Librairie de Achille Faure (p. 372-399).


XVII


Huit jours s’écoulèrent, pendant lesquels Lucie eut à supporter constamment, soit les injures et les menaces de son père, soit les adjurations élégiaques de Mme Bertin, soit le mépris et la colère de sa sœur. Elle resta ferme, offrant dans sa pâleur et son silence l’image vivante de la protestation. Elle attendait. Elle savait bien que, chez son père surtout, le temps était un dissolvant infaillible. Elle devinait qu’à force de tristesse, d’amour et de souffrance, elle vaincrait la résistance de sa mère quelque jour. Clarisse était l’obstacle le plus invincible. Il n’y avait dans cette âme-là ni faiblesse insouciante ni amour indulgent. Seule en elle-même, assise à l’ombre dans la vie, elle n’avait éprouvé que le revers de tous les beaux sentiments humains, et sa force intérieure, n’ayant pu s’épancher en amour, s’était aigrie en intolérance.

Quant aux arguments de la raison, Lucie comprenait instinctivement qu’ils eussent été sans force contre le culte consacré de l’orgueil, devenu chez ses parents une seconde vie, quoique extérieure. Pourrait-elle plus tard faire valoir ces arguments avec avantage ? Quels événements, s’ajoutant aux faits habituels, pourraient la seconder ? Elle n’en savait rien. Mais elle s’enveloppait dans son amour et dans sa constance pour traverser l’orage, quelles qu’en fussent la durée et l’intensité.

Grâce à la querelle de M. Bertin avec Gorin, cette histoire de famille était devenue un scandale public. Lucie lut une insultante curiosité sur les visages de ceux qui l’abordèrent ; mais elle en souffrit moins qu’elle ne l’avait cru d’abord. Tout ce qu’il y avait de place dans son cœur pour le chagrin était suffisamment rempli par la douleur de ses parents. Et du reste, heureuse d’aimer, aimée et honorée par celui qu’elle aimait, elle pouvait prendre son parti de la réprobation du monde. Le besoin de l’approbation d’autrui, dans une société si diverse en ses jugements, doit se borner à l’approbation d’une coterie ; un seul être, le meilleur à notre avis peut donc, en vertu de ce principe, représenter pour nous l’humanité tout entière, et c’est ce qui arrive inévitablement dans ces amours condamnés par le monde.

Au milieu des étonnements, des risées et des clabauderies soulevés dans Chavagny par l’amour de Mlle Bertin pour un paysan, tandis qu’on relevait tous les indices, qu’on épuisait toutes les preuves, qu’on creusait tous les détails, on ne pouvait oublier ce témoignage éclatant d’estime et d’affection donné à Michel par Lucie, dans la cour du logis, le jour où Michel avait fait au futur gendre de M. Bourdon l’affront de lui refuser sa main. Toujours avertie de tout ce qui se passait et irritée contre Lucie, Mlle Boc ne manqua pas de porter ce méfait à la connaissance des Bourdon. Ce fut l’occasion d’un nouvel orage contre la pauvre fille. Au courroux de son père, qui déjà commençait à se calmer, vinrent se joindre la colère de son oncle, son mépris, ses conseils absolus. Il offrit de payer la pension de Lucie dans un couvent, et ce ne fut qu’à la répulsion de M. Bertin pour ces établissements, où il craignit d’ailleurs qu’on ne lui gardât sa fille, que Lucie dut sa liberté.

Sûre, après cet éclat, d’un accueil humiliant chez les Bourdon, Lucie refusa d’y aller le dimanche. On n’insista point pour l’y contraindre, et il fut convenu que M. Bertin resterait avec sa fille à la maison. Mais le matin de ce dimanche, Mme Bertin s’était levée, prise d’une forte migraine, et ce fut le père qui dut accompagner Clarisse au logis.

— Tu ne quitteras pas Lucie, je pense, dit-il à l’oreille de sa femme en partant.

— Certainement, répondit-elle. Je m’étonne que tu te croies obligé de me dire ces choses-là.

Aussitôt qu’elles furent seules :

— Ma chère fille, dit-elle à Lucie, tout ce qui s’est passé depuis quelques jours me semble un songe. Plus j’y réfléchis, plus il me semble impossible que tu te sois éprise d’un paysan, toi si délicate et si distinguée. Il y a là-dessous quelque méprise, quelque mystère que je soupçonne sans pouvoir le deviner. Ouvre ton cœur à ta mère, mon enfant chérie ; le mien ne palpite que pour ton bien. Si tu as conçu quelque passion digne de toi, dont tu nous caches l’objet, ce cœur s’ouvrira pour te protéger et pour te défendre. Aurais-tu pu croire qu’on voulût tyranniser tes inclinations en te forçant d’épouser M. Gorin, et te serais-tu réfugiée derrière un subterfuge étrange ? ou bien ce Michel, si tu l’aimes, est-il réellement le fils de la Françoise ? Un inconnu qui lui ressemble se serait-il caché sous sa blouse pour t’offrir ses vœux ? les idées les plus extraordinaires m’entreront dans la tête plutôt que de croire que ma Lucie, ma fille, puisse abaisser son choix jusqu’à un paysan. Parle, mon enfant, apaise mes tourments ; je t’en conjure !

— Chère maman, répondit Lucie en s’asseyant près de sa mère, quels sont donc les qualités ou les avantages qui rendent l’amour permis ?

Mme Bertin chercha un peu dans sa tête.

— Il faut une grande vertu chez les amants, répliqua-t-elle, un mérite éclatant dans le héros, chez l’héroïne toutes les grâces et tous les talents. Il faut que l’amour soit d’abord commandé par l’admiration, après quoi il devient cette flamme subtile qui embrase et qui fait résister à tous les périls, à tous les dangers, à toutes les épreuves. Enfin, il faut, ma fille, le consentement de tes parents.

— Mais, chère mère, d’après cela tout le monde n’aurait pas le droit d’aimer, dit Lucie. Pour moi, qui n’ai pas tous les talents ni toutes les grâces, et qui n’ai jamais désiré pour mari ni un grand artiste ni un grand capitaine, il me semble qu’aimer, c’est tout autre chose, C’est le besoin d’un ami, d’un compagnon tout à soi, auquel on est heureuse de donner sa vie. Ce n’est que dans l’amour qu’on se donne l’un à l’autre ainsi. Dans l’amitié, même la plus profonde, il y a toujours quelque différence d’intérêt ou de situation, un à part, des réserves qui vous arrêtent. C’est parce que l’amour seul est complet que nous avons tous besoin d’amour. Et puis, maman, l’amour c’est la vie même, qu’il faut éprouver parce qu’on est homme, parce qu’on est femme, et qu’enfin on voit tant de petits enfants aux bras de leurs mères.

En disant ces derniers mots, elle cacha son visage sur les genoux de Mme Bertin. Puis elle poursuivit :

— Tu as raison, maman, il faut de l’admiration, ou ce qui est la même chose, une grande estime pour s’aimer. C’est bien ainsi que l’amour m’est venu. Seulement, il n’est pas indispensable que tout le monde acclame le mérite de celui que j’aime, et ma certitude est trop profonde pour que j’aie besoin de celle d’autrui.

— Tu as bien des qualités, dit amèrement Mme Bertin ; mais tu as toujours manqué d’élévation dans les goûts et dans l’esprit, ma chère Lucie. Tu me dis là des choses très-vulgaires, et qui n’ont aucun poids sérieux. Vois-tu, il n’y a que deux manières convenables de se marier : une grande passion, justifiée par d’éclatants mérites, ou bien un mariage qui va de soi-même, fortunes et rangs assortis.

— Maman, si Émile avait une grande passion pour moi, vous consentiriez à mon mariage avec lui ?

— Certainement, répondit Mme Bertin avec une extrême complaisance. Ton cousin est un beau garçon, il a…

— Mais M. et Mme Bourdon s’y opposeraient, maman.

— Ils auraient tort, on ne doit pas sacrifier ses enfants à l’amour des richesses et…

— Et c’est parce que Michel est pauvre que vous ne voulez pas de lui, car, du reste, il est bien mieux élevé que M. Gorin, que vous auriez pourtant accepté.

— Il y a la naissance, ma fille.

— Maman, combien de fois n’as-tu pas accusé l’orgueil nobiliaire de Mme de Woldemar, qui a causé la mort d’Ernest et d’Amélie !

— On voit des parents barbares, c’est vrai, répondit Mme Bertin un peu troublée ; mais nous, ma fille, jamais nous n’aurions contrarié tes sentiments, si ton choix eût été digne de toi.

— C’est ce que disait, maman, Mme de Woldemar.

— Mais tu oublies, Lucie, que l’éducation d’Amélie était parfaite, tandis que… tu ne meurs pas de honte !… Michel ! un paysan !

— Maman, si ce nom désigne un être grossier, Michel n’est pas un paysan. D’ailleurs, si je l’aime, eh bien ! c’est assez dire qu’il est digne de moi. Un paysan ! mais ce paysan est un être semblable à moi, un homme dans lequel se trouve ce qui fait aimer ! Moi, maman, je vois les choses à présent comme elles sont : c’est la forme seule qui mène le monde, et qui règle notre destinée. Quand on demande, à propos d’un mariage : Qui épouse-t-elle ? Un médecin ! un avocat ! un ingénieur ! telle est la réponse. Il s’agit d’un état, non pas d’un être humain. Écarte ce nom de paysan qui te blesse, quoiqu’il désigne la meilleure des professions, et regarde Michel tel qu’il est en lui-même. Ah ! si tu voyais comme moi au fond de cette chère âme, tu dirais avec orgueil dans le langage du monde : Ma fille épouse un des plus nobles et des plus riches partis !

— Tu es aveuglée par l’amour, ma pauvre enfant. Quand ce serait vrai d’ailleurs, personne n’y croirait ; on ne considère pas les choses comme cela, et ce serait toujours notre honte qu’une pareille union. Ah ! peux-tu seulement y songer ! Ta passion est donc bien puissante ?

— Ce n’est point une passion, maman, il me semble. C’est l’affection la plus profonde et la mieux raisonnée, c’est…

— Ce n’est point une passion ! s’écria Mme Bertin en se levant tout à coup avec une irritation extrême. Tu n’éprouves point de passion, et tu veux te mésallier !… Mais cela est indigne ! abominable !…

Trop sincère, Lucie venait de faire une grave imprudence. Elle s’en aperçut et comprit en ce moment que la raison et la franchise ne lui seraient jamais que nuisibles, en face de préjugés passés dans le sang et dans la complexion de ceux qui l’entouraient. Et comme elle répugnait profondément à la ruse, elle eut un mouvement de désespoir, et elle passa dans la chambre voisine, éplorée, laissant Mme Bertin non moins malheureuse.

Elle se reprochait, la pauvre mère, d’avoir elle-même cédé à l’amour en contractant un mariage pauvre, sans souci des enfants qu’elle mettrait au monde. Et plus elle blâmait son imprévoyance, plus elle sentait d’indulgence et de pitié pour Lucie. Amour ! cruel amour ! disait-elle en levant ses mains vers le ciel. Quoique surannée dans son expression, la douleur de la pauvre femme n’en était pas moins vraie, et ses larmes n’en étaient pas moins amères.

Vers quatre heures, elle s’inquiéta de ce que Lucie n’avait fait encore aucune promenade, elle à qui le grand air était si nécessaire. Aussi, malgré sa migraine, emmena-t-elle sa fille au jardin. Les yeux rougis de Lucie et sa voix brisée témoignaient de sa souffrance ; pourtant, simple et douce comme toujours, elle s’occupa de ses plantes avec sa sollicitude ordinaire : les pois à fleurs avaient besoin d’appui ; les plus belles giroflées se mouraient faute d’eau. Saisissant l’arrosoir, elle courut à la fontaine. Mme Bertin, incapable de la suivre, et plus encore de la contrarier, alla reposer sur un oreiller sa tête malade.

Quand Lucie revint avec l’arrosoir, elle se vit seule au jardin. Seule !… Peut-être ? Elle courut au bosquet.

Il était bien là ! Mais le regard rayonnant de la jeune fille s’éteignit aussitôt. Jamais elle ne l’avait vu si triste, si accablé !

— Qu’avez-vous, Michel ? lui demanda-t-elle.

— Ah ! mam’zelle Lucie, j’ai tout ce qu’un homme peut avoir quand il est bien malheureux. Je suis résolu de vous quitter.

Elle pâlit en s’écriant : — Me quitter ! partir ! non, ce n’est pas possible, Michel !

Mais elle comprit que c’était vrai en voyant des larmes silencieuses et abondantes couler sur le visage du jeune homme.

— Et pourquoi partiriez-vous, Michel ?

— Parce que les gens sont méchants, parce qu’il n’y a pas de bonté sur la terre, et non plus de bonheur ! Je pars, mam’zelle Lucie, parce qu’il le faut ; ne me demandez pas pourquoi.

— C’est impossible ! Je veux le savoir. Il faut me dire vos motifs, Michel ; j’ai droit de les connaître. Ne savez-vous pas que votre départ me rendra malheureuse aussi ?

Il fit une exclamation et un mouvement vers Lucie ; mais, embrassant un des troncs des lilas, comme pour se fixer à cette place, il dit, le front baissé :

— Non ! je vous ai fait un serment l’autre jour, à moi je me suis fait une promesse… et ce qui est résolu se fera. Vous êtes bonne comme la bonté, mam’zelle Lucie, et je ne peux pas dire combien je vous ai de reconnaissance pour votre amitié ; mais il faut que je m’en aille et que je vous dise adieu. Je vas à Poitiers. Quand j’aurai une place, ma mère vous dira où je serai. Mam’zelle Lucie, puisque je suis votre ami, jurez-moi que vous m’écririez si vous aviez besoin de quelqu’un qui vous donnerait son aide, sa vie, tout !…

— Michel ! dit-elle en pleurant, je ne veux pas que vous partiez.

Il pâlit et rougit tour à tour. — Ah ! s’écria-t-il, croyez-vous que j’ai trop de force pour me séparer de vous ? Ne m’ôtez pas la raison et l’honnêteté, Lucie ! C’est parce que… parce que je suis votre ami et un honnête homme que je m’en vais d’ici. Il le faut !… il le faut !

— Dites-moi seulement pourquoi ? reprit-elle en baissant les yeux, tandis que sur ses joues et son front s’étendait une rougeur vive, dites-le-moi, et je vous montrerai que vous avez tort.

Il se taisait, pâle, écrasé d’angoisse.

— Vous n’avez donc pas confiance en moi ? dit la charmante hypocrite en prenant la main de Michel.

Il fallait bien que le pauvre garçon n’eût pas la tête à lui, puisqu’il ne sut pas deviner pourquoi la petite main de Lucie était tremblante.

— Lucie ! balbutia-t-il, mam’zelle Lucie ! Ah ! merci de votre amitié ! J’aimerais mieux être mort que de ne l’avoir plus ; mais… Adieu ! s’écria-t-il tout à coup, en s’arrachant de la place où il était. Ah ! Lucie ! Lucie ! Adieu !…

Il s’éloignait éperdu, quand elle s’écria :

— Michel ! vous ne voulez pas m’entendre. Vous ne comprenez pas !… Mais vous êtes fou, Michel !…

Il revint sur ses pas ; il la regardait avec trouble. Elle, immobile, tremblait de pudeur et d’émotion. Au bout d’un instant, il porta la main à son front en disant :

— Ah ! je suis fou ! Que vouliez-vous me dire, mam’zelle Lucie ?

Elle attendait un peu d’aide ; cette question la déconcerta. Alors, arrachant un des clous rouilles et branlants qui soutenaient autrefois les bois vermoulus du bosquet, elle se mit à tracer des caractères sur le banc où elle était assise. Il s’avança pour voir. — Attendez ! lui dit-elle. Un instant après, elle se leva et s’enfuit, pas si vite pourtant qu’en ouvrant la porte du jardin elle n’entendît un cri d’ivresse qui la fît s’arrêter en portant la main à son cœur.

— Eh bien ! qu’as-tu donc ? lui demanda sa mère qui se trouvait dans la cour.

— Oui, maman ! répondit-elle, et, reprenant sa course, elle alla s’enfermer dans sa chambre, où, s’asseyant, la tête dans ses mains, elle tâcha d’apaiser son cœur qui battait à rompre sa poitrine, et d’éteindre un peu le feu de l’enthousiasme et de l’amour qui brûlait son visage.

— Mon Dieu ! murmurait-elle, frémissante et heureuse, mais je suis à lui à présent ! Sur le banc, Michel avait lu : — Michel, moi aussi je vous aime !

Le reste de la journée, elle agit comme dans un rêve, ne sachant ce que faisaient ni ses pieds ni ses mains, souriant parfois à sa vision, devenue sa vie réelle. Mme Bertin se disait en la regardant : — Oh ! c’est bien une passion, une passion fatale !

Mme Bertin garda Lucie près d’elle jusqu’au soir. Lucie d’ailleurs n’eût pas osé peut-être retourner au bosquet.

Cependant quand la nuit fut venue, et que M. Bertin et Clarisse furent de retour, la jeune fille se dit que Michel tenterait quelque imprudence pour la voir et lui parler. Cette pensée lui causa beaucoup de trouble. Elle était saisie de crainte quand son père sortait dans la cour, ou quand il regardait par la fenêtre. À cause de Clarisse, qui ne pouvait supporter la fraîcheur des soirs, on se tenait au salon avec la lumière, comme dans l’hiver. Selon l’habitude du dimanche, Clarisse proposa une partie de cartes.

— Elles sont dans la salle, dit Lucie, je vais les chercher.

À peine entrée dans cette chambre, une lumière à la main, elle aperçut une ombre derrière les vitres. Oh ! c’était lui ! Soufflant aussitôt sa lumière, elle ouvrit la fenêtre, car il était nécessaire qu’elle recommandât à Michel d’être prudent ; mais sa voix expira sous une vive étreinte, et sa bouche, à peine entrouverte, fut scellée par un long baiser…

— Lucie ! dit-il enfin, il faut que je vous parle, je vous attendrai toute la nuit au jardin.

Elle n’eut pas le temps de répondre, son père entrait : Eh bien ! tu ne les trouves pas ?

— C’est que ma lumière s’est éteinte.

— Aussi, pourquoi diable ouvres-tu la fenêtre ?

Mme Bertin s’était couchée. Clarisse, impitoyable, voulut jouer le boston à trois. Mais, au bout d’une demi-heure, elle jetait les cartes en déclarant qu’il n’était pas possible de jouer avec Lucie.

— Je dors tout à fait, allégua la pauvre enfant qui tenait soigneusement ses yeux à demi clos, de peur qu’on n’y lût tout ce que renfermait son âme.

— Eh ! va te coucher ! dit son père. Clarisse et moi nous jouerons au piquet.

— Avec cela, vous brûlez trop de chandelle, dit Mme Bertin du fond de l’alcôve. Il est dix heures, et c’est le moment, où, suivant le proverbe, les honnêtes gens vont se coucher.

Ce sage aphorisme l’emporta, et chacun se mit au lit, excepté Lucie qui dans sa chambre, après avoir éteint sa lumière, l’oreille tendue aux bruits de la maison, le cœur palpitant, se demandait : Irai-je ? n’irai-je pas ?

Mais il avait dit : J’attendrai toute la nuit ! C’était bien long !

Elle pensa qu’il pourrait venir à la fenêtre. Mais de cette fenêtre à sa chambre il n’y avait qu’un pas, et quelque chose lui dit que ce n’était pas convenable, maintenant que l’amant avait remplacé l’ami.

Au bout d’une heure, assurée que tout le monde dormait, elle descendit l’escalier pieds nus, ses pantoufles dans sa main, et traversa de même en frissonnant le corridor pavé de l’alcôve, d’où l’on entendait le ronflement sonore de M. Bertin. Puis elle ouvrit sans bruit une des fenêtres du nord, et sortit de la maison par la prée.

C’était une nuit pleine de lueurs confuses et voilées ; on entendait au loin, venant de la Grande Ève, le chant des raines qui remplissait l’air, monotone et doux comme une chanson de berceuse. Les vers luisants scintillaient dans l’herbe, petites étoiles rampantes du monde obscur.

La jeune fille se glissa par une trouée de la haie dans le jardin, où Michel rôdait comme une âme en peine. Il courut à elle. Tremblante, elle l’écarta d’une main, lui donnant l’autre, et ils marchèrent ainsi jusqu’au bosquet sans se rien dire ; mais il leur semblait que leur cœur battait tout haut.

Elle s’assit ; Michel se mit à ses genoux, et couvrant ses mains de baisers : — C’est donc bien vrai ? lui dit-il, c’est vous, mamzelle Lucie, qui êtes là ? et c’est moi que vous aimez ?…

— Oui, Michel ! oh ! oui, je vous aime ! vous n’avez pas voulu le deviner ; à présent, ne voudrez-vous pas le croire ?

— Si, je le crois ! Je l’ai vu ! je l’ai touché ! Je me le suis répété tout le jour ! J’ai enlevé du banc ce que vous avez écrit, et mes yeux ne voient pas autre chose, mes oreilles n’entendent que cela : Michel, moi aussi je vous aime ! C’est égal, je ne comprends pas tout à fait bien encore. Il me semble que c’est un rêve ; non ! c’est bien vous qui êtes là ! Dites-moi encore, Lucie, que vous m’aimez. Oh ! c’est pourtant vrai que ce grand bonheur est pour moi ! Quand je vous ai embrassée tout à l’heure, ma Lucie, j’ai bien senti que vous m’aimiez. Comment cela s’est-il fait, mon Dieu ! C’est-il donc suffisant d’aimer pour être aimé ?

— Oui, Michel, peut-être, je ne sais pas ! C’est parce que c’est vous, que je vous aime. Oh ! que je suis heureuse de vous voir si heureux !

— Et moi, où prendrai-je du bonheur pour vous en donner assez, ma Lucie ? Oh ! je ferai en sorte que vous ayez le meilleur bonheur de la terre ! Lucie ! Lucie ! ma Lucie à moi !

— Michel ! Michel !…

— Non, je ne vous embrasserai point, puisque vous ne le voulez pas. J’ai tant de bonheur ! Si j’en demandais davantage, serais-je pas un ingrat ? Et puis, à force d’être heureux, on pourrait mourir ! Savez-vous ce que j’ai fait depuis tantôt ? J’ai couru me cacher dans les bois pour que personne ne vît sur ma figure ce que vous avez écrit, et, sans pouvoir m’en empêcher, je criais, je riais, je parlais tout seul. J’étais même un peu fou, Lucie, et j’ai pris peur de le devenir tout à fait ; ça m’a rendu plus calme. Alors je n’ai plus tant pensé à mon bonheur comme à cette grande bonté que vous avez de m’aimer, et ça m’a fait pleurer longtemps. Il n’y a que vous au monde pour être comme cela. Et c’est vous qui m’aimez ! Vous avez donc bien vu que j’étais fou d’amour ? Ah ! que j’ai souffert ! Lucie. Je ne voulais pas vous le dire ni le laisser voir, croyant que pour cela vous m’auriez retiré votre amitié. Mais non ! mais non ! vous m’aimez ! Ah dites-le-moi donc, ma Lucie, encore une fois !

— Je vous aime ! oh ! oui, je vous aime ! C’est que vous êtes, cher Michel, le plus sincère et le meilleur des hommes !

— Oui ! peut-être bien, puisque vous m’aimez. Et moi ! et moi ! devinez un peu combien je vous aime, car tant longue soit ma vie, je ne pourrais le dire comme je le sens, ni vous le dire assez. Ô chère Lucie ! jamais ! jamais je n’aurais cru qu’on était au monde pour être si heureux ! Les hommes sont fous de se plaindre ; c’est chez nous bien plus beau que dans le paradis !

Pendant une heure, ils oublièrent d’où ils venaient, où ils allaient, assez heureux pour n’être agités ni de désir ni de crainte, et seuls dans leur pensée, comme ils l’étaient en effet. — Cependant leurs facultés exaltées vinrent à se détendre, et un bruit qu’ils n’auraient pas entendu quelque temps plus tôt, les fît rentrer tout à coup dans la vie commune.

— Il faut que je m’en aille, mon ami, dit Lucie. Peut-être y a-t-il longtemps que nous sommes ici ? Michel, dans l’intérêt de notre amour, n’oublions pas la prudence.

Il la laissa partir ; mais à peine eut-elle fait quelques pas dans l’allée qu’il courut après elle.

— Revenez ! dit-il. Non, je ne puis rester avec cette idée-là dans la tête sans avoir votre réponse. Comme il la prenait dans ses bras et qu’elle s’en défendait : — Ah ! ne me repoussez pas ! continua-t-il d’une voix tremblante, j’ai comme honte d’oser vous offrir… il faut que je sois bien sûr que vous m’aimez !… Dites-moi, Lucie, quelque jour… si vous le croyez possible… voudriez-vous être ma femme ?

— Comment ! en doutez-vous ? s’écria-t-elle, puisque je vous aime.

Il ne répondit que par une faible étreinte, et, laissant tomber sa tête sur l’épaule de la jeune fille, il versa des larmes abondantes qu’elle sentait couler chaudes sur son sein. Elle le contemplait à la clarté des étoiles avec des yeux humides et un sourire céleste.

— Michel, nous aurons des peines dans notre vie, mais je sens profondément qu’avec vous la peine même sera du bonheur.

— Oui, tu fais bien, s’écria-t-il en l’enlevant dans ses bras et en la portant dans le bosquet où, de nouveau, il se mit à ses genoux, tu fais bien ! Je ne suis qu’un homme, chère Lucie, rien qu’un homme pauvre, mais tout le bonheur qu’un homme peut donner, tu l’auras ! Il me semble que tu viens du ciel, et, quand on parle de la sainte Vierge, c’est toi que je vois à sa place, avec une couronne et un manteau bleu. C’est égal, je t’aime tant que j’ose bien être ton mari. Et vois-tu, Lucie, moi, j’en suis peut-être plus digne qu’un homme de ton rang ; car je serai bien vraiment ton mari, moi ! le tien, à toi seule ! jusqu’à ma mort, et depuis que je suis né !

La jeune fille entoura de ses bras la tête de Michel, et, à son tour, elle pleurait en l’embrassant.

Revenue dans sa chambre, elle se dit : À présent, que m’importent les railleries et la calomnie du monde ? La plus heureuse des fiancées, la plus orgueilleuse, c’est moi !

Ils se revirent le lendemain soir, à la fenêtre de Lucie. Mais, en lui parlant sagement du danger d’être découverts, du soin de sa réputation à elle, et de la ligne de conduite persévérante et habile qu’ils avaient à suivre, elle obtint de Michel qu’il renoncerait à ces entrevues nocturnes. Peu à peu, comme elle l’avait prévu, la surveillance de ses parents se relâcha ; M. Bertin redevint expansif et familier comme d’habitude envers Lucie. Plus constante et plus inquiète, Mme Bertin pourtant n’était pas un Argus bien redoutable, et quelquefois, le soir, les deux amants pouvaient échanger à la hâte leurs sentiments, leurs espérances, un serrement de main, quelque baiser.

Puis, tous les dimanches, à l’église, ils faisaient leur prière en se regardant.

On avait tant causé de cet amour à Chavagny que le sujet en était presque épuisé déjà. Mais la malignité publique n’en était pas moins active et prête à saisir toute occasion. Nul n’abordait Lucie qu’il n’eût dans les yeux un sourire insultant, ou sur les lèvres quelques grosses plaisanteries, soi-disant détournées, à lui assener. On oubliait qu’elle était bonne et qu’on l’avait aimée. La haine du vice et une indignation vertueuse emportent si irrésistiblement les hommes ! On pensa généralement qu’elle était la maîtresse de Michel. Beaucoup l’affirmèrent, et haussaient les épaules à ceux qui en doutaient Mais personne n’imagina qu’ils songeassent à se marier.

C’étaient de pareils bruits qui, venus jusqu’à Michel, lui avaient inspiré la résolution de partir. À présent, il ne songeait plus à quitter Chavagny ; mais quand les jeunes gens de son âge, ou même les commères les plus délurées, lui adressèrent d’ironiques félicitations, il leur imposa si rudement silence, de la parole ou de la main, qu’on le laissa tranquille. On ne s’en vengeait que mieux sur Mlle Bertin. Elle ne sortait plus guère, et quand son père, avec son inconsistance habituelle, voulait quelquefois l’emmener dans le village, elle s’y refusait.

La seule personne qui prit la défense de Lucie, fut Gène Bernuchon. Elle accueillit avec une indignation extrême toutes les imputations dirigées contre son amie, et plus d’une fois même la discussion l’émut jusqu’aux larmes.

Il n’y avait point eu de confidence entre les deux jeunes filles. Quand Gène était venue visiter Mlle Bertin, elles s’étaient embrassées avec effusion, et avaient rougi plus d’une fois en se regardant ; mais, par une timidité commune, elles avaient évité le sujet qui les occupait le plus.

Le dimanche qui suivit les secrètes fiançailles de Lucie, Gène, après la messe, alla chez les Bertin. Elle avait ce jour-là son petit air le plus modeste et le plus pénétré, ce qui n’empêchait pas l’éclat des beaux soleils de se refléter dans ses yeux noirs et sur ses joues vives. Elle embrassa Lucie en la serrant bien fort, puis, la regardant ensuite, elle fut si frappée de l’expression radieuse de ce visage, où elle s’attendait à trouver la tristesse, qu’elle se troubla profondément.

Elles allèrent ensemble dans la prée, et quand elles eurent parlé de beaucoup de choses dont ni l’une ni l’autre ne se souciait, Gène dit :

— Vous n’allez donc pas aujourd’hui chez M. Bourdon ?

— C’est à cause de moi que mes parents y renoncent, répondit Lucie, et je suis trop heureuse de ton arrivée ; car elle me dérobe à la mauvaise humeur de cette pauvre Clarisse, tout affligée de perdre son jour de plaisir. Dimanche dernier, maman avait la migraine, et j’étais censée rester à cause d’elle ; mais maman ne peut pas avoir la migraine tous les dimanches, et l’on ne veut pas me laisser traiter ostensiblement en réprouvée, ni me forcer à supporter les dédains de ma tante et de ma cousine.

— Qu’est-ce qu’elles ont donc contre vous ? demanda Gène.

— Tu le sais, dit Lucie, en regardant son amie dans les yeux, tu sais cela aussi bien que tout le reste.

— Eh bien, oui ! et j’ai trop de chagrin à cause de vous, s’écria Gène qui fondit en larmes.

Elles étaient proches de la fontaine. Lucie entraîna son amie sous la voûte des églantiers, où elles s’assirent tout près l’une de l’autre, sur la mousse longue et jaunie.

— Voyons, que penses-tu de moi ? demanda Mlle Bertin, en appuyant sa tête sur le sein de la jeune paysanne.

— Je pense, chère amie, que vous ne pouvez rien faire de mal, et si vous saviez comme j’ai traité ceux qui disent…

— Qui disent ?… répéta Lucie.

— Oh ! vous le savez ! ne me faites pas répéter de pareilles mauvaisetés. C’est bien assez d’avoir été obligée de les entendre.

— Des mauvaisetés ! dit Lucie. Est-ce qu’à ton avis ce serait me faire injure que de supposer que j’aime un des plus nobles êtres qui soient au monde ?

Gène devint toute tremblante. — Non point quant à l’amitié, mam’zelle Lucie, puisqu’il la mérite bien ; mais les gens n’ont pas honte de dire… que… que vous êtes son amoureuse, quoi !

Lucie rougit. — Eh bien ! c’est vrai, dit-elle.

— Qu’est-ce ?… qu’est-ce que vous dites ? s’écria la jeune paysanne en se levant éperdue. Ça n’est pas vrai ! ça ne peut pas être ! Vous ne pouvez pas être folle comme ça !

— Tu vas donc me faire souffrir aussi, toi, dit Lucie. Voyons, rassieds-toi. Tu sais que je t’aime beaucoup, et tu m’aimes toujours, n’est-ce pas ?

Gène, pour toute réponse, embrassa convulsivement son amie.

— Puisque tu comprends bien pourquoi nous nous aimons, quoique tu sois une paysanne et moi une demoiselle, comment ne comprends-tu pas que je puisse l’aimer aussi ?

— Oui ! oui ! d’amitié ; mais pas…

— Et qu’ai-je donc de plus précieux que mon âme ? s’écria-t-elle. Et si je la lui donne, pourquoi ne lui donnerais-je pas toute ma vie ?

— Pourquoi l’aimez-vous, dit en relevant son visage baigné de larmes Gène, dont pour la première fois les doux yeux flamboyèrent sous leurs longs cils, pourquoi l’aimez-vous, puisque vous ne pouvez pas être sa femme ?

— Je serai sa femme, répliqua Lucie.

— Ça ne se peut pas ! ça ne se peut pas ! Vous êtes folle de songer à ça. Tout le pays en rirait, et vos parents en mourraient de chagrin !

Lucie pâlit.

— Gène, tu ne m’aimais pas ! dit-elle d’une voix-altérée.

La jeune paysanne, se jetant sur elle, la prit brusquement dans ses bras :

— Vous me tordez le cœur, et vous ne voulez pas que je crie ! Vous savez bien que je vous aime. Si je ne vous aimais pas, il y a longtemps que je vous détesterais ! Voyons, chère amie, regardez-moi.

Elles s’embrassèrent et pleurèrent ensemble. Plus calmes après :

— Écoute, dit Lucie, je te jure que je n’ai pas voulu être aimée de Michel, ni l’aimer. Dans le commencement, je désirais, au contraire, qu’il devînt ton mari, et je lui en parlai même, un soir…

— Vous avez mal fait ! interrompit Gène, qui rougit de fierté. Qui vous a dit que je le voulais ? Dieu merci, les amoureux ne manquent pas à notre porte.

— C’est parce que je trouvais que tu étais la seule digne de lui ; mais je ne le flattai point d’être écouté, chère Gène. Il ne m’est jamais arrivé de dire une parole sur toi dont tu puisses être mécontente.

— Tenez, je le sais bien, vous valez mieux que moi, répondit la jeune paysanne. Oui, chère amie, c’est vrai, j’aurais voulu qu’il m’aime, et quand même je le voyais amoureux de vous, j’y pensais encore, n’ayant point idée que ça pût durer. Eh bien, à présent, Lucie, je vous fais serment que Michel ne me sera plus qu’un frère. Ça me semble impossible pourtant que vous vous mariiez avec lui ; mais c’est égal, ça suffit, et dès la première fois que Cadet Mourillon vient chez nous, je lui dis oui tout de suite. Après tout, le pauvre gars me faisait de la peine, et ça me sera une consolation de lui faire son bonheur.

Elles tressaillirent tout à coup. On les appelait. Écartant le feuillage, elles virent en haut de la prée M. Bourdon avec M. Bertin.

— Que vient faire ici mon oncle ? dit Lucie. Allons ! mais j’ai les yeux rouges, n’est-ce pas ?

— Oui bien ; et moi, mam’zelle Lucie ?

— Toi aussi.

S’agenouillant au bord de la fontaine, elles y rafraîchirent leur visage, et, après s’être encore embrassées, elles remontèrent à la maison.

Mme Bertin et Clarisse étaient habillées pour sortir, et Mme Bertin, prenant à part Lucie :

— Ton oncle est venu nous chercher, lui dit-elle, et il nous a dit des choses très-amicales. Il assure que ça te ferait du tort si nous n’allions plus chez lui, à cause de ta sotte action envers Michel. M. Gavel n’en saura jamais rien. Enfin, M. Bourdon promet que tu seras reçue comme auparavant, et je te préviens que si tu ne voulais pas venir, ton père, qui est déjà parti devant avec ton oncle, ne te le pardonnerait pas. Tu sais que, dans un mois, c’est la noce de ta cousine. Il faudra pourtant que tu y figures. Allons, va prendre ton écharpe et ton chapeau.

La jeune fille obéit en silence, quoique à regret.

Certes, Mme Bourdon et sa fille ne commirent pas d’impolitesses à l’égard de Lucie. Elles eurent même des prévenances, mais de quel air ! On regarda beaucoup la pauvre enfant, et son humiliation fut un intérêt de curiosité pour toute l’assistance. La Boc prenait des airs d’hermine effarouchée en passant auprès de Lucie. Ne trouvant autour d’elle ni sagesse ni bonté, la jeune fille, silencieuse et calme, se repliait en elle-même et pensait à Michel.

Éloignés du cercle des Bourdon, M. et Mme Bertin eussent été plus simples. Mais comment oublier à ce foyer de splendeur l’illustration de la famille ? Souvent donc, les lundis surtout, éclataient de vives tempêtes contre la pauvre Lucie. Elle ne répondait rien. C’était assez dire : je persiste et j’attends.

L’époque du mariage d’Aurélie, fixée au 20 septembre, s’approchait. La famille Bertin ne pouvait être en état d’y assister que par les cadeaux des Bourdon. Aurélie fit donc présent à chacune de ses cousines d’une robe de soie grise unie. M. Bourdon offrit à Mme Bertin une robe de soie noire, et fut assez habile pour faire accepter à son cousin, sans le blesser, un vieil habit tout neuf, qui malheureusement se trouva trop étroit. Mais Lucie vint à bout de l’arranger un peu, et M. Bertin promit de tenir ses coudes en arrière. Outre cela, l’oncle Grimaud donna quarante francs à ses nièces. Il sembla quelque temps dans cette pauvre maison que le luxe et la richesse venaient d’y descendre. Clarisse était épanouie comme l’espérance ; Mme Bertin, — quand elles ne causaient pas ensemble de leurs toilettes futures et du grand jour, — avait la bouche contractée par un constant sourire, ou minaudait avec des personnages invisibles.

Cela changea quand on eut compté. Il fallait à M. Bertin un pantalon, un gilet, un chapeau, des gants, une cravate, des souliers. Mme Bertin avait également besoin de chaussures ; des gants et des chapeaux leur étaient indispensables à toutes les trois, et Clarisse tenait extrêmement à des nœuds de ruban dans leurs cheveux et sur leur corsage. De plus, les écharpes de ces demoiselles étaient bien fanées !

C’était quatre-vingts francs tout au moins qu’il aurait fallu encore ; qu’il fallait ! car le décorum ne souffre pas de réplique.

Comment se résigner à n’être pas convenable un jour comme celui-là !

Il devait y avoir trois ou quatre femmes des plus élégantes du département. Et les messieurs !

Clarisse n’en disait rien, mais elle pensait beaucoup à celui qui lui donnerait le bras, bien qu’elle ne le connût pas encore.

Elle passait les nuits, cette pauvre Clarisse, à chercher le moyen de faire de l’argent. Mais en vain elle remua dans son cerveau fiévreux cent expédients et fit des prodiges d’invention, rien de possible n’apparaissait. Aussi se levait-elle tous les matins avec de vives douleurs dans la tête ; ses tourments devinrent aussi vifs qu’avait été sa joie.

Assise dans son fauteuil, et tantôt brodant, tantôt redressant avec douleur ses épaules brisées, sa pensée désespérée murmurait en elle : rien ! jamais rien ! pas de joie complète ! pas d’espérance possible !

Lucie n’entrait pas dans ses ennuis ; son rêve était bien ailleurs. Cependant elle aimait comme toute femme les jolies choses, et la robe de soie l’eût ravie en un autre temps. Mais cette robe-là faisait une moue de marquise à la blouse de Michel.

Mme Bertin, aussi bien que Clarisse, était vivement préoccupée, car, enfin, il s’agissait, disait-elle, de l’honneur de la maison.

Elle n’exprimait pas, mais elle laissait voir qu’il s’agissait aussi de l’établissement de ses filles. Certes, quand on les verrait parées selon leur rang et à leur avantage, elles ne pourraient manquer de faire des conquêtes.

À mesure que le grand jour approchait, comme des naufragés en détresse, Mme Bertin et sa fille aînée parcouraient d’un regard éperdu ce qui les entourait, et leur pensée, furetant dans les armoires et dans les coffres, rêvait quelque chose d’oublié qu’on eût pu vendre.

Clarisse pensa bien à l’argenterie ; mais elle n’osa formuler cette idée. Les couverts d’argent, pour ces exilés de la fortune, c’était l’arche sainte de l’orgueil.

Il ne fallait pas songer à vendre de nouvelles broderies, car les deux sœurs travaillaient depuis deux semaines à un mouchoir et à des manches de guipure, qui devaient être leur cadeau de noce à Aurélie.

Clarisse n’avait plus de sirop. Mais elle n’en demandait pas, bien que sa toux fût souvent déchirante.

— Il faut vendre sur pied notre moisson, dit enfin Mme Bertin. Puisque d’ailleurs nous ne trouvons pas de journaliers pour la couper…

— Voilà une belle idée, parbleu ! s’écria le père. Après ça, que mangerons-nous ?

— Le blé ou sa valeur, n’est-ce pas la même chose ? répliqua sa femme. Nous ne mettrons pas tout l’argent. D’ailleurs, est-ce nous qui couperons le blé !

– Le fait est que tous les moissonneurs sont engagés à présent, dit-il. J’avais compté sur ce diable de Michel !

– Je ne sais pas, s’écria Mme Bertin, comment tu peux prononcer ce nom-là.

— Ma foi, je n’en sais rien non plus, si ce n’est qu’il me vient à la bouche. Après ça, peut-être bien que Lucie voudrait faire notre moisson avec lui ? Il faudra que je le fasse inviter aux noces par Mme Bourdon. Il sera superbe en garçon d’honneur, avec son habit bleu et ses souliers ferrés. Tu lui donneras le bras, n’est-ce pas, Lucie ?

— Je m’en ferais honneur, répondit-elle.

— Tais-toi ! s’écria Mme Bertin. C’est épouvantable de l’entendre parler ainsi.

— Je n’aborde jamais ce sujet la première, puisqu’il vous déplaît, reprit Lucie d’une voix ferme, quoique son visage fût couvert de rougeur. Mais, quand vous chercherez à ridiculiser celui que j’honore vous m’entendrez toujours protester.

— Il faut se dire qu’elle est folle, s’écria M. Bertin en quittant la chambre, sans quoi on la pilerait dans un mortier.

En effet, quelle étrange figure faisait le rêve de Lucie au milieu des apprêts de ces noces pompeuses, et en face des rêves bien différents de sa mère et de sa sœur !

Après quelque débat, M. Bertin finit par se mettre en quête d’un acquéreur pour la moisson mûre qui se courbait au fond de l’enclos sous le chaud soleil, portant au bout de ses tiges leur pain quotidien. C’était la première fois qu’ils osaient s’en prendre à leur nécessaire. Mais, les convenances l’exigeant, on ferma les yeux sur l’avenir.

On ne songea pas même que Mourillon venait d’obtenir un jugement par défaut contre M. Bertin pour le payement de 380 francs, dus pour façon des terres depuis trois ans, et pour fourniture de fumier.

Mourillon était de fort mauvaise humeur. Ensuite de tracasseries continuelles et du payement exigé de sa dette envers M. Bourdon, il quittait à la Saint-Michel (29 septembre) la ferme des Èves. Aussi trouvait-il quelque consolation à se venger un peu sur le cousin de son maître, et d’ailleurs il avait grand besoin d’argent.

Quand M. Bertin avait montré à son cousin Bourdon l’assignation envoyée par le fermier, M. Bourdon avait haussé les épaules en disant : Je n’y puis rien ! Il est maintenant tout à fait hors de page. Nous avons fait un traité pour rupture de bail et règlement de compte, où je me suis laissé une fois de plus tondre la laine sur le dos, par pitié pour sa famille. C’est affaire faite, et je n’ai plus maintenant aucune influence sur lui.

Puis, très-brusquement, il avait parlé d’autre chose.

M. Bertin, ne sachant quel remède porter à cette affaire, avait pris le parti de n’y plus penser.

Aussi le jour même où il venait de trouver acquéreur pour sa moisson, tandis que sa femme et sa fille aînée, ébahies d’aise en face d’une promesse de deux cents francs, supputaient leurs achats futurs, et, avec un entraînement timide, ajoutaient çà et là quelque embellissement à leurs projets, furent-ils frappés d’un coup de foudre en voyant entrer un huissier, assisté de deux témoins, qui fit à M. Bertin commandement de payer dans les vingt-quatre heures, faute de quoi la saisie de la récolte pendante aurait lieu le surlendemain.

Payer ! ils ne le pouvaient pas ! Écrire à Gustave ? Mais, de son côté, ne criait-il pas misère, souvent ? et puis, pour envoyer une lettre à Poitiers et recevoir la réponse, il fallait plus de deux jours. Mme Bertin pleurait et se lamentait, les bras au ciel. Jamais pareille chose n’était arrivée dans la famille.

Clarisse eut une attaque de nerfs. Lucie, blanche comme sa broderie, ne disait rien ; mais, bien qu’elle essayât de continuer son travail, ses doigts tremblants piquaient l’aiguille où il ne fallait point.

M. Bertin s’emporta d’une terrible colère. Il accusa Dieu et les hommes, et parla de mettre le feu à sa maison. Une heure après, silencieux et abattu, il gisait dans son impuissance.

Il eut pourtant le bon sens et le courage de s’opposer aux projets de sa femme qui parlait d’aller se jeter aux genoux de M. Bourdon ou de M. Grimaud.

— D’après ce que je lui ai raconté l’autre jour, dit-il, M. Bourdon a dû prévoir ce qui arrive, et il n’a pas même voulu m’en avertir. Ils viennent tous de nous faire de grands cadeaux ; l’oncle Grimaud est avare, et une demande directe d’argent nous brouillerait avec lui.

— Cher père, dit Lucie, qu’y a-t-il de changé à notre sort ? Nous connaissions cette dette, eh bien, elle sera payée.

— Oui, d’une jolie manière ! s’écria Mme Bertin. Une saisie ! voir le placard affiché sur notre porte ! sur la place, à la mairie ! oh ! c’est à en mourir de honte et de désespoir ! Et nos emplettes si indispensables ! et notre pain de toute l’année ! hélas ! grand Dieu ! dans quel gouffre de maux sommes-nous tombés ! Quels événements, quels mystérieux décrets de la Providence pourront nous retirer de cet abîme de trouble et de douleur ?

– J’ai bien peur que nous n’y restions ! disait M. Bertin.

Clarisse pleurait en silence, et une toux sifflante et âpre, plus éloquente que des paroles, déchirait sa poitrine. À l’invocation de Mme Bertin nulle voix ne s’éleva pour répondre : Aide-toi, le ciel t’aidera. Le populaire adage vint pourtant comme un génie familier danser autour du cerveau de Lucie, mais elle n’osa lui prêter sa voix pour le faire entendre, sûre qu’il ne serait pas compris.

La visite de l’huissier chez les Bertin avait fait grand bruit dans le village. Le soir, à peine fut-elle retirée dans sa chambre, que Lucie entendit frapper à sa fenêtre. Elle ouvrit.

— Vous avez eu de la peine aujourd’hui, lui dit Michel.

— Ah ! vous avez appris ?

— Oui, ma chérie, si bien que j’ai eu plus de peine que jamais de n’être pas votre mari. Ces choses-là, Lucie, ne vous arriveront point avec moi. Mais ça ne peut pas être que je vous aime, que vous m’aimiez, que nous soyons promis, que je sois fort et vaillant, et que je ne puisse pas vous porter secours dans un mauvais moment, est-il pas vrai, ma Lucie ?

Son accent était ému, insinuant, timide, comme lorsqu’il implorait une grâce sous forme d’un baiser.

— Eh bien ? demanda-t-elle, en l’entourant de son bras, comme si elle eût craint qu’il ne se laissât tomber.

Mais elle avait tort ; Michel auparavant était plus solide.

– Eh bien, reprit-il, puisque dès maintenant, Lucie, vous vous regardez comme ma femme, vous me l’avez dit… bien sûr, ma Lucie, que si j’avais un grand besoin d’argent, vous m’en prêteriez…

— Hypocrite ! dit-elle ; eh bien, oui, Michel, tout cela peut et doit se faire entre vous et moi ; mais, pauvre ami, ne comprenez-vous pas que mes parents n’accepteraient rien de vous, quand même il s’agirait de leur vie ?

— Et si vous disiez que ça vient d’ailleurs ? J’ai 75 francs chez moi, Lucie, et de mes anciens gages 200 francs placés, qu’on pourrait avoir sous un mois. En donnant les 75 francs, Mourillon patienterait un peu pour le reste. Et tenez, je puis arranger ça moi-même avec lui.

— Non, Michel, parce que Mourillon ne vous garderait pas le secret, et qu’au lieu d’être reconnaissants de cette action, mes parents s’en irriteraient contre vous, chercheraient de mauvais motifs à votre conduite et vous en voudraient comme d’une grande injure. Si vous le voulez absolument, cher ami, je leur en parlerai ; mais je n’y gagnerai rien que d’exciter leur colère.

— Oh ! Lucie ! jamais donc ils ne m’aimeront ! jamais donc ils ne voudront de moi, Lucie ! et que deviendrons-nous, s’ils ne veulent jamais ?

— Il y a trois semaines seulement que nous sommes fiancés, Michel, manquerez-vous de courage et de patience ?

— Non pas de courage, ma Lucie ; mais pour la patience, mon Dieu ! est-ce qu’on en pourrait avoir à la porte du paradis ? Oh ! je sais bien que j’ai tort ! je sais que je suis trop heureux ! je me répète ça toute la journée. J’en suis toujours à me demander si c’est possible que j’aie tant de bonheur ; et avec ça, ma Lucie, je sens bien que je n’en ai pas assez ! Ah ! si j’étais seulement sûr, Lucie, que vous serez ma femme un jour !

— Mon ami, je l’espère, je le crois. Dans trois ans, si je n’ai pas réussi, je vous rendrai votre amour, Michel, si vous voulez le reprendre. Pouvez-vous attendre trois ans ?

– Taisez-vous ! murmura-t-il, tremblant d’amour et de colère. Vous ne m’auriez pas demandé ça l’autre jour.

– Eh bien ! pardonnez-moi ! reprit-elle en se penchant au-devant du pardon qui ne tarda guère.

Puis ils se dirent bonsoir, et tout le code de procédure ne les empêcha pas de faire de beaux rêves.