Librairie de Achille Faure (p. 305-329).


XIV


Depuis un mois la famille Bourdon était de retour à Chavagny. M. Gavel n’avait pas encore paru, et les habitués du logis n’avaient osé s’enquérir de lui. Perronneau seul eut cette hardiesse, et M. Bourdon répondit négligemment que M. Gavel était retenu à Paris par des affaires indispensables. Souvent il se tenait à Chavagny des conversations à ce sujet, où les uns soutenaient que le mariage se ferait, les autres qu’il ne se ferait pas.

Par une belle soirée des derniers jours de juillet, Mme Bourdon et Mlle Boc s’entretenaient à demi-voix, assises dans le jardin, à l’ombre d’un catalpa. Non loin de là, Aurélie, dans la volière, distribuait le mil à ses oiseaux. C’étaient des veuves, des tangaras, des whip-poorwill, et des colombes, pauvres exilés prisonniers, pour lesquels elle réservait tous les roucoulements et toutes les grâces de sa sentimentalité, ne disant rien jamais aux moineaux mutins, ni aux jolis chardonnerets, ni aux coquettes mésanges, commensaux de la cour et du jardin.

— C’est impossible ! mademoiselle Boc. Propos d’imbéciles et de tailleurs ! Ces gens-là sont trop heureux quand ils trouvent à jaser sur le compte de quelqu’un d’entre nous, et comme ils n’ont dans l’esprit aucune délicatesse, ils tirent de la moindre apparence les conséquences les plus odieuses. Quant à la légèreté de Lucie, il y a longtemps que j’en gémis. Entre nous soit dit, Mme Bertin n’a pas élevé ses filles ; elles se sont élevées elles-mêmes, chacune à sa manière. Heureusement pour Clarisse, elle avait un bon sens naturel…

— Hélas ! ma chère dame, elle s’en ira bientôt dans la tombe avec toutes ses qualités, la pauvre enfant !

— Je le sais, et cela me désole. M. Jaccarty a confié à mon mari qu’il n’y a plus d’espoir ! Mme Bourdon poussa un grand soupir et se remit à sculpter minutieusement une feuille d’acanthe à sa broderie.

— Avec ça qu’ils manquent de tout, ma chère dame, reprit Mlle Boc en baissant la voix. C’est une pitié véritable. La pauvre malade n’a pas ce qu’il lui faut. Lucie a beau se rougir les yeux à force de broder, ça ne suffit pas, vous sentez bien.

— Sans doute ! Mais il faut bien peu de chose à Clarisse. J’ai envoyé l’autre jour du bordeaux et quelques gâteaux. Elle y touche à peine.

— Oh ! je sais que vous êtes bien bonne pour eux ! Mais ce sont les remèdes qui les tuent, voyez-vous. Des gens qui ne savent pas du tout où prendre de l’argent. Il y a le cordonnier de Gonesse qui ne veut plus leur faire de souliers. C’est à ce point-là, ma chère madame Bourdon.

Celle-ci haussa les épaules.

— On est bien embarrassé, dit-elle, car avec cela ils ont un orgueil ! Aurélie jette ses souliers à peine déformés… Cependant, vous sentez que je n’oserais pas… Pour en revenir à Lucie, je vous assure qu’elle me cause beaucoup d’inquiétude et de souci. Je ne confie cela qu’à vous, ma chère demoiselle. Avec son esprit d’indépendance et son mépris pour le décorum, elle peut se perdre tout à fait de réputation, sans pourtant faire plus que des imprudences. Mais l’opinion publique, mademoiselle Boc, est inexorable, vous le savez.

— Et souvent bien injuste ! dit la vieille fille.

— Tout le monde le sait, tout le monde le dit, et tout le monde accepte pour bons ses jugements. On ne peut rien contre cela, voyez-vous. Tout le talent d’une femme consiste à captiver l’opinion ; toute la vertu d’une femme est de s’y soumettre. Je connais le moyen qui sauverait Lucie de ses propres sottises, mais… il est difficile !…

— Dites-le-moi, madame Bourdon. Quoi ? Voyons ! Moi je l’aime, voyez-vous, cette petite. Ah ! ça m’a fait une peine, ce que je vous ai confié ! C’est pourquoi je vous en ai parlé tout de suite, l’autre jour, puisque cela me pesait là, voyez-vous. Mlle Boc mettait la main sur son cœur.

— C’est à la fois le moyen le plus simple et le plus impossible dans l’état de fortune où est Lucie.

— Vraiment ! Quoi ? Vous voulez dire de la marier ?

— Vous avez deviné. Après tout, c’est une bonne personne, active, intelligente, habile, et qui serait parfaite dans ses devoirs, une fois épouse et mère de famille ; oui, et capable même par ses qualités de faire la fortune d’une maison !

— Vous avez raison, madame Bourdon, vous avez raison ! C’est une fée, je l’ai dit souvent. Elle n’est pas aussi aimable ni aussi bien élevée que Mlle Clarisse, mais elle a de grandes qualités. Ah ! c’est dommage ! Vous ne connaîtriez personne…

Mme Bourdon souleva légèrement ses épaules dodues :

— Vous savez bien qu’en notre siècle il faut de la fortune. Et quoique Lucie ait des espérances, on demande toujours du comptant.

— Des espérances, madame Bourdon ? Comment ça ? quelles espérances ? Moi, j’ignorais tout à fait…

— Tiens ! vous ne connaissez pas l’oncle Grimaud, ma voisine ? fit avec une petite mine charmante Mme Bourdon.

— Bah ! est-ce qu’il aurait l’intention ?…

Mme Bourdon hocha la tête de haut en bas avec un sourire, puis elle mit un doigt sur ses lèvres :

— Chut !

— Eh ! Seigneur ! dit la vieille fille en rapprochant vivement son siége ; qu’est-ce que vous me dites là ? C’est bien sûr ?

Mme Bourdon prit tout à coup un air sérieux et pénétré.

— Gardez-moi le secret, dit-elle, car je n’étais pas autorisée à le révéler, et c’est parce que je vous parle, à vous, à cœur ouvert…

— Ah ! ma chère madame Bourdon ! vous me connaissez bien ! Vous savez comme on peut se fier à moi ! Soyez tranquille ! Eh bien, ça me fait grand plaisir, allez !

— À moi aussi, ma chère demoiselle. La satisfaction qu’on a d’applaudir à une bonne action élève au-dessus de tout intérêt personnel. Mes enfants auraient eu le même droit à cet héritage, mais… Elle fit un geste de renoncement en fermant à demi les yeux, et sa main de velours se posa doucement sur le bras du fauteuil de Mlle Boc.

— Grand Dieu ! s’écria la vieille fille en ouvrant de grands yeux et en allongeant vers Mme Bourdon son jaune visage, est-ce que les Bertin auraient tout ?

— Je n’ai pas vu le testament, répondit Mme Bourdon en se rejetant en arrière et d’un ton légèrement froid. Elle ajouta : C’est une simple confidence, et je n’aurais pas dû…

— Allons donc ! avec moi, c’est comme si vous n’aviez rien dit. Eh bien, madame Bourdon, c’est fâcheux qu’on ne sache pas cela, voyez-vous, parce qu’alors cette petite Lucie trouverait tout de suite à se marier.

— Que voulez vous ? dit Mme Bourdon.

— Quoi ! vous ne connaîtriez pas un honnête jeune homme à qui on pourrait dire cela dans le tuyau de l’oreille ?

— Non, mademoiselle Boc, ce serait abuser de la confiance de mon parent, et d’ailleurs, je n’ai pas la main à faire des mariages, moi, ce ne serait pas du tout mon talent.

— Bah ! il suffit d’un mot dit à propos. Je m’en chargerais bien, moi ; mais il faudrait connaître quelqu’un. Eh !… ma foi !… le visage de Mlle Boc s’éclaira d’une expression hilarante, et se penchant de nouveau du côté de Mme Bourdon :

— Que diriez-vous… de mon cousin ?

Mme Bourdon sourit en répondant : Pourquoi pas ? Il y eut dans ses yeux voilés une expression de satisfaction rusée. Elle ajouta de ce ton pénétré qui, succédant tout-à-coup chez elle au sarcasme ou à l’enjouement, produisait un effet très-persuasif :

— C’est une idée ! ma voisine, une véritable idée ! M. Gorin n’est pas un homme à grandes manières, mais c’est précisément ce qu’il faut à Lucie, qui est une franche campagnarde. Elle a vingt ans, il en a trente ; ils sont de bonne famille tous deux ; reste à savoir s’ils peuvent se convenir.

— Je voudrais bien voir qu’ils ne se convinssent pas ! repartit la vieille fille d’un ton presque indigné. Une charmante fille comme ça ! un honnête garçon comme Frédéric ! Et qu’est-ce qu’ils voudraient de mieux l’un et l’autre ? Ça se fera, madame Bourdon, c’est moi qui vous le dis !

— Allez-y avec prudence, au moins, ma chère demoiselle, et surtout ne me mettez pour rien là dedans. C’est votre idée ; ce n’est pas moi qui l’ai eue, et quant à ce que je vous ai confié, je vous en voudrais bien vivement si…

— Allons ! allons ! vous êtes bien tranquille. Vous me connaissez, et vous savez que, pour rien au monde je ne voudrais vous mécontenter.

— Maman, dit Aurélie qui s’avançait, Justine me prévient que Mourillon est là et demande mon père. Faut-il lui dire que mon père est absent, ou veux-tu lui parler ?

— Ah ! fit Mme Bourdon avec un geste de contrariété, il faut bien que je remplisse cette tâche. Ton père m’a laissé des instructions pour lui. Peut-être vient-il demander de l’argent ? Ces gens-là s’entretiennent à nos dépens avec une effronterie !…

— Vous n’en êtes pas contente ? demanda la Boc d’un ton sympathique.

Mme Bourdon haussa les épaules en poussant un profond soupir :

— Fais dire qu’il attende, ma fille, dit-elle à Aurélie, j’y vais tout à l’heure. Puis se tournant vers Mlle Boc : Cela passe toute mesure ! On a découvert des choses !… (Nouveau soupir.) M. Bourdon est d’une bonté que l’on connaît bien et dont on abuse. Moi, j’ai dit à mon mari : (elle se mit à parler bas en faisant siffler ses mots, la Boc tendait l’oreille) À présent, c’est assez ! Il faut être bon, mais non pas dupe ! Et M. Bourdon m’a répondu : Tu as raison ! Elle pinça les lèvres en hochant la tête un moment, puis elle continua d’une voix plus haute : Ça ne peut pas aller plus loin. Leurs enfants se sont élevés sur nos terres ; nous avons nourri toute la famille pendant six ans ; on ne peut cependant pas jeter éternellement de l’argent dans ce gouffre. Il doit plus de mille francs ! souffla-t-elle dans l’oreille de sa confidente, qui poussa une exclamation, jointe à un soubresaut. Et sans compter, reprit Mme Bourdon avec emphase en appuyant sa main sur le bras de Mlle Boc, sans compter neuf cents francs dont on lui a fait remise.

— Grand Dieu ! madame Bourdon, mais c’est à jeter les hauts cris !

— C’est comme cela ! dit la majestueuse petite femme, en quittant tout à coup Mlle Boc.

Au bout de vingt pas elle rencontra Aurélie.

— Va tenir tête à cette vieille pie, mon ange, dit-elle, et tâche de t’en débarrasser le plus tôt possible. Tu comptes faire un peu de toilette, j’imagine. Tes cheveux ont besoin de la brosse et d’un peu d’huile. Tu prendras ta petite robe de foulard gris et rose qui te va si bien, avec ton canezou à bouillons. Voyons, fais-toi gentille, l’heure s’avance.

— Oui, maman ! répondit Aurélie en rougissant.

Puis elle alla prendre vis-à-vis de Mlle Boc un air de résignation, combiné avec un système de monosyllabes, qui devait mettre en fuite au bout de quelque temps la communicative personne. Mais quelques minutes s’étaient à peine écoulées qu’un tiers arriva. C’était Lucie Bertin !

Elle était fort changée. Elle avait maigri ; ses joues étaient pâles et ses yeux cernés. Après avoir salué froidement Mlle Boc, elle s’assit près d’Aurélie, et dit en souriant (mais ce sourire même était empreint de tristesse) :

— Je suis venue en mission près de ma tante, de la part de Clarisse.

— Ah ! et de quoi s’agit-il, ma chère ? demanda Aurélie.

— C’est une fantaisie de ma pauvre sœur. Elle a la fièvre depuis deux jours et ne peut rien prendre. Tout à l’heure lui est venu le souvenir de cette crème à la vanille dont elle a mangé ici l’autre jour, et il a fallu que je vinsse vous en demander.

— Mais nous n’en avons pas en ce moment, s’écria Aurélie, je vais te donner la recette : on prend…

— Eh ! dites plutôt à votre cuisinière d’en faire une, mademoiselle Aurélie, interrompit la vieille fille. Vous qui avez sous la main le lait et le beurre, ça sera prêt tout de suite, voyez-vous, au lieu que Mlle Lucie serait obligée de courir par tout Chavagny…

— Ah ! c’est vrai, dit Aurélie, qui, en cette circonstance, ne songeait pas plus à refuser qu’à offrir. Elle se leva pour aller donner des ordres.

— Ça ne va donc pas mieux ? dit Mlle Boc d’un air chagrin, en s’adressant à Lucie.

— Non, c’est une alternative continuelle. Tantôt mieux, tantôt plus mal. Le mois dernier, elle était si bien que nous croyions tous à sa guérison ; ça a bien changé.

— Ne vous affligez pas comme ça, ma chère amie. Le mieux reviendra ; il faut toujours espérer. Dieu n’abandonne pas ceux qui ont confiance en lui. Aujourd’hui le mal, demain le bien. La vie n’est que changement. Vous êtes vous-même bien fatiguée, mademoiselle Lucie.

— Je ne suis pas malade, répondit-elle.

— Non ; mais vous avez de la peine, on le voit. Toujours broder ! toujours broder ! Dame ! ça épuise à la fin. Pauvre demoiselle, allez ! Dieu vous bénira. Pauvre amie !

Blessée de cette compassion indiscrète, la jeune fille s’accouda sur le bras du fauteuil où elle était assise, et ne répondit pas. La Boc n’en continua pas moins ses sympathiques doléances jusqu’au retour d’Aurélie, qui revint en disant :

— Ce sera prêt dans dix minutes, ma chère, à ce que m’a dit Mariton ; si tu avais besoin de quelque autre chose…

— Non, je te remercie. Je rapporterai dimanche le Journal des Demoiselles. J’ai fini de calquer les patrons.

— Ah ! que dis-tu des nouvelles mantilles ! N’est-ce pas que c’est bien gracieux ?

— Oui, mais tu sais, je ne m’occupe guère des toilettes, moi.

— Pourquoi pas ? dit Aurélie avec un peu d’aigreur. C’est toujours amusant. Au moins, tu lis les histoires, je pense ? Comment trouves-tu celle de Blanche ?

— Je l’ai parcourue. Elle me paraît fort bien.

— Oh ! charmante ! s’écria Aurélie d’un air enthousiaste. Il y a de si beaux sentiments ! tant de vertu !

— Il y en a toujours, dit Lucie.

— Tu me parais bien difficile, ma chère.

— Je t’avoue, dit Lucie embarrassée, que c’est un peu comme les toilettes pour moi, car il ne s’agit guère que de jeunes comtesses…

— Voudrais-tu qu’on parlât d’ouvriers ou de paysans ?

Une vive rougeur se répandit sur le front de Lucie, elle répliqua cependant :

— Quant à moi, leur histoire m’intéresserait davantage, les connaissant mieux.

— Oh ! ce sont bien là de tes idées, reprit Aurélie avec un profond dédain. Ce que j’aime dans les histoires de mon journal, moi, c’est que chacun y est à sa place et tient le langage qui lui convient.

— Voici mon oncle et ma tante ! dit Mlle Bertin, satisfaite de cette diversion.

— Que de têtes féminines ! s’écria M. Bourdon en arrivant. Bonjour, mademoiselle Boc ! bonjour, ma nièce ! Comment va ma fille depuis ce matin ? — Il embrassa tendrement Aurélie, puis Lucie. — Eh bien ! mademoiselle Boc, les petites filles de Chavagny, qu’en fait-on ?

— Vous riez, mon cher monsieur, mais ne m’en parlez pas, il n’y a plus d’innocence à présent !

— Comment ! mademoiselle Boc, et ces demoiselles ? et vous-même ? Allons donc ! vous n’y pensez pas.

— Oui ! oui ! vous êtes un moqueur, je le sais ; mais je vous dis, c’est à désespérer de cette race-là. Celle que j’avais d’abord était une coureuse, une effrontée, une espèce de vipère, eh bien ! celle que j’ai maintenant ne vaut pas mieux, dans un autre genre : plus bête qu’une oie, plus lente qu’une limace. À peine si cela bouge quand on cogne dessus. Non, ça vous regarde seulement avec des yeux larmoyants et stupides. Moi, le sang me bout !…

— Vous êtes une ingrate, mademoiselle Boc. Des petites filles qui s’entendent avec la Providence pour vous faire faire votre salut, et qui poussent la bonté jusqu’à se laisser battre pour cela. Est-ce que tu deviens misanthrope, toi aussi, ma chère Lucie ?

— Pourquoi, mon oncle ?

— Parce que le voilà pâle comme une de mes roses blanches. Ne rougis point. Cela ne t’empêche pas d’être jolie.

Mme Bourdon regarda ostensiblement à sa montre, et dit gracieusement :

— Il faut rester à dîner avec nous, mesdames.

— Oh ! je vous remercie ! répond en se levant Mlle Boc ; il faut que je rentre chez moi.

Lucie se lève également.

— J’ai fait porter la crème chez toi, ma chère enfant, dit Mme Bourdon.

— Je vous remercie, ma tante.

Elles partirent ensemble. À peine furent-elles hors de vue qu’Aurélie s’écria :

— Vraiment, je ne comprends pas Lucie. Elle tombe dans des toilettes !… On la prendrait pour la femme de chambre de Justine.

— Est-ce de sa faute, la pauvre petite ? dit M. Bourdon.

— Oh ! papa ! mais cela se comprend-il ? Des souliers éculés !…

— Si elle n’a pas de quoi en acheter d’autres… Tu parles de cela bien à ton aise, Aurélie, toi qui donnes une paire de bottines à ta femme de chambre tous les quinze jours. Allons ! ne fais pas la moue ; tu en useras davantage si tu veux. Je te dis seulement de plaindre ta cousine au lieu de l’accuser. J’ai vu cela, moi aussi, et je cherchais comment m’y prendre pour donner à cette pauvre enfant un peu d’argent sans l’humilier.

— Tu peux leur acheter à chacune une paire de bottines, dit Mme Bourdon. C’est un cadeau qu’un oncle peut faire. Mais quant à de l’argent, il ne faut pas se laisser aller à cela, c’est trop dangereux. Cela encourage les gens à vous en demander, sous prétexte d’emprunt, tandis qu’on ne demande pas un cadeau.

— On est vraiment malheureux, reprit Aurélie, d’avoir des parents comme cela.

— Surtout dans la même localité, reprit Mme Bourdon, je tremblais de recevoir une visite pendant que Lucie était là. C’eût été humiliant. Elle aurait dû certainement, par égard pour nous, se mettre un peu mieux. Mais cette parenté-là nous causera bien d’autres désagréments.

— Vraiment ! Lesquels ? demanda Aurélie.

— Va t’habiller bien vite ! répondit sa mère. Il est quatre heures et demie. Notre convive a trop d’empressement pour se faire attendre. Il n’est donc pas loin.

— Ma chère demoiselle Lucie, disait Mlle Boc, tandis qu’elles cheminaient ensemble dans l’avenue des marronniers, vous n’êtes pas juste envers moi. Je vous aime comme la prunelle de mes yeux, et je vous le prouverai quelque jour, bientôt peut-être. Mais je vois que vous partagez contre moi les préventions de Mme Bertin. C’est pourtant bien injuste, allez, moi qui ne veux que votre bonheur ! et puis, je vous demande, est-ce raisonnable ? des gens qui se connaissent depuis si longtemps, se bouder comme ça pour un bon avis donné par bonne intention ? Allez, ma mignonne…

— Je ne saurais être juge dans cette affaire, interrompit Lucie, car j’ignore ce dont il est question, ma mère n’ayant pas jugé convenable de me l’apprendre.

— Ah bah ! vraiment ? s’écria Mlle Boc déconcertée, qui regarda Lucie avec doute et avec surprise, mais qui n’osa pourtant continuer.

Il en résulta pour elle un moment d’embarras, dont Lucie peut-être jouissait en elle-même, quand leur attention fut détournée par l’entrée dans l’avenue d’une voiture qui, menée rapidement, fut bientôt près d’elles. Elles se regardèrent comme on fait en présence d’un événement : c’était M. Gavel. Il passa en les saluant. Il avait toujours son air triomphant et dédaigneux. Lucie rendit le salut à peine et d’un air contraint. Mlle Boc fit une révérence accompagnée d’un sourire.

— Enfin ! le pauvre jeune homme ! dit-elle.

Depuis un mois, Lucie n’avait revu Michel qu’à l’église. Là, quelquefois leurs regards s’étaient rencontrés. Une sensation incisive et brûlante pénétrait alors le cœur de la jeune fille, et, baissant le front comme pour mieux prier, elle se repliait sur cette émotion à la fois cruelle et bienheureuse qui lui restait seule à savourer. Michel était malheureux, elle le voyait bien. Son visage était abattu, et son regard… comment exprimer tout ce qu’il contenait d’amour, de reproche et de souffrance ! Elle le voyait toujours la regardant ainsi. Quels amants peuvent avoir besoin de portraits ! Maintenant, ce n’était plus une question pour Lucie que de savoir si elle aimait d’amour. Non, et même elle ne s’efforçait plus guère de s’indigner contre son amour pour un paysan. Elle avait fait deux parts de sa vie, l’une pour la réalité, l’autre pour le rêve. Tout haut, elle était bien encore Mlle Bertin, docile aux usages de sa caste, et tournant dans le cercle des habitudes bourgeoises ; tout bas elle était l’amante ou la femme de Michel. Dès qu’elle était seule, ou même seulement quand on ne l’obligeait pas à parler, elle tombait dans son rêve, suivant avec fidélité les occupations et les détails de cette existence imaginaire, mêlant aux joies de l’amour les soins du ménage et les calculs de l’économie domestique, tant que parfois elle distinguait à peine entre ces deux états de son être quel était le plus réel.

Elle eût sommeillé de la sorte sans trop de chagrin, car, tout en éprouvant le besoin de ce rêve, elle n’avait pas le désir de le réaliser ; mais elle souffrait si vivement de la peine de Michel, qu’il lui fallut se faire une extrême violence pour s’abstenir de chercher à le consoler. Depuis un mois elle n’allait plus jamais le soir au jardin ; elle n’y entrait pas même le dimanche dans la journée, sûre que derrière la haie Michel épiait sa venue. Ah ! comment se faisait-il qu’elle dût repousser ainsi un être si aimant et si dévoué ?

Quelquefois sa vanité s’éveillait tout à coup. Elle s’écriait : Je suis folle ! Cela est indigne ! Elle rougissait alors de la blouse de Michel et de ses mains rudes. Mais ensuite elle avait beau faire : en vain, d’un esprit hautain et irrité, elle examinait son pauvre ami, elle ne trouvait en lui rien autre chose à reprendre. Il était si bon ! si généreux ! si juste ! Il avait tant de franchise et de simplicité ! tant de cette distinction naturelle qui vient de la noblesse de l’être, que le ridicule n’avait aucune prise sur lui, et que cet examen ne servait qu’à le faire aimer davantage.

Elle eût donné tout au monde pour que Michel ne fût pas malheureux ; mais en même temps ce qu’elle redoutait le plus, c’était qu’il ne vînt à se consoler et qu’il ne se mariât un jour.

Pourtant cela est affreux, se disait-elle, je suis égoïste. Moi, regretter le bonheur de Michel ! Mais elle éprouvait malgré elle que l’individu ne peut abdiquer, même par sa volonté, ses penchants et ses droits. En vain, après tant d’autres, elle cherchait le salut dans le pur dévouement. Quelque chose en elle criait et protestait ; quelque chose lui disait confusément : Mais ce n’est pas le lieu ; tu n’as pas d’expiation à faire. Quel vrai devoir te commande ? Qu’y a-t-il de juste et d’utile dans ton renoncement au bonheur ?

Et puis, s’il ne se consolait jamais ? C’était donc pour elle que cet être si aimant et si noble serait dévoué aux ennuis dévorants d’une douleur secrète, au lieu de s’épanouir selon sa nature dans l’amour et l’activité.

Alors, dans ces moments-là, elle désirait mourir, elle eût échangé la santé contre une maladie mortelle, afin de supprimer en elle cette personne qui nuisait si fatalement au bonheur de Michel. Et elle s’agitait ainsi en tous sens, vainement, comme un prisonnier aveugle vis-à-vis d’une porte entr’ouverte, qu’il s’agirait seulement de pousser un peu.

Un jour qu’elle rêvait, courbée sur sa broderie, et souffrant dans les reins et dans les épaules de ce travail assidu, pendant qu’au dehors un soleil radieux réjouissait la nature, assise à la fenêtre, elle vit entrer Frédéric Gorin. Il ne venait pas chez eux d’ordinaire ; la vue de cet homme lui serra le cœur. Avait-il acheté quelqu’une de leurs créances ? Le cordonnier de Gonesse et Mourillon depuis longtemps réclamaient leurs salaires, même ils avaient fait des menaces.

Gorin entra d’un air épanoui : — Bonjour, mesdames ! votre serviteur ! Clarisse lirait ; Mme Bertin raccommodait de vieux linge. Elles se levèrent avec surprise, et parurent inquiètes aussi.

— Asseyez-vous donc, monsieur Gorin, dit Mme Bertin avec empressement. Vous auriez désiré voir mon mari ?

— Ça m’aurait fait plaisir, parsambœuf ! Faisons-nous pas une paire d’amis ? Mais différemment, il n’y a pas d’utilité, m’ame Bertin. Je suis assez content d’avoir l’avantage de vot’compagnie et de celle de ces demoiselles.

Clarisse et Lucie se regardant ne purent retenir un sourire.

— Ah ! je pensais que vous veniez pour quelque affaire, dit Mme Bertin.

— Parsambœuf ! m’ame Bertin, vous me prenez donc pour un sauvage, moi ? Dame ! quand même on n’a pas fait ses études, on finit pourtant par s’ennuyer de la société des vaches et des chevaux. La société du beau sexe, ça diversifie, et ça fait plaisir. Après ça, il est bon de se débarbouiller un peu en compagnie. Ça m’a pris comme ça l’envie de devenir social, et si ça ne vous offusque pas, j’entrerai comme aujourd’hui, des fois, à temps perdu, quand je passerai par ici.

— Mais… certainement, répondit Mme Bertin fort intriguée, quand vous voudrez, mon cher monsieur. Et elle s’inclinait en faisant des grimaces agréables, au-dessus desquelles ardait un coup d’œil investigateur.

Malgré sa tristesse, Lucie n’était pas à l’épreuve de ces folles envies de rire qui dominent toute situation ; elle fit semblant d’éternuer dans son mouchoir afin de cacher le spasme qui la gagnait. Clarisse, plus formaliste, ne riait que des yeux.

— Parsambœuf, ces demoiselles doivent s’ennuyer par ici ! Pourquoi ne venez-vous pas quelquefois chez nous ? On entre, on cause, on boit un doigt de vin. On pourrait même sauter quelques crêpes. Je ne suis pas un homme de dépense, moi, mais ça me serait un vrai carnaval que de vous voir. Est-ce que ça ferait peur à ces demoiselles de se mettre une lieue dans les jambes ?

— Assurément ! dit Clarisse.

— Oh ! bien, si ça n’est que de ça, je ne fais ni une ni deux, je viens vous chercher dans mon tirebury. Dame ! il n’est pas si beau que l’américaine de M. Gavel, mais c’est encore gentil et commode, et parsambœuf, on pourrait bien quelque jour en avoir une aussi belle que la sienne, quoique la frivolité ne soit pas mon goût. Mais quelquefois, pourtant, faut découvrir ses moyens, n’est-ce pas ?

— Quand on en a ! dit Lucie.

— Voilà qui est de bon sens, mam’zelle Lucie. On fait ce qu’on peut, rien de plus. Vous dites ça tout comme il faut. Y a des gens qui me demandent : pourquoi donc portez-vous la blouse, puisque vot’père était un monsieur ? — Ça fait-il ? que je réponds, mieux vaut être que de paraître. Mon père a défait sa fortune en habit, moi, je la refais en blouse. Qu’est-ce qui est le mieux ?

— Certainement, ce n’est pas l’habit qui fait la personne, dit Mme Bertin.

— Parsambœuf, non ! et puis a-t-on pas assez du dimanche pour faire le faraud ? Tenez, pas plus tard qu’hier, à la foire de la Cornée, j’ai gagné cent francs sur une paire de bœufs. Avec mon habit, j’aurais-t-il fait ça ? Demain, j’en tirerai peut-être davantage sur un marché de fagots, et comme ça, je m’arrondis tout doucement. Oui, m’ame Bertin, oui, c’est comme ça qu’il faut faire, à la bonne flanquette et sans compliments. Écoutez les idées des uns et des autres, vous boirez de l’eau claire à la fin de vos jours.

— Puisque cette vie-là vous plaît, mon cher monsieur.

— Oh ! c’est pas qu’on ne s’ennuie pas quelquefois, allez ! Toujours tout seul, comme un n’hibou, avec ma vieille patraque de Jeanne ; ça n’est pas couleur de rose. Ma foi, non, une petite femme gentille et agréable, comme ça, le soir, on y songe entre temps.

— En effet, monsieur Gorin, les tendres émotions du foyer domestique sont la plus douce récréation d’une âme sensible…

— Non pas les domestiques, m’ame Bertin, non pas, sacrebleu ! C’est l’extermination de la paix tout au contraire. Fainéants comme des chiens ! gourmands comme des canards ! Une drôle de récréation, voyez-vous. Pour celle-là, j’en ai par-dessus la tête.

La conversation se continua de la sorte pendant une demi-heure environ, après quoi Gorin prit congé, en promettant son retour.

— Il est venu pour une de vous, dit Mme Bertin à ses filles. Hélas ! pourquoi faut-il qu’il ait si peu d’agréments ? Voilà pourtant, mes chères filles, tout ce que le sort peut vous offrir dans ce désert.

— Oh maman ! s’écrièrent-elles en se récriant à la fois.

Cependant, le reste de la journée, Clarisse ne fit que plaisanter sur ce sujet. Il y avait longtemps qu’elle n’avait été de si bonne humeur. Elle n’eût pas accepté Gorin ; mais la vue d’un prétendant, quel qu’il fût, retrempait ses espérances.

La santé de cette pauvre fille offrait des variations continuelles. Aujourd’hui languissante et décolorée, geignante et sans appétit ; le lendemain vivante, animée, pleine alors de fantaisies, de caprices, de désirs, qui par leur déception la jetaient dans les larmes, et lui causaient de nouvelles crises. Jamais cette comparaison de la lampe près de s’éteindre ne fut mieux applicable ! Seulement cette lampe, sachant bien qu’elle mourait faute d’huile, souffrait et gémissait de mourir.

Par un cruel mirage, les plus doux fruits de la vie passaient devant ses regards, et parfois, lasse enfin de désirer tout bas, elle nommait l’objet de son envie. Sa mère alors ou sa sœur ne pouvaient lui répondre que le mot de l’impuissance et de la misère : il n’y en a pas ! ou, ce qui est pire : il y en a, mais pas pour toi !

À côté de ce refus pénible, il y avait encore cependant une ressource, dont Clarisse, à bout de courage et énervée par la souffrance, eût abusé volontiers. C’était de recourir aux provisions variées et inépuisables des Bourdon. Lucie avait à cet égard une répugnance extrême, justifiée non-seulement par un légitime orgueil, mais par la sécheresse de sa tante et de sa cousine qui, loin d’abréger par leur empressement sa timide supplique, l’écoutaient en silence, et y satisfaisaient avec autant de froideur qu’elles en mettaient à faire l’aumône au premier mendiant.

— Comme il fait chaud ! s’écriait la pauvre Clarisse, le lendemain de la visite de Gorin ; on étouffe réellement ! Et elle écarta le petit châle qui recouvrait habituellement ses épaules. Le soleil brûlant d’une après-midi de juillet dardait en plein sur les fenêtres sans rideaux.

— Remets ton châle, s’écria la mère. Tu sais bien que tu tousses plus fort quand tu viens à le quitter. Clarisse ! voyons, pas d’imprudence !

— Mais j’étouffe, te dis-je ! reprit aigrement la malade. Et comme Mme Bertin insistait : À quoi bon d’ailleurs se martyriser ainsi ? dit-elle en pleurant.

Lucie tressaillit, et jeta sur sa sœur un regard douloureux. Mme Bertin joignit les mains avec désespoir ; ni l’une ni l’autre cependant n’osa relever le mot qu’avait prononcé Clarisse. Lucie alla préparer au buffet un verre d’eau sucrée, mais la malade s’écria :

— Je n’en veux pas ! cette eau sucrée m’est odieuse ! elle me fait mal au cœur maintenant.

— Elle te rafraîchirait, dit timidement Lucie.

— Je te répète que je n’en veux pas ! reprit Clarisse. Je ne sais pas pourquoi l’on insiste ainsi, je mourrais de soif plutôt que d’en prendre. Y a-t-il de la limonade à la fontaine ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien, qu’on ne m’offre rien : je souffrirai sans me plaindre.

— Les deux citrons sont finis ? demanda Mme Bertin à Lucie.

— Oui, maman.

— Quand je vous répète que je ne veux rien ! s’écria la malade. Apparemment vous ne voulez pas jeter de l’eau sur ces écorces une quatrième fois ?

— Voyons, ne parle pas ainsi, ma pauvre fille. Ta tante peut bien nous donner d’autres citrons. Il y en a assez dans l’orangerie, n’est-ce pas, Lucie ?

Lucie rougit et ne répondit pas. Une minute après, cependant, elle se leva et monta dans sa chambre pour s’habiller. Puis elle partit pour le logis, triste et humiliée d’avance, mais se disant : Je porte cette peine, afin d’en éviter une à ma pauvre sœur.

Elle avait cette fois des bottines neuves que lui avait données son oncle.

En entrant dans la cour, elle rencontra Aurélie et Mlle de Parmaillan, qui sortaient de l’orangerie. Fort empressée vis-à-vis de la jeune comtesse, Aurélie accueillit négligemment sa cousine. Isabelle de Parmaillan se plut au contraire à confondre dans un même traitement les deux roturières de fortune inégale. Elle fut même plus prévenante pour Lucie, dont elle aimait la simplicité. Après avoir cueilli des citrons pour Clarisse, les trois jeunes filles allèrent s’asseoir au jardin sur un talus gazonné semé de violettes de Parme, et qu’ombrageait un paulowia.

— Puisque nous sommes à la campagne, dit Mlle de Parmaillan, je puis, n’est-ce pas ? sans attendre la nouvelle officielle, vous féliciter sur votre mariage, mademoiselle Aurélie. J’ai vu M. Gavel. C’est un homme du monde, et qui paraît fort distingué.

— Il a de précieuses qualités, répondit Aurélie d’un air pudique ; j’en suis certaine, dès que mes parents ont fait choix de lui pour lui confier mon bonheur,

— Vous habiterez Poitiers ?

— Oui ; ne vous y verrai-je pas quelquefois ?

— Peut-être ne serai-je plus ici à l’époque de votre mariage.

— Quoi ! vraiment ? moi qui espérais votre présence à l’église, et vos bonnes prières ce jour-là !

— Vous les aurez, ma chère, en quelque lieu que ce soit. Entre les murailles d’un couvent, elles n’en seront que plus ferventes.

— D’un couvent ! s’écria Lucie.

— Comme vous voilà effrayée, Mlle Bertin ! dit en souriant Isabelle.

— Quoi ! ma chère, dit Aurélie, vous auriez cette sainte et redoutable vocation ?

— Non pas précisément, répondit Isabelle en souriant toujours ; mais elle me viendra, je l’espère. Je prierai Dieu pour cela. Ce n’est pas la vocation de mon esprit, mais celle de ma destinée. Je suis heureuse sans doute d’être appelée malgré moi.

— Ah ! la destinée ne peut rien sans vous, dit Lucie ; réfléchissez profondément avant de vous sacrifier ainsi !

Mlle de Parmaillan prit, en se retournant vers Lucie, l’air de surprise hautaine qui dit si clairement : de quoi vous mêlez-vous ? Mais elle fut désarmée par le regard humide et sincère de la jeune fille, et reprenant son charmant sourire :

— C’est vous qui ne comprenez pas la situation, ma chère enfant.

— Vous vous élevez à une hauteur où peu de personnes pourront vous comprendre, dit Aurélie, mais où tout le monde vous doit admirer. Peut-être serez-vous plus heureuse que moi ? fit-elle avec un hypocrite soupir.

— Je ne suis digne ni d’admiration ni de blâme, reprit Mlle de Parmaillan, j’obéis à un mot d’ordre, et je suis un soldat fidèle… courageux peut-être, mais rien de plus. Ne savez-vous pas que, dans notre race, la tradition vient en aide à la faiblesse de l’individu ? Inutile dans le monde, je dois habiter le cloître, où m’attend après vingt-cinq ans le titre d’abbesse. J’embrasse un ordre peu sévère, et je pourrai entretenir des relations avec mes amis d’autrefois. Vous, madame, vous y viendrez peut-être me confier vos douleurs de femme du monde ; vous, mademoiselle Bertin, si vous ne vous mariez pas, vous m’y demanderez peut-être une place quelque jour.

Lucie ne répondit point. Elle était navrée de voir cette belle et charmante fille entrer en souriant, vivante, dans le tombeau.

À cet instant, M. Bourdon et M. de Parmaillan se montrèrent sur le perron, et M. Bourdon appela Aurélie pour chercher des graines qu’il ne pouvait trouver. Seule avec Isabelle, Lucie lui dit avec émotion :

— Vous pourriez rester dans la vie, si vous vouliez. Vous pourriez être heureuse et donner du bonheur. Vous êtes aimée, je le sais ; vous le savez aussi : pourquoi… ?

— Ma chère demoiselle, interrompit Isabelle, je ne m’offenserai pas de votre franchise, à cause de l’intérêt qu’elle me témoigne. Et je vous expliquerai franchement ma situation que vous ne comprenez point. Vous parlez, n’est-ce pas, de votre cousin ? M. Émile est digne d’être aimé d’une femme de son rang ; quant à moi, j’ai trop de fierté pour une mésalliance. Une femme s’abaisse ou s’élève selon l’homme qu’elle épouse, ne le savez-vous pas ? Or, je serais même trop fière pour condamner par mon alliance à une position inférieure un gentilhomme qui voudrait m’épouser malgré ma pauvreté. Le rang sans la fortune est une anomalie qui expose les hommes à méconnaître et à dédaigner des supériorités légitimes. Enfin, je ne veux pas vieillir dans le monde sans état et sans dignité. Le parti que je prends est donc le seul digne et le seul raisonnable. C’est un sacrifice, il est vrai ; mais qu’importe, si je puis dire, moi aussi : Tout est perdu, fors l’honneur !

— Et votre père ? dit Lucie.

— Mon père, mademoiselle, pense de même que moi à cet égard. Avec les débris de notre fortune, il pourra soutenir son rang mieux que si j’étais auprès de lui. Nous nous verrons quelquefois, et le sentiment du devoir accompli nous consolera.

Comprenant bien qu’une telle résolution ne pouvait être ébranlée par quelques paroles, Lucie ne répliqua point ; mais l’expression de son visage fut comprise de Mlle de Parmaillan, qui ajouta :

— Comment n’admettez-vous pas cela ? Vous-même, épouseriez-vous un ouvrier ? Pensez-y, mademoiselle Lucie, à différents degrés, nos situations sont les mêmes, et c’est pourquoi je vous parle avec cette confiance. Un jour, en vous rappelant cet entretien, vous sentirez que j’ai eu raison, et vous envierez peut-être mon asile. Écrivez-moi, s’il en est ainsi ; je me chargerai de votre admission.

— Faites-vous déjà des prosélytes, sœur Isabelle ? dit Aurélie qui revenait.

— Non, mademoiselle Bertin abhorre le couvent.

— Ah ! dit Aurélie d’un accent qui exprimait une désapprobation si dédaigneuse qu’une rougeur monta au visage de Lucie.

Elle resta quelques moments encore, mais si distraite, que lorsqu’on lui parlait, n’ayant pas entendu, elle ne répondait que par un sourire vague.

— Qu’as-tu donc ? demanda Aurélie.

Elle s’excusa sur une migraine, et partit bientôt.

Sur la grande place, comme elle passait :

— Qu’est-ce qui vous rend si songeuse, mam’zelle Lucie, que vous marchez sur le monde sans les voir ?

— Ah ! c’est vous, Chérie, dit la jeune fille, en ouvrant les yeux de l’air dont on s’éveille, je ne vous voyais pas en effet.

Plus loin, Lucie aperçut la mère Françoise, qui filait, dans son pré, assise à l’ombre d’un poirier sauvage.

— Bonsoir, mère Françoise, dit-elle d’une voix émue.

— Eh ! bonsoir, mam’zelle, on ne vous voit plus ! Passez donc chez nous.

Mlle Bertin poussa la barrière du pré et vint s’arrêter un moment près de la paysanne.

— Vous filez de beau lin, mère Françoise !

— C’est des chemises pour mes gars, de belles chemises, dà. Ça sera pour leur trousseau de noces. Mais j’ai le temps, car ils ne songent ni l’un ni l’autre à se marier.

— Cela vous fâche ?

— Oui ben pour Michel, ça l’égaierait un peu. Il est comme ça chagrin, mais chagrin comme s’il couvait une maladie ; et qu’est-ce qu’il a ? Ne le sais. M’est avis pourtant qu’il commence à prendre des idées comme Isidore, des sottes idées, ma foi.

— Ah ! qu’est-ce donc, mère Françoise ?

— Des idées qui ne sont pas celles d’un bon paysan, faisant comme a fait son père, et vivant tout bonnement à notre mode. C’est bon pour des messieurs d’être sans cesse à se débarbouiller les mains et à se laver le museau, est-ce pas vrai, mam’zelle Lucie. ? Croiriez-vous point qu’il a-t-acheté à la dernière foire de Gonesse une cuvette et un pot qu’il a mis dans sa chambre ; et qu’il lui faut avec cela une serviette et un essuie-mains ? Et pas plus tard qu’hier, que je l’ai pris à se frotter avec mon savon ! Seigneur ! Seigneur ! Tous les soirs de la vie et tout le long du dimanche le nez bouté dans les livres ! Et encore une autre chose : c’est qu’il va de temps en temps se baigner dans la rivière, et qu’il s’apprend de nager. Puisque je m’attends qu’il y restera-t-un de ces jours ! C’est-il pas clair que si les hommes devaient aller comme les poissons, le bon Dieu les aurait faits autrement ? Enfin donc, mam’zelle, pour tout vous dire, le v’là qui se met à changer de linge ni plus ni moins que si on n’avait pas autre chose à faire qu’à savonner. C’est pas que je doive m’en plaindre, puisqu’il veut à toute force se faire blanchir par la Mourillon. Mais tout ça c’est des choses qui ne vont point. Je ne suis pas encore si vieille, que je pourrais ben suffire à l’ouvrage, si on était raisonnable. Il dit comme ça que c’est pour la propreté. Seigneur Dieu ! y a pourtant des gens ben propres qui ne se débarbouillent qu’une fois tous les dimanches. Son père et moi, et tous ses parents, avons-nous pas été élevés comme ça ? M’est avis que ça n’empêche pas de se bien porter ni de bien vivre. Eh ! les mères ont ben du souci, allez, mam’zelle Lucie !…

— Seriez-vous plus heureuse de n’avoir pas eu d’enfants, mère Françoise ?

— Oh ! pour de ça, mam’zelle, oh ! non ! bon Dieu ! vaut mieux avoir de la peine en compagnie que de l’aise tout seule. Et puis, quoi ? En ai-je tant, de la peine ? vraiment non ! c’est pour dire ; mais au bout du compte, c’est de bons enfants. Sûrement que le mariage nous fait marcher dru, mais, tout égal, l’oiseau ne chante point quand il fait son nid.

— Adieu, mère Françoise.

— Adieu, mam’zelle.