petit air de reine.

Mais en même temps, à travers le voile de ses cils abaissés, elle regardait Michel qui, à l’autre bout de la chambre, en face, la contemplait comme un idolâtre. Il était accoudé sur le lit, le front dans sa main. Il y avait dans son attitude je ne sais quelle force et quelle noblesse. Un moment, Sylvestre vint près de lui. Quelle différence entre eux à l’avantage de Michel ! malgré l’habit, malgré l’instruction que le jeune Perronneau avait reçue. Même cette comparaison la révolta. Sylvestre était gauche, prétentieux, ridicule. Michel avait une simplicité parfaite, c’est-à-dire la grâce du naturel et la dignité de la franchise. Quant à son langage, eh bien, c’était le langage du pays. Dans la bouche de Michel, il n’y avait rien de grossier, et Lucie, dont il frappait l’oreille depuis sa naissance, y faisait à peine attention.

— Émile, du moins… Oh ! c’est un bon garçon ! Mais il a pris de l’affectation à la ville, même un peu de fatuité. Il est bien plus instruit que Michel ; pourtant il ne saurait pas s’exprimer avec cette vérité, cette chaleur… C’est qu’il ne sent pas aussi vivement.

Elle s’éveilla tout à coup en se disant : Mais je suis folle ! et se remit à causer avec son cousin et sa sœur.

Clarisse était heureuse d’être au bal ; mais elle jouait la nonchalance, car il était au-dessous d’elle de s’amuser à un bal de paysans. Cependant, en attendant sa tante et sa cousine, elle ne se reposait guère, sachant bien qu’en leur compagnie elle devrait pousser le dédain jusqu’à s’abstenir. Ses yeux s’étaient animés, ses joues s’étaient colorées et sa poitrine respirait plus à l’aise. Sa mère la regardait en rêvant avec un sourire, filant peut-être in petto quelque roman dont Clarisse était l’héroïne.

À neuf heures, eut lieu l’entrée de M. et de Mme Bourdon. Au grand désappointement du public, ils n’étaient pas accompagnés de M. Gavel.

Mme Bourdon répondit à ce sujet aux doléances de la Perronneau que M. Gavel était souffrant d’une migraine, et que, même avant leur départ, il s’était retiré dans sa chambre.

M. Bourdon alors offrit la main à la mairesse, pour danser une contredanse. Aurélie accepta l’invitation de Sylvestre, et le bal devint solennel, au point qu’on n’osa plus rire.

Deux figures devenaient de plus en plus tristes : c’étaient celles de Gène Bernuchon et de la fille à Martin. Michel n’avait dansé qu’avec Lucie. En vain Cadet Mourillon, qui était au bal avec sa sœur Marie, saisissait-il à chaque contredanse la main de Gène ; en vain, pendant les intervalles, appuyé sur le dossier de sa chaise, dépensait-il pour elle tout l’esprit de village qu’il possédait, elle ne souriait que par complaisance, et, malgré ses efforts, elle laissait percer de l’impatience et du dépit. Cadet n’était point assez malin pour en deviner la cause, car pas une seule fois les yeux de Gène ne s’arrêtèrent sur Michel.

Plus naïve, la Martine, au contraire, ne détachait pas de celui qu’elle aimait un regard doux, triste et fidèle, comme celui qu’attache sur son maître un chien disgracié. Michel, à la fin, surprit ce regard, et, s’arrachant à ses rêves, il vint prendre la main de la Martine, qui l’accueillit avec un sourire de béatitude. Mais, si ingrate enveloppe était celle de la pauvre fille, que pendant toute la contredanse à peine répondit-elle par monosyllabes aux paroles que lui adressait Michel.

Ils figuraient en face de Lucie et de Jules.

— Voudrez-vous danser avec moi la prochaine contredanse, mam’zelle Lucie ? murmura Michel au balancé.

— Volontiers ! répondit-elle d’un air indifférent.

Pouvait-elle négliger l’occasion d’être un peu coquette ? Non, elle ne voulait pas éloigner d’elle cet amour avant de l’avoir étudié, compris et savouré. Comment d’ailleurs s’y serait-elle prise pour l’éteindre ? On sait bien qu’il est impossible de dire effrontément à un amant timide : Vous m’aimez en vain ! Peut-être, il est vrai, à force de dédain et de sécheresse, pourrait-on se faire comprendre. Mais, quand on est bonne et polie, comment soutenir un pareil rôle ? On ne l’essaye même pas.

Ils dansèrent donc une seconde fois ensemble. La chaleur dans la salle était devenue si forte, que l’on dut ouvrir la fenêtre. Placée tout auprès, Lucie recevait l’air frais sur ses épaules humides, et cependant, malgré l’insistance de sa mère, elle ne consentit point à prendre un châle.

— Ce n’est pas, disait Mme Bertin, comme si tu étais au bal de Poitiers.

— Maman, je n’ai pas froid.

Danser avec un châle ! quoi de plus disgracieux ? Puis elle avait remarqué devant son miroir combien lui donnait de grâce et de beauté la coupe échancrée de sa robe qui montrait à demi ses jolies épaules.

Quoique attentif pour sa danseuse, Michel était silencieux et concentré. Cependant le peu de mots qu’il disait empruntaient du charme à l’accent ému de sa voix. Lucie voulut le faire causer davantage.

— Aimez-vous la danse ? lui demanda-t-elle.

— Oui, répondit-il ; je voudrais que cette nuit ne finît jamais !

— Ah ! dit-elle avec fourberie, en regardant la Martine, peut-être est-ce à cause de quelque personne qui doit partir demain ?

— Vous savez ben que non, mam’zelle Lucie, répondit-il simplement.

— Alors, quel grand charme y trouvez-vous ? reprit-elle avec une feinte candeur.

Michel rougit et ne répondit pas.

Un peu embarrassée, la naïve coquette se tourna vers la fenêtre et regarda sur la place. Elle aperçut en face d’elle le cadre lumineux que formait la porte de l’auberge, toute grande ouverte. Au milieu de ce cadre des ombres humaines semblaient se colleter. Quelques jurements retentirent avec des bruits de pieds entrechoqués, et il parut à Lucie qu’on jetait quelqu’un dehors, après quoi la porte se referma. Elle entendait aussi les voix de son père et de M. Bourdon, qui causaient ensemble sous la fenêtre, assis sur un banc. Le ciel ruisselait d’étoiles ; c’était une nuit douce et tiède, qu’embaumaient les parfums des vergers voisins.

— C’est à vous, mam’zelle Lucie, dit Michel. Elle s’élança vers Gène qui s’avançait pour la chaîne des dames, et serra la main de son amie en lui souriant. Mais Gène resta sérieuse et froide.

Ce muet reproche saisit le cœur de Lucie. Gène était triste ; elle boudait son amie : Gène était donc jalouse, elle comprenait donc aussi… La jeune fille rougit de honte.

— Pourtant, qu’y puis-je faire ? se dit-elle avec un peu d’humeur.

En se retournant, elle surprit le regard de Michel attaché sur elle, regard si tendre et si triste qu’il acheva de fondre le cœur de Lucie. Quoi ! Gène avait du chagrin ! Michel souffrait d’un fol amour ! Et Lucie, elle, pouvait jouer avec tout cela ? Elle fut tout à coup si mécontente d’elle-même et de tout le monde, que des larmes lui en vinrent aux yeux.

Et quand, revenue à sa place, Michel, d’une voix douce, lui demanda : Qu’avez-vous ? elle faillit même ne pouvoir les empêcher de couler. Oh ! que de tendresse n’y avait-il pas dans cette clairvoyance ! Plus attentif qu’une mère, il voyait donc à travers les plis de son front ! à travers ses paupières baissées ! Personne jamais ne l’avait aimée ainsi ! Émue de reconnaissance, et ne sachant que lui dire, comme, en figurant, sa main se trouvait encore unie à celle de Michel, elle répondit par une légère étreinte. Mais elle regretta presque aussitôt d’avoir fait cela, et leva les yeux sur Michel pour corriger d’un sourire l’effet de cette étourderie. Il était pâle comme quelqu’un qui vient d’éprouver un grand saisissement. Le cœur de Lucie battit avec violence. En même temps qu’elle s’avoua que le plus grand des bonheurs était d’être aimée, elle dut se promettre de faire tous ses efforts pour éloigner d’elle cet amour.

— C’est une horreur, messieurs, disait sous la fenêtre une voix avinée, que Lucie reconnut pour celle de Mourillon, insulter une petite comme ça, si jeune ! et qui n’a pas plus de malice que l’enfant à naître ! Oui ! c’est une horreur ! et ceux qui ont dit ça feront connaissance avec mon poing, foi de Mourillon ! Ou ben, je vas plutôt devant le juge.

— Bah ! c’est des bêtises ! des propos de cabaret, allégua M. Bertin.

— Il vaut mieux laisser tomber ça, mon vieux, dit M. Bourdon.

— Non point ! not’ maître, non point ! si je soutiens pas mes filles, moi, qui c’est-il donc qui les soutiendra ? Une petite fille qui a pas seize ans ! Mon Dieu ! mon Dieu ! quand je vous dis, c’est abominable, quoi !

— Es-tu seulement bien sûr d’avoir entendu ça ? reprit M. Bourdon.

— Oh qu’oui ! parguiéne ! not’ mossieur ; un père a des oreilles. Je dis pas que j’aie pas bu un peu, non, je mentirais ; mais je suis pas saoul, au moins, à preuve qu’il y en a-t-un là-bas qui a senti ce que mon bras pèse, allez ! Je vas seulement voir où est Lisa, et puis j’irai me coucher, puisqu’ils ont fermé la porte ; mais je les retrouverai au moins ! Elle est là dedans qui danse, pas vrai, not’ monsieur ?

— Je n’en sais rien, répondit M. Bourdon ; je ne l’ai pas vue.

— Ni moi non plus, dit M. Bertin.

— Avez-vous entendu, Michel ? demanda Lucie.

— Non, mam’zelle Lucie. Qu’est-ce que c’est ? Elle n’eut pas le temps de l’en instruire, car c’était à leur tour de figurer la pastourelle. Presque au même instant, elle vit entrer Mourillon qui se mit à chercher des yeux dans la salle. Il avait la figure très-animée, l’air inquiet, et son état d’ébriété paraissait exalter ses facultés au lieu de les abattre.

Apercevant Marie, il se dirigea vers elle, et ils échangèrent quelques mots ; puis Mourillon quitta la salle. Marie le suivit des yeux avec un air d’inquiétude, cependant elle se remit à danser ; mais évidemment elle était préoccupée. Après la contredanse, elle s’approcha de son frère, assis auprès de Gène, et parut lui adresser une demande qu’il refusa de belle humeur, mais péremptoirement. Déconcertée, Marie d’un pas lent retournait vers sa place, quand tout à coup, changeant de direction, elle alla vers Michel.

Celui-ci venait d’apprendre par Mlle Bertin ce qui s’était dit sous la fenêtre. Aussi, quand Marie lui eut demandé comme un service de la reconduire à la ferme des Èves, il accepta tout de suite, et après avoir échangé avec Lucie un regard d’intelligence, il suivit hors de la salle la jeune Mourillon.

— Je te porte ennui, mon bon Michel, dit Marie quand ils furent dehors ; mais vois-tu, jamais n’aurais osé, un soir de ballade, m’en revenir toute seule à la nuitée. Les chemins à cette heure sont pleins d’ivrognes qui regagnent leur logis.

— Tu as bien fait, dit Michel. Mais pourquoi donc quittes-tu le bal avant les autres ?

— Je peux te conter ça, reprit-elle, car tu sais comment sont les hommes, quoique tu sois plus sage, toi. M’a semblé que mon père avait du vin, et quand c’est ainsi, je me soucie pas que ma mère soit seule à la maison.

— A-t-elle pas Lisa ? observa Michel.

— Oh ! Lisa !… fit Marie avec un soupir. Elle dort !…

— Jean aussi est resté aux Èves ; il n’a pas voulu danser. Que diable a-t-il donc, ce Jean ? Il est si triste !

— Tiens, Michel, dit la jeune fille, je vois que tu veux me faire causer, et que tu en sais aussi long que moi. Et c’est même à cause de quoi je t’ai prié de venir avec moi, plutôt que mon prétendu, qui ne sait rien encore, et à qui je me soucie point d’en rien apprendre. Je sais aussi que tu es un gars en qui l’on peut avoir fiance ; mais, vois-tu, c’est assez d’avoir ça sur le cœur ; pour en parler, ne saurais, et d’ailleurs, dans ces chemins, quelqu’un pourrait nous entendre.

— Tu as raison, dit Michel ; si je t’en parlais, c’était seulement pour te faire savoir que j’étais à ton service dans l’occasion.

— Merci, Michel ! eh bien, allons vite. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai le cœur transi.

Ils doublèrent le pas. Un quart d’heure après leur départ de la maison du maire, ils arrivaient à la ferme. Elle était obscure et silencieuse, tout semblait dormir.

— Mon père se sera couché tout de suite, dit Marie. J’ai pris peur follement ; tout va bien. Retourne à la danse, pauvre Michel.

— Attends ! dit-il, va dans la maison. Nous avons marché vite et ton père n’est qu’entré, si mêmement il l’est. Va voir d’abord si ta sœur est dans sa chambre. Je reste ici.

Marie ouvrit doucement le clion, puis la porte, et entra. Un moment après, elle revint et murmura d’une voix altérée :

— Lisa n’y est pas !

En même temps, du côté de l’aire, un cri perçant retentit, suivi d’un aboiement plaintif de Tant-Belle. Michel et Marie s’élancèrent… Un homme les croisa en courant. À la clarté des étoiles, ils reconnurent Gavel.

Une exclamation de fureur fut poussée par Michel qui voulut le poursuivre ; mais derrière les paillés (meules de paille) retentit un nouveau cri de douleur, avec de terribles imprécations.

— Michel ! au nom de Dieu ! s’écria Marie, laisse, le vilain ! viens empêcher mon père de tuer Lisa.

En deux bonds, ils atteignirent les paillés. C’était horrible à voir ! Un homme furieux, frappant à coups retentissants une créature gémissante, pelotonnée à terre, et qui criait : — Vous tuez mon enfant !

Marie se précipita sur sa sœur pour la couvrir de son corps. Michel saisit le bras de Mourillon et lutta contre lui.

Il criait en même temps : — Vous êtes fou, Mourillon, c’est pas vot’ fille qu’il faut tuer, c’est le Gavel. Venez ! courons après !

À la fin, il le terrassa. — Marie ! — Elle vint près de lui. — Conduis ta sœur au fond de l’ouche[3], lui dit-il tout bas ; et attendez-moi là toutes deux. J’emmènerai Lisa chez nous.

Quand elles furent parties, il lâcha Mourillon. Mais au transport de la colère avait succédé chez le fermier une prostration hébétée. Il se tourna la face contre terre agité de mouvements convulsifs, et poussant par intervalles de longs gémissements.

Michel s’assit près de lui :

— Vous avez ben de la peine, bourgeois ! oui ! c’est une rude secouée, celle-là ! Un homme comme vous, qui n’a jamais donné que de bons exemples, c’est dur de se voir comme ça trahi par son enfant ! Tout de même, faut considérer qu’elle est ben jeune ; elle ne savait guère tant seulement, la pauvre innocente ! ce qu’elle faisait. Quand un homme d’éducation cherche à mettre à mal une jeunesse, voyez-vous, ça ne lui est pas difficile, et tout le péché en est à lui.

Mourillon poussant un cri de rage, se leva tout à coup :

— Faut que je le tue, Michel ! Veux-tu m’aider ?

— Écoutez, bourgeois, raisonnons un peu la chose. Le tuer, je ne dis pas qu’il ne l’a pas mérité ; mais ça vous ferait aller aux galères, voyez-vous ? et vot’ famille, tout du coup, en serait perdue et ruinée. Non ! non ! vaut mieux l’attaquer en justice, et montrer à tout le monde comme quoi ce beau monsieur-là n’est qu’un sale brigand.

Le malheureux père se rejeta par terre en poussant des cris, comme saisi d’un nouvel accès de désespoir. Cette fois, ni les raisonnements ni les supplications de Michel n’en purent tirer une parole, pas même un signe d’intelligence. Il restait là, pantelant, gémissant, insensible à toute chose extérieure, et de temps à autre exhalant des plaintes si profondes qu’elles pénétraient Michel jusqu’à la moelle des os, tant qu’enfin, n’y pouvant plus tenir, le jeune homme se leva pour aller chercher Lisa et renvoyer Marie près de son père.

Enfermés dans le cercle des occupations matérielles et rudement élevés, enfants immédiats de la terre, les paysans en général ont l’imagination lente et la sensibilité engourdie. Mais quand la douleur ou la joie les ont enfin saisis, c’est tout entiers qu’elles les possèdent, et pour eux toute préoccupation étrangère de honte, de crainte, d’intérêt ou de pudeur s’anéantit. La douleur s’étale dans toute sa force, la joie s’exhale dans toute sa naïveté. Regardez alors : voici bien l’homme aux prises avec la destinée, l’homme sans masque et sans vernis, chez qui le doute n’a rien ébranlé, auquel n’a point touché cette lime rongeuse que nous appelons décorum ou convenance.

Tel à peu près Michel avait laissé le père, telle il trouva la fille, assise par terre au fond de l’ouche, la tête dans ses mains, sourde aux reproches aussi bien qu’aux exhortations de sa sœur. Michel cependant parvint à lui persuader de le suivre, et, la prenant par la main, il l’emmena.

Comme ils arrivaient par les prés à la porte de la mère Françoise, la famille Bertin, revenant du bal, passait dans le chemin. En entendant la voix de Lucie, Michel soupira. Il avait espéré la revoir, lui apprendre ce qui s’était passé… l’occasion si rare de se trouver avec elle au milieu de l’égalité d’un bal, elle était perdue, et peut-être ne reviendrait jamais. Cependant, contenant son regret, il ouvrit la porte de sa maison, et, laissant Lisa dehors, entra pour préparer sa mère à la recevoir. Il y eut plus d’une exclamation au dedans de la maisonnette. L’indulgence et la pitié ne sont pas encore des sentiments vulgaires ; mais enfin la Françoise vint, et d’une voix sans rudesse : Entre, Lisa ! — Entre ! ma pauvre fille, dit Michel doucement en lui prenant la main. Il la fit asseoir près du foyer sur la huche, lui offrit à boire et sortit quelque temps après. Car il se disait : Mam’zelle Lucie est inquiète ; elle voudra savoir ce qui est arrivé, et peut-être viendra-t-elle au jardin ?

Mais le jardin était vide, et une lumière brillait dans la chambre de Mlle Bertin. Le jeune paysan s’assit à l’entrée du bosquet et regarda pensif cette lumière. Il se rappelait toutes les marques d’estime et d’amitié que lui avait données Lucie, et retrouvait de souvenir l’émotion qui l’avait bouleversé le soir même, quand elle lui avait serré la main. Cependant, il ne se faisait point illusion, et, peu habile dans l’analyse des sentiments, il voyait un abîme entre l’amitié de Mlle Bertin et son amour qu’il n’espérait pas. Mais il l’aimait avec délices. Elle était devenue pour lui le mot de cette aspiration inquiète et indéfinie qui gît plus ou moins latente chez tout homme, et qui, grâce à la force de son intelligence et à la vivacité de ses impressions, s’était développée en lui d’une manière peu commune aux hommes de sa race. Quoique se dît bien : J’aurai beaucoup à souffrir ! il se sentait heureux et jouissait de sa belle folie.

Une pensée lui vint qui augmenta son émotion, c’est que Mlle Bertin et lui, compagnons de jeux, inégaux de naissance, étaient presque dans la même situation que Mlle de la Tour et le fils de Marguerite. Mais aux mornes de l’Ile-de-France on ne tenait pas compte du rang. Où donc est-elle, cette terre heureuse ? Est-ce bien grand, l’Océan ? Il gémissait alors de son ignorance, puis il se reprenait en songeant que Paul et Virginie avaient eu la même éducation, tandis que Mlle Bertin ne verrait jamais en Michel qu’un inférieur et un paysan. Eh bien, puisque du moins elle l’estimait, il serait son ami, sûr, croyait-il, de renfermer en lui des impressions trop vives. Il rêva d’être le protecteur secret de Lucie, d’être fidèle toute sa vie à cet amour sans récompense et sans espoir, et dans ces heures d’enthousiasme et de solitude, en dehors du langage noté par la pensée, que ses lèvres incultes prononçaient mal, le langage de son cœur atteignit la plus haute éloquence du sentiment humain. Vers deux heures, enfin, il s’endormit. Réveillé aux premières lueurs du jour par le chant des oiseaux et par la fraîcheur du matin, il salua du regard la fenêtre de Lucie, cueillit une branche de lilas tout humide, la pressa sur ses lèvres, et la planta au milieu de l’allée, pour que le pied de la jeune fille la touchât en passant. Puis il prit le chemin de la ferme des Èves.


IX


La ferme semblait abandonnée ; on ne voyait personne aller et venir dans la cour ; les instruments de travail étaient rangés à leur place comme le dimanche, et depuis longtemps, pressés à la porte de leur étable, les moutons bêlaient pour aller aux champs.

Au milieu de la cour, la chienne Tant-Belle, accroupie, regardait tristement du côté du chemin, comme si elle eût espéré que Lisa allait venir. Ses deux petits, Montagnard et Grisou, qui jouaient entre ses pattes, aboyaient parfois à ses oreilles pour l’exciter à jouer aussi ; mais elle leur imposait silence en grondant sourdement, et de temps à autre elle jetait dans l’air un aboiement plaintif, long et sinistre.

Qui que ce fût qui eût pénétré dans la maison eût reconnu les signes d’une désolation profonde : les chambres étaient en désordre, les enfants négligés criaient vainement ; la Mourillon, hâve et défaite, l’œil plus noir et plus caverneux, allait et venait, de temps en temps essuyant une larme chaude, et remuant vingt objets sans savoir ce qu’elle faisait. Penché sur la table, la tête dans ses mains, le père était immobile. Marie, pâle et les yeux rougis, était la seule qui s’employât utilement, car la servante Madelon ne faisait que tourner autour de tout le monde, écoutant de toutes ses oreilles et observant de tous ses yeux, ce que faisaient également les petites Suzon et Madeluche, qui, surprises de tant de nouveauté, ne pouvaient s’empêcher de rire en se regardant.

— Où sont Cadet et Jean ? demanda Michel à Marie.

— Dans la grange, répondit-elle, où ils ne font rien que de causer ensemble depuis ce matin, tandis que les bœufs attendent la pâture. Ah ! mon pauvre Michel, nous sommes tous fous depuis hier ; aucun n’a dormi. Quand tu as été partie avec… la malheureuse, je suis retournée vers le père, et j’y ai trouvé Jean, qui, réveillé par ses bramées, était venu se plaindre et crier avec lui. Héla ! s’ils font contre le Gavel ce qu’ils ont dit, ce sera la fin des fins, quoi ! Cadet étant revenu à la maison, la mère s’est éveillée et lui a demandé après nous, et alors, ne nous trouvant pas, ils ont pris peur et se sont mis à nous chercher dehors, tant il y a qu’en apprenant notre malheur, et quand même pourtant elle se doutait déjà de quelque chose, la mère en est tombée au coup. Nous l’avons portée sur son lit, et nous avons tous passé la nuit autour d’elle. Ah ! mon pauvre Michel, nous sommes une famille perdue ! Cadet et Jean manigancent quelque chose, pour sûr. La mère ne vit plus dans son corps ; elle est dans le tourment comme une âme du purgatoire. Pour quant au père, il n’a pas bougé, depuis l’éclaircie, de là, comme tu le vois. Tout le monde au village va savoir notre honte, et les langues vont s’en donner sur nous par tout le pays.

— Ce qui est fait est fait, dit Michel, il ne s’agit à présent de rien autre chose que de savoir en supporter la peine. Sers la soupe, Marie, et mettons-nous tous à l’ouvrage ; le travail est un bon remède au chagrin. Pour Cadet et Jean, je te promets de les prêcher de mon mieux ; compte que d’ici à ce soir leur sang se tiédira. Aie courage, ma pauvre fille ! Pour quant à Louis Vigeaud, il sait ben qu’il ne trouverait pas dans tout Chavagny une fille plus honnête et plus sage que toi.

Il alla dans la grange chercher Jean et Cadet, et bientôt la famille fut réunie autour de la table. Mourillon gardait toujours la même attitude.

— Bourgeois, dit Michel, est-ce que nous allons faire les pommes de terre ?

Mourillon d’abord ne répondit pas ; mais au bout d’un instant, découvrant sa figure livide et prenant machinalement sa cuiller :

— Non ! les enfants, dit-il ; faut aller au bois des Berjottes éclaircir la futaie. Vous abattrez les arbres marqués d’une entaille, vous savez ? et prenez garde à pas vous tromper.

— Venez-vous point avec nous, bourgeois ?

— Non, répondit-il sourdement.

— Est-ce que nous avons pas quelque chose à faire ensemble, père ? demanda Cadet.

— Non, répondit Mourillon.

— Comme ça, il y a donc rien de plus que les autres jours, qu’on se met ainsi doucement à l’ouvrage ? Y a-t-il donc plus à c’te heure ni bon Dieu ni justice ?

— Non ! répondit encore Mourillon de la même voix sourde.

— Ah ! Seigneur ! s’écria sa femme, disons pas de mal, mon homme, parce que la peine est chez nous. Vous savez ben tous qu’il y a-t-un bon Dieu, mais pas sur la terre.

— Personne ici, dit Michel, n’a plus de peine que Mourillon ; et à cause de ça et à cause qu’il est un homme d’âge, nous devons faire à son idée. Prenons nos cognées, Cadet et Jean, et nous en allons tout de suite au bois des Berjottes. Quand même il se passerait douze heures sur vot’ colère, elle n’en serait que plus avisée après.

— Michel a ben parlé ! dit la Mourillon. Va Cadet. Ce soir, quand le père aura songé assez, vous causerez ensemble.

Ils partirent, emportant la collation, car ils devaient passer au bois toute la journée. C’était à une lieue de là, dans la brande, tout proche de la métairie du père Voison.

— Décidément, vos migraines sont sérieuses, mon cher Gavel, disait au déjeuner M. Bourdon. Vous êtes tout défait ce matin !

— Et vous ne mangez pas, ajouta Aurélie.

Mme Bourdon ne dit rien, elle observait du coin de l’œil son futur gendre, et soupçonnait autre chose que les ravages d’une migraine dans l’abattement de son visage et dans l’inquiétude de son regard.

Cet abattement, néanmoins, n’empêchait pas le beau Fernand d’échanger à demi-voix avec Aurélie de tendres propos sur les ennuis de la séparation, car il retournait à Poitiers ce jour même. M. Bourdon s’absentait aussi ; il allait à Ruffec pour une affaire, accompagné d’Émile et de Gustave, qui devaient assister, chez un de leurs parents des environs de cette ville, à une grande partie de chasse dans la forêt.

Donc, à midi, M. Gavel, après avoir tendrement imploré, et cérémonieusement obtenu la permission d’embrasser Aurélie, monta dans sa voiture, et prit la route de Poitiers. En approchant de la ferme des Èves, il fit prendre le galop à Gemma et descendit ainsi, en dépit de cahots et de soubresauts gigantesques, jusqu’au bas du mamelon.

À l’entrée de la lande, il mit son cheval au pas ; il sentait un besoin extrême de repos et de solitude ; son front brûlait ; les efforts qu’il avait faits pour paraître calme, durant cette longue matinée, avaient irrité ses nerfs jusqu’à la douleur. Maintenant, enfin ! il pouvait laisser éclater sur son visage toute sa colère et tout son dépit ! Me laisser prendre ainsi au piége le plus grossier ! s’écriait-il en lui-même. Être couvert de ridicule par une aventure si vulgaire ! me faire chasser comme un écolier polisson ! car M. Bourdon ne pardonnera pas cet outrage à sa fille. Il sait où il doit prendre ses maîtresses, lui ! et jamais elles ne passeront le seuil de sa maison. Certes, il a raison ; il sait se conduire : garder les convenances est le premier devoir d’un homme d’esprit ; au diable cette folie qui m’emporte toujours malgré moi ! Et quelle fatalité que cette perle de beauté paysanne se soit trouvée là, au seuil de mon mariage, pour m’en défendre l’entrée !

Après tout, pensa-t-il, ce n’est pas le paradis terrestre, et il y a d’autres héritières dans le département.

Il lui vint à l’idée qu’il ferait mieux peut-être de rompre le premier, sans attendre un congé humiliant.

Pourtant, s’ils étaient raisonnables, M. et Mme Bourdon renverraient simplement leurs métayers, et tout serait dit.

Ces gens oseraient-ils l’attaquer en justice ? Il avait laissé une bourse pleine aux mains de Lisa ; mais cette bourse ne portait aucun chiffre. Sur quelle base d’ailleurs élever un pareil procès ? Lisa était fort mineure ; mais la loi ne punit que l’enlèvement, non la séduction.

Oui, tout le mal de la situation est dans son ridicule ; certaines gens même y trouveraient de l’odieux vis-à-vis de la famille Bourdon. Mais, dans ce dernier rendez-vous, Gavel n’a péché que par générosité, pour venir de ses conseils et de sa bourse au secours de Lisa, selon la promesse qu’il avait faite dans la prairie des bords du Clain. On est toujours victime de ses bons mouvements. Se plaçant mentalement en face de Mme Bourdon, Gavel construisit en sa faveur un plaidoyer capable d’émouvoir un vieux barreau, et qui l’attendrit lui-même.

Le jour était radieux, le soleil ardent ; le chant d’une bergère s’élevait du milieu de la lande, et là-bas, à la lisière du bois des Berjolles, que longe le chemin, on apercevait trois paysans assis prenant leur repas.

C’étaient Jean, Michel et Cadet ; ils venaient d’interrompre leur travail pour la collation. Jean, sombre, ne disait rien ; Michel et Cadet causaient gravement.

— Vois-tu, Michel, disait celui-ci, je crois, comme tu dis, qu’une mauvaise action n’est jamais bonne, et déjà ne sens plus si grand transport comme cette nuit, quand le malheur m’a tombé sus la tête comme une pierre… ; car j’avais connaissance de rien, moi. Non… jamais j’aurais cru que la Lisa… Enfin !… V’là que ça me prend encore à la gorge. Voyons, pourtant, et raisonnons tous deux tranquillement la chose ; crois-tu qu’après avoir mis une jeunesse à mal, jeté dans le monde un enfant sans père et désespéré toute une famille de brave gens, crois-tu, dis-moi, qu’un chenapan comme ce Gavel doive être laissé tranquille, et qu’il ait droit de se croiser les bras après ça, et de faire le beau et le brave comme auparavant ? Ça ne serait-il pas, ça, pour l’exemple, un mal plus grand que de tuer un coquin ?

— De vrai, répondit Michel, de plus habiles que nous seraient empêchés de choisir, mon pauvre Cadet. Grand mal d’un côté, grand mal de l’autre ! Mais, c’est pas possible, vois-tu, qu’il n’y ait pas une justice pour ça.

— Non, Michel, non, y en a pas ! Mon père en sait plus long que nous là-dessus, et, après qu’il y a eu repensé toute la matinée, quand je lui disais : Y a donc ni bon Dieu ni justice ? et qu’il m’a répondu comme ça, d’une voix creuse comme un puits : Non ! c’est que pour ça, vois-tu, n’y a rien à faire avec le juge.

— Pardieu, si ! il y aura quelque chose à faire ! s’écria Michel, dont la figure s’enflamma. Écoute, Cadet, et toi aussi, Jean : mettons-nous tous les trois, mes gars, et partout où le Gavel aille, allons-y aussi pour crier à tout le monde : Celui-là, c’est un débaucheur de filles et un abandonneur d’enfants ! Et pas plus tard que dimanche, au sortir de l’église, sur la place de Chavagny ; et encore à Poitiers, puis plus loin, partout où il ira. Vois-tu pas que le monde le prendront en horreur, et qu’il sera forcé de se cacher sous terre ? Comme ça, on se passera des juges, et il sera puni rien qu’avec son indignité.

— C’est dit ! s’écria Cadet, transporté, en secouant vigoureusement la main de Michel. Oui ! oui ! nous ferons ça, et nous commencerons dès dimanche, quand les messieurs Bourdon sortiront de l’église. On verra après si le brigand trouve une femme qui veuille de lui !

— Alors, c’est nous qui irons devant le juge, dit Jean d’une voix brève.

— Bah ! pourquoi donc ?

— Parce que ça n’est pas permis de dire la vérité. Le tuilier de la Grand’-Chaume a-t-il pas été condamné en justice, le mois passé, pour avoir appelé voleuse la Cornulière ? Tout le monde pourtant savent qu’il a dit vrai.

— Qu’on nous actionne ! répondit Michel, ça n’en sera pas moins dit ; nous aviserons à nous y bien prendre et à faire grande besogne en peu de temps.

Mais comme il achève ces mots, Jean, poussant un cri sourd, se lève le bras étendu vers un objet qu’il montre à ses compagnons. Cadet voit aussi et devient tout pâle.

— Ah ! s’écrie-t-il, c’est le diable qui nous envoie ce damné-là pour nous pousser à mal.

À trois cents pas environ, dans la direction de Chavagny, la voiture de M. Gavel glissait lentement au-dessus de la lande, comme une apparition fantastique. Le cheval, qui marchait au pas, tête baissée, disparaissait dans l’épaisseur des brandes, et sur la voilure découverte se détachait dans une attitude pensive le buste de l’ingénieur.

Michel se tourna vers Cadet, lui prit le bras, et le serrant fortement :

— Si tu portes la main sur cet homme-là, lui dit-il, jamais tu n’épouseras Gène, et ton père et ta mère pleureront un enfant de plus.

— À l’ouvrage ! s’écria Cadet qui saisit sa cognée et s’enfonça dans le bois du côté opposé au chemin.

Ce n’est pas un grand bois que le bois des Berjottes ; il s’étend en carré sur une superficie d’à peine trois hectares, et l’ancien chemin de Chavagny à Gonesse le longe de deux côtés, faisant un coude, à cause des champs du père Voison.

Quant à son nom des Berjottes, c’est le nom que portent les bruyères à Chavagny ; et sûrement, c’est à l’abondance de cette jolie plante que le bois doit son nom ; car, en automne, impossible d’y poser le pied ailleurs que sur un lapis rose, au parfum sauvage, plein des bourdonnements d’abeilles qui font leurs ruches au creux des chênes.

— Viens, Jean ! dit Michel.

Mais Jean restait immobile, sombre, les yeux fixés à terre, sur sa cognée luisante.

On commençait à entendre le roulement de la voiture qui s’approchait du bois.

— Jean ! viens avec nous ; viens ! je t’en prie. Cadet t’a donné le bon exemple, viens à l’ouvrage avec nous !

— Va, si tu veux, répondit Jean ; moi, j’attendrai un peu ; je suis las.

— Donc, en attendant, prête-moi ta cognée, dit Michel, qui déjà s’en était saisi ; la mienne est ébréchée, tant que souvent il me faut donner deux coups au lieu d’un.

— Rends-moi ma cognée ! s’écria Jean qui courut après lui.

— Puisque tu veux te reposer…

— Rends-moi ma cognée ! répéta le gars rouge de colère, en saisissant le bras de Michel.

— Pourquoi me parles-tu comme ça ? répondit celui-ci d’une voix amicale ; me semblait, Jean, que nous étions amis.

— Oui, nous sommes amis ; rends-moi ma cognée !

— Puisque nous sommes amis, ne te la rendrai point, Jean ; non ! quand même tu voudrais me battre, parce que moi ne t’enverrais point aux galères, tandis qu’avec le Gavel, tu irais tout droit.

Cadet, ne se voyant pas suivi, était revenu sur ses pas ; il se joignit à Michel pour calmer et persuader Jean. Le bruit de la voiture devenait plus distinct ; Jean, tout à coup, mit ses doigts dans ses oreilles et s’enfuit. Les autres le suivirent jusqu’à l’endroit où ils travaillaient, et là ils ne le trouvèrent pas ; mais tranquilles cependant, parce qu’ils avaient sa cognée, ils se remirent à l’ouvrage. Quelques instants après, Jean revint auprès d’eux, prit son outil et se mit à travailler aussi ; Michel observait ses mouvements avec inquiétude, mais il se rassura en voyant que Jean avait pleuré. On n’entendait plus autour d’eux que le bruit retentissant du fer entamant le bois, et Cadet même y allait d’une telle force que le chêne qu’il frappait craqua tout à coup, et, traversant l’air avec un grand sifflement, vint s’abattre tout près de Jean et de Michel, qui se reculèrent en hâte. Ils contemplaient tous trois le jeune arbre tombé, dont les ramuscules brisés jonchaient le sol, quand non loin d’eux, en haut du bois, retentit dans le silence le hennissement sonore du beau cheval Gemma.

Jean y répondit par un rugissement terrible, et, s’élançant la cognée à la main, il disparut derrière les arbres.

D’un même mouvement, Michel et Cadet s’élancèrent après lui.

— Reste ! cria Michel à son compagnon.

— Tiens ! répondit Cadet en jetant sa cognée ; Michel en fit autant, et ils se reprirent à courir.

Ils n’étaient pas hors du bois qu’un hennissement horrible, éclatant, où la souffrance mêlait quelque chose d’humain, frappa leurs oreilles, suivi presque aussitôt d’une parole éperdue et colère à la fois. Michel, tout à coup, se sentit des muscles de tigre ; il bondit et arriva.

Le cheval, sanglant, se débattait au milieu des harnais brisés ; la voiture versait à ce moment même ; Gavel, étourdi du choc, embarrassé dans les rênes et dans les coussins, faisait pour se dégager des efforts suprêmes, et Jean, la hache levée, — accourait sur lui. Assassin !… grâce !… cria le séducteur de Lisa. Le visage de ce beau Fernand fut horrible à voir… La hache est détournée, et Michel roule à terre, aux prises avec Jean furieux.

Blessé légèrement à l’épaule, M. Gavel appelait au secours. Jean, aveuglé de fureur, tenait toujours son arme, et Michel avait peine à éviter ses coups, lorsque le jeune Mourillon s’empara de la cognée, qu’il lança de toute sa force dans le tronc d’un chêne, où elle pénétra profondément. Alors Michel dit : Sauve-toi, Jean ! sauve-toi ! que personne te puisse voir ici ! Mais ils furent encore obligés de lui tenir les bras pour l’empêcher de frapper. Enfin, il regarda tout autour de lui, se prit à trembler de tous ses membres, voulut s’enfuir, et tomba, presque évanoui, sur la lisière du bois.

— Monsieur ! s’écria l’ingénieur en s’adressant à Michel, vous m’avez sauvé la vie !

— Ça n’est pas pour vous que je l’ai fait, répliqua Michel avec mépris.

Mais à peine M. Gavel entendit-il cette réponse, car aussitôt le visage et la voix de Cadet Mourillon l’avertirent qu’il était en face d’un nouvel ennemi.

— Moi aussi je suis venu à vot’ secours, m’sieur Gavel. disait Cadet ; ç’a été pour vous remercier de vos amitiés envers ma sœur. Sommes-nous pas beaux-frères, dites ?

Serrant les poings, il allait se jeter sur l’ingénieur, quand Michel lui prit le bras :

— Ne le touche pas ! tu l’étranglerais malgré toi. Viens, Cadet, partons !

— Non ! tiens, je ne le toucherai pas, dit Cadet en sautant sur le fouet tombé à terre, dont il cingla le visage de Gavel en criant : — Chien ! je le traite comme un chien !

— Infâme ! assassin ! misérable ! hurla Gavel, qui saisit une grosse pierre, et la lança contre Cadet.

— Eh ben ! eh ben ! qu’est-ce que c’est que ça ? dit une voix au son de laquelle ils tressaillirent tous.

En face du bois, au-dessus d’une haie, s’allongeaient trois têtes curieuses : celles du père Voison et de deux petits bergers.

On n’eût pu dire qui de la honte ou de la joie se peignit le mieux sur le visage de Gavel.

— Je vous prends à témoin, s’écria-t-il, que je viens d’échapper à une tentative, d’assassinat !

— Seigneur ! mon Dieu ! s’écria le père Voison en levant les mains au ciel, c’est-il possible ?

Le premier mouvement de Cadet, à l’aspect de Voison, avait été de s’enfuir ; Michel le retint.

— Puisque cette canaille nous accuse, faut dire à Voison ce qui en est et pourquoi…

— Non, Michel ! non, je ne saurais ; faudrait parler de Lisa… La parole m’en resterait à la gorge, vois-tu, et je ne veux pas non plus en entendre parler. C’est une bêtise, je le sais ; tout le monde déjà s’en gausse… mais ! c’est plus fort que moi. Viens, Michel, viens ! il en sera ce qu’il pourra.

Ils entraînèrent Jean et s’enfoncèrent dans le bois.

Voison alors descendit dans le chemin pour aider l’ingénieur à relever son cheval et sa voiture. Le sang coulait à flots de la blessure de Gemma, et l’œil voilé du noble animal annonçait une souffrance cruelle ; peut-être était-il mortellement frappé ; en tout cas, il ne pouvait continuer sa route, et il fut convenu que Voison l’emmènerait chez lui, où M. Gavel le ferait soigner, tandis qu’un des chevaux de la ferme traînerait la voiture jusqu’à Gonesse. Tout en s’occupant du cheval, Voison se répandait en doléances qu’il aiguisait en questions.

— Seigneur Dieu ! comment ça se peut-il faire ? Un gars comme Cadet Mourillon, qui n’est point affronteur ! et Michel adonc, un peu vif, mais bon diable ! Est-ce qu’ils avaient aussi battu Jean, qu’il semblait malade ? Bon Dieu ! jour de Dieu ! jamais pareille chose ne s’est vue ! Est-ce qu’il vous a donné beaucoup de coups de fouet ? Allons ! allons ! vous pouvez dire qu’on vous a rudement traité pour un monsieur ! et m’est avis que vous devez être en belle colère ? Faut croire tout de même que vous leur aviez fait quelque chose, est-ce pas ? Moi, j’ai pas vu le commencement ; les drôles sont venus me quérir, disant qu’on se tuait par là, et d’arrivée j’ai vu Cadet qui vous sanglait le museau, après ça que vous lui avez f… une pierre, une belle pierre, ma foi, que si elle l’avait joint, il ne s’en relevait pas ! oui, c’est tout ce que j’ai vu. Mais pour quant au cheval, il en a reçu-z-une de rude, allez ! allez ! C’est tout de même point un assassinat, puisque c’te pauvre bête est pas un chrétien. Enfin, j’aurais pas cru voir pareille chose de mes jours ! non ! non…

— Le châtiment sera digne de l’offense ! articula Gavel que la colère étouffait.

— La, la ! comme vous tremblez ! Faut pas vous rendre malade, au moins ! Un coup de fouet, c’est pas un coup d’épée ! Eh ! grand diable ! vous saignez à l’épaule. Qu’est-ce que c’est donc ?

— Quand je vous dis qu’on a voulu m’assassiner !

— Ça se peut-il ? Allons ! allons ! ça serait par chez nous une vilaine affaire. Est-ce que vous penseriez m’appeler comme témoin ? J’ai rien vu, moi, d’abord ! Allons, monsieur, venez à la maison, on vous pansera.

Mais Gavel ne ressentait autre chose qu’une colère effrénée. Après avoir conduit son cheval chez Voison, et après qu’on eut attelé à son élégante voilure une lourde jument de charrette, il monta, prit les rênes, fouetta vigoureusement et partit.

Qu’allait-il faire maintenant ? Si je porte plainte au juge de paix, se disait-il, j’entame un procès scandaleux, et mon mariage est rompu. En outre, mon crédit baisse, et je ne puis prétendre après cela qu’à des partis de second ordre. — Mais, dans son cœur, il n’y avait qu’un désir : vengeance ! dans sa tête, qu’une volonté : vengeance ! et dans ses oreilles, ce mot de vengeance bourdonnait en battements sourds. Pour se venger pleinement, il eût donné tous les mariages de la terre et bien autre chose. Cet homme-là n’avait d’autre joie morale que l’orgueil ; on lui avait pris son unique bien ; pouvait-il ne pas être irrité au delà de toute mesure ?

Tantôt stimulant le trot nonchalant de son nouveau coursier, tantôt s’absorbant dans une rêverie profonde, il roulait dans sa tête les projets les plus implacables ; il fallait que Jean et le jeune Mourillon fussent condamnés aux travaux forcés ; que cette famille fût écrasée, réduite à la dernière misère. Il les verrait à genoux l’implorer en vain, et les repousserait du pied en souriant. Lisa ! maintenant, il la haïssait ; il haïssait encore Michel, son sauveur ; Voison, témoin de l’offense. Oh ! comment triompher d’eux tous à la fois d’une manière éclatante et superbe ? Son esprit sonda mille détours et s’égara dans mille rêves ; mais la loi quelquefois est gênante et dure ; et comme cette bâtarde combinaison du pouvoir et de l’égalité est illogique et mauvaise ! Sous la féodalité de l’intelligence et de la richesse, le bâillon et le knout devraient servir de soutien aux légitimes suprématies.

Le sang rougissait la manche de son habit, mais son visage brûlait d’une douleur plus cruelle. Il releva la capote de sa voiture pour entrer à Gonesse. À voir dans les rues des visages souriants, il crut qu’on le raillait. À l’auberge, il dit que son cheval, s’étant emporté, l’avait jeté sur un chemin pierreux ; il fit panser la blessure qu’il avait à l’épaule, se lava le visage et changea de vêtements. Pendant tout ce temps, il hésitait.

— Monsieur a sans doute tombé dans les épines, dit la servante de l’auberge en lui apportant un verre de sirop ; monsieur a la figure tout abîmée ?

Gavel saisit ses gants et son chapeau, et se rendit chez le juge de paix, où il déposa sa plainte.

La voiture qui fait le service de Gonesse à Poitiers était partie. On trouva des difficultés à lui procurer un cheval. Il se résolut à attendre jusqu’au lendemain, et envoya par exprès cette lettre à monsieur Bourdon :


« Monsieur,

« Des circonstances imprévues, de la nature la plus grave et la plus pénible, m’obligent à vous demander un entretien particulier, que vous voudrez bien, j’espère, m’accorder ici, à l’auberge du Chasseur, où je vous attendrai demain toute la journée. Mon espoir de m’allier à vous, qui se trouvait si près d’être réalisé, me porte invinciblement à vous consulter comme un père, et à vous remettre mon sort comme à un juge. Veuillez garder le secret de cette démarche vis-à-vis de MMmes Bourdon. »


X


Le lendemain de ce jour, Lucie traversait la prée, pour aller chercher de l’eau à la fontaine, quand elle rencontra la Mourillon qui montait par le sentier, pâle et haletante, avec son enfant dans les bras.

— Bonjour, Mourillonne, allez-vous chez nous ?

— Fais pardon, mam’zelle Lucie, non, j’y vais point. Avez-vous vu mon homme ?

— Non. Mais qu’avez-vous, mère Mourillon ? À votre air, on dirait qu’il vous est arrivé quelque malheur.

— Ah ! mam’zelle ! eh quoi ! vous ne savez donc rien, vous ? Hélâ ! pourtant les méchantes langues jasent assez depuis hier, et si vous saviez comme le monde me regarde ! — Elle se mit à pleurer. — C’est pourtant pas ma faute, Dieu le sait !

— Pauvre Mourillonne ! qu’est-ce donc ? Pourrais-je vous aider à quelque chose ?

— Ah ! mam’zelle ! à présent, le bon Dieu lui-même n’y pourrait rien. Not’ fille Lisa nous a tué le cœur, et mon homme est comme fou.

— Je vous comprends. Pauvre femme ! Et vous ne savez pas où est votre mari ?

— Non, mam’zelle. Hier soir, il était allé parler à M. Bourdon, mais ne l’a point trouvé. Toute la nuit, il l’a passée à gémir et à pousser des soupirs. Eh ! Seigneur ! des soupirs gros comme si le cœur lui avait sauté ! Ce matin, Cadet et lui ont causé longtemps dans la grange, et quand Mourillon a sorti, il avait un air !… Ah ! mon Dieu !… et alors je l’ai entendu qui disait : À cette heure, mon gars, c’est fini ! je ne te fais pas de reproches, mais nous sommes perdus, quoi ! — Là-dessus il a parti par le jardin, et depuis ne l’avons revu. Tant seulement il n’est venu prendre une bouchée à la collation. Héla ! le cœur me faut à penser qu’il est peut-être allé se jeter dans la rivière. Ah ! mam’zelle Lucie, nous sommes trop malheureux !

— Je vous plains vivement, dit la jeune fille dont les yeux étaient remplis de larmes. Eh bien ! Mourillonne, où allez-vous donc ainsi ?

— Partout, mam’zelle, jusqu’à ce que je l’aie trouvé. Y a vingt-trois ans que nous sommes ensemble, et je laisserai pas mon homme se faire un mauvais sort, si je peux l’en empêcher.

— Alors, donnez-moi ce gros enfant qui vous écrase, et soyez tranquille, il sera bien soigné.

— Prenez-le, mamz’elle, puisque vous avez la bonté ; s’il vous tourmente, portez-le… à cette malheureuse…, elle sera bien aise de le voir. Moi, je ne saurais encore l’envisager. Elle est là chez la Françoise. Adieu, mam’zelle Lucie, en bien vous remerciant.

— Viens voir les beaux oiseaux de ma fontaine, et un petit ange qu’elle a dans son miroir, disait Lucie à l’enfant en le caressant, car il avait envie de pleurer en voyant s’éloigner sa mère. Mais, à force de câlineries et de gentillesses, elle parvint à apprivoiser le pauvre petit, et revint à la maison fière de son fardeau.

— Grand Dieu ! qu’allons-nous faire de cet enfant ? s’écria Mme Bertin quand elle eut appris la rencontre de la Mourillon. Ton bon cœur, ma fille, te fait faire des folies.

— Voilà un petit drôle qui nous régalera d’agréable musique ! ajouta Clarisse.

Lucie prit son ouvrage, un vieux coussin, une tartine beurrée, et s’en alla au fond du jardin avec le petit Jean.

Là, tout en travaillant, elle se mit à causer avec l’enfant comme une fauvette avec ses petits, d’une voix pleine de roucoulements et de caresses, le regardant, le baisant, le soignant sans dégoût, et l’amusant si bien que Petit-Jean, peu accoutumé à tant de prévenances, et tout content, se mil à gazouiller aussi.

Il faisait un de ces jours du printemps chauds et humides, où l’on ne sait quelle rosée pénètre aussi le cœur. Dans la plate-bande, en face de la jeune fille, un pêcher tout rose, aux fleurs épanouies, se balançait mollement sous un vent léger, en promenant son ombre sur de naïves pervenches étalées à ses pieds. Une jacinthe blanche, récemment ouverte, exhalait son parfum. Au-dessus de la haie, blanche d’aubépine, un ciel de vapeurs roses et de bleues profondeurs ; puis, le petit enfant qui souriait !… Le cœur de la jeune fille se mit à battre, vite ! vite ! Elle se disait : oh ! que la vie semble belle parfois ! et une émotion pleine de charme, de hâte et d’attente l’agitait comme s’il se fût agi de quelqu’un ou de quelque chose au-devant desquels on eût dû courir. Mais bientôt lui revinrent à l’esprit les malheurs d’autrui, les misères de sa famille, et de tristes réalités gourmandèrent ses joies rêveuses.

Cependant, au bourdonnement des mouches qui volaient autour d’eux, aux piaillements d’un pinson sur un poirier voisin, après avoir mangé sa tartine, Petit-Jean s’endormit. Lucie le prit sur ses genoux, de peur qu’il n’eût froid, et le couvrit d’une partie de sa robe, puis, un pied posé sur le treillage du bosquet, elle balançait l’enfant doucement. Une émotion profonde l’envahit peu à peu, jusqu’au point que des larmes tremblèrent à ses paupières, et, au milieu de ce trouble, elle pensait à Michel avec une si poignante douceur, qu’elle en devint inquiète ; mais elle se dit : Oh ! non ! cela ne peut pas aller trop loin ! et volontairement elle se replongea dans ce rêve. La veille, au matin, elle avait trouvé plantée dans l’allée une branche de lilas fraîchement cueillie. Qui pouvait avoir fait cela ? Elle n’en savait rien ; mais afin que personne autre qu’elle-même ne fît cette question, elle avait enlevé la branche et l’avait mise dans l’eau. La trace de souliers ferrés près du banc, les feuillages froissés, comme si quelqu’un se fût appuyé longtemps à cette place, rien de tout cela ne lui avait échappé ; elle devinait qu’au sortir du bal Michel avait passé là une partie de la nuit. Pauvre garçon ! quelle folie ! Cependant, il n’y avait là sans doute rien qui lui déplût, puisque sa pensée y revenait sans cesse.

Au plus fort de sa rêverie, elle eut peine à retenir un cri, en entendant s’agiter derrière le bosquet le feuillage de la haie. Elle rougit, et son cœur se mit à battre plus fort ; mais en voyant Gène apparaître, elle sembla rassurée. Gène cependant était si inquiète et si sérieuse qu’au second coup d’œil, Lucie demanda : Mais qu’as-tu donc ?

— Je vas vous le dire bien vite, et puis nous courrons… Mais qu’allons-nous faire de ce petit enfant ?

— C’est donc une affaire bien pressée, ma bonne Gène ?

— Oui ! oui ! c’est pressé, mam’zelle Lucie. Il nous faut faire sauver Michel, Cadet et Jean, que les gendarmes sont venus prendre.

— Est-il possible ? s’écria Lucie. Et se levant aussitôt, elle prit, sans l’éveiller, l’enfant dans ses bras, franchit la haie qui sépare le jardin du pré de la Françoise, et tandis qu’à grands pas elles marchaient côte à côte : Qu’ont-ils fait ? Qu’y a-t-il ? dis vite !

— Voici, répondit Gène en baissant la voix : la Martine est encore chez nous et ne s’en va que demain. La Chérie lui avait fait promettre de revenir la voir, parce qu’elle veut faire son amie d’une fille comme la Martine, et déjà entre elles deux c’est des amitiés risibles, où chacune a son idée, Martine voulant venir souvent à Chavagny, la Chérie voulant se pavaner avec elle dans les ballades. Peut-être aussi complotent-ils de la marier avec Sylvestre ? enfin, ça m’est égal. Donc nous étions chez les Perronneau, quand arrivent deux gendarmes qui demandent le maire. Il était au jardin ; Chérie va l’appeler, et quand ils sont tous les trois dans la salle, Chérie écoute à la porte pour savoir ce que c’est. Paraît que c’est son habitude. Au bout d’un temps, elle revient tout effarée nous dire qu’ils veulent emmener en prison Cadet Mourillon, Jean, et Michel le domestique des Èves, parce’qu’ils ont assassiné M. Gavel.

— C’est impossible ! s’écria Lucie.

— Bien sûr ! mam’zelle. Aussi, tout de suite, j’ai eu l’idée de courir aux Èves pour les avertir, et la Martine voulait y venir aussi ; mais j’ai pas voulu d’elle parce qu’elle est trop bête, et pensant bien vous trouver dehors, j’ai passé par ici, puisque ça n’allonge point. Comme ça, vous portez l’enfant chez la Françoise ?

— Oui, à sa sœur Lisa.

En même temps elle entra. Lisa était seule, filant tristement sa quenouille. Elle n’osa interroger Mlle Bertin, mais tandis que celle-ci posait l’enfant sur un lit, en disant que plus tard elle viendrait le reprendre, la pauvre fille, avec de grands yeux humides, s’approchait du petit Jean.

— Vite ! Maintenant, dit Lucie en prenant la main de Gène. Elles se mirent à courir de toutes leurs forces jusqu’au bas de la prairie. Là, respirant un peu :

— Mais nous sommes folles ! dit Lucie. Les gendarmes sont arrivés déjà. Et d’ailleurs, qu’empêcherons-nous, ma pauvre fille ?

— Je ne vous ai pas tout dit, mam’zelle Lucie. Comme je sortais, les gendarmes sortaient aussi, et comme c’est des nouveaux, ils ont demandé le chemin des Èves. Alors Chérie a dit : Je vas vous l’enseigner. Et en même temps elle m’a regardée, de manière que j’ai compris qu’elle les enverrait ailleurs. Courons ! courons vite ! Mon Dieu ! comme vous êtes pâle ! Qui sait ? ça pourra peut-être s’arranger sans qu’ils aillent en prison, et ça serait alors, mam’zelle Lucie, un grand service leur avoir rendu.

Elles reprirent leur course, et ne s’arrêtèrent plus qu’à leur arrivée à la ferme.

La maison était vide. Après une recherche rapide, Gène et Lucie n’aperçurent que Suzon et Madeluche gardant leurs oies sur la chaume. L’une et l’autre à la fois, en arrivant près des petites filles, elles s’écrièrent : Où est Michel ?

— Pourquoi ça ? répliqua Suzon.

— Dis vite ! sans quoi les gendarmes emmèneront ton frère.

Suzon ouvrit de grands yeux effarés ; la petite Madeluche se prit à crier.

— Où est Marie ?

— Elle est à laver.

On entendait en effet du côté de la grande Ève le bruit d’un battoir ; mais c’était trop loin.

— Comment, Suzon, tu ne sais pas où est Michel ? où est Cadet ? où est Jean ?

— Michel, répondit la petite, est tout contre le jardin du logis, à tailler la charmille. Cadet et Jean sont à faire des rigoles au pré des Arliantains.

— Bien, Suzon. Maintenant, quand les gendarmes viendront, tu ne diras pas cela.

— Non ! mam’zelle Lucie, répondit la petite, effrayée, qui regarda tout autour d’elle, comme cherchant un asile où se cacher.

— S’ils te tourmentent bien fort, tu leur diras que Jean, Michel et Cadet sont au champ des Èbles, et tu leur montreras le chemin.

— Oui, mam’zelle Gène.

— Il vaut mieux, dit Mlle Bertin, qu’elles aillent trouver Marie. Tu lui répéteras, Suzon, tout ce que nous t’avons dit.

— Oui, mam’zelle.

— À présent, Gène, il faut nous séparer. Où est le pré des Arliantains ?

— J’irai, moi qui le connais, répondit Gène. Courez aux charmilles, mam’zelle Lucie.

Tandis que Gène descendait la colline, Lucie remonta du côté de Chavagny.

Prenant au plus court, elle franchissait comme un oiseau les fossés et les haies, déchirant quelquefois ses mains ou sa robe ; mais ne s’arrêtant point. Elle approchait du clos des Charmilles quand elle aperçut les gendarmes remontant la colline du côté de l’est, et se dirigeant cette fois au trot de leurs chevaux sur la ferme des Èves. La jeune fille précipita sa course, le cœur rempli de crainte. Si Michel était revenu à la ferme par le chemin !

Derrière le jardin du logis, tout entouré de murailles, il y avait un immense verger d’arbres en plein vent, noyers, pommiers, cerisiers, pruniers, qui déjà la plupart blanchissaient le gazon de leurs fleurs tombées. Parallèlement au mur du jardin s’allongeait une vieille allée de charmille, seule barrière autrefois qui séparât le jardin du verger. Mais depuis qu’un mur, coupé de claires-voies, avait été construit là par M. Bourdon, il était devenu indispensable de pratiquer des percées dans la charmille, vis-à-vis des percées du mur, et c’était là que travaillait Michel. — Car, les semailles étant faites, M. Bourdon et son métayer diminuaient d’un commun accord, par le prix de quelques journées, l’énorme dette contractée par Mourillon vis-à-vis de son maître.

Assidu à son travail, Michel ne vit pas arriver Mlle Bertin ; aussi, quand il entendit sa voix, ne put-il retenir un cri, et son trouble fut si manifeste, que Lucie rougit aussi. À peine elle pouvait parler, tant elle était haletante. Ses premiers mots furent : — Il faut vous cacher ! les gendarmes vous cherchent ! Michel, qu’avez-vous donc fait ?

Il répondit étonné :

— Rien que d’empêcher un coquin d’avoir la tête fendue. Est-ce bien moi qu’on cherche, mam’zelle Lucie ? Est-ce pas plutôt Cadet et Jean ? Tenez, je cours les avertir.

— Ils sont avertis. Michel, croyez-moi, ne faites pas d’imprudence. Vous étiez avec les autres ; vous avez été désigné. Vite ! ramassons votre blouse et votre cognée, et passons derrière la charmille. Nous y causerons avec plus de sûreté.

Lucie, tout en disant cela, ramassait elle-même la blouse, soulevait la cognée, et montrait le chemin à Michel, qui, très-ému, la suivit ; et quand ils furent tous les deux abrités par le rideau de feuilles encore sèches, mais touffues :

— Vous êtes bien bonne pour moi, mam’zelle Lucie, dit-il, et je ne sais pas comment vous remercier.

Mais son regard et l’accent de sa voix suppléaient aux paroles.

— C’est Gène à qui vous devez cela, répondit Lucie, qui raconta l’indiscrétion de la fille du maire et la démarche de son amie. Et maintenant, Michel, songez-y bien, faut-il vous cacher ?

Puisque vous n’êtes pas coupable, peut-être vaudrait-il mieux vous livrer hardiment. Car, en vérité, ce n’est pas dans un pays comme le nôtre qu’on peut échapper longtemps aux recherches.

— Il faut me cacher, mam’zelle Lucie, parce que, voyez-vous, quand je devrais me faire tuer, jamais un gendarme ne mettra la main sur moi. Non ! non ! Jamais ! Ça serait drôle qu’un homme de not’famille irait en prison et que ça fût moi ! Non ! non ! Je vous dis, ça ne sera pas !

Sur son visage pâle et dans ses yeux étincelants tant d’indignation, de résolution et d’audace éclataient, que Lucie trembla en pensant que Michel, s’il était découvert, pourrait, en effet, par une résistance acharnée, exposer sa vie, ou se compromettre gravement. Elle se rappela qu’aux yeux des paysans, la peine de la prison même préventive, imprime une tache infamante et ineffaçable, non-seulement sur l’individu, mais sur sa famille tout entière. Elle vit bien que Michel avait à cet égard le préjugé de sa race, et, pleine d’angoisse, elle s’écria :

— Ah ! comment faire ? Où vous cacher ?

— Dans quelque buisson bien épais jusqu’à ce soir, mam’zelle Lucie, après quoi, cette nuit, je gagnerai la forêt.

— La forêt ! à une lieue d’ici ! non ! c’est trop dangereux. Et quelle serait votre nourriture dans la forêt pendant plusieurs jours ? C’est impossible, Michel ! Vous devriez comprendre que la prison n’a rien de honteux quand on en sort innocent.

— Pour que la première canaille venue, un jour, vienne me reprocher ça, et m’appeler gibier de gendarme ? Non, non, mam’zelle Lucie, jamais ! jamais !

— Eh bien ! dit-elle avec résolution, je vous cacherai, moi. Venez à la nuit dans notre jardin, et attendez-moi dans le bosquet.

Il s’écria tout saisi de joie : — Est-ce possible ! ça ne pourrait-il pas vous causer quelque ennui ?

Mais elle répondit en souriant :

— Vous me croyez donc une égoïste ? Ne faut-il pas prendre un peu de peine pour ses amis ?

Et comme la reconnaissance de Michel éclatait en vives paroles, elle se hâta de lui imposer silence du geste. Car à l’extrémité du grand clos, elle apercevait la petite Francille, venant du côté de la ferme des Èves, où peut-être la curiosité de sa maîtresse l’avait envoyée, sous quelque prétexte, récolter des renseignements. Craignant que cette enfant vagabonde et rusée n’arrivât jusqu’à eux, elle engagea Michel à se cacher dans un fouillis de plantes sauvages, ronces et clématites, qui remplissaient l’espace entre la charmille et le mur. Un chèvre feuille enlacé autour d’un tronc se renversait dans l’intervalle étroit, et le comblait par en haut d’une verdure épaisse. Michel disparut sous cet abri. Mais la petite fille avançait toujours biaisant, furetant, rongeant on ne sait quoi, cherchant de la gomme aux cerisiers, et jetant autour d’elle des regards de chat sauvage. Dans le chemin, en même temps, se fit entendre le pas d’un cheval. Craintive, songeant que sa présence en ce lieu, où Michel travaillait tout à l’heure, pourrait amener la découverte de son ami, ou tout au moins faire soupçonner l’asile qu’elle venait de lui offrir, Mlle Bertin entra dans le fouillis à la suite de Michel.

Que le cheval portât gendarme ou meunier, il passa, et le bruit de ses pas se perdit bientôt dans l’éloignement. Oui ! mais la petite Francille n’était-elle pas encore là ? Cependant Lucie voulait sortir de sa cachette. Elle y était entrée sans préoccupation, car à la campagne, où le décorum n’existe pas, les pensées n’en ont que plus d’innocence. Mais, depuis qu’elle y était, un malaise vague l’avait saisie. La niche de verdure était étroite, et pour ne pas écarter les branches, étant deux, il fallait se tenir bien près l’un de l’autre. Elle se tourna vers Michel, mais il ne la regardait pas et se tenait immobile sans parler. Avant de le quitter, cependant, il fallait que Lucie lui communiquât une bonne idée : c’était, en escaladant la claire-voie, de se cacher jusqu’au soir dans le jardin même de M. Bourdon, ou les massifs ne manquaient pas, et où Michel, quoi qu’il advînt, ne serait point trahi par le jardinier.

— Michel ? dit-elle.

Il se pencha vers elle pour écouter, répondit par un signe affirmatif, et ce fut tout. Alors elle voulut partir, et avança la tête, au dehors en écartant avec précaution les branches qui gênaient le passage. Mais aussitôt elle se rejeta vivement dans la cachette, car à travers la clairevoie elle venait d’apercevoir, presqu’en face d’elle, dans le jardin, M. et Mme Bourdon, qui entraient en ce moment dans le berceau de rosiers et de clématites auquel la clairevoie servait comme de fenêtre. Des yeux et du doigt posé sur ses lèvres, Lucie intima le silence à son compagnon. Il parut surpris et inquiet ; mais la voix de M. Bourdon, qui se fit entendre aussitôt, lui expliqua la nature du danger.

— Eh bien, voyons cette lettre, disait-il. Et pourquoi ne me l’as-tu pas remise de suite ?

— Puisque nous nous sommes donné réciproquement la permission de décacheter nos lettres, répondit sa femme, en ton absence, naturellement, j’ai ouvert celle-ci. J’ai cru prudent de ne pas te la remettre devant nos enfants, d’autant plus que je devinais un peu de quoi il s’agissait.

Michel se pencha vivement à l’oreille de sa compagne :

— Il faut que je m’en aille, mam’zelle Lucie ; je ne dois pas écouter…

— Je vous en prie ! répondit-elle avec angoisse, restez, Michel ! Vous me feriez découvrir aussi, et je ne veux pas… — Elle pensait aux insinuations de sa tante, à ses regards foudroyants, à ses mots pointus. — Il s’agit sans doute de ce que nous savons ; s’il est question d’autre chose, eh bien ! vous êtes trop honnête homme pour n’en pas garder le secret. Elle répéta encore : Je vous en prie ! De peur d’être entendue, elle lui parlait tout bas et de fort près, et la joue de Michel ardait comme un feu.

Peut-être quelque son de leurs paroles était-il arrivé aux oreilles de Mme Bourdon, car Lucie vit apparaître à la claire-voie le visage de sa tante qui interrogea soigneusement du regard l’étendue de la charmille et du verger. Rassurée par cette inspection, elle reprit avec son mari la conversation dont Michel et Lucie avaient perdu quelques mots.

— Tu connaissais une telle conduite, et ne m’en avais rien dit ! s’écria M. Bourdon. Et tu souffrais que ce polisson continuât de prétendre à Aurélie !

— Je n’étais sûre de rien, répondit-elle. Ce fut, je te le répète, une confidence de Lucie, fort étrange et fort inconvenante assurément. Connaissant la vivacité de tes premiers mouvements, pour rien au monde je ne t’eusse communiqué cela pendant que M. Gavel était notre hôte, ignorant surtout si l’accusation était fondée.

— Pourquoi ne pas croire Lucie ? Elle est pleine de franchise ; d’ailleurs, quel intérêt ?…

— Heuh ! fit Mme Bourdon, qui sait ? dans la position où est Lucie !… Elle ne peut voir de bon cœur le mariage de sa cousine, et je me suis dit que d’une secrète jalousie à de méchantes suppositions, puis à de méchants propos, il n’y a pas loin peut-être.

Lucie ne put retenir un mouvement d’horreur, et l’odieux des insinuations de sa tante l’émut si vivement, que ses yeux se remplirent de larmes. Elle éprouvait aussi une souffrance extrême de se voir accusée devant Michel, mais cette peine-là ne dura guère. Il se baissa doucement, et tout à coup elle le vit à genoux devant elle, les mains jointes, et portant sur son visage tant d’adoration et de ferveur, qu’elle se sentit assez vengée. Les larmes amères venues dans ses yeux coulèrent sur ses joues au milieu d’un sourire. Elle pressa les mains de son enthousiaste ami dans les siennes, et ces deux jeunes et braves cœurs échangèrent dans un regard la confiance profonde qui les animait.

— Eh bien ! te rendras-tu à l’invitation de {{Gavel}} ? demandait la voix doucereuse de Mme Bourdon.

— Moi, aller au-devant de cet homme à qui j’avais confié le bonheur de ma fille et qui l’a trahi d’avance ! Non ! non ! tu n’y penses pas.

La voix de M. Bourdon, tour à tour éclatante et sourde, révélait en même temps une émotion profonde et une vive indignation. Il devait marcher à grands pas dans le bosquet, car la direction de sa voix changeait sans cesse.

— Voyons, reprit-il, ne t’aurais-je pas dit la moitié de tout ce que vient de m’apprendre ce malheureux Mourillon ?

— Ses récits, naturellement, sont exagérés et pleins de partialité. Mourillon a surpris ensemble M. Gavel et sa fille ; mais il avoue lui-même que Lisa avait une bourse dans la main. Ce n’était donc pas un rendez-vous d’amour, mais un acte de justice et de compassion à l’égard de cette fille.

— N’essaie pas de le justifier ! s’écria M. Bourdon. Un homme assez dépourvu de moralité pour séduire une servante de seize ans dans la maison de sa fiancée, ne sera jamais qu’un débauché sans frein. Je sauve ma fille en rompant ce mariage.

— Hélas ! reprit Mme Bourdon, ne saurait-elle être sauvée qu’au prix de son bonheur ?

— Tu crois que ce sera pour Aurélie un coup très-sensible ?

— Comment n’en serait-il pas ainsi ? Aurélie conforme, il est vrai, ses sentiments à ses devoirs, mais le sentiment uni au devoir n’en a chez elle que plus de force. Or, depuis deux mois, d’après tes ordres mêmes, elle considère M. Gavel comme son mari.

— Et depuis deux mois il la trompe d’une manière indigne !

— Qu’en savons-nous ? Selon toute apparence, puisque la grossesse de cette misérable fille est déjà connue, l’époque de ces relations coupables serait antérieure à l’engagement de M. Gavel vis-à-vis d’Aurélie.

— Faible atténuation de sa faute, répliqua M. Bourdon, car s’il n’a pas respecté ma maison et la présence d’Aurélie, c’est qu’il ne respecterait pas sa propre maison, une fois marié ; c’est qu’il n’aimait pas Aurélie, c’est qu’il ne l’épouse que par convenance.

— L’amour est-il une condition nécessaire du mariage ? demanda-t-elle d’une voix stridente et sèche.

— Pourquoi pas ? répondit M. Bourdon avec un peu d’hésitation. Ma fille est jeune, belle, pure, aimante. Comment ne pourrait-elle pas prétendre au bonheur d’être aimée sincèrement par un honnête homme !

— Aurélie n’est pas romanesque. J’ai cru devoir, dans son intérêt, ne pas lui faire d’illusions. Elle sait que la vie des femmes est toute de sacrifices. Pourvu que son mari garde les convenances, elle fermera les yeux sur sa conduite hors de la maison, et n’en sera pas moins une épouse fidèle, soumise et dévouée.

— Mais tout cela n’est pas du bonheur, observa le père. Et je ne vois pas pourquoi nous ferions si bon marché par avance de ce bonheur, auquel notre fille a certainement droit.

— Tant d’autres y avaient droit qui ne l’ont point obtenu ! répliqua-t-elle amèrement. J’avoue ne m’être point créé de chimère à cet égard pour Aurélie.

Un silence eut lieu.

— Voilà une étrange résignation ! dit enfin M. Bourdon. Que dans une situation donnée, inéluctable, on fasse valoir de pareils arguments, cela est bien ; mais ériger en principe…

— Ce qui est érigé en habitude ! interrompit-elle.

— Allons donc ! s’écria-t-il avec emportement, il y a des maris fidèles et des ménages heureux. Je chercherai cela pour Aurélie jusqu’à ce que je l’aie trouvé.

— Ce sera peut-être long, répliqua Mme Bourdon. Et rien ne peut t’assurer de n’être pas trompé. Tandis que le proverbe : Il faut que jeunesse se passe, pourrait être invoqué en faveur de M. Gavel.

M. Bourdon ne répondit pas. Évidemment, quoique fort reprochable lui-même, à l’égard de la fidélité conjugale, il ne pouvait accepter pour sa fille l’isolement moral et l’absence des joies intimes, remplacés par cette résignation sèche et solennelle dont se targuait Mme Bourdon. Mais ce retour forcé sur lui-même calma cependant la vivacité de son indignation contre Fernand Gavel et changea le cours de ses idées.

— Comment justifier cette rupture aux yeux d’Aurélie ? s’écria-t-il. Impossible de lui en cacher les motifs ; et cependant, à dix-huit ans, quelle épreuve, quelle révélation ! Et ce qu’il y a d’affreux, c’est le scandale, un scandale où le nom de ma fille sera prononcé !

— Et d’où ce nom sortira terni, quoique innocent. La nouvelle de ce mariage était un bruit public. On sait, au milieu des on dit et des commentaires, ce que devient la réputation d’une femme. Quoi que nous fassions maintenant, le nom d’Aurélie Bourdon va rester accolé à celui de M. Gavel. C’est même à la rupture de ce mariage que la faute obscure de ce jeune homme devra tout son éclat.

— Vraiment ? dit M. Bourdon avec aigreur. Tu oublies le procès criminel qui va suivre inévitablement la tentative d’assassinat faite contre M. Gavel.

— Ah ! s’écria-t-elle, s’il en est ainsi, le nom de ma fille mêlé à des querelles d’avocats, à des plaidoyers perfides ! L’affront qu’elle a reçu devenu public dans la France entière ! Antonin ! je t’en supplie ! empêchons cela !

— Et que puis-je y faire ? Nous nous abandonnons d’ailleurs à des craintes puériles. Aurélie, étant complètement passive dans cette affaire, n’y peut être mêlée en aucune façon.

— On l’y mêlera ! dit Mme Bourdon. Et si peu que l’atteigne le moindre ridicule, ou l’insinuation la plus légère, elle est si fière ! si chaste ! si réservée ! elle en sera blessée mortellement. De plus, elle aime son fiancé. Comment pourra-t-elle reprendre son amour ? Comment le donnera-t-elle plus tard une seconde fois ? Non ! sa vie tout entière en sera flétrie. Peut-être même, par suite de la défaveur si prompte et si injuste de l’opinion, ne retrouvera-t-elle jamais les avantages de position et de fortune que lui offrait son union avec M. Gavel. Enfin, dans cette rupture tout nous accable et nous perd ! Du même coup, voici remis en question l’avenir d’Émile ; car évidemment l’oncle de M. Gavel, qui nous a promis la place d’auditeur au conseil d’État, retirera sa parole. Et tu perds également pour ta candidature à la députation l’appui du sous-préfet.

— Tout cela est vrai ! tout cela est vrai ! dit M. Bourdon agité. Mais tout cela n’est pas un motif suffisant pour sacrifier ma fille à un libertin.

— Non, certes ! c’est seulement un motif pour te rendre à la prière de M. Gavel et pour écouter sa justification. On ne peut d’ailleurs le condamner sans l’entendre, sur les accusations d’un paysan. À ta place, je partirais donc pour Gonesse. Nous avons un intérêt trop grave dans cette affaire des Mourillon pour ne pas chercher à l’arranger, s’il est possible.

— L’arranger ! et comment ? Pour que je pusse consentir à m’immiscer dans les affaires de M. Gavel, il faudrait qu’il fût excusable, ce que je nie. Et même alors, songes-y bien, les Mourillon sont nos métayers pour quatre ans encore ; or, entre M. Gavel et la famille Mourillon, il y a eu des injures si graves d’échangées, que tout contact ultérieur entre eux serait inacceptable, impossible !

— Je le reconnais. Mais, dis-moi, Mourillon ne te doit-il pas une somme assez forte ?

— Je le crois bien ! dix-huit cents francs !

— Alors, voilà qui est bien malaisé ! reprit Mme Bourdon, d’une voix ironique et charmante qui, d’après son inflexion, devait passer par un sourire. Tu fais une remise de moitié à ce pauvre homme, ce qui l’apaise. Il ne t’eût jamais payé d’ailleurs ?

— Il m’eût payé dans trois ans d’ici. Dans trois ans, grâce aux travaux de ces dernières années et à ces avances faites, dont il doit la moitié, Mourillon doit quadrupler ses récoltes.

— Tant pis pour lui ! Dès qu’on lui remet une partie de sa dette, d’ailleurs, il n’a pas à se plaindre. Ce sera la rançon trop chère de sa misérable fille. À ce prix encore, il éloigne son fils, l’insolent Cadet, et renvoie Jean, cette bête féroce. Lisa ira demeurer avec sa sœur aînée, qui se marie dans quinze jours avec Louis Vigeaud, du moulin de la Roche. C’est à près d’une lieue d’ici. Plus tard, enfin, grâce au reste de la créance, on peut se débarrasser de la famille tout entière.

— Le plan est habile, mais peu généreux, observa M. Bourdon.

— Je te le donne pour ce qu’il vaut, mon ami, répondit-elle avec une douceur angélique. Trouves-en un meilleur !

— Tiens, laissons cela, s’écria-t-il en se levant. Mon premier mouvement était bon ; mais déjà tu as trouvé moyen de l’éteindre. Ah ! Zéline ! les femmes sont toutes les mêmes. Tu es affolée de ce mariage, parce que ton ambition la plus chère est d’établir ta fille à Poitiers, dans ta ville natale, et d’y régner dans sa maison. Eh ! ne t’afflige pas ! Je sais que tu aimes ta fille et que tu es de bonne foi dans tout cela. Enfin, je ferai ce que tu désires ; j’irai à Gonesse, je réfléchirai sérieusement en chemin à ce que je dois faire, et j’entendrai Gavel.

— Fais ce que tu voudras, répondit-elle en pleurant. Ton injustice m’est trop sensible pour que je veuille dire un mot de plus à ce sujet.

— Allons ! allons ! dit M. Bourdon, — et l’on entendit le bruit d’un baiser conjugal, — tu sais combien je t’estime ; tu sais qu’au fond nous nous entendons toujours, ne t’afflige donc pas d’une interprétation hasardée, ridicule, si tu veux. Je vais partir. Viens ; pendant mon absence tu veilleras soigneusement à ce que les commérages du bourg n’entrent pas chez nous.

La voix de Mme Bourdon s’éleva encore, plaintive et fâchée ; mais les mots qu’elle disait se perdirent dans l’éloignement.

Quand ils se retrouvèrent seuls au milieu du silence, les deux jeunes gens, oppressés tous deux, respirèrent profondément. Ensuite, ils se regardèrent :

— Ah ! Michel, c’est affreux ! dit Lucie à demi-voix. Ils pardonneront à M. Gavel. Que je plains Aurélie ! Mais c’est la faute de Mme Bourdon ; mon oncle est meilleur.

— Oui, mais pas beaucoup, répliqua Michel. Quand elle a eu parlé de tout ce qu’ils allaient perdre en rompant le mariage, avez-vous remarqué ? il n’a presque plus rien dit. Ces idées-là ne lui seraient pas venues tout de suite ; mais elles lui seraient venues tout de même, allez. Je veux bien qu’il ait du cœur, mais c’est pas ça qui le mène. Ah ! si ce n’était vous, mam’zelle Lucie ?…

— Eh bien, dit-elle, si ce n’était moi ?…

Il baissa la tête en rougissant :

— C’était pour dire que je serais plus content d’être paysan que monsieur.

Mlle Bertin sembla réfléchir un instant, puis elle rougit, et, se disposant à sortir, elle dit : — À ce soir, Michel. Mais comme elle s’élançait dehors, une exclamation de douleur lui échappa, et comme une branche souple, un instant écartée, revient à sa position première, elle se retrouva aussitôt près de Michel. Une ronce, mêlée au chèvrefeuille, retenait ses cheveux.

Elle entreprit vainement de s’en défaire, et Michel dut venir à son aide. Mais grâce aux efforts même, de Lucie, la ronce et les cheveux s’étaient entortillés au point que les séparer était difficile. Michel les embrouilla bien davantage.

— Quoi ! vous ne pouvez pas ? demanda-t-elle au bout d’un instant.

— Non, c’est-à-dire si, mam’zelle Lucie, tout à l’heure.

Sa main devait être peu sûre, à en juger par sa voix.

Le visage et le cou de la jeune fille se couvrirent de rougeur.

— Eh bien ! est-ce fait ? reprit-elle encore avec impatience.

— Ah ! oui ! voilà ! non, elle tient encore. Ah ! mam’zelle Lucie, pardon, je suis bien maladroit !

— Attendez, reprit-elle, et, saisissant la ronce, elle se dégagea brusquement.

— Oh ! vous vous êtes fait mal ! s’écria-t-il tout ému, en voyant de longs fils de soie pendre à la ronce méchante.

Quoiqu’elle eût des larmes dans les yeux, Lucie, en disant : Ce n’est rien ! s’efforçait de sourire. Embarrassée de sa rougeur et du trouble de son compagnon, elle s’éloigna aussitôt. Mais au bout de vingt pas, elle se retourna pour voir si Michel était bien rentré dans sa cachette, ou s’il s’occupait de pénétrer dans le jardin. Non ! il était encore à la même place, tenant entre ses mains la ronce, d’où il détachait un à un les cheveux de Lucie. Leur yeux se rencontrèrent, et la jeune fille se retourna brusquement, sans même adresser à Michel un geste de prudence.


XI


À l’entrée de la prée, Mlle Bertin trouva Gène qui l’attendait.

— Avons-nous réussi toutes deux, mamz’elle Lucie ?

— Je l’espère. Michel se tient caché.

— Est-ce dans un bon endroit au moins !

— Je le crois. D’ailleurs, il n’y restera pas longtemps, car je le cacherai ce soir dans notre grange.

— Vrai, mam’zelle Lucie ? Ah ! vous êtes bien bonne ! Cependant elle semblait garder une inquiétude encore.

— Et Cadet ? Et Jean ?

— Ils se sont sauvés dans le bois des Fouillarges, où c’est si épais et si entremêlé. Pauvre Cadet, comme il m’a remerciée ! Oh ! c’est qu’il n’aurait plus osé me regarder, si tant seulement un jour il avait passé la porte de la prison. Avez-vous dit à Michel, mam’zelle Lucie, que c’était moi qui avais été avertir Cadet ?

— Oui, je lui ai dit, ma bonne Gène, que c’est à toi seule qu’il doit de n’avoir pas été en prison ce soir.

— Mais ça n’est pas tout, faut leur donner à manger.

— Ah ! mon Dieu ! je n’y avais pas encore pensé ! Comment allons-nous faire, ma pauvre Gène, pour nourrir trois hommes à nous deux ?

— Si je n’étais pas si loin de chez nous, je trouverais le moyen, mam’zelle Lucie. J’ai la clef de l’armoire, et mon père, quand même je lui en parlerais, ne me démentirait pas.

— Moi, je n’ose en rien dire à mes parents, dit Lucie, car je suis sûre qu’ils s’opposeraient… Et à présent que j’y songe, en vérité, Gène, peut-être ai-je mal fait. Mais quand j’ai vu Michel si résolu à se défendre contre les gendarmes…

— Ah ! mam’zelle Lucie, vous avez fait une bonne action. Ne vous en repentez pas. J’ai pensé à ça tout de suite, moi qui le connais, et c’est ce qui m’a portée à… Gène fondit en larmes. — Suis-je bête de pleurer, à présent ? Mais ça n’est pas fini ! Et comment ça finira-t-il ? Enfin, songeons au plus pressé. Voyons, faut acheter un pain.

Lucie rougit beaucoup.

— Je n’ai pas d’argent sur moi, dit-elle, et… je n’ose en demander à ma mère.

— Je n’en ai pas non plus, mam’zelle Lucie. Mais chez le boulanger on me donnera bien un pain de quatre livres à crédit. Je ferai semblant que c’est pour chez nous, et puis je reviendrai, comme tout en causant, jusque par ici.

— Mais comment porter le pain cette nuit au bois des Fouillarges ?

— Ça n’est pas très-loin, mam’zelle Lucie ; mais, de vrai, c’est trop loin pour vous. J’ai songé à tout ça, et j’ai dit à Cadet de venir ici entre minuit et une heure. Les gendarmes ne passeront pas la nuit dehors apparemment.

Elles allèrent dans le bourg chercher le pain ; après quoi, par des sentiers elles revinrent dans la prée, en regardant tout autour d’elles ; et, tournant le jardin, elles se rendirent près de la maison, du côté du nord. Là donnaient des chambres inhabitées, aux fenêtres desquelles nombre de vitres manquaient. Lucie passa le bras par l’une de ces ouvertures, ouvrit la fenêtre et sauta légèrement dans la chambre.

— Eh bien ! qu’est-ce que tu fais ? dit Mme Bertin, qui se trouvait là cherchant du linge dans une armoire.

À cette voix, le pain que tenait Gène glissa de ses bras dans une touffe d’orties sous la fenêtre.

— Ah ! répondit Lucie, un peu tremblante, vois-tu, maman, c’est que Gène me disait qu’on pourrait, la nuit, entrer chez nous par ces fenêtres, et j’ai voulu voir……

— Oui, sans doute, on aurait bien besoin du vitrier, dit Mme Bertin en se dirigeant vers la porte, une pile de serviettes sur le bras. J’espère que tu rentres enfin, Lucie ? D’où viens-tu donc ?

Mais comme elle fermait la porte au même instant, Lucie fut dispensée de répondre.

— Vile ! à présent, dit-elle en se tournant vers son amie, donne-moi le pain.

— Si votre mère allait rentrer, observe Gène tremblante.

— Il n’y a pas de danger. Maman n’entre ici que deux fois l’an. Donne vite !

— Où cachez-vous cela ? demande la jeune paysanne qui vient de sauter dans la chambre à son tour.

— Dans ce cabinet plein de vieilles ferrailles.

— Oh ! votre père aura besoin aujourd’hui de quelque clou.

— Vois ! dans ce coin obscur, où il n’y a rien.

Elles se regardent en souriant.

— Savez-vous, mam’zelle Lucie, que vous êtes devenue bien rouge tout à l’heure ? Si Mme Bertin vous avait regardée, elle se serait méfiée de quelque chose.

— Et toi ! qui ne lui as pas même dit bonjour.

— Non ! j’ai eu trop peur. Et voyez mes mains pleines de piqûres d’orties. A-t-on de la peine pour faire un peu de bien ! Mais il faut à présent que je m’en aille tout de suite.

Elles s’embrassèrent en se quittant, fort agitées l’une et l’autre, mais goûtant la satisfaction intime d’une aventure couronnée de succès.

De tous les jeux de l’enfance, le plus émouvant et le plus joli, n’est-ce pas le jeu de cache-cache ? Et plus tard, au sein des monotonies de la vie sérieuse, quel bonheur n’éprouvons-nous pas d’avoir à ourdir quelque trame, à déjouer quelque danger, à porter à travers la foule, caché sous notre manteau, un complot fragile qui plus tard doit éclore ! Que de conspirateurs jetés dans la vie politique par le besoin seul d’une agitation secrète ! comme il y paraît bien ! C’est que l’amour du mystère est le plus puissant amour de l’humanité.

— On ne sait pas ce que tu deviens, Lucie, dit Mme Bertin à sa fille. Tu prends les affaires des autres un peu trop à cœur. As-tu porté l’enfant aux Èves ?

— Non, maman, je l’ai remis à sa sœur, la pauvre Lisa, qui est en ce moment chez la mère Françoise.

— Comment ! tu as pu te décider à te rencontrer face à face avec cette indigne créature ? Voilà ce que je ne comprends pas. Tu ne te respectes pas assez, Lucie, oui, c’est ton défaut. Une jeune demoiselle ne doit pas se compromettre en mauvaise compagnie. Bon ! voici maintenant la Mourillon qui vient chercher son petit. Nous avons l’air de faire cause commune avec ces gens-là.

— Je vais lui parler, maman.

— Du tout, laisse-la entrer. Eh bien ! ma pauvre femme, avez-vous trouvé votre mari ?

— Oui ben, madame ; il était seulement chez M. Bourdon ! Ah ! j’en ai fait du chemin pour rien ! Mais on a des moments où la tête vous part.

— Assurément vous avez bien de la peine, ma pauvre femme. Cela vous apprendra à surveiller un peu mieux vos filles. Vous autres, dans votre classe, vous n’y faites pas attention.

— Hélà, s’écrie la Mourillon en pleurant, on fait ce qu’on peut. C’est l’ouvrage qui est le maître. Une jeunesse comme ça, pourtant, peut-être est-ce pas tout à fait de sa faute si elle a été mise à mal.

— Oh ! ce sont les filles qui doivent se garder. Il ne faut pas compter sur les hommes. Le sentier de la vertu est trop étroit pour eux. Enfin, ma pauvre Mourillon, il faut espérer que votre fille reviendra de ses égarements. À tout péché miséricorde ! Qu’elle se réfugie dans le sein de Dieu.

— Est-ce que le petit dort, mam’zelle Lucie ?

— Venez, je vais vous dire où il est, répond Lucie qui s’échappe en courant, car elle comprend que la pauvre femme épuisée n’a pas besoin d’éprouver une secousse nouvelle en revoyant sa fille coupable. Elle revient au bout de quelques minutes avec l’enfant dans ses bras, et en retrouvant la Mourillon elle ne manque pas de l’instruire que Cadet et ses amis sont en sûreté.

— Entre M. et Mme Bertin, à la veillée, il ne fut question que de l’aventure. Clarisse prenait part à l’entretien en déguisant mal une joie secrète. Elle répétait souvent : Pauvre Aurélie !

— Tu ne dis rien, Lucie.

— Que puis-je dire, maman ? Je plains les Mourillon. je plains ma cousine, et je crains pour elle que ce mariage n’ait lieu malgré tout.

— Ma foi ! dit M. Bertin, pourquoi pas ? On sait bien qu’un homme ne se marie pas sans avoir eu quelques aventures. Celle-ci est un peu trop près du mariage, et trop proche de la maison, voilà tout.

— Ne serait-ce que le décorum, dit Clarisse, on ne peut cependant passer là-dessus.

— Bah ! c’est un parti superbe pour la fortune et pour les alliances. Je sais que Bourdon en attendait merveille pour l’établissement d’Émile et de Jules. D’ailleurs, il veut être député, et M. Gavel père, le sous-préfet, l’y aidera.

— Tout ce que tu voudras, dit Mme Bertin, mais s’ils font malgré tout ce mariage, ils manqueront de délicatesse.

— Eh ! s’il se présentait, tu lui donnerais tout de même une de tes filles.

— Oh, papa ! fit Clarisse.

— Tu n’en voudrais pas ?

— Non, certainement ! répondit-elle en rougissant, car elle mentait.

— Et toi, Lucie ?

— Une pareille question, papa, est inutile.

— Oh ! oh ! dit-il en riant, ne comprenant pas le noble orgueil qui défendait à Lucie de répondre. Allons, décidément, tu es boudeuse. Peut-être le futur cousin t’avait-il donné dam l’œil ? Et tu caresses des espérances, à présent qu’on peut croire le mariage rompu.

Lucie ne répondit pas. Elle souffrait de tous ces propos. Donnait-on seulement une pensée à cette fille de seize ans initiée au vice par un homme de trente, et à ce malheureux enfant, rejeté comme sa mère, qui cependant était le fils de M. Gavel ? Un jour, un autre enfant, enveloppé de dentelles et de soie, sera choyé par toute la famille, adoré, vanté, et son père, en le regardant, aura sur les lèvres un sourire d’amour. Ah ! le misérable ! s’écriait-elle mentalement, et des battements généreux et passionnés agitaient son cœur. Elle eût voulu quitter cette chambre et cette conversation pour aller retrouver Michel. Elle sentait bien ce désir, et ne le trouvait ni dangereux ni étrange. Il avait, lui, un sentiment si humain, si profond, si pur de la justice !

Elle écoutait les bruits du dehors, et regardait souvent la pendule. Il faisait nuit depuis une heure. Assurément Michel était au jardin.

Elle se leva.

— Où vas-tu donc, Lucie ?

— Prendre un peu l’air, maman. J’ai mal à la tête.

— Quoi ! te promener si tard ?

— Eh ! laisse-la faire ce qu’elle veut, dit M. Bertin.

Lucie courut au bosquet. Aussitôt une ombre se détacha d’un coin obscur, et la voix de Michel murmura :

— C’est moi !

— Vous n’avez rencontré personne ?

— Personne, mam’zelle Lucie. J’aurais bien voulu aller chez ma mère, qui doit être inquiète de moi ; mais j’ai eu peur d’y trouver quelque voisine, ou peut-être un gendarme.

— Votre mère est prévenue, Michel ; je l’ai vue ce soir.

— Ah ! merci, mam’zelle Lucie.

— Je ne sais pas si les gendarmes sont encore ici ; je sais qu’ils ont battu la campagne tout le jour. Vous devez avoir grand’faim, je vais vous donner quelque chose à manger.

Elle avait apporté une assiette, un gros morceau de pain, des haricots, du fromage, plus une demi-bouteille de piquette.

— Ah ! mam’zelle Lucie, quand pourrai-je donc, moi aussi, faire quelque chose pour vous ?

— La reconnaissance vous pèse ? dit-elle.

— Oui, elle m’étouffe presque le cœur, et ça me soulagerait un peu, si je pouvais vous rendre service. Dites-moi donc, mam’zelle Lucie, comment ça se pourrait.

— Je n’en sais rien tout à l’heure ; mais, si j’avais besoin d’un ami dévoué, je m’adresserais à vous.

— Ah ! bien merci ! s’écria-t-il d’un accent de triomphe et de bonheur indicibles ; à présent, je suis heureux !

— Ne parlez pas si haut, Michel.

— Non, c’est vrai ! mais croyez-vous que je pense aux gendarmes, quand vous êtes là ?

— Je m’en vais, dit-elle.

— Ah ! déjà ?

— Oui, l’on pourrait venir me chercher, il est tard et nous ne sommes pas prudents de causer ainsi. Vous cacherez l’assiette et le verre sous le banc, Michel ; puis, pour aller dans la grange, vous ferez le tour par la prée, de peur de rencontrer mon père dans la cour. Avant de descendre dans le chemin, prenez bien garde qu’il n’y ait personne. Les Touron, vous savez, sont si curieux ! Est-ce fâcheux que la porte de la grange donne sur le chemin ! Il y a bien une entrée par l’écurie ; mais, depuis si longtemps que nous n’avons ni vache, ni cheval, on a condamné la porte, et la meule de foin empêche d’ouvrir.

— Je prendrai garde, mam’zelle Lucie. Et savez-vous si Cadet et Jean ?…

— Lucie ! appela dans la cour la grosse voix de M. Bertin.

La jeune fille, émue de crainte, courut aussitôt vers son père.

— Eh bien ! as-tu assez d’air comme cela ? Voici neuf heures et demie. Clarisse veut se coucher.

Lucie monta dans sa chambre avec sa sœur, et ne se souvint qu’en se déshabillant du pain destiné par Gène aux deux autres fugitifs. Comment le leur remettre ? À minuit ! Gène avait fixé là une heure bien étrange ! Il aurait fallu donner ce pain à Michel, car assurément Lucie ne pouvait passer la nuit dans le pré pour attendre Cadet.

Il eût été dangereux d’essayer de justifier près de sa sœur une absence nouvelle, aussi bien que d’aller dans la petite chambre aux ferrailles tant que M. et Mme Bertin n’étaient pas couchés. La jeune fille trouva que le meilleur parti était d’attendre que tout le monde fût endormi, pour se relever sans bruit et aller porter le pain à Michel, qui épierait de la grange l’arrivée de Cadet. Elle se mit donc au lit, et s’efforça de rester éveillée. Mais l’irrésistible et profond sommeil de l’enfance ne l’avait point encore abandonnée. En complotant une dixième fois son expédition nocturne, elle s’endormit.

Cependant sa préoccupation, qui persistait au milieu de son sommeil, finit par le rompre. Elle s’éveille tout inquiète. Il faisait nuit noire ; Clarisse dormait ; quelle heure pouvait-il être ? N’avait-elle pas dormi trop longtemps ? Avec mille précautions, elle se leva et marcha jusqu’à la fenêtre. Le ciel étincelait d’étoiles ; de toutes parts, le silence régnait. La jeune fille s’habilla sans lumière et descendit à tâtons. Dans la cuisine, elle prit une lanterne, traversa le corridor à pas furtifs, se rendit à la petite chambre, prit le pain, sortit par la fenêtre et fit le tour des bâtiments. Avec Gène, elle eût ri dans cette expédition ; seule, elle avait le cœur transi d’inquiétude. Oh ! si quelqu’un me voyait, se disait-elle, que penserait-on ? Elle couvrit sa lanterne de son châle.

Comme on l’a dit, la porte de la grange donnait sur le chemin, parallèlement à la barrière. C’était une grande porte à deux battants, faite pour l’entrée des charrettes, et dans laquelle une porte plus petite se trouvait pratiquée pour l’usage ordinaire. En ouvrant, Lucie crut apercevoir une lueur chez les Touron. Peut-être est-il déjà quatre heures du matin, pensa-t-elle. Qu’est devenu le pauvre Cadet ?

Elle fit quelques pas dans la grange à moitié vide, puis, à demi-voix, elle appela : Michel !

On ne répondit pas. S’approchant tout près du tas de foin, elle répéta encore : Michel !

Cette fois, un froissement prolongé se fit entendre, et presque aussitôt au-dessus de la meule parut la tête ébouriffée de Michel. Il regardait comme un homme qui s’éveille, mais quand, à la lueur de la lanterne, il eut reconnu Lucie :

— Ah ! dit-il, je croyais rêver votre voix, mais c’est bien vous. Et qu’y a-t-il, bon Dieu ! mam’zelle Lucie ?

— Rien de fâcheux, répondit-elle en montrant le pain ; seulement j’avais oublié de vous donner ceci.

— Comment ! ça ? dit Michel en riant.

— Oh ! ce n’est pas pour vous, mais pour Cadet. Il n’est pas venu ? Quelle heure est-il ?

— Je vas voir un peu, dit Michel.

Et il alla sur la meule jusqu’à la grande fenêtre carrée de la grange où il contempla le ciel.

— Ma foi ! je ne sais pas trop, reprit-il en se laissant glisser à terre, près de Lucie. Pourtant je ne crois pas qu’il soit bien tard. Après ça, mam’zelle Lucie, je me connais mieux au soleil qu’aux étoiles. Ah ! qu’il fait beau ce soir ! ajouta-t-il en la regardant avec ivresse.

— Ici ? dit-elle en souriant, vous avez un triste logis.

— Ah ! j’y suis trop heureux, répondit-il.

— Écoutez ! dit Lucie à voix basse. J’entends rouler une pierre dans le chemin, et quelque chose comme le bruit d’un pas. Est-ce Cadet ? Mais non, il ne sait pas que vous êtes ici.

Ils écoutèrent en silence ; un assez long moment s’écoula.

— Je n’entends plus rien, reprit la jeune fille ; il faut que je rentre à la maison. Vous guetterez dans la prée l’arrivée de Cadet, n’est-ce pas ?

Comme elle achevait ces mots, un éternument aigu éclata à la porte de la grange. Lucie faillit jeter un cri. Instinctivement, elle se réfugia dans un angle formé par la coupe du foin, et, d’un geste vif, elle appela Michel auprès d’elle. Des craintes vives lui traversèrent l’esprit : quelqu’un l’épiait ; n’était-ce point son père ? Oh ! pourquoi avait-elle fait cette imprudence ? Mais pouvait-elle laisser souffrir de la faim ces deux pauvres jeunes gens ?

Cependant, elle était saisie de frayeur, d’inquiétude et d’ennui. Sur un geste de Michel qui montrait la lueur de la lanterne réfléchie sur les murs de la grange, elle souffla la lumière et ils se trouvèrent dans l’obscurité.

Quelques minutes se passèrent au milieu d’un silence profond ; puis, Michel prononça très-bas des paroles que Lucie ne put entendre.

— Que dites-vous ? demanda-t-elle en avançant vers lui son visage pour mieux écouter.

Et comme il se rapprochait aussi en répétant : Je vais monter à la fenêtre voir…

Ses lèvres rencontrèrent le front de Lucie. Une exclamation étouffée lui échappa ; la jeune fille s’était reculée précipitamment.

Un instant après, elle s’aperçut que Michel montait sur la meule de foin.

— Non ! dit-elle en lui saisissant le bras, il ne faut pas…

— Et pourquoi ? demanda-t-il.

— On vous apercevrait. — Cette fois, pour maintenir entre eux la distance nécessaire, elle prit la main de Michel. — Attendons.

— Mais ça vous inquiète, mam’zelle Lucie.

— Oui, j’ai peur. Je crois qu’on m’épie ; quelqu’un m’aura vue entrer.

— Laissez-moi sortir, mam’zelle Lucie ; je vous ferai le passage libre…

— Non, Michel, je ne veux pas.

Ils se tenaient toujours par la main. Celle de Michel était-elle moins brûlante qu’au retour des Tubleries, ou que pendant le bal ? Non, et Lucie ne pouvait manquer de s’en apercevoir. Mais il y a chez les jeunes filles les plus pures des curiosités soudaines, d’autant plus hardies qu’elles naissent de l’ignorance. Elles aussi, quelquefois, elles jouent avec le feu, moitié comme des coquettes et moitié comme des enfants. Cependant, la main fiévreuse de Michel communiqua bientôt sa chaleur à celle de la jeune fille, et peu à peu cette impression physique, dont la cause était une impression morale, remontant à sa source, troublait profondément le cœur de Lucie. Alors elle voulut retirer sa main, que la robuste main du jeune homme enveloppait tout entière ; il ne le permit pas d’abord.

— Laissez-moi, dit-elle, je veux partir.

Un long soupir gonfla la poitrine de Michel, et il laissa la jeune fille s’éloigner. Mais elle arrivait à peine à la porte, qu’il se retrouvait auprès d’elle, et il annonçait l’intention de la reconduire, quand au dehors se fit entendre un bruit de voix.

— Viens, Jeandet ! viens ! je te dis que j’ai vu quelqu’un qui entrait avec une chandelle dans la grange de M. Bertin.

— Eh ben ! qui donc ça peut-il être ?

— Si c’était un incendiaire ? dit le tailleur en élevant la voix ; j’ai envie que nous entrions voir. Veux-tu, Jeandet ?

— Ma foi, répondit le jeune Touron, avons-nous pas assez veillé comme ça, mon p’pa ? Il est plus d’onze heures. Si c’est un quelqu’un mal intentionné, qu’irons-nous faire dans c’te grange qu’attraper des coups ? Vaut mieux prévenir M. Bertin pour qu’il en fasse à son idée, et nous aller coucher.

— Ah ! Michel ! dit Lucie, en entraînant son compagnon au fond de la grange, que devenir ? Que faire s’ils allaient entrer ?

Elle était fort tremblante. Michel prit les deux mains de la jeune fille dans les siennes, et les serrant avec force :

— Ne tremblez pas ainsi ! Puisque je suis là, ils n’entreront pas. Oh ! chère mam’zelle Lucie, n’ayez pas peur.

Et il s’élançait quand elle le retint de toutes ses forces.

— Michel ! il ne faut pas vous montrer. Je ne le veux pas !

— Pourquoi ! demanda-t-il.

— Je suis sûre à présent, Michel, que le tailleur m’a reconnue quand je suis entrée, et que tout ce qu’il dit est par méchanceté, soit pour m’effrayer seulement, soit pour me nuire…

— Ah ! vous croyez ? Attendez ! Laissez-moi faire ! Je vas leur donner une roulée dont ils se souviendront longtemps.

— Non, Michel ! non ! vous ne comprenez pas…

— C’est pour moi que vous avez peur ? Mais je ne pense plus du tout à la prison quand je vous vois ennuyée comme ça, mam’zelle Lucie. Non ! ça me rend fou, et je me sens de force à battre dix gendarmes, avec tous les tailleurs du canton.

— Vous ne comprenez pas, Michel, je vous le répète. Si le tailleur m’a reconnue, s’il sait que je suis là… il ne faut pas qu’il vous voie.

— Je ne sortirai point, mam’zelle Lucie, puisque c’est vot’ volonté ; mais qu’il ne s’avise pas d’entrer, ou je lui tombe dessus…

— Cachez-vous bien vite, au contraire, afin que s’il entre, il ne nous voie pas.

— Me cacher ! Oh ! pour ça, mam’zelle Lucie, vrai, vous n’y pensez pas…

— C’est vous, Michel, qui ne songez pas… Mon Dieu ! vous savez pourtant comme on entend quelquefois les choses… et quelles méchantes idées naissent dans la tête des gens…

— Eh bien ! quoi, mam’zelle Lucie ?

— Ah ! Michel, qu’avez-vous aujourd’hui à ne rien comprendre ? Vous savez bien… Voyons : si les Touron me croient seule dans la grange, ils s’étonneront un peu, voilà tout ; mais s’ils vous y trouvaient avec moi…

— Ah ! dit-il en frémissant ; car il avait enfin compris.

Et tout de suite il se mit à monter sans bruit sur le tas de foin, du côté de la fenêtre.

Pendant cet entretien de Michel et de Lucie, la femme du tailleur était venue rejoindre son fils et son mari.

— Que diable faites-vous là, vous autres ? Êtes-vous fous de causer comme ça en chemise, à la belle étoile ? Allons ! allons ! Puisque cette enragée veste est finie, dare ! dare ! faut se coucher.

— C’est que le père dit comme ça qu’il y a peut-être un incendiaire là dedans.

— Seigneur ! Faut donc que le sang lui monte à la tête, à force qu’il a froid ailleurs ! Allons, mon pauvre homme, ramasse tes chausses et viens-t’en.

— J’ai vu ce que j’ai vu ! dit le tailleur qui élevait toujours la voix, et qui semblait parler à la porte. Si c’est pas un incendiaire, faut que ça soit quelque fille dégourdie qui ne dort non plus que les chats au printemps.

— Qu’entend-il dire par là ? reprit sa femme.

— Parions une chose ! dit Touron qui mit la main sur le loquet de la porte et l’entrouvrit.

Le cœur de Lucie battait à peine. Elle fit un pas toutefois ; car, plutôt que de se laisser prendre honteusement au fond d’une cachette, elle voulait se présenter à eux en disant : Je suis chez moi ! Que venez-vous faire ici !

Heureusement elle n’eut pas besoin d’en venir là. Soit couardise, soit que son intention fût uniquement d’effrayer Mlle Bertin, le tailleur referma la porte en disant :

— Bah ! il faudrait de la lumière.

À ce moment, dans la direction de la fenêtre, s’éleva un cri plaintif et lugubre qui retentit longuement dans l’air de la nuit.

— C’est la chouette ! dit Jeandet en frissonnant. Allons-nous-en vite !

— Oui ! oui ! c’est mauvais signe, dit la Touron. Que diantre faisons-nous là, proche de minuit ? Viens, mon homme.

— Allons-nous-en ! Allons-nous-en ! répéta Jeandet dont les dents claquaient, moitié de peur et moitié de froid. M’man ! dit-il en baissant la voix, si c’était un revenant que mon père a vu ?

— Parle pas de ça, Jeandet, ça fait venir la chair de poule.

Un second cri semblable au premier s’étant fait entendre, la Touron et son fils regagnèrent leur logis en courant. Resté seul, le tailleur se décida bientôt à les suivre, atteint par un troisième cri funèbre, au moment où il passait le seuil de sa maison.

— C’est fini ! ils ont verrouillé leur porte, dit Michel en se laissant glisser près de Lucie. Mon cri de chouette les a fait partir un moment plus tôt.

— Quoi ! c’est vous qui faisiez ce cri, Michel ? J’ai cru moi-même que c’était la chouette.

— Partez vite, à présent ! Partez, mam’zelle Lucie ! Ah que j’ai souffert, mon Dieu ! Vous savoir dans la peine à cause de moi, et ne pas pouvoir vous défendre ! Quand pourrai-je vous donner de mon sang ! Oh ! pardonnez-moi !

Il devait avoir souffert, en effet ; sa voix était brisée. Lucie l’entrevoyait dans l’ombre à ses pieds.

— Ne vous affligez pas ainsi, dit-elle en lui donnant la main. Toute la faute est à moi. J’ai été bien oublieuse et bien imprudente !

Elle sentit sa main inondée de larmes chaudes.

— Ah, Michel ! murmura-t-elle, ne pouvant s’empêcher de témoigner par une étreinte l’affection qu’elle ressentait pour ce doux et brave cœur.

Elle sortit et rentra heureusement dans sa chambre ; mais elle ne dormit pas du reste de la nuit. Son âme était pleine d’une émotion délicieuse. Elle se rappela, rougissante et rêveuse, tous les incidents de la soirée. Elle songea aussi à donner un livre à Michel pour l’aider à passer la journée du lendemain, et chercha longtemps quel serait ce livre, sans en pouvoir trouver d’assez beau à son gré parmi ceux qu’elle possédait. À ce propos, elle s’avisa de penser que ce serait une douce et noble tâche que d’être l’institutrice de Michel. Mais je n’en sais guère plus long que lui, se dit-elle. Elle trouva même que Michel en savait davantage que la plupart des livres, car beaucoup péchaient par manque de justice ou de sentiment.

Lucie se leva de si bonne heure que la soupe du matin fut prête avant le réveil de M. et de Mme Bertin. Elle en mit de côté pour Michel et se réjouit de pouvoir la lui servir toute fumante encore. Mais ces maudits Touron la verraient entrer dans la grange. Comment faire ? Elle imagina enfin que par le plafond de l’écurie, formé de planches espacées, on pouvait passer dans la grange, et qu’en montant sur la crèche adossée au mur de séparation, elle se ferait facilement entendre de Michel. Cachant la soupière sous son châle, elle franchit vivement la cour, entra dans l’écurie, et là, par mesure de prudence, au lieu d’appeler, elle se mit à chanter de sa jolie voix un couplet de chanson.

Bientôt, au-dessus du mur de séparation, qui ne s’élevait qu’à la hauteur d’un étage, apparut entre deux planches la figure de Michel. En se disant bonjour l’un et l’autre, ils rougirent et baissèrent les yeux. Lucie vit cependant que Michel était défait et paraissait triste.

— Vous vous ennuyez beaucoup ? lui dit-elle.

— M’ennuyer ! répondit-il en tressaillant. Non, je ne m’ennuie pas.

— Qu’avez-vous donc ?

— Oh ! je vous donne trop de peine, mam’zelle Lucie. Et puis, ma foi, pour ce que j’ai à faire au monde, ça serait peut-être aussi bien si j’étais mort.

— Vous avez fait de mauvais rêves, pauvre Michel, et vous rêvez encore.

— Oui ! je rêve trop, dit-il en soupirant.

Lucie comprit bien que ce chagrin était de l’amour ; mais elle ne comprit pas que Michel eût tant de tristesse de ce qui lui causait à elle, en dépit d’elle-même, une joie profonde.

Elle promit de lui apporter des livres et s’en alla fort songeuse. Aimer, n’est-ce pas du bonheur ? se disait-elle. Je le sens ainsi, moi. Ce n’est pas que j’aie de l’amour, oh non ! Ces ardeurs brûlantes, dont parlent nos romans, et cette passion irrésistible, et ces tourments secrets, je n’éprouve, Dieu merci, rien de tout cela. Je suis heureuse de penser à Michel, heureuse qu’il pense à moi, heureuse de posséder un cœur tout à moi en ce monde, un cœur noble et tendre comme celui de Michel. Mais lui, pourquoi semble-t-il malheureux ? À coup sûr, il ne peut avoir la folle pensée de m’épouser, et de se tourmenter pour cela ? Non, c’est impossible !

Lucie n’était pas une de ces vierges comme il s’en trouve dans beaucoup de romans, qui, douées d’une belle instruction, ignorent cependant la loi universelle de la vie. Elle avait appris un peu d’histoire, elle avait lu, elle avait parfois ouvert un dictionnaire, elle avait entendu parler de l’humanité qui vivait autour d’elle par cette même indiscrète humanité. Elle savait enfin ce que savent avant dix ans tous les enfants de la campagne.

Aussi n’avait-elle pas une ignorance impossible, mais une chaste innocence, qui, à beaucoup d’égards, y ressemblait. Ce qu’elle savait cependant n’était pas suffisant pour lui faire comprendre un danger dans la situation qu’elle acceptait vis-à-vis de Michel. Et les scandales mêmes dont elle avait eu connaissance devaient l’empêcher d’y songer, car rien de semblable pouvait-il entrer dans sa vie, ou dans celle de son ami ?

Elle pensa que Michel avait des chagrins qu’elle ne connaissait pas, ou bien qu’il prenait trop vivement la peine de sa situation et de celle de ses amis. Elle se flatta de pouvoir l’aider encore et de le consoler, tout en se laissant aller à des rêves qui la charmaient. Aimer ! être aimée avec tant de délicatesse et d’ardeur ! jouir çà et là de quelques douces entrevues ! échanger des services parfois ! surprendre dans l’âme l’un de l’autre les émotions de la tendresse ! à partir de ce jour, la vie, qu’elle trouvait naguère si obscure et si froide, lui parut chaude et splendide comme un jour d’été.

Sans doute aussi ne voulut-elle pas analyser plus profondément la situation. Avec un homme de sa classe, elle eût admis le mariage comme conséquence nécessaire. Vis-à-vis de Michel, elle se contenta d’aimer, et ne chercha pas à résoudre cette question qui lui vint à l’esprit : Ne voudrait-il pas se marier un jour ?

Vers onze heures, comme Lucie allait servir à Michel un second déjeuner, elle se décida enfin à lui porter un volume des Études de la nature, car, à présent, pour rien au monde elle ne lui eût fait lire un roman d’amour. Était-ce pudeur ou dédain ?

Cependant, après avoir feuilleté les deux volumes des Études, ce fut le second qu’elle emporta. À la fin de ce volume, se trouvait la Chaumière indienne, amour à peine esquissé, mais vainqueur des préjugés de caste. Au fond de nous, habite un être mystérieux, plus habile et plus intelligent que nous-mêmes.

Dans cette seconde entrevue, elle dit à Michel :

— Vous avez rencontré Cadet ?

— Oui, répondit-il.

Ce fut la seule allusion aux scènes de la nuit.

— Ne pensez-vous pas, Michel, que je ferais bien d’aller aux nouvelles chez mon oncle Bourdon ? Il doit être revenu de Gonesse, et peut-être saurai-je quelque chose.

— Ah ! dit-il, M. Bourdon est allé à Gonesse ?

— Mais à quoi pensez-vous, Michel ? Ne le lui avez-vous pas entendu dire, quand nous étions cachés derrière la charmille ?

— Ah ! oui, dit-il, quand cette ronce a pris vos cheveux l’autre jour.

— L’autre jour ! répéta-t-elle en rêvant. Eh, mais, n’était-ce pas hier ?

— Peut-être bien, mam’zelle Lucie ! Oh ! non ! je ne le crois pas.

— Mais si, reprit-elle en souriant. C’était bien hier. Ah ! c’est étrange ; il me semble, à moi aussi, qu’il y a longtemps.

— À vous aussi ? Et pourquoi cela, mam’zelle Lucie ?

— Vraiment, je ne sais pas, dit-elle en rougissant. Mais pourquoi ne mangez-vous pas, Michel ?

— C’est que je n’ai pas faim du tout.

— Allez-vous donc être malade ?

— Oh, que non ! j’ai peut-être bien la fièvre, mais…

— Vous avez la fièvre ! Ah ! mon Dieu ! en effet, vous êtes pâle ! Michel, ne soyez pas malade, que deviendrions-nous ?

Elle dit cela d’un ton si affectueux, presque si tendre, qu’il en fut un moment comme étourdi de bonheur.

— Ah ! si vous étiez toujours là ! murmura-t-il.

— Faudrait-il donc vous garder comme un enfant ? répondit-elle avec un doux sourire. Ne devriez-vous pas vous distraire vous-même par vos pensées ?

— Je ne songe que trop, reprit Michel d’un air sombre. Tenez, faut que je sorte ! On étouffe ici ! j’y mourrais ! Faut que je pioche la terre, que je travaille, que je trouve à faire quelque chose de difficile et de bon ! Voyons, mam’zelle Lucie, n’y a-t-il pas des choses qui vous rendraient heureuse, ou seulement qui vous feraient plaisir, et que je pourrais faire, quand même faudrait souffrir ou mourir pour ça ? Ah ! vous ne savez pas ?…

— Non ! répondit la jeune fille étonnée, je ne vous comprends pas. Vous êtes d’une exaltation !…

Il se mit à fondre en larmes !

— Vous allez me mépriser ! je ne suis qu’un paysan, moi. Entre ces quatre murs, avec les idées qui me passent par la tête, c’est à devenir fou ! Si j’étais dehors, je marcherais, je travaillerais comme un enragé, et ça me soulagerait un peu !

— Mais quels sont vos chagrins, pauvre ami ? demanda-t-elle avec une sincère émotion.

Michel la regarda en pâlissant, détourna la tête, et sembla faire un violent effort sur lui-même, puis, d’un ton plus calme :

— Jamais je ne serai tout à fait malheureux, mam’zelle Lucie, tant que vous m’appellerez votre ami. Et de même, si je peux jamais vous être bon à quelque chose. Après ça, ne me demandez point ce qui me chagrine.

— Je ne vous le demandais que par amitié, répondit-elle un peu fâchée que Michel lui refusât sa confiance.

Le soir, Lucie alla chez son oncle Bourdon. Elle espérait obtenir de son humeur communicative quelques éclaircissements sur le sort de Michel et de ses compagnons, car, n’ignorant pas que Lucie avait eu connaissance la première de l’intrigue de M. Gavel, il serait engagé sans doute à lui parler de toute cette affaire. Elle arriva par le jardin, et eut la satisfaction d’y trouver son oncle, occupé à greffer quelques roses nouvelles.

M. Bourdon aimait sa nièce. Quoique soucieux, il l’accueillit avec empressement, et l’embrassant comme à l’ordinaire :

— À la bonne heure ! voilà une jolie fille qui vient me servir de garçon jardinier. Veux-tu m’aider ?

— Avec plaisir ! dit Lucie qui prépara aussitôt un bout de laine et se tint prête à enfermer sous la juteuse écorce le nourrisson étranger.

Sociable et actif comme l’était M. Bourdon, les goûts sédentaires de sa fille le contrariaient fort ; il eût aimé à faire d’Aurélie son aide-horticulteur, et il savait beaucoup de gré à Lucie du goût et de l’aptitude qu’elle montrait pour ces occupations. Aussi lui proposa-t-il en riant d’être l’intendant de ses jardins en son absence, — car nous allons faire un grand voyage en Angleterre, ajouta-t-il.

— Ah ! bientôt ? demanda Lucie.

— Le mois prochain, ma belle.

— Et vous y resterez longtemps ?

— Peut-être un mois ou deux.

— Alors il n’est plus question du mariage d’Aurélie ?

M. Bourdon jeta sur sa nièce un coup d’œil perçant et répondit :

— Pourquoi ne supposes-tu pas qu’il est seulement retardé ?

Après un silence :

— On jase beaucoup à Chavagny tout à l’heure, n’est-ce pas, Lucie ?

— Je pense que oui, mon oncle.

— Et que dit-on ?

— Je n’ai causé de ces choses avec personne ; mais tout le monde imagine assurément que le mariage est rompu.

— Ah ! ah ! je suis bien aise d’apprendre ce qu’a décidé la sagesse des petites filles à cet égard. Heureusement pour le salut des hommes, les barbons, en revanche, ne sont pas gens de premier mouvement. Ils réfléchissent, ils s’enquièrent, et, tout compte fait, trouvent qu’il n’y a personne à pendre, mais de pauvres pécheurs à pardonner et des repentirs sincères à absoudre. Tu ne dis rien ? Voyons, tu voudrais qu’on pendît tout le monde, toi, n’est-ce pas ?

— Je ne puis juger ces choses qu’avec mon sentiment, répondit Lucie, et mon sentiment n’est pas le vôtre. Nous n’avons donc pas à discuter là-dessus.

— Non ; mais je veux, ma chère enfant, éclairer ta conscience à cet égard. Je suis loin, tu le penses, de vouloir marier Aurélie avec un homme indigne d’elle ; mais, au point où en sont les choses, c’est en rompant ce mariage que je sacrifierais son bonheur, car elle aime profondément celui qu’elle doit épouser. Elle n’a pas été trahie, puisque la sotte faiblesse de M. Gavel est antérieure à la demande qu’il a faite de ma fille. Rien ne prouve même que l’état de la petite Mourillon lui soit imputable, et le domestique Jean a joué dans toute cette affaire un rôle bien propre à faire naître les soupçons. Enfin, ce que je voudrais pouvoir dire à tout le monde, c’est que le rendez-vous surpris par le père n’était qu’une bonne action de M. Gavel.

Sur un mouvement de Lucie, M. Bourdon reprit en s’échauffant :

— Oui ! une bonne action ! une action généreuse ! l’action d’un homme prêt à racheter des torts qu’il n’est pas même sûr d’avoir commis, et cela en s’exposant aux conséquences d’un éclat fâcheux, comme il est arrivé. Qu’on demande à Lisa ce qu’elle tenait dans sa main, à l’arrivée de son père. Elle vous répondra : une bourse pleine, que venait de me remettre la charité de cet homme, si méconnu ! si calomnié !

Ce que je ne puis non plus dire à tout le monde, ma chère enfant, c’est le repentir et le désespoir de ce pauvre Fernand. Il allait au-devant de mes reproches, et se reconnaissait lui-même plus coupable qu’il ne l’était en réalité. Son amour pour Aurélie s’est montré, en cette circonstance, plus vif que je ne le croyais moi-même. Juges-en, puisque indignement et cruellement outragé il a consenti pour elle à renoncer à sa vengeance, puisqu’il est venu avec moi chez le juge de paix retirer la plainte qu’il avait portée.

— Ah ! vraiment ? dit Lucie, plus touchée de cette nouvelle que des tours oratoires de son oncle.

— Oui, reprit M. Bourdon, et ces vauriens l’ont échappé belle, car pour un d’eux, il n’en allait pas moins que des travaux forcés.

— N’étaient-ils pas trois ? demanda Lucie.

— Il y avait aussi Michel ; mais, dans tout cela, il s’est conduit très-noblement, et loin d’être coupable, il mérite notre reconnaissance et nos éloges.

— Est-il bien sûr, mon oncle, que cette affaire n’aura pas de suites ?

— Assurément. Le juge de paix, tu le sais, est un de mes bons amis, et il a prêté les mains à tout arranger du mieux possible. On dira dans le pays que les témoins interrogés n’ont pas fourni des preuves suffisantes. Voison, chez lequel j’ai passé hier en revenant de Gonesse, jure à qui veut l’entendre qu’il n’a rien vu, comme d’ailleurs il avait l’effronterie de me le soutenir à moi-même.

— Et les petits bergers ? demanda Lucie.

— Oh ! oh ! vous êtes fort instruite, ma belle. Qui donc vous en a dit si long ? Eh bien, les deux petits bergers, dont l’un est le fils de Voison, et l’autre son neveu, auront eu les oreilles tirées d’importance, afin de leur persuader qu’ils auraient mieux fait de ne rien voir, et afin de brouiller convenablement toute l’histoire dans leur cervelle.

— Ainsi Cadet et Jean sont libres ? dit la jeune fille.

— Ils le seraient ; mais à de certaines conditions. J’attends ici Mourillon pour en causer avec lui. J’aurais aussi voulu voir Michel ; mais il paraît qu’il s’est caché sottement comme les autres.

— Je lui ferai savoir, mon oncle, que vous le demandez.

— Ah ! décidément ce garçon-là est de tes amis !

— Oui, répondit-elle en courbant son visage sur une touffe de roses.

— Prends garde, pourtant. Vous n’êtes plus d’âge à continuer la camaraderie de l’enfance, et ce garçon me paraît très-hardi.

— Pas du tout, mon oncle, c’est tout le contraire, dit-elle naïvement.

M. Bourdon eut un sourire équivoque. Passant le bras autour de la taille de sa nièce, et la regardant comme elle n’aimait pas à être regardée par lui :

— Sais-tu, dit-il en l’embrassant sur les lèvres, que pour une jolie demoiselle comme tu l’es, tes façons d’agir sont un peu villageoises. Il faudra cependant briller à Poitiers l’hiver prochain.

— Comment cela ? demanda-t-elle étonnée.

— C’est une manigance entre ton père et moi, dirigée contre ton repos. Ah ! voici Mourillon !

— Mon oncle, dit Lucie en lui tendant la main, vous m’assurez que Michel n’a rien à craindre ? Donnez-m’en votre parole d’honneur.

— Je te la donne, dit M. Bourdon. Qu’il vienne demain matin. Ah ! Lucie ! Lucie ! tu te mêles à des complots contre l’ordre public !

Bien qu’elle eût hâte d’apprendre la bonne nouvelle à Michel, cependant, après avoir fait une courte visite à sa tante et à sa cousine, Mlle Bertin se rendit tout d’abord à la ferme des Èves, où, prenant à part Marie, elle la chargea d’aller au bois des Fouillarges porter sans crainte des vivres à son frère et à Jean, et leur donner bonne espérance qu’ils seraient libres le lendemain ! Elle n’arriva chez elle qu’à la nuit tombante et se glissa aussitôt dans l’écurie :

    N’est rien de si charmant
    Que la bergère aux champs.

— Me voici, mam’zelle Lucie, dit la voix triste du jeune paysan.

— Descendez vite et venez près de moi.

— Oh ! il y a du nouveau dans votre voix, mam’zelle Lucie.

— Oui, Michel ; vous êtes libre. Votre liberté n’a jamais été menacée, et Chérie, sans doute, avait mal entendu. Mon oncle Bourdon m’a donné de tout cela sa parole d’honneur, que je vous transmets.

— Comme ça vous rend joyeuse ! dit-il amèrement.

— Eh quoi ! vous n’êtes pas joyeux aussi, vous qui pleuriez tantôt pour avoir la clef des champs ?

— Était-ce pour ça, mam’zelle Lucie ? Ah ! je suis fou et ridicule, n’est-ce pas ?

— Non ; mais je vois que vous avez un mauvais caractère, dit-elle avec une douce raillerie. Vous semblez toujours mécontent.

— C’est vrai, reprit-il ; je devrais être content, tout au moins pour ce que je vous ôte de peine en vous débarrassant de moi.

— Michel ! s’écria-t-elle.

— Quoi, mam’zelle Lucie ?

— Vous êtes méchant et injuste ! Je ne vous croyais pas comme cela, dit-elle d’une voix altérée jusqu’aux larmes.

— Pardon ! pardon ! s’écria le jeune paysan. C’est vrai que je deviens chagrinant et mauvais. Ah ! mam’zelle Lucie, ne voyez-vous pas que ça me fâche trop de vous quitter ?

— C’est cela ? dit-elle, oh bien ! je vous pardonne. Mais ce n’est pas adieu qu’il faut nous dire, Michel, c’est au revoir.

Il prit la main qu’elle lui tendait et la pressa de ses lèvres en s’écriant :

— Oui ! oui ! au revoir ! Puis il ouvrit la porte, s’élança dehors et disparut dans l’obscurité.

Restée seule, Mlle Bertin soupira.

— Il a bien raison d’être chagrin, pensait-elle. Nous ne nous verrons plus guère à présent. Mais je ne lui ai pas fait la commission de mon oncle Bourdon. Aussi, comme il est parti vite !

Elle arrivait au seuil de la maison quand elle s’entendit appeler à voix basse.

— Ah ! dit-elle en se rapprochant, c’est vous ?

— C’est que vous ne m’avez rien conté de ce qui s’est dit, mam’zelle Lucie, ni comment les choses s’arrangeront. Si ça ne vous ennuyait pas trop, je vous attendrais là-bas dans le bosquet.

— Il le faut bien, dit-elle, car j’ai une commission à vous faire. J’irai dans une heure, après souper.

Elle s’esquiva, en effet, sous prétexte d’une promenade aux étoiles. Il faisait une admirable nuit, à la fois claire et voilée. Dans le jardin, les juliennes embaumaient. Lucie trouva Michel qui l’attendait ; ils s’assirent l’un près de l’autre sur le banc, et la jeune fille raconta sommairement sa conversation avec M. Bourdon. En terminant :

— Vous irez donc lui parler demain matin, n’est-ce pas ?

— Je le ferai, dit Michel, puisque c’est vous qu’il a chargée de la commission ; mais ça ne me va guère. À quoi peux-je lui être bon ? Tout ça n’est point mes affaires, et j’aimerais mieux ne m’en point mêler.

— Mon oncle m’a parlé de vous avec éloge, Michel.

— J’en suis pas plus fier, mam’zelle Lucie. A-t-il pas dit du bien aussi de M. Gavel ?

— Peut-être M. Gavel l’a-t-il chargé de vous témoigner sa reconnaissance ?

— Et c’est ça qui m’ennuie. M. Bourdon est amical, et moi, je serai obligé de le refuser. Il a, comme on dit, la langue dorée et m’en contera de toutes les couleurs, tant que je ne saurai comment lui répondre, quand même je saurai bien qu’en penser.

Mam’zelle Lucie, vous dirai-je ce qui me console un peu d’être ignorant ! C’est que ceux qui en savent le plus ne sont pas les meilleurs. Si le savoir n’est affaire que de curiosité, et qu’on ne vaille pas mieux après qu’avant, on peut prendre son parti de n’en avoir point, est-ce pas ?

— Non, Michel ; avec votre intelligence et votre bonne volonté, vous trouveriez dans la science plus que d’autres n’y savent trouver.

— Oh ! vous avez si bonne opinion de moi ? Pourquoi donc ne puis-je étudier tout de suite ? Mon Dieu ! jamais je n’en ai eu tant l’envie qu’à présent, quoique ça m’ait toujours assez tourmenté. Mais écoutez, mam’zelle Lucie, j’ai souvent fait causer Sylvestre de ce qu’il fait là-bas, et vrai, on dirait que c’est à peu près comme dans nos écoles, où le plus habile est tout simplement celui qui a le plus de noms dans la tête. En deux mots, le comment des choses, ils savent le dire ; mais le pourquoi, jamais. Et pour tout ce qui intéresse le plus les hommes d’à présent, il paraît que ça ne s’apprend point au collége. L’an dernier, par exemple, quand j’ai tiré à la conscription avec Sylvestre, et que ce pauvre gars de Bruchon est parti, quoique malade, eh bien, je faisais donc à Sylvestre cent questions sur le pourquoi de la guerre, et comment tout ça se pouvait arranger avec la justice et le droit de chacun… Bah ! tout ça n’est pas de l’instruction, à ce qu’il dit. L’instruction ne s’occupe que de ce qui est passé. C’est en avant pourtant que nous allons, est-ce pas, mam’zelle Lucie ?

— Michel, je vous le répète, quel dommage que vous ne puissiez pas étudier ! Vous avez beau dire, il y a dans le comment bien des connaissances précieuses pour tous les hommes, et qui le seraient pour vous. Si vous saviez les propriétés des plantes, la nature des terrains, les effets que produisent, mêlées entre elles, différentes substances, vous seriez le plus habile agriculteur du canton.

Il se leva du banc où il était assis et se mit à marcher avec agitation dans le bosquet.

— Ah ! oui, oui, vous avez raison ! Et dire que ça n’est pas possible !

— D’un autre côté, les bonnes choses que vous auriez à dire, Michel, gagneraient à être exprimées dans un langage meilleur.

— Et vous en auriez plus de plaisir à causer avec moi, mam’zelle Lucie ! Hélas ! faut-il que je n’aie que mon dimanche et personne pour m’enseigner ! Car notre vieux instituteur, il n’en sait pas plus long que moi, voire même qu’il est plus bête.

— Vous qui aimez tant la lecture, Michel, vous sauriez bien vite mettre l’orthographe. Je me rappelle qu’à l’école vous étiez toujours le premier en dictée autrefois.

— Mam’zelle Lucie, vous étiez souvent aussi la première, et vous êtes plus jeune que moi de deux ans. Tenez ! dit-il en s’asseyant, ne parlons plus de tout ça. Quand je pense que ça serait une chose possible que je devienne un homme instruit, et puis qu’en même temps ça ne se peut pas, j’en ai trop de rage et de chagrin !

— Savez-vous à quoi je pensais, Michel ? Mais c’est peut-être impossible. Je ne suis guère instruite, moi non plus, mais je pourrais vous aider beaucoup avec des livres. Seulement, pour que je vous donne tous les dimanches une leçon, il faudra que mes parents le permettent.

— Ah ! vous le voulez, vous, et c’est assez ! assez pour me rendre bien heureux ! Qu’ai-je donc fait pour que vous soyez si bonne pour moi ? Mam’zelle Lucie, faites-moi une promesse, je vous en conjure ! c’est de me confier tous vos ennuis, tous vos chagrins, afin que si la force et la volonté d’un homme sont bonnes à quelque chose, vous n’ayez pas de peine longtemps.

— Je ne puis vous promettre cela, dit-elle en rougissant.

— Pourquoi ? pourquoi ? Ah ! tenez, vous êtes fière avec moi. Vous voulez bien être mon amie, me faire du bien, mais vous ne voulez pas que je sois votre ami.

— Non, Michel, vous êtes injuste. J’accepte votre amitié comme je vous donne la mienne ; mais vous ne pouvez pas, vous ne devez pas vous dévouer tout à moi. L’amitié ne doit pas absorber toute la vie.

— Je ne me marierai jamais ! s’écria-t-il.

— Oh ! dit-elle en se levant avec trouble et confusion, vous me disiez le contraire l’autre jour.

— Il y a longtemps !

— Non, c’était…, je ne me rappelle plus, mais il n’y a pas longtemps… Bonsoir, Michel.

— Vous vous en allez déjà ? Mam’zelle Lucie, demain soir, si vous voulez, je vous raconterai ce que m’aura dit M. Bourdon.

— Oh ! mais… ce ne sera rien de bien important.

— Ah !… comme ça… c’est donc adieu qu’il faut se dire ?

L’accent de Michel était si chagrin, que Lucie hésitait à répondre adieu, quand du côté de chez les Touron un cri perçant se fit entendre.

— Qu’est là ? dit la jeune fille.

Et, suivie de Michel, elle se rendit, par une allée transversale, jusqu’au mur qui borde le chemin, où elle s’arrêta, vis-à-vis de la porte des Touron, derrière un bouquet de sureaux.

La porte des Touron était ouverte, et plusieurs personnes en sortaient tumultueusement.

— Qu’est-ce que tu as, Marie ?

— Qu’as-tu donc ?

— J’ai vu, dit la fille d’une voix étouffée, j’ai vu la bête blanche !

— Seigneur ! qu’est-ce qu’elle dit ?

— Où ça ?

— De quel côté ?

— Là-bas, fit-elle, vers la grange à M. Bertin. Elle allait par grands sauts comme ça, et puis tout d’un coup elle a-t-entré dans la grange.

— Bon Dieu ! s’écria la Touron, ça va-t-il donc être la fin du mondée, qu’on voit des choses comme ça tous les jours ? Sûr que tu t’es trompé, mon homme, et que ce que tu as vu hier entrer avec une lumière, c’était un revenant, puisque v’là la bête blanche à c’te heure.

— Ça veut dire quelque malheur pour les messieurs Bertin, dit Marie.

— Bah ! c’est plutôt une manigance, dit le tailleur. Jeandet et Gustin, avons-nous du cœur ? Faut prendre nos fourches et aller voir ce que c’est.

— Si seulement ça avait des os, grommela Jeandet.

— Parle pas de ça, Jésus ! ça fait passer le frisson. On dit que ça se change en esquelette quelquefois.

— Vlà des fourches ! allons, les gars ! venez, si vous n’êtes pas des poules mouillées. Nous allons nous poster à chaque côté de la porte, et si ça sort, nous fonçons dessus.

— Prends mon chapelet, Gustin dit la mère. Et toi, Marie, donne le tien à Jeandet.

— Mon p’pa est enragé, dit Gustin, qui restait en arrière. Bon encore de courir après les voleurs, mais après ça…

— Tu n’auras rien de mal, Gustin, pourvu que tu songes à faire un grand signe de croix. Aie confiance en la sainte Vierge, et va vite ! Tu sais, quand ton père a son idée…

— Vraiment ! ils sont fous ! dit tout bas à Michel Mlle Bertin.

— C’est l’affaire d’hier au soir qui leur trotte par la tête, répondit il de même. Heureusement que nous ne sommes plus dans la grange, mam’zelle Lucie.

— Entends-tu pas causer derrière ces feuillées ? dit la Touron à sa fille. Rentrons, Marie ! Tiens, j’ai peur ! ça ne vaut rien d’être dehors à la nuitée si près du cimetière.

— Ah ! ma mère, la v’là ! fit Marie avec un grand cri.

Emportés par la curiosité, Michel et Lucie quittèrent les sureaux pour la partie découverte du mur et virent une masse informe et blanchâtre qui accourait, poursuivie par la fourche du tailleur.

La Touron voulut se réfugier chez elle, mais ses doigts tremblants ne purent ouvrir la porte, et elle tomba presque évanouie sur le banc ; près du seuil. Marie s’enfuit du côté dû village en poussant des cris épouvantables, et la Lurette, attirée par ce vacarme, sortit dans le chemin en laissant sa porte ouverte. La bête blanche, qui arrivait en ce moment, se jeta dans la maison et referma la porte sur elle à grand bruit.

— Mes enfants ! cria la femme éperdue, qui se jeta sur la porte comme pour l’enfoncer, elle va me les manger ! au secours ! au secours ! Jésus ! Marie ! mon Dieu ! la Vierge et les saints ! ouvrez ! ayez pitié de nous !

Le tailleur joignit ses efforts à ceux de la pauvre femme, et essaya vainement par de grands coups d’ébranler la porte verrouillée en dedans. Alors, les enfants réveillés poussèrent des clameurs, et la mère à moitié folle, se tordait les bras, quand tout à coup la porte céda. Mais en même temps que la Lurette et Touron se précipitaient dans la chambre, on vit bondir au dehors, par la fenêtre, la bête blanche qui donna justement, tête baissée, dans Marie Touron, au moment où celle-ci revenait près de sa mère.

Ce fut indescriptible ; draperies blanches et brunes luttant pêle-mêle, cris, hurlements, imprécations.

— Sur ma foi ! dit Michel, elle jure ni plus ni moins que si c’était un homme.

— La bête blanche ? dit Lucie. Et ne voyez-vous pas que c’en est un ?

— Faut que j’y coure alors, mam’zelle Lucie, car voici Touron qui revient avec sa fourche.

Mais comme il s’élançait pour franchir le mur, il se trouva face à face avec la bête blanche, qui sautait dans le jardin, et il recula de dix pas.

— Qui êtes-vous ? demanda Lucie d’une voix qu’elle cherchait à rendre plus ferme.

— Je suis Cadet, mam’zelle Lucie. Où me cacher ?

— Venez, dit-elle en l’entraînant vers les sureaux ; mais le tailleur, à son tour, faisait irruption dans le jardin la fourche en avant.

— Arrêtez, s’écria Mlle Bertin. Êtes-vous fou, Touron ? Jetez votre fourche.

— Sapristi, mam’zelle, vous avez ben fait de parler, je m’attendais pas à vous trouver là. Mais je vois que vous savez mieux que moi pourquoi l’on se promène tant dans vot’ grange.

— Touron ! s’écria Michel, on vous connaît de reste, et tout le monde sait que vous êtes hargneux comme un mauvais chien. Mais si vous ne prenez pas le ton d’un brave homme pour parler à mam’zelle Lucie, je vous f… dans le chemin la tête en bas !

— Faut pas se fâcher, dit Cadet en dépouillant son enveloppe ; c’est de ma faute. J’aurais dû jeter ça bas et dire tout de suite que c’était moi. Mais ça m’ennuyait d’être pris comme une fouine au trébuchet !… Vous êtes un enragé, père Touron, et je suis pas fâché de vous avoir fait courir, ni d’avoir jeté par terre, sans les toucher, vos deux grands bêtas d’enfants, qui sont peureux comme des belettes, ni d’avoir fait chanter la Marie, comme une truie prise sous une porte ; ce que j’ai sur le cœur, c’est les cris de c’te pauvre femme qui croyait que je voulais lui manger ses petits. Sapristi ! ça m’enfonçait des couteaux dans l’estomac. Comme ça donc, père Touron, sans adieu et à une autre fois.

— C’est bon ! c’est bon ! grommela le tailleur. Je suis ben aise de voir comme les choses vont. Il se paraît que la loi n’est plus respectée du monde, à présent. Si les gendarmes étaient par ici, vous ne seriez pas si crânes ! Allons ! Bonsoir, Cadet ! bonsoir, mam’zelle et sa compagnie.

Voyant Michel près d’éclater, Lucie lui dit : — Laissez cet homme ; pouvez-vous lui ôter sa méchanceté ? Mais quand le tailleur fut de l’autre côté du mur, il éleva la voix encore avec plus d’assurance, et dit en passant près d’eux sous les sureaux :

— Ce Cadet ! hein, tout de même, en a-t-il dérangé du monde ce soir !

Michel, plein de colère, allait se précipiter après lui, quand la petite main de Lucie l’arrêta.

— Vous avez été bien imprudent, dit-elle à Cadet en remontant l’allée à côté de lui, tandis que, tenant toujours la main de Michel, elle l’entraînait ainsi après elle.

— Ah ! c’est que voyez-vous, mam’zelle Lucie, nous étions quasiment devenus de bois, Jean et moi, à force de voir des troncs et des feuillages. Nous en étions si las que nous pensions déjà à marcher jusqu’en Amérique. Seulement, nous ne savions pas de quel côté c’était. Quand la sœur est arrivée, à la tombée de la nuit, nous avons tâché de la faire causer, mais elle répondait toujours : C’est mam’zelle Lucie qui vous fait dire d’avoir bon courage, et que peut-être demain vous pourrez revenir chez nous ; mais je n’en sais pas plus long. Alors je n’ai pu m’en tenir de venir ici pour en savoir davantage, et comme nous avions tous deux, Jean et moi, nos blouses de toile blanche, j’ai arrangé la mienne en manière de jupe, et j’ai attaché l’autre au-dessus de ma tête, afin que si un quelqu’un me rencontrait, il ne me demandât pas mon nom. Et je suis parti. En me voyant, les chiens aboyaient au perdu, tant les hommes leur ont gâté les idées, et le monde se sauvait, que je pouvais pas m’en tenir de rire à plein ventre. Mais ils prenaient ça pour le cri de la bête, car je marchais à quatre pattes, au moins en passant près des maisons. Donc enfin je suis arrivé par ici, et j’ai voulu aller trouver Michel, que je croyais toujours dans la grange, et il paraît que Marie était dehors et m’a vu. Donc, à présent, contez-moi vos nouvelles, mam’zelle Lucie.

— Je ne puis en prendre le temps, répondit-elle. Je vous laisse avec Michel qui vous dira tout. Pour moi, je me hâte de rentrer, car on doit avoir entendu chez nous quelque chose de tout ce tapage, et je m’étonne même que mon père ne soit pas sorti.

— Bah ! dit Cadet, nous n’avons pas fait de bruit à la grange. Moi, je me suis lancé dehors sans rien dire, et Jeandet et Gustin ont tombé sans crier, tant ils avaient peur. Puis, mam’zelle Lucie, la maison de Lurette est encore loin de chez vous.

— Oui, mais à coup sûr la voix de Marie a traversé le jardin, la cour et les murailles, quand vous lui avez fait une si belle peur. Bonsoir, Cadet. Au revoir ! Michel.

Comme elle sortait du jardin, Lucie rencontra son père.

— Je te cherchais, dit-il. Que diable fais-tu là si tard, et qu’avait donc la Marie Touron à tant crier ?

— Ah ! vous l’avez entendue ?

— Oui, nous lisions Mathilde, et ta mère n’a pas voulu que je m’interrompe, étant à un endroit très-intéressant. On sait d’ailleurs que la Marie ne se fait pas faute de crier. Sais-tu ce qu’elle avait ?

Lucie venait de réfléchir que son père ne manquerait pas d’interroger les Touron, et, sûre de son indulgence, elle prit le parti de lui raconter l’affaire, en supprimant bien des choses pourtant. Il la gronda pour la forme, rit de tout son cœur, et promit de ne rien dire à Clarisse ni à Mme Bertin.




XII


Au mois de juin suivant, par une chaude soirée, Mlle Boc tricotait, assise à sa porte sur un banc de pierre. Le soleil venait de se coucher. Au milieu des vapeurs empourprées, le cloche de l’église se dessinait superbe et gigantesque, et les deux peupliers du puits avaient un feuillage d’or. Une foule empressée de petits oiseaux babillaient dans les ormes avant la couchée. On n’apercevait point d’autre femme assise au seuil des maisons qui bordent la place, mais quelques ménagères affairées allaient et venaient. C’était l’époque de la fenaison. Toute la population de Chavagny était éparpillée dans les prairies, et de temps en temps passait, traînée par des bœufs, quelque charretée de foin, haute comme une maison et un peu vacillante, qui remplissait l’atmosphère d’arômes enivrants.

Peut-être pour Mlle Boc le charme de cette soirée n’était-il pas complet. Bien qu’elle tricotât avec activité, souvent elle jetait ses regards autour d’elle, et si quelque femme passait à portée de sa voix, c’était un bonjour, m’amie des plus engageants, suivi de questions sur l’état de la santé, puis sur l’état de la récolte, puis sur l’état du temps, mais que venait presque toujours interrompre cette phrase contrariante : Faut que je m’en aille, mam’zelle Boc ; on est si pressé !

Enfin, à l’horizon de la place, apparut une créature plus tranquille d’aspect, une paysanne dodue, qui marchait à petits pas en tricotant son bas de laine. Mlle Boc eut un tressaillement de joie.

— Eh ! vous voilà, Touronne, cria-t-elle du plus loin qu’elle put. Arrivez donc vous asseoir. Il fait si chaud, ma mignonne, qu’on ne peut aller loin.

— Seigneur ! mam’zelle Boc, je ne demande pas mieux. On est tout collé ! Grand bonheur qu’on ne soit plus dans les prés chez nous ! C’était pour y fondre, quoi.

— Vous avez déjà serré vos foins !

— Fini d’hier, mam’zelle, merci au bon Dieu ! Et une belle grangée que nous avons ! Dieu nous a bénis cette année !

Tout en parlant ainsi, la Touron était arrivée tout proche de Mlle Boc, et alors, changeant tout à coup son air et sa voix :

— Bonsoir, mam’zelle, comment vous portez-vous ? Salut infaillible que le paysan n’oublie jamais, et qu’il tiendrait en réserve une demi-heure, si l’on pouvait causer à distance pendant si longtemps.

— Seigneur ! fait-il chaud ! et vous êtes donc toute seule, à présent, mam’zelle ?

— Ne m’en parlez pas, tenez, je suis lasse d’en ouvrir la bouche. Ça devait finir comme ça. Une drôlesse que j’avais comblée de bienfaits !

— Que voulez-vous, mam’zelle ? M. le curé a ben raison de dire qu’il ne faut faire le bien que pour l’amour de Dieu.

— C’était uniquement pour l’amour de Dieu ce que j’en faisais, Touronne ; car, je puis bien vous dire que je la détestais, cette créature-là.

— Vous n’en aviez que plus de mérite, mam’zelle.

— Pourtant, je m’ennuie davantage à présent. Malgré tout, c’était une occupation. C’est vrai qu’il me fallait sans cesse la gronder ou la battre ; mais enfin, nous ne sommes pas sur la terre pour avoir toutes nos aises. Il faut bien gagner le ciel !

— Sa mère est tout de même folle de l’avoir reçue. Je vous l’aurais renvoyée dare, dace, moi, allez ! Enfin, c’est comme ça qu’est le monde aujourd’hui ; on ne voit plus que des ingrats.

— Sa mère ! ah ! ma pauvre Touronne, si vous saviez quelles gens ! Au lieu de me remercier à genoux d’avoir voulu retirer cette petite de la misère, ils vont partout disant que je la battais à plate couture, que je la rendais malheureuse, un tas d’indignités. Je vous demande si une petite de cet âge, pleine de vices comme celle-là, ne doit pas être battue ? À moins d’en vouloir faire un mauvais sujet ?

— Pardine ! Ai-je pas entendu dire que les messieurs Bourdon vont revenir, mam’zelle Boc !

— Oui, mon cousin Frédéric Gorin le tient de M. Grimaud, qui reçoit de temps en temps des lettres de Mme Bourdon. Elle choie joliment cet oncle-là, au moins !

— Eh donc un bel héritage !

— Ce n’est pas eux qui devraient hériter, ma mie. Ce sont les parents propres de M. Grimaud. Mais si le bonhomme veut…

— Il devrait plutôt laisser quelque chose aux demoiselles Bertin. Bonnes gens ! Elles en ont plus besoin que Mme Bourdon.

Les Bertin n’ont jamais su faire leurs affaires, voyez-vous. S’occupent-ils de cela ? Pas le moins du monde. Et quand l’occasion se présente de contrarier M. Grimaud, ils n’y manquent pas plus que s’il n’avait pas le sou. Pourtant, ajouta la Boc en chuchotant, je sais qu’il donne tous les ans vingt francs d’étrennes à ces demoiselles.

— Vraiment ? et ils ne le chérissent pas plus que ça ?

— Oh ! ils sont ensemble comme parents ordinaires ; mais quand il s’agit d’héritage, on devrait pourtant y mettre d’autres façons.

— Vous dites donc, mam’zelle, que les messieurs Bourdon vont revenir ? Eh bien, qu’est-ce que ça devient donc pour le mariage ?

— Ah ! ma chère amie, c’est là une chose dont je ne peux pas parler, vous sentez… Mme Bourdon a la plus grande confiance en moi, elle me dit toutes ses affaires, et…

— Jésus ! mam’zelle Boc ! est-ce que je vous demande quelque chose, moi ? C’était seulement pour dire… enfin… vous comprenez…

— Oui, certainement, mais pour ce qui est du secret, il n’y a pas une personne plus scrupuleuse que moi. Après tout, il est bien facile de comprendre que ce n’est pas une dévergondée comme cette Lisa qui peut faire manquer un beau mariage.

— Pardié ! je crois ben ! elle n’a que ce qu’elle mérite. Les messieurs Bourdon auraient-ils dû seulement faire attention à ça ? Et qu’est-ce que ça fait donc à mam’zelle Aurélie ? M. Gavel en a-t-il pas eu d’autres ? Pourvu qu’il n’en ait pas après…

— Oh ! vous comprenez… ça a fait trop de bruit. On n’a pas renoncé précisément au mariage, mais on a voulu savoir comment M. Gavel se conduirait. Eh bien, il paraît que ça fait pitié, tant ce pauvre jeune homme est au désespoir. On dit qu’il est devenu maigre comme un clou depuis le départ de la famille Bourdon pour l’Angleterre. Et d’un autre côté, Mlle Aurélie qui ne comprend rien à tout ça, et qui s’ennuie… vous imaginez ? Pauvres enfants ! un si beau couple ! Eh bien, attendez-vous à quelque chose pour le mois de septembre, Touronne, mais ne dites rien !

— Moi ! c’est comme si vous parliez à c’te pierre.

— À propos ! Lisa est toujours chez sa sœur Marie, n’est-ce pas ?

— Oui, mam’zelle. Elle y restera, m’est avis, jusqu’à ses couches ; après ça, peut-être que les Mourillon la mettront en place quelque part.

— Bah ! Jean l’épousera ? Pensez-vous qu’il ne soit pas venu la voir depuis qu’il est retourné dans son pays ? Touchez-en donc un mot à la meunière des Roches, quand vous la verrez. Je vous dis… on a découvert des choses !… les Mourillon n’ont qu’à se bien tenir. Quant à Jean, on verra si l’enfant ne lui ressemble pas plutôt qu’à M. Gavel.

— Sainte Vierge ! c’est-il possible ?

— Je vous dis que les Bourdon et M. Gavel ont été dans tout cela comme des agneaux ! Il y a eu des piles d’argent donné. Sans doute qu’on en voulait davantage. Ce Jean aurait mérité de traîner le boulet. Quant à Cadet… Eh mais, ne l’ai-je pas aperçu dimanche sur la petite place ?

— Oui, mam’zelle, il est revenu voir ses mondes (parents).

— Comment, ma chère ? Il lui était interdit, je le sais de bonne source, de remettre les pieds au pays.

— Oh bien ! quoique ça, il a passé aux Èves trois jours de la semaines, dernière. Il dit qu’il s’ennuie trop à Poitiers, qu’il n’y restera pas longtemps. C’est pourtant une bonne place qu’il a. Mais la Gène Bernuchon lui tient au cœur, voyez-vous.

— Les Mourillon ont grand tort d’agir comme ça, Touronne. Ils n’ont pas pris racine aux Èves, et à la fin les meilleurs se lassent. M. Bourdon les tient dans sa main.

— Au reste, mam’zelle, ça n’est point Cadet, allez, que veut la Gène Bernuchon.

— Serait-ce point Michel ?

— Hum ! quand je vous dis ! Elle n’a que ça en tête. Mais tout de même elle y perd son temps.

— Pourquoi donc ? Est-ce que Michel regarde ailleurs ? C’est un garçon qui ne me va pas ; il est plein de prétentions ridicules. N’a-t-il pas osé tenir tête à M. Bourdon ? poliment, c’est vrai, mais d’une manière tout à fait extraordinaire. Je vous ai bien dit qu’il avait refusé la place de premier jardinier, une place superbe, et qui le mettait à l’aise pour le reste de ses jours…

— Oh ! pour ce qui est de Michel, je ne veux rien dire, mais on voit des choses ! Non ! non ! sur mon âme ! enfin ! enfin !

— Contez-moi donc ça.

— Oh ! mam’zelle ! Voyez-vous, si vous saviez ce que c’est… j’aurais seulement honte de le dire !

— Vous êtes une dissimulée. Ça n’est pas bien, Touronne. Moi qui vous aime !

— Quand ça serait pour mourir, voyez-vous, je ne saurais. Une chose qui ne peut pas se croire ! Pourtant, on a des yeux.

— Allons, dites-le-moi, m’amie. Est-ce que vous vous défiez de moi ?

— Non, Seigneur ! mam’zelle Boc. Mais vous vous fâcheriez, et bien sûr que vous ne me croiriez pas. D’ailleurs, qu’ai-je vu, moi ? Rien du tout, et s’ils font du mal, n’en sais rien.

— Oh ! vous êtes trop secrète, aussi ! On ne vous dira rien non plus. Ça n’est pas bien, ma chère amie. Si j’étais une bavarde, à la bonne heure !

— Mon Dieu, mam’zelle Boc, à présent, me voilà toute fâchée d’en avoir touché un mot. Comment ça est-il venu ? Je voudrais pourtant pas me mettre mal avec vous.

— Eh bien, je ne suis pas contente.

— Hélà ! comment faut-il faire ? C’est pourtant sûr que je ne sais rien. Et pour quant à y croire, au moins, je n’y crois pas. C’est mon homme qui assure ça. Du reste, je vois ben qu’ils sont tout le dimanche ensemble, mais qu’est-ce qu’ils peuvent se dire ? Sûrement, rien que de bien ; car m’amzelle Lucie est une demoiselle trop comme il faut pour…

— Êtes-vous folle, Touronne ? Est-ce que vous oseriez prétendre que Mlle Lucie aurait des yeux pour ce paysan ? Vous avez de drôles d’idées, vous autres ! Allons ! allons ! laissez-moi tranquille, ça me met en colère ! c’est une indignité !

— C’est tout comme je pense, mam’zelle ; comme j’ai dit à mon homme : as-tu pas de honte d’avoir des idées comme ça à l’égard d’une respectable demoiselle ? Quand ça serait vrai, d’ailleurs, faudrait-il le dire ? Non, voyez-vous, les gens d’à présent n’ont plus de respect pour rien.

— Il est certain, reprit Mlle Boc, un peu adoucie, qu’on a trop de bonté chez les Bertin pour ce petit Michel ; mais cela devrait être sans conséquence aux yeux de tout le monde. À vrai dire, je ne comprends pas pourquoi Lucie lui donne des leçons. Qu’a-t-il besoin d’apprendre ? Je n’aime pas qu’on ait l’air de vouloir sortir de son état.

— Précisément, mam’zelle Boc, c’est les leçons qui font jaser le monde. Voyez-vous, les paysans sont si bêtes, qu’ils peuvent pas s’imaginer qu’un jeune gars et une jeune fille, quand même c’est une demoiselle, restent comme ça tout seuls dans une chambre sans se faire l’amour ni s’embrasser.

— S’embrasser ! dit Mlle Boc en roulant des yeux terribles.

— Non, mam’zelle, non ! c’est pas moi qui le dis, vous entendez bien. Ah ! grand Dieu ! s’il n’y avait que moi pour dire les choses… Vous pensez que j’ai mis tout ça entre ma peau et ma chemise. Mam’zelle Lucie ! une demoiselle si aimable ! Pour quant à moi, je suis sûre quand ils sont tous deux, à nuitée, dans le bosquet, à causer tout bas, que c’est pure innocence, et qu’il n’y a point de mal.

— Vous n’avez pas vu cela, Touronne. Vous mentez, c’est impossible !

— Dame ! je l’ai entendu de mes oreilles, si je l’ai pas vu de mes yeux, et mon homme, lui, les a vus comme je vous vois.

— En vérité, voilà qui est trop fort, dit Mlle Boc à demi suffoquée. Je crois que vous ne voudriez pas faire un si grand péché, Touronne, que de mentir en cela.

— Moi, mam’zelle ! Ah ! Seigneur ! Si je vous ai tout dit ça, au moins, c’est par bonne intention, car ça serait une charité que d’aviser Mme Bertin de la chose, afin que le monde finisse d’en jaser.

— Comment ! on en cause dans le bourg ?

— Eh ! mam’zelle, personne s’en gêne, allez. C’est une pitié, quoi ! Pas une âme pourtant l’a su par moi, puisqu’on ne peut pas comprendre comment les choses se faufilent par le monde. Enfin, donc, qu’à la fin je me suis dit : Si j’en parlais à mam’zelle Boc ? Elle y ferait peut-être quelque chose…

— Chut ! dit Mlle Boc, en apercevant la Perronnelle qui se dirigeait de leur côté, nous reprendrons ça plus tard. Touronne, vous avez bien fait de me prévenir. Non pas que ce soit vrai, au moins ! Il n’y a que des apparences, ma chère amie, j’en mettrais ma main au feu. Des choses comme ça n’arrivent pas dans notre classe comme dans la vôtre. Mais enfin, puisque c’est un scandale, il faut tâcher d’y porter remède. Nous en reparlerons.

C’était après l’office, le dimanche, que Michel se rendait chez M. Bertin. Aussitôt son arrivée, Lucie passait avec lui dans la salle, une grande pièce moins délabrée que le salon, mais fort peu meublée, ornée principalement, au-dessus d’une console à pieds de cuivre grimaçants, d’une glace à cadre ogival, doré et sculpté, penchée à des ficelles, et qu’embellissaient encore deux plumes de paon disposées en sautoir. Il n’y avait du reste dans la chambre qu’une table à pieds tournés, couverte d’un tapis à franges, quelques chaises de paille et deux vieux fauteuils.

Lucie ôtait le tapis, approchait la table de la fenêtre, et s’asseyait en face de Michel. Puis elle prenait un livre et dictait une page. Après quoi, elle corrigeait, donnait des explications, et terminait presque toujours en disant : — Vous n’avez que tant de fautes ; c’est beaucoup mieux que la dernière fois.

On causait ensuite de botanique et d’agriculture, et l’on commentait ce qu’en avait lu Michel le matin, dans les livres empruntés chez M. Grimaud. Puis on passait à la leçon de géographie et l’on parlait des lointains pays, de leurs productions merveilleuses, de leurs enchantements et de leurs dangers. Parfois s’y ajoutait quelque considération morale sur l’histoire générale des peuples et sur leurs mœurs. Beaucoup d’illusions y prenaient place. Le pays lointain, devenu le pays des rêves, abritait sous ses bosquets d’orangers des pensées d’amour inédites, mais devinées. Cependant, rien de hasardé, rien de furtif dans ces tête-à-tête si intimes. Ni main effleurée, ni pied rencontré. Sérieux tous les deux, ils s’occupaient uniquement d’étude, et n’eussent été leurs joues enflammées, leurs yeux humides et brillants, on les eût pris seulement pour des amoureux de science.

Mais en présence l’un de l’autre, quoiqu’ils fussent très-heureux, une atmosphère étouffante les oppressait. Au moindre mot, sur une inflexion de voix, pour un rien, leurs paupières s’abaissaient, et une rougeur plus vive montait jusqu’à leurs fronts. La leçon durait environ deux heures, et ils se séparaient en disant : À dimanche prochain ! Mais tous les soirs ils se rencontraient encore dans le bosquet, à la nuit tombante. À peine Mlle Bertin s’y était-elle assise que, dans le passage de la haie, un froissement se faisait entendre, et que Michel paraissait. Il venait toujours demander quelque explication oubliée. Lucie la donnait quand elle pouvait ; sinon, en l’absence du livre, elle avouait son ignorance, car la gentille institutrice n’avait rien de pédant. On eût dit même, en ces occasions, qu’elle était charmée d’être l’égale de son écolier.

Ils causaient ensuite d’eux-mêmes, de leurs projets, de leurs incertitudes ou de leurs ennuis, et pénétraient avec ce charme de curiosité, qui est l’essence de l’amour, dans la pensée l’un de l’autre. Lucie reconnaissait de plus en plus que rien d’humain n’était étranger à Michel, et qu’il avait en outre ce que n’ont pas tous les hommes : une ardente bonne volonté, conduite par un sentiment pur. C’était lui-même souvent qui l’amenait à de nouvelles idées, ou qui lui fournissait de nouvelles observations. Elle distinguait à merveille, sous la naïveté du langage, l’élévation de la pensée, et ce langage, que d’ailleurs elle ne songeait pas à critiquer, elle observa bientôt qu’il s’épurait d’une manière sensible. Michel étudiait avec tant d’ardeur ! En dehors des leçons, il se rappelait si exactement les paroles et les inflexions de son maître ! Chaque soir, après sa journée de travail, il lisait près d’une heure. On ne le voyait plus, le dimanche, qu’à l’église ; mais ce n’était pas vers l’autel que se dirigeaient ses regards fervents.

Lucie, elle, s’abandonnait de toute son âme au bonheur d’être aimée. Sa figure avait pris de l’éclat et une nouvelle fraîcheur. Souvent elle lançait dans l’air une volée joyeuse de notes improvisées. Elle avait aussi du chagrin, et passait naïvement du rire aux larmes, comme la vie le voulait. Car les peines de sa famille ne faisaient que s’accroître. Retardée dans ses progrès par l’influence de l’été, la maladie de Clarisse exigeait toujours les mêmes soins et les mêmes dépenses. Lucie maintenant passait des journées entières courbée sur des broderies, pendant que sa mère, en poussant de longs soupirs, la remplaçait au ménage et à la cuisine. Brisée le soir, il était bien nécessaire qu’elle allât prendre l’air au jardin. C’était à peu près à cette même heure que Michel, arrivant des Èves, se dirigeait vers le bosquet. Mlle Bertin s’avouait bien que de si fréquentes entrevues n’étaient pas convenables, et pouvaient donner lieu à de méchants propos ; mais jamais elle ne put se résoudre à évoquer en face de Michel une pareille idée. Or, quelle autre raison alléguer ?

Il y avait un moyen bien simple, mais auquel Lucie ne pensa pas, c’est qu’elle eût pu se promener ailleurs qu’au jardin : les prés et les champs d’alentour, aussi bien que les chemins, lui étant ouverts. Il est vrai qu’il est plus agréable et plus commode de se promener chez soi.

Un dimanche du milieu de juin, à la leçon :

— Les Bourdon vont revenir, à ce qu’on dit, mam’zelle Lucie ? demanda Michel.

— En effet, répondit la jeune fille ; ils seront ici dans huit jours.

— Alors vous irez chez eux, comme auparavant, passer la journée du dimanche, n’est-ce pas ?

Lucie rougit en souriant.

— Depuis que j’ai appris ce retour, dit-elle, je me creuse la tête pour sauver notre leçon. Maman et Clarisse ont malheureusement l’habitude de se rendre au logis à l’issue de la messe, et on ne me laissera pas revenir seule ici.

Nouvelle rougeur qui enflamma aussi le front de Michel. Il dit timidement :

— Vous reveniez quelquefois avec Gène.

— Ah ! oui, dit-elle avec tristesse, j’y ai bien pensé ; mais on ne voit presque plus Gène à présent.

— C’est vrai ! dit Michel, et cependant la Bernuchon va mieux.

— Écoutez ! dit Lucie en prêtant l’oreille.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Oh ! rien, c’est Mlle Boc. Je reconnais sa voix.

La leçon continua jusqu’au moment où des éclats de voix très-violents se firent entendre.

— Mon Dieu ! qu’y a-t-il ? dit Lucie ; maman et Mlle Boc en querelle ! cela est bien extraordinaire !

— Il faut que je m’en aille, n’est-ce pas ? dit Michel.

Lucie ne le retint pas, car il lui semblait avoir entendu le nom de Michel, prononcé par sa mère, et une vague inquiétude l’avait saisie. Après le départ du jeune homme, elle se hâta d’entrer au salon.

À la vue de Lucie, tout le monde est embarrassé, Mme Bertin s’interrompt au milieu d’une phrase, et Mlle Boc se lève en disant :

— Allons, ma voisine, j’espère qu’en y réfléchissant vous reconnaîtrez la pureté de mes intentions et que nous n’en serons plus tard que meilleures amies.

— Les intentions, ma chère demoiselle ! avec les intentions on se justifie de tout, même d’outrager la plus pure vertu. Il n’y a pas que les intentions, mademoiselle Boc, il y a les convenances ; il y a la fermeté inébranlable qu’une noble confiance oppose aux viles calomnies des créatures perverses d’un monde inférieur.

— De grâce, madame Bertin ! Vous vous portez bien, mademoiselle Lucie ? Je vous en prie, madame Bertin ! vous vous échauffez le sang bien mal à propos.

— Je fais ce que je dois, mademoiselle, s’écrie la mère offensée, en élevant subitement la voix de deux tons et demi. Je défends l’innocence injustement accusée de ma propre fille, et…

— Mon Dieu, maman, qu’est-ce donc ? interrompit Lucie.

— Ne le demande pas ! répond Clarisse qui, rouge elle-même et les yeux ardents, paraît saisie d’une colère concentrée.

— Je m’en vais ! s’écrie Mlle Boc. Puisque les meilleurs procédés sont méconnus, je regrette vivement d’avoir eu trop de bonne volonté pour les affaires des autres. Ça me servira de leçon ; on ne m’y reprendra plus. Dorénavant, dans le monde où nous sommes, il faut se mettre un cachet sur la bouche. On ne sait plus avec qui l’on vit. Pour parler aux gens, il faut prendre des mitaines à quatre pouces ; il en est pourtant que l’orgueil aveugle et que la négligence perd !…

— De qui parlez-vous, mademoiselle ? demanda Mme Bertin d’une voix éclatante.

— Je m’entends, madame Bertin, je m’entends ! Adieu, mesdames, adieu.

— Mais qu’y a-t-il ? demande encore Lucie, dès que Mlle Boc a quitté la chambre.

— Ma bien-aimée ! s’écrie Mme Bertin, en courant à sa fille les bras ouverts, et en la pressant énergiquement sur son cœur, tandis qu’elle lève les yeux au plafond, c’est toi qu’on accuse ! c’est toi qu’on ose essayer de flétrir ! Mais ta mère est là pour te défendre contre les insinuations de cette bouche empoisonnée ! Grand Dieu ! ma fille ! ma Lucie ! la pureté même ! Ah ! ce chagrin nous manquait ! il nous manquait cet affront !

— Explique-moi tout cela, Clarisse, dit Lucie en tremblant ; car depuis deux mois la conscience de la pauvre enfant est loin d’être tranquille. Elle sent trop bien qu’elle jouit d’un bonheur usurpé sur les lois de l’opinion, en même temps qu’elle se reproche d’encourager la folie de Michel. Mais, à l’idée que ce bonheur est fini sans doute pour jamais, elle éprouve dans son cœur un déchirement affreux. Il lui semble qu’elle va tomber dans une nuit éternelle, et elle frémit en présence d’une vie solitaire et froide, loin de ce regard et de cette parole qui pour elle éclairent et réchauffent le monde. Elle fond en larmes tout à coup, et, tombant sur une chaise, elle cache sa figure dans ses mains.

— A-t-elle donc entendu ce que disait Mlle Boc ? observe Clarisse. Car on ne peut deviner pareille chose assurément.

— Voyons ! qu’a-t-elle dit ? reprend courageusement la jeune fille en essuyant ses larmes. Je veux le savoir enfin !

— Pourquoi pleures-tu déjà ?

— Une émotion nerveuse ! un pressentiment secret, dit Mme Bertin. Eh bien ! ma fille, on est toujours puni des bonnes actions que l’on veut faire. Nous avons eu trop de bontés pour Michel ; on prétend dans le bourg… comment te dire cela ? ma pauvre Lucie ; on prétend que tu as des rendez-vous avec lui !…

Lucie rougit sans répondre.

— Tu rougis ! dit Clarisse.

— Tu es indignée ! dit la mère.

— Oui, maman. De quel droit s’occupe-t-on ainsi de moi pour incriminer mes actions ? C’est odieux ! Oh ! que les hommes sont méchants ! s’écrie-t-elle en se remettant à pleurer.

— Console-toi, ma pauvre fille. Tout cela n’a pas le sens commun, et par conséquent tombera bientôt. La vérité sortira des nuages, et les ennemis seront confondus. On dira tout simplement à Michel que tu ne peux plus lui donner de leçons, que cela te fatigue… car il ne faut pas, bien entendu, qu’il puisse soupçonner…

— Cela le rendrait trop fier ! ajoute aigrement Clarisse.

— Maman, il faisait tant de progrès ! reprend Lucie d’un ton suppliant. Parce qu’il y a des méchants, faut-il n’être pas bon ?

— Ta réputation avant tout, ma fille ! La réputation est ce qu’une femme a de plus précieux !

— Mais tout cela n’est qu’une folie de Mlle Boc. Maman, je te le répète, qui peut incriminer des leçons données ici, dans notre maison, sous vos yeux ?

— Le monde, à présent, ma fille, est plein de mauvaises idées. De mon temps, on faisait tout ce qu’on voulait. Nous allions nous promener avec des jeunes gens, sans que personne y trouvât à redire. On s’embrassait même très-innocemment. Ton père m’a fait la cour pendant trois ans, et nous étions presque toujours seuls. Il n’y a jamais eu, cependant, le moindre mot sur mon compte. Mais la société se corrompt d’une manière effrayante !… Enfin, ma pauvre Lucie, tu dois renoncer à ta bonne action. Je ne vois pas d’ailleurs quel besoin a Michel d’être savant. Cela même pourrait lui nuire en lui donnant des idées au-dessus de sa condition. Ah ! voici ton père ! il ne faut pas lui parler de cela. Tu le connais, il jetterait feu et flamme ! Va-t’en bien vite ! Tu as la figure toute renversée, ma pauvre enfant !

Lucie alla pleurer au jardin. Couché sur l’herbe, de l’autre côté de la haie, Michel repassait la leçon interrompue. Il accourut. En la voyant pleurer, il oublia sa réserve habituelle, et prenant la main de Lucie :

— Qu’avez-vous ? s’écria-t-il. Oh ! chère… chère mam’zelle Lucie, qu’avez-vous ?

Elle hésitait, rougissant et n’osant dire la vérité.

— On a parlé… de nos leçons, dit-elle enfin, et, malgré ce que j’ai pu dire, ma mère ne veut plus…

— Ah ! c’était trop de bonheur ! dit-il en pâlissant. Non, ça ne pouvait durer. Je le savais bien, allez, mam’zelle Lucie.

Deux grosses larmes roulèrent sur ses joues.

— Pauvre Michel ! dit la jeune fille en lui serrant la main.

Il rougit, fit quelques pas dans le bosquet, et s’assit en face d’elle sur un autre banc.

— C’est donc à cause des Bourdon ? demanda-t-il après un silence.

— Oui, répondit faiblement Lucie.

— On pourra se voir tout de même quelquefois, n’est-ce pas ?

— Oh ! sans doute, Michel.

— Je ne demande que ça au monde ! dit-il, mais il me le faut !

À cette parole, Mlle Bertin ne leva sur lui ni un regard sévère, ni des yeux étonnés. Seulement elle voila de son mouchoir un visage couvert du coloris des roses, tandis que son cœur battait vivement ; car elle craignit que Michel n’en dît davantage. Mais il se tut, et un long silence se fit entre eux. C’est qu’ils redoutaient également l’un et l’autre l’aveu qu’une séparation eût dû suivre. Toute leur réserve et toute leur prudence étaient de l’amour : de l’amitié, se disait encore Lucie ; mais son propre cœur se moquait d’elle, et la pauvre rusée savait bien au fond à quoi s’en tenir.

Une grande perplexité la saisit le soir, quand vint l’heure de sa promenade au jardin. Quoique le sentiment tînt la première place dans son âme, elle était pourtant cruellement blessée d’être en butte aux méchants propos, et puisqu’il était question de rendez-vous dans les rapports de Mlle Boc, elle reconnaissait bien la nécessité de renoncer à ces entretiens furtifs, qu’elle n’avait jamais acceptés d’ailleurs qu’en se les reprochant à elle-même. Cependant, Michel l’attendait. Elle en était sûre. L’habitude maintenant valait une promesse. Combien il souffrirait de l’attendre en vain !

Elle voulut s’y rendre encore ; mais il fallait que ce rendez-vous fût le dernier. Lucie devait dire à Michel ce qu’elle n’avait pas eu le courage de lui avouer quelques heures plus tôt, l’interprétation que donnait le public à leur intimité. Oserait-elle ? Ah ! même sous le voile de l’ombre, non, cela était impossible. Comment s’exprimer ? Et puis, que répondrait Michel ? N’était-ce pas l’amener presque forcément à avouer son amour ? et alors, que pouvait faire Mlle Bertin, sinon prononcer l’arrêt d’une séparation formelle et irrévocable ?

Aujourd’hui ou plus tard, qu’importe ? lui souffla sa raison.

Qu’importe ? répondit son cœur, oh ! je le sais bien, moi ! Elle sentit alors ce qu’elle n’avait pas encore éprouvé, l’effort de la volonté morale contre la volonté intellectuelle, et ces tempêtes qui se produisent entre elles dans l’âme humaine, comme entre les vents et la mer dans l’immensité.

L’heure étant venue, elle se leva d’instinct.

— Est-ce que tu sors ? dit Clarisse.

— Où vas-tu, Lucie ? demanda Mme Bertin, que la voix de Clarisse éveilla d’un rêve.

— Mais, selon mon habitude, maman, me promener un peu.

Comme le père était là, Mme Bertin suivit sa fille dans la cour.

— Tu n’y penses pas, Lucie ? J’espère que tu ne vas pas au jardin ?

— Quoi ! maman ?

— Il faut renoncer à ces promenades du soir, qui font causer, tu sais bien. C’est des Touron probablement que viennent ces méchancetés. Il faut qu’on ne te voie plus au jardin que dans la journée. On pourrait fermer la haie du côté de chez la Françoise ; mais ça ferait causer encore plus. Fais les cent pas dans la cour. Cela te fera toujours du bien.

La pauvre Lucie rentra promptement, ne pouvant supporter le supplice de voir, sans oser la franchir, la muraille derrière laquelle, assurément, Michel se consumait d’inquiétude et d’attente. Le cœur plein de larmes qui l’étouffaient, elle pleura longtemps dans sa chambre. Ce n’était plus de sa douleur à elle qu’elle souffrait. Ah ! combien je l’aime ! se dit-elle. Oh ! je l’aime trop ! À présent, je le vois bien. Mais peut-on aimer trop ? puisque l’amour est un dévouement, une chose grande, ce qu’il y a de plus noble, et puis un si grand bonheur ! Tout le mal vient de nos conditions différentes. Si j’étais une paysanne, Michel et moi nous serions bientôt mariés.

Cette idée l’émut beaucoup. Elle se vit en idée vêtue de bure, mais d’une façon élégante, et habitant la maison de Michel. Ils avaient une vache, des chèvres, un cochon, des poules, des oies, un troupeau de dindons… Alerte et gaie, elle soignait tout cela, tandis que Michel bêchait le champ et le jardin. On se rencontrait souvent, toutefois, et… faut-il le dire ? dans une de ces rencontres, un baiser tomba sur la joue de la fermière. Irritée contre elle-même, toute rouge et tout émue, Lucie courut à la fenêtre pour rafraîchir un peu son visage avant de descendre ; car à présent elle voulait fuir la solitude, elle en avait peur.

Les étoiles brillaient ; la nuit était lumineuse et bleue. Tout dormait, les oiseaux dans les feuilles, les feuilles avec les oiseaux. Une lumière chez les Touron luisait comme un œil de chat dans les ténèbres. Un jasmin sous la fenêtre exhalait ses parfums. Dans l’allée du jardin, Lucie aperçut une ombre. Était-ce le pêcher ? peut-être ; ou la touffe des grands lis, au bord de la plate-bande ? Non, l’ombre remue ; elle marche ! Ah ! c’est lui !

Ou peut-être M. Bertin. Mais il ne se promène jamais le soir.

Lucie éprouva le besoin de tousser.

L’ombre alors se dirigea vers la maison, mais avec précaution, en se cachant un peu derrière les arbres. Tout à coup, elle se montra au bas de la fenêtre, et la voix de Michel monta doucement :

— C’est vous ? disait-elle.

— Oui, Michel ; mais, je vous en prie, retirez-vous, si l’on vous voyait !

— Il fait nuit.

— On peut nous entendre.

Il s’accrocha au contrevent du rez-de-chaussée, et monta, en s’aidant des ferrures, jusqu’au sommet. Puis, se cramponnant au rebord de la fenêtre de Lucie, sa bouche effleura les mains de la jeune fille, qui balbutia tout émue :

— Que vous êtes imprudent !

— Seriez-vous malade, mam’zelle Lucie ?

— Non, Michel, je n’ai que du chagrin. Je n’ai pu aller au jardin ce soir ; je ne pourrai plus y aller. Ne me demandez pas pourquoi, je vous en prie !

— Oh si ! Pourquoi ?

— Parce que… vous ne savez pas, Michel, combien chez nous on se rend esclave des usages… Quand une fois on a dit : Cela n’est pas convenable, il n’y a plus à revenir là-dessus.

— Comme ça donc vous n’avez rien dit ?

— Le croyez-vous, Michel ? Oh ! non, vous savez bien… que vous êtes mon ami ?

— Oui ! dit-il en serrant passionnément les mains de la jeune fille, oui ! je suis votre ami ! votre ami, vous le savez bien, vous ! Ah ! mon Dieu ! Est-ce qu’on dit le contraire ? Tout le bonheur est donc fini ?

— Prenez garde ! Michel, vous allez tomber.

— Est-ce que vous consentez à ça, vous, mam’zelle Lucie, que nous ne nous voyions plus ?

— Non, non, je n’y consens pas ! J’ai bien pleuré. J’ai beaucoup de peine et de regret ; mais puis-je désobéir formellement à ma mère ?

Ses larmes coulaient encore et tombaient sur les mains de Michel.

— Oh ! dit-il, moi qui ai le cœur brûlé d’envie de vous voir heureuse ! faut-il que vous pleuriez à cause de moi ! Dites-moi ce qu’il faut faire pour que vous ayez moins de peine.

— Je ne sais, dit-elle, attendre, car je tâcherai d’arranger les choses pour que nous puissions nous voir quelquefois, sans que personne y trouve à redire. Mais descendez, Michel. Si l’on venait au jardin !

— Oui, je m’en vais ; dites-moi seulement quand nous nous reverrons la prochaine fois.

— Puis-je le savoir ?

— Dans quatre jours, nous avons la Saint-Jean. C’est pour nous comme un dimanche. Promettez-moi d’aller voir Gène ce jour-là, mam’zelle Lucie.

— Oh ! dit-elle en hésitant, cela ne se peut, Michel.

— Pourquoi ? J’ai besoin de vous parler ; j’ai des choses à vous dire ; vous me donnerez un conseil.

— Ah ! répondit-elle, si vous avez besoin de moi…

— Oui, oui ! c’est convenu ! merci !

— Michel, prenez bien garde !

— Il n’y a pas de danger. Vous savez, autrefois, quand je montais aux grands arbres vous chercher des nids. Si j’avais su, dans ce temps-là…

— Quoi donc ?

— Oh, rien ! une idée. On avait alors tant de bonheur ! On pouvait jouer ensemble toute la journée. Vous nous racontiez des contes, et je m’asseyais toujours auprès de vous. Je vous aidais à sauter les fossés ; je vous défendais contre la Chérie. Et quand nous jouions au ménage…

— Au ménage ! répéta-t-elle, ne se souvenant plus.

— Ah ! vous l’avez oublié. Il reprit en hésitant : Gène et Chérie ne voulaient pas d’Isidore, parce qu’il était le plus petit. Moi, je leur disais toujours : Tant pis, c’est mam’zelle Lucie qui sera ma femme. Et vous-même, la première, vous disiez aussi… Ah ! mon Dieu ! pourquoi est-ce que je vais penser à ça maintenant ?

La voix de Michel s’éteignit, et il appuya son front brûlant sur la fenêtre.

— Vous vous souvenez de ces enfantillages ? dit-elle avec effort.

— Oui, c’est des bêtises, n’est-ce pas ?

— Non, c’étaient de beaux jours, mais qui sont passés à jamais.

— Ah ! je le sais, dit-il en relevant la tête avec tristesse, mais avec résolution. À présent, il ne s’agit plus d’être heureux, mais d’être brave, d’être honnête. Je le veux ! mais que faire, mam’zelle Lucie ? Qu’est-ce qu’il y aurait de bon et de difficile à quoi l’on pourrait s’adonner ? Voyons ! Est-ce qu’un homme de bonne volonté pourrait entreprendre une chose bien utile, quand même il faudrait y laisser la vie ? Moi qui ne sais rien, dites-le-moi !

— Si je le savais, je ne vous le dirais pas, répondit Lucie.

— Pourquoi ? pourquoi ?

— Parce que vous êtes mon ami ! répondit-elle du ton dont elle eût prononcé : parce que je vous aime !

— Adieu ! fit-il brusquement, et il sauta dans le jardin.




XIII


— Lucie est tout attristée depuis les sottes confidences de Mlle Boc, disait Mme Bertin à Clarisse ; elle n’est plus du tout comme auparavant.

— C’est ce que je ne comprends pas, répliqua la sœur aînée. Ces choses-là sont trop au-dessous de nous pour qu’on doive même s’en occuper.

— C’est bien dit ; mais pourtant ces choses-là ne peuvent manquer d’être désagréables. Je crois aussi qu’elle a du chagrin à cause de Michel. Elle s’intéressait beaucoup à ce garçon. Et, en effet, il est si complaisant, si comme il faut.

— C’est précisément le mal, dit Clarisse. Avec des gens comme ça, on ne sait sur quel pied l’on est. Moi, j’aime cent fois mieux un gros paysan bien bête. Quant à ces deux enfants de la Françoise, je ne peux pas les souffrir, l’un avec son genre de laquais, l’autre avec son air d’être plus que les autres. On se compromet inévitablement avec ces gens-là. Mais Lucie n’a jamais su tenir son rang. Quand elle rencontre des paysans, elle est la première à dire bonjour et à causer avec eux de leurs affaires.

— Tu as toujours eu plus de caractère, toi, dit Mme Bertin. Mais Lucie n’est pourtant pas trop à blâmer non plus. Il est bien triste de n’avoir aucune sympathie autour de soi ! Tu étais née pour être reine, ma pauvre Clarisse, et ta sœur pour être une bergère de l’Arcadie. Malheureusement, l’Arcadie ne se trouve pas à Chavagny !

Lucie, venant d’achever le déjeuner, entrait à ce moment. Sérieuse et pâle, mais toujours active, elle s’occupa silencieusement de mettre le couvert.

— Tu es toute changée, mon cher cœur, lui dit sa mère. Bon ! te voilà toute rouge à présent. Qu’as-tu donc ?

— Des maux de tête, maman, répondit-elle. Il faut que je fasse quelque longue promenade pour les dissiper un peu.

— Tu crois ?

— C’est, au contraire, le soleil qui te fait mal, dit Clarisse, car tu ne mets jamais ton chapeau.

— Allons donc ! réplique Lucie, le soleil et moi nous nous connaissons trop bien. C’est pourquoi, si maman le permet, je partirai en plein midi, après le déjeuner, pour aller voir Gène aux Tubleries.

— Tu auras bien chaud ! objecte Mme Bertin. Fais comme tu voudras cependant ; mais il serait à propos de t’habiller un peu, car c’est aujourd’hui la Saint-Jean et tu trouveras les chemins remplis de monde.

Lucie paraît satisfaite de ce consentement, et cependant bientôt elle redevient triste et préoccupée. Ce n’est plus, en effet, la jeune fille gaie, franche et vive, qui, depuis deux mois, répandait la lumière et la vie dans le sombre intérieur des Bertin. Tout dénote en elle une secrète souffrance, et sa mère, la suivant d’un œil inquiet, semble se demander si le mal qui dévore l’aînée de ses filles ne menacerait point aussi la cadette ?

Après le déjeuner, Lucie alla dans sa chambre s’habiller. Seule, elle devint plus triste encore. Des larmes par moments venaient au bord de ses paupières, et de longs soupirs soulevaient sa poitrine. Elle n’en consacra pas moins à sa toilette une attention réfléchie, et mit une petite robe d’indienne perse, très-fanée, mais dont le corsage lui seyait parfaitement. Un fichu de tulle plissé borde en dedans sa robe. Elle ne prend pas de manches de mousseline, car il fait très-chaud, et son joli bras blanc sera plus à l’aise dans la manche d’indienne qui le couvre à demi ; un tablier de laine grise, des gants de coton, son chapeau de paille, la voilà prête, et simple et jolie comme une fleur des champs.

Il était environ midi quand elle se mit en route. Ainsi que l’avait annoncé Mme Bertin, on voyait sur les chemins des gens endimanchés, hommes et femmes, tous chargés de gros paquets. Il passait aussi des charrettes pleines de meubles ! quels meubles, hélas ! car à la campagne les riches, étant tous propriétaires, ne déménagent point. Comme on le sait, la Saint-Jean est l’époque d’un grand mouvement pour les loyers, et surtout pour les domestiques. C’est, dans toute l’année, le seul jour d’indépendance que possèdent des milliers de créatures humaines ; aussi en est-il peu qui ne remettent au lendemain le commencement du service nouveau. Ceux-ci, alertes et empressés, couraient gaiement vers quelques heures de liberté au sein de leur famille, tandis qu’à un air sérieux, préoccupé, souvent à la grave escorte d’un père, portant un paquet sur l’épaule au bout de son bâton, on distinguait ceux ou celles qui, plus ponctuels, allaient ce jour-là même au-devant d’un joug inconnu.

Lucie eut de la satisfaction à penser que cette situation n’était pas celle de Michel. Il avait résolu de demeurer chez sa mère, et de ne plus s’engager qu’au jour ou à la semaine, sûr qu’il était de ne pas manquer d’ouvrage, étant connu pour bon travailleur. Sans doute le désir de rester à Chavagny et de ne pas s’éloigner même du bosquet des lilas, avait été la cause de cette décision. Pauvre Michel !

— Je vais à ce rendez-vous, parce que je l’ai promis, se disait la jeune fille ; mais ce sera la dernière fois. Non, j’y ai réfléchi : aller plus loin serait coupable. Il est temps, bien temps de rompre avec ces folies, puisque notre cœur ne sait pas se borner à l’amitié !

Cela pourtant est bien étrange ! murmura son orgueil. Aimer d’amour un paysan ! Non ! non ! ce n’est pas possible !

Après tout, quelle est la différence entre l’amour et l’amitié ?

La chaleur était vive. Au-dessus des champs, l’air miroitait en vapeur d’or. Abeilles et mouches voletaient en bourdonnant sur les luzernes fleuries. Le grillon chantait.

Mlle Bertin entra sous l’ombre d’un châtaignier, s’assit sur la mousse dorée, aux fleurs de velours brun, et, toute songeuse appuya son front sur sa main :

L’amour, à ce qu’on dit, est chose si particulière ! si étrange ! Quand il n’est pas caché sous un contrat, il apparaît sous forme de scandale, pareil à une maladie, à un vertige. Certainement, je ne suis pas malade ! Je n’éprouve rien que de juste, de sain, de profondément doux.

Oui ! mais pourquoi suis-je si troublée en présence de Michel ? Je le serais moins assurément en présence d’un juge ! en présence d’un roi ! Son regard, je ne puis le supporter. J’ai de l’amitié pour Gène, et quelquefois je la regarde en riant dans les yeux. Si je voulais regarder ainsi Michel, mes yeux se fermeraient malgré moi et je ressentirais au cœur cette émotion acérée comme une lame, pleine de charme pourtant.

Oui, cela est extraordinaire ; mais est-ce dangereux ?

Non ! répondit-elle en secouant la tête, tant son monologue l’absorbait ; non ! si ce n’est qu’on dira du mal de moi !

Hélas ! la vie est arrangée de telle sorte que mon partage ne se compose que d’avantages négatifs où n’entre pas un seul bien réel. Opinion ! vanité ! voilà tout mon lot sur la terre, et c’est pour le conserver que je dois renoncer à l’amour, à la liberté, au bonheur.

Du moins, dit-elle en se relevant, on ne m’empêchera pas d’aimer.

Elle poursuivit sa route en tramant ce rêve d’aimer toujours Michel d’une affection idéale et tutélaire, de l’aider en toute occasion, d’unir au moins par l’esprit leurs deux existences. Qui l’empêcherait un jour d’adopter pour sien un des enfants de Michel ? Mais là son cœur se brisa et ses larmes coulèrent.

Elle se trouvait en ce moment à l’entrée du chemin creux, où déjà, il y avait près de trois mois, elle avait si longtemps et si amèrement pleuré. Elle se rappela le sentiment de mépris qui l’y avait saisie pour les fausses merveilles du luxe, en présence des richesses inépuisables de la nature, et s’asseyant encore sur une des belles pierres moussues, elle s’efforça de prendre une résolution avant de revoir Michel.

Réputation ou bonheur, tels sont les deux termes du choix fatal qu’elle doit faire. Mais le bonheur, que serait-ce ? Quelques heures furtives, remplies d’émotions pures et tendres, une année peut-être de charmantes rêveries, puis toujours enfin la séparation, les regrets. D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement de Lucie. L’honneur de sa famille est attaché au sien. L’estime de ses parents, la paix du foyer, peut-elle renoncer à tout cela !

Mais le sacrifice est bien cruel ! À peine, si elle avait commis quelque grand crime, oserait-on lui interdire, — non pas même entièrement — la lumière du soleil. Et cependant, les humains peuvent habiter les glaces du pôle, mais non pas y vivre sans famille. Le premier besoin d’une créature humaine, c’est d’aimer.

Et lui, Michel, qui l’aimait tant ! Il fallait donc briser cette âme ardente et si dévouée ! Pour tant de tendresse qu’elle lui devait, elle ne lui donnerait que malheur !

Elle descendit le ravin, pâle et le cœur plein de désespoir. Elle aimait à présent Michel plus que jamais. En abandonnant cet amour qui était venu fleurir dans sa vie stérile, elle abandonnait toute espérance. Elle ne pleurait pas, mais sa blessure au dedans était douloureuse et profonde ! Cependant, si elle se fût bien interrogée, elle eût trouvé qu’avec cet amour désolé, compagnon secret de sa vie, elle était, malgré l’amertume de ses regrets, moins malheureuse et moins désespérée que trois mois avant, quand elle éprouvait les douleurs d’un isolement complet.

Elle avait dépassé la jolie Fontaine aux fées, où maintenant se miraient les myosotis, et traversait le coteau, quand elle aperçut au milieu du sentier, planté dans une touffe de mousse, un bouquet de myosotis fraîchement cueillis. Le cœur lui battit à cette vue, avant même que sa pensée eût dit : c’est Michel qui a fait cela ! Et comme elle se baissait pour prendre les fleurs, une voix qui venait d’en haut, parmi les arbres, chanta ce couplet d’une des plus harmonieuses mélodies champêtres.

    Rossignolet sauvage,
    Rossignolet charmant,
    Dis-nous s’il faut qu’on aime
    Ou que l’on n’aime pas ?

Lucie eut un de ces mouvements supérieurs à toutes les lois de convention, et qui faillit l’entraîner vers Michel pour lui dire : Aimons-nous ! Mais tous les liens de l’éducation, et cette défiance qu’elle nous inspire des sentiments spontanés, la retinrent aussitôt ; elle prit seulement le bouquet, et levant les yeux vers le sommet de l’arbre où Michel se trouvait, elle répondit par un signe de tête au salut qu’il faisait en agitant son chapeau.

Puis elle poursuivit son chemin en songeant au bonheur et à la peine qu’elle allait éprouver dans cette journée. Elle allait passer avec lui quelques belles heures, puis il faudrait se quitter… pour longtemps. Elle prépara ce qu’elle devait lui dire : elle serait sévère et précise, afin de ne laisser aucun espoir, et après avoir annoncé la volonté formelle de rompre leur intimité, elle lui conseillerait, le prierait même de quitter Chavagny. Tout ce que l’amitié pourrait semer d’espoir et de tendresse dans un avenir lointain, elle se proposait de l’ajouter à cet arrêt. Mais saurait-elle être assez calme pour dire tout cela sans pleurer !

Michel allait arriver après elle aux Tubleries. Le soupçon de Gène ou de ses parents n’allait-il pas accueillir leur rencontre ? Gène, depuis quelque temps, était sérieuse et presque froide avec Lucie. N’en avait-elle pas le droit ? Gène avait naïvement laissé voir à son amie sa préférence pour Michel. Pourquoi Lucie n’en avait-elle pas tenu compte ? Elle avait nui au bonheur de Gène sans avoir fait le sien. Mais, hélas ! il n’y avait pas de préméditation dans sa faute, et la première victime c’était elle-même. Elle se dit : quelque jour je persuaderai à Michel d’épouser Gène. Mais elle sentait que pour le moment ce courage était loin d’elle.

Gène, cependant, en voyant Mlle Bertin, se jeta dans ses bras.

— C’est bien à vous de venir, dit-elle ; je croyais que vous ne m’aimiez plus.

— Et pourquoi ? répondit Lucie, en rougissant d’être venue pour un autre, tandis que Gène, embarrassée de répondre à cette question, rougissait aussi.

— Il y a si longtemps que nous n’avons causé ensemble ! dit la jeune paysanne.

— Je le crois bien ! tu ne parais plus à Chavagny.

— Eh bien, vous avez pris un bon jour, mam’zelle Lucie. On chôme aujourd’hui, vous savez. Mon père est à la maison, et je pourrai me promener avec vous. Nous irons au bord de la rivière. À présent ma mère se lève tous les jours pendant quelques heures ; elle est en bon train de guérir. Quel beau bouquet d’aimez-moi vous avez !

Lucie entra dans la maison pour faire visite à la malade ; ensuite elle accompagna Gène dans les étables, où celle-ci devait, avant de s’éloigner, distribuer la pâture.

— Vous allez voir nos deux chevreaux, mam’zelle Lucie, comme ils sont gentils !

Lucie caressa les douces petites bêtes, dont l’une, en retour, allongea sa langue rose sur la joue de la jeune fille.

— Elle vous aime déjà ! C’est une petite chèvre : il faut que vous la preniez quand elle sera plus grande, voulez-vous ?

— Qu’en ferais-je ? dit Lucie. On ne veut pas de chèvre chez nous.

— Vous avez bien tort. C’est si agréable d’avoir le lait et les fromages ! Vous ne savez pas, mam’zelle Lucie, tout le profit que je fais avec mes élèves. D’abord, sans compter les volailles, j’envoie toutes les semaines au marché de Gonesse, par la Perrine, des œufs, du fromage et du beurre, qu’elle me rapporte en beaux francs. Venez maintenant voir mes poules. Et puis, songez, l’agrément d’avoir tant de provisions à son besoin !

Elles trouvèrent dans le poulailler des canetons nouvellement éclos, qui réjouirent la jeune ménagère, et elles rapportèrent pleins d’œufs leurs tabliers.

— Du moins, à votre place, reprit la jeune paysanne, je voudrais avoir une cinquantaine de poules, au lieu d’une dizaine que vous avez.

— Ma mère prétend que cela coûte trop de grain.

— Mais pas du tout ! Je contente les miennes de cinq ou six poignées ; après ça elles cherchent leur vie du matin au soir ; et voyez comme elles sont grasses ! Petit ! petit ! petit !

À cet appel, accoururent de tous côtés, queue élevée, tête en avant, poules, poulets, et canards avides. Afin de dégager sa parole, Gène leur jeta quelques miettes ; puis, fondant sur une des plus proches, elle la mit aux mains de Lucie, en disant :

— Est-elle assez pesante ? Qu’en dites-vous ? Eh bien, ça se nourrit soi-même presque tout l’été. Ça cherche, ça gratte, ça se promène, et ça ne laisse ni vers, ni chenilles, ni fourmis autour de la maison. C’est un vrai plaisir que d’élever les petits ; voyez comme ils accourent aussitôt qu’ils me voient. Et mes gros oisons tout jaunes ! Sont-ils beaux pour leur âge ! Ils me feront de l’argent plus tard, allez ! Vous ne sauriez imaginer, mam’zelle Lucie, comme toute cette basse-cour nous a rendu service pendant la maladie de ma mère, et encore à présent. Avons-nous besoin d’acheter quelque remède ? vite, nous envoyons un panier au marché. Il nous en a fallu pour des cents francs, allez, depuis trois ans ; mais c’est mes volailles qui ont tout payé, mam’zelle Lucie.

— Te voilà tout orgueilleuse ! dit Lucie en l’embrassant, et tu as raison. Je voudrais bien être une fermière comme toi. Tu prêches une convertie, ma pauvre Gène.

— Oh ! je vous prêche, parce que je vous aime, dit la jeune paysanne, et parce que je vous vois toute pâle et toute maigrie. Votre broderie vous tue. Au lieu que des occupations comme les miennes ne vous donneraient que plus de santé, en même temps que plus de profit. Vous ne voulez donc pas aller à la rivière ?

— Mais si ! dit Mlle Bertin.

— Ah ! c’est que vous regardez toujours du côté du chemin. J’ai cru que vous vouliez retourner dans la futaie. Eh bien ! partons.

Elles descendirent le coteau, dont on avait fauché la partie supérieure, tandis qu’au bord de la rivière la prairie étendait encore ses flots verts, nuancés de toute couleurs par les trèfles, les amourettes, les chicorées, les caille-lait, les marguerites et les sauges. Arrivée sur la berge, Mlle Bertin jeta une exclamation d’envie ! Oh ! Gène, les beaux nénuphars !

Ils écartaient au soleil leurs blancs calices, au-dessus de ces grandes feuilles presque circulaires, d’un vert sombre, qui dorment avec volupté sur les eaux tranquilles. Plein d’herbes et de roseaux, vert et profond, le Clain coule silencieusement au travers des prairies entre des coteaux boisés pour la plupart, ou sillonnés par la charrue, quelquefois nus et percés de rochers. De distance en distance, un moulin rustique tourne sa roue sous l’écluse ; mais nulle usine bruyante ne trouble le calme de ces campagnes, et l’on voit seulement quelquefois, aux rampes solitaires des coteaux, quatre ou cinq mules chargées, conduites par le garçon du moulin, le don Juan du pays, qui marche en se dandinant, un bonnet de coton blanc posé coquettement sur l’oreille, et portant en écharpe son long fouet aux houppes de couleur.

À l’endroit où se trouvaient les deux amies, deux moulins, à droite et à gauche, bornaient l’horizon de la rivière. C’étaient, en amont, le moulin des Gouffrières, et celui de la Roche, caché dans les feuillages, en aval.

Par le sentier qui vient des Gouffrières, un homme s’avançait. Lucie fut la première qui l’aperçut, et tout aussitôt elle se baissa comme pour cueillir un bouquet de trèfles d’eau ; quelques instants après en se relevant, elle vit Gène qui, moins prudente, avait les yeux attachés sur le sentier et les joues en feu.

— Mais, n’est-ce pas Michel ? dit Mlle Bertin.

— Oh ! vous le reconnaissez bien ! répondit Gène. Il vous cueillera les nénuphars, mam’zelle Lucie.

— Non ! Ils sont trop loin du bord. Puis cela le dérangerait de son chemin.

— Il peut bien faire ça pour vous ! répliqua la jeune paysanne, d’une voix dont la douceur habituelle ne se retrouvait plus.

Ne sachant que répondre, Lucie cassa machinalement un grand jonc, dont elle agita, sans l’attirer, la corolle d’un nénuphar.

— Bonjour, Gène ! bonjour, mam’zelle Lucie ! Est-ce que vous voulez de ces fleurs-là ?

— Oui, mais c’est difficile.

— On ne peut pas se mettre dans l’eau, la rivière est trop profonde. Gène, est-ce que le chalan n’est pas par ici ?

— Oui, là-bas dans ces joncs, dit la jeune paysanne, en étendant le bras. Mais ça va te détourner de ta route, Michel.

— Bah ! ai-je pas toute ma journée ? répondit-il. J’allais à la Roche voir Louis Vigeaud et Marie, que je n’ai pas rencontrés depuis leurs noces. Quand même ça serait pour une autre fois !…

Il courut au bateau, y monta et l’amena vers les jeunes filles.

— Vous aurez, mam’zelle Lucie, plus de plaisir à les cueillir vous-même, dit-il.

Elles montèrent.

— Ne va pas nous faire noyer, au moins, dit Gène.

— Sois tranquille ! répondit-il en regardant avec ivresse Mlle Bertin, dont le joli visage, ombragé par son large chapeau, avait une expression adorable de joie mélancolique.

Le soleil jetait sur la surface de l’eau des milliers de paillettes, éclairant jusqu’au fond les découpures des sombres algues ; les joncs qui se renversaient au passage du bateau brisaient leurs lignes mouvantes dans l’eau ; la chevelure fleurie des prés ondoyait au vent, et la rivière, là-bas, éclatait comme une nappe de vermeil liquide. Plus loin, au moulin des Gouffrières, la roue brune et l’onde argentée miroitaient fantastiquement sous l’horizon boisé du coteau.

Pendant que les jeunes filles cueillaient les nénuphars, debout à la pointe du bateau, appuyé sur la longue perche comme sur un sceptre, le front rayonnant, les yeux charmés, la bouche entr’ouverte par un sourire, Michel, enivré par ce spectacle et par la présence de Lucie, représentait bien, dans ce cadre splendide, l’homme roi de la nature, abrégé de la pensée et de l’amour. De temps en temps Lucie levait sur lui son regard timide, promptement abaissé. Gène, sérieuse, les regardait tour à tour.

Après qu’elles eurent jonché le fond du bateau des tiges rondes et flexibles du nénuphar, tandis que les fleurs pâlissantes repliaient leurs pétales, Michel fit voguer le bateau plus rapidement.

— Où nous menez-vous, Michel ?

— Où vous voudrez.

— On irait loin ainsi ! reprit-elle en trainant dans l’eau le bout de ses doigts roses. Que tu es heureuse, Gène, d’habiter ici ! Moi, je ne ferais pas de plus beau rêve que d’avoir une petite maison dans ces prés, un bateau, quelques saules, une vache et de beaux canards.

— Et qui soignerait la vache ? observa Gène. Il vous faudrait un domestique, ou bien un mari ; mais votre mari, mam’zelle Lucie, ne voudrait pas soigner la vache.

— Il aurait tort, dit Lucie. Moi, je soignerais bien les canards.

— Oh ! je voudrais voir la mine que vous feriez en le regardant remuer avec sa fourche le fumier dans l’écurie !

— C’est un des soins les plus désagréables, reprit Mlle Bertin ; mais, comme il est nécessaire, je trouve que les hommes sont fous d’y attacher quelque chose d’humiliant. L’état de paysan est un des plus beaux de la terre. S’il faut toucher du fumier, ne vit-on pas aussi au milieu des fleurs et de toutes les belles choses de la nature ? Mais parce que les paysans n’estiment pas assez leur état, ils se négligent trop eux-mêmes. Avec beaucoup de soin et de propreté, ce qui n’entraîne pas une grande dépense, le mari que tu me supposes, Gène, pourrait soigner la vache et ne point sentir le fumier.

Attentif aux paroles de la jeune fille, Michel oubliait de retirer la perche ; le bateau n’allait plus.

— Mais je n’ai point de mari, ajouta Lucie en souriant, je suis seule dans la maisonnette, et je vois bien qu’il me faut renoncer à la belle vache que je voyais déjà paître dans ces prés.

— Engagez-moi pour domestique, mam’zelle Lucie ! dit Michel qui se remit à ramer brusquement.

— Non, répondit-elle, en cherchant à cacher sa rougeur sous un sourire, je préférerais Cadet, parce qu’il s’ennuierait moins ici qu’à Poitiers.

Ceci mettait Gène en cause. Elle répondit :

— Oh ! vous pouvez le laisser à Poitiers, allez, mam’zelle Lucie.

— Pourquoi, méchante ?

— Tu as tort, Gène, dit Michel. Cadet est un des plus braves garçons du pays, bon fils, bon camarade, et qui s’entend mieux que pas un autre à manier la charrue. Pour ce qui est du cœur, il en a, et de la justice. Toi qui es une bonne fille, et qui as de l’esprit, tu lui ferais toujours entendre tes volontés. Et puis il ne songe que de toi, et tu le rends malheureux en lui refusant une bonne parole.

— Quant à ces choses, ça ne regarde que moi, répliqua Gène en se penchant sur la rivière, où deux larmes, qui roulaient sur ses joues, allèrent se mêler.

Michel reprit :

— C’est parce que je suis votre ami à tous deux que je t’en ai dit mon avis. Prends-le avec amitié.

Lucie pressa doucement la main de son amie, et détourna la conversation :

— Que vois-je là-bas sur l’eau ?

— C’est des canards sauvages, répondit Michel. Si j’avais un fusil, mam’zelle Lucie, vous pourriez peut-être en voir un de plus près. Tenez ! ils s’enfoncent déjà.

— Aimez-vous la chasse ? demanda-t-elle.

— Je n’en sais rien, répondit-il en souriant. Ça n’est pas mon métier ; j’ai autre chose à faire !

— Gène a bien raison, pensa Lucie, il ne se fourvoie pas, lui. Tandis que les autres croient s’élever en copiant les plaisirs, les habitudes ou les vices des bourgeois, lui, laissant de côté tout cela, ne songe qu’à s’instruire et à s’élever réellement.

Elle tomba dans la rêverie, et, les yeux attachés sur le sillage, elle revit la maison blanche au milieu des prés, avec la vache qui paissait. Elle se vit elle-même dans cette maison ; mais elle n’y était pas seule, Michel y était aussi. Peu à peu, sous la chaleur d’une imagination de jeune fille, arbres et légumes poussèrent dans le jardin, et la cour se remplit d’animaux domestiques. Lucie allait et venait, occupée de mille soins. Michel, en sortant de l’écurie, faisait ses ablutions à la fontaine ; ils entraient ensemble dans la maison ; d’un coup d’œil aussitôt la chambre fut meublée, et Lucie n’oublia rien, non, pas même un berceau…

Elle tressaillit, et, s’éveillant, jeta ses regards autour d’elle. Dans le miroir de l’eau elle aperçut le visage de Michel qui la contemplait. D’abord, elle s’en détourna ; mais elle revint bientôt à cette image tremblante et confuse, qui l’intimidait moins que la réalité. Cependant leurs yeux se rencontraient ainsi, et le bateau allait bien lentement.

— Allons-nous dormir ? s’écria Gène tout à coup. Nous sommes loin, il faut revenir.

— Eh bien ! retournons, dit faiblement Lucie.

Michel vira de bord.

— Oh ! dit Gène, ça sera trop long de remonter en bateau, à cause du courant.

— Mais cela est si charmant ! répliqua Lucie, il est vrai que nous fatiguerions trop Michel.

— Ah ! mam’zelle Lucie, qu’est-ce que vous dites là ? Je vous mènerais comme cela toute la journée sans me fatiguer du tout. — Et quel bonheur ! ajoutait son regard.

Ils mirent, en effet, beaucoup de temps à remonter la rivière jusqu’au pré des Bernuchon. Peut-être Michel ne se pressait-il guère. Pendant le trajet, Lucie et Gène se défièrent à conduire. Gène semblait avoir repris sa bonne humeur ; même elle était plus vive qu’à l’ordinaire. Elle prit des mains de Michel la grande et lourde perche et manœuvra d’une manière satisfaisante.

— Nous allons bien voir, dit-elle à Mlle Bertin, si, avec vos petites mains, vous en ferez autant. Dame ! c’est bien beau la broderie, mais ça n’endurcit pas le poignet. Vous ne pourriez pas, mam’zelle Lucie, soigner votre vache ; moi, je la ferais aller comme un agneau !

Elle avait, en parlant ainsi, tant d’animation et de hardiesse gentille, que Lucie se sentit humiliée et jalouse en voyant Michel la regarder.

À son tour, elle voulut conduire, acceptant le défi. Michel se rapprocha d’elle. Mais, peu habituée à de si lourds maniements, la main de Mlle Bertin s’attachait péniblement à l’énorme perche, et le bateau n’allait guère, ou allait de côté. Gène riait aux éclats :

— Oh ! la belle fermière ! disait-elle.

Cependant, le dépit augmenta les forces de Lucie, et la petite embarcation fila un peu mieux. Mais au moment où la vaillante marinière transportait d’un bord à l’autre son massif aviron, elle chancela, et serait tombée, si Michel ne l’avait retenue dans ses bras. Avait-il besoin de l’étreindre si fort ?… Toutefois elle s’efforça de rire pour donner le change sur la cause de son trouble, et répéta dix fois qu’elle avait eu grand’peur. Gène ne riait plus. Michel, le dos tourné, ramait silencieusement.

Quand ils furent descendus sur la berge.

— Vas-tu maintenant aux Gouffrières, Michel ? demanda Gène.

— Non ! voici les cinq heures. Il est trop tard. Et puisque j’ai un mot à dire à ton père, je le verrai aujourd’hui.

Aux Tubleries, ils trouvèrent que Bernuchon venait de sortir avec un de ses amis, confiant sa femme aux soins de la vieille Peluche. La convalescente s’était remise au lit et dormait. Gène, suivie de Michel et de Lucie, alla visiter ses canetons nouvellement éclos. On les posa par terre au soleil, et Gène, au bout de ses doigts, leur présenta la pâtée. Les plus jeunes se tenaient à peine, et roulaient fréquemment. Lucie les prenait et les baisait.

— Quels beaux flocons de duvet jaune ! disait-elle. Et cela marche et parle déjà ! Et cela n’a pas l’air étonné de la vie. Petit ! petit !

Elle ramassa par terre un copeau de bois, et s’en servit pour présenter la pâtée aux oisillons.

— Oh ! dit Gène, vous faites la marquise avec mes canetons. Ça ne mange que dans la main, ces petites bêtes.

— Parce que tu veux bien les y habituer, répliqua Lucie ; mais à quoi bon se salir les mains ?

— Mam’zelle Lucie a raison, dit Michel, qui se mit à tailler avec son couteau un morceau de bois en forme de spatule.

À ce moment, Peluche apparut sur le seuil, appelant Gène, Lucie et Michel restèrent seuls.

— Comme ça vous irait bien, mamz’elle Lucie, d’être paysanne !

— Vous trouvez ?

— Oh ! oui, mais vous ne voudriez pas l’être.

— Vous vous trompez, Michel.

— Vraiment ? C’est-il possible ?

— Oui ! Assurément Gène est plus libre et plus heureuse que moi. Mais on ne peut changer sa destinée.

Après un silence Michel demanda :

— Quand reviendrez-vous voir Gène, mam’zelle Lucie !

— Je ne sais pas, répondit-elle. Et son cœur battit violemment, car le moment fatal était venu.

— Oh ! tâchez de le savoir.

— Non, reprit-elle en rappelant son courage et ses résolutions, non, Michel, il ne faut plus songer à cela.

— Il ne faut plus songer à vous voir ! dit-il d’un ton plein d’émotion et de reproche.

— On se rencontrera peut-être de temps en temps ; mais ruser, mentir pour quelques entrevues, non, cela ne se peut pas !

Elle parlait, en baissant les yeux, d’une voix altérée, mais d’un accent plein de décision ; et bien qu’elle affectât de continuer à s’occuper des élèves de Gène, elle ne sentait pas même le bec des oisillons qui, n’ayant plus de pâtée, lui mordaient les doigts.

— Mam’zelle Lucie ! mam’zelle Lucie ! dit-il amèrement, vous n’auriez pas dû…

— Quoi, Michel ?

— Dire que vous aviez de l’amitié pour moi, parce que ça n’est pas vrai ! Sa voix éclatait de douleur et de colère. Et aussitôt, pâle et les yeux pleins de larmes, il s’éloigna vivement.

— Michel ! s’écria Lucie. Mais Gène revenait.

— Qu’avez-vous donc, mam’zelle Lucie ? Où va Michel ? Est-ce que vous pleurez ?

— Non, c’est le soleil couchant qui me frappe dans les yeux. Michel a cru voir ton père là-bas. Viens ! les canetons ont assez mangé.

Une demi-heure après, Lucie prenait congé de son amie quand Michel revint.

— L’as-tu trouvé ? demanda Gène.

— Qui ça ? répondit Michel.

— Oh ! personne ! reprit la petite paysanne en jetant sur Mlle Bertin un regard sévère.

— Eh bien, dit-elle ensuite, mam’zelle Lucie, voilà Michel tout prêt pour vous accompagner.

— Tu sais que Michel veut parler à ton père, Gène, répondit sèchement Lucie ; quant à moi, puisqu’il fait grand jour, je reviendrai seule comme je suis venue.

Michel ne dit rien. Lucie quittait la maison quand Gène s’écria :

— Et votre beau bouquet d’aimez-moi ! Vous l’oubliez, après l’avoir tant baisé ce matin !

Lucie rencontra le regard de Michel et rougit.

Les deux jeunes filles marchèrent ensemble jusqu’à la futaie. À travers les arbres, le soleil couchant dorait les mousses, la fontaine babillait en bas, et les petits oiseaux, parlant tous ensemble, faisaient un concert étourdissant. Les insectes volaient, bourdonnaient, luisaient, cherchant la pâture ; les arbres à leur cime étaient illuminés, et tout ce qui parlait à sa manière dans l’air et sur la terre chantait le bonheur. En embrassant Gène, pour lui dire adieu, Lucie fondit en larmes.

— Ah ! s’écria la jeune paysanne en retenant Lucie dans ses bras, qu’avez-vous, chère amie ? dites ! parlez-moi ! Est-ce possible ? Oh, non ! non, ce n’est pas cela ! Dites… non ! ne me le dites pas ! et elle se mit à pleurer aussi.

— Je ne te dirai rien, murmura Lucie. Je n’oserais… Tais-toi ! ne me regarde pas. Je suis contente seulement d’avoir pleuré avec toi. Quand viendras-tu me voir, Gène ?

— Oh ! quand je pourrai ! bientôt !

— Adieu, chère bonne, dit Mlle Bertin en l’embrassant de nouveau, et sans oser la regarder elle s’éloigna.




XIV


Depuis un mois la famille Bourdon était de retour à Chavagny. M. Gavel n’avait pas encore paru, et les habitués du logis n’avaient osé s’enquérir de lui. Perronneau seul eut cette hardiesse, et M. Bourdon répondit négligemment que M. Gavel était retenu à Paris par des affaires indispensables. Souvent il se tenait à Chavagny des conversations à ce sujet, où les uns soutenaient que le mariage se ferait, les autres qu’il ne se ferait pas.

Par une belle soirée des derniers jours de juillet, Mme Bourdon et Mlle Boc s’entretenaient à demi-voix, assises dans le jardin, à l’ombre d’un catalpa. Non loin de là, Aurélie, dans la volière, distribuait le mil à ses oiseaux. C’étaient des veuves, des tangaras, des whip-poorwill, et des colombes, pauvres exilés prisonniers, pour lesquels elle réservait tous les roucoulements et toutes les grâces de sa sentimentalité, ne disant rien jamais aux moineaux mutins, ni aux jolis chardonnerets, ni aux coquettes mésanges, commensaux de la cour et du jardin.

— C’est impossible ! mademoiselle Boc. Propos d’imbéciles et de tailleurs ! Ces gens-là sont trop heureux quand ils trouvent à jaser sur le compte de quelqu’un d’entre nous, et comme ils n’ont dans l’esprit aucune délicatesse, ils tirent de la moindre apparence les conséquences les plus odieuses. Quant à la légèreté de Lucie, il y a longtemps que j’en gémis. Entre nous soit dit, Mme Bertin n’a pas élevé ses filles ; elles se sont élevées elles-mêmes, chacune à sa manière. Heureusement pour Clarisse, elle avait un bon sens naturel…

— Hélas ! ma chère dame, elle s’en ira bientôt dans la tombe avec toutes ses qualités, la pauvre enfant !

— Je le sais, et cela me désole. M. Jaccarty a confié à mon mari qu’il n’y a plus d’espoir ! Mme Bourdon poussa un grand soupir et se remit à sculpter minutieusement une feuille d’acanthe à sa broderie.

— Avec ça qu’ils manquent de tout, ma chère dame, reprit Mlle Boc en baissant la voix. C’est une pitié véritable. La pauvre malade n’a pas ce qu’il lui faut. Lucie a beau se rougir les yeux à force de broder, ça ne suffit pas, vous sentez bien.

— Sans doute ! Mais il faut bien peu de chose à Clarisse. J’ai envoyé l’autre jour du bordeaux et quelques gâteaux. Elle y touche à peine.

— Oh ! je sais que vous êtes bien bonne pour eux ! Mais ce sont les remèdes qui les tuent, voyez-vous. Des gens qui ne savent pas du tout où prendre de l’argent. Il y a le cordonnier de Gonesse qui ne veut plus leur faire de souliers. C’est à ce point-là, ma chère madame Bourdon.

Celle-ci haussa les épaules.

— On est bien embarrassé, dit-elle, car avec cela ils ont un orgueil ! Aurélie jette ses souliers à peine déformés… Cependant, vous sentez que je n’oserais pas… Pour en revenir à Lucie, je vous assure qu’elle me cause beaucoup d’inquiétude et de souci. Je ne confie cela qu’à vous, ma chère demoiselle. Avec son esprit d’indépendance et son mépris pour le décorum, elle peut se perdre tout à fait de réputation, sans pourtant faire plus que des imprudences. Mais l’opinion publique, mademoiselle Boc, est inexorable, vous le savez.

— Et souvent bien injuste ! dit la vieille fille.

— Tout le monde le sait, tout le monde le dit, et tout le monde accepte pour bons ses jugements. On ne peut rien contre cela, voyez-vous. Tout le talent d’une femme consiste à captiver l’opinion ; toute la vertu d’une femme est de s’y soumettre. Je connais le moyen qui sauverait Lucie de ses propres sottises, mais… il est difficile !…

— Dites-le-moi, madame Bourdon. Quoi ? Voyons ! Moi je l’aime, voyez-vous, cette petite. Ah ! ça m’a fait une peine, ce que je vous ai confié ! C’est pourquoi je vous en ai parlé tout de suite, l’autre jour, puisque cela me pesait là, voyez-vous. Mlle Boc mettait la main sur son cœur.

— C’est à la fois le moyen le plus simple et le plus impossible dans l’état de fortune où est Lucie.

— Vraiment ! Quoi ? Vous voulez dire de la marier ?

— Vous avez deviné. Après tout, c’est une bonne personne, active, intelligente, habile, et qui serait parfaite dans ses devoirs, une fois épouse et mère de famille ; oui, et capable même par ses qualités de faire la fortune d’une maison !

— Vous avez raison, madame Bourdon, vous avez raison ! C’est une fée, je l’ai dit souvent. Elle n’est pas aussi aimable ni aussi bien élevée que Mlle Clarisse, mais elle a de grandes qualités. Ah ! c’est dommage ! Vous ne connaîtriez personne…

Mme Bourdon souleva légèrement ses épaules dodues :

— Vous savez bien qu’en notre siècle il faut de la fortune. Et quoique Lucie ait des espérances, on demande toujours du comptant.

— Des espérances, madame Bourdon ? Comment ça ? quelles espérances ? Moi, j’ignorais tout à fait…

— Tiens ! vous ne connaissez pas l’oncle Grimaud, ma voisine ? fit avec une petite mine charmante Mme Bourdon.

— Bah ! est-ce qu’il aurait l’intention ?…

Mme Bourdon hocha la tête de haut en bas avec un sourire, puis elle mit un doigt sur ses lèvres :

— Chut !

— Eh ! Seigneur ! dit la vieille fille en rapprochant vivement son siége ; qu’est-ce que vous me dites là ? C’est bien sûr ?

Mme Bourdon prit tout à coup un air sérieux et pénétré.

— Gardez-moi le secret, dit-elle, car je n’étais pas autorisée à le révéler, et c’est parce que je vous parle, à vous, à cœur ouvert…

— Ah ! ma chère madame Bourdon ! vous me connaissez bien ! Vous savez comme on peut se fier à moi ! Soyez tranquille ! Eh bien, ça me fait grand plaisir, allez !

— À moi aussi, ma chère demoiselle. La satisfaction qu’on a d’applaudir à une bonne action élève au-dessus de tout intérêt personnel. Mes enfants auraient eu le même droit à cet héritage, mais… Elle fit un geste de renoncement en fermant à demi les yeux, et sa main de velours se posa doucement sur le bras du fauteuil de Mlle Boc.

— Grand Dieu ! s’écria la vieille fille en ouvrant de grands yeux et en allongeant vers Mme Bourdon son jaune visage, est-ce que les Bertin auraient tout ?

— Je n’ai pas vu le testament, répondit Mme Bourdon en se rejetant en arrière et d’un ton légèrement froid. Elle ajouta : C’est une simple confidence, et je n’aurais pas dû…

— Allons donc ! avec moi, c’est comme si vous n’aviez rien dit. Eh bien, madame Bourdon, c’est fâcheux qu’on ne sache pas cela, voyez-vous, parce qu’alors cette petite Lucie trouverait tout de suite à se marier.

— Que voulez vous ? dit Mme Bourdon.

— Quoi ! vous ne connaîtriez pas un honnête jeune homme à qui on pourrait dire cela dans le tuyau de l’oreille ?

— Non, mademoiselle Boc, ce serait abuser de la confiance de mon parent, et d’ailleurs, je n’ai pas la main à faire des mariages, moi, ce ne serait pas du tout mon talent.

— Bah ! il suffit d’un mot dit à propos. Je m’en chargerais bien, moi ; mais il faudrait connaître quelqu’un. Eh !… ma foi !… le visage de Mlle Boc s’éclaira d’une expression hilarante, et se penchant de nouveau du côté de Mme Bourdon :

— Que diriez-vous… de mon cousin ?

Mme Bourdon sourit en répondant : Pourquoi pas ? Il y eut dans ses yeux voilés une expression de satisfaction rusée. Elle ajouta de ce ton pénétré qui, succédant tout-à-coup chez elle au sarcasme ou à l’enjouement, produisait un effet très-persuasif :

— C’est une idée ! ma voisine, une véritable idée ! M. Gorin n’est pas un homme à grandes manières, mais c’est précisément ce qu’il faut à Lucie, qui est une franche campagnarde. Elle a vingt ans, il en a trente ; ils sont de bonne famille tous deux ; reste à savoir s’ils peuvent se convenir.

— Je voudrais bien voir qu’ils ne se convinssent pas ! repartit la vieille fille d’un ton presque indigné. Une charmante fille comme ça ! un honnête garçon comme Frédéric ! Et qu’est-ce qu’ils voudraient de mieux l’un et l’autre ? Ça se fera, madame Bourdon, c’est moi qui vous le dis !

— Allez-y avec prudence, au moins, ma chère demoiselle, et surtout ne me mettez pour rien là dedans. C’est votre idée ; ce n’est pas moi qui l’ai eue, et quant à ce que je vous ai confié, je vous en voudrais bien vivement si…

— Allons ! allons ! vous êtes bien tranquille. Vous me connaissez, et vous savez que, pour rien au monde je ne voudrais vous mécontenter.

— Maman, dit Aurélie qui s’avançait, Justine me prévient que Mourillon est là et demande mon père. Faut-il lui dire que mon père est absent, ou veux-tu lui parler ?

— Ah ! fit Mme Bourdon avec un geste de contrariété, il faut bien que je remplisse cette tâche. Ton père m’a laissé des instructions pour lui. Peut-être vient-il demander de l’argent ? Ces gens-là s’entretiennent à nos dépens avec une effronterie !…

— Vous n’en êtes pas contente ? demanda la Boc d’un ton sympathique.

Mme Bourdon haussa les épaules en poussant un profond soupir :

— Fais dire qu’il attende, ma fille, dit-elle à Aurélie, j’y vais tout à l’heure. Puis se tournant vers Mlle Boc : Cela passe toute mesure ! On a découvert des choses !… (Nouveau soupir.) M. Bourdon est d’une bonté que l’on connaît bien et dont on abuse. Moi, j’ai dit à mon mari : (elle se mit à parler bas en faisant siffler ses mots, la Boc tendait l’oreille) À présent, c’est assez ! Il faut être bon, mais non pas dupe ! Et M. Bourdon m’a répondu : Tu as raison ! Elle pinça les lèvres en hochant la tête un moment, puis elle continua d’une voix plus haute : Ça ne peut pas aller plus loin. Leurs enfants se sont élevés sur nos terres ; nous avons nourri toute la famille pendant six ans ; on ne peut cependant pas jeter éternellement de l’argent dans ce gouffre. Il doit plus de mille francs ! souffla-t-elle dans l’oreille de sa confidente, qui poussa une exclamation, jointe à un soubresaut. Et sans compter, reprit Mme Bourdon avec emphase en appuyant sa main sur le bras de Mlle Boc, sans compter neuf cents francs dont on lui a fait remise.

— Grand Dieu ! madame Bourdon, mais c’est à jeter les hauts cris !

— C’est comme cela ! dit la majestueuse petite femme, en quittant tout à coup Mlle Boc.

Au bout de vingt pas elle rencontra Aurélie.

— Va tenir tête à cette vieille pie, mon ange, dit-elle, et tâche de t’en débarrasser le plus tôt possible. Tu comptes faire un peu de toilette, j’imagine. Tes cheveux ont besoin de la brosse et d’un peu d’huile. Tu prendras ta petite robe de foulard gris et rose qui te va si bien, avec ton canezou à bouillons. Voyons, fais-toi gentille, l’heure s’avance.

— Oui, maman ! répondit Aurélie en rougissant.

Puis elle alla prendre vis-à-vis de Mlle Boc un air de résignation, combiné avec un système de monosyllabes, qui devait mettre en fuite au bout de quelque temps la communicative personne. Mais quelques minutes s’étaient à peine écoulées qu’un tiers arriva. C’était Lucie Bertin !

Elle était fort changée. Elle avait maigri ; ses joues étaient pâles et ses yeux cernés. Après avoir salué froidement Mlle Boc, elle s’assit près d’Aurélie, et dit en souriant (mais ce sourire même était empreint de tristesse) :

— Je suis venue en mission près de ma tante, de la part de Clarisse.

— Ah ! et de quoi s’agit-il, ma chère ? demanda Aurélie.

— C’est une fantaisie de ma pauvre sœur. Elle a la fièvre depuis deux jours et ne peut rien prendre. Tout à l’heure lui est venu le souvenir de cette crème à la vanille dont elle a mangé ici l’autre jour, et il a fallu que je vinsse vous en demander.

— Mais nous n’en avons pas en ce moment, s’écria Aurélie, je vais te donner la recette : on prend…

— Eh ! dites plutôt à votre cuisinière d’en faire une, mademoiselle Aurélie, interrompit la vieille fille. Vous qui avez sous la main le lait et le beurre, ça sera prêt tout de suite, voyez-vous, au lieu que Mlle Lucie serait obligée de courir par tout Chavagny…

— Ah ! c’est vrai, dit Aurélie, qui, en cette circonstance, ne songeait pas plus à refuser qu’à offrir. Elle se leva pour aller donner des ordres.

— Ça ne va donc pas mieux ? dit Mlle Boc d’un air chagrin, en s’adressant à Lucie.

— Non, c’est une alternative continuelle. Tantôt mieux, tantôt plus mal. Le mois dernier, elle était si bien que nous croyions tous à sa guérison ; ça a bien changé.

— Ne vous affligez pas comme ça, ma chère amie. Le mieux reviendra ; il faut toujours espérer. Dieu n’abandonne pas ceux qui ont confiance en lui. Aujourd’hui le mal, demain le bien. La vie n’est que changement. Vous êtes vous-même bien fatiguée, mademoiselle Lucie.

— Je ne suis pas malade, répondit-elle.

— Non ; mais vous avez de la peine, on le voit. Toujours broder ! toujours broder ! Dame ! ça épuise à la fin. Pauvre demoiselle, allez ! Dieu vous bénira. Pauvre amie !

Blessée de cette compassion indiscrète, la jeune fille s’accouda sur le bras du fauteuil où elle était assise, et ne répondit pas. La Boc n’en continua pas moins ses sympathiques doléances jusqu’au retour d’Aurélie, qui revint en disant :

— Ce sera prêt dans dix minutes, ma chère, à ce que m’a dit Mariton ; si tu avais besoin de quelque autre chose…

— Non, je te remercie. Je rapporterai dimanche le Journal des Demoiselles. J’ai fini de calquer les patrons.

— Ah ! que dis-tu des nouvelles mantilles ! N’est-ce pas que c’est bien gracieux ?

— Oui, mais tu sais, je ne m’occupe guère des toilettes, moi.

— Pourquoi pas ? dit Aurélie avec un peu d’aigreur. C’est toujours amusant. Au moins, tu lis les histoires, je pense ? Comment trouves-tu celle de Blanche ?

— Je l’ai parcourue. Elle me paraît fort bien.

— Oh ! charmante ! s’écria Aurélie d’un air enthousiaste. Il y a de si beaux sentiments ! tant de vertu !

— Il y en a toujours, dit Lucie.

— Tu me parais bien difficile, ma chère.

— Je t’avoue, dit Lucie embarrassée, que c’est un peu comme les toilettes pour moi, car il ne s’agit guère que de jeunes comtesses…

— Voudrais-tu qu’on parlât d’ouvriers ou de paysans ?

Une vive rougeur se répandit sur le front de Lucie, elle répliqua cependant :

— Quant à moi, leur histoire m’intéresserait davantage, les connaissant mieux.

— Oh ! ce sont bien là de tes idées, reprit Aurélie avec un profond dédain. Ce que j’aime dans les histoires de mon journal, moi, c’est que chacun y est à sa place et tient le langage qui lui convient.

— Voici mon oncle et ma tante ! dit Mlle Bertin, satisfaite de cette diversion.

— Que de têtes féminines ! s’écria M. Bourdon en arrivant. Bonjour, mademoiselle Boc ! bonjour, ma nièce ! Comment va ma fille depuis ce matin ? — Il embrassa tendrement Aurélie, puis Lucie. — Eh bien ! mademoiselle Boc, les petites filles de Chavagny, qu’en fait-on ?

— Vous riez, mon cher monsieur, mais ne m’en parlez pas, il n’y a plus d’innocence à présent !

— Comment ! mademoiselle Boc, et ces demoiselles ? et vous-même ? Allons donc ! vous n’y pensez pas.

— Oui ! oui ! vous êtes un moqueur, je le sais ; mais je vous dis, c’est à désespérer de cette race-là. Celle que j’avais d’abord était une coureuse, une effrontée, une espèce de vipère, eh bien ! celle que j’ai maintenant ne vaut pas mieux, dans un autre genre : plus bête qu’une oie, plus lente qu’une limace. À peine si cela bouge quand on cogne dessus. Non, ça vous regarde seulement avec des yeux larmoyants et stupides. Moi, le sang me bout !…

— Vous êtes une ingrate, mademoiselle Boc. Des petites filles qui s’entendent avec la Providence pour vous faire faire votre salut, et qui poussent la bonté jusqu’à se laisser battre pour cela. Est-ce que tu deviens misanthrope, toi aussi, ma chère Lucie ?

— Pourquoi, mon oncle ?

— Parce que le voilà pâle comme une de mes roses blanches. Ne rougis point. Cela ne t’empêche pas d’être jolie.

Mme Bourdon regarda ostensiblement à sa montre, et dit gracieusement :

— Il faut rester à dîner avec nous, mesdames.

— Oh ! je vous remercie ! répond en se levant Mlle Boc ; il faut que je rentre chez moi.

Lucie se lève également.

— J’ai fait porter la crème chez toi, ma chère enfant, dit Mme Bourdon.

— Je vous remercie, ma tante.

Elles partirent ensemble. À peine furent-elles hors de vue qu’Aurélie s’écria :

— Vraiment, je ne comprends pas Lucie. Elle tombe dans des toilettes !… On la prendrait pour la femme de chambre de Justine.

— Est-ce de sa faute, la pauvre petite ? dit M. Bourdon.

— Oh ! papa ! mais cela se comprend-il ? Des souliers éculés !…

— Si elle n’a pas de quoi en acheter d’autres… Tu parles de cela bien à ton aise, Aurélie, toi qui donnes une paire de bottines à ta femme de chambre tous les quinze jours. Allons ! ne fais pas la moue ; tu en useras davantage si tu veux. Je te dis seulement de plaindre ta cousine au lieu de l’accuser. J’ai vu cela, moi aussi, et je cherchais comment m’y prendre pour donner à cette pauvre enfant un peu d’argent sans l’humilier.

— Tu peux leur acheter à chacune une paire de bottines, dit Mme Bourdon. C’est un cadeau qu’un oncle peut faire. Mais quant à de l’argent, il ne faut pas se laisser aller à cela, c’est trop dangereux. Cela encourage les gens à vous en demander, sous prétexte d’emprunt, tandis qu’on ne demande pas un cadeau.

— On est vraiment malheureux, reprit Aurélie, d’avoir des parents comme cela.

— Surtout dans la même localité, reprit Mme Bourdon, je tremblais de recevoir une visite pendant que Lucie était là. C’eût été humiliant. Elle aurait dû certainement, par égard pour nous, se mettre un peu mieux. Mais cette parenté-là nous causera bien d’autres désagréments.

— Vraiment ! Lesquels ? demanda Aurélie.

— Va t’habiller bien vite ! répondit sa mère. Il est quatre heures et demie. Notre convive a trop d’empressement pour se faire attendre. Il n’est donc pas loin.

— Ma chère demoiselle Lucie, disait Mlle Boc, tandis qu’elles cheminaient ensemble dans l’avenue des marronniers, vous n’êtes pas juste envers moi. Je vous aime comme la prunelle de mes yeux, et je vous le prouverai quelque jour, bientôt peut-être. Mais je vois que vous partagez contre moi les préventions de Mme Bertin. C’est pourtant bien injuste, allez, moi qui ne veux que votre bonheur ! et puis, je vous demande, est-ce raisonnable ? des gens qui se connaissent depuis si longtemps, se bouder comme ça pour un bon avis donné par bonne intention ? Allez, ma mignonne…

— Je ne saurais être juge dans cette affaire, interrompit Lucie, car j’ignore ce dont il est question, ma mère n’ayant pas jugé convenable de me l’apprendre.

— Ah bah ! vraiment ? s’écria Mlle Boc déconcertée, qui regarda Lucie avec doute et avec surprise, mais qui n’osa pourtant continuer.

Il en résulta pour elle un moment d’embarras, dont Lucie peut-être jouissait en elle-même, quand leur attention fut détournée par l’entrée dans l’avenue d’une voiture qui, menée rapidement, fut bientôt près d’elles. Elles se regardèrent comme on fait en présence d’un événement : c’était M. Gavel. Il passa en les saluant. Il avait toujours son air triomphant et dédaigneux. Lucie rendit le salut à peine et d’un air contraint. Mlle Boc fit une révérence accompagnée d’un sourire.

— Enfin ! le pauvre jeune homme ! dit-elle.

Depuis un mois, Lucie n’avait revu Michel qu’à l’église. Là, quelquefois leurs regards s’étaient rencontrés. Une sensation incisive et brûlante pénétrait alors le cœur de la jeune fille, et, baissant le front comme pour mieux prier, elle se repliait sur cette émotion à la fois cruelle et bienheureuse qui lui restait seule à savourer. Michel était malheureux, elle le voyait bien. Son visage était abattu, et son regard… comment exprimer tout ce qu’il contenait d’amour, de reproche et de souffrance ! Elle le voyait toujours la regardant ainsi. Quels amants peuvent avoir besoin de portraits ! Maintenant, ce n’était plus une question pour Lucie que de savoir si elle aimait d’amour. Non, et même elle ne s’efforçait plus guère de s’indigner contre son amour pour un paysan. Elle avait fait deux parts de sa vie, l’une pour la réalité, l’autre pour le rêve. Tout haut, elle était bien encore Mlle Bertin, docile aux usages de sa caste, et tournant dans le cercle des habitudes bourgeoises ; tout bas elle était l’amante ou la femme de Michel. Dès qu’elle était seule, ou même seulement quand on ne l’obligeait pas à parler, elle tombait dans son rêve, suivant avec fidélité les occupations et les détails de cette existence imaginaire, mêlant aux joies de l’amour les soins du ménage et les calculs de l’économie domestique, tant que parfois elle distinguait à peine entre ces deux états de son être quel était le plus réel.

Elle eût sommeillé de la sorte sans trop de chagrin, car, tout en éprouvant le besoin de ce rêve, elle n’avait pas le désir de le réaliser ; mais elle souffrait si vivement de la peine de Michel, qu’il lui fallut se faire une extrême violence pour s’abstenir de chercher à le consoler. Depuis un mois elle n’allait plus jamais le soir au jardin ; elle n’y entrait pas même le dimanche dans la journée, sûre que derrière la haie Michel épiait sa venue. Ah ! comment se faisait-il qu’elle dût repousser ainsi un être si aimant et si dévoué ?

Quelquefois sa vanité s’éveillait tout à coup. Elle s’écriait : Je suis folle ! Cela est indigne ! Elle rougissait alors de la blouse de Michel et de ses mains rudes. Mais ensuite elle avait beau faire : en vain, d’un esprit hautain et irrité, elle examinait son pauvre ami, elle ne trouvait en lui rien autre chose à reprendre. Il était si bon ! si généreux ! si juste ! Il avait tant de franchise et de simplicité ! tant de cette distinction naturelle qui vient de la noblesse de l’être, que le ridicule n’avait aucune prise sur lui, et que cet examen ne servait qu’à le faire aimer davantage.

Elle eût donné tout au monde pour que Michel ne fût pas malheureux ; mais en même temps ce qu’elle redoutait le plus, c’était qu’il ne vînt à se consoler et qu’il ne se mariât un jour.

Pourtant cela est affreux, se disait-elle, je suis égoïste. Moi, regretter le bonheur de Michel ! Mais elle éprouvait malgré elle que l’individu ne peut abdiquer, même par sa volonté, ses penchants et ses droits. En vain, après tant d’autres, elle cherchait le salut dans le pur dévouement. Quelque chose en elle criait et protestait ; quelque chose lui disait confusément : Mais ce n’est pas le lieu ; tu n’as pas d’expiation à faire. Quel vrai devoir te commande ? Qu’y a-t-il de juste et d’utile dans ton renoncement au bonheur ?

Et puis, s’il ne se consolait jamais ? C’était donc pour elle que cet être si aimant et si noble serait dévoué aux ennuis dévorants d’une douleur secrète, au lieu de s’épanouir selon sa nature dans l’amour et l’activité.

Alors, dans ces moments-là, elle désirait mourir, elle eût échangé la santé contre une maladie mortelle, afin de supprimer en elle cette personne qui nuisait si fatalement au bonheur de Michel. Et elle s’agitait ainsi en tous sens, vainement, comme un prisonnier aveugle vis-à-vis d’une porte entr’ouverte, qu’il s’agirait seulement de pousser un peu.

Un jour qu’elle rêvait, courbée sur sa broderie, et souffrant dans les reins et dans les épaules de ce travail assidu, pendant qu’au dehors un soleil radieux réjouissait la nature, assise à la fenêtre, elle vit entrer Frédéric Gorin. Il ne venait pas chez eux d’ordinaire ; la vue de cet homme lui serra le cœur. Avait-il acheté quelqu’une de leurs créances ? Le cordonnier de Gonesse et Mourillon depuis longtemps réclamaient leurs salaires, même ils avaient fait des menaces.

Gorin entra d’un air épanoui : — Bonjour, mesdames ! votre serviteur ! Clarisse lirait ; Mme Bertin raccommodait de vieux linge. Elles se levèrent avec surprise, et parurent inquiètes aussi.

— Asseyez-vous donc, monsieur Gorin, dit Mme Bertin avec empressement. Vous auriez désiré voir mon mari ?

— Ça m’aurait fait plaisir, parsambœuf ! Faisons-nous pas une paire d’amis ? Mais différemment, il n’y a pas d’utilité, m’ame Bertin. Je suis assez content d’avoir l’avantage de vot’compagnie et de celle de ces demoiselles.

Clarisse et Lucie se regardant ne purent retenir un sourire.

— Ah ! je pensais que vous veniez pour quelque affaire, dit Mme Bertin.

— Parsambœuf ! m’ame Bertin, vous me prenez donc pour un sauvage, moi ? Dame ! quand même on n’a pas fait ses études, on finit pourtant par s’ennuyer de la société des vaches et des chevaux. La société du beau sexe, ça diversifie, et ça fait plaisir. Après ça, il est bon de se débarbouiller un peu en compagnie. Ça m’a pris comme ça l’envie de devenir social, et si ça ne vous offusque pas, j’entrerai comme aujourd’hui, des fois, à temps perdu, quand je passerai par ici.

— Mais… certainement, répondit Mme Bertin fort intriguée, quand vous voudrez, mon cher monsieur. Et elle s’inclinait en faisant des grimaces agréables, au-dessus desquelles ardait un coup d’œil investigateur.

Malgré sa tristesse, Lucie n’était pas à l’épreuve de ces folles envies de rire qui dominent toute situation ; elle fit semblant d’éternuer dans son mouchoir afin de cacher le spasme qui la gagnait. Clarisse, plus formaliste, ne riait que des yeux.

— Parsambœuf, ces demoiselles doivent s’ennuyer par ici ! Pourquoi ne venez-vous pas quelquefois chez nous ? On entre, on cause, on boit un doigt de vin. On pourrait même sauter quelques crêpes. Je ne suis pas un homme de dépense, moi, mais ça me serait un vrai carnaval que de vous voir. Est-ce que ça ferait peur à ces demoiselles de se mettre une lieue dans les jambes ?

— Assurément ! dit Clarisse.

— Oh ! bien, si ça n’est que de ça, je ne fais ni une ni deux, je viens vous chercher dans mon tirebury. Dame ! il n’est pas si beau que l’américaine de M. Gavel, mais c’est encore gentil et commode, et parsambœuf, on pourrait bien quelque jour en avoir une aussi belle que la sienne, quoique la frivolité ne soit pas mon goût. Mais quelquefois, pourtant, faut découvrir ses moyens, n’est-ce pas ?

— Quand on en a ! dit Lucie.

— Voilà qui est de bon sens, mam’zelle Lucie. On fait ce qu’on peut, rien de plus. Vous dites ça tout comme il faut. Y a des gens qui me demandent : pourquoi donc portez-vous la blouse, puisque vot’père était un monsieur ? — Ça fait-il ? que je réponds, mieux vaut être que de paraître. Mon père a défait sa fortune en habit, moi, je la refais en blouse. Qu’est-ce qui est le mieux ?

— Certainement, ce n’est pas l’habit qui fait la personne, dit Mme Bertin.

— Parsambœuf, non ! et puis a-t-on pas assez du dimanche pour faire le faraud ? Tenez, pas plus tard qu’hier, à la foire de la Cornée, j’ai gagné cent francs sur une paire de bœufs. Avec mon habit, j’aurais-t-il fait ça ? Demain, j’en tirerai peut-être davantage sur un marché de fagots, et comme ça, je m’arrondis tout doucement. Oui, m’ame Bertin, oui, c’est comme ça qu’il faut faire, à la bonne flanquette et sans compliments. Écoutez les idées des uns et des autres, vous boirez de l’eau claire à la fin de vos jours.

— Puisque cette vie-là vous plaît, mon cher monsieur.

— Oh ! c’est pas qu’on ne s’ennuie pas quelquefois, allez ! Toujours tout seul, comme un n’hibou, avec ma vieille patraque de Jeanne ; ça n’est pas couleur de rose. Ma foi, non, une petite femme gentille et agréable, comme ça, le soir, on y songe entre temps.

— En effet, monsieur Gorin, les tendres émotions du foyer domestique sont la plus douce récréation d’une âme sensible…

— Non pas les domestiques, m’ame Bertin, non pas, sacrebleu ! C’est l’extermination de la paix tout au contraire. Fainéants comme des chiens ! gourmands comme des canards ! Une drôle de récréation, voyez-vous. Pour celle-là, j’en ai par-dessus la tête.

La conversation se continua de la sorte pendant une demi-heure environ, après quoi Gorin prit congé, en promettant son retour.

— Il est venu pour une de vous, dit Mme Bertin à ses filles. Hélas ! pourquoi faut-il qu’il ait si peu d’agréments ? Voilà pourtant, mes chères filles, tout ce que le sort peut vous offrir dans ce désert.

— Oh maman ! s’écrièrent-elles en se récriant à la fois.

Cependant, le reste de la journée, Clarisse ne fit que plaisanter sur ce sujet. Il y avait longtemps qu’elle n’avait été de si bonne humeur. Elle n’eût pas accepté Gorin ; mais la vue d’un prétendant, quel qu’il fût, retrempait ses espérances.

La santé de cette pauvre fille offrait des variations continuelles. Aujourd’hui languissante et décolorée, geignante et sans appétit ; le lendemain vivante, animée, pleine alors de fantaisies, de caprices, de désirs, qui par leur déception la jetaient dans les larmes, et lui causaient de nouvelles crises. Jamais cette comparaison de la lampe près de s’éteindre ne fut mieux applicable ! Seulement cette lampe, sachant bien qu’elle mourait faute d’huile, souffrait et gémissait de mourir.

Par un cruel mirage, les plus doux fruits de la vie passaient devant ses regards, et parfois, lasse enfin de désirer tout bas, elle nommait l’objet de son envie. Sa mère alors ou sa sœur ne pouvaient lui répondre que le mot de l’impuissance et de la misère : il n’y en a pas ! ou, ce qui est pire : il y en a, mais pas pour toi !

À côté de ce refus pénible, il y avait encore cependant une ressource, dont Clarisse, à bout de courage et énervée par la souffrance, eût abusé volontiers. C’était de recourir aux provisions variées et inépuisables des Bourdon. Lucie avait à cet égard une répugnance extrême, justifiée non-seulement par un légitime orgueil, mais par la sécheresse de sa tante et de sa cousine qui, loin d’abréger par leur empressement sa timide supplique, l’écoutaient en silence, et y satisfaisaient avec autant de froideur qu’elles en mettaient à faire l’aumône au premier mendiant.

— Comme il fait chaud ! s’écriait la pauvre Clarisse, le lendemain de la visite de Gorin ; on étouffe réellement ! Et elle écarta le petit châle qui recouvrait habituellement ses épaules. Le soleil brûlant d’une après-midi de juillet dardait en plein sur les fenêtres sans rideaux.

— Remets ton châle, s’écria la mère. Tu sais bien que tu tousses plus fort quand tu viens à le quitter. Clarisse ! voyons, pas d’imprudence !

— Mais j’étouffe, te dis-je ! reprit aigrement la malade. Et comme Mme Bertin insistait : À quoi bon d’ailleurs se martyriser ainsi ? dit-elle en pleurant.

Lucie tressaillit, et jeta sur sa sœur un regard douloureux. Mme Bertin joignit les mains avec désespoir ; ni l’une ni l’autre cependant n’osa relever le mot qu’avait prononcé Clarisse. Lucie alla préparer au buffet un verre d’eau sucrée, mais la malade s’écria :

— Je n’en veux pas ! cette eau sucrée m’est odieuse ! elle me fait mal au cœur maintenant.

— Elle te rafraîchirait, dit timidement Lucie.

— Je te répète que je n’en veux pas ! reprit Clarisse. Je ne sais pas pourquoi l’on insiste ainsi, je mourrais de soif plutôt que d’en prendre. Y a-t-il de la limonade à la fontaine ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien, qu’on ne m’offre rien : je souffrirai sans me plaindre.

— Les deux citrons sont finis ? demanda Mme Bertin à Lucie.

— Oui, maman.

— Quand je vous répète que je ne veux rien ! s’écria la malade. Apparemment vous ne voulez pas jeter de l’eau sur ces écorces une quatrième fois ?

— Voyons, ne parle pas ainsi, ma pauvre fille. Ta tante peut bien nous donner d’autres citrons. Il y en a assez dans l’orangerie, n’est-ce pas, Lucie ?

Lucie rougit et ne répondit pas. Une minute après, cependant, elle se leva et monta dans sa chambre pour s’habiller. Puis elle partit pour le logis, triste et humiliée d’avance, mais se disant : Je porte cette peine, afin d’en éviter une à ma pauvre sœur.

Elle avait cette fois des bottines neuves que lui avait données son oncle.

En entrant dans la cour, elle rencontra Aurélie et Mlle de Parmaillan, qui sortaient de l’orangerie. Fort empressée vis-à-vis de la jeune comtesse, Aurélie accueillit négligemment sa cousine. Isabelle de Parmaillan se plut au contraire à confondre dans un même traitement les deux roturières de fortune inégale. Elle fut même plus prévenante pour Lucie, dont elle aimait la simplicité. Après avoir cueilli des citrons pour Clarisse, les trois jeunes filles allèrent s’asseoir au jardin sur un talus gazonné semé de violettes de Parme, et qu’ombrageait un paulowia.

— Puisque nous sommes à la campagne, dit Mlle de Parmaillan, je puis, n’est-ce pas ? sans attendre la nouvelle officielle, vous féliciter sur votre mariage, mademoiselle Aurélie. J’ai vu M. Gavel. C’est un homme du monde, et qui paraît fort distingué.

— Il a de précieuses qualités, répondit Aurélie d’un air pudique ; j’en suis certaine, dès que mes parents ont fait choix de lui pour lui confier mon bonheur,

— Vous habiterez Poitiers ?

— Oui ; ne vous y verrai-je pas quelquefois ?

— Peut-être ne serai-je plus ici à l’époque de votre mariage.

— Quoi ! vraiment ? moi qui espérais votre présence à l’église, et vos bonnes prières ce jour-là !

— Vous les aurez, ma chère, en quelque lieu que ce soit. Entre les murailles d’un couvent, elles n’en seront que plus ferventes.

— D’un couvent ! s’écria Lucie.

— Comme vous voilà effrayée, Mlle Bertin ! dit en souriant Isabelle.

— Quoi ! ma chère, dit Aurélie, vous auriez cette sainte et redoutable vocation ?

— Non pas précisément, répondit Isabelle en souriant toujours ; mais elle me viendra, je l’espère. Je prierai Dieu pour cela. Ce n’est pas la vocation de mon esprit, mais celle de ma destinée. Je suis heureuse sans doute d’être appelée malgré moi.

— Ah ! la destinée ne peut rien sans vous, dit Lucie ; réfléchissez profondément avant de vous sacrifier ainsi !

Mlle de Parmaillan prit, en se retournant vers Lucie, l’air de surprise hautaine qui dit si clairement : de quoi vous mêlez-vous ? Mais elle fut désarmée par le regard humide et sincère de la jeune fille, et reprenant son charmant sourire :

— C’est vous qui ne comprenez pas la situation, ma chère enfant.

— Vous vous élevez à une hauteur où peu de personnes pourront vous comprendre, dit Aurélie, mais où tout le monde vous doit admirer. Peut-être serez-vous plus heureuse que moi ? fit-elle avec un hypocrite soupir.

— Je ne suis digne ni d’admiration ni de blâme, reprit Mlle de Parmaillan, j’obéis à un mot d’ordre, et je suis un soldat fidèle… courageux peut-être, mais rien de plus. Ne savez-vous pas que, dans notre race, la tradition vient en aide à la faiblesse de l’individu ? Inutile dans le monde, je dois habiter le cloître, où m’attend après vingt-cinq ans le titre d’abbesse. J’embrasse un ordre peu sévère, et je pourrai entretenir des relations avec mes amis d’autrefois. Vous, madame, vous y viendrez peut-être me confier vos douleurs de femme du monde ; vous, mademoiselle Bertin, si vous ne vous mariez pas, vous m’y demanderez peut-être une place quelque jour.

Lucie ne répondit point. Elle était navrée de voir cette belle et charmante fille entrer en souriant, vivante, dans le tombeau.

À cet instant, M. Bourdon et M. de Parmaillan se montrèrent sur le perron, et M. Bourdon appela Aurélie pour chercher des graines qu’il ne pouvait trouver. Seule avec Isabelle, Lucie lui dit avec émotion :

— Vous pourriez rester dans la vie, si vous vouliez. Vous pourriez être heureuse et donner du bonheur. Vous êtes aimée, je le sais ; vous le savez aussi : pourquoi… ?

— Ma chère demoiselle, interrompit Isabelle, je ne m’offenserai pas de votre franchise, à cause de l’intérêt qu’elle me témoigne. Et je vous expliquerai franchement ma situation que vous ne comprenez point. Vous parlez, n’est-ce pas, de votre cousin ? M. Émile est digne d’être aimé d’une femme de son rang ; quant à moi, j’ai trop de fierté pour une mésalliance. Une femme s’abaisse ou s’élève selon l’homme qu’elle épouse, ne le savez-vous pas ? Or, je serais même trop fière pour condamner par mon alliance à une position inférieure un gentilhomme qui voudrait m’épouser malgré ma pauvreté. Le rang sans la fortune est une anomalie qui expose les hommes à méconnaître et à dédaigner des supériorités légitimes. Enfin, je ne veux pas vieillir dans le monde sans état et sans dignité. Le parti que je prends est donc le seul digne et le seul raisonnable. C’est un sacrifice, il est vrai ; mais qu’importe, si je puis dire, moi aussi : Tout est perdu, fors l’honneur !

— Et votre père ? dit Lucie.

— Mon père, mademoiselle, pense de même que moi à cet égard. Avec les débris de notre fortune, il pourra soutenir son rang mieux que si j’étais auprès de lui. Nous nous verrons quelquefois, et le sentiment du devoir accompli nous consolera.

Comprenant bien qu’une telle résolution ne pouvait être ébranlée par quelques paroles, Lucie ne répliqua point ; mais l’expression de son visage fut comprise de Mlle de Parmaillan, qui ajouta :

— Comment n’admettez-vous pas cela ? Vous-même, épouseriez-vous un ouvrier ? Pensez-y, mademoiselle Lucie, à différents degrés, nos situations sont les mêmes, et c’est pourquoi je vous parle avec cette confiance. Un jour, en vous rappelant cet entretien, vous sentirez que j’ai eu raison, et vous envierez peut-être mon asile. Écrivez-moi, s’il en est ainsi ; je me chargerai de votre admission.

— Faites-vous déjà des prosélytes, sœur Isabelle ? dit Aurélie qui revenait.

— Non, mademoiselle Bertin abhorre le couvent.

— Ah ! dit Aurélie d’un accent qui exprimait une désapprobation si dédaigneuse qu’une rougeur monta au visage de Lucie.

Elle resta quelques moments encore, mais si distraite, que lorsqu’on lui parlait, n’ayant pas entendu, elle ne répondait que par un sourire vague.

— Qu’as-tu donc ? demanda Aurélie.

Elle s’excusa sur une migraine, et partit bientôt.

Sur la grande place, comme elle passait :

— Qu’est-ce qui vous rend si songeuse, mam’zelle Lucie, que vous marchez sur le monde sans les voir ?

— Ah ! c’est vous, Chérie, dit la jeune fille, en ouvrant les yeux de l’air dont on s’éveille, je ne vous voyais pas en effet.

Plus loin, Lucie aperçut la mère Françoise, qui filait, dans son pré, assise à l’ombre d’un poirier sauvage.

— Bonsoir, mère Françoise, dit-elle d’une voix émue.

— Eh ! bonsoir, mam’zelle, on ne vous voit plus ! Passez donc chez nous.

Mlle Bertin poussa la barrière du pré et vint s’arrêter un moment près de la paysanne.

— Vous filez de beau lin, mère Françoise !

— C’est des chemises pour mes gars, de belles chemises, dà. Ça sera pour leur trousseau de noces. Mais j’ai le temps, car ils ne songent ni l’un ni l’autre à se marier.

— Cela vous fâche ?

— Oui ben pour Michel, ça l’égaierait un peu. Il est comme ça chagrin, mais chagrin comme s’il couvait une maladie ; et qu’est-ce qu’il a ? Ne le sais. M’est avis pourtant qu’il commence à prendre des idées comme Isidore, des sottes idées, ma foi.

— Ah ! qu’est-ce donc, mère Françoise ?

— Des idées qui ne sont pas celles d’un bon paysan, faisant comme a fait son père, et vivant tout bonnement à notre mode. C’est bon pour des messieurs d’être sans cesse à se débarbouiller les mains et à se laver le museau, est-ce pas vrai, mam’zelle Lucie. ? Croiriez-vous point qu’il a-t-acheté à la dernière foire de Gonesse une cuvette et un pot qu’il a mis dans sa chambre ; et qu’il lui faut avec cela une serviette et un essuie-mains ? Et pas plus tard qu’hier, que je l’ai pris à se frotter avec mon savon ! Seigneur ! Seigneur ! Tous les soirs de la vie et tout le long du dimanche le nez bouté dans les livres ! Et encore une autre chose : c’est qu’il va de temps en temps se baigner dans la rivière, et qu’il s’apprend de nager. Puisque je m’attends qu’il y restera-t-un de ces jours ! C’est-il pas clair que si les hommes devaient aller comme les poissons, le bon Dieu les aurait faits autrement ? Enfin donc, mam’zelle, pour tout vous dire, le v’là qui se met à changer de linge ni plus ni moins que si on n’avait pas autre chose à faire qu’à savonner. C’est pas que je doive m’en plaindre, puisqu’il veut à toute force se faire blanchir par la Mourillon. Mais tout ça c’est des choses qui ne vont point. Je ne suis pas encore si vieille, que je pourrais ben suffire à l’ouvrage, si on était raisonnable. Il dit comme ça que c’est pour la propreté. Seigneur Dieu ! y a pourtant des gens ben propres qui ne se débarbouillent qu’une fois tous les dimanches. Son père et moi, et tous ses parents, avons-nous pas été élevés comme ça ? M’est avis que ça n’empêche pas de se bien porter ni de bien vivre. Eh ! les mères ont ben du souci, allez, mam’zelle Lucie !…

— Seriez-vous plus heureuse de n’avoir pas eu d’enfants, mère Françoise ?

— Oh ! pour de ça, mam’zelle, oh ! non ! bon Dieu ! vaut mieux avoir de la peine en compagnie que de l’aise tout seule. Et puis, quoi ? En ai-je tant, de la peine ? vraiment non ! c’est pour dire ; mais au bout du compte, c’est de bons enfants. Sûrement que le mariage nous fait marcher dru, mais, tout égal, l’oiseau ne chante point quand il fait son nid.

— Adieu, mère Françoise.

— Adieu, mam’zelle.


XV


Quand elle fut au milieu du pré de la Françoise, Mlle Bertin aperçut près de la haie de son jardin, au milieu d’un carré de terre défrichée, un travailleur qui bêchait. Avant même d’avoir distingué la taille élancée et robuste, et l’abondante chevelure noire soulevant les ailes du chapeau de paille, Lucie avait reconnu Michel et s’était arrêtée, saisie d’émotion. Cependant il n’y eut dans sa contenance ni hésitation ni embarras. Ses yeux brillèrent, son visage s’enflamma d’une sorte d’enthousiasme, et elle continua de marcher vers lui. Il ne l’entendait pas venir et ne regardait pas de ce côté. Quand il avait recueilli dans le sillon les pommes de terre dorées, il jetait en se redressant un long regard par-dessus la haie, dans le jardin de M. Bertin ; puis il piochait de nouveau, et d’autres blonds tubercules apparaissaient, disposés en rond comme un trésor enfoui.

Elle avançait toujours, ses petits pieds foulant l’herbe sans bruit, mais son ombre, la précédant, s’allongeait vers Michel. Il vit cette ombre, et se retourna ; un cri s’échappa de sa poitrine ; il devint pâle et la regarda sans lui parler.

— Je vous ai surpris, dit Lucie d’une voix émue. Vous n’êtes donc pas en journée aujourd’hui ?

— Si vous aviez su me trouver ici, vous n’y auriez point passé, n’est-ce pas ? dit-il en tremblant d’émotion.

— Je ne suis pas fâchée de vous rencontrer, répondit-elle.

— Ah vrai ? s’écria-t-il amèrement. Il semblait partagé entre la colère et la tendresse, et comme il tenait toujours sa pioche, il la lança d’un grand coup dans la terre, où elle s’enfonça.

— J’aurais dû vous dire plus clairement, puisque vous en doutez, reprit Lucie, que je suis heureuse de vous rencontrer.

— Mon Dieu, s’écria-t-il en venant tout près d’elle, dites-vous ça bien sérieusement ? Alors pourquoi fuyez-vous de moi depuis si longtemps, mam’zelle Lucie ? J’ai été trop malheureux ! Vous ne le saviez donc pas ?

— Si, murmura-t-elle, je le savais ! mais je n’ai point agi par ma volonté !

— Ah ! Qui donc me veut tant de mal ? Qu’ai-je fait ? Est-ce votre père ? Est-ce Mme Bertin qui vous défend de me parler ? Et pourquoi ? C’est donc fierté ?…

En faisant cette question, son regard interrogeait anxieusement la jeune fille, et il semblait craindre autre chose qu’il ne disait pas.

— Ma mère, dit Lucie, croit avoir de bonnes raisons. Que puis-je faire ? Me conseillerez-vous de lui répondre : Je veux, quand elle me dit : Je ne veux pas ?

Il soupira profondément.

— Non, vous ne pouvez pas faire ça, mam’zelle Lucie. Et pourtant… pourtant… c’est bien injuste et bien dur. Oui, c’est injuste, répéta-t-il avec force, vous le savez bien ; pourquoi ne lui dites-vous pas ?

— Je le lui ai dit, Michel ; mais sa volonté n’a pas changé. Venez ici demain soir, à la nuit tombante, poursuivit-elle en montrant le bosquet ; nous causerons de tout cela.

Il poussa une vive exclamation de joie, mais il s’arrêta, n’osant montrer toute l’étendue de son bonheur.

Ils restèrent un moment sans se rien dire. Lucie fit un pas enfin, en disant :

— Adieu !

— Non ! au revoir ! s’écria-t-il avec transport. Ah ! que je vous ai… Ah ! que vous êtes bonne ! mam’zelle Lucie ! Ah ! vous ne saurez jamais tout ce que mon cœur me dit de vous.

— Au revoir ! reprit-elle en rougissant.

Il la suivit jusqu’à la haie, et quand elle eut passé, en lui laissant pour adieu un doux sourire et un doux regard, il resta encore à cette place jusqu’à ce qu’elle eût quitté le jardin. Alors il se remit au travail, et pendant quelques instants sa pioche broya le sol. Mais, soudain, la repoussant, il s’alla jeter au bord de la haie, sur l’herbe, parmi les pâquerettes et les véroniques, et il y resta longtemps, la tête dans ses mains, agité, murmurant par moments des paroles confuses, ou poussant tout à coup de sourdes exclamations.

Mlle Bertin, elle aussi, eût éprouvé le besoin d’être seule. Elle avait comme les yeux pleins de clartés qui l’éblouissaient, et en elle un mouvement si tumultueux de sentiments et de pensées qu’elle en était étourdie. Elle eût voulu pouvoir causer avec elle-même longuement et profondément. Mais il fallut qu’elle restât avec ses parents et qu’elle s’entretînt avec eux de sa visite chez les Bourdon. Elle dit que Mlle de Parmaillan allait se faire religieuse.

Cette nouvelle excita de vives réclamations.

— Ce n’est pas possible ! disait M. Bertin, une demoiselle qui monte à cheval comme un homme ! Elle n’a pas plus de vocation que moi !

— Ce n’est pas une vocation, observa Lucie ; elle-même l’avoue. Mais c’est un parti pris, parce qu’ils sont ruinés.

— Ruinés ! s’écria M. Bertin ; certainement ! des gens qui ont eu cent mille livres de rente ; mais je m’arrangerais bien du reste ! Quand même les créanciers saisiraient le tout, il restera toujours à Mlle de Parmaillan les diamants de feu sa mère qui valent plus de deux cent mille francs, m’a-t-on dit. Et quand même elle les engagerait, par honneur, n’a-t-elle pas encore l’héritage assuré de Mlle de Poix, sa tante, qui, au premier jour, lui laissera, à elle en propre, tout au moins quatre-vingt mille francs. Porter tout cela au couvent, une jeune et jolie fille ! Du diable si j’y entends quelque chose. C’est tout bonnement de la folie, ou bien cette pauvre demoiselle est circonvenue par des intrigues de béguines.

— Elle agit de son plein gré, dit Lucie, et raisonne parfaitement. C’est toi, cher papa, qui ne saisis pas la différence de ses idées avec les nôtres. Tout est relatif, et Mlle de Parmaillan, qui ne peut se passer d’équipage et d’un grand nombre de serviteurs, se trouve aussi pauvre avec quatre-vingt mille francs que nous le sommes, nous, avec vingt mille.

— Quelle sottise ! s’écria Clarisse. Il faut vraiment que ces gens-là se croient d’une espèce différente de la nôtre, et certes ils méritent bien d’être punis par leur propre orgueil.

— Il est pourtant très-facile de vivre sans luxe, dit Mme Bertin. Le nécessaire assuré, de modestes plaisirs, les joies de la famille, les beautés de la nature, une âme sensible, que faut-il de plus pour la félicité ?

— Que n’épouse-t-elle un bon bourgeois, reprit M. Bertin. Sans son orgueil, elle pourrait être heureuse.

— Mais elle serait déchue aux yeux de sa classe par un tel mariage, répliqua Lucie.

— On se moque de l’opinion des sots, dit M. Bertin.

— Elle-même a horreur des mésalliances…

— Parce qu’elle est folle. Est-ce que tous les hommes ne sont pas de la même espèce ?

— Et sa famille n’y consentirait jamais.

— Sa famille n’a pas le droit de la fourrer au couvent, ni même de l’empêcher de se marier. Cette fille-là est créée pour être femme tout comme les autres ; malgré sa noblesse, elle n’est pas faite différemment. Parbleu ! à sa place, je m’arrangerais fort bien pour faire comprendre tout ça à M. de Parmaillan, et je lui en casserais la tête jusqu’à ce qu’il ait dit oui. N’est-ce pas assez qu’il l’ait ruinée, sans l’enterrer toute vive à présent ?

— Tu as horreur du couvent, dit Mme Bertin. Cependant c’est un asile…

— Bon pour ceux qui manquent de pain, reprit-il, et encore j’aimerais mieux voir mes filles ouvrières que de les voir s’enfermer là dedans.

— Eh bien ! cher papa, dit Lucie en l’embrassant, n’aie pas cette crainte, quant à moi, car tu as raison : le bonheur vaut mieux que l’orgueil. Je ne me ferai point religieuse.

— Ah çà ! qu’as-tu donc ? s’écria-t-il en la regardant avec une admiration de père, ta figure est éclairée comme d’un coup de soleil. On dirait qu’il vient de t’arriver quelque chose d’extraordinaire ?

— Oh ! rien, répondit-elle en s’efforçant de composer son visage. Elle se mit alors à parler de différentes choses avec une animation qu’elle n’avait pas depuis longtemps, et toute la soirée elle fut pleine d’entrain, en même temps que de douceur et de tendresse. Mais, aussitôt que la nuit fut venue, elle dit bonsoir à ses parents et alla se coucher la première, contre son habitude. Ce n’était point pour dormir.

Lucie maintenant était seule dans sa chambre. Depuis que la maladie de Clarisse avait pris plus d’intensité, on avait dressé pour elle un lit au rez-de-chaussée, dans la salle où, quelquefois, le jour, elle s’étendait tout habillée, quand elle souffrait trop des épaules et des reins.

Ce n’était pas une méditation sur le fond même des choses qui occupait ainsi la jeune fille. La vérité l’avait frappée comme un éclair.

En écoutant Isabelle de Parmaillan elle s’était dit : Malgré leur bagage de religion et de philosophie, les hommes n’ont encore eu qu’un seul vrai Dieu, l’orgueil, père tout-puissant, qui tient le globe dans sa droite, et qu’ils ont habillé d’étoiles, pour le parer comme eux. De même qu’autrefois, ils font encore à ce Dieu des sacrifices humains, et les victimes fanatiques s’offrent d’elles-mêmes au supplice.

Elle s’était dit encore en chemin, pendant qu’au soleil couchant la cime des arbres resplendissait, et qu’émaillée d’or, chaque feuille se détachait magique sur le fond du ciel ; tandis que les nuages blancs et floconneux dormaient dans l’azur, et que cet admirable palais de l’homme, lumineux comme la pensée, bleu comme l’idéal, riche comme l’infini, enivrant comme la beauté, reluisait dans toute sa gloire, elle s’était dit encore : J’ai vingt ans, j’aime, je suis aimée, la vie m’entoure et me remplit, quelque chose dans mon cœur tressaille à la voix des petits enfants : C’est l’amour qui est le vrai Dieu !

Exaltée par ce nouveau culte, plus pur et plus puissant, elle se livra d’abord à des joies ferventes et palpita d’espérance devant la porte de ces grands mystères de la vie, qu’elle avait crue fermée sur elle à jamais. La figure expressive de Michel, transfiguré par le bonheur, lui apparut, et derrière celle-ci, dans un fond lointain, d’autres figures vaporeuses et souriantes, enfants du rêve.

Mais ensuite, seule enfin dans l’ombre de la nuit, la jeune fille arrêta sa pensée sur ce point tremblant des réalisations difficiles, qui unit le présent à l’avenir rêvé. La scène aussitôt changea. Lucie entendit éclater les imprécations de son père, mêlées aux cris d’horreur de Mme Bertin, au courroux incisif de Clarisse, et les huées du monde, s’élevant en clameurs, l’étourdirent. Alors elle vit l’autre face des choses, et une douleur égale à sa joie lui saisit le cœur.

Le courage lui manqua. Elle s’enveloppa sous la couverture, et de grosses larmes, silencieuses et désespérées, inondèrent son oreiller.

Mlle Bertin épouse un paysan ! Quel scandale ! toute la bourgeoisie de dix lieues à la ronde se voile la face. Les hommes font de gros rires et des plaisanteries à voix basse. Les mères devant leurs filles imposent silence quand on prononce le nom de Lucie Bertin, et les filles détournent la tête avec un air de souffrance pudique. Dans la rue, Lucie voit courir sur les lèvres des hommes qui la regardent un sourire infâme, et elle entend les femmes chuchoter : Quelle indignité, ma chère ! faut-il qu’elle ait grand besoin d’un mari !

— Oh ! je n’oserai jamais ! s’écrie la pauvre enfant. Jamais ! jamais !

Elle eût accepté la mission de Jeanne d’Arc, ou celle d’Élisabeth Fry. Elle eût passé le Tibre sous une pluie de flèches ; elle eût plongé dans son sein le poignard d’Arria, ou bu le poison de Sophonisbe, tout, plutôt que ce martyre de honte sous les flèches acérées de l’insulte et du mépris.

Toute la nuit s’écoula dans cette agitation, l’espérance affaiblie luttant à peine contre la terreur. Ivre de larmes, elle s’endormit au matin.

Un des moments les plus cruels dans la vie est celui du réveil, quand sur notre âme, comme un autre soleil, ne luit pas l’espérance. Jamais encore Lucie n’avait trouvé son existence si aride et si dépouillée. Elle n’avait pas pu espérer le bonheur, y croire même quelques instants, sans secouer à jamais l’engourdissement et la résignation, qu’elle avait cru jusqu’alors être le seul remède à son mal. Elle dut se dire malade, afin de justifier son trouble et l’altération de ses traits. D’ailleurs, elle avait la fièvre. Le corps glacé, le front brûlant, elle sortit par une chaleur caniculaire pour se réchauffer un peu, surtout par besoin d’être seule. Dans l’allée du jardin, l’herbe desséchée craquait sous ses pieds, l’air était immobile, les feuilles béaient au soleil ; on voyait seulement bourdonner quelques mouches dorées, et les scarabées noirs passaient vivement sans bruit. Toute cette puissance et cette splendeur de la terre inspiraient une sourde colère à la jeune fille. Il y a dans l’univers quelque chose qui ment, se disait-elle. Est-ce la nature à l’homme, ou l’homme à la nature ?

Elle s’assit au bord d’une allée transversale, en plein soleil, sur l’herbe, et appuya dans ses mains son front douloureux.

Ce soir, elle avait promis à Michel un entretien au bosquet. Elle avait ainsi levé imprudemment un arrêt, peut-être nécessaire. Peut-être, fatigué de souffrir et découragé, était-il sur le point de renoncer à son fol amour, quand elle avait renouvelé ses espérances. Des espérances ! non, Michel n’en avait pas. Il était trop timide pour cela, trop sincère, d’ailleurs, pour ne les pas montrer s’il les avait eues, et trop consciencieux pour tramer un complot de séduction patiente. Il voulait la voir et causer avec elle, uniquement parce qu’il avait besoin de ce bonheur, parce qu’il aimait Lucie. Michel croyait être seul à connaître son amour et à l’éprouver. Il se croyait encore le droit de ne compter en cela qu’avec lui-même. Pouvait-il ignorer cependant qu’on jasait à Chavagny de son intimité avec Mlle Bertin ? Sans le savoir, elle se répondit : Oui, certainement, il l’ignore ; car, plutôt que de me nuire, il quitterait le pays. Depuis quelque temps il vivait toujours seul. Puis elle avait en lui une confiance absolue, qui n’était point seulement instinctive, car l’ensemble des paroles, de l’accent, de la physionomie surtout, et de l’enfantement des idées, crée une connaissance de l’être plus profonde et plus sûre que la moralité d’actions, souvent moins directes et moins spontanées. En lui seul éclataient cette jeunesse de l’âme et cette noblesse de sentiments ; il était le seul dont l’intelligent égoïsme s’élançât ardemment en dehors de lui-même. Ah ! qu’il y aurait de bonheur à le rendre heureux ! à recevoir ses épanchements naïfs et enthousiastes ! Aimable, bon, juste et fort, comment n’avait-on pas le droit de l’aimer ? Avec lui, avec un avenir moral et intellectuel créé par une famille nouvelle, le travail, si rebutant quand il n’a pour objet que les nécessités d’une existence au jour le jour, le travail aurait au contraire des charmes infinis. Au milieu des semailles, déjà l’imagination cueille les fruits de la récolte, et quand on travaille l’un pour l’autre, le partage de la fatigue n’est-il pas aussi doux que celui de la joie ? En ajoutant au terrain de M. Bertin celui de la mère Françoise, Michel aurait assez d’ouvrage pour s’occuper tout le long de l’année. Il n’était jamais bien loin, elle pouvait l’aider, ou travailler près de lui. Mais quel rêve insensé ! Non, mais impossible !

Elle revint à la maison. De temps en temps elle regardait l’heure et voyait avec saisissement approcher la fin du jour. Que dirait-elle à Michel ? Quelle serait devant lui son attitude ? Sous prétexte d’amitié, aller à un rendez-vous secret, était-ce bien sérieux ? Qu’avaient-ils à se dire, s’il ne s’agissait pas entre eux d’une entente profonde et de projets d’avenir ?

Enfin, où conduisait-elle Michel, en secondant un amour qu’elle ne voulait pas accepter ?

— Ah ! que je suis lâche, s’écriait-elle. Je reconnais que l’opinion est injuste et mauvaise, et je m’y soumets. Je sacrifie ce que j’aime le plus à ce que je méprise. Hier, ma religion était l’amour ; aujourd’hui me voilà courbée encore devant l’orgueil, auquel je ne crois plus. J’osais prendre en pitié Mlle de Parmaillan, j’étais indignée ; cependant elle, qui est sincère, est bien plus forte et plus digne que moi.

Mais ce n’est pas de pureté, ni de droiture, ni de vérité qu’il s’agit pour conquérir les hommes. Il s’agit d’être la croyance officielle, rien de plus.

Peut-être ce qu’il y avait surtout au fond des hésitations de Mlle Bertin, c’était une lacune dans son amour et dans sa confiance. Elle n’avait pas été pendant vingt ans fille de la vieille bourgeoisie pour devenir tout à coup la fille seulement de l’humanité. Par moments, la blouse du paysan voilait un peu le front du jeune homme. Sans s’en rendre compte, elle avait peur de quelque vulgarité.

Puis l’orgueil vivait toujours. Elle se disait : Ah ! s’il était possible que demain, au su de tout le monde, j’eusse à refuser l’alliance de quelque Gavel, jeune, riche et beau, après-demain j’épouserais Michel.

La plupart des dévouements humains ne sont que l’achat coûteux d’une auréole.

Vers huit heures, la lune, éclairant largement le ciel, nuançait la terre de grandes lumières et de grandes ombres.

— Tu devrais te coucher, Lucie, plutôt que de sortir, puisque tu as été malade aujourd’hui.

— Mais je suis très-bien à présent, maman. C’est peut-être l’excessive chaleur qui me rend malade. On commence à respirer ; il fait si beau ! je vais faire le tour de la prée.

Elle sortit en effet du côté de la prairie ; puis elle passa furtivement dans le jardin par une trouée dans la haie. Depuis un mois, d’ailleurs, Mme Bertin ne pensait plus à Michel.

Michel était dans le bosquet.

— Ah ! vous voilà, dit-il, j’avais peur ! Je croyais que vous ne viendriez pas. Mais vous voilà ! que vous êtes bonne, mam’zelle Lucie !

Elle répondit : Je vous l’avais promis.

— Oh ! ce n’était point à vous que je m’en prenais ! Mais je pensais qu’on vous empêcherait peut-être de sortir, que vous seriez peut-être malade, enfin je ne pouvais pas croire que je vous verrais, parce que c’était trop de bonheur ! À présent, quand j’ai grand désir de quelque chose, il me semble que ça n’arrivera pas. Je n’étais pas comme ça autrefois, mam’zelle Lucie, mais depuis six semaines, le chagrin a bien su me trouver.

Il parut à Lucie qu’elle ne pouvait, sans contracter un engagement tacite, accepter ces épanchements.

— Vous êtes toujours d’une exaltation ! dit-elle.

— Vous trouvez ? répondit-il avec tristesse, eh bien ! apprenez-moi comment il faut être pour que vous ne trouviez pas à redire en moi.

— Oui, vous êtes trop exalté, reprit Lucie. Vous portez en toutes choses une extrême vivacité. Moi, cela m’étonne et m’inquiète. On dit que ce qui est si vif est peu durable.

— Ce n’est pas vrai ! s’écria-t-il, et ce n’est pas vous qui pensez cela, mam’zelle Lucie. Ah ! je connais bien la sagesse des vieux de chez nous, allez ! qui sont toujours à conseiller de ne rien faire, et de ne rien dire, et de ne pas bouger. Les vieux de chez vous, c’est la même chose ! et il y en a partout des jeunes qui prennent ça pour vrai ; mais ils ont tort, mam’zelle Lucie. Le bien, ça n’est pas un mélange de tout, un peu de ceci, un peu de cela, et puis quelque autre chose ; non, c’est le bien tout net, et le mal, c’est le mal. Et quand je les vois l’un ou l’autre comme ils sont, ma foi, je tourne le dos, ou bien j’y cours vite et de tout mon cœur, sans m’inquiéter de ce que disent-les gens. Vous croyez que beaucoup aimer ça veut dire qu’on n’aimera plus ! Ah ! mam’zelle Lucie, les fontaines coulent depuis que le monde est monde, et elles ont toujours de l’eau !

— Mais nous ne sommes pas inépuisables, nous, dit-elle en souriant, nous changeons beaucoup, vous le savez.

— Non, il ne me semble point, répliqua-t-il. L’homme, c’est vrai, n’est plus pareil à l’enfant ; mais pourtant c’est bien le même. Le petit poirier que nous avons planté ce printemps, mam’zelle Lucie, dans vingt ans sera bien changé ; mais ça sera toujours la même essence et le même fruit. Il y a les gelées, le mauvais vent, le soleil, la rosée, qui lui feront donner de bonnes récoltes ou de mauvaises ; pas moins c’est un arbre qui portera toujours des poires âcres ou des poires fondantes, suivant le pépin.

— Cela signifie, reprit-elle en cachant son tremblement intérieur sous un enjouement affecté, que vous êtes un arbre de la meilleure essence, et que vous porterez malgré vous de bons fruits toute votre vie, n’est-ce pas ?

— Ça signifie, répondit Michel d’une voix entrecoupée, que je vous aimerai toujours. C’est aussi vrai qu’il est vrai que je suis vivant tout à l’heure et que nous sommes là tous deux. Pour ce qui est de bien faire, je n’en suis pas sûr, mais je sais que j’en ai la grande volonté, selon ma connaissance, et il me semble que je saurai bien faire tant que vous m’aimerez.

— Je vous crois ! dit Lucie trop émue pour continuer de railler, je vous crois, Michel, et j’accepte votre amitié comme la consolation et le meilleur bonheur de toute ma vie. Et, le regardant avec des yeux humides, elle lui tendit la main. La lumière de la lune, qui pénétrait par en haut dans le bosquet, éclairait leurs visages. Michel saisit la main de la jeune fille, et au lieu de la serrer seulement, il la couvrit de baisers en se jetant à genoux, et s’écriant hors de lui-même :

— Oui, toute mon amitié ! tout mon cœur ! tout moi ! Je suis à vous, Lucie, tout à vous, et toujours !

Elle s’abandonna un instant au bonheur d’entendre Michel lui parler ainsi. Puis elle frémit. Un instant de plus, je suis engagée à jamais, se dit-elle. Le oui et le non se choquèrent dans son âme comme deux éclairs.

— Non ! non ! puisque j’hésite encore, je ne dois pas… je n’ai pas même le droit de lui dire que je l’aime ! — Et elle se leva.

— Michel ! vous n’êtes pas convenable avec moi !

Il resta muet, immobile, atterré.

— Adieu, ajouta-t-elle en voulant s’éloigner.

Il poussa une exclamation de désespoir, et les mains jointes, il se traîna vers elle.

— Pardonnez-moi ! oh ! pardonnez-moi ! Je suis fou, des fois, mam’zelle Lucie. Je me suis manqué tout à l’heure ; mais, si vous saviez combien j’ai de courage quelquefois ! Pardonnez-moi ! et vous n’aurez plus à me blâmer, je vous le jure !

— Puis-je me fier à vous ? murmura-t-elle.

— Oui ! Vous le pouvez ! dit-il en se relevant avec fierté. Je vous en fais le serment, à vous ! et je le tiendrai ! Ayez confiance en moi, mam’zelle Lucie.

— Eh bien, dit-elle, au revoir !

— Ah ! vous partez !

— Oui, Michel, écoutez-moi. C’est une chose grave et qui me blesse, que nous devions ainsi nous voir à l’insu de ma famille et de tout le monde. Je veux songer à cela. Je veux tâcher qu’il en soit autrement. Songez-y de votre côté. Nous nous reverrons dans huit jours.

Il répéta tristement :

— Dans huit jours !

— Oui, Michel, au revoir !

— Au revoir ! mam’zelle Lucie.

— Ah ! c’est moi qui l’ai chassée par mes folies, se dit le pauvre garçon en se jetant sur le banc que Lucie avait occupé. Hélas ! mon Dieu ! Tantôt du bonheur à en étouffer ! tantôt de la peine à en mourir ! Oh ! ça ne peut pas durer ainsi ! non, ça me tuerait à la fin !

Eh bien, tant pis ! ça durera tant qu’elle voudra. Je lui ai fait un serment. Si je meurs, elle ne saura pas pourquoi, et m’en pleurera mieux. Oh ! murmurait-il en étreignant le banc, et en l’inondant de ses larmes, oh ! faut-il tant aimer !

Lucie, maintenant qu’elle n’était plus intimidée par la présence de Michel, sentait son cœur plein d’une folle tendresse. Elle faillit revenir sur ses pas, et lui dire… mais elle n’osa. Nous sommes fous ! pensa-t-elle ensuite. S’il ne m’aimait pas tant, il se rirait de moi ; car un enfant lui-même dirait en nous voyant l’un en présence de l’autre : Voilà des amoureux !




XVI


— Eh ! bonjour, mère Jeanne, disait Mme Bertin à une vieille paysanne qui pénétrait dans la cour, portant au bras un panier recouvert de linge blanc. C’est une nouveauté que de vous voir.

— Seigneur ! m’ame Bertin, y a si loin de chez vous chez nous ! je suis tout à la nage, au moins. C’est M. Gorin qui m’a commandé de vous apporter ça. — Elle découvrit de magnifiques cerises rouges et blanches, grosses comme des noix.

— Eh vraiment ! M. Gorin est bien honnête. Entrez donc, mère Jeanne ; vous boirez un verre de vin.

En disant celle dernière phrase, Mme Bertin regardait Lucie, qui venait de paraître sur le seuil, et ses yeux demandaient avec inquiétude : en avons-nous bien encore ?

Lucie alla interroger le tonneau ; mais elle n’obtint que de la lie. Elle rentra dans le salon en disant :

— Un verre d’eau sucrée, mère Jeanne, vous rafraîchirait mieux.

— Merci bien, mam’zelle, tout au contraire. J’ai pas accoutumé ça. Un petit doigt de vin me relèvera le cœur.

Alors Lucie déboucha la dernière bouteille de vin rouge qui restait pour Clarisse, et mettant un verre devant la paysanne, elle versa lentement… jusqu’au moment où la mère Jeanne, qui faisait semblant de n’y pas regarder, se retournant enfin, s’écria :

— Eh, mam’zelle, bon Dieu ! comme vous y allez !

Mais le verre était plein.

— À vot’santé, m’ame Bertin et la compagnie !

— À votre santé, mère Jeanne ! répéta Mme Bertin, qui murmurait en elle-même : Grand bien lui fasse ! mais c’est la santé de ma pauvre fille qu’elle me boit là. Clarisse aurait eu de ce verre pour toute la journée.

— Heum ! c’est du bon ! dit la vieille en posant le verre.

— Je crois bien ! répondit Mme Bertin avec amertume. Et tandis qu’elle adressait à la mère Jeanne un banal sourire, elle disait mentalement :

— Il faut que cette vieille se grise dans la cave de son maître pour avaler si bien un verre de vin !

Quand la Jeanne fut partie.

— Décidément, dit Mme Bertin, M. Gorin a des intentions.

— Est-il possible ? répondit Lucie. Nous ne nous attendions guère à cet affront-là. Tu te trompes, maman. Ce doit être quelque autre chose. Je le crois incapable de s’attaquer à une fille sans dot.

— Tu le juges peut-être mal, reprit Mme Bertin. Il ne faut pas être si dédaigneuse, ma pauvre Lucie. La fierté n’a jamais nourri personne. Après tout, il est d’une bonne famille.

— Ce qui ne l’empêche pas, maman, d’être mauvais et grossier.

— Il est d’une bonne famille, c’est vrai, dit Clarisse, mais il manque d’éducation.

— Mais il possède une soixantaine de mille francs déjà, mes chères petites, et il en gagnera peut-être deux fois autant. Ses enfants seront de beaux messieurs quelque jour.

— Nous attendrons que ses enfants soient bons à marier, dit en riant Lucie.

— Bien, bien, vous resterez filles. Le désintéressement et l’amour pur ne sont plus de ce temps, voyez-vous. Il n’y faut pas compter, mes enfants, la vertu n’a plus de récompense que dans le ciel.

Une larme vint à l’œil de Mme Bertin.

— Comme cela tu le refuserais, dit-elle en s’adressant à Lucie.

— Oui, maman.

— Toi qui aimes tant la campagne, cependant. Je te croyais moins fière que ta sœur.

— Oh ! je n’ai pas de fierté du tout, répondit-elle en rougissant. Mais je me respecte assez pour ne pas vouloir être la femme de M. Gorin.

D’une voix timide elle ajouta :

— Il serait plus honorable pour moi d’épouser un paysan intelligent et honnête.

— Je ne sais pas où elle va prendre ce qu’elle dit, s’écria Clarisse indignée.

— Ta sœur dit cela comme une maxime de philosophie, observa la mère.

— Ah ! à la bonne heure.

— Eh, grand Dieu ! s’écrie Mme Bertin en regardant par la fenêtre, voici M. Gavel et M. Bourdon maintenant. Et votre père qui est à la pêche, et puis, nous avons une jolie toilette pour les recevoir. Allons, je me sacrifie, mesdemoiselles, allez vite vous arranger un peu.

Clarisse en hâte s’esquive, mais Lucie reste immobile à sa place.

— Eh quoi, tu ne cours pas ?… lui dit sa mère.

— Non, maman, cette toilette-là est assez bonne pour M. Gavel.

Ils entraient. Mme Bertin fait quelques pas au-devant d’eux, le sourire sur les lèvres, en attachant les galons de son tablier des dimanches, qu’elle vient de mettre par-dessus l’autre ; mais celui-ci, plus long, dépasse de deux pouces au moins.

— Monsieur ! nous sommes très-flattées de votre visite, dit-elle à Gavel en lui adressant une révérence profonde.

— Madame, répond Gavel, c’est la visite d’un futur parent, très-heureux de faire bientôt partie de votre famille.

Lucie ne s’occupe guère que de son oncle ; mais celui-ci cause avecMme Bertin, et elle est forcée de répondre à M. Gavel, qui s’adresse à elle avec des amabilités de frère et d’ami.

— Laissez-moi vous avouer, lui dit-il, que je suis fier d’une aimable cousine, et j’espère vivement, de concert avec Mlle Aurélie, vous recevoir chez moi l’hiver prochain.

Et comme la jeune fille répond par un refus, il sourit et réplique :

— Vous êtes injuste de me traiter en étranger, quand mes sentiments sont déjà ceux d’un parent affectueux. Au reste, cette grâce que vous me refusez, elle est accordée à votre insu.

— Comment cela ? demande Lucie.

— On a disposé de vous sans votre consentement. Je vois que M. Bertin est un père barbare ; mais comme vous n’êtes condamnée qu’à des fêtes et à des succès, permettez-moi de ne pas vous plaindre, moi surtout, qui profiterai si agréablement de votre malheur !

Lucie rougit, car elle devine l’intention cachée sous ce projet. Son père a le fol espoir de lui procurer un mariage en la faisant paraître dans le monde. Elle se promet de n’y pas consentir, et répond évasivement à M. Gavel.

Cependant les paroles aimables de l’ingénieur, son ton respectueux, ses regards animés, tout en lui dit si flatteusement à Lucie : Vous êtes charmante ! que, malgré qu’elle en ait, elle ne sait comment faire pour être sèche et froide avec lui.

— Je venais aussi, dit M. Bourdon, vous engager à la fête de ma femme, qui a lieu demain. Vous savez, c’est sainte Claire. Mme Bourdon sera étonnée… comme à l’ordinaire. Elle a déjà donné ses ordres pour le repas. Grimaud lira un nouveau quatrain de sa façon et nous jouerons après dîner un joli proverbe. Vous viendrez, n’est-ce pas ?

— Certainement, répond Mme Bertin. Nous ne laisserons pas échapper cette occasion, mon cousin, d’unir nos vœux aux vôtres pour la prospérité de celle qui… qui…

— Eh bien ! je compte sur vous, dit M. Bourdon en se levant. À demain donc. Lucie, tu auras un rôle dans mon proverbe. Adieu, mesdames !

— Comment ferons-nous, dit Mme Bertin à Lucie, pendant que Clarisse est allée quitter la robe prise en l’honneur de M. Gavel, comment ferons-nous, ma pauvre Lucie, pour apprendre à ton oncle que le vin rouge est fini ? Clarisse pourtant ne peut s’en passer. Devant M. Gavel, je n’ai pas osé dire la moindre des choses à cet égard.

— Est-il absolument impossible d’en acheter d’autre ? demanda Lucie.

— Ah ! ma pauvre enfant, que dis-tu ? L’argent de notre foin a passé tout entier en emplâtres, en sirops, en sucre et en flanelle. Puis, il a bien fallu payer le cordonnier pour avoir d’autres souliers. Enfin, il n’y a plus rien que le reste des huit francs que tu as reçus de Poitiers pour tes broderies.

— Je vais en envoyer d’autres, maman.

— Hélas ! tu te fatigues trop. Et puis, est-ce qu’on peut acheter un tonneau de vin rouge avec quelques francs ? Tiens, voilà comment je m’y prendrai : je prierai ton oncle de nous céder une trentaine de bouteilles de son vin de Saintonge, en lui disant que tu rembourseras cela peu à peu sur le prix de tes broderies. Il n’aura pas le cœur de te faire payer.

Après un silence, elle ajouta : Il y aura demain au dîner beaucoup de biscuits et de gâteaux. Je prendrai de tout ce qu’on m’offrira, et je le glisserai adroitement dans ma poche. Tu devrais en faire autant, Lucie. Il n’y a plus que ces friandises qui donnent envie de manger à cette pauvre Clarisse. Je t’assure qu’en causant, personne n’y fera attention. Eh bien ! tu ne me réponds pas ?

— Oui, maman ! dit Lucie en détournant la tête, pour cacher des larmes brûlantes qui roulaient sur sa joue.

Le lendemain, comme les Bertin arrivaient tous les quatre au logis dans la première cour, appelée cour de la Ferme, ils rencontrèrent Michel conduisant un attelage. Il les salua du geste et de la voix. Mme Bertin et Clarisse passèrent sans le voir.

— Bonjour, mon garçon, dit M. Bertin, qui s’arrêta en voyant s’arrêter Lucie.

Elle n’avait pas voulu passer devant Michel comme devant le premier venu.

— Bonjour, Michel ! dit-elle en tournant vers lui son doux visage, rose d’émotion. Vous êtes donc ici en journée ?

— Oui, mam’zelle Lucie. J’y suis depuis huit jours. Je vas où l’on me demande.

— Eh mais, dit M. Bertin, est-ce que tu ne pourrais pas venir faire la moisson chez nous ? Voilà les blés qui jaunissent.

— Oui, M. Bertin ! de grand cœur ! à vot’ service quand vous voudrez.

— Bien ! bien ! dit le père de Lucie, qui n’était pas habitué à tant d’empressement ; car on se défiait du paiement avec lui, et la plupart des journaliers qu’il demandait refusaient avec d’honnêtes prétextes. C’est bien, mon garçon. J’en chercherai encore deux ou trois autres, car il faut s’y prendre de bonne heure avec les gens d’ici.

— Je vous les trouverai, moi, si vous voulez, M. Bertin, sans vous donner tant de peine.

— Eh bien ! ma foi, puisque tu es si obligeant, mon cher Michel, ça me fera plaisir. — Ce Michel est vraiment le plus honnête et le plus aimable garçon de Chavagny, dit M. Bertin à sa fille, en entrant avec elle dans la cour d’honneur.

Ils trouvèrent toute la société réunie après du rondpoint. C’était M. et Mme Bourdon, Aurélie, M. Gavel, Mlle Boc, le curé, M. Grimaud et le médecin Jaccarty.

— Nous allons dans l’allée des Acacias jusqu’au champ de seigle, dit M. Bourdon. Venez-vous ?

— Je veux bien ! répondirent à la fois M. Bertin et Lucie.

— Clarisse est fatiguée, allégua Mme Bertin. Nous irons toutes les deux nous reposer à la maison.

Après quelques cérémonies, Mme Bourdon les accompagna, et le reste de la société, se divisant par groupes, se mit en marche pour l’allée des Acacias, en traversant la première cour. M. Bourdon marchait devant, avec le médecin et M. Grimaud. Lucie venait ensuite, avec sa cousine et M. Gavel. Mlle Boc, M. Bertin et M. le curé causaient ensemble et tous les trois à la fois par derrière.

Ils passèrent ainsi devant Michel qui, assisté de deux autres hommes, déchargeait le char de seigle. Il était à ce moment près des chevaux. En apercevant Mlle Bertin, il souleva son chapeau, et celle-ci, tout en répondant à M. Gavel, qui l’interpellait, salua Michel avec un sourire, et d’un regard affectueux.

M. Gavel, ayant suivi la direction des yeux de Lucie, reconnut aussitôt Michel, et laissant échapper une exclamation, il s’avança vivement vers lui.

La rencontre de ces deux hommes rappela immédiatement à tout le monde un drame trop récent pour être oublié. Les personnes qui entouraient Gavel s’arrêtèrent. Le paysan qui, debout sur sa charrette, engrangeait les gerbes, s’appuya, pour regarder, sur sa fourche de fer, et par la fenêtre de la grange une autre tête curieuse se montra. Sans bien savoir pourquoi, Lucie eut un serrement de cœur.

— Je vous dois une grande reconnaissance, Michel, dit M. Gavel, et j’espère que vous me mettrez à même de vous payer quelque jour une faible partie de ma dette. Vous avez refusé les propositions de M. Bourdon ; j’espère que je viendrai à bout de vous faire accepter les miennes.

Ces paroles étaient dites à demi-voix, et Lucie les devina plutôt qu’elle ne les entendit. Chacun, sans oser s’approcher, tendait l’oreille, et M. Bourdon, qui s’était retourné, paraissait inquiet et impatient.

— Vous ne me devez rien, monsieur, répliqua Michel, dont la figure s’était contractée d’une expression répulsive et fière ; j’ai fait ce que je devais faire, et personne n’a le droit de me récompenser pour ça.

— Venez-vous, Gavel ? dit M. Bourdon, qui se remit en marche, afin d’entraîner tout le monde. Vous causerez avec ce jeune homme une autre fois.

Mais une maladresse commencée doit s’achever inévitablement.

— Eh bien ! soit, dit Gavel, incapable de deviner les sentiments de Michel à son égard, et qui, ne connaissant ni le caractère, ni les habitudes des paysans, prit la rudesse de Michel pour une grossièreté native ; nous causerons de cela plus tard ; mais, en attendant, Michel, tenez-moi toujours et partout comme votre obligé.

En même temps, avec une aisance et une noblesse qui l’édifiaient lui-même, il tendit la main au jeune paysan.

Michel pâlit, fronça légèrement les sourcils et laissa pendre sa main immobile à son côté.

— Michel ! s’écria d’un ton de colère M. Bourdon.

— Eh quoi ! vous me refusez ? dit Gavel stupéfait.

— Oui, M. Gavel, dit le jeune paysan sans élever la voix, mais si nettement que tout le monde entendit ; je ne peux pas vous donner la main, parce que je ne fais cette amitié-là qu’aux honnêtes gens.

— Ce jeune homme est fou ! s’écria Gavel plein de trouble, en se rejetant vivement dans le groupe des bourgeois. Oui, ce jeune homme est fou ! répétait-il éperdu, sans pouvoir reprendre possession de lui-même, tant l’avait étourdi un coup si imprévu.

— C’est plus que de la folie, dit Aurélie très-émue, c’est une horrible insolence ! Et que peut avoir à vous reprocher ce misérable paysan ?

— Vous savez, répondit Gavel, si pâle qu’il devait faire des efforts pour se soutenir, et qu’Aurélie n’hésita pas à lui offrir son bras, vous savez… ce guet-apens… dans la forêt, pour m’extorquer de l’argent, sous un odieux prétexte… M. Bourdon vous a raconté cela.

— Ah oui ! dit Aurélie dont la figure s’assombrit.

— Eh bien, j’ai cru que Michel m’avait sauvé la vie ; mais sans doute il était de connivence avec les autres brigands ; en voilà la preuve, n’est-ce pas ?

— Ce que je ne puis comprendre, reprit Aurélie, c’est que vous et mon père ayez pu renoncer à poursuivre cette affaire. Il faut que ce misérable soit insensé ! proféra-t-elle avec un élan de haine, en se retournant vers Michel, dont elle était déjà loin ; car ils avaient marché, tout en échangeant ces paroles.

M. Bourdon et ceux qui l’accompagnaient quittaient déjà la cour. Sans doute M. Bourdon, malgré sa colère, avait jugé prudent de ne pas donner plus d’éclat par son intervention à cet incident si net, si inattaquable et si foudroyant. Lucie, profondément émue, avait suivi machinalement Aurélie ; mais au bout de quelques pas, elle rougit de rester en compagnie de ceux qui injuriaient Michel pour sa noblesse et pour son courage, et elle s’arrêta, laissant passer devant elle ceux qui la suivaient.

— C’est une indignité, mes chers messieurs, disait Mlle Boc. On aurait dû mettre ce drôle à la porte. Quel effronté !

— Ma foi, c’est un gaillard qui n’a pas froid aux yeux ! répondit M. Bertin. Et le prêtre ajouta :

— Voilà les gens du siècle ! il n’y a plus d’autorité !

— Est-ce que tu retournes à la maison, Lucie ? demanda M. Bertin.

— Oui, papa, répondit-elle.

— Hein ! qu’en dites-vous, ma chère demoiselle ? lui cria la Boc à bout portant.

— Je dis qu’il a beaucoup de cœur, de courage et de dignité, répondit héroïquement Lucie.

— M. Gavel ? Je le crois bien ! Un autre aurait sauté sur ce petit misérable à coups de pied, et…

Mlle Boc s’interrompit en voyant que déjà Lucie était à dix pas, et se hâta de rejoindre M. Bertin et M. le curé pour leur achever sa phrase. Ils avaient tous disparu de la cour, lorsque Lucie, le cœur gros d’une émotion enthousiaste, arriva près de Michel. Il était encore un peu pâle, mais il avait repris son ton habituel, et disait à ses compagnons qui, tout émerveillés, l’entouraient :

— Assez causé, remettons-nous à l’ouvrage, et puisque vous trouvez que j’ai bien fait, à l’occasion faites-en autant. Comme ça, il n’y aurait peut-être pas tant d’orgueil chez les vauriens.

— Tu ferais mieux de t’en retourner chez toi, dit l’un.

— Par ma foi, je détalerais vite, ajouta l’autre.

— Non, dit Michel, je dois finir ma journée. Si M. Bourdon veut que je m’en aille, il me le fera dire, mais il me paiera ma journée entière auparavant.

— Est-il crâne ! reprit un des paysans. Ma foi, c’est comme ça qu’il faut faire, et moi je veux…

Il s’arrêta tout court en apercevant Lucie. Michel fit un pas vers la jeune fille.

— Vous les avez quittés ! lui dit-il avec des yeux rayonnants de joie ; vous n’avez pas voulu leur entendre dire du mal de moi ?

— Non, Michel, répondit-elle en lui serrant la main.

Les paysans regardaient ébahis.

— Vous êtes vraiment fort ! continua-t-elle en le regardant avec attendrissement. Vous valez mieux que moi !

— Ah mam’zelle Lucie ! s’écria-t-il avec protestation.

Gênée par les témoins qui l’entouraient, elle fit de la main un geste affirmatif, lui sourit et s’éloigna.

Elle se tint dans les jardins jusqu’au retour des promeneurs. Le dîner fut triste, ainsi que la soirée. On ne parla plus de l’incident et l’on s’efforçait d’être gai ; mais le souvenir de l’affront planait au-dessus de la fête et se lisait dans tous les yeux. Préoccupée comme les autres, Lucie l’était bien différemment. Ses yeux brillaient, et un beau sourire éclatait sur son visage.

— Qu’as-tu donc ? lui dit sa mère, un instant avant le dîner ; on dirait que tu viens de recevoir une bonne nouvelle. N’oublie pas ce que je t’ai dit pour les gâteaux.

À partir de ce moment, plus d’incertitude, plus d’hésitation, plus d’angoisses pour Lucie. Michel est assez noble et assez fort pour qu’elle se donne à lui sans honte et sans crainte. Maintenant, sa confiance est entière, elle bravera l’opinion. Elle sait bien qu’il faudra souffrir, mais elle détournera les yeux de l’insulte pour contempler dans son âme son amour et sa foi. Sous l’empire d’une conviction profonde, le courage n’est plus qu’un instinct, sauf pour les lâches. Mais un lâche croit-il ardemment ?

Lucie était pleine d’enthousiasme et de joie. Elle reprenait possession de la vie, et son bonheur à elle était en même temps celui de Michel. Seulement elle n’était pas libre ; de grandes difficultés lui barraient le chemin ; mais elle espéra de les surmonter.

Il s’agissait de faire consentir M. et Mme Bertin au mariage de leur fille avec un paysan. À première vue, cela était impossible. En y regardant bien, en analysant, avec une perspicacité qui lui vint subitement, le caractère de ses parents et les misères de leur existence, Lucie espéra de parvenir à son but avec beaucoup de persévérance et de temps. Mettrait-elle Michel dans la confidence ! Pourquoi lui voler ce bonheur ? Elle trouvait déjà son secret lourd à porter. Quelle force d’ailleurs n’y gagneraient-ils pas quand ils pourraient converger tous deux au même but et combiner les moyens de l’atteindre ! Puis, en pensant à l’ivresse de Michel quand elle lui dirait : Je vous aime, elle sentait son sœur défaillir.

Mais si l’amour et la raison ne pouvaient triompher de l’orgueil ? si tous les arguments et toutes les prières venaient échouer contre une opiniâtreté stupide ? Lucie ne le crut pas. D’ailleurs, se dit-elle, dans ce cas même, il vaudrait mieux être deux pour souffrir et se résigner. Seul, ne souffrirait-il pas davantage, puisqu’il m’aime !

Rompre avec ses parents pour épouser Michel quand même, elle n’y songea pas. N’allaient-ils pas perdre leur fille aînée ? Ils étaient si malheureux dans leur misère enjolivée d’orgueil ! Ils avaient bercé de tant de douceur et de mansuétude l’enfance et la jeunesse de Lucie !

On a trop exalté dans la première moitié de ce siècle la fatalité de l’amour. Déclarée irrésistible et divine, la passion a justifié trop d’égarements. La recherche du vrai, souvent tortueuse et aveuglée, s’est donnée comme révélation, et tout cela n’a fait peut-être que raffermir l’attachement aux erreurs traditionnelles par l’horreur et l’effroi d’un mal nouveau. Quoique plus sensuels, les Grecs étaient plus religieux lorsqu’ils faisaient mourir Biblis plutôt que d’absoudre l’inceste, qui eût été chez eux la source d’un débordement immense. Peut-être l’Orient est-il la patrie des passions fatales, toujours exceptionnelles cependant ; mais ce n’est chez nous, surtout en ces temps, qu’un luxe nouveau ; car notre époque est adonnée surtout aux spéculations de l’intelligence. Superstition, routine ou raisonnement résument l’histoire actuelle, dans ses causes ; mais il n’y a plus de fatalité.

Lucie aimait avec toute l’énergie et tout le charme qu’une âme pure et vierge peut mettre dans l’amour. Cependant elle n’éprouvait point de passion irrésistible, et si quelque loi sacrée eût condamné son mariage avec Michel, assurément elle eût obéi ; car un sentiment vrai ne s’élève pas contre les lois légitimes du sentiment.

Aussi intelligente qu’aimante, avant de s’engager, elle se demanda solennellement à elle-même si jamais, en aucune occasion, elle aurait la faiblesse de rougir de Michel. Cela est impossible dans les choses graves, se répondit-elle, où il se montrera toujours supérieur et droit ; quant aux petites choses, l’acte lui-même de mon mariage, ce défi public donné à l’opinion, devra me guérir à jamais de toute vanité bourgeoise. Enfin j’accepte, en épousant Michel, en même temps qu’une vie d’amour, une vie de travail. Mais ne suis-je pas déjà condamnée au travail le plus morne et le plus assidu ? Et si l’on disait au prisonnier cellulaire : Viens à l’atelier ! ne se lèverait-il pas avec joie ? Le travail fécond, au sein de la nature, couronné de fleurs et de fruits, je l’aime ! Avec Michel, ce ne sera qu’une des formes de notre bonheur.

Elle ne s’occupa plus désormais que des moyens de s’entendre avec son amant ; puis d’obtenir le consentement de son père et de sa mère.

Le lendemain, dans la journée, elle se promena quelque temps au jardin, entra dans le bosquet, et regarda furtivement par-dessus la haie. Michel ne travaillait pas chez lui.

Maintenant elle le cherchait, — non sans rougeur et sans que le cœur lui battît bien fort. — Pourquoi le désir est-il ainsi mêlé de crainte dans l’amour, sinon pour que l’amour réunisse les plus vifs sentiments de l’âme ? Et c’est à cause de cette complexité sans doute qu’il nous possède tout entiers.

Elle retourna le soir au bosquet, dès que la nuit fut venue. Quatre jours cependant devaient encore s’écouler jusqu’au rendez-vous. Mais en entrant, elle vit une ombre s’agiter dans le crépuscule ; un léger cri lui échappa.

— Je vous ai fait peur ! mam’zelle Lucie ; pardonnez-moi.

— Ah ! c’est vous, Michel, qui êtes là ?

— Je vous demande pardon, mam’zelle Lucie. Je ne savais pas que vous viendriez.

— Et si vous l’aviez su, vous m’auriez donc évitée, Michel ?

— Ah ! si vous n’êtes pas fâchée que je sois là ?…

— Fâchée ! ne serions-nous plus amis ? Nous le sommes plus que jamais. Je vous estimais bien, Michel, mais votre conduite d’hier fait que je suis fière de votre amitié. En général, tout le monde est lâche vis-à-vis des méchants impunis. Vous, Michel, vous êtes fort autant que vous êtes bon.

La voix de la jeune fille était profondément émue. Michel s’écria :

— Vous me récompensez trop ! Ce que j’ai fait ne vaut pas ce que vous me dites, chère mam’zelle Lucie. Comment aurais-je pu lui donner la main ? Un homme que j’ai vu se sauver en abandonnant une pauvre fille aux injures et aux coups ! Non, ça ne se pouvait pas. C’était bien simple, mam’zelle Lucie.

— Vous ne voulez donc pas de mes éloges et de mon admiration ? dit-elle.

— Oh si ! j’en veux ! Je ne demanderais que d’avoir tous les jours une chose bien grande et bien difficile à faire pour que vous me parliez tous les jours comme à présent.

— Que vous êtes ambitieux, Michel ! Et que vous êtes enfant ! ajouta-t-elle en se penchant vers lui. Cette estime et cette affection que j’ai pour vous, n’est-ce pas maintenant pour toute la vie ?

— Ah ! mam’zelle Lucie ! s’écria-t-il en se levant, et après avoir fait quelques pas avec agitation, il alla s’asseoir sur l’autre banc vis-à-vis d’elle. Je ne vous réponds quasiment rien, reprit-il, pour tout ce que vous me dites. C’est pas de l’ingratitude, allez, c’est que mon cœur m’étouffe au contraire. Le plus grand bonheur que je puisse avoir, vous me le donnez.

— Le plus grand ! répéta-t-elle d’une voix tremblante ; vous devez attendre bien plus… dans la vie.

— Non, rien de plus ! répondit-il.

Lucie n’osa répliquer. Elle était trop chaste et trop aimante pour savoir être coquette, bien qu’elle en eût la meilleure volonté. Ils se mirent donc à causer de choses indifférentes, avec beaucoup d’émotion ; assis en face l’un de l’autre, ils se penchaient, parlant à demi-voix, et quand leurs cheveux s’effleurèrent, Lucie fut la plus prompte à se retirer.

Après avoir quitté Michel, elle se dit : Il est trop timide et trop défiant de lui-même pour deviner jamais que je l’aime aussi. Et maintenant, il veille sur lui de toutes ses forces pour tenir le serment qu’il m’a fait l’autre jour. Comment faire ? Eh bien, lui dire tout simplement : Je sais que vous m’aimez d’amour, et moi aussi… Oh ! mais cela est impossible ! Oui, c’est le plus simple ; mais je ne pourrais pas.

Songeant ensuite à la vivacité passionnée de son jeune amant, elle sourit : Il faudra bien qu’il soit pris en défaut, reprit-elle, et il verra bien alors que je ne me fâche pas. — Elle retourna au jardin le lendemain soir, avant l’arrivée de Michel, et elle s’assit dans un coin, adossée contre le feuillage.

Il vint bientôt après, et, sans la voir, il s’arrêta près d’elle, en regardant par l’ouverture du bosquet dans l’allée. Lucie alors lui prit la main. Il étouffa un cri et faillit tomber à ses genoux ; mais il n’en fit rien et s’assit encore en face d’elle sur l’autre banc. Ils causèrent. De temps en temps, Lucie se disait : Si j’avais du courage… ce serait plus noble et plus franc. Mais elle n’en trouvait pas.

Elle le questionna sur sa vie de tous les jours, pensant qu’il avouerait peut-être un chagrin, dont elle demanderait la confidence. Mais elle n’obtint que des jugements pleins de tact et d’intelligence sur les personnes et les choses qu’il voyait.

Enfin, ils en vinrent à parler de Gène, et elle dit tout à coup :

— Vous ne songez donc point à l’épouser ?

— Non ! répondit-il.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? Ah ! s’écria-t-il avec rage, ça vous ferait plaisir, n’est-ce pas, de me voir marier.

— Non ! répondit-elle en tremblant.

— Non ! vous dites non ! Pourquoi ça ? Dites-le moi…

Peut-être le lui eût-elle dit tout bas, s’il eût été plus près d’elle ; ou du moins, elle eût penché son visage confus sur l’épaule de Michel, et, sans doute alors, il eût deviné, quand même elle n’eût rien dit. Mais ces mots terribles : parce que je vous aime, avaient deux pas à faire tout seuls avant d’arriver à lui, et le silence était là pour les entendre. Elle ne trouva pas de voix pour répondre, et Michel n’insista pas.

S’il avait fait jour, dans ces moments-là, rien qu’à se regarder pourtant, ils se seraient compris.

Elle le comblait de bonheurs qu’il subissait en silence, n’osant ni se plaindre, ni laisser éclater son ivresse ; et il n’eût pas su lui-même qui de la souffrance ou de la joie déchirait le mieux son cœur. C’étaient les plus doux mots d’affection ou d’estime, des confidences, des taquineries charmantes, pleines d’égalité. L’occasion arrivait souvent ; lui ne la voyait pas ou la fuyait ; elle, qui l’avait appelée, toute saisie de la voir, fermait les yeux, et l’occasion passait.

Une fois, confiant à Michel sa peine à l’égard de Clarisse, dont l’humeur et la santé empiraient chaque jour, elle prit dans ses deux mains la main robuste de son jeune ami, et tout en continuant de parler, elle la tenait ainsi doucement. Bientôt, elle sentit la main de Michel se retirer ; elle osa la retenir à son tour.

— Laissez-moi ! dit-il brusquement.

Elle se sentit envie de pleurer, et ne trouva rien à dire. Pourtant, c’était bien trop fort !

Le dimanche matin, après avoir fait sa toilette avec coquetterie, elle courut au jardin et cueillit une belle rose en passant dans l’allée. À peine était-elle près de la haie, qu’elle aperçut Michel de l’autre côté, un livre à la main. En se voyant, ils rougirent tous deux.

— Quel livre lisez-vous ? demanda Lucie.

— Le dernier que vous m’avez donné, l’Histoire des voyages.

— Où en êtes-vous ?

— Je ne sais pas, répondit-il, naïf et confus comme un écolier sincère.

— Ah ! c’est ainsi que vous lisez ! s’écria-t-elle en riant. Quel savant vous ferez un jour, Michel !

— Je ne peux plus lire, dit-il. Il n’y a pour moi sur les pages que du noir et du blanc, et, quand je veux m’y forcer, je lis les mots sans les comprendre.

— À quoi songez-vous donc ? reprit-elle en baissant les yeux.

Il ne répondit pas, et dit seulement une minute après :

— La belle rose que vous avez !

— Elle embaume ! dit-elle en respirant ; puis, par-dessus la haie, elle la lui tendit, toute chaude de son haleine. En rougissant, il la pressa sur ses lèvres, et la rendit à la jeune fille.

— Quoi ! dit-elle, plus rose que la fleur et d’une voix entrecoupée, vous ne la gardez pas ? En même temps, la refusant du geste, elle étendait la main…

Cette main disparut sous d’ardents baisers. Leur premier mot sans doute allait être un aveu, quand la porte du jardin s’ouvrit.

— Lucie ! appelait M. Bertin.

Elle tressaillit et s’élança vivement dans l’allée.

— Me voici ! dit-elle.

— Ah ! tu causais avec Michel, dit son père. Viens, j’ai à te parler. Il lui prit le bras, et, l’emmenant à quelques pas :

— Voyons ! demanda-t-il en regardant Lucie dans les yeux, veux-tu te marier ?

Elle rougit beaucoup.

— C’est clair ! dit le père. Aussi je suis bien sot d’aller faire à une fille une pareille question ! Mais à présent, dis-moi, veux-tu te marier avec M. Gorin ?

— Non ! non certainement ! s’écria-t-elle.

— Diable ! c’est encore plus clair. Pourtant, réfléchis un peu, ma chère petite. Tu sais ce que nous avons, rien du tout. Gorin n’est pas un jeune freluquet, galant et pomponné, j’en conviens ; il ne sait rien dire d’agréable ; il est sot, grossier, rapace, entêté comme une mule, vaniteux comme un paon ; mais, du reste, ce n’est pas un mauvais diable, et puis, c’est un homme habile : songe donc, il a déjà ramassé plus de soixante mille francs. Comment fait-il ? Je voudrais bien le savoir ; mais le diable m’emporte si j’y comprends rien. Enfin, c’est comme cela. Tu vois que ça mérite réflexion. Penses-y bien jusqu’à ce soir. Gorin doit venir chercher la réponse. Ma foi, si tu dis non, il sera bien attrapé.

— Il s’imaginait donc me combler de joie ? demanda fièrement Lucie.

— Parbleu ! il voulait que je disse oui tout de suite, comme si tu n’avais pas ton mot à donner là dedans. Et puis, il m’a compté tout ce qu’il avait en terres, en argent, en bœufs et en espérances. Et il m’a répété deux ou trois fois : — Voyez-vous, avec moi, votre fille aura toujours du pain sur la planche. Je comprends bien qu’il te déplaise, ma pauvre enfant ; mais il faut considérer l’avenir.

Elle se mit à rire.

— En quoi l’avenir serait-il moins triste avec lui que le présent ? demanda-t-elle.

— Tu feras comme il te plaira, ma chère petite, reprit le père. Je donnerais de mon sang pour te procurer un mari digne de toi ; mais ça n’y ferait rien. J’ai peur que tu ne restes vieille fille, et ça serait peut-être encore plus triste que d’épouser Gorin. Qu’en dis-tu ?

— Non, répondit Lucie. Mais qui sait ? Peut-être aurai-je un mari bon et aimable quelque jour. Alors mon cher père serait heureux, n’est-ce pas ? dit-elle en le regardant avec câlinerie.

— Ma foi, oui ! et si tu peux faire ce coup-là, je t’en serai bien reconnaissant. Allons, va causer avec ta mère, et n’oublie pas de réfléchir un peu jusqu’à ce soir.

Mme Bertin était fort embarrassée. Elle fit bien quelques phrases sur le pouvoir des charmes de Lucie, et sur la flamme de Gorin ; elle essaya bien de poétiser un peu ce dernier en le nommant un campagnard naïf et sincère, toutefois elle ne trouvait pas son affaire là dedans. Il n’y avait ni obstacles, ni persécutions, ni séductions d’aucune sorte, ni aucun prétexte à quoi que ce fût de romanesque et d’idéal. Mme Bertin (nous dévoilons ici ses plus secrètes pensées) avait mentalement fiancé Lucie avec son cousin Émile. Ils étaient faits l’un pour l’autre, à son avis ; du moins, la richesse et le rang d’Émile étaient faits pour convenir à la fille de Mme Bertin, qui n’oubliait jamais, comme tant d’autres romanciers, de gratifier négligemment ses héros des faveurs de la fortune. Ils n’y tenaient pas, certes, mais ils ne méritaient pas pour cela d’en être privés.

Comme, de la part des deux jeunes gens, aucun signe de préférence exclusive n’avait justifié cet arrangement secret, Mme Bertin le gardait enfoui au plus profond de ses rêveries. Elle ne put s’empêcher pourtant de s’écrier à cette occasion :

— Que dirait ton cousin de ce mariage ?

— Émile ? répliqua Lucie, assurément il se moquerait de moi !

C’était bien gai, tant que Mme Bertin ne trouva rien à dire. Un peu plus tard, elle reprit :

— Ma pauvre enfant, dans la position de fortune où nous sommes, ce mariage, malgré tout, serait un avenir pour toi. Et si tu n’as pas d’autre inclination… Elle regarda fixement Lucie qui rougit beaucoup. Elle aime son cousin ! J’en étais sûre ! pensa Mme Bertin. Ah ! ma chère fille ! dit-elle en l’embrassant, tu n’as point affaire à des parents cruels ! Et, quoi que tu décides, le vœu de ton cœur sera respecté !

Clarisse était livide et sombre. Elle ne parlait pas ; mais la contraction de ses traits et la rougeur des pommettes de ses joues décelaient le travail intérieur du mal qui la rongeait. Quelque vulgaire et presque offensante que fût pour sa sœur l’offre de ce mariage, elle n’avait jamais eu rien de semblable à repousser.

Ils allèrent comme de coutume passer l’après-midi chez les Bourdon. Après le dîner, M. Bertin devait retourner chez lui pour recevoir Gorin, et lui transmettre le refus de Lucie.

Au logis, ils trouvèrent Mlle Boc qui rayonnait. Elle embrassa Lucie et l’appela vingt fois ma mignonne. Mme Bertin se crut obligée à plus d’aménité qu’à l’ordinaire envers Mlle Boc, afin de la dédommager d’avance de la déception qu’elle allait partager avec son cousin. On évita de s’expliquer. Mme Bourdon, par moments, regardait Lucie d’un air froid et méprisant.

Aussitôt après le dîner, M. Bertin s’esquiva. On fit quelques tours de jardin ; on s’assit une demi-heure sous les arbres, puis, comme la fraîcheur du soir était pernicieuse pour Clarisse, les dames Bertin retournèrent chez elles à la nuit tombante. En approchant du cimetière, elles aperçurent au bout du chemin M. Bertin qui marchait à grands pas, comme impatient de leur arrivée, et qui, en les voyant, leur tourna le dos, et revint à la maison. Quand elles passèrent devant les Touron, assis au seuil de leur porte, elles les entendirent chuchoter entre eux.

À peine étaient-elles entrées, que la porte du corridor, poussée violemment, se fermait avec un fracas dont la maison retentit, et dont la pauvre malade fut ébranlée dans tout son être. Elle s’en plaignait, et Mme Bertin réclamait en disant :

— Je crois, Fortuné, que tu es fou ce soir ! Qu’as-tu donc à faire tant de tapage ?…

Quand M. Bertin, prenant brusquement Lucie par le bras, et l’amenant au milieu de la chambre, s’écria, rouge, irrité, flamboyant, l’œil ardent et la voix tonnante :

— M’expliquerez-vous, mademoiselle, de quelle nature sont vos relations avec ce drôle de Michel ?

Un silence complet répondit seul d’abord. La mère et la sœur étaient stupéfaites. Lucie respirait à peine. La parole de son père avait traversé son cœur comme un coup de poignard. Ce n’était pas ainsi que son cher secret devait être révélé.

— Tu outrages ta fille ! dit enfin Mme Bertin. Il y a longtemps que je connais ces bruits indignes. Ce sont des calomnies de Mlle Boc et des Touron. C’est M. Gorin qui t’aura dit ça par vengeance, n’est-ce pas ?

— Grand Dieu ! s’écria Clarisse, est-on malheureux de vivre ainsi parmi des gens de bas étage qui vous ravalent, rien qu’en s’occupant de vous !

— Répondras-tu ? cria M. Bertin à Lucie.

— Mais tu l’ahuris ! dit la mère. Lucie, voyons, réponds bien vite à ton père que tout cela est ridicule et plein de mensonge, et que tu n’as pas vu Michel depuis longtemps.

— Elle lui parlait ce matin devant moi, par-dessus la haie ! cria M. Bertin furieux. Sais-tu ce que m’a dit Gorin ? continua-t-il en se retournant vers sa femme, comme s’il eût voulu la dévorer elle-même ; écoute, et puis tu vanteras ta sainte de fille après, si tu veux. Il m’a dit :

— Tout le monde cause dans Chavagny de votre fille et de Michel. Moi, je crois bien qu’il n’y a pas de mal, puisque je l’ai demandée ; mais, la première défense que je lui aurais faite, une fois marié, c’aurait été de toucher tant seulement un mot à ce grand vilain gars. Si elle ne veut pas de moi, c’est parce qu’elle est affolée de lui. — J’ai pensé le battre, je l’ai poursuivi d’injures jusque dans le chemin, et, comme il criait aussi des bêtises, les Touron qui étaient sur leur porte, avec un des Barbet, sont accourus pour savoir ce que c’était, et Touron m’a dit, à moi parlant, entends-tu, ma femme ? il m’a dit : — J’osais pas vous en entretenir, monsieur Bertin, mais faut prendre garde à la jeunesse, voyez-vous. Promenez-vous un peu plus souvent à la brune dans votre jardin.

— C’est une honte ! s’écria Mme Bertin, qu’un père aille ainsi parler avec des gens de rien, dans la rue, sur le compte de sa fille. Tu autorises toi-même les calomnies, et, si elle est perdue de réputation, c’est à toi qu’il faudra s’en prendre. Mais réponds donc, Lucie ! réponds donc à ton père que tu n’as… que tu ne peux rien avoir de commun avec un paysan.

— Je l’aime ! dit-elle en relevant la tête avec résolution, bien qu’elle fût très-pâle et qu’elle fermât à demi les yeux.

M. Bertin se précipita sur Lucie en poussant un cri de rage ; la mère, courant au secours de sa fille, criait : Elle est folle ! Va-t’en, Lucie ! Laisse-la, Fortuné !

— Elle est folle ! répéta Clarisse, en tombant sur une chaise, à demi suffoquée.

— Dis que ça n’est pas vrai ! hurlait M. Bertin en serrant le bras de Lucie ; dis que c’est pour me braver, pour me mettre en colère ! à genoux, là, tout de suite, avoue que ce n’est pas vrai !

— C’est vrai ! dit la pauvre enfant d’une voix éteinte, mais courageuse, et si je l’aime, c’est qu’il est digne d’être aimé.

— Au nom du ciel ! tais-toi ! tais-toi ! répétait la mère. Malheureuse !

Par un violent effort, M. Bertin recula jusqu’à l’autre bout de la chambre pour ne point frapper sa fille, et presque aussitôt, poussant une nouvelle exclamation de fureur, il s’élança hors de la maison.

Lucie retrouva des forces pour courir après lui.

Elle ne s’était pas trompée : M. Bertin allait au jardin avec l’espoir d’y surprendre Michel. Quand elle arriva au milieu de l’allée, son père entrait déjà dans le bosquet, mais elle vit tout de suite à son attitude qu’il y était seul, et elle respira.

— Que viens-tu faire ici ? cria-t-il en la voyant. Viens-tu le chercher sous mes yeux ? Qu’il ose remettre les pieds chez moi, cet effronté coquin ! Je viendrai tous les soirs ici faire ma ronde avec mon fusil ! Et ce passage de la haie sera fermé dès demain ! Qu’il y vienne ! répétait-il en montrant le poing du côté de chez la Françoise, qu’il y vienne, ce beau Michel !

Lucie ne répondit rien. Il fallait que ce paroxysme s’épuisât de lui-même. Elle revint sur ses pas, et, rencontrant sa mère, elle se jeta dans ses bras. Mais, rassurée maintenant sur tes effets de la colère paternelle, sa mère la repoussa.

— Tu veux devenir notre honte, dit-elle, toi qui étais notre orgueil. Laisse-moi, tu n’es plus ma fille, puisque tu mens au sang que je t’ai donné.

La pauvre enfant se traîna dans sa chambre, l’âme et le corps brisés. Voilà, se disait-elle, voilà le commencement des tortures ! et par moments le courage et l’espoir l’abandonnaient, au début de cette voie douloureuse.

Mais alors elle pensait à Michel. Au milieu des ténèbres d’erreur et de vanité folle qui l’enveloppaient, ce rayon d’amour et de certitude l’éclairait et la consolait.

Toutefois ses pensées étaient à l’inquiétude plus qu’à la réflexion. Assise à sa fenêtre ouverte, elle écoutait et regardait à travers l’ombre dans le jardin, tremblant que Michel ne vînt et ne fût rencontré par son père qui allait et venait dans l’ailée à grands pas, heureusement peu soucieux de faire du bruit, car il soufflait bruyamment, et de temps en temps il se parlait à lui-même. La jeune fille se sentit rassurée par ces allures. Certes, son père ne songeait pas à exécuter sa terrible menace. Quoiqu’il fît nuit, elle distinguait à ses mouvements qu’il n’était pas armé. D’ailleurs Michel n’était pas un étourdi ; la présence de M. Bertin lui donnerait à penser. Il se tiendrait caché derrière la haie, sans doute, jusqu’à l’heure où il désespérerait de voir Lucie. Et qui sait ? peut-être y était-il déjà quand M. Bertin avait couru pour le surprendre ? Peut-être avait-il entendu ?

Mais prompt et gouverné par le sentiment comme l’était Michel, il pouvait devenir bien téméraire sous l’empire d’une inquiétude. Afin de lui montrer où elle était, et qu’elle n’était point malade, elle éclaira sa chambre, et passa plusieurs fois entre la fenêtre et la lumière. Quelque temps après, elle éteignit pour faire croire qu’elle était couchée, puis elle rouvrit doucement sa fenêtre, et prêta l’oreille de nouveau. Alors elle entendit la voix de sa mère qui pressait M. Bertin de rentrer. Cette voix plaintive et entrecoupée, dont le vent de la nuit lui apportait les sons, fit plus de mal à la pauvre fille que les rugissements de son père. Elle saisit çà et là ces mots : L’abîme de notre malheur !… Lucie est incapable… tu lui parleras demain… tu lui fais tort… Les Touron nous épient… dix heures…

Elle l’entraîna enfin ; mais il pouvait revenir. Inquiète encore, Lucie continua de veiller, penchée sur la fenêtre et la tête appuyée sur son bras, l’esprit plongé dans ces spéculations ardentes sur le problème de l’avenir, par lesquelles l’homme ne se lasse jamais d’interroger le silence. Elle ne s’était pas trompée : la porte du jardin fit entendre son craquement habituel, et les yeux de la jeune fille, faits à l’obscurité, reconnurent bientôt dans l’allée la forme épaisse de M. Bertin, qui cherchait vainement à rendre son pas léger. Il alla fureter dans le bosquet : elle respirait à peine ; mais aucun bruit n’eut lieu, et elle revit l’ombre massive errer dans les allées transversales. Enfin, il s’arrêta longtemps sous la fenêtre de Lucie, prêtant l’oreille. Elle palpitait de honte et de colère. Oh ! sa mère, elle, ne se fût pas arrêtée là ! Elle se dit, dans un vif élan d’amour : Lui ! Michel n’avilira jamais ceux qu’il aime par de tels soupçons ! Elle en appelait à lui, à sa noblesse et à sa pureté de tout le mal qui la blessait sur terre.

Sous cette impression, elle se sentit plus forte dans sa haine des pauvretés morales, et plus résolue dans son amour du juste et du vrai, en dépit des formes et des classifications. Un grand pas est fait, se dit-elle, que j’aurais trop longtemps retardé peut-être par faiblesse. Tant mieux ! Maintenant il ne s’agit plus que de persévérer avec habileté, en profitant de tout ce qui pourra me venir en aide, et en surmontant l’obstacle à force de patience et d’énergie. Eh bien, je le ferai ! — Elle songeait à Michel, au bonheur qu’il éprouverait d’être aimé, et par ce bonheur elle se sentait payée d’avance de toutes ses souffrances, et même des tourments de son père et des larmes de sa mère ; car entre ces deux génies, la durée ou le passé, le mouvement ou l’avenir, qui se disputent éternellement notre âme, notre sort et l’empire du monde, n’ayant que vingt ans, elle n’hésitait pas, et, voulant vivre, elle marchait.

Il était minuit peut-être quand les pensées de la jeune fille commencèrent à suivre une ligne moins directe, et, se croisant çà et là capricieusement, vinrent à se changer en idées riantes ou cruelles qu’elle entrevoyait s’agitant autour d’elle, à travers ses paupières alanguies. Elle s’endormit.

Un rêve pénible lui montrait son père aux prises avec Michel, quand un souffle à son oreille et son nom murmuré l’éveillèrent. À la clarté de la lune qui venait de se lever, elle vit Michel, monté comme l’autre fois sur le contrevent du rez-de-chaussée, qu’on ne fermait jamais la nuit. Lucie avait en lui une confiance si pure, qu’elle ne songea pas même à s’étonner qu’il fût venu la nuit à sa fenêtre, quand il devait la croire endormie. De lui-même il s’expliqua.

— J’apportais ce billet sur votre fenêtre, dit-il en le montrant, je n’espérais pas vous trouver. Qu’est-il donc arrivé, mam’zelle Lucie, et pourquoi votre père veut-il me chasser à coups de fusil ?

— Ah ! vous avez entendu ? répondit-elle à ce mot qui renouvela toute sa terreur, et vous avez osé venir ! Ah ! cher ami, fuyez bien vite, et désormais soyez prudent ! Elle parlait si bas que sa voix ne s’élevait pas au-dessus du bruit des feuilles agitées par l’air ; mais il entendait bien, et quand pour la première fois elle eut dit : Cher ami ! ce ne fut pas la peur des coups de fusil qui le fit trembler.

— Partez ! reprit-elle, votre présence ici me fait mourir de crainte…

— Mais qu’est-il arrivé ? demanda-t-il de nouveau.

— M. Gorin et les Touron ont dit à mon père que nous causions au jardin tous les soirs. Mon père est furieux ; tout à l’heure, dans un transport de colère, il serait capable de vous tuer… Dans huit jours, il ne sera plus le même. Attendez ! soyez prudent et patient ! Comptez sur moi, et, dès la première occasion qui se présentera de nous voir et de nous parler, venez, j’y serai. Partez vite ! Adieu ! ajouta-t-elle en lui serrant la main avec force ; adieu, Michel !

— Adieu ! répondit-il de cet accent plein d’émotion contenue, qui la faisait frémir, comme s’il eût dit : Je vous aime ! Il se pendit par les mains, tomba sans bruit, et bientôt après elle le vit disparaître derrière le bosquet.


XVII


Huit jours s’écoulèrent, pendant lesquels Lucie eut à supporter constamment, soit les injures et les menaces de son père, soit les adjurations élégiaques de Mme Bertin, soit le mépris et la colère de sa sœur. Elle resta ferme, offrant dans sa pâleur et son silence l’image vivante de la protestation. Elle attendait. Elle savait bien que, chez son père surtout, le temps était un dissolvant infaillible. Elle devinait qu’à force de tristesse, d’amour et de souffrance, elle vaincrait la résistance de sa mère quelque jour. Clarisse était l’obstacle le plus invincible. Il n’y avait dans cette âme-là ni faiblesse insouciante ni amour indulgent. Seule en elle-même, assise à l’ombre dans la vie, elle n’avait éprouvé que le revers de tous les beaux sentiments humains, et sa force intérieure, n’ayant pu s’épancher en amour, s’était aigrie en intolérance.

Quant aux arguments de la raison, Lucie comprenait instinctivement qu’ils eussent été sans force contre le culte consacré de l’orgueil, devenu chez ses parents une seconde vie, quoique extérieure. Pourrait-elle plus tard faire valoir ces arguments avec avantage ? Quels événements, s’ajoutant aux faits habituels, pourraient la seconder ? Elle n’en savait rien. Mais elle s’enveloppait dans son amour et dans sa constance pour traverser l’orage, quelles qu’en fussent la durée et l’intensité.

Grâce à la querelle de M. Bertin avec Gorin, cette histoire de famille était devenue un scandale public. Lucie lut une insultante curiosité sur les visages de ceux qui l’abordèrent ; mais elle en souffrit moins qu’elle ne l’avait cru d’abord. Tout ce qu’il y avait de place dans son cœur pour le chagrin était suffisamment rempli par la douleur de ses parents. Et du reste, heureuse d’aimer, aimée et honorée par celui qu’elle aimait, elle pouvait prendre son parti de la réprobation du monde. Le besoin de l’approbation d’autrui, dans une société si diverse en ses jugements, doit se borner à l’approbation d’une coterie ; un seul être, le meilleur à notre avis peut donc, en vertu de ce principe, représenter pour nous l’humanité tout entière, et c’est ce qui arrive inévitablement dans ces amours condamnés par le monde.

Au milieu des étonnements, des risées et des clabauderies soulevés dans Chavagny par l’amour de Mlle Bertin pour un paysan, tandis qu’on relevait tous les indices, qu’on épuisait toutes les preuves, qu’on creusait tous les détails, on ne pouvait oublier ce témoignage éclatant d’estime et d’affection donné à Michel par Lucie, dans la cour du logis, le jour où Michel avait fait au futur gendre de M. Bourdon l’affront de lui refuser sa main. Toujours avertie de tout ce qui se passait et irritée contre Lucie, Mlle Boc ne manqua pas de porter ce méfait à la connaissance des Bourdon. Ce fut l’occasion d’un nouvel orage contre la pauvre fille. Au courroux de son père, qui déjà commençait à se calmer, vinrent se joindre la colère de son oncle, son mépris, ses conseils absolus. Il offrit de payer la pension de Lucie dans un couvent, et ce ne fut qu’à la répulsion de M. Bertin pour ces établissements, où il craignit d’ailleurs qu’on ne lui gardât sa fille, que Lucie dut sa liberté.

Sûre, après cet éclat, d’un accueil humiliant chez les Bourdon, Lucie refusa d’y aller le dimanche. On n’insista point pour l’y contraindre, et il fut convenu que M. Bertin resterait avec sa fille à la maison. Mais le matin de ce dimanche, Mme Bertin s’était levée, prise d’une forte migraine, et ce fut le père qui dut accompagner Clarisse au logis.

— Tu ne quitteras pas Lucie, je pense, dit-il à l’oreille de sa femme en partant.

— Certainement, répondit-elle. Je m’étonne que tu te croies obligé de me dire ces choses-là.

Aussitôt qu’elles furent seules :

— Ma chère fille, dit-elle à Lucie, tout ce qui s’est passé depuis quelques jours me semble un songe. Plus j’y réfléchis, plus il me semble impossible que tu te sois éprise d’un paysan, toi si délicate et si distinguée. Il y a là-dessous quelque méprise, quelque mystère que je soupçonne sans pouvoir le deviner. Ouvre ton cœur à ta mère, mon enfant chérie ; le mien ne palpite que pour ton bien. Si tu as conçu quelque passion digne de toi, dont tu nous caches l’objet, ce cœur s’ouvrira pour te protéger et pour te défendre. Aurais-tu pu croire qu’on voulût tyranniser tes inclinations en te forçant d’épouser M. Gorin, et te serais-tu réfugiée derrière un subterfuge étrange ? ou bien ce Michel, si tu l’aimes, est-il réellement le fils de la Françoise ? Un inconnu qui lui ressemble se serait-il caché sous sa blouse pour t’offrir ses vœux ? les idées les plus extraordinaires m’entreront dans la tête plutôt que de croire que ma Lucie, ma fille, puisse abaisser son choix jusqu’à un paysan. Parle, mon enfant, apaise mes tourments ; je t’en conjure !

— Chère maman, répondit Lucie en s’asseyant près de sa mère, quels sont donc les qualités ou les avantages qui rendent l’amour permis ?

Mme Bertin chercha un peu dans sa tête.

— Il faut une grande vertu chez les amants, répliqua-t-elle, un mérite éclatant dans le héros, chez l’héroïne toutes les grâces et tous les talents. Il faut que l’amour soit d’abord commandé par l’admiration, après quoi il devient cette flamme subtile qui embrase et qui fait résister à tous les périls, à tous les dangers, à toutes les épreuves. Enfin, il faut, ma fille, le consentement de tes parents.

— Mais, chère mère, d’après cela tout le monde n’aurait pas le droit d’aimer, dit Lucie. Pour moi, qui n’ai pas tous les talents ni toutes les grâces, et qui n’ai jamais désiré pour mari ni un grand artiste ni un grand capitaine, il me semble qu’aimer, c’est tout autre chose, C’est le besoin d’un ami, d’un compagnon tout à soi, auquel on est heureuse de donner sa vie. Ce n’est que dans l’amour qu’on se donne l’un à l’autre ainsi. Dans l’amitié, même la plus profonde, il y a toujours quelque différence d’intérêt ou de situation, un à part, des réserves qui vous arrêtent. C’est parce que l’amour seul est complet que nous avons tous besoin d’amour. Et puis, maman, l’amour c’est la vie même, qu’il faut éprouver parce qu’on est homme, parce qu’on est femme, et qu’enfin on voit tant de petits enfants aux bras de leurs mères.

En disant ces derniers mots, elle cacha son visage sur les genoux de Mme Bertin. Puis elle poursuivit :

— Tu as raison, maman, il faut de l’admiration, ou ce qui est la même chose, une grande estime pour s’aimer. C’est bien ainsi que l’amour m’est venu. Seulement, il n’est pas indispensable que tout le monde acclame le mérite de celui que j’aime, et ma certitude est trop profonde pour que j’aie besoin de celle d’autrui.

— Tu as bien des qualités, dit amèrement Mme Bertin ; mais tu as toujours manqué d’élévation dans les goûts et dans l’esprit, ma chère Lucie. Tu me dis là des choses très-vulgaires, et qui n’ont aucun poids sérieux. Vois-tu, il n’y a que deux manières convenables de se marier : une grande passion, justifiée par d’éclatants mérites, ou bien un mariage qui va de soi-même, fortunes et rangs assortis.

— Maman, si Émile avait une grande passion pour moi, vous consentiriez à mon mariage avec lui ?

— Certainement, répondit Mme Bertin avec une extrême complaisance. Ton cousin est un beau garçon, il a…

— Mais M. et Mme Bourdon s’y opposeraient, maman.

— Ils auraient tort, on ne doit pas sacrifier ses enfants à l’amour des richesses et…

— Et c’est parce que Michel est pauvre que vous ne voulez pas de lui, car, du reste, il est bien mieux élevé que M. Gorin, que vous auriez pourtant accepté.

— Il y a la naissance, ma fille.

— Maman, combien de fois n’as-tu pas accusé l’orgueil nobiliaire de Mme de Woldemar, qui a causé la mort d’Ernest et d’Amélie !

— On voit des parents barbares, c’est vrai, répondit Mme Bertin un peu troublée ; mais nous, ma fille, jamais nous n’aurions contrarié tes sentiments, si ton choix eût été digne de toi.

— C’est ce que disait, maman, Mme de Woldemar.

— Mais tu oublies, Lucie, que l’éducation d’Amélie était parfaite, tandis que… tu ne meurs pas de honte !… Michel ! un paysan !

— Maman, si ce nom désigne un être grossier, Michel n’est pas un paysan. D’ailleurs, si je l’aime, eh bien ! c’est assez dire qu’il est digne de moi. Un paysan ! mais ce paysan est un être semblable à moi, un homme dans lequel se trouve ce qui fait aimer ! Moi, maman, je vois les choses à présent comme elles sont : c’est la forme seule qui mène le monde, et qui règle notre destinée. Quand on demande, à propos d’un mariage : Qui épouse-t-elle ? Un médecin ! un avocat ! un ingénieur ! telle est la réponse. Il s’agit d’un état, non pas d’un être humain. Écarte ce nom de paysan qui te blesse, quoiqu’il désigne la meilleure des professions, et regarde Michel tel qu’il est en lui-même. Ah ! si tu voyais comme moi au fond de cette chère âme, tu dirais avec orgueil dans le langage du monde : Ma fille épouse un des plus nobles et des plus riches partis !

— Tu es aveuglée par l’amour, ma pauvre enfant. Quand ce serait vrai d’ailleurs, personne n’y croirait ; on ne considère pas les choses comme cela, et ce serait toujours notre honte qu’une pareille union. Ah ! peux-tu seulement y songer ! Ta passion est donc bien puissante ?

— Ce n’est point une passion, maman, il me semble. C’est l’affection la plus profonde et la mieux raisonnée, c’est…

— Ce n’est point une passion ! s’écria Mme Bertin en se levant tout à coup avec une irritation extrême. Tu n’éprouves point de passion, et tu veux te mésallier !… Mais cela est indigne ! abominable !…

Trop sincère, Lucie venait de faire une grave imprudence. Elle s’en aperçut et comprit en ce moment que la raison et la franchise ne lui seraient jamais que nuisibles, en face de préjugés passés dans le sang et dans la complexion de ceux qui l’entouraient. Et comme elle répugnait profondément à la ruse, elle eut un mouvement de désespoir, et elle passa dans la chambre voisine, éplorée, laissant Mme Bertin non moins malheureuse.

Elle se reprochait, la pauvre mère, d’avoir elle-même cédé à l’amour en contractant un mariage pauvre, sans souci des enfants qu’elle mettrait au monde. Et plus elle blâmait son imprévoyance, plus elle sentait d’indulgence et de pitié pour Lucie. Amour ! cruel amour ! disait-elle en levant ses mains vers le ciel. Quoique surannée dans son expression, la douleur de la pauvre femme n’en était pas moins vraie, et ses larmes n’en étaient pas moins amères.

Vers quatre heures, elle s’inquiéta de ce que Lucie n’avait fait encore aucune promenade, elle à qui le grand air était si nécessaire. Aussi, malgré sa migraine, emmena-t-elle sa fille au jardin. Les yeux rougis de Lucie et sa voix brisée témoignaient de sa souffrance ; pourtant, simple et douce comme toujours, elle s’occupa de ses plantes avec sa sollicitude ordinaire : les pois à fleurs avaient besoin d’appui ; les plus belles giroflées se mouraient faute d’eau. Saisissant l’arrosoir, elle courut à la fontaine. Mme Bertin, incapable de la suivre, et plus encore de la contrarier, alla reposer sur un oreiller sa tête malade.

Quand Lucie revint avec l’arrosoir, elle se vit seule au jardin. Seule !… Peut-être ? Elle courut au bosquet.

Il était bien là ! Mais le regard rayonnant de la jeune fille s’éteignit aussitôt. Jamais elle ne l’avait vu si triste, si accablé !

— Qu’avez-vous, Michel ? lui demanda-t-elle.

— Ah ! mam’zelle Lucie, j’ai tout ce qu’un homme peut avoir quand il est bien malheureux. Je suis résolu de vous quitter.

Elle pâlit en s’écriant : — Me quitter ! partir ! non, ce n’est pas possible, Michel !

Mais elle comprit que c’était vrai en voyant des larmes silencieuses et abondantes couler sur le visage du jeune homme.

— Et pourquoi partiriez-vous, Michel ?

— Parce que les gens sont méchants, parce qu’il n’y a pas de bonté sur la terre, et non plus de bonheur ! Je pars, mam’zelle Lucie, parce qu’il le faut ; ne me demandez pas pourquoi.

— C’est impossible ! Je veux le savoir. Il faut me dire vos motifs, Michel ; j’ai droit de les connaître. Ne savez-vous pas que votre départ me rendra malheureuse aussi ?

Il fit une exclamation et un mouvement vers Lucie ; mais, embrassant un des troncs des lilas, comme pour se fixer à cette place, il dit, le front baissé :

— Non ! je vous ai fait un serment l’autre jour, à moi je me suis fait une promesse… et ce qui est résolu se fera. Vous êtes bonne comme la bonté, mam’zelle Lucie, et je ne peux pas dire combien je vous ai de reconnaissance pour votre amitié ; mais il faut que je m’en aille et que je vous dise adieu. Je vas à Poitiers. Quand j’aurai une place, ma mère vous dira où je serai. Mam’zelle Lucie, puisque je suis votre ami, jurez-moi que vous m’écririez si vous aviez besoin de quelqu’un qui vous donnerait son aide, sa vie, tout !…

— Michel ! dit-elle en pleurant, je ne veux pas que vous partiez.

Il pâlit et rougit tour à tour. — Ah ! s’écria-t-il, croyez-vous que j’ai trop de force pour me séparer de vous ? Ne m’ôtez pas la raison et l’honnêteté, Lucie ! C’est parce que… parce que je suis votre ami et un honnête homme que je m’en vais d’ici. Il le faut !… il le faut !

— Dites-moi seulement pourquoi ? reprit-elle en baissant les yeux, tandis que sur ses joues et son front s’étendait une rougeur vive, dites-le-moi, et je vous montrerai que vous avez tort.

Il se taisait, pâle, écrasé d’angoisse.

— Vous n’avez donc pas confiance en moi ? dit la charmante hypocrite en prenant la main de Michel.

Il fallait bien que le pauvre garçon n’eût pas la tête à lui, puisqu’il ne sut pas deviner pourquoi la petite main de Lucie était tremblante.

— Lucie ! balbutia-t-il, mam’zelle Lucie ! Ah ! merci de votre amitié ! J’aimerais mieux être mort que de ne l’avoir plus ; mais… Adieu ! s’écria-t-il tout à coup, en s’arrachant de la place où il était. Ah ! Lucie ! Lucie ! Adieu !…

Il s’éloignait éperdu, quand elle s’écria :

— Michel ! vous ne voulez pas m’entendre. Vous ne comprenez pas !… Mais vous êtes fou, Michel !…

Il revint sur ses pas ; il la regardait avec trouble. Elle, immobile, tremblait de pudeur et d’émotion. Au bout d’un instant, il porta la main à son front en disant :

— Ah ! je suis fou ! Que vouliez-vous me dire, mam’zelle Lucie ?

Elle attendait un peu d’aide ; cette question la déconcerta. Alors, arrachant un des clous rouilles et branlants qui soutenaient autrefois les bois vermoulus du bosquet, elle se mit à tracer des caractères sur le banc où elle était assise. Il s’avança pour voir. — Attendez ! lui dit-elle. Un instant après, elle se leva et s’enfuit, pas si vite pourtant qu’en ouvrant la porte du jardin elle n’entendît un cri d’ivresse qui la fît s’arrêter en portant la main à son cœur.

— Eh bien ! qu’as-tu donc ? lui demanda sa mère qui se trouvait dans la cour.

— Oui, maman ! répondit-elle, et, reprenant sa course, elle alla s’enfermer dans sa chambre, où, s’asseyant, la tête dans ses mains, elle tâcha d’apaiser son cœur qui battait à rompre sa poitrine, et d’éteindre un peu le feu de l’enthousiasme et de l’amour qui brûlait son visage.

— Mon Dieu ! murmurait-elle, frémissante et heureuse, mais je suis à lui à présent ! Sur le banc, Michel avait lu : — Michel, moi aussi je vous aime !

Le reste de la journée, elle agit comme dans un rêve, ne sachant ce que faisaient ni ses pieds ni ses mains, souriant parfois à sa vision, devenue sa vie réelle. Mme Bertin se disait en la regardant : — Oh ! c’est bien une passion, une passion fatale !

Mme Bertin garda Lucie près d’elle jusqu’au soir. Lucie d’ailleurs n’eût pas osé peut-être retourner au bosquet.

Cependant quand la nuit fut venue, et que M. Bertin et Clarisse furent de retour, la jeune fille se dit que Michel tenterait quelque imprudence pour la voir et lui parler. Cette pensée lui causa beaucoup de trouble. Elle était saisie de crainte quand son père sortait dans la cour, ou quand il regardait par la fenêtre. À cause de Clarisse, qui ne pouvait supporter la fraîcheur des soirs, on se tenait au salon avec la lumière, comme dans l’hiver. Selon l’habitude du dimanche, Clarisse proposa une partie de cartes.

— Elles sont dans la salle, dit Lucie, je vais les chercher.

À peine entrée dans cette chambre, une lumière à la main, elle aperçut une ombre derrière les vitres. Oh ! c’était lui ! Soufflant aussitôt sa lumière, elle ouvrit la fenêtre, car il était nécessaire qu’elle recommandât à Michel d’être prudent ; mais sa voix expira sous une vive étreinte, et sa bouche, à peine entrouverte, fut scellée par un long baiser…

— Lucie ! dit-il enfin, il faut que je vous parle, je vous attendrai toute la nuit au jardin.

Elle n’eut pas le temps de répondre, son père entrait : Eh bien ! tu ne les trouves pas ?

— C’est que ma lumière s’est éteinte.

— Aussi, pourquoi diable ouvres-tu la fenêtre ?

Mme Bertin s’était couchée. Clarisse, impitoyable, voulut jouer le boston à trois. Mais, au bout d’une demi-heure, elle jetait les cartes en déclarant qu’il n’était pas possible de jouer avec Lucie.

— Je dors tout à fait, allégua la pauvre enfant qui tenait soigneusement ses yeux à demi clos, de peur qu’on n’y lût tout ce que renfermait son âme.

— Eh ! va te coucher ! dit son père. Clarisse et moi nous jouerons au piquet.

— Avec cela, vous brûlez trop de chandelle, dit Mme Bertin du fond de l’alcôve. Il est dix heures, et c’est le moment, où, suivant le proverbe, les honnêtes gens vont se coucher.

Ce sage aphorisme l’emporta, et chacun se mit au lit, excepté Lucie qui dans sa chambre, après avoir éteint sa lumière, l’oreille tendue aux bruits de la maison, le cœur palpitant, se demandait : Irai-je ? n’irai-je pas ?

Mais il avait dit : J’attendrai toute la nuit ! C’était bien long !

Elle pensa qu’il pourrait venir à la fenêtre. Mais de cette fenêtre à sa chambre il n’y avait qu’un pas, et quelque chose lui dit que ce n’était pas convenable, maintenant que l’amant avait remplacé l’ami.

Au bout d’une heure, assurée que tout le monde dormait, elle descendit l’escalier pieds nus, ses pantoufles dans sa main, et traversa de même en frissonnant le corridor pavé de l’alcôve, d’où l’on entendait le ronflement sonore de M. Bertin. Puis elle ouvrit sans bruit une des fenêtres du nord, et sortit de la maison par la prée.

C’était une nuit pleine de lueurs confuses et voilées ; on entendait au loin, venant de la Grande Ève, le chant des raines qui remplissait l’air, monotone et doux comme une chanson de berceuse. Les vers luisants scintillaient dans l’herbe, petites étoiles rampantes du monde obscur.

La jeune fille se glissa par une trouée de la haie dans le jardin, où Michel rôdait comme une âme en peine. Il courut à elle. Tremblante, elle l’écarta d’une main, lui donnant l’autre, et ils marchèrent ainsi jusqu’au bosquet sans se rien dire ; mais il leur semblait que leur cœur battait tout haut.

Elle s’assit ; Michel se mit à ses genoux, et couvrant ses mains de baisers : — C’est donc bien vrai ? lui dit-il, c’est vous, mamzelle Lucie, qui êtes là ? et c’est moi que vous aimez ?…

— Oui, Michel ! oh ! oui, je vous aime ! vous n’avez pas voulu le deviner ; à présent, ne voudrez-vous pas le croire ?

— Si, je le crois ! Je l’ai vu ! je l’ai touché ! Je me le suis répété tout le jour ! J’ai enlevé du banc ce que vous avez écrit, et mes yeux ne voient pas autre chose, mes oreilles n’entendent que cela : Michel, moi aussi je vous aime ! C’est égal, je ne comprends pas tout à fait bien encore. Il me semble que c’est un rêve ; non ! c’est bien vous qui êtes là ! Dites-moi encore, Lucie, que vous m’aimez. Oh ! c’est pourtant vrai que ce grand bonheur est pour moi ! Quand je vous ai embrassée tout à l’heure, ma Lucie, j’ai bien senti que vous m’aimiez. Comment cela s’est-il fait, mon Dieu ! C’est-il donc suffisant d’aimer pour être aimé ?

— Oui, Michel, peut-être, je ne sais pas ! C’est parce que c’est vous, que je vous aime. Oh ! que je suis heureuse de vous voir si heureux !

— Et moi, où prendrai-je du bonheur pour vous en donner assez, ma Lucie ? Oh ! je ferai en sorte que vous ayez le meilleur bonheur de la terre ! Lucie ! Lucie ! ma Lucie à moi !

— Michel ! Michel !…

— Non, je ne vous embrasserai point, puisque vous ne le voulez pas. J’ai tant de bonheur ! Si j’en demandais davantage, serais-je pas un ingrat ? Et puis, à force d’être heureux, on pourrait mourir ! Savez-vous ce que j’ai fait depuis tantôt ? J’ai couru me cacher dans les bois pour que personne ne vît sur ma figure ce que vous avez écrit, et, sans pouvoir m’en empêcher, je criais, je riais, je parlais tout seul. J’étais même un peu fou, Lucie, et j’ai pris peur de le devenir tout à fait ; ça m’a rendu plus calme. Alors je n’ai plus tant pensé à mon bonheur comme à cette grande bonté que vous avez de m’aimer, et ça m’a fait pleurer longtemps. Il n’y a que vous au monde pour être comme cela. Et c’est vous qui m’aimez ! Vous avez donc bien vu que j’étais fou d’amour ? Ah ! que j’ai souffert ! Lucie. Je ne voulais pas vous le dire ni le laisser voir, croyant que pour cela vous m’auriez retiré votre amitié. Mais non ! mais non ! vous m’aimez ! Ah dites-le-moi donc, ma Lucie, encore une fois !

— Je vous aime ! oh ! oui, je vous aime ! C’est que vous êtes, cher Michel, le plus sincère et le meilleur des hommes !

— Oui ! peut-être bien, puisque vous m’aimez. Et moi ! et moi ! devinez un peu combien je vous aime, car tant longue soit ma vie, je ne pourrais le dire comme je le sens, ni vous le dire assez. Ô chère Lucie ! jamais ! jamais je n’aurais cru qu’on était au monde pour être si heureux ! Les hommes sont fous de se plaindre ; c’est chez nous bien plus beau que dans le paradis !

Pendant une heure, ils oublièrent d’où ils venaient, où ils allaient, assez heureux pour n’être agités ni de désir ni de crainte, et seuls dans leur pensée, comme ils l’étaient en effet. — Cependant leurs facultés exaltées vinrent à se détendre, et un bruit qu’ils n’auraient pas entendu quelque temps plus tôt, les fît rentrer tout à coup dans la vie commune.

— Il faut que je m’en aille, mon ami, dit Lucie. Peut-être y a-t-il longtemps que nous sommes ici ? Michel, dans l’intérêt de notre amour, n’oublions pas la prudence.

Il la laissa partir ; mais à peine eut-elle fait quelques pas dans l’allée qu’il courut après elle.

— Revenez ! dit-il. Non, je ne puis rester avec cette idée-là dans la tête sans avoir votre réponse. Comme il la prenait dans ses bras et qu’elle s’en défendait : — Ah ! ne me repoussez pas ! continua-t-il d’une voix tremblante, j’ai comme honte d’oser vous offrir… il faut que je sois bien sûr que vous m’aimez !… Dites-moi, Lucie, quelque jour… si vous le croyez possible… voudriez-vous être ma femme ?

— Comment ! en doutez-vous ? s’écria-t-elle, puisque je vous aime.

Il ne répondit que par une faible étreinte, et, laissant tomber sa tête sur l’épaule de la jeune fille, il versa des larmes abondantes qu’elle sentait couler chaudes sur son sein. Elle le contemplait à la clarté des étoiles avec des yeux humides et un sourire céleste.

— Michel, nous aurons des peines dans notre vie, mais je sens profondément qu’avec vous la peine même sera du bonheur.

— Oui, tu fais bien, s’écria-t-il en l’enlevant dans ses bras et en la portant dans le bosquet où, de nouveau, il se mit à ses genoux, tu fais bien ! Je ne suis qu’un homme, chère Lucie, rien qu’un homme pauvre, mais tout le bonheur qu’un homme peut donner, tu l’auras ! Il me semble que tu viens du ciel, et, quand on parle de la sainte Vierge, c’est toi que je vois à sa place, avec une couronne et un manteau bleu. C’est égal, je t’aime tant que j’ose bien être ton mari. Et vois-tu, Lucie, moi, j’en suis peut-être plus digne qu’un homme de ton rang ; car je serai bien vraiment ton mari, moi ! le tien, à toi seule ! jusqu’à ma mort, et depuis que je suis né !

La jeune fille entoura de ses bras la tête de Michel, et, à son tour, elle pleurait en l’embrassant.

Revenue dans sa chambre, elle se dit : À présent, que m’importent les railleries et la calomnie du monde ? La plus heureuse des fiancées, la plus orgueilleuse, c’est moi !

Ils se revirent le lendemain soir, à la fenêtre de Lucie. Mais, en lui parlant sagement du danger d’être découverts, du soin de sa réputation à elle, et de la ligne de conduite persévérante et habile qu’ils avaient à suivre, elle obtint de Michel qu’il renoncerait à ces entrevues nocturnes. Peu à peu, comme elle l’avait prévu, la surveillance de ses parents se relâcha ; M. Bertin redevint expansif et familier comme d’habitude envers Lucie. Plus constante et plus inquiète, Mme Bertin pourtant n’était pas un Argus bien redoutable, et quelquefois, le soir, les deux amants pouvaient échanger à la hâte leurs sentiments, leurs espérances, un serrement de main, quelque baiser.

Puis, tous les dimanches, à l’église, ils faisaient leur prière en se regardant.

On avait tant causé de cet amour à Chavagny que le sujet en était presque épuisé déjà. Mais la malignité publique n’en était pas moins active et prête à saisir toute occasion. Nul n’abordait Lucie qu’il n’eût dans les yeux un sourire insultant, ou sur les lèvres quelques grosses plaisanteries, soi-disant détournées, à lui assener. On oubliait qu’elle était bonne et qu’on l’avait aimée. La haine du vice et une indignation vertueuse emportent si irrésistiblement les hommes ! On pensa généralement qu’elle était la maîtresse de Michel. Beaucoup l’affirmèrent, et haussaient les épaules à ceux qui en doutaient Mais personne n’imagina qu’ils songeassent à se marier.

C’étaient de pareils bruits qui, venus jusqu’à Michel, lui avaient inspiré la résolution de partir. À présent, il ne songeait plus à quitter Chavagny ; mais quand les jeunes gens de son âge, ou même les commères les plus délurées, lui adressèrent d’ironiques félicitations, il leur imposa si rudement silence, de la parole ou de la main, qu’on le laissa tranquille. On ne s’en vengeait que mieux sur Mlle Bertin. Elle ne sortait plus guère, et quand son père, avec son inconsistance habituelle, voulait quelquefois l’emmener dans le village, elle s’y refusait.

La seule personne qui prit la défense de Lucie, fut Gène Bernuchon. Elle accueillit avec une indignation extrême toutes les imputations dirigées contre son amie, et plus d’une fois même la discussion l’émut jusqu’aux larmes.

Il n’y avait point eu de confidence entre les deux jeunes filles. Quand Gène était venue visiter Mlle Bertin, elles s’étaient embrassées avec effusion, et avaient rougi plus d’une fois en se regardant ; mais, par une timidité commune, elles avaient évité le sujet qui les occupait le plus.

Le dimanche qui suivit les secrètes fiançailles de Lucie, Gène, après la messe, alla chez les Bertin. Elle avait ce jour-là son petit air le plus modeste et le plus pénétré, ce qui n’empêchait pas l’éclat des beaux soleils de se refléter dans ses yeux noirs et sur ses joues vives. Elle embrassa Lucie en la serrant bien fort, puis, la regardant ensuite, elle fut si frappée de l’expression radieuse de ce visage, où elle s’attendait à trouver la tristesse, qu’elle se troubla profondément.

Elles allèrent ensemble dans la prée, et quand elles eurent parlé de beaucoup de choses dont ni l’une ni l’autre ne se souciait, Gène dit :

— Vous n’allez donc pas aujourd’hui chez M. Bourdon ?

— C’est à cause de moi que mes parents y renoncent, répondit Lucie, et je suis trop heureuse de ton arrivée ; car elle me dérobe à la mauvaise humeur de cette pauvre Clarisse, tout affligée de perdre son jour de plaisir. Dimanche dernier, maman avait la migraine, et j’étais censée rester à cause d’elle ; mais maman ne peut pas avoir la migraine tous les dimanches, et l’on ne veut pas me laisser traiter ostensiblement en réprouvée, ni me forcer à supporter les dédains de ma tante et de ma cousine.

— Qu’est-ce qu’elles ont donc contre vous ? demanda Gène.

— Tu le sais, dit Lucie, en regardant son amie dans les yeux, tu sais cela aussi bien que tout le reste.

— Eh bien, oui ! et j’ai trop de chagrin à cause de vous, s’écria Gène qui fondit en larmes.

Elles étaient proches de la fontaine. Lucie entraîna son amie sous la voûte des églantiers, où elles s’assirent tout près l’une de l’autre, sur la mousse longue et jaunie.

— Voyons, que penses-tu de moi ? demanda Mlle Bertin, en appuyant sa tête sur le sein de la jeune paysanne.

— Je pense, chère amie, que vous ne pouvez rien faire de mal, et si vous saviez comme j’ai traité ceux qui disent…

— Qui disent ?… répéta Lucie.

— Oh ! vous le savez ! ne me faites pas répéter de pareilles mauvaisetés. C’est bien assez d’avoir été obligée de les entendre.

— Des mauvaisetés ! dit Lucie. Est-ce qu’à ton avis ce serait me faire injure que de supposer que j’aime un des plus nobles êtres qui soient au monde ?

Gène devint toute tremblante. — Non point quant à l’amitié, mam’zelle Lucie, puisqu’il la mérite bien ; mais les gens n’ont pas honte de dire… que… que vous êtes son amoureuse, quoi !

Lucie rougit. — Eh bien ! c’est vrai, dit-elle.

— Qu’est-ce ?… qu’est-ce que vous dites ? s’écria la jeune paysanne en se levant éperdue. Ça n’est pas vrai ! ça ne peut pas être ! Vous ne pouvez pas être folle comme ça !

— Tu vas donc me faire souffrir aussi, toi, dit Lucie. Voyons, rassieds-toi. Tu sais que je t’aime beaucoup, et tu m’aimes toujours, n’est-ce pas ?

Gène, pour toute réponse, embrassa convulsivement son amie.

— Puisque tu comprends bien pourquoi nous nous aimons, quoique tu sois une paysanne et moi une demoiselle, comment ne comprends-tu pas que je puisse l’aimer aussi ?

— Oui ! oui ! d’amitié ; mais pas…

— Et qu’ai-je donc de plus précieux que mon âme ? s’écria-t-elle. Et si je la lui donne, pourquoi ne lui donnerais-je pas toute ma vie ?

— Pourquoi l’aimez-vous, dit en relevant son visage baigné de larmes Gène, dont pour la première fois les doux yeux flamboyèrent sous leurs longs cils, pourquoi l’aimez-vous, puisque vous ne pouvez pas être sa femme ?

— Je serai sa femme, répliqua Lucie.

— Ça ne se peut pas ! ça ne se peut pas ! Vous êtes folle de songer à ça. Tout le pays en rirait, et vos parents en mourraient de chagrin !

Lucie pâlit.

— Gène, tu ne m’aimais pas ! dit-elle d’une voix-altérée.

La jeune paysanne, se jetant sur elle, la prit brusquement dans ses bras :

— Vous me tordez le cœur, et vous ne voulez pas que je crie ! Vous savez bien que je vous aime. Si je ne vous aimais pas, il y a longtemps que je vous détesterais ! Voyons, chère amie, regardez-moi.

Elles s’embrassèrent et pleurèrent ensemble. Plus calmes après :

— Écoute, dit Lucie, je te jure que je n’ai pas voulu être aimée de Michel, ni l’aimer. Dans le commencement, je désirais, au contraire, qu’il devînt ton mari, et je lui en parlai même, un soir…

— Vous avez mal fait ! interrompit Gène, qui rougit de fierté. Qui vous a dit que je le voulais ? Dieu merci, les amoureux ne manquent pas à notre porte.

— C’est parce que je trouvais que tu étais la seule digne de lui ; mais je ne le flattai point d’être écouté, chère Gène. Il ne m’est jamais arrivé de dire une parole sur toi dont tu puisses être mécontente.

— Tenez, je le sais bien, vous valez mieux que moi, répondit la jeune paysanne. Oui, chère amie, c’est vrai, j’aurais voulu qu’il m’aime, et quand même je le voyais amoureux de vous, j’y pensais encore, n’ayant point idée que ça pût durer. Eh bien, à présent, Lucie, je vous fais serment que Michel ne me sera plus qu’un frère. Ça me semble impossible pourtant que vous vous mariiez avec lui ; mais c’est égal, ça suffit, et dès la première fois que Cadet Mourillon vient chez nous, je lui dis oui tout de suite. Après tout, le pauvre gars me faisait de la peine, et ça me sera une consolation de lui faire son bonheur.

Elles tressaillirent tout à coup. On les appelait. Écartant le feuillage, elles virent en haut de la prée M. Bourdon avec M. Bertin.

— Que vient faire ici mon oncle ? dit Lucie. Allons ! mais j’ai les yeux rouges, n’est-ce pas ?

— Oui bien ; et moi, mam’zelle Lucie ?

— Toi aussi.

S’agenouillant au bord de la fontaine, elles y rafraîchirent leur visage, et, après s’être encore embrassées, elles remontèrent à la maison.

Mme Bertin et Clarisse étaient habillées pour sortir, et Mme Bertin, prenant à part Lucie :

— Ton oncle est venu nous chercher, lui dit-elle, et il nous a dit des choses très-amicales. Il assure que ça te ferait du tort si nous n’allions plus chez lui, à cause de ta sotte action envers Michel. M. Gavel n’en saura jamais rien. Enfin, M. Bourdon promet que tu seras reçue comme auparavant, et je te préviens que si tu ne voulais pas venir, ton père, qui est déjà parti devant avec ton oncle, ne te le pardonnerait pas. Tu sais que, dans un mois, c’est la noce de ta cousine. Il faudra pourtant que tu y figures. Allons, va prendre ton écharpe et ton chapeau.

La jeune fille obéit en silence, quoique à regret.

Certes, Mme Bourdon et sa fille ne commirent pas d’impolitesses à l’égard de Lucie. Elles eurent même des prévenances, mais de quel air ! On regarda beaucoup la pauvre enfant, et son humiliation fut un intérêt de curiosité pour toute l’assistance. La Boc prenait des airs d’hermine effarouchée en passant auprès de Lucie. Ne trouvant autour d’elle ni sagesse ni bonté, la jeune fille, silencieuse et calme, se repliait en elle-même et pensait à Michel.

Éloignés du cercle des Bourdon, M. et Mme Bertin eussent été plus simples. Mais comment oublier à ce foyer de splendeur l’illustration de la famille ? Souvent donc, les lundis surtout, éclataient de vives tempêtes contre la pauvre Lucie. Elle ne répondait rien. C’était assez dire : je persiste et j’attends.

L’époque du mariage d’Aurélie, fixée au 20 septembre, s’approchait. La famille Bertin ne pouvait être en état d’y assister que par les cadeaux des Bourdon. Aurélie fit donc présent à chacune de ses cousines d’une robe de soie grise unie. M. Bourdon offrit à Mme Bertin une robe de soie noire, et fut assez habile pour faire accepter à son cousin, sans le blesser, un vieil habit tout neuf, qui malheureusement se trouva trop étroit. Mais Lucie vint à bout de l’arranger un peu, et M. Bertin promit de tenir ses coudes en arrière. Outre cela, l’oncle Grimaud donna quarante francs à ses nièces. Il sembla quelque temps dans cette pauvre maison que le luxe et la richesse venaient d’y descendre. Clarisse était épanouie comme l’espérance ; Mme Bertin, — quand elles ne causaient pas ensemble de leurs toilettes futures et du grand jour, — avait la bouche contractée par un constant sourire, ou minaudait avec des personnages invisibles.

Cela changea quand on eut compté. Il fallait à M. Bertin un pantalon, un gilet, un chapeau, des gants, une cravate, des souliers. Mme Bertin avait également besoin de chaussures ; des gants et des chapeaux leur étaient indispensables à toutes les trois, et Clarisse tenait extrêmement à des nœuds de ruban dans leurs cheveux et sur leur corsage. De plus, les écharpes de ces demoiselles étaient bien fanées !

C’était quatre-vingts francs tout au moins qu’il aurait fallu encore ; qu’il fallait ! car le décorum ne souffre pas de réplique.

Comment se résigner à n’être pas convenable un jour comme celui-là !

Il devait y avoir trois ou quatre femmes des plus élégantes du département. Et les messieurs !

Clarisse n’en disait rien, mais elle pensait beaucoup à celui qui lui donnerait le bras, bien qu’elle ne le connût pas encore.

Elle passait les nuits, cette pauvre Clarisse, à chercher le moyen de faire de l’argent. Mais en vain elle remua dans son cerveau fiévreux cent expédients et fit des prodiges d’invention, rien de possible n’apparaissait. Aussi se levait-elle tous les matins avec de vives douleurs dans la tête ; ses tourments devinrent aussi vifs qu’avait été sa joie.

Assise dans son fauteuil, et tantôt brodant, tantôt redressant avec douleur ses épaules brisées, sa pensée désespérée murmurait en elle : rien ! jamais rien ! pas de joie complète ! pas d’espérance possible !

Lucie n’entrait pas dans ses ennuis ; son rêve était bien ailleurs. Cependant elle aimait comme toute femme les jolies choses, et la robe de soie l’eût ravie en un autre temps. Mais cette robe-là faisait une moue de marquise à la blouse de Michel.

Mme Bertin, aussi bien que Clarisse, était vivement préoccupée, car, enfin, il s’agissait, disait-elle, de l’honneur de la maison.

Elle n’exprimait pas, mais elle laissait voir qu’il s’agissait aussi de l’établissement de ses filles. Certes, quand on les verrait parées selon leur rang et à leur avantage, elles ne pourraient manquer de faire des conquêtes.

À mesure que le grand jour approchait, comme des naufragés en détresse, Mme Bertin et sa fille aînée parcouraient d’un regard éperdu ce qui les entourait, et leur pensée, furetant dans les armoires et dans les coffres, rêvait quelque chose d’oublié qu’on eût pu vendre.

Clarisse pensa bien à l’argenterie ; mais elle n’osa formuler cette idée. Les couverts d’argent, pour ces exilés de la fortune, c’était l’arche sainte de l’orgueil.

Il ne fallait pas songer à vendre de nouvelles broderies, car les deux sœurs travaillaient depuis deux semaines à un mouchoir et à des manches de guipure, qui devaient être leur cadeau de noce à Aurélie.

Clarisse n’avait plus de sirop. Mais elle n’en demandait pas, bien que sa toux fût souvent déchirante.

— Il faut vendre sur pied notre moisson, dit enfin Mme Bertin. Puisque d’ailleurs nous ne trouvons pas de journaliers pour la couper…

— Voilà une belle idée, parbleu ! s’écria le père. Après ça, que mangerons-nous ?

— Le blé ou sa valeur, n’est-ce pas la même chose ? répliqua sa femme. Nous ne mettrons pas tout l’argent. D’ailleurs, est-ce nous qui couperons le blé !

– Le fait est que tous les moissonneurs sont engagés à présent, dit-il. J’avais compté sur ce diable de Michel !

– Je ne sais pas, s’écria Mme Bertin, comment tu peux prononcer ce nom-là.

— Ma foi, je n’en sais rien non plus, si ce n’est qu’il me vient à la bouche. Après ça, peut-être bien que Lucie voudrait faire notre moisson avec lui ? Il faudra que je le fasse inviter aux noces par Mme Bourdon. Il sera superbe en garçon d’honneur, avec son habit bleu et ses souliers ferrés. Tu lui donneras le bras, n’est-ce pas, Lucie ?

— Je m’en ferais honneur, répondit-elle.

— Tais-toi ! s’écria Mme Bertin. C’est épouvantable de l’entendre parler ainsi.

— Je n’aborde jamais ce sujet la première, puisqu’il vous déplaît, reprit Lucie d’une voix ferme, quoique son visage fût couvert de rougeur. Mais, quand vous chercherez à ridiculiser celui que j’honore vous m’entendrez toujours protester.

— Il faut se dire qu’elle est folle, s’écria M. Bertin en quittant la chambre, sans quoi on la pilerait dans un mortier.

En effet, quelle étrange figure faisait le rêve de Lucie au milieu des apprêts de ces noces pompeuses, et en face des rêves bien différents de sa mère et de sa sœur !

Après quelque débat, M. Bertin finit par se mettre en quête d’un acquéreur pour la moisson mûre qui se courbait au fond de l’enclos sous le chaud soleil, portant au bout de ses tiges leur pain quotidien. C’était la première fois qu’ils osaient s’en prendre à leur nécessaire. Mais, les convenances l’exigeant, on ferma les yeux sur l’avenir.

On ne songea pas même que Mourillon venait d’obtenir un jugement par défaut contre M. Bertin pour le payement de 380 francs, dus pour façon des terres depuis trois ans, et pour fourniture de fumier.

Mourillon était de fort mauvaise humeur. Ensuite de tracasseries continuelles et du payement exigé de sa dette envers M. Bourdon, il quittait à la Saint-Michel (29 septembre) la ferme des Èves. Aussi trouvait-il quelque consolation à se venger un peu sur le cousin de son maître, et d’ailleurs il avait grand besoin d’argent.

Quand M. Bertin avait montré à son cousin Bourdon l’assignation envoyée par le fermier, M. Bourdon avait haussé les épaules en disant : Je n’y puis rien ! Il est maintenant tout à fait hors de page. Nous avons fait un traité pour rupture de bail et règlement de compte, où je me suis laissé une fois de plus tondre la laine sur le dos, par pitié pour sa famille. C’est affaire faite, et je n’ai plus maintenant aucune influence sur lui.

Puis, très-brusquement, il avait parlé d’autre chose.

M. Bertin, ne sachant quel remède porter à cette affaire, avait pris le parti de n’y plus penser.

Aussi le jour même où il venait de trouver acquéreur pour sa moisson, tandis que sa femme et sa fille aînée, ébahies d’aise en face d’une promesse de deux cents francs, supputaient leurs achats futurs, et, avec un entraînement timide, ajoutaient çà et là quelque embellissement à leurs projets, furent-ils frappés d’un coup de foudre en voyant entrer un huissier, assisté de deux témoins, qui fit à M. Bertin commandement de payer dans les vingt-quatre heures, faute de quoi la saisie de la récolte pendante aurait lieu le surlendemain.

Payer ! ils ne le pouvaient pas ! Écrire à Gustave ? Mais, de son côté, ne criait-il pas misère, souvent ? et puis, pour envoyer une lettre à Poitiers et recevoir la réponse, il fallait plus de deux jours. Mme Bertin pleurait et se lamentait, les bras au ciel. Jamais pareille chose n’était arrivée dans la famille.

Clarisse eut une attaque de nerfs. Lucie, blanche comme sa broderie, ne disait rien ; mais, bien qu’elle essayât de continuer son travail, ses doigts tremblants piquaient l’aiguille où il ne fallait point.

M. Bertin s’emporta d’une terrible colère. Il accusa Dieu et les hommes, et parla de mettre le feu à sa maison. Une heure après, silencieux et abattu, il gisait dans son impuissance.

Il eut pourtant le bon sens et le courage de s’opposer aux projets de sa femme qui parlait d’aller se jeter aux genoux de M. Bourdon ou de M. Grimaud.

— D’après ce que je lui ai raconté l’autre jour, dit-il, M. Bourdon a dû prévoir ce qui arrive, et il n’a pas même voulu m’en avertir. Ils viennent tous de nous faire de grands cadeaux ; l’oncle Grimaud est avare, et une demande directe d’argent nous brouillerait avec lui.

— Cher père, dit Lucie, qu’y a-t-il de changé à notre sort ? Nous connaissions cette dette, eh bien, elle sera payée.

— Oui, d’une jolie manière ! s’écria Mme Bertin. Une saisie ! voir le placard affiché sur notre porte ! sur la place, à la mairie ! oh ! c’est à en mourir de honte et de désespoir ! Et nos emplettes si indispensables ! et notre pain de toute l’année ! hélas ! grand Dieu ! dans quel gouffre de maux sommes-nous tombés ! Quels événements, quels mystérieux décrets de la Providence pourront nous retirer de cet abîme de trouble et de douleur ?

– J’ai bien peur que nous n’y restions ! disait M. Bertin.

Clarisse pleurait en silence, et une toux sifflante et âpre, plus éloquente que des paroles, déchirait sa poitrine. À l’invocation de Mme Bertin nulle voix ne s’éleva pour répondre : Aide-toi, le ciel t’aidera. Le populaire adage vint pourtant comme un génie familier danser autour du cerveau de Lucie, mais elle n’osa lui prêter sa voix pour le faire entendre, sûre qu’il ne serait pas compris.

La visite de l’huissier chez les Bertin avait fait grand bruit dans le village. Le soir, à peine fut-elle retirée dans sa chambre, que Lucie entendit frapper à sa fenêtre. Elle ouvrit.

— Vous avez eu de la peine aujourd’hui, lui dit Michel.

— Ah ! vous avez appris ?

— Oui, ma chérie, si bien que j’ai eu plus de peine que jamais de n’être pas votre mari. Ces choses-là, Lucie, ne vous arriveront point avec moi. Mais ça ne peut pas être que je vous aime, que vous m’aimiez, que nous soyons promis, que je sois fort et vaillant, et que je ne puisse pas vous porter secours dans un mauvais moment, est-il pas vrai, ma Lucie ?

Son accent était ému, insinuant, timide, comme lorsqu’il implorait une grâce sous forme d’un baiser.

— Eh bien ? demanda-t-elle, en l’entourant de son bras, comme si elle eût craint qu’il ne se laissât tomber.

Mais elle avait tort ; Michel auparavant était plus solide.

– Eh bien, reprit-il, puisque dès maintenant, Lucie, vous vous regardez comme ma femme, vous me l’avez dit… bien sûr, ma Lucie, que si j’avais un grand besoin d’argent, vous m’en prêteriez…

— Hypocrite ! dit-elle ; eh bien, oui, Michel, tout cela peut et doit se faire entre vous et moi ; mais, pauvre ami, ne comprenez-vous pas que mes parents n’accepteraient rien de vous, quand même il s’agirait de leur vie ?

— Et si vous disiez que ça vient d’ailleurs ? J’ai 75 francs chez moi, Lucie, et de mes anciens gages 200 francs placés, qu’on pourrait avoir sous un mois. En donnant les 75 francs, Mourillon patienterait un peu pour le reste. Et tenez, je puis arranger ça moi-même avec lui.

— Non, Michel, parce que Mourillon ne vous garderait pas le secret, et qu’au lieu d’être reconnaissants de cette action, mes parents s’en irriteraient contre vous, chercheraient de mauvais motifs à votre conduite et vous en voudraient comme d’une grande injure. Si vous le voulez absolument, cher ami, je leur en parlerai ; mais je n’y gagnerai rien que d’exciter leur colère.

— Oh ! Lucie ! jamais donc ils ne m’aimeront ! jamais donc ils ne voudront de moi, Lucie ! et que deviendrons-nous, s’ils ne veulent jamais ?

— Il y a trois semaines seulement que nous sommes fiancés, Michel, manquerez-vous de courage et de patience ?

— Non pas de courage, ma Lucie ; mais pour la patience, mon Dieu ! est-ce qu’on en pourrait avoir à la porte du paradis ? Oh ! je sais bien que j’ai tort ! je sais que je suis trop heureux ! je me répète ça toute la journée. J’en suis toujours à me demander si c’est possible que j’aie tant de bonheur ; et avec ça, ma Lucie, je sens bien que je n’en ai pas assez ! Ah ! si j’étais seulement sûr, Lucie, que vous serez ma femme un jour !

— Mon ami, je l’espère, je le crois. Dans trois ans, si je n’ai pas réussi, je vous rendrai votre amour, Michel, si vous voulez le reprendre. Pouvez-vous attendre trois ans ?

– Taisez-vous ! murmura-t-il, tremblant d’amour et de colère. Vous ne m’auriez pas demandé ça l’autre jour.

– Eh bien ! pardonnez-moi ! reprit-elle en se penchant au-devant du pardon qui ne tarda guère.

Puis ils se dirent bonsoir, et tout le code de procédure ne les empêcha pas de faire de beaux rêves.




XVIII


Le lendemain eut lieu la saisie-brandon. Ni secours, ni marque de sympathie ne vinrent de chez les Bourdon, ni de chez M. Grimaud. Ils affectèrent d’ignorer. Les paysans de Chavagny n’eurent pas autant de réserve. Le blâme et la pitié, presque toujours associés dans les jugements humains, furent déversés en abondance.

— Comme ils doivent être honteux ! disait Chérie Perronneau. Des gens si fiers, qu’ils s’imaginent être plus que les autres ! Je serais curieuse de voir quelle mine ils font à présent. Vaut pourtant mieux porter la coiffe que d’être dame comme ça.

— Ça me barbouille le cœur tout de même, s’écriait Mlle Boc ; on est trop bon ! Mais il faut avouer que si le bon Dieu les afflige, ils l’ont bien mérité.

— Hum, disait la Françoise à sa voisine en voyant passer l’huissier, v’là qu’est dur au moins pour des messieurs ! Y a des familles de paysans qui, à ce qu’ils croient, ne les valent point, et chez qui, tout de même, ça n’a jamais arrivé. Défunt mon père disait toujours : Mieux vaut suer sang et eau, et manger de la vache enragée que de rien prendre à crédit. Qui paie ses dettes s’enrichit ; qui n’en fait point n’est jamais trop pauvre. Et feu mon mari pensait tout de même ; aussi, jamais tire-paillasse (huissier) n’a mis le pied chez nous.

— Comme vous dites, répliqua la voisine, ils croient pourtant bien que vous ne les valez point ; et ça n’empêchera M. Bertin de dire pis que pendre de votre enfant, à cause qu’il est trop beau garçon, dà, et qu’il donne dans l’œil même aux demoiselles.

— Pour ça, reprit la Françoise, c’est des menteries. Michel n’est pas si sot que d’aller s’en prendre à une demoiselle, quand il ne manque point de jolies filles par chez nous. Il ne m’a pas parlé d’elle tant seulement une fois. Sait-on pas que le M. Bertin a la tête un petit fêlée ? Et il faut que ça soit pour qu’il ait tant clabaudé sur sa propre fille. Aussi, je m’embarrasse guère de ce qu’il dit. Mais ce que j’ai sus le cœur, c’est qu’il ait bouché le passage qui va de chez nous chez eux. Une chose qui ne s’était pas vue depuis plus de vingt ans !

— Dame ! c’est pour empêcher vot’enfant d’aller voir mam’zelle Lucie, comme si on ne savait pas qu’un jeune gars trouve toujours son chemin, quand même ça serait par-dessus les buissons.

— Quand je vous dis que c’est des menteries ! Michel a trop d’idée pour ça. Un paysan faire l’amour à une demoiselle ! Ça ne s’est jamais vu, et pour sûr, ça n’est pas dans not’famille que ça se verra.

La vente aux enchères, faite huit jours après, de la moisson de M. Bertin, produisit seulement 189 francs, et fut adjugée au même acquéreur qui en avait promis 220 avant la saisie.

Les frais s’élevant à la somme de 30 francs, c’était 225 francs que la famille Bertin devait encore à Mourillon. Comme il menaçait d’une saisie nouvelle sur le mobilier, on prit un parti héroïque ; ce fut de mettre en gage l’argenterie. Cela ne se fit pas sans combats, ni sans les adjurations les plus vives de Mme Bertin à la destinée ; mais enfin, au bout de huit jours, aucun événement providentiel n’étant survenu, Mme Bertin elle-même, chargée de son trésor, s’embarqua dans la carriole du messager, pour Poitiers, d’où elle devait rapporter, outre l’argent, les vêtements nécessaires pour compléter leur toilette du jour des noces. Il fallait aussi pour Clarisse, du sucre, quelques drogues et des sirops.

Mme Bertin revint deux jours après, fort essoufflée. Elle parla durant une heure, presque sans interruption, en essuyant une larme de temps en temps :

« Les choses n’étaient plus à Poitiers comme autrefois. C’étaient de vrais palais que les boutiques. Un luxe effrayant ! On voyait dans la rue des femmes qui avaient de grands falbalas à leurs robes, les filles de boutique étaient mises comme des princesses. On ne sait pas où le monde va ! Un orfèvre lui avait fait beaucoup de questions ; elle avait répandu très-fièrement et avait nommé sa famille. Les gens ne savent plus maintenant à qui ils parlent ! Une petite fille du chirurgien Vandelosse et de M. Bourdon, l’ancien constituant, une cousine des Talambin ! cela est vraiment étrange d’être traité comme tout le monde ! Gustave n’avait pas pu l’accompagner à cause de son bureau. Hélas ! il n’y était pas toujours, à son bureau ! La preuve en était trop claire. Bien loin de pouvoir venir en aide à ses parents, il avait paru consterné d’apprendre qu’ils ne pouvaient pas l’aider. Son tailleur lui donnait beaucoup d’inquiétude. Ne pouvoir se tirer d’affaire, un jeune homme seul, avec 1,500 fr. !!! S’il était sage et vertueux, il ferait des économies ; mais le monde perd les jeunes gens. C’est une horrible chose, en ce temps-ci, que le débordement des mœurs ! On aime mieux se livrer à la bonne chère avec ses amis, ou entretenir des courtisanes, que d’épargner pour sa famille ou pour soi-même.

— Allons ! allons ! dit M. Bertin, nous ne savons pas ce qu’il fait. Après tout, c’est de l’argent à lui. Voyons, ma femme, je voudrais pourtant savoir combien tu rapportes ?

— Voilà, dit-elle en remettant la bourse à son mari. Je n’ai fait que les emplettes indispensables.

— 235 francs ! Comme ça, quand nous aurons payé Mourillon, il ne nous restera que 10 francs. ! Du diable m’emporte si je sais avec quoi nous achèterons du blé cet hiver !… Combien t’aurait-on donné de plus, ma femme, si, au lieu d’engager les couverts, tu les avais vendus ?

— Cent francs, répondit-elle.

— Ma foi, tu aurais mieux fait…

— Les vendre ! les vendre ! s’écria Mme Bertin en pleurant. Des couverts d’argent, marqués au chiffre des Talambin et des Bourdon, un héritage de famille ! Tu es bien cruel, Fortuné. — Hélas ! quand mon grand-père et tes parents achetaient cette argenterie, ils ne se doutaient guère qu’un jour leurs enfants seraient réduits à la désastreuse extrémité de mettre en gage ces marques respectables d’une opulente fortune ! Les arrêts du destin…

— Il y en a de plus huppés que nous qui en voient de plus dures. Tiens, interrompit M. Bertin, avant-hier, on a tout saisi à Parmaillan, meubles et immeubles, et le vieux comte avec sa fille va être mis à la porte de chez lui.

— Est-il possible ! dit-elle en levant les mains au ciel.

— Ce sera un rude coup pour Émile, observa Clarisse qui essayait les gants et faisait jouer les rubans à la lumière.

— Pauvre garçon ! dit M. Bertin. Eh bien, je suis sûr que Bourdon consentirait pourtant au mariage. Il a toujours été entiché de noblesse.

Mlle de Parmaillan n’y consentirait pas, dit Lucie.

— Laisse-nous donc tranquilles avec ta demoiselle de Parmaillan, s’écria M. Bertin. Elle n’a pas le sens commun !

— C’est bien mon avis, répondit Lucie en regardant son père.

Il fit un bond sur sa chaise.

— Ah ! tu veux me prendre au piége ! s’écria-t-il. Je te vois venir avec tes raisons, misérable effrontée ! Le plus grand de nos malheurs, c’est d’avoir une fille qui nous déshonore ; puisqu’il te faut un homme, il fallait prendre Gorin.

— Mon père, dit-elle en se levant toute pâle, j’exige que vous me respectiez !

— Tu exiges ! tu exiges ! Elle est folle ! disait-il en s’efforçant de rire aux éclats.

— Oui, je l’exige, répéta-t-elle. Ne m’insultez plus ! Si vous ne me connaissez pas, vous n’êtes pas mon père, et je quitterai votre maison !

Ses yeux se voilèrent, ses lèvres blanchirent ; elle ne put se soutenir et glissa sur le plancher.

— Ma fille ! ma fille ! s’écria la mère éperdue en se jetant sur Lucie. Je ne souffrirai pas que tu me la tues, Fortuné !

Le père, tremblant, porta Lucie dans l’alcôve, sur un lit. Il balbutiait : c’est ma faute ! je suis un imbécile ! Et quand il vit que Lucie reprenait couleur, il s’enfuit.

En ouvrant les yeux, Lucie vit entre sa sœur et sa mère la figure d’Émile, son cousin.

— Émile, dit-elle, ah ! pauvre Émile ! tu souffres, toi aussi !

Ils s’embrassèrent en sanglotant.

Mme Bertin, je ne sais pourquoi, emmena Clarisse, les laissant ensemble.

— Ah ! ma pauvre cousine, oui, je suis bien malheureux ! J’ai appris leur malheur dès le lendemain, et je suis venu de suite, au galop d’un cheval. Si tu savais comme ma mère m’a reçu ! mais mon père est bon, il s’est laissé toucher, et sans me rien promettre, il a demandé que je fusse assuré de son consentement à elle. Alors je suis remonté à cheval, et un quart d’heure après j’étais à Parmaillan. Elle était seule ; j’ai eu bien de la peine à obtenir d’entrer. Enfin, je l’ai vue, pâle, majestueuse, un être au-dessus de ce monde, Lucie, plus grande encore après son malheur. Moi je tremblais, je ne sais trop ce que j’ai dit, et puis je me suis mis à genoux. Elle s’était levée : Il serait cruel, dans l’état où vous êtes, m’a-t-elle dit, de vous renvoyer à mon père et de vous leurrer d’une minute d’espoir. Sachez que notre union est impossible, monsieur Émile. Après le malheur qui nous a frappés, je suis la même qu’auparavant. Je vous estime et je vous plains ; mais malheureusement je ne vous aime pas, et quand je vous aimerais, ma réponse serait la même, nos destinées ne peuvent se confondre.

— Pauvre fille ! dit Lucie. Elle ne serait pas moins noble, Émile, si elle avait plus de cœur.

— Ah ! ne l’accuse pas ! Je suis désespéré, la vie n’a plus rien à m’offrir ; mais je ne l’accuse pas, Lucie. Elle a cet orgueil dans le sang ; elle se sacrifie ; elle souffre comme un martyr pour sa foi. Écoute : elle m’a laissé, je suis parti ; mais je ne pouvais pas m’éloigner ; chaque pas de mon cheval m’arrachait le cœur, et je longeais le parc, en retenant sans cesse Xanthe qui se cabrait. Comme il m’enlevait ainsi, j’ai aperçu Mlle de Parmaillan par-dessus le mur du parc ; elle marchait lentement sous les charmilles. Alors, j’ai sauté à terre sans réfléchir ; j’ai attaché Xanthe, j’ai franchi le mur, et me suis glissé derrière les massifs. Elle était sur un banc, le coude appuyé sur une branche, la tête penchée sur son bras, et de grosses larmes tombaient une à une sur sa robe de mousseline bleue. Cela m’a donné de l’audace et de l’espoir. Je me suis précipité à ses pieds. Elle s’est écriée : Votre conduite est déloyale, M. Bourdon. Retirez-vous, je ne veux plus vous entendre. — Non, lui ai-je dit, je suis fou de douleur ; je n’ai point voulu vous offenser ; mais vous pleurez, vous êtes malheureuse, écoutez-moi !…

— Je n’ai jamais menti, a-t-elle dit avec hauteur ; puisqu’il faut vous le répéter, je ne vous aime pas, et votre présomption a tort d’espérer avantage d’une faiblesse passagère. Ce que je déplore, ce n’est point de vous perdre, c’est d’être condamnée par le sort. — Alors je l’ai suppliée de prendre pitié d’elle-même, de ne pas renoncer à l’amour, à la vie ! Je lui ai promis le dévouement, le respect le plus absolus ; mon cœur parlait tout seul, et disait des choses qu’il ne m’avait pas encore dites à moi-même. Une fois, j’ai vu dans son regard un éclair, quelque chose… il m’a semblé qu’elle allait m’aimer… puis rien !… Elle s’est encore grandie d’une plus haute fierté. Maintenant, j’ai perdu tout espoir, Lucie, je suis malheureux à jamais.

— Non, cher Émile, tu te consoleras, puisqu’elle ne t’aime point. Ah ! savoir qu’un être aimant souffre à cause de nous d’une douleur éternelle, voilà le seul malheur complet !

— Mais qu’as-tu donc, toi-même, chère cousine ? On ne m’a pas répondu quand je l’ai demandé. Tu étais évanouie, tout le monde éperdu ; ton père se faisait des reproches… Confie-moi tes chagrins à ton tour.

Elle hésita d’abord, puis en rougissant :

— La même injustice nous accable. Tu aimes au-dessus de ton rang ; moi, j’aime au-dessous…

— Lucie, dit-il comme atterré, tu ne veux pas dire… non, c’est impossible ! je n’ai rien cru de tout cela…

— Tu me mépriserais donc aussi, toi ? demanda-t-elle d’un accent douloureux.

— Je ne te comprends pas, répondit-il sèchement.

— Le connais-tu, Émile ?

— Oui, tout autant que je puisse connaître un homme de cette classe-là, répliqua-t-il d’un ton glacé.

Il lit quelques pas dans l’alcôve, et revenant vers Lucie qui le suivait d’un air morne :

— Je t’en conjure ! ma chère cousine…

Mais il n’en dit pas davantage, car Mme Bertin rentrait à ce moment.

Feignant de se reposer, le visage caché sur l’oreiller, Lucie pleura longtemps. Ensuite elle se leva et sortit. On ne chercha point à la contrarier ; le silence de la pitié se faisait autour d’elle. Après avoir marché quelque temps dans la prairie, l’habitude ou l’instinct la conduisit au jardin, et elle s’assit dans le bosquet, sur le banc même où elle avait écrit l’aveu de son amour, et que distinguait à cette place une longue entaille. Elle souffrait extrêmement de se voir condamnée par tous, condamnée par son cousin lui-même, au moment où il souffrait le plus des arrêts de l’orgueil. Elle ne se repentait point ; mais en ce moment son courage était abattu. Il y avait plusieurs jours qu’elle n’avait vu Michel. Si la solitude absolue est écrasante, la solitude morale au milieu de pensées hostiles est encore plus lourde et plus cruelle. Entre les hommes, le silence même est un moyen de se faire souffrir, et que Dieu en soit loué ! car le mal contient le bien dans la fructification humaine, comme une enveloppe épineuse un fruit savoureux.

Elle pleurait abondamment, le visage dans ses mains, quand un bruit l’effraya. Elle leva la tête, et tressaillit de joie, car Michel était devant elle. Lucie le croyait absent comme à l’ordinaire, mais il s’était réservé cette journée-là pour travailler chez sa mère, et déjà vingt fois il était venu jeter les yeux par-dessus la haie. Qu’avez-vous ; chère Lucie ? demanda-t-il d’une voix émue, et son œil expressif, doux et ardent, répétait cette question avec mille inquiétudes et mille tendresses !

Elle hésitait à lui répondre. Maintenant d’ailleurs qu’il était là, le chagrin s’était enfui ; elle n’avait plus que du bonheur. Mais il exigea qu’elle rappelât sa peine pour la lui confier, ne souffrit aucune réticence, et lui arracha mot par mot le détail de ses tourments. Sérieux et attentif, il la regardait avec une tendre sévérité quand elle essayait de lui dérober quelque chose. Après cette confidence, il tomba dans une sorte de prostration douloureuse, silencieux, le front dans ses mains, poussant de longs soupirs.

— Parlez ! parlez-moi, lui dit-elle ; c’est maintenant que je souffre. Auparavant, ce n’était rien. Doutez-vous de notre bonheur ? doutez-vous de mon amour ?

— De ton amour, dit-il, oh non ! si je n’y croyais pas, tout serait fini, et j’irais me casser la tête contre la première grosse pierre que je trouverais, sur mon chemin. Je ne puis pas bien vous dire ce que j’ai, Lucie ; mais c’est tout uniquement de vous avoir vue pleurer. Si tout le monde venait m’appeler fou et me montrer au doigt parce que je vous aime, je leur hausserais les épaules et n’y penserais même plus un quart d’heure après. Je comprends pourtant bien votre peine, ma Lucie ; elle me fait saigner le cœur, et je souffre à la rage de ne pouvoir vous emporter loin de ces gens-là. Tenez, je vois à présent ce qui m’angoisse le plus, c’est que peut-être j’aurai beau vous aimer, vous chérir, vous servir de toute ma force et de toute mon âme, vous ne serez pas heureuse avec moi.

Elle eut beau chercher à le rassurer par des paroles tendres, il restait comme anéanti de tristesse. À la fin, il dit :

— Conseillez-moi, Lucie. Est-ce que ça serait impossible que je devienne dans dix ans un homme comme on vous en voudrait un pour mari ? Cherchons quel état je pourrais apprendre : Les routes ? comme M. Berthoud. Les chemins de fer ? Faut-il que j’essaie d’être notaire ? ou percepteur ?…

Elle secouait la tête doucement en le regardant d’un air attendri.

— Ah ! Lucie ! vous ne savez pas ce que je pourrais faire pour vous gagner, vous ! Dans un an seulement, je saurais bien des livres.

— Oui, j’en suis sûre, vous réussiriez, Michel ; mais vous souffririez beaucoup. Depuis vingt-deux ans que vous vivez en plein air, au milieu des champs, comment voudriez-vous rester immobile tout le jour dans une chambre étroite, courbé sur une table et n’exerçant plus que votre cerveau ? Ce serait cruel et dangereux pour vous. Et puis enfin, pourquoi tout cela, mon ami ? Ce serait uniquement pour l’opinion, car pour moi je trouve que vous avez le plus bel état du monde. Je ne sais rien de plus charmant que d’être ainsi en communication avec la nature. Vous souvenez-vous, quand nous semions des pommes de terre ensemble ce printemps ? Je me rappelle ces jours-là comme des jours de fête. Il faisait si beau ! On n’avait pas assez de ses yeux pour regarder le ciel et la terre ; on n’avait pas assez de sa poitrine pour respirer le bon air tiède et parfumé. La terre, encore pleine de l’humidité de l’hiver, fumait sous votre bêche ; nous marchions tout près l’un de l’autre, vous traçant le sillon, moi jetant la semence à mesure. Je ne savais pas alors que vous m’aimiez ; mais je voyais bien que vous me regardiez toujours.

— Eh oui, s’écria-t-il, c’est beau ! c’est charmant ! Je ne peux pas vous dire, Lucie, combien j’aime la terre. Ah ! chère petite femme, quand sèmerons-nous ensemble notre jardin ? Oui, les autres états doivent être bien tristes, quand, au lieu de travailler en plein air, dans le grand espace, il faut être enfermé dans une petite chambre, comme un prisonnier. Et c’est toujours la même chose qu’on fait, n’est-ce pas ? et d’avance on sait ce qu’on doit avoir ; c’est bête ! Au lieu que nous avons, nous autres, toujours affaire avec du nouveau ; nous voyons tout croître et tout vivre sous nos mains, et quand on a semé avec grand espoir, quand on voit déjà les blés verts et les cerisiers blancs, on s’inquiète du temps, on craint la gelée, on demande la pluie ou le soleil. A-t-il paru des hirondelles ? ou quelque procession de fourmis par le chemin ? le coucou chante-t-il ? la lune est-elle brillante ? voit-on l’araignée danser au bout de son fil ? les grues ont-elles passé ? de quelle couleur ce soir étaient les nuages ? Pourtant, on n’y perd jamais grandement ; car si le blé est rare, il se vend cher ; s’il est bon marché, c’est qu’il y en a beaucoup ; donc, on ne manque point. Et du reste ainsi. Oui, ma Lucie ; mais le premier bonheur c’est de vous avoir, vous ! Ainsi donc, pensez tout de même à ce que j’ai dit.

— Je pense que nous n’en devons plus parler, répondit-elle. Considérez, Michel, que n’étant pas de famille bourgeoise, et n’ayant pas de protections, tout ce que vous pourriez obtenir, après bien des peines, ce serait une place de quinze cents à deux mille francs. Eh bien, il faut songer… Quand nous serons mariés…

Elle hésitait et la rougeur s’étendait sur son visage ; il la regardait anxieux. Elle murmura : Nous ne serions pas toujours seuls. Il tressaillit, et, la saisissant dans ses bras, il la baisa longuement au cou, tandis qu’elle détournait la tête.

— Eh bien alors, reprit-elle, nous serions des bourgeois pauvres et malheureux comme mon père et ma mère, au lieu d’être ici des agriculteurs aisés, vivant chez eux de leur travail, et que personne n’obligera de porter du drap noir et de la soie, ni d’employer à l’achat d’une toilette, pour quelque noce brillante, l’argent dont ils auraient besoin pour acheter du pain.

— Ah ! que vous avez raison, ma Lucie ! Oui, vivre ici de notre travail, ensemble, c’est le bonheur tout entier. Mais vous aurez toujours ce regret que le monde n’approuve pas notre mariage.

— Quand je suis avec vous, Michel, je ne pense qu’à vous, et l’opinion des autres ne m’est rien. Quand nous serons mariés, je n’aurai donc plus de peine, puisque nous serons toujours ensemble.

Elle sortit consolée de cette entrevue. Mais elle avait été si rudement frappée que la fièvre la prit le lendemain. Elle fut obligée de mettre un châle et de s’asseoir dans un fauteuil, livide et grelottante, vis-à-vis de Clarisse. En voyant ses deux filles dans cet état, côte à côte, Mme Bertin ne put retenir ses larmes et sortit du salon. Son mari la rencontra dans le corridor.

— Que diable as-tu ? s’écria-t-il.

Mme Bertin lui prit la main, et l’entraînant dans la cuisine, dont elle ferma la porte sur eux :

— Fortuné, dit-elle, Fortuné, s’il nous faut perdre une de nos filles, au moins je veux que l’autre nous reste. Cette malheureuse passion la dévore, eh bien ! j’aime mieux mourir de honte que de la voir mourir de chagrin. Hélas ! que n’habitons-nous un désert ! Avec quelle joie je rendrais hommage à la vertu de ce jeune homme et à ses nobles sentiments, en mettant sa main dans celle de ma fille !

— Ta ta ta ta ! ma femme, ton cerveau fait trop de chemin ! Notre Lucie n’est pas mourante ; elle est un peu folle, voilà tout, et nous tâcherons de la guérir par un autre remède. Je viens justement de rencontrer Bourdon, et il m’a beaucoup parlé de Lucie. Vois-tu, ils l’auraient bien laissée se morfondre jusqu’à cinquante ans sans mari, si elle avait cette humeur-là ; mais, ma foi, la peur d’avoir un paysan pour cousin leur met la puce à l’oreille, et il m’a renouvelé la promesse d’envoyer Lucie au bal à Poitiers l’hiver prochain, en m’assurant qu’il ferait tout son possible pour lui trouver un parti convenable. D’abord, elle peut faire une conquête ; puis il y a toujours dans le monde quelque vieux garçon voulant faire une fin, et qui ne regarde pas à la fortune. Tiens, je voudrais être déjà en décembre.

— Et si elle refusait ? Elle a trop de cœur pour n’être pas constante, et…

— Bah ! laisse-moi donc ! Ce n’est pas possible. Si elle s’est avisé d’aimer ce godelureau, c’est qu’elle n’a jamais vu personne de convenable. Une fois qu’elle aura connu le monde, tu verras comme elle changera. Je la vois d’ici revenir toute penaude de sa sottise.

— Tu pourrais avoir raison, dit Mme Bertin. Le cœur humain est si fragile !

La santé revint à Lucie ; mais sa gaieté paraissait envolée pour jamais. La gaieté, c’est le parfum de notre santé morale, et le cœur de la jeune fille était fiévreusement troublé par le combat de ses affections. Autour d’elle, cependant, on se livrait à l’espérance. Clarisse, vivant dans l’attente du grand jour, s’entretenait constamment avec sa mère des toilettes, du banquet, du cérémonial de la fête et des invités, ou bien, silencieuses, elles s’enfonçaient l’une et l’autre dans leurs rêves. M. Bertin faisait, comme à l’ordinaire, des plaisanteries à propos de tout, en regardant travailler ses filles. Il s’était bien assez inquiété les premiers jours. Qu’y pouvait-il faire ? D’ailleurs, il y avait encore au grenier du blé pour deux mois. Ce qui l’ennuyait seulement, c’était de voir Lucie toujours sérieuse, soit qu’elle essayât les belles robes de soie, dont le chatoiement faisait frémir Clarisse, soit qu’elle piquât de ses petits doigts légers le pantalon de son père, qui allait aussi bien, ma foi, disait le destinataire émerveillé, que s’il eût été bâti par un des premiers tailleurs de Paris.

Mais les repas étaient presque toujours mornes et silencieux, à moins que Mme Bertin ne vînt à soupirer quelque douloureuse maxime sur les changements de la fortune. C’est qu’on mangeait désormais dans des couverts d’étain. Une fois il arriva que la maîtresse Perronneau vint pendant qu’on était à table. Dès qu’on l’eut aperçue à l’entrée de la cour, Clarisse et Mme Bertin, se levant en grande hâte, emportèrent la table toute chargée dans la pièce voisine, en disant à Lucie de ranger les chaises.

— Est-ce que je vous dérange point ? dit la Perronneau, qui avait entendu ce remue-ménage.

— Pas du tout, s’empressa de répliquer, la bouche pleine, Mme Bertin, il y a un quart d’heure que nous avons fini.

Après le départ de la mairesse, il fallut réchauffer la soupe et les haricots.

Malgré la diligence de Lucie, on avait tant d’ouvrage qu’on dut se dépêcher la veille pour finir. Clarisse allait, venait, souriait et ne se sentait plus malade. Mme Bertin exprimait une centième fois son regret de ce que ses filles ne gardassent pas leurs robes de soie pour le lendemain des noces, afin de mettre le jour leurs robes de percale blanche avec des fleurs dans leurs cheveux. Gustave, qui venait d’arriver, époussetait son habit et se faisait faire un faux col par Lucie. Au milieu de cet émoi, une visite de Gène fut assez mal reçue, parce qu’on craignit qu’elle ne retardât le travail. Le petite paysanne s’en aperçut et ne resta guère ; mais avant de partir, elle dit à Lucie, tout bas :

— Les Bourdon ont bien mal fait de choisir ce mois de septembre pour leurs noces, allez, mam’zelle Lucie. Lisa vient d’accoucher d’un garçon, beau comme le jour ! Si vous saviez comme les langues s’en donnent ! On prétend qu’il ressemble à son père, et les voisines disent qu’elles veulent le porter baptiser demain pendant le mariage.

— Pauvre enfant ! murmura Lucie tout émue, qu’en fera-t-on ?

— Bien sûr, mam’zelle, ils ne le garderont point. Le Jean doit épouser la mère, à ce qu’on dit, et il ne prendra pas la charge de cet enfant, qui d’ailleurs lui ferait peine à voir.

Cela rendit Lucie encore plus triste. Elle eût voulu ne pas aller à cette fête, qui lui semblait maudite. Mais le moyen ! Elle avait trop à obtenir pour oser tout demander.

Cependant, elle ne put s’empêcher d’être satisfaite en se trouvant fort jolie dans sa belle toilette, le lendemain. Pourvu que Michel me voie ! se dit-elle. Mais elle le chercha en vain dans les rangs de la foule qui accourait les yeux béants, la figure épanouie, sur le passage du cortége. On avait beaucoup crié autrefois contre M. Gavel, à cause de Lisa, mais ce jour-là, devant les belles voitures, conduites par des cochers en gants blancs, devant la toilette idéale de la mariée, le sourire triomphant de l’époux et ses largesses, devant l’éclat des parures et le grand air de tout cela, on n’entendit s’élever de toutes parts que des expressions admiratives et respectueuses.

Clarisse avait eu tort de mettre des rubans. Tandis qu’ils accompagnaient à merveille le doux visage de sa jeune sœur, leur contraste avec les joues vermillonnées et jaunies de la malade ne servait qu’à faire ressortir leur propre éclat. La pauvre Clarisse, au milieu de cette fête, semblait un symbole de deuil et d’instabilité.

Pourtant, elle était gaie. Elle promenait son jaune sourire sur tout ce qui rayonnait autour d’elle, soie, dentelle, argent, vermeil, cristaux et fleurs. Elle se sentait bien. Elle n’eût rien désiré que d’éterniser cette journée, et quelquefois, en regardant les pendules, son cœur se serrait.

Elle avait eu dès l’abord une déception très-vive. Celui qui fut désigné pour l’accompagner n’était qu’un vieux garçon de cinquante ans. Mais comme il eut pour elle beaucoup d’attentions, elle ne tarda pas à le trouver aimable et à tenir pour acquis tout l’esprit qu’il cherchait. Elle prit même à cœur de le charmer, et se flatta d’y réussir.

Ce fut un jeune sous-lieutenant de la dernière promotion de Saint-Cyr qui donna le bras à Lucie. Au premier abord, tant elle était distinguée d’air et d’attitude, il la prit pour une héritière de haute volée, et s’intimida ; mais quand il vit à table ses petites mains rouges et qu’elle eut laissé échapper une locution poitevine, qu’il ne connaissait pas, car il était natif de Bretagne, il prit des airs de supériorité, dit quelques mots de duels qu’il avait eus, indiqua finement qu’il avait des maîtresses, et voulut bien apprendre à la jeune fille, d’un air de Méphistophélès, que la société n’était qu’un assemblage de dupes et d’heureux coquins. Lucie passa naïvement de l’étonnement à l’indignation ; mais bientôt, se ravisant, elle déconcerta ce triste fanfaron par un sourire. Pauvre garçon ! se dit-elle. Et dans toute la ferveur de son âme, elle ajouta : Oh ! mon cher Michel !

Elle était là comme une étrangère ; mais sa froide réserve lui fut un charme aux yeux de ceux qui l’entouraient ; car rien n’attire l’estime des hommes, jouets éternels des passions grandes ou petites, comme d’être calme ou indifférent. On proclama que Lucie était très-distinguée, et Mme Bourdon eut à subir les éloges qu’on lui fit de sa nièce, éloges qu’elle recevait en disant :

— Oui, c’est une charmante personne, très-originale dans ses goûts et dans ses idées.

— Vraiment ! répondait-on alors, en regardant Lucie d’un air désappointé.

Mme Delbès, la sœur de M. Gavel, était une jeune personne de vingt-trois ans, femme du procureur du roi de Poitiers. Elle avait de doux yeux, la démarche ondoyante et l’air languissant. Elle s’éprit de Lucie, qui, touchée de sa grâce, l’accueillit volontiers. Dans leurs conversations, souvent interrompues, elles s’interrogèrent mutuellement, se racontant l’une à l’autre la ville et la campagne, le monde et la nature. Mme Delbès avait une sensibilité langoureuse, pleine d’aspirations ; elle se plaignait du manque de sincérité dans les relations sociales, et de la fatigue de n’être point à soi.

On dansa le soir jusqu’à minuit. Lucie ne cessait de regarder si elle apercevait derrière les vitres, parmi le rempart de têtes ébaubies et blafardes qui s’y collaient, la figure de Michel. Mais elle ne le vit point. Elle se disait avec satisfaction : Au milieu du monde, je suis toujours à lui.

Depuis longtemps Clarisse n’avait été si vive et si forte, mais de retour chez elle, à peine couchée, une fièvre ardente la saisit. Cependant, malgré les prières de sa mère, le lendemain elle s’habilla de bonne heure pour assister au déjeuner.

Cette seconde journée fut très-monotone. Depuis longtemps l’étiquette a chassé la gaieté de toute assemblée quelque peu nombreuse. Il suffit d’avoir entendu les souvenirs de nos grand’mères pour convenir qu’en cela aujourd’hui ne ressemble pas à autrefois.

Dès trois heures de l’après-midi, ce fut une suite de départs, une désorganisation continuelle. Les femmes s’assirent en rond sur les pelouses du jardin ; la plupart des hommes se groupèrent au billard. On s’ennuya.

Le soir on dansa quelques quadrilles ; mais il restait si peu de monde que M. Bourdon fut obligé d’y figurer. On se retira de bonne heure. Pendant tout le trajet du logis à la maison des Bertin, Clarisse fut silencieuse et morne. C’était fini !… plus de fête ! elle retournait dans son tombeau !

Aurélie partait le jour suivant, en compagnie de sa belle-sœur et de sa belle-mère, dans la calèche de Mme Delbès. M. Gavel père et M. Delbès étaient partis la veille. On avait invité la famille Bertin à déjeuner pour les adieux.

Mais Clarisse fut si mal qu’elle ne put se lever. Engagée vis-à-vis de Mme Delbès, Lucie se rendit chez les Bourdon avec son père et Gustave.

Le déjeuner fut triste, le moment était venu de s’affliger. Mme Bourdon avait peine à retenir ses larmes et Aurélie poussait de temps à autre de longs soupirs. Quant à M. Bourdon, il affectait de la philosophie ; tout était dans l’ordre et les rôles bien tenus ; car de son côté M. Gavel avait d’enthousiasme tout ce qu’il était dans les convenances d’en montrer.

Quand il fallut monter en voiture, Aurélie demanda qu’on allât à pied jusqu’à la ferme des Èves. Je serai une demi-heure de plus avec ma mère chérie, dit-elle, et je ferai mes adieux aux lieux qui me sont le plus familiers.

Peut-être cette fantaisie plut-elle médiocrement à M. Gavel, car il fit d’un air aimable quelques efforts pour s’y opposer. Mais le moyen de refuser une demande si touchante et si simple.

C’était un jour d’automne tiède et brillant. Une végétation luxuriante couvrait la terre de larges ombres, piquetées de lumière. Le gazon reverdi se jonchait déjà de feuilles tombées, d’un jaune d’or ou d’un rouge éclatant. Les branches des pommiers se courbaient sous le poids des fruits mûrs, et sur les marges des chemins s’étalaient des touffes de bruyères fleuries.

La société s’était divisée par groupes : M. Bourdon, ses fils, Gustave et M. Bertin avaient pris les devants. Mme Delbès donnait le bras à Lucie. Derrière, venait assez lentement Aurélie, attachée au bras de Mme Bourdon, et accompagnée de sa belle-mère et de son mari.

— Quand viendrez-vous nous voir, mademoiselle Lucie ? disait Mme Delbès.

— Je ne sais, madame ; j’aimerais mieux vous revoir ici.

— Ah ! votre solitude est enchanteresse ; mais je tiens à vous faire connaître le monde.

— À quoi bon ? j’imagine le deviner un peu. D’ailleurs, vous ne m’en avez pas dit de bien.

— Soit ; mais si vous ne tenez pas à le connaître, il faut du moins vous faire connaître à lui.

— Est-ce bien conséquent ? dit en souriant la jeune fille.

— Eh ! mais, comment passerons-nous ? s’écrie tout à coup Mme Delbès.

Elles arrivaient en ce moment dans un chemin étroit et encaissé, bordé de haies d’aubépine et de grands ormeaux, et rempli dans sa largeur par une grosse carriole arrêtée. Un homme en bonnet de coton, entouré du fouet en sautoir, semblait occupé à raccommoder le harnais du cheval, et sur une pierre du chemin était assise une femme enveloppée d’une cape noire, qui dandinait ses genoux en berceuse ; on entendait sortir de dessous la cape les cris d’un petit enfant.

— C’est la carriole du messager qui se rend à Poitiers, dit Lucie.

— Fort bien ; mais comment passerons-nous ? répéta Mme Delbès.

— Comme ces messieurs, dit Lucie en montrant MM. Bourdon et Bertin qui s’appuyaient aux roues et détournaient sans façon la tête débonnaire du coursier, tandis qu’Émile et Gustave grimpaient sur les talus, et que Jules, afin d’enchérir sur cet exemple, se suspendait aux branches des ormeaux.

— Merci ! mais je ne suis pas un sylphe, ni un garçon, moi, s’écria piteusement la jeune femme, quand elle entendit M. Bourdon qui disait : Avez-vous bientôt fini, Bourguignon. Voyez, il faut que ces dames puissent passer.

— Tout comptant ! monsieur, tout comptant ! C’est ma sous-ventrière qu’a cassé, et que ma ficelle est pas-t-assez longue.

— C’est la sous-ventrière du père Bourguignon qu’a cassé ! répéta Jules d’une voix éclatante. Un peu de patience, mesdames, s’il vous plaît.

— Attendons, dit avec résignation Mme Delbès.

— Bonjour, l’Olivette !

Mlle Bertin saluait de ce nom la femme assise dans le chemin.

— Bonjour, mesdames.

— Est-ce un enfant malade que vous avez là, Olivette ?

— Non, mam’zelle Lucie. Mais qu’il n’en vaut guère mieux, l’innocent ; car voyez-vous, c’est un rude voyage à faire en charrette pour une créature de quatre jours.

— Quoi ! s’écria Mme Delbès, un enfant naissant ! mais c’est une barbarie ! Quelle raison vous oblige, ma bonne femme, à mener cet enfant si loin ?

— Que voulez-vous, madame, c’en est un qui porte la peine du mal qu’il n’a pas fait.

— Un enfant naturel ! dit Lucie en frémissant.

— Ah ! fit Mme Delbès, avec ce geste par lequel les femmes comme il faut savent exprimer l’horreur en même temps que la pitié.

Les cris de l’enfant devinrent si âpres que la sage-femme ouvrit sa cape et l’éleva sur ses bras afin de l’apaiser.

— Un bel enfant ! dit-elle d’un air étrange, et qui ferait honneur à tout le monde !

— Il a peut-être besoin de nourriture, observa Mme Delbès.

— Oh ! j’en ai bien là ! mais il n’en veut point. Sa mère lui a donné le sein pendant trois jours et ça l’a gâté. Voyez, dit-elle en présentant le biberon aux lèvres de l’enfant, qui détourna la tête en criant plus fort.

— Pauvre créature, s’écria Mme Delbès, c’est déchirant !

Lucie ne disait plus rien ; elle cherchait à retenir des larmes qui brillaient entre ses paupières.

— Ça sait déjà ce qu’il lui faut ! reprit là sage-femme, et ça ne comprend guère pourquoi ça ne l’a pas.

— Vous le conduisez donc aux Enfants-Trouvés ? reprit Mme Delbès. Et quand arriverez-vous ? quand pourra-t-il avoir une nourrice ?

— Eh ! madame, c’est la raison pourquoi il s’en sauve si peu de ces enfants-là. Dans cette carriole, au pas du cheval, nous n’arriverons pas avant dix heures du soir. Donc, pas moyen de le porter à l’hôpital qu’au matin. Après ça, il faudra qu’ils l’envoient à la campagne, peut-être aussi loin ! Comment voulez-vous qu’un enfant si jeune puisse tenir à ça ?

— Oh ! c’est affreux ! c’est affreux ! s’écria Mme Delbès. Mais, j’y pense, ma bonne femme, montez sur le siége avec mon cocher. Nous serons à Poitiers dans trois heures. Eh bien, c’est fort simple ! Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

L’Olivette, en effet, semblait confuse et troublée.

— Ça ne se peut pas ! ça ne se peut pas, répondit-elle,

— Pourquoi donc ? Mademoiselle Lucie, comme vous êtes pâle ! Tout ceci vous émeut bien fortement ? Vous êtes bonne ! ajouta Mme Delbès en pressant la main de la jeune fille.

L’âge de l’enfant, ses traits, l’émotion de la sage-femme, tout agitait Lucie d’un horrible soupçon. En même temps, le cri que l’humanité souffrante et abandonnée jetait par la bouche de ce petit enfant lui déchirait les entrailles. Elle ne savait que répondre à Mme Delbès ; elle trouvait la sage-femme prudente, mais bien cruelle, de sacrifier aux convenances la vie de ce pauvre enfant. Pendant ce temps arrivaient le jeune couple et les deux mères. Un observateur de sang-froid eût admiré la figure du vieux Bourguignon, épanouie sous son bonnet de coton d’une curiosité maligne, tandis qu’il se penchait pour mieux voir, tout en feignant de raccommoder encore son harnais, déjà rajusté.

— Maman, dit la jeune femme en allant au-devant de Mme Gavel, et vous, ma chère Aurélie, voyez ce pauvre bel enfant qu’on porte à l’hospice dans cette carriole. Un si long voyage peut le tuer. Il crie, il souffre déjà. N’est-ce pas que j’ai raison de vouloir l’emmener avec nous ?

— Mais, répondit l’épouse du sous-préfet, je ne sais, ma chère fille, si cela plairait bien à ton mari. C’est une chose défendue par la loi que d’exposer les enfants.

— Quoi ! Fenella, s’écria gaiement M. Gavel, tu veux nous faire faire notre entrée à Poitiers accompagnés d’une sage-femme et d’un nouveau-né ?

— On les ferait descendre avant d’entrer en ville, répondit Mme Delbès un peu déconcertée. Ce serait une bonne action.

Mais l’Olivette, pâle et toute tremblante, s’était levée en disant :

— N’avez-vous pas fini, Bourguignon ?

— Oui, répondit-il ; et il s’avança lentement en soulevant son bonnet de coton, et en disant d’un air plus sournois que benêt :

— Comme ça donc, vous allez par la calèche ? C’est ben charitable à madame et à monsieur, fit-il en attachant sur Gavel ses petits yeux gris et malins, tandis qu’un rictus mal contenu tordait sa grande bouche. Oui, le petit crie trop dans la carriole, à cause des cahots. Ça s’entend déjà à la ben-aise comme un gros monsieur.

Il y eut un silence d’embarras. Aurélie, noyée dans sa morgue et dans sa mélancolie, restait étrangère à cette scène ; mais les deux autres dames paraissaient contrariées, Fernand avait l’air moqueur et Mme Delbès hésitait. Quant à Lucie, le cœur oppressé, elle attendait anxieusement. Ce fut la sage-femme qui prit un parti.

— Non, dit-elle, ça ne se peut pas. Grand merci à madame, et partons.

— Hé ! comme vous voudrez ! répondit le messager ; mais, à cause du petiot, c’est dommage ! Il aura du mal là dedans. Moi, j’aurais de bon cœur perdu le prix du passage pour qu’il ne lui arrive pas malheur. Un beau petit gars ! et qui ne demanderait qu’à vivre. Trouvez-pas, mam’zelle Lucie, que c’est tout le portrait de sa mère, la petite Lisa Mourillon ?

Ce nom fut un coup de foudre. Mme Bourdon pâlit. Aurélie, qui ne savait pas tout, fronça légèrement les sourcils. Quant à Gavel, il recula comme un homme qui voit un précipice ouvert sous ses pas, et une lueur étrange éclaira son visage pâlissant. Qu’éprouvait-il ? Peut-être ne le savait-il pas lui-même, plus occupé de se remettre que de s’interroger.

Mme Bourdon eut bientôt retrouvé son charmant sourire.

— Cette femme a eu raison, dit-elle. Avec un enfant dans ses bras elle eût été exposée sur le siége du cocher.

— Et puis, ce n’eût vraiment pas été convenable, observa Mme Gavel.

— C’eût été humain ! répliqua Mme Delbès.

— Eh sans doute ! dit Gavel d’une voix stridente. Mais tu sais, ma chère Fenella, que les convenances doivent passer avant tout.

— Pourtant il souffre, se dit Lucie.

La carriole s’était remise en marche ; on entendit encore entre deux cahots un vagissement plaintif.

Il n’est rien d’aussi éloquent dans la parole humaine que le cri du petit enfant. Ce cri résume toutes les impressions de l’être inhabile à s’exprimer autrement, et ces impressions, pour être simples et rudimentaires, n’en contiennent pas moins toutes celles qu’il essaiera plus tard en vain de rendre complètement dans un autre langage. Désir, colère, apaisement, joie, regrets, plaisir, tristesse ou malaise, tout se trouve dans ces cris, si bien compris des mères et si irrésistiblement obéis, car c’est la langue primitive et universelle, dont le mensonge, la recherche, ni le sophisme n’ont point affaibli l’accent.

— Vous restez en arrière, Mlle Lucie ? dit Mme Delbès en s’arrêtant pour attendre la jeune fille.

— Oui, madame, et vous seriez bien bonne de rester avec moi.

— Vous souffrez ?

— Beaucoup.

— Moi aussi, je vous assure. Je voudrais n’avoir pas rencontré cet enfant, puisque je n’ai pu lui être utile. Son cri me poursuivra. Que de choses douloureuses en ce monde ! Les hommes se jouent de cela ! Mais vraiment, vous êtes émue à ce point, mademoiselle Lucie ?

La jeune fille versait des larmes abondantes qui la soulagèrent. Un peu étonnée d’une si vive sensibilité, Mme Delbès lui présenta un flacon et s’efforça de la calmer. Les autres promeneurs avaient disparu au détour du chemin, et Mme Delbès s’inquiétait de les rejoindre, quand un bruit de roues annonça l’arrivée de la calèche, sur laquelle on avait pris les devants. Elles montèrent. Lucie faisait de violents efforts pour composer son visage et ne parlait pas. Mais tout à coup, en apercevant à peu de distance la société qu’elles allaient rejoindre, elle se pencha vivement à l’oreille de sa compagne :

— Cet enfant est le fils de votre frère, madame, empêchez qu’il ne meure à l’hôpital.

Mme Delbès fit un soubresaut :

— Que me dites-vous, mademoiselle ?

— C’est vrai ! reprit Lucie à demi-voix, croyez que c’est vrai, puisque j’ose vous le dire. N’avez-vous pas vu son trouble ?

— Je ne puis admettre… dit la jeune femme, et cependant, mademoiselle, quoi qu’il en soit… s’il y a lieu… je m’efforcerai…

Elle se tut ; on entourait la calèche.

— Partez-vous avec nous, ma cousine ? demandait Fernand.

Lucie fut obligée d’accepter sa main pour descendre.

Tout le monde était réuni. — Voici le moment de se quitter, dit Mme Gavel en s’adressant à Mme Bourdon. Allons, madame, c’est une courte séparation. Vous avez promis d’aller bientôt visiter votre fille.

— La visiter ! Oui ! dit Mme Bourdon en fondant en larmes, tandis que sa fille l’embrassait étroitement.

— Madame, dit Gavel, je sens combien je suis coupable de vous enlever votre trésor ; mais veuillez me pardonner en considérant combien mon cœur est pénétré de son nouveau bonheur et de ses nouveaux devoirs.

— Oui, oui, vous pouvez vous fier à lui, répondit Mme Gavel, Fernand a toujours été bon fils, il sera bon mari et bon père.

Aurélie enfin, baissant son voile, se jeta dans la voiture. Lucie put échapper dans la foule aux adieux de M. Gavel ; ceux de Mme Delbès la blessèrent par leur froideur. La droite et sincère fille ignorait que l’amour-propre est de moitié dans tous nos sentiments. Elle revint chez elle, douloureusement poursuivie par le souvenir du petit enfant ; car elle est déjà mère dans son âme, la jeune fille qui veut être femme pour vivre et pour aimer.




XIX


Clarisse fut alitée pendant huit jours. Elle n’a pas été raisonnable, elle a trop dansé, disait sa mère.

— Eh ! ce n’est pas cela, répondait la pauvre fille qu’une fête eût encore ranimée. Ses yeux devenaient de plus en plus caves et brillants, sa maigreur était effrayante. M. Jaccarty venait de temps en temps ; il palpait le pouls de Clarisse, l’interrogeait assez légèrement, causait d’autre chose et s’en allait.

— Il ne faut pas la tourmenter, disait-il. Donnez-lui de bon bouillon gras, du vin vieux, et laissons faire la nature.

Il n’y eut bientôt plus de poules dans la cour des Bertin. Le vin rouge était fini ; on n’osait plus en demander d’autre chez M. Bourdon. La triste malade, qui sentait la vie lui échapper, avait des regards d’une amertume inexprimable quand, au lieu des cordiaux dont son estomac affaibli avait besoin, elle ne voyait devant elle que des aliments lourds et grossiers. Un soir qu’elle s’était couchée sans vouloir souper, Mme Bertin dit à Lucie : Viens avec moi, prends ton châle et partons. Elles laissèrent M. Bertin assoupi dans son fauteuil et sortirent.

— Où allons-nous ? demanda Lucie.

— À la Crassonnière, chez ton oncle Grimaud. Peut-être ne laissera-t-il pas mourir sa nièce sans un secours. Grand Dieu ! faut-il être réduit à implorer la pitié, nous ! Voilà donc le sort qui m’était réservé à la fin de ma carrière ! En quoi ai-je mérité les vengeances du ciel ? Dieu, qui m’entendez ! et vous, mes pauvres filles, mes chères filles ! je vous ai entraînées dans le même gouffre de maux !!!

Tandis qu’elle parlait ainsi, tout en marchant vite, elle levait les mains au ciel, et le vent faisait flotter son châle autour d’elle. Elles pleuraient toutes deux. La nuit était grise et sans étoiles ; le vent d’automne soufflait dans les rameaux en faisant tourbillonner les feuilles. Seules dehors à cette heure, elles n’entendaient que le bruit de leurs pas, l’aboiement des chiens de ferme et le gémissement de la chouette au loin.

Elles firent un long détour pour éviter un village, de peur d’être reconnues. Il y a près d’une lieue de Chavagny à la Crassonnière, aussi n’arrivèrent-elles qu’aux environs de neuf heures. Les domestiques furent ébahis en les voyant, et le vieux propriétaire en devint cramoisi sous sa perruque rousse.

— Vous m’avez fait une peur du diable ! s’écria-t-il. Et qu’est-ce qu’il y a ?

— Je vous le dirai, mon oncle, quand nous serons seuls.

— Eh bien ! que fais-tu là, toi ? dit M. Grimaud en se retournant vers la vieille Catherine, sa gouvernante.

— Jésus, mon cher monsieur, rien du tout ; c’est que je pensais que ces dames auraient ben pu vous donner une attaque, de la peur qu’elles vous font. Je voulais savoir si mam’zelle Clarisse était point morte ?

— Pas encore ! dit la pauvre mère, et quand la domestique fut de l’autre côté de la porte, avec ces manières théâtrales qui lui étaient devenues comme naturelles, elle se jeta aux pieds de M. Grimaud, en s’écriant :

— Je viens vous supplier d’adoucir ses derniers moments.

— Bon ! bon ; je n’aime pas ça. Relevez-vous ; dites-moi simplement ce que c’est. Que diable ! il faut me ménager un peu ; je viens de souper ; est-ce que vous avez peur que je devienne centenaire ? Allons, mesdames, asseyez-vous, et voyons ce qu’il y a de si pressé.

Lucie, prenant la parole, exposa le dénûment et les souffrances de sa sœur.

— Pauvre fille ! pauvre fille ! dit le vieil avare ; mais, que diable, vous croyez donc que j’ai de l’argent plein mes armoires ? Ces quarante francs que je vous ai donnés l’autre jour, c’était tout ce que j’avais. On ne peut pas me reprocher de n’être pas généreux, que diable ! car enfin, même à bien prendre, je ne vous dois rien, je ne suis pas votre oncle véritable, moi, depuis la mort de ma femme, et puisqu’il n’y a pas d’enfants. C’est égal ! Je veux être pour vous un bon parent, mais le moyen ! le moyen !

Elles se taisaient, écrasées de honte et d’indignation. Il reprit :

— J’ai encore un peu de vin ; je vas vous en donner. Est-ce là ce qu’il vous faut ?

— Je suis réduite à l’accepter, dit Mme Bertin.

Il prit la lumière, alla dans sa cave, et revint avec un panier de bouteilles cachetées.

— Ça me revient à un franc pièce, tout au moins, et ça en vaut à présent une fois davantage. Il y en a douze ; c’est comme qui dirait vingt-quatre francs. Allons, vous pouvez emporter ça. Vous voyez que je ne suis pas un mauvais parent. Cette pauvre petite me fait pitié, voyez-vous ! Mais c’est égal, madame Bertin. Tout ça, c’est de la peine et de la dépense inutiles, je vous le dis. Enfin, les mères sont comme ça !

Elles revinrent chez elles, presque suffoquées sous le poids de leurs larmes et de leur fardeau.

— Mon père avait raison, maman, dit Lucie, quand il nous assurait qu’il ne fallait rien demander à M. Grimaud.

— Ah ! ma fille ! c’est affreux ! Mais je ne sais plus ce que je suis devenue ; pour ma pauvre malade, je mendierais sur les chemins. Hélas ! moi qui avais tant de fierté !

En arrivant, elles trouvèrent Clarisse qui toussait et pleurait dans son lit. M. Bertin était couché : on l’entendait ronfler de l’alcôve.

— Ah ! vous êtes heureuses, vous, de pouvoir vous promener, dit la malade, tandis que je suis là souffrante et abandonnée.

— Chère sœur, dit Lucie, nous revenons du village chercher un panier de vin que l’oncle Grimaud t’a envoyé.

— Ah vraiment ! dit-elle, adoucie et consolée.

Lucie ralluma le feu, déboucha une des bouteilles, et présenta bientôt à sa sœur une succulente rôtie, qui calma la pauvre malade, et lui procura le sommeil.

À dater de ce jour, Lucie veilla toutes les nuits dans sa chambre, jusqu’à deux et trois heures du matin, pour faire à la lueur d’une maigre chandelle les broderies les plus fines et les plus délicates. Elle se levait ensuite de bonne heure. Quelquefois elle avait les yeux bien rouges, la pauvre enfant, et pourtant elle ne gagnait pas trois francs par quatre nuits de veille.

Une nuit, elle entendit frapper aux vitres de sa fenêtre. Ce ne pouvait être que Michel ; elle éteignit sa lumière et ouvrit.

— Depuis trois nuits, je vois votre chambre éclairée, lui dit-il. Pourquoi cela ? ma Lucie, êtes-vous malade ?

Quand elle lui eut appris le motif de ses veilles, frappé de douleur, il se tut, puis il la supplia de se coucher tout de suite ; et quand elle le lui eut promis, il s’en alla bien vite. Le lendemain, en ouvrant sa fenêtre, Lucie trouva trente francs dans un papier sur lequel était écrit :

« À ma Lucie, de la part de son mari. »

Deux larmes d’amour brillèrent dans ses yeux, qui se tournèrent vers la maison de Michel. On était aux derniers jours d’octobre, et l’abondante rosée des nuits, cristallisée, couvrait la terre d’une couche argentée. À travers les rameaux dépouillés des lilas, elle vit s’ouvrir la porte de la petite maison et Michel en sortir, la bêche sur l’épaule. Comme son attitude est noble ! Que son pas est grave et majestueux ! C’est l’homme de cœur et de travail qui est le roi de la nature. Désormais, pour dérober ses veilles à Michel aussi bien qu’à sa mère, Lucie veilla dans une autre chambre donnant sur la cour. Touron prétendit y avoir vu quelquefois deux ombres.

Ce propos, ou quelque autre, arriva-t-il aux oreilles des Bourdon ? Peut-être. Un jour du commencement de décembre, M. Bourdon prit à part son cousin Bertin, qui, seul depuis un mois, venait au dîner du dimanche, et l’avertit qu’il était temps de songer à envoyer Lucie passer la saison à Poitiers. Les bals s’ouvraient dans un mois ; il n’était pas trop tôt pour se préparer.

— Mon cher, je le voudrais, dit M. Bertin, et tu sais bien que je t’ai parlé de ça le premier ; mais, vois-tu, nous sommes trop à sec cette année pour pouvoir seulement acheter un bout de ruban, quand notre pauvre malade n’a pas ce qu’il lui faut.

— Je me chargerai de la dépense, dit M. Bourdon. Une robe de tulle et quelques brimborions ne sont pas une affaire. Aurélie fera les emplettes. Ainsi donc, c’est convenu.

— Oui, à moins que ma femme ne se puisse passer de Lucie ; car notre pauvre Clarisse est si exigeante !

— Il ne s’agit pas de cela, dit M. Bourdon d’un ton impératif. Il ne s’agit pas de sacrifier Lucie à Clarisse, mais de les soigner toutes deux. Or, tu sais que ta fille cadette, elle aussi, est malade à sa manière. Elle a besoin de changer d’air, et l’année prochaine il serait trop tard. Crois-moi, mon vieux ! ajouta-t-il en serrant la main de M. Bertin.

— Eh bien, oui, tu as raison, et je te remercie, mon cher, de tout mon cœur. Tu es un excellent parent. J’annoncerai la chose à ces dames ce soir.

— Certainement, ce sont de bons parents ! disait le lendemain à la Touron Mlle Boc. D’abord, tous les dimanches de la vie, M. Bertin emporte une bouteille de vin et des gâteaux le soir, après dîner. Vous savez tous les cadeaux qu’ils ont eus pour le mariage de Mme Gavel ; eh bien ! M. Bourdon va encore acheter une toilette de bal tout entière pour envoyer Lucie danser à Poitiers. On veut tâcher de l’établir, voyez-vous. Et quand même on n’y réussirait pas, ça lui fera toujours connaître le monde, et ça lui changera les idées. Elle en a bien besoin, la pauvre enfant !

— Seigneur ! mam’zelle ; je crois bien ! puisque… voyez-vous… c’est pas pour le dire au moins… mais enfin… on ne le croirait pas, si on ne l’avait vu… puisqu’enfin… il monte la nuit par sa fenêtre !…

— Touronne ! Touronne, s’écria Mlle Boc, si agitée, qu’en se relevant toute droite elle fit tomber à terre son peloton de laine et ses lunettes, taisez-vous ! et ne dites jamais des choses pareilles devant moi ! Grand Dieu du ciel ! une demoiselle comme il faut ! ça n’est pas possible ! je n’y crois pas ! dites-moi que la lune vient de tomber de là-haut, à la bonne heure !…

Cependant, quelques minutes après, le cou tendu l’une vers l’autre, et parlant à voix basse, elles s’entretenaient des détails de l’escalade, et peut-être s’engagèrent-elles jusque dans les probabilités et conséquences ; car de temps en temps elles détournaient la tête d’un air pudique en joignant les mains, et l’on vit plusieurs fois Mlle Boc se voiler la face. Mais elle ne laissa point partir la Touron sans que celle-ci eût fait le serment de ne rien répéter de ces horribles choses. Seigneur Jésus ! — car ça ferait croire à la fin du monde, voyez-vous.

Lucie refusa d’aller à Poitiers. Cela souleva contre elle une nouvelle tempête, et M. Bertin déclara, en faisant trembler les vitres, qu’il ne souffrirait pas ces simagrées, et que si elle ne voulait pas profiter des bienfaits de M. Bourdon pour aller dans le monde, elle en profiterait pour aller au couvent, où il la fourrerait lui-même bon gré malgré. Après tout, ces repaires-là pouvaient avoir du bon dans certains cas.

Mme Bertin entreprit de prouver à Lucie qu’elle devait faire violence à ses goûts de retraite pour aller briller dans le monde, où l’appelait son rang :

— Michel, quoiqu’un honnête garçon, n’est pas fait pour prétendre à toi, ma fille. Il n’y a que les pastorales où de pareilles amours soient supportables ; mais il ne faut pas prendre ces histoires-là au sérieux. Tu verras, Lucie, quand des jeunes gens de famille brigueront tes regards, comme tu renonceras à la folie ! Songe, ma fille, combien il sera doux pour toi de relever la famille, par un beau mariage, de l’abaissement où elle est tombée. Ta sœur pourrait être sauvée par de meilleurs soins peut-être, et plus tard tu pourrais lui procurer un parti convenable, un homme mûr et sage, distingué par ses connaissances, et qui après de certains malheurs serait bien aise d’embellir sa vieillesse par le choix d’une compagne aimable. Ton mari, s’il était puissant, ferait donner une bonne place à Gustave, et nous rajeunirions, ton père et moi, en contemplant votre bonheur à tous. Ah ! ma chère Lucie, ton cœur est trop tendre pour n’être pas touché d’un pareil tableau !

Quoique gorgée d’amertume en se voyant exclue du bonheur réservé à sa sœur, en voyant son avenir mis au rebut et délaissé, comme si déjà elle eût été dans la tombe, cependant Clarisse insistait aussi auprès de Lucie, non pas avec tendresse, ni même avec aucune apparence d’intérêt, mais avec le dédain et la sécheresse dont elle avait pris l’habitude vis-à-vis de sa jeune sœur, depuis que celle-ci avait avoué son amour pour Michel. Lucie fut inébranlable ; non-seulement elle répugnait à recevoir l’hospitalité de M. Gavel, mais surtout elle pensait que son séjour à la ville, au milieu des fêtes, remplirait Michel d’inquiétude et de chagrin. Elle fut bien surprise quand il l’engagea lui-même à partir, d’une voix ferme et d’une volonté décidée.

— Me semble, lui dit-il, que vous ne serez bien à moi que si un autre sort ne vous fait point envie. Depuis que je vous ai vue pleurer pour la honte qu’on vous fait à cause de notre amour, j’en suis tout rempli de tourment et de souci, et me ferais quasiment reproche, moi aussi, de ne point être un beau parti pour vous. Allez donc voir ce que c’est que le monde, ma Lucie, et quand vous reviendrez, si vous trouvez alors Chavagny trop petit et votre Michel trop simple, vous me le direz, n’est-ce pas ?

— Je vous dirai, répondit-elle en essuyant les larmes que le courageux garçon laissait couler sur ses joues malgré lui, je vous dirai comme à présent, Michel, que je vous aime, et que vous êtes bien supérieur à cette foule d’hommes qui ne sait ni connaître la justice, ni aimer le bonheur. Je sais à peu près, cher ami, par ceux que j’ai vus, ce que peuvent être les hommes du monde.

— Oui, ma Lucie, mais ils ne sont pas tous pareils. S’il n’y avait que des Gavels là-bas, je ne voudrais point que vous alliez salir vos mains à toucher leurs mains, non ; mais votre Michel ne serait pas un homme si ce que vous aimez en lui ne se trouvait pas chez d’autres : eh bien, un brave garçon qui vous aimerait, Lucie, et qui avec ça aurait un gentil parler, de belles manières et de beaux habits, pourquoi ne vous plairait-il pas mieux que moi ?

— Pourquoi ! pourquoi ! Michel ? Par cette seule raison qu’il ne serait pas vous. Ne sentez-vous pas cela ? Et comment osez-vous, en nous torturant tous deux, effacer ainsi notre amour dans votre pensée ? Quoi ! si je trouvais un être plus parfait que vous, ce serait une raison pour ne plus vous aimer ? Ce qu’on aimerait, ce serait donc seulement le bien ? Oh ! j’aime le bien, et je vous aime ! J’aime en vous ce qu’il y a de bien, mais surtout à la manière dont vous le faites. Quand je vois dans vos yeux briller l’enthousiasme, cela m’émeut bien plus que d’apprendre une belle action. Les plantes aiment la chaleur et l’humidité ; mais elles n’en veulent recevoir que du soleil et de la rosée. Un autre, Michel ! un autre ne serait pas vous ! Je ne puis vous dire autre chose. Je ne puis bien expliquer pourquoi, mais je le sens profondément. Et ne pouvant à la fin retenir ses larmes, elle ajouta en couvrant son visage de ses mains : Vous oubliez donc les baisers que je vous ai donnés ?

— Non, ma Lucie ! s’écria-t-il, non, tout ce que je t’ai dit, je n’y crois pas vraiment, et pourtant… Je t’en supplie, tâche de me comprendre. Si tu reviens de là-bas telle que tu es à présent, alors je me sentirai fort comme cent hommes, et plus heureux que le bon Dieu. Tandis que, par moments, j’ai souci malgré moi, quand je suis loin de vous, en pensant que vous pourriez un jour avoir quelque regret.

— Avec ces doutes, Michel, vous souffrirez trop pendant mon absence.

— Non, non, va ! Je sais souffrir et attendre. Et puis, vous m’écrirez…

Elle consentit donc au voyage, et fit ses préparatifs. Ce n’était pour elle qu’un temps à passer et une épreuve à subir ; mais pour ses parents, ce fut presque un terme à atteindre comme celui de la béatitude éternelle, après quoi tous les maux devaient être conjurés. On vendit l’argenterie, à condition qu’elle pourrait encore être rachetée dans trois mois ; et, pour mettre un peu d’argent dans la poche de Lucie, en même temps que pour acheter du blé, et boucher un nouveau déficit de leurs finances, Mme Bertin fit, aux mêmes conditions, le sacrifice de sa bague de diamants, une jarretière de cent francs, dont cependant elle aurait cru ne jamais se séparer. Mais un avenir prochain n’allait-il pas réparer les injures de la fortune ? Lucie bien souvent surprit les yeux de sa mère attachés sur elle avec une complaisance remplie de secret espoir. Cette phrase un jour échappait même à Mme Bertin : Quand tu seras une belle dame… Et une fois qu’elle assistait à une fête somptueuse dans les salons de sa fille, il lui arriva de se retourner pour admirer le chatoiement de sa robe de soie. Malheureusement ses regards ne tombaient alors que sur une robe d’indienne décolorée, et semée d’autant de reprises qu’il y a de fleurs dans un pré à la Saint-Jean.

Mme Bertin n’oublia pas de donner beaucoup d’instructions à Lucie sur la manière de se tenir en société. Elle lui enseigna la révérence en trois temps, lui défendit de valser, lui dicta quelques phrases dignes et vertueuses à répondre en cas d’une déclaration, et la pria de relire soigneusement les Amours du chevalier Grandisson, Adèle et Théodore, et les Contes moraux, pour se familiariser un peu avec les mœurs et les dangers du monde.

Le 5 janvier, Lucie partit pour Poitiers avec son oncle Bourdon. Elle était profondément triste, et son amour-propre souffrait presque autant que son cœur. Chargée de toutes les espérances de sa famille, elle allait au-devant de déceptions que son bon sens lui faisait préjuger inévitables, trop femme pour ne pas souffrir de sa défaite, trop aimante pour ne pas redouter un triomphe qui eût attiré sur son amour de nouvelles persécutions.

Elle emportait de plus une commission secrète assez embarrassante. Quelques jours avant son départ, Lucie avait rencontré la Mourillon qui semblait la chercher, et qui l’avait priée, puisqu’elle allait à Poitiers, de s’informer à l’hôpital de l’enfant de Lisa. — Car sa fille ne faisait que pleurer en y pensant, et même la nuit, en rêve, quelquefois, elle baillait des bramées qui les faisaient tressauter dans le lit. Un soir, qu’elle avait vu comme une chandelle dans un coin de la chambre, elle s’était évanouie en disant que c’était l’âme du petiot qui venait lui reprocher sa mort, et mêmement elle, ne voulait point se marier, quoique Jean l’en pressât fort, de l’idée qu’elle avait de reprendre un jour l’enfant quand il serait grand, et qu’il pourrait seulement conduire les oies. Donc, il fallait savoir à quoi s’en tenir, car si le petit était mort, elle n’aurait plus de raison pour ne pas se marier, et s’il vivait, eh bien, peut-être pourrait-on décider Jean à le prendre tout de même, puisqu’il aimait tant Lisa.

Les jours chez les Bertin se passèrent tristement après le départ de Lucie. Avec son courage, sa douceur et sa fraîche jeunesse, elle était à elle seule toute la vie de cette maison. Clarisse elle-même regrettait ses soins et sa complaisance.

Au bout de huit jours, on reçut avec transport une lettre de Lucie, mais elle satisfit peu :

« Chère maman,

« J’ai été accueillie par ma cousine très-convenablement, comme elle fait toutes choses, vous savez. J’ai une belle chambre, du feu le soir et le matin, beaucoup de politesse, et tout ce qu’il me faut. Seulement, je commence à m’ennuyer déjà. C’est la première fois que je vous quitte, et que je me trouve seule au milieu d’étrangers. — En vérité je puis les appeler ainsi. — Pourtant M. Gavel a pour moi de grandes prévenances ; mais cela même me gêne un peu. J’avais le cœur gros en vous quittant. Les premiers jours, la nouveauté des choses m’a distraite ; mais à présent je sais par cœur toutes les beautés du salon d’Aurélie et j’ai vu passer presque toute la ville sous ma fenêtre. Je voudrais sortir, visiter les rues et les monuments, me mêler un peu à la foule, me promener surtout, car je souffre réellement de n’avoir rien à faire, et je me sens plus fatiguée tous les soirs que je ne le suis chez nous après une journée de lessive ou de jardinage. Malheureusement, Aurélie ne sort guère, et je ne puis sortir sans elle. C’est un esclavage auquel sont soumises ici les demoiselles. Moi qui ai deux ans de plus qu’Aurélie, je ne puis sortir sans son patronage, ou, ce qui est plus étrange encore, sans avoir au moins celui d’une domestique. Cela est insupportable, et en y réfléchissant je trouve que c’est odieux et insultant. Évidemment on nous garde. Je ne puis t’exprimer, chère maman, combien cela m’indigne de me voir ainsi tenue en laisse, comme ces petits chiens de race ignoble dont on suspecte la fidélité.

« J’ai fait des visites avec Aurélie. D’abord, par politesse, on m’a fait dire quelques banalités, puis Aurélie et la maîtresse de la maison se sont mises à parler de quelques bruits de ville et des personnes de leur société pendant un quart d’heure, après quoi nous sommes parties. Nous sommes allées ainsi le même jour dans plusieurs maisons où l’on a dit à peu près les mêmes choses sur les mêmes sujets. L’ennui que j’éprouvais, et l’obligation d’être à peu près immobile, me causaient une souffrance nerveuse et une envie de bâiller presque insurmontable.

« J’ai assisté à deux bals déjà. C’est fort joli. J’étais assise à côté de plusieurs jeunes personnes, et le cœur me battait très-fort ; je n’osais rien dire, j’écoutais. Au bout de quelque temps, je me suis sentie assez encouragée pour causer à mon tour, et j’ai été très-surprise de trouver qu’on n’avait pas dans le monde, beaucoup plus d’esprit que moi. J’ai fait la connaissance d’une jeune demoiselle très-aimable et très-recherchée, qui s’appelle Amélie Boissot-Laribière. Elle est aussi très-bonne et très-franche. Elle a, je crois, vingt-cinq ans. Son père est un conseiller à la cour royale, et on m’a dit qu’elle ne se mariait point parce qu’elle n’avait qu’une très-faible dot. N’est-ce pas étrange ? La place de son père vaut déjà 3,000 francs ; et ils possèdent une jolie campagne : mais ils sont quatre enfants. Mlle Amélie est cependant une des mieux mises de la ville, et il y a chez eux beaucoup de luxe. Tu vois, chère maman, ce que c’est que le monde.

« Je t’ai dit avant de partir de quelle commission la Mourillon m’a chargée. Ne pouvant sortir seule, tu juges si je me suis trouvée en peine pour cela, car enfin je ne pouvais parler à Aurélie de cette affaire, et outre que je ne sors guère avec les domestiques, il me répugnait de mettre une de ces filles dans mon secret. Voici ce que j’ai imaginé : je me suis fait conduire, sous prétexte de dévotions à faire, à une église assez proche de l’hôpital des Enfants-Trouvés, et comme c’était le matin d’assez bonne heure, et que la femme de chambre avait ses occupations, j’ai obtenu qu’on m’y laissât seule, en disant de venir me chercher seulement une heure après. Aussitôt le départ de Victorine, je me suis hâtée de sortir de l’église, mais qu’ai-je trouvé sur l’escalier ? Mlle Boissot-Laribière qui montait accompagnée de sa domestique. Elle m’a plaisantée sur ma solitude et sur le trouble de ma contenance ; j’ai préféré lui dire où j’allais, et pourquoi, afin qu’elle me gardât le secret. Alors elle a poussé la complaisance jusqu’à m’accompagner. La vue de cet hôpital serre le cœur, et tous ces enfants sans mère, hâves, moroses, tristes ou effrontés, font un mal horrible à voir. Quand la supérieure m’a dit d’une voix sèche : Louis Fernand, entré à l’hospice le 23 septembre, âgé de trois jours, mort un mois après chez sa nourrice, maman, je n’ai pu m’empêcher de pleurer. La supérieure m’a regardée d’un air très-soupçonneux, et m’a dit qu’il ne fallait pas regretter les enfants du vice, qu’il serait à désirer au contraire que Dieu les appelât tous à lui. Et moi, je disais en sortant à Mlle Amélie, qu’il serait plus humain peut-être d’étouffer ces pauvres enfants dès leur naissance que de les livrer ainsi à des êtres dépourvus d’humanité.

« Nous avons causé très-sérieusement dans le trajet de l’hôpital à l’église, et Mlle Amélie m’a parlé du monde avec une haine si vive que je n’ai pu m’empêcher de lui dire qu’elle était ingrate envers lui. — Parce qu’il m’accable de compliments ? a-t-elle répondu. Je l’amuse, et il est assez bon pour aimer cela !… Certes, je lui dois une grande reconnaissance !

« Arrivée dans l’église, alors elle s’est jetée sur un prie-Dieu, la tête dans ses mains, et il m’a semblé qu’elle pleurait. Tu vois, chère maman, que le monde est loin de donner du bonheur, même à ceux qu’il admire.

« Je relis ma lettre, et m’aperçois que j’ai fait un oubli qui vous semblerait impardonnable. Je n’ai manqué au bal que deux contredanses la première fois, qu’une seule la seconde.

« Si vous avez besoin de moi, rappelez-moi près de vous, j’y retournerai avec joie. Et donnez-moi promptement des nouvelles de Clarisse et des vôtres.

« Gustave se porte bien ; je le vois quelquefois, mais nous ne pouvons que rarement nous promener ensemble, à cause de ses occupations.

« Je n’ai vu qu’une fois Mme Delbès : elle n’est plus la même pour moi.

« P. S. Tu voudras bien, chère maman, annoncer à la Mourillon la mort du pauvre enfant.

« Aurélie est un peu souffrante ; mais c’est, dit-on, un commencement de grossesse ; M. Gavel en paraît très-heureux. »

Michel aussi reçut une lettre le même jour. La sienne était partie plus tôt que celle de Mme Bertin, mais sous l’adresse de Gène. Cette bonne fille vint à Chavagny sous prétexte de faire une commission et remit la lettre à Michel, qui dans l’effusion de sa reconnaissance l’embrassa de toutes ses forces.

— Fou ! dit-elle en riant pour cacher son trouble, je le dirai à Cadet !

Car à présent Cadet Mourillon était fiancé de Gène et ils devaient se marier à la fin de l’année.

LUCIE À MICHEL.

« Que faites-vous, mon ami ? Je suis tourmentée de votre peine, car je sais que la vivacité de votre imagination vous créera mille ennuis en mon absence. Aussi je me hâte de vous écrire aussitôt qu’il m’est possible, car, le croiriez-vous ? quoique je n’aie rien à faire, je suis beaucoup moins libre ici qu’à Chavagny. Je m’ennuie déjà extrêmement. La froideur solennelle de ma cousine me serre le cœur. Les meubles de soie et de velours, les glaces dorées, les bronzes, les pendules, me regardent de haut et me font regretter nos vieux meubles si laids, mais qui avec leur air de famille et d’amitié me tenaient vraiment compagnie. Je me sens ici profondément seule.

« Je pense à vous tout le jour, ici comme à Chavagny, mais je n’ai plus l’espoir de vous rencontrer.

« Vous allez m’écrire, n’est-ce pas ? Il faudra me parler beaucoup de vous, comment vous êtes, ce que vous faites, et ce que vous pensez. N’allez pas me dire que vous avez de l’inquiétude et des doutes, mais dites-moi bien toute la vérité. Michel, je ne puis vous exprimer quel souci j’ai de vous. Je me sens chargée de votre bonheur, et me fais un continuel reproche de vous avoir abandonné. C’est vous cependant qui l’avez voulu.

« Oh ! méchant ! vous mériteriez que je vous donnasse de la jalousie. Écoutez ! je me suis aperçue que ; généralement, on me trouvait assez bien, et je vous écris le lendemain d’un bal où j’ai dansé quatre fois avec le même danseur, un jeune homme très-aimable, Michel. On m’en a même fait des plaisanteries, et j’ai appris en même temps que ce monsieur a régulièrement chaque hiver une passion nouvelle. Quelle abondance de cœur ! Ne pensez-vous pas que cela me touche ? Mais vous voulez savoir encore s’il est mieux que vous. Ah ! Michel, je ne puis vous répondre qu’avec mes yeux sur cette question-là. Regardez-les bien. Ils sont toujours les mêmes, et vous savez ce qu’ils vous disent quand vous les regardez.

« Michel, je vous aime, et vous le savez ; laissons toutes ces folies. Le monde, mon ami, n’est pas aussi beau que vous le rêvez, ni que je le rêvais moi-même. Les gens d’ici ressemblent à ceux de Chavagny plus que vous ne pensez. J’ai même trouvé deux ou trois ressemblances d’air et de visage réellement frappantes, et Mlle Amélie, une de mes connaissances nouvelles, à qui je parlais de cela, me disait, car elle a voyagé, qu’on retrouve partout, à des centaines de lieues, et chez des peuples différents, des types pareils et des visages semblables. Cela devrait donner à penser à tout le monde, n’est-ce pas ? que nous sommes tous une même famille, plus étroitement unie qu’on ne pense, et qu’il y a d’autres parentés que celle du sang. Je ne crois pas que nos deux visages se ressemblent, Michel, mais à coup sûr nous sommes parents, vous et moi. N’en disons rien, on nous demanderait des dispenses pour notre mariage.

« Moi, je suis toujours pleine de certitude et d’espérance, Michel, et je voudrais qu’il en fût ainsi de vous. Je m’ennuie loin de vous, mais je suis si heureuse de vous aimer et de porter partout avec moi votre pensée, que mon sort ne serait pas à plaindre si je n’étais inquiète de vous. J’ai toujours sur mon cœur la tristesse de vos adieux.

« Vous tenez à connaître mes impressions, les voici : — D’abord je n’étais pas venue à Poitiers depuis l’âge de six ans. J’ai été saisie d’émotion à cause de quelque chose de solennel qu’il y a dans la hauteur des maisons, dans l’aspect de la foule, dans la sonorité des rues, le bruit des voitures, le luxe des appartements. J’ai observé que les choses nouvelles nous frappent toujours de respect d’abord, jusqu’à ce que nous les ayons connues. Cette impression ne persistera pas sans doute. Je vous l’ai dit, les gens d’ici ressemblent à ceux de chez nous, sauf des habitudes et des usages. Y a-t-il quelque chose de plus ? Oui, mais il y a aussi quelque chose de moins. Et je puis vous assurer déjà que je ne suis pas faite pour vivre à la ville. Non-seulement je désire d’être où vous êtes, mais je souffre déjà du manque d’espace et de liberté. Adieu, mon ami, adieu, Michel ! Je n’ose pas essayer de vous dire combien je vous aime ! »

Après avoir passé toute la soirée à savourer cette lettre, Michel passa toute la nuit à épancher sur le papier sa joie et son amour. Les jours suivants, comme le temps ne permettait pas le travail au dehors, il s’enferma de nouveau dans sa chambre pour lire et écrire tour à tour, continuant, en l’absence de sa chère institutrice, à s’instruire de son mieux. Tout cela affligeait grandement la mère Françoise, car avait-on jamais rien vu de pareil ?

On entrait en février quand le bruit courut dans Chavagny que Mlle Lucie allait épouser un monsieur de Poitiers. La nouvelle était sûre ; elle venait de chez les Bourdon, par Mlle Boc, et M. Bertin lui-même s’en était vanté. En parler devant Michel fut une joie que se donna la Chérie Perronneau, comme il était chez elle en journée, Michel ne douta pas et fit bonne contenance ; pourtant il s’en revenait triste, quand, passant au sentier derrière chez Bourguignon, il se sentit frapper sur l’épaule.

— Ah ! c’est toi, Cadet.

— Parguié ! Je t’attends là depuis une demi-heure. Gène m’a donné ça pour toi.

C’était une longue lettre de Lucie. Elle contenait ce passage :

« Voici bientôt un mois que je suis ici, et l’ennui que j’éprouve devient si profond de plus en plus, qu’aussitôt que je suis seule je ne puis m’empêcher de pleurer. Je suis plus lasse que je ne pourrais l’exprimer de m’habiller deux ou trois fois par jour, de recevoir et de faire des visites, d’aller en soirée, d’entendre toujours à peu près les mêmes choses, et de passer enfin ma vie à perdre mon temps, ce qui est, Michel, je vous l’assure, la seule occupation de toutes les femmes et même de beaucoup des hommes qui m’entourent. Le bal ne m’amuse plus du tout. Le seul intérêt soutenu qu’on y puisse prendre est celui de la coquetterie, et je ne puis pas y être coquette, moi, puisque vous n’y êtes pas.

« À présent, je crois connaître suffisamment le monde où je suis, quoiqu’il me fallût des années pour devenir une femme du monde savante dans l’art de causer et d’agir. Eh bien, c’est, à mon avis, Michel, un beau cadre contenant un triste tableau, un édifice aux portes superbes avec un intérieur délabré. On s’épuise à mettre de la grandeur dans les apparences, et en même temps on s’étouffe soi-même sous un tas de petits soins, de petits préceptes, de petites réserves et de grandes gênes, tant qu’à la fin on se trouve tout garrotté. Quant aux plaisirs, je vous le répète, ils manquent d’intérêt pour moi. Un seul m’amuserait beaucoup, c’est le spectacle, mais les principes d’Aurélie le lui permettent rarement.

« J’écris souvent avec instance à mes parents de me rappeler près d’eux ; mais ils ne semblent pas m’entendre. Ma mère me répond : Tu n’as donc pas encore rencontré celui qui doit fixer ton choix ? Ah ! Michel ! s’ils veulent attendre que je l’aie trouvé ici…

« Je vous ai parlé d’un jeune homme qui dansait beaucoup avec moi. Ma froideur et quelques paroles assez claires que je lui ai dites pour le décourager, semblaient produire un effet contraire, et comme il paraissait décidément très-amoureux, son père vient de l’envoyer passer l’hiver à Paris. Maintenant qu’il est parti, peut-être consentira-t-on à mon départ, car vous savez, pauvre ami, le désir de me marier possède ma famille, et chaque fois que mon oncle Bourdon vient ici, les questions qu’il fait devant moi sur mes succès dans le monde m’impatientent et m’humilient. Quand serai-je à Chavagny !

« Des répugnances encore plus graves me rendent mon séjour ici de plus en plus odieux. D’abord Aurélie est aussi désagréable pour moi qu’elle peut se permettre de l’être. Je me suis aperçue qu’elle reçoit avec déplaisir les compliments qu’on lui fait sur sa cousine, et qu’elle s’ennuie de m’avoir à ses côtés. Moi, j’étais plus modeste, et ne me serais point avisée sans elle de croire que je pusse lui faire tort. Mais ce n’est pas dans le monde seulement qu’elle est jalouse, mon ami, et, le croiriez-vous, elle a réellement lieu de l’être dans sa maison. Michel, je plains ma cousine de toute mon âme ; elle ne peut être que bien malheureuse.

« Quant à moi, jugez si ma situation est pénible : les attentions, les compliments, les prévenances excessives de M. Gavel me sont insupportables ; ses regards me blessent, toute sa manière d’être vis-à-vis de moi, surtout quand il nous arrive d’être seuls, me cause un profond malaise, et de plus j’ai à supporter encore la haine injuste de ma cousine et son chagrin très-légitime. Dans tout cela, Michel, vous devez le penser, il n’y a rien de déclaré ; en apparence, tout se passe entre nous très-convenablement. Cependant, je ne puis supporter plus longtemps une situation pareille.

« M. Gavel n’a-t-il pas osé me parler de vous, Michel ! Ma réponse a dû lui faire sentir, en même temps que mon estime pour vous, mon mépris pour lui, et j’ai été bien aise de cette occasion ; car, du reste, je ne lui dis rien, n’osant pas avoir l’air de le comprendre.

« Quant à vous, mon ami, qui avez aussi le droit d’être jaloux, ai-je besoin de vous dire que je me garde des familiarités de cet homme comme je ferais des morsures d’une vipère ? Votre Lucie a, plus que jamais, soin de sa dignité depuis qu’elle vous appartient, et je comprends mieux ce qui pourrait y porter atteinte depuis que je vous aime. »

La semaine d’après, un samedi soir, à nuit tombée, la carriole du père Bourguignon, revenant de Poitiers, cahotait sur le chemin étroit, encaissé, raboteux, qui va des Èves à Chavagny. La jument poitevine, aux pieds poilus, au large ventre, dont la croupe étroite projetait deux pics escarpés, accablée de fatigue, boitait tout bas, tandis que Bourguignon, qui marchait devant elle, tantôt l’encourageait de la voix : Hé ! la Rousse ! allons ! allons ! sens-tu pas l’écurie ? tantôt s’adressait à une forme humaine, enveloppée d’un manteau qui glissait dans l’ombre à côté de lui. Il gelait depuis plusieurs jours, le froid à cette heure était extrême ; dans l’ornière, la glace craquait sous la roue, et la terre était sonore sous les pas.

— Vous allez trop vite, au moins, mam’zelle, disait Bourguignon. La Rousse et moi ne saurions vous suivre. Hé ! hé ! vous êtes pressée de revoir vos mondes, ça se comprend. Mais qu’ils vont être étonnés, dà ! Puisque je vous ai dit que M. Bertin me disait encore, pas plus tard qu’avant-z-hier, que vous restiez à Poitiers jusqu’au Carême.

— Eh bien, il se trompait, répond la douce voix de Lucie.

— Ça se peut, mam’zelle, ça se peut ; après ça, personne sera fâché de vous voir, tout au contraire. Y en a même qui seront joliment contents ! À propos de contents, nous avions tous ces temps un gars qui ne l’était guère. Jésus, mon Dieu ! sait-on ce qu’il peut avoir ! Un si gentil jeune homme ! et si aimable ! et qui était autrefois gai comme un pinson ! À c’t heure, il ne fait plus que regarder dans les livres, et il se tient si propre qu’on dirait un monsieur ; sans compter qu’il devient fier et que pas une âme ne le voit plus. C’est-il drôle ça ! Vous savez ben qui je veux dire, mam’zelle Lucie.

— Oui, Bourguignon ; mais à présent que nous voici tout près du village, je vous souhaite le bonsoir et je prends les devants. Demain matin, vous m’apporterez ma malle, n’est-ce pas ?

Elle s’éloigna rapidement, et quand Bourguignon ne put la voir, elle se mit à courir. Bien qu’elle eût déjà beaucoup marché, elle ne sentait pas la fatigue, et son cœur bondissait comme un enfant joyeux. Elle allait revoir enfin sa chère maison, ses bons parents, et lui, lui, Michel ! Ah ! quel étonnement il aurait ! quel bonheur ! Si elle allait le rencontrer ?… Non ! sa joie serait trop vive et trop éclatante ! Hélas ! comment les joies humaines sont elles forcées de se cacher aux hommes !

Elle arrivait à l’angle du cimetière, en face de la maison de Françoise, quand elle entendit un pas à sa gauche. Ce pas, elle le connaissait bien ! Elle s’arrêta, le cœur palpitant. Celui qui venait, quand il fut en face d’elle, s’arrêta aussi. Au travers de l’ombre, il distinguait sans doute que cette forme n’était pas celle d’une paysanne.

— Michel ! murmura-t-elle si bas que l’air à peine en fut ébranlé.

Mais cependant il jeta un grand cri, et, la prenant dans ses bras avec un mélange de terreur et d’ivresse, il l’étreignit comme s’il eût douté de sa réalité.

— C’est bien vous, ma Lucie ! lui disait-il, quand tout à coup un jet vif de lumière brilla, et l’on entendit la voix de la mère Françoise, qui venait d’ouvrir sa porte.

— Est-ce toi, Michel ? n’as-tu pas crié ?

— Oui, mère, s’écria-t-il en se précipitant vers elle, j’ai pris peur follement pour une chèvre blanche qui s’est venue donner contre moi.

— Rentre, Michel, rentre vite, mon gars, si c’était le malin ?

— Non point, mère, je l’ai reconnue, c’est la chèvre à Gauchet. Elle se sera écartée, et je vas l’attraper pour la leur rendre.

— Allons ! allons ! à ton idée, mais prends garde au moins !

Elle referma sa porte.

Ils passèrent alors dans le pré tous deux. L’herbe s’écrasait sous leurs pieds avec un bruit sourd.

— Quel temps rude pour ce long voyage ! ô ma pauvre chérie ! Vos petites mains sont froides, et vos pieds, donc ! Laissez-moi vous porter.

— Michel, vous n’y songez pas ! Calmez-vous un peu. Allez-vous devenir fou parce que me voilà ?

— Peut-être bien ai-je failli le devenir tout à l’heure. C’est comme un rêve ! oh ! non, c’est bien mieux ! C’est vous ! vous, ma Lucie ! Hélas ! puisque je ne puis te voir, laisse-moi l’embrasser. Lucie, à présent vous ne partirez plus ?

— Oh non ! j’ai trop souffert là-bas. Je n’ai pas su vous dire par lettres la moitié de mon ennui.

— Vrai, ma Lucie ? Que vous ont-ils donc fait ?

— Eux ! Mais je n’y songe pas. Quoi, Michel, vous ne devinez pas ma plus grande peine ?

— Ah ! si, va, je la connais bien. Lucie, ma chérie, serait-il possible ? M’aimez-vous autant que je vous aime ?

— Ingrat ! c’est moi qui vous demande cela. Maintenant que l’épreuve est accomplie, maintenant que je puis dire en toute assurance, qu’à la vanité je préfère l’amour, m’accepterez-vous sans crainte pour votre femme ?

— Ne parlez pas ainsi, ma Lucie. Vous me faites frémir le cœur, comme si c’était vrai, et peut-être…

— Il faut espérer, Michel, espérer de toutes nos forces. Moi, je fais plus que d’espérer, je crois. Vous verrez, mon ami, les jours passeront, la résistance s’usera, et notre amour ; lui, ne s’usera point.

— Non, Lucie, non ! car plus le temps passe, et plus je vous aime ! Avant de vous avoir connue, mon cœur était comme un petit enfant ; il me semble à présent qu’il grandit sans cesse, et quand même je vous aime toujours de tout mon cœur, je vous aime toujours davantage.

Ils s’étaient arrêtés à l’ancien passage de la haie, fermé d’une palissade par M. Bertin. Michel enlevant Lucie dans ses bras, la passa de l’autre côté ; puis, à son tour, il sauta par-dessus. Ils se retrouvaient dans le cher bosquet, mais dépouillé de ses feuilles et de son mystère. Cependant ils s’y arrêtèrent encore, ne pouvant se quitter déjà. Un vent piquant soufflait autour d’eux ; mais ils n’avaient pas froid ; les mains de la jeune fille étaient emprisonnées dans celles de Michel, et l’amour et la joie circulaient dans leurs veines.

— Si vous saviez, disait-elle, comme je me suis sentie heureuse, quand, laissant derrière moi les toits de la ville, je me suis trouvée en rase campagne au sommet du plateau. Il n’y a pas de feuilles aux arbres, ni de verdure sur la terre, ni de soleil ; mais qu’importe ? Je retrouvais ma chère nature, belle et sauvage comme toujours. Les étrangers seuls, Michel, sont rebutés par son triste visage, l’hiver ; nous qui l’aimons, nous l’admirons toujours. Plus de murailles enfin devant moi ; c’était un immense espace ; des champs et des pâturages, avec des bois pour horizon. Une fumée seulement s’élevait de la fente d’un ravin. On voyait dans les prés de grandes flaques blanches glacées, et dans les champs une raie de glace serpentait entre chaque sillon. Pas un pauvre petit oiseau ; seule, une vieille pie mécontente grommelait dans un arbre noir. Eh bien, Michel ! pourtant, j’ai senti mon cœur se gonfler de tendresse et d’enthousiasme, comme un exilé qui retrouve sa patrie.

— Je le vois bien, ma Lucie, vous êtes née pour être paysanne. Mais quelle paysanne vous ferez, mon Dieu ! Est-ce que vous ne trouvez pas que votre Michel a trop de bonheur ?

— Hélas, non ! puisqu’il faut nous quitter déjà. Si par hasard mon père était allé à la rencontre de Bourguignon ? Ils vont être bien étonnés de mon arrivée.

— Quoi ! ils ne vous attendent point ?

— Non, dit-elle avec un peu d’embarras, je suis partie subitement.

— Lucie ! s’écria-t il d’une voix altérée, ce Gavel vous a fait quelque injure ?

— Il a été inconvenant envers moi, c’est vrai, et je suis partie dès le lendemain.

— Ah ! dit-il avec rage ; il me le paiera ! S’attaquer à vous ! Mais il n’a donc respect de rien sur terre ! Mais Jean avait donc bien raison de le vouloir tuer ! Et moi, qui le prêchais, j’étais un imbécile ! un véritable fou ! Ah ! cet homme saura que je suis votre promis, Lucie.

— Calmez-vous, Michel, votre femme a su se défendre elle-même. Une parole et un regard l’ont courbé aussi bas qu’aurait fait votre main.

— Il a osé vous toucher, peut-être ? demanda-t-il en frémissant.

— Non ; ce visage, Michel, n’a reçu de baisers que les vôtres ; épargnez-moi de vous raconter ce qui s’est passé ; mais ne soyez pas jaloux de ce misérable ! Adieu, mon ami ! Au revoir.

Et, s’échappant de ses bras, elle partit en courant.

Ce fut grand émoi pour M. et Mme Bertin que de voir tout à coup entrer Lucie. Accablée de questions, et sommée de déclarer si elle ne s’était point brouillée avec sa cousine, elle dut avouer qu’elle avait été forcée de se brouiller avec son cousin.

— Grand Dieu ! la dépravation des hommes d’à présent est donc sans bornes ? s’écria Mme Bertin. À quel péril l’innocence est exposée ! Il n’y a plus qu’iniquité !

— Est-ce qu’il a voulu t’embrasser ? demanda brutalement M. Bertin.

— Je m’y suis opposée, répondit-elle en rougissant.

— Mais es-tu sûre qu’il y entendait mal, au moins ? Car entre parents on ne va pas se fâcher pour une gaudriole.

— J’en suis sûre ; et je vous avais déjà prévenus, dans une de mes lettres, que le ton et l’air de M. Gavel vis-à-vis de moi n’étaient pas convenables.

— Il t’a donc fait une déclaration ? demanda Mme Bertin.

— Oui, maman.

— Quel abominable séducteur ! s’écria-t-elle.

M. Bertin lâcha deux ou trois jurons. — Ta cousine peut se vanter d’avoir épousé une fameuse canaille, ajouta-t-il. Mais que lui as-tu dit, à elle, pour qu’elle te laissât partir ?

— Au fond, mon père, elle ne demandait pas mieux. J’ai feint d’avoir reçu de vous une lettre qui me rappelait, ma sœur étant plus malade. Je n’ai pas même pris le temps de dire adieu à Gustave. Nous lui écrirons demain pour le rassurer sur Clarisse.

— Hélas ! dit Mme Bertin, il n’y a pas lieu de le rassurer !

— Quoi, maman !

— Ta sœur est bien malade, reprit la pauvre mère d’une voix pleine de larmes.

En ce moment on entendit de la chambre voisine la voix de Clarisse qui appelait. Lucie courut à elle, et eut peine, en la voyant, à retenir un mouvement de terreur et de chagrin. La maladie avait fait d’effrayants progrès ; le visage de Clarisse était décharné et livide.

— Tu dormais ? lui dit Lucie en l’embrassant.

— Non, je ne puis dormir ; et pourtant je ne me lève guère depuis huit jours. — Sa respiration était sifflante. — Pourquoi reviens-tu si tôt ? Nous ne t’attendions pas. Es-tu déjà lasse de triomphes ? dit-elle d’un ton âpre et douloureux.

— Je n’en avais pas, chère sœur, et je me sentais étrangère là-bas. Le monde est triste, vois-tu, pour ceux qui n’ont pas de fortune. Aurélie, de son côté, s’impatientait de traîner en société une parente pauvre qui montrait toujours la même robe à chaque bal. Enfin j’étais inquiète de toi, et je m’ennuyais.

— Tu as donc bien fait de revenir, dit Clarisse avec plus de douceur. Je suis heureuse de te revoir à la maison. Tes soins m’ont manqué bien souvent. J’ai beaucoup souffert ! Elle ajouta péniblement : Et M. Alphonse Riveau !

— Il est à Paris, ma chère, occupé de se consoler d’un chagrin qu’il n’a peut-être pas.

— Il renonce à son amour pour toi ?

— Complétement.

— Et tu ris ? cela va bien affliger nos parents ; ils espéraient…

— Eh bien, dit Mme Bertin en entrant, tu es revenue fort à propos, ma chère Lucie. L’oncle Grimaud est à toute extrémité, il faut que tu ailles le voir demain matin.

— Oui ! oui ! certainement ! répondit le père. Il a souvent montré de l’attachement pour Lucie. Mais il s’agit de savoir si la grande nièce de Châtellerault la laissera entrer. Pardieu ! nous verrons bien. J’irai avec elle, moi !

— Tu ne sais pas, Lucie ; en vérité, c’est une chose horrible comme tous les héritiers de ce pauvre oncle sont venus fondre sur lui à la nouvelle de sa maladie. Il n’y a pas jusqu’à Mme Bourdon qui n’ait la bassesse de s’y rendre tous les jours. Elle lui a toujours fait mille chatteries ; mais à présent elle s’installe à son chevet pendant des heures entières, et celle-là, on n’ose pas lui refuser l’entrée, quoiqu’ils en enragent. Vraiment, les gens ont bien peu de délicatesse ! Tu lui diras quelques paroles tendres, n’est-ce pas, Lucie ! quelque chose de senti, et qui lui fasse impression.

— Mais je ne l’aime pas assez… dit-elle.

— Oh ! voilà des bêtises ! s’écria M. Bertin. Il faut faire comme les autres quand on y est forcé. Est-ce notre faute, à nous, si les gens s’y prennent comme ça ? On ne peut pourtant pas leur laisser le champ libre. Il faut hurler avec les loups !

Le lendemain, au réveil, ils reçurent avis de la mort de M. Grimaud. L’émotion la plus vive que cet événement leur causa fut d’apprendre que Mme Bourdon avait veillé jusqu’à la fin auprès du malade. Ils furent instruits de ce détail dans la matinée même par Lurette, qui le tenait de la Touron, à qui Mlle Boc avait dit à ce propos : C’est une femme bien méritante, ma chère amie, que Mme Bourdon.




XX


Huit jours après, la teneur du testament fut connue : M. Grimaud instituait pour ses héritiers MM. Émile et Jules Bourdon, et Mme Aurélie Gavel, née Bourdon. Il donnait sa bibliothèque à Lucie Bertin.

À peine instruit de cet arrêt, M. Bertin, ivre de colère, courut chez Mme Bourdon. Il entre comme un tonnerre, la trouve seule au salon, et dès son entrée en matière il lance les épithètes de scélérate et de voleuse. En vain, déployant toute sa majesté, Mme Bourdon place entre elle et son ennemi le rempart sacré de ses enfants… Au nom de jésuite femelle, qui lui est décerné, frappée au vif, elle sonne, elle appelle ; M. Bourdon, accouru, veut s’interposer, mais il est foudroyé lui-même. On jette enfin M. Bertin à la porte, et des deux parts une brouille éternelle est jurée.

Mlle Boc se chargea de colporter, bien enluminée, l’affreuse ingratitude de M. Bertin.

Cette malheureuse famille se trouva donc déchue de toute espérance et dans la plus profonde misère. Une fois de plus tout manquait, et nul moyen héroïque de conjurer l’orage n’était plus possible. L’argenterie n’existait plus ; Mme Bertin n’avait plus de bagues ; nul héritage n’était pendant, et l’on avait perdu l’espoir de marier Lucie. Gustave, endetté de plus en plus, chassait au mariage parmi les filles de marchands, ce qu’improuvait énergiquement la fierté de sa mère. — Peut-être la vieille bourgeoisie fait-elle moins de cas d’un boutiquier que d’un paysan. — Enfin, il ne restait plus qu’une livre du pain de sucre acheté par Mme Bertin, et Clarisse avait besoin de citrons, d’eau de fleurs d’oranger, de sirop, de chocolat, de fécule et de vin vieux. En outre, à force de reprises et de pièces aux genoux, les pantalons de M. Bertin rassemblaient à ceux du plus pauvre journalier, tandis que les omoplates de son habit quotidien, devenues d’un blanc luisant, affichaient de loin sa misère. Il avait encore des souliers, mais, au rebours de toutes choses, ces souliers ne devaient pas avoir de successeurs, le cordonnier de Gonesse ayant juré de ne plus livrer qu’au comptant, et les savetiers de Chavagny ayant décliné l’honneur de la pratique. Ces dames avaient bien chacune une robe de soie, mais les robes de laine tombaient en poussière, et celles d’indienne avaient dans toutes leurs fleurs des jours si ténus et si merveilleux qu’elles ressemblaient à des toiles d’araignée.

De même que ses parents, Clarisse avait espéré une part honnête de l’héritage de M. Grimaud. Elle fut frappée au cœur en se voyant frustrée par sa tante, qu’elle avait jusque-là prise au sérieux comme modèle de vertus domestiques et de dignité. À partir de ce jour, elle fut décidément alitée.

Pour comble de maux, le secours faible, mais bien nécessaire, qu’ils recevaient de chez les Bourdon se trouvait supprimé. Lucie reprit de nouveau ses veilles acharnées ; mais bientôt elle reçut l’avis de ralentir ses envois, parce que le magasin de broderies était encombré ; on lui rabattait même vingt pour cent sur le prix de chaque article. Un jour, sans rien dire, elle fit un paquet de sa belle robe de soie grise, et s’en alla chez les Perronneau. Chérie avait beaucoup admiré cette robe. Après un long marchandage, Lucie laissa la robe et revint avec trente francs. Pour ce fait, Mme Bertin bénit solennellement sa fille cadette, et compara sa conduite aux plus beaux dévouements de l’antiquité. Maman, ce n’est qu’une robe, disait Lucie, n’en parle point à Clarisse.

On put donc acheter de la viande et quelques bouteilles de vin. Bien ménagés, les trente francs donnèrent le nécessaire pour un mois, après quoi la débine recommença. Mme Bertin alors voulut vendre sa robe, mais Chérie n’en achetait plus. Par un intermédiaire, la robe parvint à Gorin, qui en donna dix-huit francs, car il faisait alors la cour à la Martine et il espérait l’épouser.

On atteignit ainsi la fin de mars 1846. L’air doux, le chaud soleil et la terre féconde renouvelaient la vie. Clarisse éprouva tout à coup un mieux sensible. Elle put quitter le lit où elle gisait depuis deux mois et passer tous les jours quelques heures dans un fauteuil. Même un jour que le soleil était plus radieux, en apprenant que les pêchers commençaient à fleurir et que les lilas montraient déjà le bout de leurs grappes violettes, elle voulut sortir et marcha, soutenue par sa mère et sa sœur, jusqu’au bosquet, où elle s’assit. Longtemps les yeux éblouis de la pauvre malade contemplèrent cette nature éternelle, hier, elle aussi, languissante et couchée, maintenant exubérante de force et de beauté. Errant de la fleur éclose à l’oiseau joyeux, de l’arbre bourgeonnant au ciel splendide, ses yeux enfin se mouillèrent. Jamais elle n’avait senti si fortement la grandeur de la nature et le charme de la vie.

Elle sourit, son cœur se gonfla d’émotion et elle s’efforça de respirer profondément. Mais sa poitrine obstruée refusa le passage à l’air en produisant un sifflement sourd. Clarisse pâlit, sa main se crispa sur le bras de sa mère, et tout à coup éclatant de larmes et en cris :

— Ah ! s’écria-t-elle, je ne veux pas, je ne veux pas mourir.

— Ma fille, ma chère fille ! s’écria Mme Bertin.

— Chère sœur, dit Lucie toute pâle, en embrassant Clarisse, la maladie t’inspire de cruelles idées. Oh ! ne t’y abandonne pas.

— Oui, sans doute, dit-elle d’une voix âpre, que je me laisse bercer de paroles jusqu’au moment de partir ! Non, cela m’est par trop amer de penser que je vais mourir et que si l’on voulait je pourrais être sauvée.

— Si l’on voulait, répétèrent-elles ensemble avec épouvante.

— Oui, oui, si c’était pour moi comme pour d’autres. Il y a sur la terre, autour de moi, tout ce qu’il faut pour me sauver ; mais ce n’est pas pour moi, et je meurs sans secours ! Oh ! c’est un crime ! Aurélie ne serait pas morte ! elle, de cette maladie-là. Ah ! j’ai été folle, insensée ! Je me voyais dépérir avec joie ; la vie m’était si triste que je voulais mourir. Mais, à présent, je ne veux plus ! La mort me fait horreur ! Je veux rester sur la terre. Ah ! maman ! maman ! s’il est possible, tâche de me sauver !

Elle entourait sa mère de ses bras tremblants, des sanglots sifflants et brisés déchiraient sa poitrine, puis ses lèvres blanchirent, et elle s’évanouit.

Aux cris de Lucie et de Mme Bertin, un homme accourut, en sautant par-dessus la haie. C’était Michel. Il prit Clarisse des bras de sa mère, l’emporta en courant et la mit sur son lit.

— Je cours à présent chercher le médecin, dit-il.

— Oui, Michel, je vous en prie, répondit Mme Bertin.

Dix minutes après, Michel revenait précédant M. Jaccarty.

La première personne qu’il rencontra dans le salon fut M. Bertin. Il demanda en tremblant :

Mlle Clarisse va-t-elle mieux ?

— Oui, mon garçon, répondit le père de Lucie, elle a repris connaissance. Je te remercie bien.

Et comme M. Bertin n’avait jamais de mesure, ni dans ses colères, ni dans ses retours, il offrit une chaise à Michel. Michel s’assit trois minutes, parla de Clarisse, écouta les doléances de M. Bertin et s’en alla discrètement. Depuis ce moment, il eut retrouvé le privilège d’échanger un bonjour avec M. Bertin quand ils se rencontraient ; même quelquefois il osait l’arrêter pour s’informer de Clarisse.

Décidément elle se mourait, et elle se mourait désespérée. Chaque jour, elle exigeait la visite de M. Jaccarty et le forçait d’ordonner quelque chose. Puis c’étaient d’effrénés désirs de telle ou telle friandise, ou même de quelque vêtement, dont elle se parerait aussitôt qu’elle serait guérie. On dut louer à Poitiers pour elle des romans qu’elle dévorait dans ses longues insomnies, et qui la faisaient beaucoup pleurer. Cependant un jour Mme Bertin et Lucie se virent complètement à bout de ressources et d’expédients ; et à l’idée de refuser quelque soulagement à sa fille mourante, la pauvre mère se tordait les mains de désespoir.

L’occasion ne tarda guère. Au sortir d’un léger sommeil, Clarisse s’éveilla.

— Ah ! dit-elle, pourquoi me suis-je éveillée ? Je faisais un rêve si agréable ! J’avais de belles oranges mûres, plein mon tablier. J’en mangeais avec plaisir, et je sentais leur suc rafraîchir ma poitrine. À présent, je souffre d’une soif ardente, et ces beaux fruits sont bien loin de moi ! On lui parla d’autre chose, mais elle revint à dire un moment après : Les oranges sont-elles bien chères à présent ? Mme Bertin ne répondit pas et se détourna pour cacher ses larmes. Tu en auras demain, dit Lucie en embrassant sa sœur. La pauvre fille remercia d’un sourire et devint plus calme. — Tu as eu tort de la tromper, dit quelque temps après Mme Bertin à Lucie, elle en souffrira davantage. Lucie ne répondit rien. Mais le lendemain matin elle présentait quatre belles oranges à Clarisse, qui fut charmée.

— D’où te sont venues ces oranges ? demanda Mme Bertin quand elle fut seule avec Lucie.

— J’ai trouvé quelque monnaie dans mon tiroir, dit la jeune fille en rougissant.

— Et qui donc est allé les chercher à Gonesse ?

— Un bon génie, répondit-elle d’un accent qui laissait deviner la vérité.

Une contraction agita le visage de Mme Bertin ; elle rougit, hésita ; Lucie quitta la chambre, et Mme Bertin ne revint plus sur ce sujet.

Bientôt après, quoique la malade en bût fort peu, le vin rouge manqua de nouveau. Mme Bertin alors fît à son mari, devant Lucie, la proposition d’un emprunt sur hypothèque. — Il faut à tout prix, dit-elle en sanglotant, adoucir les derniers moments de notre malheureuse fille.

— Ma femme, répondit M. Bertin, j’ai fait à mon père sur son lit de mort le serment de ne jamais engager mon bien, et ce serment, je le tiendrai. Songe d’ailleurs que c’est tout l’avenir de notre vieillesse et la seule ressource de Lucie. Or, vois-tu, si nous commencions une fois à l’hypothéquer, notre petit domaine fondrait dans nos mains comme beurre au soleil. C’est comme ça que mon père a mangé cent mille francs, sans même le savoir. Il faudra trouver autre chose.

Le lendemain, au déjeuner, — c’était un dimanche, — ils venaient tous trois de se mettre à table tristement, et sans se parler, quand tout à coup Mme Bertin repoussa son assiette et fondit en larmes.

— Sapristi ! s’écria le père en se levant comme par un ressort, qu’est-ce que tu as ?

— Ce que j’ai ? dit-elle au milieu des sanglots, en étendant les bras vers la chambre de Clarisse, ma fille est là mourante et sans secours, elle vient de me demander un peu de bouillon ou du vin sucré pour se réconforter, et je n’en ai pas ! Et tu veux que je mange ! Non, non, je préfère mourir avant elle pour ne pas la voir souffrir.

— Est-ce qu’il n’y a rien à vendre ici ? balbutia-t-il tout tremblant en jetant des yeux hagards autour de la chambre. Voyons ! voyons ! Je veux prendre mon lit sur mes épaules ; c’est un bon lit, et je le porte au milieu de la place. Il y a dans le village assez de monde aujourd’hui, quelqu’un me l’achètera bien.

Il se précipita vers l’alcôve quand sa femme l’arrêta : On te prendra pour fou, dit-elle. Fortuné, ne fais pas cela. Il vaut mieux chercher à le vendre de gré à gré, n’est-ce pas, Lucie ?

Lucie n’était plus dans la chambre.

— Où est-elle allée ? se demandèrent-ils avec angoisse. Aurait-elle songé à quelque chose ?

Et, tout tremblants, ils s’assirent en face l’un de l’autre, essayant de se donner une idée salutaire, mais ne pouvant que bégayer des mots entrecoupés.

— Je vais chez Perronneau, dit tout à coup M. Bertin en se levant.

— C’est une grande… humiliation ! observa-t-elle en pleurant.

— Oui, mais ce n’est que ça, répondit-il.

On entendit alors les pas de Lucie qui rentrait en courant. Ils la regardèrent avidement, comme si elle eût été l’espérance. Elle était bien pâle et toute haletante. Elle mit une poignée d’argent sur la table en disant : Je viens d’emprunter cinquante francs.

— D’emprunter ? et à qui ? s’écria M. Bertin.

— À quelqu’un d’honorable, et sans conditions, répondit-elle ; nous le rendrons plus tard. Pour l’amour de ma pauvre sœur, acceptez-le.

— Il n’est que trop impossible de le refuser, dit la mère.

M. Bertin regarda sa femme, poussa un éclat de rire nerveux, faillit briser sa chaise et bondit hors de la chambre. Il ne revint que le soir, et Mme Bertin sut qu’il avait tenté vainement toute la journée d’emprunter sur billet. Le lendemain matin, il prit sans mot dire vingt francs et partit pour Gonesse, où il acheta ce qui était nécessaire à Clarisse.

Vers la fin d’avril, la malade était à toute extrémité. Depuis un mois Mme Bertin et Lucie la veillaient alternativement toutes les nuits. On dormait à peine ; il fallait se lever dix fois. Lucie avait extrêmement maigri ; et sa pâleur était transparente comme celle d’une statue de cire. En la regardant, souvent sa mère frémissait. La pauvre femme eût voulu se dévouer seule ; à cause de son âge, elle souffrait moins de la privation de sommeil ; mais Lucie réclamait avec ardeur sa part de dévouement, et sa jeune et douce figure, ses naïves consolations faisaient, au milieu des cauchemars de la nuit, tant de bien à Clarisse, qu’elle eût, au contraire, désiré sa sœur auprès d’elle plus souvent.

Le dimanche matin 28 avril elle fut si mal, qu’on la recommanda aux prières dans l’église. L’après-midi beaucoup de personnes vinrent faire visite chez les Bertin. Mlle Boc elle-même y vint et fut bien accueillie. C’est dans de telles circonstances, à la campagne, que la sensibilité bourgeoise éclate à l’envi. On peut bien accabler de haines, de calomnies et de tourments quelqu’un pendant sa vie ; mais il ne doit pas mourir sans faire couler vos larmes et sans vous fournir les émotions pathétiques d’une réconciliation dont on parlera. C’est alors qu’apparaît la charité chrétienne avec tout un cortége de soupirs, d’yeux mouillés, d’exclamations pieuses, de démarches touchantes et d’applaudissements. Mlle Boc, dès le lendemain, apporta sous son châle pour Clarisse un pain de Savoie qui fit le tour du pays.

Pendant quelques jours il y eut des alternatives continuelles. Tantôt la malade semblait près d’expirer ; tantôt la couleur lui revenait, et s’asseyant sur son lit, elle demandait à manger. Mme Bertin, qui depuis longtemps savait que sa fille était condamnée, implorait à mains jointes M. Jaccarty pour qu’il la sauvât par des remèdes. Un jour qu’un vésicatoire parut nécessaire, on l’envoya chercher à Gonesse par Michel, qui seul aux environs se trouva disponible. Car malgré les demandes qu’on lui adressait de toutes parts pour qu’il allât en journée, Michel restait obstinément chez lui depuis quelques jours, afin d’être à portée de secourir les Bertin à l’occasion. Il travaillait pendant ce temps sur son propre terrain, et souvent, quand il croyait n’être pas vu, il travaillait aussi au jardin de M. Bertin, l’ensemençant à sa guise, sans que personne parût s’en occuper. Une fois, M. Bertin vint au jardin pendant que Michel bêchait, mais il ne dit rien autre chose que lui souhaiter le bonjour. Quelquefois Lucie, le soir, allait au bosquet passer quelques instants. Alors, la tenant embrassée, Michel pleurait, se désespérant de la voir si pâle et de ne pouvoir lui venir en aide.

Le 1er mai, Clarisse tomba pendant plusieurs heures dans une atonie si profonde, qu’on jugea la mort prochaine et qu’on fit venir le prêtre. Il apporta l’extrême onction, suivi comme à l’ordinaire par quelques vieilles femmes et par les voisins.

Une petite table, couverte d’un linge blanc, sur laquelle on posa les huiles, était dressée près du lit. Tout le monde s’agenouilla, et l’assistance en chœur, alternativement avec le prêtre, récita les litanies des agonisants. Mme Bertin, à genoux au chevet de Clarisse, priait et pleurait ; de l’autre côté du lit, étaient Gène et Lucie, et, derrière les assistants, Michel, un genou en terre, pâle et consterné. M. Bertin s’était enfui.

Aux accents élevés de la voix du prêtre, aux répons monotones et sourds, la malade s’agita et rouvrit les yeux. Peu à peu ses regards effarés se promenèrent autour d’elle, ses mains se crispèrent comme pour se retenir au bord d’un abîme, et comprenant enfin de quoi il s’agissait, elle murmura d’une voix désespérée : Je ne veux pas mourir ! Qu’ils s’en aillent, je ne veux pas mourir !

Lucie et Mme Bertin, se penchant vers elle, essayèrent de la calmer. On se hâta d’achever les prières et de congédier l’assistance. Puis, le prêtre s’adressant à Clarisse, l’exhorta à recevoir l’extrême onction avec des sentiments chrétiens. Mais elle répétait énergiquement :

— Laissez-moi ! je ne veux pas mourir !

— Mademoiselle Clarisse, dit Gène de sa voix douce, ma mère l’a reçue, et maintenant elle se porte bien.

Lucie demandait en sanglotant qu’on se retirât et qu’on laissât en paix la pauvre mourante. Mais le zèle ne regarde ni à quelques tortures de plus, ni à quelques heures de moins, et le prêtre insista.

— Ma sœur, dit-il, ceci n’est point un appareil lugubre, ni une cérémonie funeste ; c’est la religion qui vient vous consoler, adoucir votre âme, conjurer en vous l’esprit du mal et racheter les péchés de votre jeunesse. Acceptez le divin sacrement qui purifiera vos sens et sanctifiera votre cœur.

Elle se dressa sur son séant avec une force dont on ne l’eût pas crue capable.

— Ai-je péché ? s’écria-t-elle avec ces yeux brillants et hagards que la superstition emprunte aux mourants pour les donner aux fantômes. Qu’ai-je à purifier ? qu’ai-je à racheter, moi qui n’ai pas connu la vie ? Oh ! non, je ne dois pas mourir ! Je ne veux pas ! Ce n’est pas juste ! Pourquoi serais-je donc venue au monde ?… Dieu n’a pas le droit de m’appeler avant que j’aie vécu !

Elle se voila la figure de ses mains osseuses.

— Ôtez cette table, ces vases ! Je ne veux pas de cela. Ôtez ce cercueil et ce drap noir, c’est vous qui me faites mourir !

Lucie enleva la table ; mais le prêtre resta.

— J’ai pitié de vous, ma sœur, dit-il. La résignation chrétienne vous manque, et cependant vos moments sont comptés et votre âme est en danger. Pourquoi regrettez-vous des biens périssables ? Que sont les vanités du monde en comparaison des délices du paradis ?

— Je ne les connais pas, répondit-elle en retombant épuisée sur son oreiller. J’étais née pour les joies de la terre, et elles ont passé loin de moi. Moi aussi je demandais à boire, et l’on m’a donné du fiel ! Ah ! Dieu n’est pas un bon père ! Pourquoi m’a-t-il faite femme, et envoyée dans ce monde pour souffrir sans aimer !… Non, j’ai trop souffert !

— Clarisse, ma fille, tais-toi, s’écriait la mère éplorée.

— Ne savez-vous pas, ma sœur, que l’amour humain n’est qu’une chimère, que ses joies sont méprisables et impures, que notre gloire… ?

— Qu’en savez-vous, reprit-elle avec colère, vous qui n’avez point aimé ? Ce n’est pas vrai ! La fille de Jephté a pleuré devant Dieu parce qu’elle mourait sans être mère. Ah ! qu’on me laisse, je souffre, je parle trop, je ne sais plus où je suis ! Tout ce que j’ai souffert, tout ce que j’ai pleuré, je ne veux pas le dire. Taisez-vous ! Maman, mon cerveau s’en va ! Retiens mes lèvres ! Ah !…

Elle ferma les yeux ; puis, cherchant la main de sa mère :

— Maman, empêche que Lucie ne meure comme moi.

Ses lèvres blanchirent, on la crut morte. Elle revint à la vie cependant, mais de toute la journée elle ne put parler. Dans la nuit suivante, elle eut un redoublement de fièvre et le délire. Elle évoqua certains personnages des romans qu’elle avait lus et dit :

— Au moins si je mourais, moi aussi, d’un chagrin d’amour !

Le lendemain elle demanda elle-même les secours de la religion, et parut avoir oublié la scène de la veille. Tant de songes fiévreux habitaient son cerveau qu’elle put confondre le rêve et la réalité. Le prêtre, rassuré, la déclara édifiante. Elle eut une agonie terrible. Le peu de forces qui lui restaient, ou seulement l’amour de la vie, luttèrent avec énergie contre la mort. Il fallut pour la maintenir et la préserver plus de force que n’en avaient les deux pauvres femmes épuisées, ni le père éperdu, ni Gène elle-même, qui n’abandonna pas Lucie pendant les trois derniers jours. Au milieu de ce désastre suprême, toute autre considération disparaissait. Michel, venu timidement pour savoir des nouvelles, resta par nécessité, et ce fut dans ses bras, au milieu de la nuit, qu’expira Clarisse.

Depuis plusieurs heures que durait cette affreuse agonie, Gène, dont la sensibilité nerveuse n’en pouvait supporter le spectacle, cédant aux prières de Lucie, s’était jetée sur un lit dans la chambre voisine. Énervé par la faiblesse de son âme, le père avait fui la maison, et s’était endormi brisé sur un banc du jardin. Au moment du dernier soupir de Clarisse, ils étaient seuls, Mme Bertin, Lucie et Michel. En vain Lucie avait supplié sa mère d’aller rejoindre M. Bertin. La pauvre femme s’était obstinée à rester là ; mais sous une pareille torture ses forces avaient fléchi, et repliée sur elle-même, elle gisait à terre, au milieu de la chambre.

Elle n’avait guère en ce moment la faculté que nous appelons raison ; mais quand elle entendit le silence et l’immobilité succéder à l’agitation, quand elle vit les bras de Michel retomber inertes et Lucie chanceler, alors elle comprit. Elle voulut se lever, courir à sa fille, crier, mais elle ne put. Michel lui amenait Lucie. Elles retrouvèrent des forces pour s’étreindre. Clarisse ! cria la pauvre femme. Seuls les gémissements de Lucie répondirent, mêlés aux sanglots de Michel.

— C’est fini ! dit enfin la pauvre mère en levant ses mains jointes. C’est donc fini ! Elle n’est plus, ma première-née, le doux fruit de l’amour, le premier trésor de notre espérance ! Elle était donc née pour mourir !

Et des idées qu’elle ne pouvait exprimer se pressaient sur ses lèvres. — Aurait-on cru qu’elle devait mourir quand elle marchait toute petite avec ses souliers bleus et sa robe blanche, si fraîche et si rose alors ! Ils avaient pleuré de joie de lui voir faire ses premiers pas. On la regardait avec amour comme un avenir vivant. À quinze ans, elle était charmante et gaie ! Elle regardait devant elle avec espérance, tout ouverte à la vie, à de douces attentes. On voyait luire ensemble son sourire et ses yeux. Mais peu à peu elle était devenue sérieuse ; un nuage avait voilé son front ; son sourire avait disparu ; des rougeurs ardentes avaient remplacé ses fraîches couleurs, elle s’était affaissée peu à peu, lentement, sans rien dire… Et la voilà morte ! mon enfant, ma petite Clarisse ! elle qui aimait tant la vie, qui voulait tant être heureuse… elle est morte de misère, près de moi, là, dans les tortures, sans que je l’aie sauvée ? Elle a souffert ! bien souffert ! — Et la pauvre mère qui s’était soulevée, retomba roide sur le plancher.

Quand Mme Bertin reprit connaissance, elle se trouva sur son lit, dans l’alcôve. Son mari sanglotait dans un coin ; la bonne petite Gène, debout en face, la contemplait en pleurant ; et Lucie, brisée, était étendue sur le pied du lit, les cheveux épars ; et comme elle sentait aux tempes quelque chose de frais qui lui faisait un bien extrême, elle regarda : c’était Michel qui, en exprimant un linge mouillé de vinaigre, la soulageait ainsi. Tout ce qui maintenant leur restait d’amis était là, hors Gustave. Leur famille les avait abandonnés et trahis. Qu’était en ce moment pour eux le reste des hommes ? Sous l’empire d’une douleur profonde, la vanité n’existe plus.

— Lucie, dit Mme Bertin, j’accomplirai les derniers vœux de ta sœur mourante. Il faut que tu sois heureuse. Michel est un noble cœur.

— Maman ! oh ! ma chère maman ! s’écria Lucie.

Michel se prosternant devant Mme Bertin :

— Est-ce que c’est vrai ? Est-ce possible ? Qu’avez-vous dit ? Ah ! si c’est vrai, je vous aimerai plus que ma mère !

En même temps, Gène poussait une grande exclamation, et M. Bertin s’écria :

— Que veux-tu dire, ma femme ? Le chagrin te rend folle, tu as le délire. Michel ! va-t’en.

— À votre volonté, monsieur, répondit le jeune homme avec douceur ; et il partait, quand Gène l’arrêtant :

— Monsieur Bertin, dit-elle avec énergie, ce n’est pas comme ça que vous devez renvoyer Michel après ce qui s’est passé.

— Non, reprit la mère, tu nous as abandonnées à son dévouement, et à présent tu le chasses ! Tu ne sais donc pas, Fortuné, que c’est entre ses bras que ta fille est morte ?

Le pauvre homme retomba sur sa chaise foudroyé.

— Embrasse-le et remercie-le, reprit-elle. Nous parlerons plus tard de ce que j’ai dit ; mais quoi qu’il arrive, Michel est notre ami désormais.

Le jeune homme alla se jeter dans les bras de M. Bertin, serra la main de Lucie, baisa avec effusion celle de Mme Bertin, embrassa Gène, et sortit en disant :

— Je reviendrai savoir de vos nouvelles dans la matinée.

Il revint en effet, pourvut à tout ce qu’il fallait faire, courut à Gonesse porter une lettre pour Gustave, afin qu’elle arrivât le soir même à Poitiers, se chargea des préparatifs les plus cruels et leur donna par sa seule présence un peu de douceur et de consolation.

L’enterrement de Clarisse se fit avec pompe, Mlle Boc orna l’autel de roses blanches et imagina de faire porter par six jeunes filles habillées de blanc le cercueil jonché de roses blanches et de fleurs d’oranger. On n’avait rien vu de tel à Chavagny, et la foule fut attendrie jusqu’aux larmes. Mme Bertin en parle encore avec reconnaissance. Au bord de la fosse, M. Bertin et M. Bourdon se rencontrèrent. Celui-ci tendit la main au malheureux père, et ils s’embrassèrent. Mais une réconciliation complète n’eut pas lieu entre les deux familles, Mme Bourdon n’est pas de celles qui pardonnent.

Depuis la mort de Clarisse, Michel eut ses entrées libres dans la maison Bertin. Il prit peu à peu l’habitude d’y passer tous les dimanches. Le matin il travaillait au jardin, sarclait, relevait quelque clôture, ou ratissait les allées en compagnie de Lucie. L’après-midi, il venait lire et étudier avec elle, ou causer avec M. Bertin. Dans tout embarras, on avait recours à lui, et, bien souvent, quand il n’était pas là, on invoquait sa présence. Son excellent caractère, son jugement, sa dignité naturelle et l’attachement qu’amène l’habitude, le rendirent de plus en plus nécessaire au milieu de la famille, et effaçaient aux yeux de M. et Mme Bertin la tache originelle de la naissance et de l’éducation. Cependant tout l’été s’écoula sans que la question du mariage fût soulevée. Lucie pendant longtemps espéra dans l’initiative de sa mère. Mais à mesure que s’affaiblissait l’ébranlement du coup terrible qui un instant avait annulé toute vanité dans l’âme de cette femme, elle retombait sous l’empire de ses préjugés et recommençait à souffrir à l’idée d’une mésalliance. Quant à M. Bertin, on ne pouvait compter que sur son insouciance. Il acceptait sans vergogne les services de Michel, en échange, pensait-il, des leçons que Lucie donnait à ce jeune homme, sans s’apercevoir que l’écolier en savait aussi long maintenant que l’institutrice, et qu’on ne faisait plus qu’étudier à deux. Peut-être aussi faisait-il entrer quelque peu en compte l’honneur que leur intimité faisait à Michel. Cependant le souvenir des cinquante francs prêtés le gênait souvent, et il eût voulu pouvoir les restituer ; mais le moyen ? Depuis que la pauvre malade n’était plus, certes, ils avaient moins de besoins et leur misère était moins cruelle, mais sa mort même avait causé de nouvelles dépenses, qu’on n’avait encore pu combler. L’année s’annonçait assez mauvaise. Les foins avaient peu donné, et le blé de M. Bertin était le plus maigre des environs.

— On vous a mal fait ça, disait Michel en se promenant avec lui le long des guérets. C’est de mauvais ouvrage, monsieur Bertin. Voyez-vous, les gens n’ont pas de conscience, et quand on ne fait pas ses affaires soi-même, ou qu’on n’a pas, comme M. Bourdon, un surveillant payé bien cher, et qui est intéressé dans la récolte, on perd tout le plus clair de son revenu.

— Tu devrais te charger de faire ma moisson, toi, dit M. Bertin, afin qu’au moins je ne sois pas trompé deux fois de suite dans la même affaire.

— Avec plaisir, dit Michel.

En effet, il s’en chargea, loua les hommes et les paya lui-même. Ce fut une dette nouvelle contractée envers lui. M. Bertin offrit bien de le payer en blé, mais il refusa : ça ne lui allait guère ; il ne tenait pas ménage ; il n’était d’ailleurs point pressé d’argent. Cependant, M. Bertin commençait à se gratter l’oreille et à n’être point à l’aise lorsqu’il songeait à sa situation vis-à-vis de Michel. Quant à Lucie, elle exigeait de son amant qu’il prit patience, car la plaie faite par la mort de sa sœur était encore si vive, qu’elle redoutait de causer une affliction nouvelle à ses parents.

Au commencement de septembre, on publia les bans de Cadet Mourillon avec Gène. Heureuse du bonheur qu’elle donnait, la douce et charmante fiancée vint avec son père prier à sa noce la famille Bertin, apportant pour présent, selon l’usage, un beau gâteau. M. et Mme Bertin déclinèrent tristement l’invitation, mais il fut convenu que Lucie assisterait au mariage de son amie. Les deux jeunes filles passèrent ensuite au jardin et se promenèrent en causant dans l’allée.

— Eh bien ! dit Gène avec un doux sourire et un soupir étouffé, me voilà mariée tout à l’heure, et vous ?

— Moi, je ne sais, répondit tristement Lucie.

— Vous devriez le savoir.

— Je n’ose pas, chère amie. Ma pauvre mère pleure encore tous les jours.

— Et croyez-vous qu’elle ne pleurera pas dans dix ans, si rien ne change ? A-t-elle autre chose à faire ? Moi, si j’étais à votre place, je voudrais lui mettre l’année prochaine un beau petit marmot dans les bras pour l’occuper et la consoler. Savez-vous que Michel n’est guère content et qu’il me disait l’autre jour que vous ne l’aimiez pas autant qu’il vous aime ?

— Il a dit cela ? s’écria Lucie en rougissant.

— Oui, il a dit cela, parce que je le lui ai fait dire, et pas avec ce petit air que vous avez là, quoiqu’il ne soit pas gai, mais avec une si grande peine et un air si malheureux, qu’il m’en donnait envie de pleurer.

— Nous sommes bien malheureux en effet, dit Mlle Bertin en haussant les épaules, nous nous voyons tous les jours librement, et…

— Peut-être qu’il trouve que c’était plus doux de se voir en cachette, et qu’on est mieux pour causer d’amour sous les lilas que dans le salon. Et puis, ne savez-vous pas que les amoureux sont comme les enfants, qui demandent toujours à mesure qu’on donne ? Ne seriez-vous plus bien décidée à présent ?

— Moi, s’écria Lucie, moi, ne pas l’aimer toujours de même ! Oh ! Gène, quelle pensée !

— Ne vous fâchez pas, c’est Cadet qui me demandait ça. Michel ne parle jamais de vous à personne ; mais quand il n’est pas avec vous, il est si triste, que ça fait peine à voir ; et comme Cadet le questionnait l’autre jour qu’ils travaillaient ensemble, il a répondu : Je ne sais pas. Elle m’a dit hier qu’elle était heureuse ; il faut donc que ça continue comme ça, car si elle allait être malheureuse avec moi !… Puis il a parlé d’autre chose. Mais après ça, Cadet, qui le regardait en dessous, a vu ses larmes tomber à grosses gouttes dans le sillon qu’il bêchait.

Au commencement de cette dernière phrase, la voix de la narratrice avait commencé à s’altérer, à la fin les deux amies s’embrassaient en sanglotant.

— Merci, dit Lucie avec chaleur, merci de m’avoir révélé cela : car il semblait satisfait près de moi. Mais je le comprends à présent et j’aurais dû le deviner. N’ayant que le travail à partager avec moi, il craint de me forcer à une vie trop rude, peut-être songe-t-il aussi au courage qu’il me faudra pour affronter l’opinion publique le jour de notre mariage, et c’est pourquoi il se tait, mon cher et noble ami ! Ah ! Gène, que je suis heureuse de l’aimer ! Va, je serais bien lâche si je regrettais les peines qu’on me fait à cause de lui !

— D’ailleurs, dit la jeune paysanne, en essuyant ses larmes, ce qu’on a à dire est tout dit, allez, et s’ils en trouvaient davantage, les gens seraient bien habiles. Depuis que Michel est reçu chez vous, les caquetages ont recommencé de plus belle : croyez-vous point que la vieille Boc s’en gène, quoiqu’elle ait l’air à présent d’être votre amie ? Pas du tout. Il n’y a qu’un moyen pour que ça finisse, mam’zelle Lucie, et ce moyen, c’est de vous marier.

— Comme tu parles d’or à présent, ma petite Gêne ! dit Mlle Bertin en s’asseyant avec son amie sur le banc des lilas.

— Que voulez-vous ? D’abord j’avais de sottes idées : je vous aimais tant qu’il me semblait que vous deviez épouser un seigneur tout au moins. Mais depuis, j’ai bien vu que vous aviez raison, et que Michel n’est pas un paysan comme un autre.

— Mais moi aussi, je ne suis pas tout à fait comme une autre, dit naïvement Lucie. Je te parle, chère amie, comme à moi-même. J’ai vu beaucoup de femmes qui ont moins de raison et de bonne volonté que moi, et c’est pourquoi je me sens digne de Michel. Pour le mariage, qui doit être avant tout l’union des cœurs et des caractères, j’ai beau chercher, mon amie, je ne comprends pas comment les hommes ont pu établir ainsi des lois purement extérieures. Oui, vraiment, il y a parmi nous des races et des familles, mais regardes-y bien : ne vois-tu pas qu’elles sont répandues et mêlées dans toutes les classes ? Tiens, compare Mme Bourdon avec la Perronnelle. Sous des formes différentes, n’est-ce pas même ruse, même égoïsme et même avidité ? J’ai vu ailleurs la ressemblance plus complète, et cette même grâce féline si trompeuse jointe à ses formes arrondies. Émile, Isidore, Sylvestre, n’ont-ils pas tous les trois même docilité, même faiblesse, même niaise présomption ? Qu’y aurait-il d’incompatible, pour allier les plus vulgaires, entre Mlle Boc et le père Touron ?

— Ah ! mam’zelle Lucie, s’écria Gène en riant aux larmes, ils auraient caqueté nuit et jour.

— Ce n’est donc point entre une demoiselle et un paysan qu’un mariage devrait sembler inconvenant, ma bonne Gène, mais entre un homme et une femme différents de caractère, de goût et de mœurs. On dira ce qu’on voudra, le plus heureux des ménages, ce sera le nôtre, tu verras, avec le tien.

— Mariez-vous bien vite et soyez heureux, dit Gène avec tendresse ; moi alors je le serai tout à fait.

Lucie tenta l’épreuve le soir même. Mais tout d’abord elle se heurta contre l’emportement de M. Bertin et les répugnances de sa mère, d’autant plus invincibles qu’à présent elles restaient secrètes. Inexpérimentée comme on l’est à son âge, la jeune fille entreprit de vaincre en bataille rangée, et disputa le terrain pied à pied contre les préjugés. Les préjugés tinrent bon, et, contre les lois de la guerre, se laissèrent battre sans broncher.

— Quoi ! dit la jeune fille, vous aimez celui que j’aime ; toutes les vertus qu’il a, vous les reconnaissez en lui ; est-il donc rien de plus désirable qu’une union fondée à la fois sur une profonde estime et sur un grand amour ?

— Assurément ! dit Mme Bertin. On ne peut pas dire le contraire. Mais tu sais, ma chère fille, combien ce sujet nous est pénible. Nos chagrins sont assez cruels…

— Maman, vous refusez l’affection du meilleur des hommes qui les adoucirait. Est-ce donc parce qu’il n’est pas riche ? Mais nous aussi nous sommes pauvres, et avec lui nous pourrions être dans l’aisance.

— Tu vas nous chanter une fois de plus que le bonheur n’est pas dans la fortune, répliqua M. Bertin : on le sait, et c’est assez dit. Ta cousine, d’ailleurs, en est un bel exemple. Le fait est que les qualités morales sont les plus précieuses de toutes, et que s’il fallait choisir pour toi entre un Gavel et un Michel, je n’hésiterais pas à prendre celui-ci. Mais tu sais que je veux être un bon père pour toi, Lucie, ne nous casse donc plus la tête de ces idées-là, car tu me ferais sortir des gonds.

— Alors c’est à cette folie de la naissance, reprit Lucie, que vous sacrifiez la raison et mon bonheur ! Toi, mon père, qui railles si amèrement l’orgueil des nobles et le traites d’insensé !

— As-tu fini ? s’écria-t-il en jurant. Et, se levant, il empoigna des deux mains le dossier de sa chaise : Les hommes sont égaux depuis Adam, parbleu ! c’est une chose sûre. Toutes les familles ont commencé par quelque artisan, et, quand même on le serait encore, il n’y a rien que d’honorable dans un bon métier. Tout ça, c’est clair comme le jour, et personne ne s’avise de dire le contraire. Seulement, Lucie, tu es une mauvaise fille de chagriner ainsi ta mère, et de vouloir nous faire mourir de honte, elle et moi.

Désespérée enfin par cette opposition insaisissable, la pauvre enfant s’écria :

— Ainsi, vous me refusez, sans aucune raison, mon bonheur et le bonheur de celui que j’aime ! Vous oubliez que, moi aussi, je puis mourir !

— Lucie ! cria Mme Bertin.

— Suis-je un être à vivre seulement d’air et de nourriture ? Il me faut la vie, la vie humaine, ou la tombe de ma sœur !

Elle se repentit aussitôt, par tendresse pour eux, d’avoir proféré ces derniers mots. Cependant elle venait de gagner la victoire.

— L’entends-tu, Fortuné ? s’écria Mme Bertin en se levant, hors d’elle-même, les bras étendus vers son mari. Je te l’avais bien dit ! non ! non ! celle-ci ne mourra pas comme l’autre ! Lucie, je consens à ton mariage.

— Bon ! cria le père, c’était bien la peine de dire autrement.

— Fortuné, poursuivit la mère en se jetant à genoux devant lui, cède aussi, je t’en conjure, cède au nom de Clarisse. Rappelle-toi quand tu me suppliais de t’épouser et que je m’opposais à tes vœux à cause de notre pauvreté, rappelle-toi que tu me disais : Le malheur, c’est d’être seul, il n’y en a point de plus grand ! Je t’ai cru ! hélas ! et notre première fille, l’enfant de notre amour, est morte de chagrin, parce qu’elle s’est trouvée seule dans la vie, sans avenir et sans espoir. Il ne faut pas que l’autre la suive ; Fortuné, je ne le veux pas !

— Lucie n’est pas malade, répondit-il, et tout ça c’est des idées. Mais ce que femme veut, Dieu le veut. Qu’elle se marie ! Moi, je quitte le pays !

En même temps, il s’enfuit dans la chambre voisine, dont il ferma violemment la porte derrière lui. C’était la chambre où Clarisse était morte.

Lucie pleurait en silence dans les bras de sa mère, ne pouvant accepter un consentement donné ainsi, quand tout à coup la porte se rouvrit, et M. Bertin se précipita vers elle :

— Ne pleure pas, je veux que tu sois heureuse, entends-tu ? Je le veux ! Et pressant de ses deux mains la tête de Lucie, le pauvre homme, dont le cœur venait de se briser à l’aspect d’un lit vide, éclata en sanglots.

Le lendemain, à peine des teintes plus claires annonçaient-elles le jour que Lucie parut à sa fenêtre. Les plantes dormaient encore sous la rosée ; une fauvette, éveillée par le bruit de l’espagnolette, leva sa tête indolente au-dessus des feuilles d’un poirier, et tirant la patte commença languissamment sa toilette du matin. La jeune fille jeta un long regard sur la maison de Michel, mais elle était encore fermée. Cependant de minute en minute de grandes lueurs s’étendaient largement sur la campagne ; tout s’éveillait peu à peu ; on voyait çà et là s’agiter des branches ; les coqs chantaient, et la lumière commençait à se mirer dans la rosée. Il faisait frais. Enveloppée de son petit châle, un fichu de tulle noué sous le menton, Lucie tenait à la main un mouchoir blanc, et ses yeux restaient fixés obstinément sur la maison de Michel. Enfin le volet tournant sur ses gonds gémit harmonieusement dans l’air matinal, et Michel parut. Du premier regard il aperçut le mouchoir flottant à la fenêtre de Lucie, et tout aussitôt il se mit à courir, tandis qu’elle-même, étouffant le bruit léger de ses pas, descendait en hâte.

Ils se rencontrèrent dans le bosquet.

— Ah ! dit-il en la pressant dans ses bras, merci, ma Lucie ! Qu’il y a de temps que je ne vous avais point embrassée ! Nous ne nous voyons plus.

— Vous n’êtes pas content ? dit-elle en le regardant.

— Ne suis-je pas toujours plus que content, ma Lucie, quand je vous vois ?

— Et quand vous n’êtes pas avec moi !

— Oh ! vous me faites des questions comme à un petit enfant qui ne sait pas lire. Demande-moi si je t’aime aussi.

— Mais non, Michel, c’est à vous de me faire cette question-là, car vous doutez que je vous aime.

Il rougit.

— Je n’en doute pas, Lucie, je n’en doute pas ! Si je croyais que vous ne m’aimez plus, je ne serais pas vivant.

— Ne vois-je pas à votre air que vous êtes coupable ? reprit-elle. Vous rougissez d’avoir eu des pensées que vous ne m’avez pas dites et des peines que vous m’avez cachées, à moi !

— Oh ! c’est que vous m’avez commandé la patience, et je n’en ai pas.

— Quoi ! vous me faites cet aveu ! Michel, réellement, vous n’en avez point ?

— Non, ma Lucie, non, ça n’est pas possible ! Où voulez-vous que j’en prenne, mon Dieu !

— Hélas ! reprit-elle avec un tendre sourire, je serai donc bien malheureuse avec vous ! Sans patience, mon ami, vous serez un mari détestable.

— Vous savez bien qu’alors je n’en aurai plus besoin. Regardez-moi, Lucie. Qu’est-ce qu’il y a dans vos yeux ? du bonheur ! Oh ! parle-moi bien vite !

— Michel, appelez-moi votre femme !

Il fit un cri. Puis, craignant de se méprendre :

— Ma femme ! dit-il en la serrant dans ses bras avec trouble. Quand le serez-vous ?

— Quand vous voudrez, Michel, nous avons le consentement de mes parents. Michel ! ne regardez pas ainsi, on dirait que vous devenez fou ! Mon ami, ô mon cher ami ! pleurez avec moi, nous sommes trop heureux !

Le soleil levant perçait les rameaux de ses rayons d’or, et tout autour d’eux les petits oiseaux en chœur chantaient la lumière.

On décida d’un commun accord que le mariage serait conclu au plus vite, afin de laisser le champ moins vaste aux malins propos. Il fut fixé au 1er octobre. La mère Françoise vint, endimanchée, faire la demande ; et Michel ne dit pas combien, aussi de ce côté-là, prières et raisonnements avaient été nécessaires. Cependant cette démarche même faillit tout gâter, car Mme Bertin ne se crut point obligée de cacher combien ce mariage lui était pénible, et même elle fit à la Françoise des questions indiscrètes sur la naissance de Michel, à cause de l’imagination où elle était qu’un garçon aimé de Lucie, ne pouvant être un paysan, avait dû infailliblement être changé en nourrice. — Mme Bertin en conservera même le soupçon jusqu’à son dernier soupir, car on a vu des imbroglios durer plus longtemps encore. — Tant il y eut, que la Françoise sortit de cette entrevue fort en colère, disant que puisqu’on la méprisait, elle et défunt son homme, on pouvait bien se passer de son consentement, et il fallut toute l’influence de Michel sur sa mère pour la rendre à meilleur avis.

On acheta des bans à l’église, afin de n’avoir qu’une publication. Le soir de cette première démarche officielle, M. Bourdon vint chez les Bertin. Il dit tout de suite à Lucie :

— Viens avec moi faire un tour de jardin ; j’ai des greffes à te donner. Quand ils furent dans l’allée : — Tu vas épouser Michel ? dit-il.

— Oui, mon oncle, répondit-elle d’une voix ferme.

— Je n’ai pas besoin de savoir, mon enfant, par quelles épreuves, quels dégoûts et quels désespoirs tu as passé pour en venir à une résolution si extrême ; je les devine. Je ne te blâme pas, je viens à ton aide. Je conviens même avec toi que j’aurais dû y venir plus tôt. Mais mon excuse est fort simple, tu n’as que vingt ans, et dix années encore, tout au moins, de beauté. Cependant je n’aurais pas dû te laisser ainsi livrée aux folles inspirations du découragement et de la solitude. J’aurais dû te dire plus tôt ce que je projetais pour toi. Lucie, poursuivit-il en appuyant sa main sur le bras de la jeune fille, tu sais que j’ai des relations par toute la France, des amis, de l’influence, du crédit, de l’habileté. Ce que j’ai voulu, je l’ai toujours à peu près fait. De plus, je suis un homme d’honneur, et l’on peut se fier à moi. Romps dès demain cet indigne mariage, et d’ici à cinq ans, beaucoup plus tôt, je crois, je t’engage ma parole que tu seras honorablement mariée. Peux-tu hésiter, mon enfant ?

— Je ne sais pas, répondit-elle en tremblant, ce que je suis à vos yeux. Je ne sais pas si, en épousant Michel sans amour, je serais indigne ou sage ; mais je n’ai qu’un seul mot à vous répondre, c’est que je l’aime de toute mon âme (elle fondit en larmes à ces mots), et que je suis très-heureuse de m’unir à lui.

M. Bourdon fit quelques pas sans parler ; puis, saisissant la main de sa nièce, il l’entraîna dans le bosquet où il la fit asseoir.

— Écoute, dit-il en la caressant, je ne suis pas un rigoriste, moi ; je comprends que tu aies pu concevoir une passion pour ce jeune homme qui est beau, bien fait, qui a de l’intelligence et de la vivacité. Ces choses-là se voient et se produisent tous les jours, au sein de l’isolement, dans l’absence des objets de comparaison, faute de mieux enfin. Mais ce que je m’étonne que tu n’aies pas compris, Lucie, toi dont l’intelligence est élevée, c’est qu’on peut bien aimer dans ces conditions-là… Épouser ? jamais !

— Et pourquoi cela, mon oncle ? demanda-t-elle avec un frémissement des lèvres plein de dédain.

— Pourquoi, Lucie ? je vais te le dire. D’abord on se met d’une manière irrévocable au ban de l’opinion. Réfléchis un peu quelle situation ce peut être pour une femme qui ait la moindre pudeur et la moindre dignité, que de se voir vouée au mépris public, et, lorsque les enivrements de la passion sont évanouis, de se trouver seule, sans compensations, aux prises avec les amertumes d’une destinée qu’elle s’est faite par sa faute, en dépit du monde et de sa famille.

Oublies-tu combien la femme dépend de l’opinion, et qu’elle en dépend surtout absolument dans l’acte de son mariage ? Cet acte, vois-tu, contient son sort tout entier. Par lui, elle peut s’élever, se relever même de fautes passées, ou s’abaisser à jamais. Lucie, dans la situation où tu es, je puis tout te dire. Eh bien, non-seulement la fortune et le rang, mais la dignité, l’honneur et la vertu d’une femme dépendent de l’homme qu’elle épouse et de la place où il la fait asseoir. On a vu sur le trône, mon enfant, des femmes de mauvaise vie, devant lesquelles le monde entier se tenait à genoux ; tandis que la pudeur et la vertu des femmes du peuple, à quoi cela importe-t-il, et qu’a-t-on même besoin de savoir si elles en ont ?

— Vous me peignez un monde sans moralité, dit Lucie ; pourquoi lui sacrifierais-je le moindre de mes sentiments ?

— Pourquoi ? Pour toi-même, parbleu ! Vivre ou ne pas vivre, il me semble que c’est la question.

— Oui, pour qui vit d’orgueil, répliqua-t-elle. Mais je préfère vivre d’amour.

— C’est cela ! s’écria-t-il en se levant et en faisant quelques pas dans le bosquet, la marotte de la sentimentalité, dont les femmes prétendent s’armer contre nous, et dont elles ne font que s’assommer elles-mêmes ! Et qui veut t’empêcher d’aimer, ma pauvre enfant ! Ce n’est pas moi, je t’assure. Aime tant que tu voudras, mais avec décence, c’est-à-dire en secret, quand ton amour ne peut s’accorder avec les lois sociales. Voyons, Lucie, dit-il en se rasseyant près d’elle et en passant le bras autour de sa taille, tandis qu’il la regardait avec un sourire équivoque et des yeux brillants, tu n’es plus une petite fille et tu as bien compris déjà que le savoir-faire est tout en ce monde. Tu sais qu’il y a des femmes, et tu en as pu voir à Poitiers, qui, pour être mariées, n’en sont que plus libres, des femmes que cependant le monde traite avec respect. Tout leur talent consiste à garder les convenances et à faire que ce que tout le monde sait, personne ne soit en droit de l’affirmer. Il ne s’agit pour cela que d’avoir un vieux mari, bon enfant… comme il s’en trouve…, à l’aide duquel on peut impunément rendre heureux Michel ou François, sans se compromettre… Lucie, tu as tort, je te parlais en véritable ami.

Elle était debout devant lui, pâle d’une émotion qu’elle n’avait encore jamais éprouvée. L’étonnement et l’indignation luttaient sur ses traits. Enfin d’une voix émue : Je ne puis vous comprendre, ou vous m’insultez, dit-elle. En même temps elle sortit du bosquet et prit le chemin de la maison. Elle marchait droite, à pas tranquilles ; des pleurs limpides coulaient lentement sur ses joues, et tout dans son attitude était à la fois si noble et si doux, que M. Bourdon, riche nature déviée, en qui s’alliaient étrangement la fourberie et la spontanéité, se sentit ému. Il courut sur les pas de la jeune fille.

— Lucie, pardonne-moi, lui dit-il, et après ton mariage, comme avant, compte sur moi comme sur un ami.

Elle répondit en tremblant :

— Vous m’avez fait beaucoup de mal !

— Tu es un ange, et je ne le savais pas, dit-il en lui baisant la main. Pardonne-moi et ne refuse pas mon amitié, car tu auras besoin d’amis bientôt, ma pauvre enfant. Je crois toujours que tu fais une folie ; mais tu es pure et sincère, et je ne puis te plaindre qu’en t’admirant.

— Vous avez tort de me plaindre, répondit-elle ; on ne peut avoir tous les biens ensemble, et j’ai pour mon partage ce qu’il y a de meilleur.

Cependant les préparatifs du mariage, si pleins de charmes pour tant d’autres, ne furent pour elle qu’un calice d’amertume à vider. Seule, elle eût eu plus de force, mais il lui fallait à chaque instant soutenir les défaillances de son père et de sa mère, trop faibles et trop peu généreux pour accomplir sans murmurer la tâche qu’ils avaient acceptée. Dans les démarches officielles qu’il eut à faire, M. Bertin eut l’air d’un homme honteux de ce qu’il fait, et quand on lui adressa des railleries, il répondit par des injures et des emportements qui donnèrent au public plus ample pâture. Gustave à son tour accourut de Poitiers pour s’opposer à ce mariage, qu’il qualifiait de déshonorant. Il accabla sa sœur d’injures et provoqua en duel Michel qui refusa.

— On sait bien que je ne puis pas avoir peur de ton frère, dit il à Lucie, quand il s’agira d’une lutte à coups de poing ; quant au pistolet, comme il disait, c’est une honte qu’un chrétien puisse avoir de pareilles idées, et tout le monde ici me trouverait méchant ou fou d’avoir accepté. D’ailleurs, on en pensera bien ce qu’on voudra ; je n’ai qu’une affaire, c’est de t’épouser, et l’on ne me forcera point à m’occuper d’autre chose.

Le 1er octobre on vint à Chavagny de plusieurs lieues à la ronde. Aux fenêtres des maisons, dans les rues, à la mairie, dans l’église, partout, des curieux avides s’attroupèrent. Les Bourdon s’étaient absentés, Mlle Boc avait clos, en signe de deuil, toutes les ouvertures de sa maison, et jusqu’aux lucarnes du grenier. Mais, dès huit heures du matin, elle courut à l’église, où elle observa toutes les cérémonies d’en haut, par le trou des cloches. Le cortége fut en retard. Au moment de partir, une défaillance avait pris Mme Bertin. Elle déclara tout haut en pleurant que le courage lui manquait pour affronter la risée publique. Lucie pâlit en regardant Michel ; mais il répondit par un sourire.

— Madame Bertin, dit-il, donnez-moi le bras et venez avec moi. Je vous jure que personne ne rira sur votre passage, quand je devrais fermer la bouche à toute la paroisse. Mais ça ne vous convient pas ? Eh bien, prenez toute seule par le plus long, pendant que nous irons de l’autre côté. Vous êtes sûre de ne rencontrer personne là où l’on sait que nous ne passerons point.

Elle fit ainsi. Quant à M. Bertin, il avait pris son parti depuis plusieurs jours. Il ne mariait pas sa fille à son gré, c’est vrai, mais il la mariait : c’était déjà quelque chose. Il avait d’ailleurs la faculté de se faire admirablement aux circonstances, pourvu qu’elles n’eussent rien de pénible matériellement. Déjà il s’était mis en frais de grosses plaisanteries. Puis il se réjouissait aussi de faire enrager Mme Bourdon.

On partit. Lucie marchait devant, donnant le bras à son père. Elle n’avait pas voulu afficher le costume ordinaire des demoiselles bourgeoises ; elle avait une robe de mérinos bleu, un fichu de tulle blanc croisé sur la poitrine comme ceux des paysannes, et sur sa tête un léger voile très-court dont une branche de fleurs d’oranger fixait les plis par derrière. Elle était si charmante et si modeste ainsi, que la foule, venue pour l’insulter, au moins dans sa pensée, laissa échapper un murmure d’admiration et la suivit d’un œil respectueux.

Gène, mariée depuis huit jours, venait ensuite, donnant le bras à Michel. Plus courageuse que brave, elle était venue pour fortifier Lucie de sa présence ; mais la pauvre enfant avait peine à marcher, et en approchant de la rue principale, où se tenait la foule, elle faillit s’évanouir. Les autres personnes étaient seulement la mère Françoise et les quatre témoins : Cadet, Bernuchon, Isidore, et un cousin de Michel.

Aux abords de la mairie, se trouvait Chérie Perronneau, qui allait de groupe en groupe en s’étouffant de rire et en disant mille sottises. Mais après le passage de la mariée, l’aîné des fils à Voison lui dit rudement :

— Tais-toi donc, la Perronnelle ! tu auras beau rire jusqu’aux oreilles, avec ta grande bouche, tu ne nous feras jà voir si gentille mariée, ni marié si fier et si content.

En sorte qu’à Chavagny, où toute la journée il ne fut parlé que de ce mariage, tous les jeunes gens s’accordèrent pour envier le sort de Michel. Les jeunes filles seules glosèrent aigrement sur la mariée. Le soir, jasant au seuil des portes, les vieilles et les vieux racontaient, les unes comment Petit-Jean épousa la fille d’un roi, les autres, au temps de la guerre d’Allemagne, comment des chanoinesses et des baronnes accueillaient le soldat français. En résumé, si la malignité eut large pâture, la justice et l’égalité furent admises à ramasser les bribes du festin, — généreuse aumône. Un gueux a-t-il droit de se plaindre,

s’il obtient la dernière place à la table d’un roi ?

XXI


On voit bien du changement en six années, même à Chavagny. Toutefois, en y rentrant au mois de juillet 1852, nous retrouvons au bourg sa même physionomie : la maison de maître Perronneau s’étale toujours imposante sur la grand’place avec ses rideaux de coton rouge ; mais la brune figure de Chérie nous apparaît cette fois sous un bonnet à fleurs et à rubans, au moment où elle descend d’une américaine conduite par M. Gorin, tenant à la main une petite fille de quatre ans environ, qui porte une robe à volants et un chapeau de soie, tandis que la Perronnelle, épanouie d’orgueil et de maternité, vient à leur rencontre. Mme Gorin a beaucoup enlaidi en quittant sa coiffe ; mais Mlle Boc en revanche est toujours la même ; derrière la fenêtre de la maison aux contrevents verts, voici bien sa figure sèche et curieuse, encadrée par les énormes tuyaux de son bonnet blanc, et l’aiguille à tricoter, fichée sur sa tempe, heurte inévitablement la vitre au bruit de vos pas.

Au seuil des maisons de la Grand’Rue, ce sont toujours les mêmes matrones, filant leur quenouille ou ravaudant. Il n’y a de changé que quelques enfants de plus.

Un cyprès et un rosier blanc ont grandi sur la tombe de Clarisse dans le cimetière.

La maison de la mère Françoise s’est enrichie de beaux espaliers et de rosiers en fleurs, greffés sur tige. La mère Françoise en ce moment, un enfant dans ses bras, descend le sentier qui conduit à la prée, du côté de la fontaine.

L’enfant a des yeux noirs et des cheveux blond de lin. Sa figure douce, intelligente et fine rappelle une figure de notre connaissance. Il joue indiscrètement avec le bonnet de sa grand’mère, qui s’écrie plusieurs fois d’un ton sévère : Lucien ! Lucien ! ce dont le petit bonhomme ne tenant compte, elle le pose enfin à terre en disant : Voyons ! c’est-il pas une honte, un grand garçon de deux ans et demi se faire porter comme ça ? Si je le dis à Micheline, elle se moquera de toi.

— Pas mignonne, Micheline, grand’mère, elle court trop vite avec son petit mali.

— Oh ! pardine, quand le Louis à la Gène est là, faut pas s’occuper d’elle. Attends seulement, loulou, que la petite Geneviève soit plus ferme sur ses jambes et elle te tiendra compagnie. Ça sera ta petite femme aussi, est-ce pas ?

— Non, dit Lucien d’un ton sérieux.

— Pourquoi ça ?

— Elle est trop petite.

La bonne femme n’admira pas dans cette réponse enfantine l’aspiration éternelle de l’humanité vers un idéal supérieur ; mais elle trouva le mot plein d’esprit, et saisissant de nouveau le petit Lucien dans ses bras, elle franchit la haie qui sépare son pré de celui des Bertin.

La prée avait rajeuni. De nombreuses rigoles, pratiquées en tous sens, charriaient d’en haut un liquide noirâtre, et déjà, malgré la chaleur, les regains étaient épais. Puis, tout au fond, dans la plaine, mûrissait une nappe énorme d’épis dorés, beaux et gras comme ceux du songe d’Égypte. Les haies ne s’étalaient plus en fouillis inextricable, mais, réduites à la largeur nécessaire, elles n’en étaient que plus vigoureuses et plus fleuries.

Ce jour-là surtout, la prée était belle à voir, tant par ses haies couvertes de linge blanc éclatant au soleil, qu’à cause d’un groupe de femmes et d’enfants qui allaient et venaient portant du linge et des corbeilles, tandis qu’en bas, sous les peupliers, retentissait, coupant le babil des laveuses, le bruit du battoir.

— Maman ! s’écria le petit Lucien qui, échappant à sa grand’mère, descendit en courant. Mais entraîné par la pente, bientôt il chancela, et ses petites jambes ne pouvant s’allonger assez pour atteindre le sol fuyant, il roula quelques pas plus loin dans les bras de sa mère, accourue à sa rencontre.

Lucie était bien plus fraîche qu’au temps où l’on admirait à Poitiers son élégance et sa pâleur. Ses yeux brillaient, sous son front blanc, d’un éclat magnifique, et ses joues un peu hâlées, mais fermes et vives, témoignaient d’une santé parfaite. Pour soigner le linge plus commodément, elle avait relevé ses manches et montrait ses bras ronds, brunis au poignet, forts comme ceux d’une paysanne. Du reste, les inflexions arrondies de sa taille trahissaient une nouvelle grossesse ; mais elle la portait bravement et sans la moindre gêne, car, enlevant gaiement le petit Lucien dans ses bras, elle courut avec lui jusqu’au pommier sous lequel Gène était assise. Celle-ci tenait endormie sur ses genoux une petite fille d’environ quinze mois, qui sous le fichu entr’ouvert de sa mère tétait encore en rêvant.

Deux autres enfants jouaient dans la prairie ; c’étaient le petit Louis, fils de Gène, et Micheline, fille de Lucie. Ils étaient âgés de cinq ans l’un et l’autre, et leurs mères en riant les disaient jumeaux.

Comme les paysannes de Chavagny, Mme Michel était vêtue d’une simple robe de coton, avec un grand tablier de même étoffe. Mais cette robe très-bien faite, s’ouvrait gracieusement sur un fichu intérieur de mousseline brodée, au travers duquel éclatait la blancheur du cou de la jeune femme, et sous son grand chapeau de paille on voyait comme autrefois deux bandeaux bien lisses et de belles nattes roulées soigneusement.

— Vous avez le beau temps, Lucie, dit en arrivant la mère Françoise, et votre linge est blanc comme neige. Ça n’est pas ma faute, au moins, si je n’ai pas gardé le petit plus longtemps ; mais quand il ne vous voit pas, ma fille, il brame après vous comme les chevreaux dans l’étable quand la mère est aux champs, et ça fait que je l’ai ramené pour qu’il ne pleure point.

— Je vous remercie, ma mère, dit Lucie en l’embrassant, pour me l’avoir gardé pendant une heure et pour ne l’avoir point contrarié. Maintenant il sera bien sage, et ne mettra plus son petit pied sur le linge, n’est-ce pas, Lucien ?

— Vous êtes comme moi, Lucie, dit la Françoise, vous ne battez point vos enfants, ce qui fait qu’ils n’auront point de méchanceté. Michel, tout vif qu’il est, n’écraserait pas une mouche, vous savez ?

— Oh ! je le sais, mère, dit la jeune femme. Et vous savez que je vous aime ! ajouta-t-elle en attachant sur la mère de Michel ses beaux yeux humides.

— Oui, Lucie, vous êtes une bru comme je n’aurais osé en demander une au bon Dieu ; et pourtant il me l’a donnée tout de même, de quoi je le remercie tous les jours.

— Et pourtant, mère Françoise, dit Gène en souriant, je ne sais point, mais je me défie que vous n’étiez guère plus que Mme Bertin portée pour ce mariage.

— Dame ! répondit la Françoise avec un peu d’humeur, savais-je, moi, comme ça tournerait ? De vrai qu’à voir mon garçon épouser une demoiselle, j’en avais le cœur malade d’angoissement. Nous autres gens d’âge, voyez-vous, nous aimons la coutume, parce que c’est comme qui dirait plus commode et plus sûr. Mais tout à l’heure vois-je pas que les choses sont tout à fait pour le mieux ? Allons, ma fille, je vas vous donner un coup de main là-bas, si vous n’avez rien à me commander ici.

— J’ai porté peine à ta mère, dit Gène après le départ de la bonne femme (car Gène tutoyait maintenant son amie, celle-ci l’ayant exigé). Mais vois-tu, les gens m’ont causé tant de chagrin pour ton mariage qu’à présent je ne peux pas m’empêcher de demander à tout le monde : Eh bien, qu’en dites-vous ? est-ce qu’elle avait tort ? Et surtout depuis cette horrible aventure de M. Gavel ! Eux qui t’avaient tant méprisée dans le temps, les Bourdon ! je voudrais bien pouvoir leur demander à présent laquelle de toi ou de Mme Gavel est la mieux mariée ?

— Tu es une orgueilleuse, dit Lucie avec un tendre sourire. Ma bonne Gène, cette revanche est trop cruelle pour qu’on puisse s’en féliciter.

— Oh ! je sais bien ! Mais nous avons comme ça un grain de méchanceté dans l’âme qu’on ne peut pas empêcher de pousser. Dis-moi, est-ce vrai que M. Gavel à présent veut aller en Amérique ? C’est Mlle Boc qui a dit cela.

— Je ne sais pas. Je n’ai pas vu mon oncle depuis longtemps. Mais cela ne m’étonnerait guère, parce qu’après un pareil éclat il doit être mal vu en France de tout le monde, partout où il sera. Elle se tourna vers le haut de la prée, du côté de la maison, en disant :

— Ah ! voici Michel.

— Tu le sentais venir, est-ce pas ? dit Gène en riant.

— C’est vrai que lorsqu’il y a plus d’une heure que nous ne nous sommes vus, nos yeux se mettent à chercher d’eux-mêmes, et ce qu’ils cherchent ne tarde pas à se montrer. S’il n’était pas venu, j’allais imaginer un ou deux bons motifs de retourner à la maison. Lui, certainement, il vient aussi pour quelque chose d’utile ; tu vas voir.

— Eh bien, ne faut-il pas vous porter du linge ? dit Michel en arrivant.

Les deux jeunes femmes éclatèrent de rire. En même temps, Louis et Micheline, qui folâtraient à quelques pas, accoururent se jeter dans les jambes de Michel, tandis que Lucien et Geneviève, assoupis dans le giron de leurs mères, se réveillaient en criant.

— Oh ! oh ! qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda Michel, qui prit le parti de se laisser glisser sur l’herbe entre les deux bambins. Et pendant qu’ils grimpaient, l’un sur son dos, l’autre dans ses bras, il ajoutait en regardant malignement Gène et Lucie, qui secouaient leurs marmots en riant toujours :

— Que d’enfants !… Dieu !… que d’enfants !

Fort et heureux, tel est l’aspect de Michel. Six ans de bonheur tranquille ont donné plus d’ampleur à sa stature, et à ses traits plus de sérénité, sans éteindre le feu de ses yeux, ni l’expression intelligente de sa physionomie. En voyant l’expression de son regard attaché sur Lucie, un observateur du monde jurerait que cette femme-là n’est pas la sienne.

— Ton oncle Bourdon est à la maison, dit-il.

— Jamais il ne dira, mon oncle, interrompit Gène.

— Est-ce qu’il dit, mon neveu ? répliqua Michel. D’ailleurs, pour de la vraie parenté, il n’y en a point entre nous. Tout de même, il me fait peine en ce moment-ci.

— Il y a donc quelque chose de nouveau ? demanda Lucie.

— Je crois que oui. La madame Bourdon est partie d’hier pour Rennes, et ton oncle a l’air tout triste. Je l’ai entendu parler avec maman Bertin de Mme Gavel et de Panama. Si c’est pour y aller, c’est bien loin. Il m’a demandé où tu étais, et je lui ai répondu que j’allais te prévenir. Ça sera soi-disant pour te parler de son journal d’agriculture, qu’il nous apporte, mais au fond c’est pour te conter ses peines et prendre conseil de toi. Tu feras donc bien de l’emmener au jardin pour causer.

— Il est vrai, dit Lucie, que mon oncle me témoigne beaucoup de confiance depuis quelque temps. Il voit que je m’entends au bonheur, ajouta-t-elle en se tournant vers son mari, qui lui répondit par un regard où le Michel d’autrefois se retrouva tout entier.

Formant avec du linge deux couches improvisées, les deux jeunes femmes déposèrent côte à côte sous l’ombre du pommier leurs enfants endormis.

— Et maintenant, dit Gène, qu’il n’y a plus de linge à plier, je vais aider un peu à la laverie, pendant que tu iras voir ton oncle. Je prétends que la lessive soit sèche avant que je m’en aille ce soir, et l’on entend là-bas moins de coups de battoir que de coups de langue.

— Ça fera, dit Michel, qu’il y aura un peu plus.

— De quoi, malin ?

— Des deux, répondit-il.

— Je vas te charger de linge pour ta peine, répliqua-t-elle en riant, et de fait elle lui en mit sur l’épaule un tas énorme, qu’il monta vers la maison, accompagné de Lucie. Louis et Micheline les suivirent, attirés par l’heure de la collation et par l’espoir de certaines confitures que dispensait grand’maman Bertin.

Restée seule, après avoir donné un dernier regard aux petits dormeurs, Gène descendit en courant vers la fontaine.

Autour du bassin, les laveuses agenouillées frottaient mollement leur linge en écoutant la Lurette qui disait :

— C’est pour le sûr, puisque la Touron l’a su de Mlle Boc. Seulement, je me rappelle pas le nom du pays, parce que la Touron a pas su me le dire.

— Le savez-vous, Gène ? demanda-t-on de toutes parts.

— Quoi ? dit la jeune femme qui, après avoir relevé ses manches au-dessus du coude et s’être agenouillée aussi, commençait déjà de frotter. Ce que je sais pour le moment, c’est que le soleil baisse et qu’il faut nous dépêcher.

— On se dépêchera ! on se dépêchera ! Mais de remuer la langue, ça n’empêchera pas les bras d’aller, et vous pouvez ben nous dire si c’est vrai que la fille à M. Bourdon va s’en aller de France avec son mari.

— On le dit, répliqua Gène.

— Et oùs qu’elle irait donc ?

— En Amérique.

— C’est-il loin ?

— Oh ! très-loin ! reprit Gène, si loin qu’on n’en revient guère, allez !

— Seigneur ! faut-il ! une petite dame si mignonne ! trop fière tout de même ! elle est donc obligée de suivre son mari ? Et c’est-il à cause de ce qu’il a fait, ce M. Gavel, qu’on l’envoie là-bas ?

— Non, puisque ça n’a pas été prouvé, quoiqu’on sache bien qu’il est fautif.

— De vrai, dit la Lurette, j’en ai jamais ben su l’histoire, parce que la Touron elle-même s’y entendait guère, et qu’en se remémorant tous les tenants et aboutissants, elle a fini par me dire qu’elle croyait pourtant que Mlle Boc, à cause des messieurs Bourdon, lui avait arrangé la chose à sa manière.

— Moi, je connais le fin fond de l’affaire, dit Gène, puisque j’ai lu le procès.

— Dans le journal ?

— Dans le journal. Et puis Mme Michel a connu à Poitiers cette demoiselle Boissot-Laribière, la même précisément pour qui le procès a été fait.

— Oh ! contez-nous ça, contez-nous ça, Gène !

— Eh bien donc, c’était une grande et belle demoiselle, Amélie, qu’on la nommait, jolie, gaie, pleine d’esprit, une des mieux qu’on puisse voir enfin. Comment elle en est venue à être amoureuse de M. Gavel, un homme marié, c’est ce que je n’ai jamais pu comprendre. Mais pourtant c’est une chose sûre, comme on l’a bien vu. Mme Michel m’a dit là-dessus que les hommes qui aiment tant les femmes, les femmes les aiment aussi, quoique ça soit bien bête, puisqu’elles doivent savoir d’avance qu’elles ne seront pas aimées longtemps. Enfin, c’est donc comme ça. Et pour… quant à être un coureur de femmes, c’est bien ce Gavel qui en est un, comme on l’a vu par ma belle-sœur Lisa. Je puis en parler, puisque tout le monde le sait.

— Pardine ! interrompit la Françoise, c’est moi qui ai vu ça de près, quand Michel l’a-t-amenée chez nous pour empêcher le père de la tuer.

— Oui ! oui ! dit une autre, et c’est pas ton Cadet, tiens, qui doit être fâché du malheur de M. Gavel.

— Pour sûr qu’il ne lui veut pas de bien, dit Gène. Enfin donc, si vous voulez savoir l’histoire, depuis son mariage il était comme auparavant, et sa femme, bien certainement, n’avait pas la vie heureuse, quoique riches comme ils sont. — Donnez-moi cette nappe, mère Bourguignonne. — Un jour donc, pour en revenir à Mlle Amélie, on apprend qu’elle est malade, et la voilà morte deux jours après. Ça fit grande peine. Tout le monde disait : Quel dommage ! et se demandait de quelle maladie. Mais le médecin lui-même n’y comprenait rien. On l’enterra donc. Un soir que les servantes du quartier causaient ensemble sur le pas de leurs portes, un peu tard, voilà que la servante de chez les Boissot dit que, pour elle, elle n’est pas pressée de rentrer, parce qu’elle a sur le cœur des choses qui l’empêcheront de dormir sa vie durant. Justement la servante du médecin était là avec les autres, elle répéta cela chez elle, en sorte que le médecin eut des soupçons et avertit les juges. On interrogea la servante ; et elle dit des choses qui firent qu’on alla tout de suite arrêter M. Gavel, avec une sage-femme de Poitiers. Oui ! oui, M. Gavel a été en prison, lui qui voulait bien y faire mettre mon homme, avec Michel et Jean, le mari de Lisa. Enfin on déterra Mlle Boissot, et les médecins virent qu’elle était morte d’une fausse couche, à cause de drogues qu’elle avait prises. Tout ce qui a été dit et contredit pendant le procès, je ne saurais vous le répéter, mais toujours est-il que la sage-femme a été condamnée et que M. Gavel n’a échappé que parce qu’on n’a pas pu trouver assez de preuves contre lui. Mais il n’en est pas sorti blanc, comme on dit, et même que dans le jugement les juges ont déclaré, il me semble, qu’il était coupable tout de même, ou quelque chose comme ça. Alors à Poitiers tout le monde leur a tourné le dos, et l’on n’a même plus voulu voir Mme Gavel, quoique bien sûrement ça n’était pas de sa faute. On connaissait pourtant assez M. Gavel auparavant ; mais Mme Michel m’a dit que dans le monde c’était ainsi, qu’on y peut faire les plus grandes sottises sans être moins considéré, à condition qu’on ne sera pas pris la main dans le sac ; mais qu’alors, si ça vous arrive, quand ça ne serait que pour une épingle, c’est fini. Apparemment qu’ils ne sont honnêtes que des yeux et des oreilles dans ce monde-là. Donc, M. Gavel, voyant comme les choses allaient pour lui à Poitiers, a demandé son changement, et on les a envoyés à Rennes. C’est loin, mais pourtant le journal y va, de sorte qu’on y savait déjà toute l’histoire, et qu’ils ont trouvé les portes fermées là comme à Poitiers. Faut croire qu’enragé de ça, M. Gavel s’est imaginé d’aller en Amérique, pensant qu’on ne l’y connaîtrait pas.

— Allez ! allez ! s’écria la Lurette, on est ben trompé dans ce monde ! Un homme si riche ! Aurait-on dit ça le jour de sa noce, quand il était si brave et qu’il donnait des poignées d’argent !…

— Oh ! reprit Gène en haussant les épaules, vous êtes comme ça, vous autres, un homme riche, il vous semble que ça ne peut pas manquer d’être un honnête homme.

— Sans doute, répliqua une autre. Et pourquoi ne le serait-il pas, ayant tout ce qu’il lui faut ?

— Il doit y avoir du linge de sec à présent, dit en se levant la Françoise. Je vais aider Lucie à le plier.

— Lucie est à la maison, répondit Gène, mais si vous voulez, mère Françoise, vous pourriez en l’attendant trier le sec sur les buissons.

Mme Michel craint le soleil ! observa une des laveuses, après le départ de la Françoise. Elle se souvient toujours d’avoir été demoiselle.

— Et quand elle s’en souviendrait, répliqua Gène aigrement, ça ferait-il tort à quelqu’un ? Faudra-t-il point que, pour ressembler à tout le monde, elle devienne jalouse et bavarde, comme on en voit tant ?

— Je ne dis pas ça, répondit la laveuse intimidée, mais je dis qu’elle n’est pas une vraie paysanne, quoi !

— Non, reprit Gène du même ton, non qu’elle n’est pas une vraie paysanne, puisque les dames pourraient prendre modèle sur elle, tout comme vous autres. Est-ce qu’elle n’est pas assez bonne, assez aimable, assez accueillante, voyons ?

— Oui ben, oui ben, répondirent-elles toutes ensemble, on n’en dit pas de mal, et vous ne devez pas, Gène, vous fâcher pour ça.

— Faudrait avoir trop de patience pour ne pas se fâcher, dit la jeune femme, en secouant si fort sa nappe dans l’eau qu’elle en arrosa toutes les laveuses de la pluie fine et perlée qui s’en tamisa. Oui, ça fait pitié que vous en soyez encore là tout bêtement à vous gausser de Mme Michel, seulement parce qu’elle a trouvé que nous valions autant que les autres, et qu’elle s’est mariée avec un paysan. Vous êtes donc bien fous, allez, de n’estimer les gens que quand ils vous méprisent, et de les mépriser quand ils font cas de vous.

— Seigneur Jésus, dit la Lurette, personne ici méprise Mme Michel, ben au contraire. Il n’y en a point de meilleure et de plus charitable, et tout le monde l’aime par ici. Mais voyez-vous, Gène, c’est parce qu’elle n’a pas fait comme les autres, et parce qu’elle continue toujours de faire à sa mode ; c’est là pourquoi on lui trouve à redire.

— À redire sur quoi ? demanda Gène.

— Eh bien, dit résolûment une des laveuses, pourquoi ne porte-t-elle pas la coiffe, puisqu’elle est la femme d’un paysan !

— Parce que ça est lourd, et lui ferait mal à la tête, répondit Gène d’un ton concentré.

— Pourquoi du moins ne la fait-elle point porter à la Micheline ?

— Parce qu’elle se méfie que ça l’empêcherait d’avoir de l’esprit, répliqua Gène du même ton.

— Pourquoi qu’elle tient ses enfants propres comme des petits messieurs ? La Lurette vient-elle pas à la fontaine tous les lundis lui laver un paquet de linge comme on n’en salit pas en trois mois chez nous ? C’est-il des manières paysannes, ça ?

— On ne les blâme pas, reprit une autre ; mais enfin on sait bien qu’ils se collent le nez dans les livres tous les dimanches et toutes les veillées d’hiver, au lieu d’aller comme ça les uns chez les autres causer un peu de ce qui se passe. Michel s’est-il pas mis à cultiver la terre à sa mode, sans égard à la coutume ?

— Et ça ne lui réussit point, pas vrai ? demanda Gène avec un regard foudroyant.

— C’est vrai qu’il a de belles récoltes, et les gens disent même que le bien vaut plus qu’auparavant ; mais ils disent aussi qu’il est fou de se donner tant de peine, puisqu’il partagera avec M. Gustave à la mort des père et mère ?

— Voyez-vous ça ? Eh bien ! voulez-vous que je vous dise ce qui est fou là dedans ? c’est la parlerie du monde. Pas plus tard que la première année de son mariage, Michel a fait estimer le bien par expert, et ils ont fait un acte avec M. Gustave comme quoi Michel aurait à donner en argent la moitié de la valeur, après quoi le bien serait tout à sa femme et à lui. Ils en ont déjà payé une bonne part.

Ce dernier argument fit une vive impression sur l’assemblée.

— Oh ! donc ! dirent-elles, Michel va devenir un gros monsieur.

— Non, répliqua Gène, car ils ne veulent point cela, ils disent que le meilleur moyen d’être heureux c’est d’être paysans comme ils sont, avec de la connaissance et l’amour du travail. Et quand même ils feront bien instruire leurs enfants, pourtant ils n’en feront jamais des messieurs, ni des demoiselles, à moins donc que les enfants ne le veuillent absolument.

— C’est drôle, ça ! dit une laveuse.

Sur quoi les autres répétèrent : Oui, ma foi, c’est drôle tout à fait !

— C’est donc pour ça que Mme Michel ne met pas à sa fille des pantalons brodés, comme en a la fille à la Chérie ?

— Oui, dit Gène.

— Eh ben, elle a, tort, voyez-vous, observa la Lurette, parce que la Chérie s’en moque, elle qui est si fière ! Si j’étais que Mme Michel, moi, je voudrais que Micheline fût la plus belle, et la Chérie en crèverait de dépit

— Tenez, fit Gène en se levant avec impatience, ça servirait autant de battre un bâton dans l’eau que d’essayer de vous faire comprendre quelque chose.

— Je vous comprends, moi, Gène, dit la Bourguignonne, qui jusqu’alors n’avait presque rien dit. C’est que Mme Michel n’a point d’orgueil, et c’est l’orgueil qui fait faire au monde tant de sottises. Moi, je la méprisais comme les autres aut’fois, pour son mariage, et quand je pense à toutes les mauvaisetés qu’on a dites, et aux avanies qu’on lui faisait… sans compter qu’on en aurait fait davantage, si l’on n’avait pas eu peur de Michel… enfin c’était une abomination, quoi ! Donc, j’étais dans ce temps-là aussi bête et aussi méchante que les autres, en sorte qu’un jour que Mme Michel passait devant nous, je m’en rappellerai toute ma vie, je me mis à crier — faut-il, Seigneur ! jamais je me pardonnerai ça, quand même je vivrais cent ans — je me mis donc à crier : Eh ! la Michel ! m’attendant qu’elle passerait sans me répondre et bien fâchée, quand, point du tout, je vois sa figure qui se tourne de mon côté, si douce et si riante que ça me fend le cœur tout d’un temps et que j’aurais voulu être à cent pieds sous terre. Du depuis ce temps-là, Gène, j’ai plus de respect pour Mme Michel que pour aucune femme que ce soit dans le monde ; elle m’a rendu des services comme si de rien n’était, et je me mettrais au feu pour elle, voyez-vous.

— Vous êtes une brave femme, et avisée, vous, Bourguignonne, dit Gène fort émue. Pour trouver encore à reprendre au mariage de Mme Michel, il faut être aveugle et imbécile. Tout a changé dans la maison. Le malaise y était, on n’y voit qu’aise à présent. Depuis que Mme Bertin s’est mise à prendre soin de la basse-cour, elle ne pousse plus tant de soupirs et ne dit plus de si grands mots ; tout au contraire, elle vous parle en femme raisonnable de ses poulets, de ses dindons, de ses canards, et on voit que ça l’amuse. Il n’y a pas jusqu’à M. Bertin qui se soit décidé à faire quelque chose, puisqu’il s’est pris de si grande amitié pour la vache Pigeaude, qu’il ne veut pas qu’un autre la soigne, et qu’il va se promener avec elle tous les jours. Enfin je vous dis, moi, que c’est des gens heureux, et m’est avis que c’est assez dire, puisqu’il y en a si peu.

Gène peut-être n’eût pas encore abandonné ce sujet, si les cris de sa fille ne l’eussent rappelée. Arrivée sous le pommier, elle y trouva Lucie qui tenait déjà la petite Geneviève dans ses bras. Les deux jeunes femmes, après s’être regardées, se demandèrent en même temps :

— Qu’as-tu donc ?

— J’ai pleuré, dit Lucie.

— Je viens de me fâcher, dit Gène.

— Oh ! oh ! méchante, pourquoi donc ?

— Dis-moi d’abord pourquoi tu as pleuré.

— Tu le devines, c’est à cause du chagrin de mon oncle Bourdon. Il est bien malheureux ! Aurélie veut suivre son mari. Songe quel éloignement, plus de deux mille lieues ! Sans doute, elle est à jamais perdue pour eux.

— Et que vont-ils faire là-bas ?

M. Gavel ne pouvait plus rester en France. Il est chargé par une compagnie d’étudier les terrains de l’isthme de Panama, au point de vue du percement, et aussi des mines d’or. Aurélie emmène son fils, et laisse la petite Madeleine à sa mère.

— Elle l’élèvera bien ! Si j’étais que M. Bourdon, j’emploierais toute mon autorité sur ma fille pour qu’elle reste avec moi. Et qu’est-ce qu’elle doit à un pareil mari ?

M. Bourdon y pensait. Je lui ai conseillé de n’en rien faire. Mon oncle, lui ai-je dit, je connais bien Aurélie : chez vous, dans cette position d’épouse malheureuse et isolée, son orgueil souffrirait trop, et son caractère s’aigrirait. Laissez-la s’immoler à ce qu’elle croit son devoir : c’est la seule consolation qui lui reste. Vois-tu, Gène, Aurélie fait ce qu’elle croit devoir faire ; mais chez les êtres comme elle, la vertu même est composée d’orgueil. Elle ne se demande pas si l’intérêt moral de ses enfants et sa propre dignité lui permettent de partager la vie d’un homme aussi méprisable ; mais ne pouvant se parer de bonheur, il faut au moins qu’elle se drape dans un dévouement.

FIN
  1. Mon chien.
  2. Le clion est une claie d’environ quatre pieds de haut, qui protége la demeure du paysan contre l’invasion des animaux domestiques, sans intercepter comme la porte, l’air et la lumière.
  3. Enclos attenant à la maison.