Librairie de Achille Faure (p. 208-227).


X


Le lendemain de ce jour, Lucie traversait la prée, pour aller chercher de l’eau à la fontaine, quand elle rencontra la Mourillon qui montait par le sentier, pâle et haletante, avec son enfant dans les bras.

— Bonjour, Mourillonne, allez-vous chez nous ?

— Fais pardon, mam’zelle Lucie, non, j’y vais point. Avez-vous vu mon homme ?

— Non. Mais qu’avez-vous, mère Mourillon ? À votre air, on dirait qu’il vous est arrivé quelque malheur.

— Ah ! mam’zelle ! eh quoi ! vous ne savez donc rien, vous ? Hélâ ! pourtant les méchantes langues jasent assez depuis hier, et si vous saviez comme le monde me regarde ! — Elle se mit à pleurer. — C’est pourtant pas ma faute, Dieu le sait !

— Pauvre Mourillonne ! qu’est-ce donc ? Pourrais-je vous aider à quelque chose ?

— Ah ! mam’zelle ! à présent, le bon Dieu lui-même n’y pourrait rien. Not’ fille Lisa nous a tué le cœur, et mon homme est comme fou.

— Je vous comprends. Pauvre femme ! Et vous ne savez pas où est votre mari ?

— Non, mam’zelle. Hier soir, il était allé parler à M. Bourdon, mais ne l’a point trouvé. Toute la nuit, il l’a passée à gémir et à pousser des soupirs. Eh ! Seigneur ! des soupirs gros comme si le cœur lui avait sauté ! Ce matin, Cadet et lui ont causé longtemps dans la grange, et quand Mourillon a sorti, il avait un air !… Ah ! mon Dieu !… et alors je l’ai entendu qui disait : À cette heure, mon gars, c’est fini ! je ne te fais pas de reproches, mais nous sommes perdus, quoi ! — Là-dessus il a parti par le jardin, et depuis ne l’avons revu. Tant seulement il n’est venu prendre une bouchée à la collation. Héla ! le cœur me faut à penser qu’il est peut-être allé se jeter dans la rivière. Ah ! mam’zelle Lucie, nous sommes trop malheureux !

— Je vous plains vivement, dit la jeune fille dont les yeux étaient remplis de larmes. Eh bien ! Mourillonne, où allez-vous donc ainsi ?

— Partout, mam’zelle, jusqu’à ce que je l’aie trouvé. Y a vingt-trois ans que nous sommes ensemble, et je laisserai pas mon homme se faire un mauvais sort, si je peux l’en empêcher.

— Alors, donnez-moi ce gros enfant qui vous écrase, et soyez tranquille, il sera bien soigné.

— Prenez-le, mamz’elle, puisque vous avez la bonté ; s’il vous tourmente, portez-le… à cette malheureuse…, elle sera bien aise de le voir. Moi, je ne saurais encore l’envisager. Elle est là chez la Françoise. Adieu, mam’zelle Lucie, en bien vous remerciant.

— Viens voir les beaux oiseaux de ma fontaine, et un petit ange qu’elle a dans son miroir, disait Lucie à l’enfant en le caressant, car il avait envie de pleurer en voyant s’éloigner sa mère. Mais, à force de câlineries et de gentillesses, elle parvint à apprivoiser le pauvre petit, et revint à la maison fière de son fardeau.

— Grand Dieu ! qu’allons-nous faire de cet enfant ? s’écria Mme Bertin quand elle eut appris la rencontre de la Mourillon. Ton bon cœur, ma fille, te fait faire des folies.

— Voilà un petit drôle qui nous régalera d’agréable musique ! ajouta Clarisse.

Lucie prit son ouvrage, un vieux coussin, une tartine beurrée, et s’en alla au fond du jardin avec le petit Jean.

Là, tout en travaillant, elle se mit à causer avec l’enfant comme une fauvette avec ses petits, d’une voix pleine de roucoulements et de caresses, le regardant, le baisant, le soignant sans dégoût, et l’amusant si bien que Petit-Jean, peu accoutumé à tant de prévenances, et tout content, se mil à gazouiller aussi.

Il faisait un de ces jours du printemps chauds et humides, où l’on ne sait quelle rosée pénètre aussi le cœur. Dans la plate-bande, en face de la jeune fille, un pêcher tout rose, aux fleurs épanouies, se balançait mollement sous un vent léger, en promenant son ombre sur de naïves pervenches étalées à ses pieds. Une jacinthe blanche, récemment ouverte, exhalait son parfum. Au-dessus de la haie, blanche d’aubépine, un ciel de vapeurs roses et de bleues profondeurs ; puis, le petit enfant qui souriait !… Le cœur de la jeune fille se mit à battre, vite ! vite ! Elle se disait : oh ! que la vie semble belle parfois ! et une émotion pleine de charme, de hâte et d’attente l’agitait comme s’il se fût agi de quelqu’un ou de quelque chose au-devant desquels on eût dû courir. Mais bientôt lui revinrent à l’esprit les malheurs d’autrui, les misères de sa famille, et de tristes réalités gourmandèrent ses joies rêveuses.

Cependant, au bourdonnement des mouches qui volaient autour d’eux, aux piaillements d’un pinson sur un poirier voisin, après avoir mangé sa tartine, Petit-Jean s’endormit. Lucie le prit sur ses genoux, de peur qu’il n’eût froid, et le couvrit d’une partie de sa robe, puis, un pied posé sur le treillage du bosquet, elle balançait l’enfant doucement. Une émotion profonde l’envahit peu à peu, jusqu’au point que des larmes tremblèrent à ses paupières, et, au milieu de ce trouble, elle pensait à Michel avec une si poignante douceur, qu’elle en devint inquiète ; mais elle se dit : Oh ! non ! cela ne peut pas aller trop loin ! et volontairement elle se replongea dans ce rêve. La veille, au matin, elle avait trouvé plantée dans l’allée une branche de lilas fraîchement cueillie. Qui pouvait avoir fait cela ? Elle n’en savait rien ; mais afin que personne autre qu’elle-même ne fît cette question, elle avait enlevé la branche et l’avait mise dans l’eau. La trace de souliers ferrés près du banc, les feuillages froissés, comme si quelqu’un se fût appuyé longtemps à cette place, rien de tout cela ne lui avait échappé ; elle devinait qu’au sortir du bal Michel avait passé là une partie de la nuit. Pauvre garçon ! quelle folie ! Cependant, il n’y avait là sans doute rien qui lui déplût, puisque sa pensée y revenait sans cesse.

Au plus fort de sa rêverie, elle eut peine à retenir un cri, en entendant s’agiter derrière le bosquet le feuillage de la haie. Elle rougit, et son cœur se mit à battre plus fort ; mais en voyant Gène apparaître, elle sembla rassurée. Gène cependant était si inquiète et si sérieuse qu’au second coup d’œil, Lucie demanda : Mais qu’as-tu donc ?

— Je vas vous le dire bien vite, et puis nous courrons… Mais qu’allons-nous faire de ce petit enfant ?

— C’est donc une affaire bien pressée, ma bonne Gène ?

— Oui ! oui ! c’est pressé, mam’zelle Lucie. Il nous faut faire sauver Michel, Cadet et Jean, que les gendarmes sont venus prendre.

— Est-il possible ? s’écria Lucie. Et se levant aussitôt, elle prit, sans l’éveiller, l’enfant dans ses bras, franchit la haie qui sépare le jardin du pré de la Françoise, et tandis qu’à grands pas elles marchaient côte à côte : Qu’ont-ils fait ? Qu’y a-t-il ? dis vite !

— Voici, répondit Gène en baissant la voix : la Martine est encore chez nous et ne s’en va que demain. La Chérie lui avait fait promettre de revenir la voir, parce qu’elle veut faire son amie d’une fille comme la Martine, et déjà entre elles deux c’est des amitiés risibles, où chacune a son idée, Martine voulant venir souvent à Chavagny, la Chérie voulant se pavaner avec elle dans les ballades. Peut-être aussi complotent-ils de la marier avec Sylvestre ? enfin, ça m’est égal. Donc nous étions chez les Perronneau, quand arrivent deux gendarmes qui demandent le maire. Il était au jardin ; Chérie va l’appeler, et quand ils sont tous les trois dans la salle, Chérie écoute à la porte pour savoir ce que c’est. Paraît que c’est son habitude. Au bout d’un temps, elle revient tout effarée nous dire qu’ils veulent emmener en prison Cadet Mourillon, Jean, et Michel le domestique des Èves, parce’qu’ils ont assassiné M. Gavel.

— C’est impossible ! s’écria Lucie.

— Bien sûr ! mam’zelle. Aussi, tout de suite, j’ai eu l’idée de courir aux Èves pour les avertir, et la Martine voulait y venir aussi ; mais j’ai pas voulu d’elle parce qu’elle est trop bête, et pensant bien vous trouver dehors, j’ai passé par ici, puisque ça n’allonge point. Comme ça, vous portez l’enfant chez la Françoise ?

— Oui, à sa sœur Lisa.

En même temps elle entra. Lisa était seule, filant tristement sa quenouille. Elle n’osa interroger Mlle Bertin, mais tandis que celle-ci posait l’enfant sur un lit, en disant que plus tard elle viendrait le reprendre, la pauvre fille, avec de grands yeux humides, s’approchait du petit Jean.

— Vite ! Maintenant, dit Lucie en prenant la main de Gène. Elles se mirent à courir de toutes leurs forces jusqu’au bas de la prairie. Là, respirant un peu :

— Mais nous sommes folles ! dit Lucie. Les gendarmes sont arrivés déjà. Et d’ailleurs, qu’empêcherons-nous, ma pauvre fille ?

— Je ne vous ai pas tout dit, mam’zelle Lucie. Comme je sortais, les gendarmes sortaient aussi, et comme c’est des nouveaux, ils ont demandé le chemin des Èves. Alors Chérie a dit : Je vas vous l’enseigner. Et en même temps elle m’a regardée, de manière que j’ai compris qu’elle les enverrait ailleurs. Courons ! courons vite ! Mon Dieu ! comme vous êtes pâle ! Qui sait ? ça pourra peut-être s’arranger sans qu’ils aillent en prison, et ça serait alors, mam’zelle Lucie, un grand service leur avoir rendu.

Elles reprirent leur course, et ne s’arrêtèrent plus qu’à leur arrivée à la ferme.

La maison était vide. Après une recherche rapide, Gène et Lucie n’aperçurent que Suzon et Madeluche gardant leurs oies sur la chaume. L’une et l’autre à la fois, en arrivant près des petites filles, elles s’écrièrent : Où est Michel ?

— Pourquoi ça ? répliqua Suzon.

— Dis vite ! sans quoi les gendarmes emmèneront ton frère.

Suzon ouvrit de grands yeux effarés ; la petite Madeluche se prit à crier.

— Où est Marie ?

— Elle est à laver.

On entendait en effet du côté de la grande Ève le bruit d’un battoir ; mais c’était trop loin.

— Comment, Suzon, tu ne sais pas où est Michel ? où est Cadet ? où est Jean ?

— Michel, répondit la petite, est tout contre le jardin du logis, à tailler la charmille. Cadet et Jean sont à faire des rigoles au pré des Arliantains.

— Bien, Suzon. Maintenant, quand les gendarmes viendront, tu ne diras pas cela.

— Non ! mam’zelle Lucie, répondit la petite, effrayée, qui regarda tout autour d’elle, comme cherchant un asile où se cacher.

— S’ils te tourmentent bien fort, tu leur diras que Jean, Michel et Cadet sont au champ des Èbles, et tu leur montreras le chemin.

— Oui, mam’zelle Gène.

— Il vaut mieux, dit Mlle Bertin, qu’elles aillent trouver Marie. Tu lui répéteras, Suzon, tout ce que nous t’avons dit.

— Oui, mam’zelle.

— À présent, Gène, il faut nous séparer. Où est le pré des Arliantains ?

— J’irai, moi qui le connais, répondit Gène. Courez aux charmilles, mam’zelle Lucie.

Tandis que Gène descendait la colline, Lucie remonta du côté de Chavagny.

Prenant au plus court, elle franchissait comme un oiseau les fossés et les haies, déchirant quelquefois ses mains ou sa robe ; mais ne s’arrêtant point. Elle approchait du clos des Charmilles quand elle aperçut les gendarmes remontant la colline du côté de l’est, et se dirigeant cette fois au trot de leurs chevaux sur la ferme des Èves. La jeune fille précipita sa course, le cœur rempli de crainte. Si Michel était revenu à la ferme par le chemin !

Derrière le jardin du logis, tout entouré de murailles, il y avait un immense verger d’arbres en plein vent, noyers, pommiers, cerisiers, pruniers, qui déjà la plupart blanchissaient le gazon de leurs fleurs tombées. Parallèlement au mur du jardin s’allongeait une vieille allée de charmille, seule barrière autrefois qui séparât le jardin du verger. Mais depuis qu’un mur, coupé de claires-voies, avait été construit là par M. Bourdon, il était devenu indispensable de pratiquer des percées dans la charmille, vis-à-vis des percées du mur, et c’était là que travaillait Michel. — Car, les semailles étant faites, M. Bourdon et son métayer diminuaient d’un commun accord, par le prix de quelques journées, l’énorme dette contractée par Mourillon vis-à-vis de son maître.

Assidu à son travail, Michel ne vit pas arriver Mlle Bertin ; aussi, quand il entendit sa voix, ne put-il retenir un cri, et son trouble fut si manifeste, que Lucie rougit aussi. À peine elle pouvait parler, tant elle était haletante. Ses premiers mots furent : — Il faut vous cacher ! les gendarmes vous cherchent ! Michel, qu’avez-vous donc fait ?

Il répondit étonné :

— Rien que d’empêcher un coquin d’avoir la tête fendue. Est-ce bien moi qu’on cherche, mam’zelle Lucie ? Est-ce pas plutôt Cadet et Jean ? Tenez, je cours les avertir.

— Ils sont avertis. Michel, croyez-moi, ne faites pas d’imprudence. Vous étiez avec les autres ; vous avez été désigné. Vite ! ramassons votre blouse et votre cognée, et passons derrière la charmille. Nous y causerons avec plus de sûreté.

Lucie, tout en disant cela, ramassait elle-même la blouse, soulevait la cognée, et montrait le chemin à Michel, qui, très-ému, la suivit ; et quand ils furent tous les deux abrités par le rideau de feuilles encore sèches, mais touffues :

— Vous êtes bien bonne pour moi, mam’zelle Lucie, dit-il, et je ne sais pas comment vous remercier.

Mais son regard et l’accent de sa voix suppléaient aux paroles.

— C’est Gène à qui vous devez cela, répondit Lucie, qui raconta l’indiscrétion de la fille du maire et la démarche de son amie. Et maintenant, Michel, songez-y bien, faut-il vous cacher ?

Puisque vous n’êtes pas coupable, peut-être vaudrait-il mieux vous livrer hardiment. Car, en vérité, ce n’est pas dans un pays comme le nôtre qu’on peut échapper longtemps aux recherches.

— Il faut me cacher, mam’zelle Lucie, parce que, voyez-vous, quand je devrais me faire tuer, jamais un gendarme ne mettra la main sur moi. Non ! non ! Jamais ! Ça serait drôle qu’un homme de not’famille irait en prison et que ça fût moi ! Non ! non ! Je vous dis, ça ne sera pas !

Sur son visage pâle et dans ses yeux étincelants tant d’indignation, de résolution et d’audace éclataient, que Lucie trembla en pensant que Michel, s’il était découvert, pourrait, en effet, par une résistance acharnée, exposer sa vie, ou se compromettre gravement. Elle se rappela qu’aux yeux des paysans, la peine de la prison même préventive, imprime une tache infamante et ineffaçable, non-seulement sur l’individu, mais sur sa famille tout entière. Elle vit bien que Michel avait à cet égard le préjugé de sa race, et, pleine d’angoisse, elle s’écria :

— Ah ! comment faire ? Où vous cacher ?

— Dans quelque buisson bien épais jusqu’à ce soir, mam’zelle Lucie, après quoi, cette nuit, je gagnerai la forêt.

— La forêt ! à une lieue d’ici ! non ! c’est trop dangereux. Et quelle serait votre nourriture dans la forêt pendant plusieurs jours ? C’est impossible, Michel ! Vous devriez comprendre que la prison n’a rien de honteux quand on en sort innocent.

— Pour que la première canaille venue, un jour, vienne me reprocher ça, et m’appeler gibier de gendarme ? Non, non, mam’zelle Lucie, jamais ! jamais !

— Eh bien ! dit-elle avec résolution, je vous cacherai, moi. Venez à la nuit dans notre jardin, et attendez-moi dans le bosquet.

Il s’écria tout saisi de joie : — Est-ce possible ! ça ne pourrait-il pas vous causer quelque ennui ?

Mais elle répondit en souriant :

— Vous me croyez donc une égoïste ? Ne faut-il pas prendre un peu de peine pour ses amis ?

Et comme la reconnaissance de Michel éclatait en vives paroles, elle se hâta de lui imposer silence du geste. Car à l’extrémité du grand clos, elle apercevait la petite Francille, venant du côté de la ferme des Èves, où peut-être la curiosité de sa maîtresse l’avait envoyée, sous quelque prétexte, récolter des renseignements. Craignant que cette enfant vagabonde et rusée n’arrivât jusqu’à eux, elle engagea Michel à se cacher dans un fouillis de plantes sauvages, ronces et clématites, qui remplissaient l’espace entre la charmille et le mur. Un chèvre feuille enlacé autour d’un tronc se renversait dans l’intervalle étroit, et le comblait par en haut d’une verdure épaisse. Michel disparut sous cet abri. Mais la petite fille avançait toujours biaisant, furetant, rongeant on ne sait quoi, cherchant de la gomme aux cerisiers, et jetant autour d’elle des regards de chat sauvage. Dans le chemin, en même temps, se fit entendre le pas d’un cheval. Craintive, songeant que sa présence en ce lieu, où Michel travaillait tout à l’heure, pourrait amener la découverte de son ami, ou tout au moins faire soupçonner l’asile qu’elle venait de lui offrir, Mlle Bertin entra dans le fouillis à la suite de Michel.

Que le cheval portât gendarme ou meunier, il passa, et le bruit de ses pas se perdit bientôt dans l’éloignement. Oui ! mais la petite Francille n’était-elle pas encore là ? Cependant Lucie voulait sortir de sa cachette. Elle y était entrée sans préoccupation, car à la campagne, où le décorum n’existe pas, les pensées n’en ont que plus d’innocence. Mais, depuis qu’elle y était, un malaise vague l’avait saisie. La niche de verdure était étroite, et pour ne pas écarter les branches, étant deux, il fallait se tenir bien près l’un de l’autre. Elle se tourna vers Michel, mais il ne la regardait pas et se tenait immobile sans parler. Avant de le quitter, cependant, il fallait que Lucie lui communiquât une bonne idée : c’était, en escaladant la claire-voie, de se cacher jusqu’au soir dans le jardin même de M. Bourdon, ou les massifs ne manquaient pas, et où Michel, quoi qu’il advînt, ne serait point trahi par le jardinier.

— Michel ? dit-elle.

Il se pencha vers elle pour écouter, répondit par un signe affirmatif, et ce fut tout. Alors elle voulut partir, et avança la tête, au dehors en écartant avec précaution les branches qui gênaient le passage. Mais aussitôt elle se rejeta vivement dans la cachette, car à travers la clairevoie elle venait d’apercevoir, presqu’en face d’elle, dans le jardin, M. et Mme Bourdon, qui entraient en ce moment dans le berceau de rosiers et de clématites auquel la clairevoie servait comme de fenêtre. Des yeux et du doigt posé sur ses lèvres, Lucie intima le silence à son compagnon. Il parut surpris et inquiet ; mais la voix de M. Bourdon, qui se fit entendre aussitôt, lui expliqua la nature du danger.

— Eh bien, voyons cette lettre, disait-il. Et pourquoi ne me l’as-tu pas remise de suite ?

— Puisque nous nous sommes donné réciproquement la permission de décacheter nos lettres, répondit sa femme, en ton absence, naturellement, j’ai ouvert celle-ci. J’ai cru prudent de ne pas te la remettre devant nos enfants, d’autant plus que je devinais un peu de quoi il s’agissait.

Michel se pencha vivement à l’oreille de sa compagne :

— Il faut que je m’en aille, mam’zelle Lucie ; je ne dois pas écouter…

— Je vous en prie ! répondit-elle avec angoisse, restez, Michel ! Vous me feriez découvrir aussi, et je ne veux pas… — Elle pensait aux insinuations de sa tante, à ses regards foudroyants, à ses mots pointus. — Il s’agit sans doute de ce que nous savons ; s’il est question d’autre chose, eh bien ! vous êtes trop honnête homme pour n’en pas garder le secret. Elle répéta encore : Je vous en prie ! De peur d’être entendue, elle lui parlait tout bas et de fort près, et la joue de Michel ardait comme un feu.

Peut-être quelque son de leurs paroles était-il arrivé aux oreilles de Mme Bourdon, car Lucie vit apparaître à la claire-voie le visage de sa tante qui interrogea soigneusement du regard l’étendue de la charmille et du verger. Rassurée par cette inspection, elle reprit avec son mari la conversation dont Michel et Lucie avaient perdu quelques mots.

— Tu connaissais une telle conduite, et ne m’en avais rien dit ! s’écria M. Bourdon. Et tu souffrais que ce polisson continuât de prétendre à Aurélie !

— Je n’étais sûre de rien, répondit-elle. Ce fut, je te le répète, une confidence de Lucie, fort étrange et fort inconvenante assurément. Connaissant la vivacité de tes premiers mouvements, pour rien au monde je ne t’eusse communiqué cela pendant que M. Gavel était notre hôte, ignorant surtout si l’accusation était fondée.

— Pourquoi ne pas croire Lucie ? Elle est pleine de franchise ; d’ailleurs, quel intérêt ?…

— Heuh ! fit Mme Bourdon, qui sait ? dans la position où est Lucie !… Elle ne peut voir de bon cœur le mariage de sa cousine, et je me suis dit que d’une secrète jalousie à de méchantes suppositions, puis à de méchants propos, il n’y a pas loin peut-être.

Lucie ne put retenir un mouvement d’horreur, et l’odieux des insinuations de sa tante l’émut si vivement, que ses yeux se remplirent de larmes. Elle éprouvait aussi une souffrance extrême de se voir accusée devant Michel, mais cette peine-là ne dura guère. Il se baissa doucement, et tout à coup elle le vit à genoux devant elle, les mains jointes, et portant sur son visage tant d’adoration et de ferveur, qu’elle se sentit assez vengée. Les larmes amères venues dans ses yeux coulèrent sur ses joues au milieu d’un sourire. Elle pressa les mains de son enthousiaste ami dans les siennes, et ces deux jeunes et braves cœurs échangèrent dans un regard la confiance profonde qui les animait.

— Eh bien ! te rendras-tu à l’invitation de {{Gavel}} ? demandait la voix doucereuse de Mme Bourdon.

— Moi, aller au-devant de cet homme à qui j’avais confié le bonheur de ma fille et qui l’a trahi d’avance ! Non ! non ! tu n’y penses pas.

La voix de M. Bourdon, tour à tour éclatante et sourde, révélait en même temps une émotion profonde et une vive indignation. Il devait marcher à grands pas dans le bosquet, car la direction de sa voix changeait sans cesse.

— Voyons, reprit-il, ne t’aurais-je pas dit la moitié de tout ce que vient de m’apprendre ce malheureux Mourillon ?

— Ses récits, naturellement, sont exagérés et pleins de partialité. Mourillon a surpris ensemble M. Gavel et sa fille ; mais il avoue lui-même que Lisa avait une bourse dans la main. Ce n’était donc pas un rendez-vous d’amour, mais un acte de justice et de compassion à l’égard de cette fille.

— N’essaie pas de le justifier ! s’écria M. Bourdon. Un homme assez dépourvu de moralité pour séduire une servante de seize ans dans la maison de sa fiancée, ne sera jamais qu’un débauché sans frein. Je sauve ma fille en rompant ce mariage.

— Hélas ! reprit Mme Bourdon, ne saurait-elle être sauvée qu’au prix de son bonheur ?

— Tu crois que ce sera pour Aurélie un coup très-sensible ?

— Comment n’en serait-il pas ainsi ? Aurélie conforme, il est vrai, ses sentiments à ses devoirs, mais le sentiment uni au devoir n’en a chez elle que plus de force. Or, depuis deux mois, d’après tes ordres mêmes, elle considère M. Gavel comme son mari.

— Et depuis deux mois il la trompe d’une manière indigne !

— Qu’en savons-nous ? Selon toute apparence, puisque la grossesse de cette misérable fille est déjà connue, l’époque de ces relations coupables serait antérieure à l’engagement de M. Gavel vis-à-vis d’Aurélie.

— Faible atténuation de sa faute, répliqua M. Bourdon, car s’il n’a pas respecté ma maison et la présence d’Aurélie, c’est qu’il ne respecterait pas sa propre maison, une fois marié ; c’est qu’il n’aimait pas Aurélie, c’est qu’il ne l’épouse que par convenance.

— L’amour est-il une condition nécessaire du mariage ? demanda-t-elle d’une voix stridente et sèche.

— Pourquoi pas ? répondit M. Bourdon avec un peu d’hésitation. Ma fille est jeune, belle, pure, aimante. Comment ne pourrait-elle pas prétendre au bonheur d’être aimée sincèrement par un honnête homme !

— Aurélie n’est pas romanesque. J’ai cru devoir, dans son intérêt, ne pas lui faire d’illusions. Elle sait que la vie des femmes est toute de sacrifices. Pourvu que son mari garde les convenances, elle fermera les yeux sur sa conduite hors de la maison, et n’en sera pas moins une épouse fidèle, soumise et dévouée.

— Mais tout cela n’est pas du bonheur, observa le père. Et je ne vois pas pourquoi nous ferions si bon marché par avance de ce bonheur, auquel notre fille a certainement droit.

— Tant d’autres y avaient droit qui ne l’ont point obtenu ! répliqua-t-elle amèrement. J’avoue ne m’être point créé de chimère à cet égard pour Aurélie.

Un silence eut lieu.

— Voilà une étrange résignation ! dit enfin M. Bourdon. Que dans une situation donnée, inéluctable, on fasse valoir de pareils arguments, cela est bien ; mais ériger en principe…

— Ce qui est érigé en habitude ! interrompit-elle.

— Allons donc ! s’écria-t-il avec emportement, il y a des maris fidèles et des ménages heureux. Je chercherai cela pour Aurélie jusqu’à ce que je l’aie trouvé.

— Ce sera peut-être long, répliqua Mme Bourdon. Et rien ne peut t’assurer de n’être pas trompé. Tandis que le proverbe : Il faut que jeunesse se passe, pourrait être invoqué en faveur de M. Gavel.

M. Bourdon ne répondit pas. Évidemment, quoique fort reprochable lui-même, à l’égard de la fidélité conjugale, il ne pouvait accepter pour sa fille l’isolement moral et l’absence des joies intimes, remplacés par cette résignation sèche et solennelle dont se targuait Mme Bourdon. Mais ce retour forcé sur lui-même calma cependant la vivacité de son indignation contre Fernand Gavel et changea le cours de ses idées.

— Comment justifier cette rupture aux yeux d’Aurélie ? s’écria-t-il. Impossible de lui en cacher les motifs ; et cependant, à dix-huit ans, quelle épreuve, quelle révélation ! Et ce qu’il y a d’affreux, c’est le scandale, un scandale où le nom de ma fille sera prononcé !

— Et d’où ce nom sortira terni, quoique innocent. La nouvelle de ce mariage était un bruit public. On sait, au milieu des on dit et des commentaires, ce que devient la réputation d’une femme. Quoi que nous fassions maintenant, le nom d’Aurélie Bourdon va rester accolé à celui de M. Gavel. C’est même à la rupture de ce mariage que la faute obscure de ce jeune homme devra tout son éclat.

— Vraiment ? dit M. Bourdon avec aigreur. Tu oublies le procès criminel qui va suivre inévitablement la tentative d’assassinat faite contre M. Gavel.

— Ah ! s’écria-t-elle, s’il en est ainsi, le nom de ma fille mêlé à des querelles d’avocats, à des plaidoyers perfides ! L’affront qu’elle a reçu devenu public dans la France entière ! Antonin ! je t’en supplie ! empêchons cela !

— Et que puis-je y faire ? Nous nous abandonnons d’ailleurs à des craintes puériles. Aurélie, étant complètement passive dans cette affaire, n’y peut être mêlée en aucune façon.

— On l’y mêlera ! dit Mme Bourdon. Et si peu que l’atteigne le moindre ridicule, ou l’insinuation la plus légère, elle est si fière ! si chaste ! si réservée ! elle en sera blessée mortellement. De plus, elle aime son fiancé. Comment pourra-t-elle reprendre son amour ? Comment le donnera-t-elle plus tard une seconde fois ? Non ! sa vie tout entière en sera flétrie. Peut-être même, par suite de la défaveur si prompte et si injuste de l’opinion, ne retrouvera-t-elle jamais les avantages de position et de fortune que lui offrait son union avec M. Gavel. Enfin, dans cette rupture tout nous accable et nous perd ! Du même coup, voici remis en question l’avenir d’Émile ; car évidemment l’oncle de M. Gavel, qui nous a promis la place d’auditeur au conseil d’État, retirera sa parole. Et tu perds également pour ta candidature à la députation l’appui du sous-préfet.

— Tout cela est vrai ! tout cela est vrai ! dit M. Bourdon agité. Mais tout cela n’est pas un motif suffisant pour sacrifier ma fille à un libertin.

— Non, certes ! c’est seulement un motif pour te rendre à la prière de M. Gavel et pour écouter sa justification. On ne peut d’ailleurs le condamner sans l’entendre, sur les accusations d’un paysan. À ta place, je partirais donc pour Gonesse. Nous avons un intérêt trop grave dans cette affaire des Mourillon pour ne pas chercher à l’arranger, s’il est possible.

— L’arranger ! et comment ? Pour que je pusse consentir à m’immiscer dans les affaires de M. Gavel, il faudrait qu’il fût excusable, ce que je nie. Et même alors, songes-y bien, les Mourillon sont nos métayers pour quatre ans encore ; or, entre M. Gavel et la famille Mourillon, il y a eu des injures si graves d’échangées, que tout contact ultérieur entre eux serait inacceptable, impossible !

— Je le reconnais. Mais, dis-moi, Mourillon ne te doit-il pas une somme assez forte ?

— Je le crois bien ! dix-huit cents francs !

— Alors, voilà qui est bien malaisé ! reprit Mme Bourdon, d’une voix ironique et charmante qui, d’après son inflexion, devait passer par un sourire. Tu fais une remise de moitié à ce pauvre homme, ce qui l’apaise. Il ne t’eût jamais payé d’ailleurs ?

— Il m’eût payé dans trois ans d’ici. Dans trois ans, grâce aux travaux de ces dernières années et à ces avances faites, dont il doit la moitié, Mourillon doit quadrupler ses récoltes.

— Tant pis pour lui ! Dès qu’on lui remet une partie de sa dette, d’ailleurs, il n’a pas à se plaindre. Ce sera la rançon trop chère de sa misérable fille. À ce prix encore, il éloigne son fils, l’insolent Cadet, et renvoie Jean, cette bête féroce. Lisa ira demeurer avec sa sœur aînée, qui se marie dans quinze jours avec Louis Vigeaud, du moulin de la Roche. C’est à près d’une lieue d’ici. Plus tard, enfin, grâce au reste de la créance, on peut se débarrasser de la famille tout entière.

— Le plan est habile, mais peu généreux, observa M. Bourdon.

— Je te le donne pour ce qu’il vaut, mon ami, répondit-elle avec une douceur angélique. Trouves-en un meilleur !

— Tiens, laissons cela, s’écria-t-il en se levant. Mon premier mouvement était bon ; mais déjà tu as trouvé moyen de l’éteindre. Ah ! Zéline ! les femmes sont toutes les mêmes. Tu es affolée de ce mariage, parce que ton ambition la plus chère est d’établir ta fille à Poitiers, dans ta ville natale, et d’y régner dans sa maison. Eh ! ne t’afflige pas ! Je sais que tu aimes ta fille et que tu es de bonne foi dans tout cela. Enfin, je ferai ce que tu désires ; j’irai à Gonesse, je réfléchirai sérieusement en chemin à ce que je dois faire, et j’entendrai Gavel.

— Fais ce que tu voudras, répondit-elle en pleurant. Ton injustice m’est trop sensible pour que je veuille dire un mot de plus à ce sujet.

— Allons ! allons ! dit M. Bourdon, — et l’on entendit le bruit d’un baiser conjugal, — tu sais combien je t’estime ; tu sais qu’au fond nous nous entendons toujours, ne t’afflige donc pas d’une interprétation hasardée, ridicule, si tu veux. Je vais partir. Viens ; pendant mon absence tu veilleras soigneusement à ce que les commérages du bourg n’entrent pas chez nous.

La voix de Mme Bourdon s’éleva encore, plaintive et fâchée ; mais les mots qu’elle disait se perdirent dans l’éloignement.

Quand ils se retrouvèrent seuls au milieu du silence, les deux jeunes gens, oppressés tous deux, respirèrent profondément. Ensuite, ils se regardèrent :

— Ah ! Michel, c’est affreux ! dit Lucie à demi-voix. Ils pardonneront à M. Gavel. Que je plains Aurélie ! Mais c’est la faute de Mme Bourdon ; mon oncle est meilleur.

— Oui, mais pas beaucoup, répliqua Michel. Quand elle a eu parlé de tout ce qu’ils allaient perdre en rompant le mariage, avez-vous remarqué ? il n’a presque plus rien dit. Ces idées-là ne lui seraient pas venues tout de suite ; mais elles lui seraient venues tout de même, allez. Je veux bien qu’il ait du cœur, mais c’est pas ça qui le mène. Ah ! si ce n’était vous, mam’zelle Lucie ?…

— Eh bien, dit-elle, si ce n’était moi ?…

Il baissa la tête en rougissant :

— C’était pour dire que je serais plus content d’être paysan que monsieur.

Mlle Bertin sembla réfléchir un instant, puis elle rougit, et, se disposant à sortir, elle dit : — À ce soir, Michel. Mais comme elle s’élançait dehors, une exclamation de douleur lui échappa, et comme une branche souple, un instant écartée, revient à sa position première, elle se retrouva aussitôt près de Michel. Une ronce, mêlée au chèvrefeuille, retenait ses cheveux.

Elle entreprit vainement de s’en défaire, et Michel dut venir à son aide. Mais grâce aux efforts même, de Lucie, la ronce et les cheveux s’étaient entortillés au point que les séparer était difficile. Michel les embrouilla bien davantage.

— Quoi ! vous ne pouvez pas ? demanda-t-elle au bout d’un instant.

— Non, c’est-à-dire si, mam’zelle Lucie, tout à l’heure.

Sa main devait être peu sûre, à en juger par sa voix.

Le visage et le cou de la jeune fille se couvrirent de rougeur.

— Eh bien ! est-ce fait ? reprit-elle encore avec impatience.

— Ah ! oui ! voilà ! non, elle tient encore. Ah ! mam’zelle Lucie, pardon, je suis bien maladroit !

— Attendez, reprit-elle, et, saisissant la ronce, elle se dégagea brusquement.

— Oh ! vous vous êtes fait mal ! s’écria-t-il tout ému, en voyant de longs fils de soie pendre à la ronce méchante.

Quoiqu’elle eût des larmes dans les yeux, Lucie, en disant : Ce n’est rien ! s’efforçait de sourire. Embarrassée de sa rougeur et du trouble de son compagnon, elle s’éloigna aussitôt. Mais au bout de vingt pas, elle se retourna pour voir si Michel était bien rentré dans sa cachette, ou s’il s’occupait de pénétrer dans le jardin. Non ! il était encore à la même place, tenant entre ses mains la ronce, d’où il détachait un à un les cheveux de Lucie. Leur yeux se rencontrèrent, et la jeune fille se retourna brusquement, sans même adresser à Michel un geste de prudence.